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Vers l'extrême (avec Luc Boltanski, 2014)

Mar 23, 2023

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Vers l’extrêmeExtension des domaines de la droite

Luc BoltanskiArnaud Esquerre

Premier tirage avril 2014Droits réservés Éditions Dehors

www.editions-dehors.fr

isbn : 978-2-36751-006-4dépôt légal : mai 2014

Diffusion/Distribution Harmonia Mundi

Imprimé par l’Imprimerie du Corrézien pour la couvertureet par Corlet Imprimeur pour les pages intérieures

Numéro d’impression : 172804Imprimé en France

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11Une situation politique exceptionnelle

Une situation politique exceptionnelle

Nous sommes entrés, depuis quelques mois, dans une situation politique exceptionnelle. Or ce constat, très probablement partagé par un grand nombre de celles et ceux qui s’iden-tifient à la gauche, ne donne pas lieu pour le moment aux mobilisations auxquelles on pourrait s’attendre. Peut-être cette absence est-elle imputable à une sorte de méconnais-sance de ce qui nous arrive, qui a sans doute moins pour origine un manque « d’informa-tions », de « données », de « faits bien établis », que la peur, la grande peur de comprendre. Il faudrait donc commencer par répondre à la question : « Qu’est-ce que notre actualité ? »

– ce que nous proposerons d’esquisser ici, non pas en recourant au genre de l’étude spéciali-sée et bourrée de notes, comme savent le faire les experts, ni à celui de la tribune politique, souvent trop brève pour être éclairante, mais

Légendes des photographiesToutes les photographies de cet ouvrage sont

d’Alexandra Fleurantin. À l’exception de l’image de couverture – provenant d’un panneau d’affichage

au nord de Paris –, elles ont été réalisées dans la banlieue lyonnaises (sur le plateau de La Duchère) et

font partie de la série « Citoyens » réalisée pour une manifestation culturelle en 2004 à Lyon.

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1312 Vers l’extrême Une situation politique exceptionnelle

tion politique qui n’a pas été nécessairement planifiée, ni même voulue, par tous ceux qui, dans l’action ou la passivité, ont contribué à en grossir la charge. Puis d’en amplifier la force potentielle jusqu’à la décharge, c’est-à-dire jusqu’au seuil catastrophique où surgissent des événements qui, pour tout un chacun, prendront la forme d’une épreuve, indisso-ciablement personnelle et historique. Dans la situation politique qui est la nôtre aujourd’hui, l’initiative appartient entière-ment à une droite fascinée ou médusée par ses extrêmes. « Normalement », les acteurs qui s’expriment publiquement – ou mainte-nant dans cet espace mi-privé mi-public qu’a rendu possible le développement d’internet –, cherchent à se conformer à l’ancien modèle du « porte-parole », c’est-à-dire à confirmer des attentes préexistantes en rejouant le rôle que l’on attend d’eux dans une pièce dont chacun connaît à peu près l’intrigue. Et c’est précisément l’écart par rapport à cet état de la normalité politique qui caractérise une situation exceptionnelle. Comme dans les mouvements de panique, nourris par un mimétisme du pire, chacun en vient alors à se déplacer constamment, de

en empruntant une forme délaissée depuis quelques décennies, celle de l’analyse engagée visant à mettre en cohérence des événements qui, lorsqu’ils sont considérés un par un, dans leur irréductible idiosyncrasie, peuvent sem-bler survenir de manière chaotique. Car, tout se passe comme si chacun ressen-tait bien ce qui arrive, mais à la façon d’une inquiétante étrangeté – comme à la suite d’un mauvais rêve –, d’un malaise que le retour aux activités habituelles suffirait à dissiper. Mais une situation politique, aussi troublante et confuse soit-elle, n’est pas un état intérieur. Son pouvoir propre consiste précisément à faire émerger une réalité objective, c’est-à-dire à créer des événements, à partir d’une nébu-leuse de subjectivités disparates et souvent divergentes qui, parfois à leur insu, se révèlent et se reconnaissent pourtant liées, de fait, par un quelque chose d’autant plus prégnant qu’il demeure en partie innommable. C’est précisément le rôle des entrepreneurs politiques d’orienter ce quelque chose vers l’action et de le transformer en une force politique. Car l’initiative politique se mani-feste à la façon dont ceux qui s’en emparent parviennent à se placer au centre d’une situa-

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1514 Vers l’extrême Une situation politique exceptionnelle

d’une conséquence non voulue des mesures néolibérales. Elle pouvait même parfois atté-nuer la virulence du conflit entre néolibé-raux et néosociaux – conflit jugé central par nombre de commentateurs se réclamant de la gauche –, comme on a pu le voir lors de l’élection présidentielle de 2002 qui a maintenu Chirac au pouvoir avec des voix de gauche, et sans doute aussi lors de l’élec-tion de 2012, qui en a peut-être été la réédi-tion, mais cette fois en faveur de la gauche social-démocrate, suscitant de nouveau un apaisement relatif une fois Sarkozy écarté (momentanément ?) du pouvoir. On allait continuer à jouer comme avant – si l’on peut dire –, aux quatre coins. Car la double oppo-sition entre, d’un côté, une droite libérale se réclamant du progressisme de marché et une droite autoritaire et traditionaliste et, de l’autre, une gauche plutôt tournée vers l’autonomie et une gauche plutôt diri-giste et étatiste, n’avait cessé de constituer une constante de la vie politique depuis la Révolution française, offrant la possibilité de jeux complexes.

façon souvent erratique, comme par crainte d’être dépassé par d’autres plus rapides, tou-jours au plus près d’une issue vers l’extrême, c’est-à-dire maintenant vers l’extrême droite. Quant aux catastrophes qui s’ensuivront, cha-cun des témoins pourra dire, en toute bonne foi, qu’il ne les a ni voulues ni même anticipées. Au cours des dix années précédentes, la pièce, dont l’intrigue avait été partielle-ment réécrite après les basculements des années 1980-1990 qui avaient accompagné la chute du communisme et peut-être sur-tout la relance du capitalisme – après des années de crise de l’accumulation et du pro-fit –, était assez bien stabilisée et connue de tous. Elle opposait à une droite, surtout libérale sur le plan économique, une gauche convertie à la social-démocratie laissant à l’extrême gauche la critique du néolibéra-lisme, autour de laquelle cette dernière a cherché à se reconstituer une identité. La présence d’une extrême droite puissante ne gênait en rien le déroulement de ce « drame bourgeois », prenant souvent la forme d’une bataille d’experts, comme s’il s’était agi d’une externalité conjoncturelle, de la résurgence passagère d’un passé dépassé, ou, au mieux,

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1716 Vers l’extrême De déplacements en déplacements

du libéralisme tout court vers la critique du libéralisme économique. Généralement en l’associant à une opposition entre la bonne économie nationale et le capitalisme cos-mopolite, c’est-à-dire pour parler clair, en identifiant le capitalisme à une conspiration ploutocratique dominée par les juifs et les métèques, comme ce fut le cas en Europe après la crise de 1929. Si nouveauté il y a, elle vient plutôt de la gauche. Certains intellectuels issus de la gauche ont en effet, au cours des dernières années, entrepris un mouvement symétrique et inverse à celui de l’extrême droite, ce qui a permis l’émergence de convergences dont l’ambiguïté fait la force, comme en témoigne leur audience dispersée entre l’extrême droite et la gauche dite radicale, avec laquelle ils ont pu longtemps garder des liens à la fois sur le plan personnel et sur celui des idées. Liens qui ont sans doute contribué à aveugler d’anciens compagnons de route désireux de se montrer « compréhensifs » face à des déplacements qu’ils ne parvenaient pas à intégrer dans leur cosmologie politique. Partis de la critique du néolibéralisme économique, c’est-à-dire du capitalisme contemporain, ces intellectuels

De déplacements en déplacements

C’est cette situation politique « normale » qu’ont mise à mal les événements des der-niers mois. Ils ont suscité une série de dépla-cements, dont chacun a obéi à une logique relativement indépendante, mais dont la composition confère à la situation politique actuelle son caractère d’exception. Un premier déplacement a été l’emprunt fait à la gauche d’un discours radicalement critique du néolibéralisme au nom de la défense du peuple et en invoquant l’État, par une extrême droite qui, jusqu’à une période récente, s’était montrée plutôt libérale sur le plan écono-mique, notamment afin de gagner l’adhésion des classes moyennes de petits entrepreneurs. Il ne s’agissait pas vraiment, comme on sait, d’une nouveauté. L’extrême droite s’est de longue date donnée comme ennemi principal le libéralisme, compris surtout en tant que libéralisme politique, associé au parlementa-risme et à la défense des libertés individuelles. Mais cela de façon assez ambiguë pour que se maintienne la possibilité, dans certaines situations politiques où la question sociale revenait au premier plan, d’orienter le rejet

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1918 Vers l’extrême De déplacements en déplacements

comme tels. Il s’agit donc d’un ensemble auquel personne ne revendique d’appartenir, si ce n’est sur le mode de la provocation, en sorte qu’il peut être à la fois non seulement particulièrement insaisissable, mais aussi honni que vide, puisque le « bobo » c’est tou-jours l’autre. Peuvent ainsi être visés par cette appella tion, selon le contexte d’énonciation et l’orien-tation politique de l’énonciateur, tantôt des travailleurs intellectuels, dont les conditions de vie sont particulièrement précaires – tels que pigistes, artistes ou intermittents du spectacle –, accusés d’être assistés tout en vivant royalement aux frais de la princesse, tantôt des personnes dont la réussite sociale et l’aisance économique peuvent constituer un bon objet de ressentiment, particulière-ment lorsqu’elles sont mises en scène par les médias, et cela d’autant plus si elles se reven-diquent de gauche ou se rendent publiquement coupables de conduites libérées, surtout sur le plan sexuel. Or, ce fonctionnement, pour le moins ambigu, de l’accusation envers les « bobos » doit beaucoup au travail des nou-veaux penseurs de la droite venus de la gauche. Sous la plume de ces derniers, les « bobos »

ont entrepris d’en dévoiler l’origine dans le libéralisme historique – celui des Lumières –, ce qui les a conduit, tout naturellement, à désigner au peuple un nouvel ennemi : non plus seulement une minorité de grands bour-geois et de possédants richissimes, comme au temps des « deux cents familles ». Mais un ensemble beaucoup plus vaste et surtout très flou, couramment désigné par le terme, éminemment vague, de « bobos ». On peut s’interroger sur le succès de cette appellation, forgée par un journaliste newyor-kais conservateur au début des années 2000, et qui, dans sa version originelle, entendait célébrer les nouvelles stars du capitalisme américain conjuguant – selon cet auteur – efficacité et décontraction. Or, l’usage qui en a été fait dans la France contemporaine l’a orienté dans un sens tout différent. Le terme de « bobo » y a pris alors une acception dont la particularité est de concentrer l’opprobre non seulement de l’extrême droite, qui rassemble sous cette appellation une grande part de ses adversaires et qui fait, à ce titre, des « bobos » un ennemi politique par excellence, mais aussi, paradoxalement, de nombre de ceux qui, vus de droite, sont susceptibles d’être étiquetés

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2120 Vers l’extrême Un révisionnisme extensible

la contestation en inversant la relation entre libre parole et forclusion.

Un révisionnisme extensible

Les différentes expressions dont la mosaïque compose le monde tel qu’il est vu de droite, et tel que l’extrême droite entend le faire advenir, revendiquent chacune leur originalité et se réclament de la singularité d’une pensée per-sonnelle, ce qui est une condition pour qu’elles puissent soutenir leur revendication à émaner de véritables « penseurs ». Elles peuvent donc très bien se distinguer, voir se diviser, sur tel ou tel point précis – tel ou tel « détail ». Mais elles ont toutes en commun d’affirmer s’opposer à une nouvelle hégémonie, celle de la « pensée unique », expression apparue d’abord dans la revue d’extrême droite Eléments, avant d’être reprise, notamment, par Sarkozy pour dénoncer la « dictature intellectuelle » des « soixante-huitards ». Une (soi disant) intelligentsia de « cultureux » incultes et pas vraiment de gauche, avec leur prétention à incarner à la fois la connaissance, l’humanisme, la justice sociale, la novation et

seraient ainsi caractérisés par leur mépris à l’égard du vrai peuple, avec sa trempe bon enfant, et par une hubris sans limites, celle de quasi démiurges qui auraient pour dessein principal d’exploiter à leur profit un « libéra-lisme culturel » exacerbé, dévoyé et pervers, et qui seraient par là complices de l’effritement des solidarités et de l’effacement des valeurs morales. C’est peut-être parce qu’il projette sur un grand Autre fictif une contradiction large-ment partagée mais inavouée, et apaise ainsi le malaise qu’elle suscite, que ce discours a pu séduire un nombre important de lecteurs (ce dont témoignent les tirages d’ouvrages sou-vent opaques, bourrés de références savantes) et aussi d’auditeurs (notamment des chaînes de radio nationales et, particulièrement, cultu-relles), c’est-à-dire de lecteurs et d’auditeurs lettrés. Mais, pour comprendre l’ascendant que ce discours peut exercer, il faut reconnaître aussi la façon dont il a réactivé des tropes inlassablement répétés par l’Action française, qui fut, en France, l’un des mouvements intel-lectuels et politiques les plus influents du xx e siècle. Cela après avoir repeint ces lieux com-muns du conservatisme ultra aux couleurs de

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2322 Vers l’extrême Le peuple vu de droite

Dans cette opération de retournement, deux termes ont servi de pivot : celui de peuple et celui de morale.

Le peuple vu de droite

La défense du peuple, opprimé par les puis-sants, constitue, pour un discours qui se veut critique, le thème mobilisateur par excellence. L’intelligence politique d’extrême droite a consisté toutefois, dans ce cas, à remode-ler le thème classique de l’exploitation, qui avait servi de base au mouvement ouvrier et particulièrement aux communistes, en le réorientant par référence à une autre figure, dont la tournure paraît moins entachée de marxisme et plus « démocratique », à savoir celle de la représentation. Ce dont souffre le peuple, c’est, dans cette thématique, non seulement du chômage et de la misère mais, avant tout, d’un déficit de représentation, le terme étant pris dans une acception vague allant de la représentation politique proprement dite à la représentation dans les médias et dans les formes culturelles présentées, dans cette perspective, comme

l’audace, imposerait ainsi à tous – y compris en ayant recours à des mesures judicaires menaçant les « libertés publiques » – le res-pect d’idées qui ont fait faillite, quand elles ne sont pas simplement absurdes ou contre nature. Et cela dans tous les domaines : art, philosophie, littérature, histoire, sciences sociales, pédagogie, etc. – et bien évidem-ment surtout en politique. Contre ce « prêt-à-penser » qui empêcherait, non seulement tout « changement », mais même tout « vrai débat », l’extrême droite, dont on ignorait, au vu de ses exploits passés, qu’elle ait été un parangon d’esprit démo-cratique, peut ainsi se présenter comme le rempart de la libre parole, pour promou-voir la révision totale des « idées reçues ».Le révisionnisme, parti, il y a plus de trente ans, de la négation de ce qui fut présenté par d’autres comme un « détail » historique – la réalité des chambres à gaz –, négation qui s’est révélée d’autant plus payante qu’elle était insoutenable, a tendu ainsi à devenir le signe le plus évident d’une parole, non seu-lement « décomplexée », c’est-à-dire fière de son conservatisme, mais aussi contestataire, combattant pour la « liberté d’expression ».

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2524 Vers l’extrême Le peuple vu de droite

et des personnages typiques supposés en occuper les places, et cela sans doute pour l’adapter à une conjoncture sociale profon-dément modifiée par les changements éco-nomiques des dernières décennies. La réduction drastique du nombre des agri-culteurs en activité ne permet plus de voir dans une ruralité en déclin une base sociale suffisamment large pour soutenir de grandes ambitions politiques. D’où un déplacement de la figure des deux peuples. Le monde ouvrier, autrefois frappé d’anathème quand il semblait puissant et, par conséquent, dangereux, peut, après les coups que lui ont infligé les transfor-mations récentes du capitalisme, venir occuper la place du « bon peuple » ou du « peuple » tout court. Mais la place du « mauvais peuple » n’en est pas pour autant demeurée vide. Elle s’est trouvée remplie, dans le discours de droite, par une réorientation des attaques en direction d’un autre stéréotype de la populace, dont la composition fictionnelle est particulièrement impressionnante. Il a en effet pour particularité de rassembler pêle-mêle des travailleurs, voués au précariat, plutôt jeunes, plutôt urbains, ayant un niveau d’instruction plutôt élevé et souvent associés

« dominantes », théâtre, cinéma, littérature, mais aussi philosophie ou sciences sociales. Cela permettait d’opposer deux peuples. Il faut remarquer que la figure des deux peuples – le bon et le mauvais – est loin d’être une nouveauté. Élaborée surtout dans la seconde moitié du xix e siècle, période durant laquelle elle a inspiré nombre d’œuvres litté-raires, elle a été largement exploitée pendant l’entre-deux-guerres par la Droite révolu-tionnaire qui prétendait mettre en place une « troisième force » pour lutter à la fois contre la « ploutocratie » et contre les mouvements socialistes ou anarchistes. Mais, dans cette première version, elle opposait surtout le peuple ancien et rural, celui des paysans, des artisans, des pécheurs, des marins et aussi des soldats, composé de véritables personnes demeurées vaillantes et authentiques, au peuple des grandes concentrations indus-trielles – c’est-à-dire la classe ouvrière – réduit à l’état de foule grégaire, abâtardi par un mode de vie dépravé, et égaré par les idées modernistes. Si nouveauté il y a, elle consiste donc moins dans le recours à cette opposition entre deux peuples que dans un changement des groupes

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2726 Vers l’extrême Le peuple vu de droite

place aux Français de France. Ainsi, les longs détours philosophiques passant par une relec-ture ardue des grands auteurs politiques, de Locke à Marx, aboutissaient à cette conclusion, qui pouvait être énoncée à la fois sur le mode de la dénégation et sur celui de l’évidence : il faut soutenir les positions du Front National, certes, de préférence, sans lui, mais même, oui, s’il le faut, avec. Ce genre d’acquiescement tacite et gêné non seulement aux thèses du Front National, mais au fait même de sa montée en puissance, est d’autant plus prégnant qu’il se trahit jusque dans les discours publics, par exemple ceux de nouveaux éditorialistes vedettes, qui pré-tendent s’en inquiéter et l’analyser pour le contrecarrer. Car, se présentant comme ani-més par le désir bien intentionné de « com-prendre », ils orientent moins leurs critiques contre le Front National lui-même et contre ses stratégies politiques, que contre les condi-tions sociales et politiques – surtout si elles peuvent être attribuées à la gauche – qui sont censées être la cause de l’adhésion populaire croissante au Front National. Les gloses sur le Front national sont donc surtout, dans ce cas, l’occasion de pousser

à des activités que l’on peut qualifier – pour dire vite – de culturelles, dont l’importance économique n’a cessé de croître au cours des vingt dernières années, suscitant de nouvelles formes d’exploitation. Et, d’autre part, des personnes ou des groupes présentés comme des « marginaux », quand ce n’est pas comme des « délinquants », qui capteraient pourtant toute l’attention de la « gauche bien pensante » au détriment du « vrai » peuple. Les penseurs de droite peuvent ainsi réactiver sans peine la figure des deux peuples avec, d’un côté le mauvais, censé occuper le devant de la scène – avec ses assistés, ses pédés, ses gouines, ses intellos précaires, ses arabes, ses blacks, ses sans-papiers, ses banlieues, ses putes, ses femmes féministes et ses femmes voilées – et, de l’autre, le bon, celui auquel appartiennent, par exemple, les « hommes de quarante ans, blancs, hétérosexuels, mariés, avec enfants, vivant dans des régions en déclin, menacés par le chômage », bref, les « gens normaux ». Face à la fausse gauche, qui prétend défendre le faux peuple faussement exploité, en le re-pré sentant sous toutes les coutures, il devien-drait donc urgent de consolider une vraie ni-droite-ni-gauche, qui donnerait enfin toute sa

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2928 Vers l’extrême La politesse comme morale

C’est quoi, hein, la morale ? C’est la décence, la modestie, la générosité, le respect, la soli-darité (minée par l’individualisme) et surtout la politesse, toutes ces vertus naturelles aux braves gens qui les mettent en œuvre dans le cadre de leur vie quotidienne, et qui trouvent leur fondement dans un sens inné des limites auxquelles se confronte toute vie humaine quand elle tient vraiment compte de ces attachements indépassables qui dérivent de l’appartenance à un sexe, à un pays, à une famille, à une profession, à une tradition, etc. Mais sans doute cette redécouverte de la morale, entendue comme « décence com-mune », autrement dit comme politesse, n’au-rait-elle pas recueilli une aussi large écoute si elle n’avait bénéficié de son association avec un autre thème qui a joué – comme on sait

– un rôle majeur dans les argumentaires de l’extrême droite, et qui est celui de l’insécurité. Et cela par le truchement de l’association entre politesse et civilité. La requalification sous l’appellation d’« inci-vilités », apparemment euphémistique et empreinte de tolérance, des conduites – par-ticulièrement celles de jeunes de « banlieue », des « quartiers », etc. – considérées comme

toujours plus loin la critique de tout ce qui n’est pas le Front National. Un peu à la façon dont, après la défaite de 1940, des commen-tateurs pouvaient se défendre d’être vichystes tout en considérant que le régime de Vichy était la punition méritée des dérives et des perversions démocratiques de la décennie précédente, c’est-à-dire en lui conférant par là une dimension rédemptrice, à la fois sur le plan politique et sur celui de la morale et du moral de la Nation.

La politesse comme morale

Quant à la défense de la morale, un thème dont on aurait pu penser qu’il était un peu éculé, elle a retrouvé une efficacité nouvelle en se ressourçant elle aussi depuis une droite critique. Cela, au prix d’un dépouillement certain. C’est-à-dire en allant, pour toucher le public le plus large possible, jusqu’à délester ladite morale de ses oripeaux religieux, phi-losophiques, voire éthiques, pour la ramener sur le terrain des choses de la vie, dans ce qu’elle a d’ordinaire, c’est-à-dire du bon sens, c’est-à-dire du peuple (mais le vrai).

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3130 Vers l’extrême La politesse comme morale

objet de promouvoir l’insoumission, mais de tracer la frontière entre d’un côté une bonne soumission aux règles de politesses et aux bons usages de nos grands-mères et, de l’autre, une mauvaise soumission réclamant l’obéis-sance aveugle à des croyances absurdes. L’appel à la morale devenait ainsi un adjuvant central de la « sécurité intérieure » et, par une extension à laquelle – il faut bien le dire – ont contribué certains sociologues et politistes, de la « sécurité sociétale », c’est-à-dire du maintien de l’ordre social et des relations de domination. L’une des caractéristiques de ce discours moralisateur est de ne se fonder sur rien d’autre que sur la référence à l’évidence, ce qui évite de rentrer dans des arguties éthiques qui risquent toujours de déstabiliser le rappel à l’ordre moral. Par une sorte de tautologie circulaire, est moral ce à quoi le peuple est attaché, et le peuple est vraiment un peuple parce qu’il a des attachements qui sont la source de « valeurs », méritant, à ce titre, le respect de tous. Ou, dans un langage plus alambiqué, faisant signe vers une théologie politique inspirée de Carl Schmitt, parce qu’un peuple s’institue par référence à la Loi qu’il

« déviantes », c’est-à-dire, d’un point de vue policier, comme coupables, et leur agréga-tion au sein d’un ensemble vague permettant de mettre en équivalence vétilles et crimes (la théorie dite « de la vitre brisée ») n’a pas seulement permis de justifier l’extension du domaine des actes tombant sous le coup de la loi et, par là, celle de mesures de contrôle allant souvent jusqu’à la provocation. Elle a aussi eu pour effet d’étendre l’opprobre en direction des parents, des familles, et de ce qu’on a appelé les « communautés », auxquelles étaient assignées les personnes touchées par ces mesures. Furent alors stigmatisés les modes d’éducation en vigueur dans les « cités », condamnés tantôt pour leur laisser-aller et leur négligence (la « démission du père », « la faiblesse des mères »), tantôt, au contraire, pour leur intransigeance à transmettre des mœurs relevant d’autres « cultures », intolérantes, violentes et machistes, en quelque sorte par essence, et par là, bien sûr, non seulement étrangères à « la nôtre », mais aussi incompatibles avec elle. On aura compris que ces dernières admo-nestations, provenant, en règle générale, de pédagogues très à cheval sur les principes et opposés à tout laxisme, n’avaient pas pour

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3332 Vers l’extrême La politesse comme morale

N’est-il pas évident que, quelles que soient par ailleurs nos positions, pardon, nos attache-ments, nous pouvons converger vers la sau-vegarde de ce à quoi, finalement, nous tenons tous par dessus tout, c’est-à-dire la Terre ? Que d’évidences ! Mais qui se révéleraient certainement plus évidentes encore, si ceux qui nous les rappellent se montraient aussi attentifs au fait que ces périls globaux affectent inégalement les multitudes qui occupent la terre, selon le lieu où la naissance les a placés et selon le pouvoir qu’ils ont – certes, peut-être momentanément – d’y échapper, en fonction de leurs capacités de protection et de déplace-ment, c’est-à-dire de leurs ressources, comme ne cesse de le répéter une écologie politique conséquente qui met l’accent sur l’exigence d’égalité environnementale. Ces tropes, qui, là encore, une fois dépouillés de leurs particularités contextuelles, révèlent leur appartenance au registre de base de la pensée conservatrice, ont trouvé l’occasion de s’exprimer d’une nouvelle façon et avec la plus grande force à l’occasion des mouvements qui se sont déchaînés contre le « mariage pour tous », pourtant défendu mollement par une gauche de gouvernement, qui semble consi-

se donne, serait-elle « tacite », et qui, pour se dévoiler pleinement, doit s’incarner dans la parole d’un oracle prenant sur lui la charge de révéler ce peuple à lui-même. Tout cela irait donc de soi si ce discours du bon sens moral n’était mis en péril par l’ hubris dévastateur des « bobos » et autres « libéraux culturels » qui veulent faire passer pour des idéaux de gauche leurs désirs sans freins et leurs penchants bizarres. Ce qu’il convient de faire, ensemble (mais sans les autres), pour accomplir enfin, une vraie Révolution (natio-nale) c’est donc de découvrir en nous-mêmes ce à quoi nous tenons vraiment, en soulevant le voile que la (fausse) critique – sourdement à l’œuvre depuis belle lurette – a jeté sur nos (vraies) valeurs, celles qui pourtant nous font tenir, afin d’en occulter la nécessité et d’en ternir la dignité. C’est-à-dire déterminer ce que nous voulons conserver. Le thème de la conservation ou de la pro-tection présente l’avantage non seulement d’éveiller la nostalgie, mais aussi d’ouvrir subrepticement la voie vers des glissements insensibles, mais irréprochables, du côté de la protection de l’environnement, et par consé-quent, loin du conservatisme plan-plan.

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3534 Vers l’extrême La politesse comme morale

alliances. Le chemin qui, passant par l’appel au bon sens, notamment dans le domaine sexuel, allait du peuple à la morale et de la morale au peuple, permettait de lier deux orientations jusqu’alors relativement indépendantes. À savoir, d’une part, les forces mobilisées par la contre-révolution sexuelle – c’est-à-dire par la réaction à la révolution sexuelle, qui prend actuellement des formes mondiales, surtout en s’appuyant largement sur les intégrismes reli-gieux – auxquelles participent des acteurs et des groupes qui, par ailleurs, et notamment sur le plan économique, peuvent appartenir à une droite libérale ou néolibérale. Et, d’autre part, les forces appelant à une Révolution nationale populaire, qui sont relativement indifférentes à l’appartenance religieuse et aussi, sans doute, de plus en plus, à l’orientation sexuelle. Il faut remarquer toutefois que l’on pourrait trouver dans un passé pas si lointain la trace d’alliances assez similaires qui, par exemple, au sein de l’Action française, soudaient les catholiques traditionalistes et les monar-chistes athées, dirigistes et technicistes, sans même parler des alliances plus hétérogènes encore sur lesquelles ont pris appui les mou-vements fascistes.

dérer comme un exploit au-delà duquel il ne faudrait plus s’aventurer ce qu’une droite de gouvernement a réalisé dans le même temps au Royaume-Uni. Les porte-parole de ces mouvements ont repris à leur compte la rhétorique de l’évidence, ne cessant durant des mois de marteler que « un homme est un homme », « une femme, une femme », que « pour faire un enfant il faut un papa et une maman », puisant dans une « culture populaire » – comme le repérait déjà Gayle Rubin au début des années 1980 – « l’idée que la variété érotique est dangereuse, malsaine, immorale, et représente un péril pour tout et n’importe quoi, des petits enfants à la sécurité du pays ». Ces mouvements, largement soutenus par la bourgeoisie catholique, c’est-à-dire non seulement par les franges traditionalistes mais aussi par ce qui demeure en France – où le christianisme de gauche, très actif dans les décennies d’après-guerre, a pratiquement dis-paru – de catholiques « normaux », si l’on peut dire, n’avaient rien non plus de très nouveau. Mais la situation politique qui s’était mise en place leur a donné une proéminence par-ticulière, favorisant la formation de nouvelles

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3736 Vers l’extrême L’obsession de l’identité

Ce dernier, revendiqué maintenant de toute part à gauche comme à droite, fait l’objet de multiples réinterprétations dont la fonc-tion politique consiste surtout à présenter une version acceptable par la gauche des thèmes xénophobes de la droite nationaliste. Transmué en une sorte de mythe politique, avec ses héros collet monté, son école libé-ratrice et ses grands combats laïques, il a pu ainsi être élevé au rang d’incarnation d’une identité française, à la fois nationale et uni-verselle, comme est censée l’être la culture du même nom, jugée d’autant plus universelle qu’elle était davantage nationale. L’identité fait ainsi converger les morts et les vivants, réunis au sein d’une seule com-munauté, qui serait présente dans le territoire depuis toujours et qui se perpétuerait par lui, comme si chaque être humain, en naissant, était doté d’une langue et de pratiques com-munes, tirées de cette terre où sont enracinés cadavres et cendres. Dans ses formes contemporaines, le thème de l’identité prend appui, en effet, sur la notion de culture dans les deux sens du terme. Celui d’une tradition et d’une langue cultivées, repré-sentées notamment par les grands écrivains du

L’obsession de l’identité

Un thème, au demeurant assez abstrait, permettait toutefois de frayer des passages entre la droite catholique et l’extrême droite nationaliste : celui de l’identité. Il est venu au devant de la scène au cours de la dernière décennie, pas seulement dans les mouvances politiques d’extrême droite, mais aussi au sein de la droite classique, et également, il faut bien le dire, dans le monde intellectuel, singulièrement en sociologie, en histoire et en philosophie, où les réflexions sur l’identité se mirent à fleurir, largement relayées par la littérature et par les essayistes politiques écrivant pour un large public. Le thème de l’identité, considéré surtout dans la forme négative et quasi apocalyptique qu’il a alors revêtu, celle d’une crise, voire d’une perte d’identité, peut servir de lieu commun entre catholiques et nationalistes, mais permet aussi d’étendre les alliances à d’autres courants et, notamment, à des cou-rants, d’abord en partie ancrés à gauche, héri-tiers du parti radical ou du radical- socialisme du début du xx e siècle et se réclamant du républicanisme.

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3938 Vers l’extrême L’obsession de l’identité

Méditerranée, – de la première, deuxième, énième génération – et dont l’embarras qu’ils suscitent se mesure ne serait-ce qu’à la difficulté de les qualifier : maghrébins ? mais certains viennent de Turquie ou d’Afrique sub-saharienne ; étrangers ? mais la plupart d’entre eux sont citoyens français ; musulmans ? mais ils sont loin de pratiquer tous cette religion ; issus de…, immigrés, islamistes, voyous, habi-tants des quartiers, Roms, etc. Les qualificatifs abondent entre l’euphémisme et l’injure. Quoiqu’il en soit, et bien que des experts le plus strictement positivistes aient pu mon-trer, chiffres à l’appui, que la proportion des étrangers au sein de la population nationale n’avait pratiquement pas augmenté au cours des trente dernières années, ces inqualifiables sont supposés envahir la France. Sous le rap-port qui nous intéresse ici – celui de l’iden-tité – c’est désormais surtout en tant que présumés musulmans qu’ils sont désignés à la vindicte. Car c’est en tant que tels que leur présence grandissante, dans les rues, dans le métro, dans les hôpitaux et les écoles, et surtout dans les médias, mettrait sourdement en péril l’identité « malheureuse » de la Nation, et serait le vecteur d’un « grand remplace-

passé et transmises par l’école, et celui d’une tradition culturelle, au sens popularisé par l’ethnologie culturaliste et particulièrement par l’ethnologie régionaliste de la France du xix e siècle et de la première moitié du xx e siècle. Les deux n’ont certes pas grand-chose à voir l’une avec l’autre comme en témoigne l’ignorance dans laquelle se trouvaient les communautés paysannes traditionnelles de la langue dite nationale et de la Nation, en tant que principe d’unité d’un peuple de France supposé « organique ». Néanmoins, cette conception hyperbolique de la culture et des valeurs culturelles, en tant que bien commun quasi sacré, s’est trouvée dès la fin du xix e siècle placée au cœur de deux des principales idéologies, plus ou moins en conflit selon les thèmes et les circonstances historiques, que furent l’Action française et le Républicanisme, liant d’un côté, le peuple à la tradition et, de l’autre, le peuple à l’École. La façon dont la question de l’identité revient aujourd’hui au premier plan est particuliè-rement inquiétante du fait qu’elle se trouve associée à une montée de la xénophobie, en particulier à l’égard des habitants de l’Hexa-gone venus de l’est et surtout du sud de la

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4140 Vers l’extrême L’obsession de l’identité

celle du complot. En témoigne la thématique du « ils sont partout », mais à l’insu de tous par exemple « parce qu’ils ont francisé leurs noms », ou encore la substitution au terme de « juif » de celui « d’enjuivé », ce qui per-mettait de jouer avec les contours incertains de ce groupe honni mais insaisissable, et d’y intégrer qui bon vous semblait. Rendu plus difficile à exprimer publiquement après la Shoah, l’antisémitisme, formulé par la droite d’Action française en des termes d’une violence souvent inouïe au temps où cette organisation était triomphante, fut progres-sivement considéré comme un travers, certes étrange et répréhensible mais appartenant pour l’essentiel au passé (« plus jamais ça »). C’est d‘ailleurs sur le compte de cette sorte d’amnésie confinant à la pathologie qu’il faut sans doute mettre aujourd’hui la présence de thèmes traditionnalistes et nationalistes issus de la rhétorique de l’ Action française dans la bouche d’intellectuels et d’éditorialistes qui auraient autrefois été dénoncés par la même Action française en tant que juifs. On comprend mieux dès lors comment l’extrême droite peut se présenter comme défendant la liberté d’expression : en restrei-

ment » marquant l’effondrement de « notre » civilisation sous les coups de l’islamisme. On peut encore une fois rapprocher ce thème des figures largement diffusées par l’Action française, à cette différence près qu’il réoriente surtout contre les musulmans une hostilité qui fut, dans la première moitié du xx e siècle, principalement dirigée contre les juifs et contre le judaïsme, et qui a joué un rôle central dans la mise au pinacle d’un vrai peuple autochtone, écrasé par les métèques et autres « étrangers de l’intérieur ». Mais la rhé-torique de l’exclusion n’était pas la même. En France, les juifs étaient proportionnellement peu nombreux, au moins jusqu’à l’arrivée, dans l’entre-deux-guerres d’émigrés et de réfugiés chassés par la montée de l’antisémitisme dans l’est européen et dont l’Action française cher-cha d’ailleurs à entraver la naturalisation. Mais, pour la droite, la « question juive » se posait surtout à propos de ceux qui, insérés dans la bourgeoisie, étaient étiquetés en tant que juifs, même quand ils ne mettaient pas en avant cette appartenance, et qui étaient accusés de représenter, au même titre que les francs-maçons, une « menace » dénoncée moins dans la rhétorique de « l’envahissement » que dans

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4342 Vers l’extrême Le « vrai peuple » et le reste

droite, du fait de sa montée en puissance, s’est trouvée confrontée à la question du pouvoir. Celle de produire un reste, inassimilable dans la figure du peuple, au sens où cette entité était conçue par la droite nationaliste. Car pour faire le vrai peuple – celui auquel l’extrême droite entend s’adresser ou plutôt celui qu’elle entend constituer – il fallait bien extraire des classes populaires tous ces « arabes de ban-lieue », ces « jeunes transgressifs », « malpolis » et « oisifs ». Ce ramassis innommable dans lequel la gauche, dans ce qu’elle a de « pire », c’est-à-dire la « gauche bien pensante », « can-tonnée dans les beaux quartiers » et aveuglée par sa propre « mauvaise foi », s’obstinait à reconnaître une incarnation du « prolétariat » qui, « comme chacun le sait bien » (ou, quand on veut faire savant : « comme l’ont montré les sociologues »), « n’existe plus », si tant est (« cher collègue et ami… »), « qu’il ait jamais existé ». Or ce reste en est venu progressivement à poser problème quand l’extrême droite s’est donnée comme objectif désormais réalisable de gouverner et à cette fin de gagner toutes les élections, à quelque échelle que ce soit. Et cela pour deux raisons.

gnant l’accès à ceux auxquels elle confère le droit de s’exprimer. La liberté de parole se trouve alors confisquée au profit de ceux qui sont supposés partager une même « identité ». Or, la démocratie, c’est l’inverse : tous ceux qui sont dans la pièce doivent avoir la liberté de s’exprimer – et leur voix doit compter –, et non pas seulement ceux qui s’arrogent le droit de s’asseoir autour de la table pour discuter de valeurs dont ils savent bien qu’elles sont construites afin de les imposer à ceux qui sont condamnés à demeurer debout en silence ou en les excluant de la scène sur laquelle le « débat » est censé se tenir.

Le « vrai peuple » et le reste

Il faut noter que la réorientation de l’hostilité identitaire en direction des « musulmans » n’a pas eu pour seul effet, sinon de faire dispa-raître l’antisémitisme, du moins de ne plus lui donner le premier rôle, même dans l’extrême droite dont il avait constitué, jusqu’à il y a peu, un élément central. Elle a eu aussi une conséquence politique de grande importance, qui est devenue marquante quand l’extrême

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4544 Vers l’extrême Le « vrai peuple » et le reste

La question s’est alors posée, à l’extrême droite, de l’utilisation ou au moins de la neu-tralisation de ce reste. Il n’était évidemment pas question de diminuer l’hostilité à l’égard des « musulmans », puisque cette hostilité constituait en quelque sorte le socle histo-rique et quasiment la raison d’être de la droite nationaliste. Mais une autre possibilité était de l’entretenir tout en lui donnant un caractère asymétrique. C’est-à-dire, en jouant sur la diversité des canaux médiatiques permettant de moduler stratégiquement la « communi-cation », de façon à entretenir l’hostilité du cœur de cible électoral de la droite nationaliste à l’égard des étrangers et autres musulmans qui s’était révélée jusque-là si payante, tout en diminuant l’hostilité, la peur (ou l’indif-férence) des dits « étrangers », « musulmans », etc. à l’égard de l’extrême droite. Deux manœuvres, dans la situation politique actuelle, ont donc ainsi permis une recom-binaison des alliances politiques qui contri-bue à conférer à cette situation son caractère d’exception. La première a consisté à tenter de tirer vers le conservatisme politique les aspi-rations à la « sécurité », sur le plan de l’emploi et sur celui de la vie quotidienne, et les espoirs

D’une part parce que les plébéiens venus d’ailleurs ou, comme on dit pudiquement, « issus de l’immigration », jugés, à droite, comme absolument étrangers, en quelque sorte par essence, mais néanmoins de citoyen-neté française, représentent désormais une force électorale qu’il faut arracher à la gauche ou dont il convient au moins de favoriser l’abstention. D’autre part, parce que la droite a pris conscience du fait que les relations de concurrence et d’hostilité opposant la plèbe supposée autochtone, résidu de l’ancien prolé-tariat de gauche et, pour une part importante, passée à l’extrême droite, et la plèbe venue du sud, absentéiste ou penchant plutôt vers la gauche, n’avaient pas nécessairement un caractère absolu. Ces deux sous-ensembles – ces deux peuples –, dont la droite n’avait cessé de forger l’antagonisme, étaient de plus en plus souvent étroitement imbriqués, notamment parmi les jeunes, par des liens de familiarité noués soit à l’école, soit dans le travail, soit dans le chômage, soit par des alliances fami-liales ou simplement amoureuses, soit encore dans l’adhésion à une même culture populaire, surtout musicale, etc.

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4746 Vers l’extrême Identité de l’Europe et Europe des identités

L’extrême droite, qui avait dû renoncer, à contre cœur, à un antisémitisme militant, trou-vait là l’occasion de réactiver le signifiant juif en tant que signifiant flottant, pour parler comme Ernesto Laclau. C’est-à-dire en remettant au goût du jour une identification qui avait été autrefois au centre de l’idéologie de l’Action française et plus généralement de la droite révo-lutionnaire, entre différentes espèces de « para-sites » – les « profiteurs des hautes classes », les métèques et les juifs –, confondus dans une même entité. Il lui fallait un nom lapidaire et facile à retenir : ce fut « le système ». Que ce tour de force ait trouvé pour princi-paux agents deux marginaux venus de la gauche, un dandy et un comique, n’a rien pour étonner si l’on se souvient du parcours de nombre de ceux qui, au cours de la décennie fasciste, sont parvenus à mettre la main sur la plus grande partie de l’Europe.

Identité de l’Europe et Europe des identités

La montée en puissance d’un Front National rajeuni et parvenu à s’ancrer localement sti-mule la dérive panique vers la droite, sorte de

de mobilité sociale, de familles « issues de l’immigration » mais en France depuis plu-sieurs générations. Tandis que la seconde, en prenant appui sur la révolte catholique contre le mariage pour tous, a entrepris de jouer de la religion. Pourquoi l’alliance contre le « libé-ralisme culturel » qui avait si bien réussi avec les « catholiques » ne pourrait-elle pas être étendue aux « musulmans » ? Sous le rapport de son arraisonnement politique, une religion en vaut bien une autre. Dans le cadre de cette opération de com-munication, la référence dégoûtée aux « juifs » pouvait être remise en circulation. Elle ne devait d’ailleurs pas être enfouie très profondément puisqu’il suffisait d’une allusion, d’une plai-santerie, d’un clin d’œil complice ou d’un geste vaguement obscène pour la sortir du placard. Elle permettait de refondre un amalgame asso-ciant le « libéralisme culturel » aux « bobos », et les « bobos » aux juifs (en se servant du stéréo-type selon lequel ces derniers monopoliseraient les métiers culturels et les métiers de l’argent). Cela avec l’espoir de tirer parti de l’hostilité supposée de nombre de « musulmans » à l’égard des « juifs », mise sur le compte d’une sensi-bilité à la cause palestinienne.

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4948 Vers l’extrême Identité de l’Europe et Europe des identités

Ils présentent en effet l’intérêt de susciter des réactions particulièrement fébriles de la part de formations sociales très différentes, sous le rapport de la richesse, des modes de vie et des intérêts, mais dont l’hostilité inquiète face à « l’étranger », qu’il soit lointain ou proche, c’est-à-dire surtout, pour parler clair, face « aux étrangers », et autres « musulmans », permet de suspendre, comme magiquement, les divergences. Certes, les catégories sociales susceptibles de se sentir mises en péril par les processus généralement compris sous le terme polysé-mique de « globalisation » et/ou associés à la formation d’un espace européen de circula-tion, c’est-à-dire aussi, indissociablement, de concurrence, sont nombreuses et dotées de contours relativement flous, en sorte qu’elles peuvent se recouper partiellement. Cependant, on peut en identifier au moins deux dont les intérêts, bien qu’antagonistes sous la plupart des rapports, les portent à se montrer parti-culièrement réceptives à un discours mettant l’accent sur la défense d’un territoire national assiégé de toute part et sur la nécessité d’en mettre en valeur les ressources spécifiques, contre ses ennemis.

sauve-qui-peut qui accroît la déroute qu’il vou-drait retarder. Ce parti en tire profit puisqu’il peut alors l’interpréter comme un ralliement général à ses thèses, devenues la « normalité » même, jusqu’à s’offrir le luxe de se doter, à sa droite, d’une droite plus extrême encore qui, officiellement, peut être tenue à distance, tout en étant souvent, de fait, pleinement intégrée. C’est cette supposée « normalisation » qui autorise la présidente de ce parti à déclarer que le mouvement qu’elle incarne a dépassé la « vieille opposition entre la gauche et la droite ». Cette assertion doit être prise au sérieux. Elle ne fait pas que réactiver l’un des schèmes les plus anciens et les plus prégnants de la Droite révolutionnaire dont, comme l’a montré Zeev Sternhell, « Ni gauche ni droite » était le slogan de base. Elle traduit aussi la capacité, dont ce parti a su se doter, d’arraisonner – dans la structure des positions politiques –, non seulement des places tenues de longue date par la droite, mais aussi des places dont la gauche pensait avoir l’exclusivité. On ne s’étonnera pas outre mesure qu’une telle opération ait pu s’accomplir en mettant l’accent sur deux points particulièrement disputés : celui de la concurrence étrangère et celui de l’Europe.

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5150 Vers l’extrême Identité de l’Europe et Europe des identités

patrons confrontés à la concurrence, peut ainsi exprimer la revendication d’un travail comme on dit « décent », c’est-à-dire d’une protection contre le chômage et la pauvreté. Mais, à côté de ceux dont le déclin de l’an-cienne puissance industrielle de la France nourrit l’inquiétude, parfois jusqu’à un ressentiment que les entrepreneurs poli-tiques peuvent facilement exploiter, il faut insister sur l’importance croissante d’une autre formation sociale. Cette dernière, sans constituer une catégorie explicite, c’est-à-dire officiellement reconnue par l’État et inscrite dans les nomenclatures administratives, n’en manifeste pas moins une solidarité de fait dans la défense de ses intérêts spécifiques qui la porte – elle aussi – à privilégier le territoire national, conçu cette fois, non en tant qu’espace de production, mais en tant que lieu de vie ou de villégiature, également susceptible, à ce titre, d’être mis en valeur. Il s’agit bien, en ce sens, d’une classe, que l’on peut qualifier, faute de mieux, de patri-moniale, au sens où ceux qui la composent tirent profit des nouvelles opportunités éco-nomiques principalement foncières et immo-bilières – offertes par des bâtiments, des sites,

Il s’agit d’une part, de ce qui demeurait de l’ancien prolétariat que les transformations du capitalisme, au cours des années 1980 et 1990, ont quasiment réduit à l’état de plèbe, par le truchement de la désindustrialisation, de la désyndicalisation, du chômage et aussi de la gentrification d’une partie des quartiers popu-laires des grandes villes qui, entraînant une élévation considérable des prix de l’immobilier, a eu pour effet d’en évincer progressivement les classes les moins fortunées, dispersées dans les espaces périurbains, détruisant au passage les liens que des décennies de voi-sinage avaient tissés. Pour une large frange de ce prolétariat mal-mené, subissant le chômage et la précari-sation, l’étranger en est venu à constituer la menace principale en tant que lieu d’une production concurrente, réalisée par des tra-vailleurs employés ailleurs, dans des pays à bas salaires, situés partout dans le monde, et en particulier au sud et surtout à l’est de l’Europe. « Produire français », un mot d’ordre qui parle aussi bien à des ouvriers d’indus-trie – qu’ils soient déjà ralliés à l’extrême droite ou qu’ils maintiennent un enracinement à gauche – qu’à des artisans ou des petits

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5352 Vers l’extrême Identité de l’Europe et Europe des identités

rapidement se transmuer en un capital au rendement à la fois sûr et profitable. Pour cette classe patrimoniale, la défense et l’illustra-tion du territoire national ne sont pas moins centrales que pour les groupes et les classes qui demeurent liés à un idéal productif ; mais elles prennent une toute autre tournure. Les intérêts de la classe patrimoniale l’in-citent à regarder avec sympathie les nouveaux arrivants, d’où qu’ils viennent, à condition qu’ils soient fortunés. Amateurs d’objets de luxe frappés de la marque « France », ils peuvent venir s’inscrire localement, de préférence de façon temporaire, là où les gens du cru pos-sèdent des biens. Mais à condition que soient exclus de ces mêmes lieux les habitants les plus pauvres, d’ailleurs aussi parce qu’ils sont déjà rejetés, dont le laisser-aller, l’incurie et les comportements « incivils », menacent la « qualité de la vie » qui – c’est bien connu – fait le charme des petites villes typiques et, particulièrement, de celles, ensoleillées du sud… (A Year in Provence). L’hostilité à l’égard des étrangers, exploitée par les représentants du Front National, per-met donc de faire se conjoindre des demandes sociales très différentes. Soit, d’un côté, celles

des territoires dont la désindustrialisation et la sollicitation croissante de demandeurs fortunés, à la recherche d’asiles aussi cosy que nostalgiques, stimule la transformation en « lieux de mémoire ». Mais ces environnements ne conservent leur valeur qu’à la condition d’être protégés, non seulement des risques naturels, mais aussi de cette sorte de risque permanent qu’a toujours constitué la présence des pauvres. Pensons, par exemple, aux immeubles « classés » situés dans les centres historiques des villes, aux « authentiques » maisons de pêcheurs ou de vignerons dans « les plus beaux villages de France » (« l’immobilier de collection » que proposent les agences haut de gamme), sans parler des anciens terroirs, avec leurs aliments de qualité et leurs grands crus, ou des demeures ancestrales, facilement transformables en « Relais & châteaux ». Or, tous ces objets et ces lieux mémorables, maintenant mis à l’honneur en tant que patri-moine culturel national, ne constituent pas seulement, on s’en doute, l’héritage partagé d’un passé commun, mais des biens que les propriétaires qui en ont personnellement hérité ont parfois la divine surprise de voir

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5554 Vers l’extrême Identité de l’Europe et Europe des identités

péennes, est ainsi devenue l’un des fers de lance de l’extrême droite, et peut satisfaire des attentes très différentes. Elle va à la rencontre de l’ancien prolétariat qui met ses espoirs dans la réindustrialisation et la promotion de l’artisanat, et qui, à juste titre, associe les autorités de Bruxelles au développement de mesures économiques libérales favorables à la globalisation. Mais elle va aussi au devant des demandes de la classe patrimoniale dont les intérêts économiques sont surtout orientés maintenant vers les entreprises du luxe, qui se présentent d’ailleurs elles aussi comme artisanales, et vers la mise en valeur du passé. Pour cette classe, l’Europe n’est acceptable qu’à la condition d’être une Europe des Nations, c’est-à-dire une Europe respectu euse non pas tant de la souveraineté nationale, que de l’image de marque de chaque pays, selon les principes de la marchandisation des contrées, des régions et des territoires, telle qu’elle a été récemment développée par les agences internationales qui assurent le « branding » des nations. D’où un véritable détournement du projet qui a présidé à la formation de l’Union euro-péenne. Il ne serait plus posé dans les termes de la logique juridique de la citoyenneté (une

des travailleurs confrontés au chômage et, de l’autre, celles d’une bourgeoisie locale séduite par un programme qui met l’accent sur la restauration des centres-villes et surtout sur la mise en sécurité des espaces publics. Pour cette classe patrimoniale, l’Europe est de bon teint quand elle fournit des ressources financières permettant la mise en valeur du patrimoine. Mais elle est rejetée quand les normes qu’elle impose – en matière par exemple de produits alimentaires, de stan-dards hôteliers ou d’aménagement paysager –, semblent contrarier les particularismes locaux, et surtout quand elle est suspectée de faire le lit d’un envahissement du territoire national par des hordes d’étrangers miséreux et dan-gereux. C’est-à-dire non seulement de ne pas en faire assez pour contrôler les frontières de l’espace Schengen, mais aussi, du fait de son extension à des pays des Balkans ou de l’est européen, voire, plus tard, – « comble de l’aberration ! » – à la Turquie, de créer un espace de libre circulation et de citoyenneté qui détruirait l’identité de la véritable Europe. « L’Europe n’est plus dans l’Europe ! » La mise en cause de l’Europe, dans sa confi-guration actuelle, et des institutions euro-

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5756 Vers l’extrême Le pouvoir d’imposer ce qui « va de soi »

aux événements une origine lointaine (c’est la tâche des historiens), l’action politique n’existe que par référence à ce qui se passe maintenant, au présent. Agir politiquement, c’est donc faire événement, ou, ce qui revient au même, réagir aux événements dont s’est saisi l’adversaire pour les disqualifier ou les contrecarrer. Et c’est de ces séquences de coups et de contre coups que dépendent des situations politiques qui ne sont jamais inexorablement déterminées. Or, dans la situation actuelle, l’extrême droite non seulement a l’initiative, mais elle semble aussi être parvenue à subjuguer la gauche, perdue au point de ne manifester quasiment aucune réaction en réponse à son offensive. Le fait, par exemple, qu’un événement comme « Jour de colère » qui, il y a dix ou vingt ans, aurait sans doute jeté, en réaction, des dizaines de milliers de personnes dans les rues, ait été quasiment passé sous silence, et déjà pratiquement oublié, est des plus préoccupants, comme si l’activité politique se réduisait à ses expressions électorales. En sorte que, par exemple, le Front National a pu, en tant que parti, faire l’objet d’une multitude d’ouvrages entre science politique et observation eth-

transformation dont les mesures adoptées par les pays d’Europe de l’ouest au sujet des Roms montre qu’elle est largement amorcée), mais dans ceux d’une identité européenne chapeautant les identités nationales, fondée sur une histoire commune qui plongerait ses racines dans la Cité grecque et dans un supposé héritage chrétien commun, dont l’histoire nous apprend pourtant qu’il fut aussi l’occasion de guerres d’une extrême violence entre pays européens. Athènes, Rome, Jérusalem, et rien d’autre. Inutile de rappeler que cette vision de l’Europe, qui dénature son projet politique originel, peut s’accommoder des visées de l’extrême droite, et prospérer avec elles, comme en témoigne l’essor de mouvements nationalistes dans nombre de pays d’Europe (Autriche, Hongrie, Pays-Bas, Grèce, pays scandinaves, notamment), qui ont en partage les mêmes idéaux, les mêmes méthodes et les mêmes ennemis.

Le pouvoir d’imposer ce qui « va de soi »

La politique, ce sont des événements, en sorte que, même s’il est toujours possible de trouver

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5958 L’(auto) exclusion de la gaucheVers l’extrême

« questions » centrales, qui, qu’on le veuille ou non, s’imposent à tous. C’est ainsi, par exemple, que la nécessité d’apporter une solution à la « question juive » a pu, dans la France de la première moitié du xx e siècle, être, très généralement, considérée comme un problème « vital », y compris par ceux qui auraient préféré le résoudre par des moyens « humains », tolérants et pacifiques. En politique aussi, les catastrophes sont tou-jours possibles.

L’(auto) exclusion de la gauche

De façon assez étrange, les réactions de droite et de gauche à la montée en puissance de l’extrême droite ont consisté surtout en des glissements à droite, comme pour en limiter la poussée en l’accompagnant. Ce glissement est, bien sûr, évident dans le cas de la droite de gouvernement, dont les discours et les actions reposaient pour l’essentiel, jusqu’à il y a peu, sur des justifications empruntées à l’économie universitaire, dans ses expres-sions aujourd’hui les plus banales et sans doute les plus obsolètes, martelant sans fin

nographique de la vie militante, alors que les aspirations et les stratégies des penseurs de l’actuelle extrême droite – qu’ils soient lit-térateurs ou qu’ils occupent des positions académiques –, dont les théories s’enracinent dans de grandes et redoutables traditions phi-losophiques, sont rarement prises au sérieux. Il faut pourtant s’interroger sur ce qu’ils veulent vraiment, avec une ténacité revan-charde, et sur leurs chances d’atteindre, au moins en partie, les objectifs qui sont les leurs. C’est-à-dire de s’emparer des disposi-tifs de pouvoir, non seulement intellectuels, mais aussi administratifs. Ou, au minimum, d’être les inspirateurs du cela-va-de-soi, des manières ordinaires de penser, de parler et d’écrire, de l’opinion raisonnable ; ce qui sup-pose qu’ils parviennent à disqualifier, à faire taire ou, mieux encore, à convertir, ceux qu’ils ont identifiés comme étant leurs adversaires. Car les luttes politiques se jouent toujours à la frontière du dicible et de l’indicible. Elles ont pour enjeu non seulement des options dans des domaines particuliers, mais aussi et surtout la clôture du champ de la problé-matique acceptable. Ou la définition de ce qui fait problème, de ce qui est urgent, des

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6160 Vers l’extrême L’(auto) exclusion de la gauche

ce qui renoue avec un opportunisme qui avait entraîné son déclin rapide, et son déshonneur, au temps des guerres coloniales. En témoigne la dernière trouvaille d’un « socialisme » aux abois, parvenu au gouverne-ment sans autre projet que celui d’une gestion qui se veut exemplaire au regard des critères des banques, des agences de notation et des autorités de Bruxelles, et consistant à courir au secours d’entreprises capitalistes – c’est-à-dire en fait de ceux qui les possèdent – au lieu de s’attacher en priorité à diminuer les inégalités. Comme il pourrait le faire, notam-ment, par des mesures permettant d’arrêter l’évasion (l’optimisation) fiscale dont bénéfi-cient ces mêmes entreprises, et de diminuer le poids du patrimoine hérité qui – comme l’a récemment montré Thomas Piketty – ne cesse de s’accroître – jouant un rôle majeur dans l’accentuation des inégalités sociales. Mais ce qui se passe à l’extrême gauche est plus troublant encore. Dans ce cas, les glis-sements dépendent moins des conseils des chargés en communication (les spin doctors) dont cette gauche affaiblie n’a pas les moyens de s’offrir l’assistance, ni même de change-ments idéologiques délibérés, que d’une sorte

l’argument de la « nécessité ». Un argument qui avait l’avantage de favoriser les favorisés et de défavoriser les défavorisés, tout en se présentant comme parfaitement neutre sur le plan de ce que les « responsables » appellent les « choix de société », puisque la néces-sité était supposée dicter d’elle-même les « options qui s’imposent ». Or, face à la montée en puissance de l’ex-trême droite, cette droite (néo)libérale se pense désormais dans l’obligation, pour des raisons électorales, de réclamer elle aussi la défense de « valeurs » dont les termes lui sont dictés par la droite nationaliste et xénophobe (comme si elle n’avait pas de valeurs propres, ou alors… ben quoi… on s’en souvient pas…). Mais il est plus inquiétant, sinon surprenant, de voir ce glissement vers la droite s’opérer aussi vite, sinon plus, dans le cas de la gauche. On voit ainsi le Parti Socialiste faire de grands efforts pour occuper la place supposée vacante au centre, ou plutôt au centre droit, suite au déclin embarrassé d’une droite « modérée » et « sociale » (qui s’est longtemps réclamée du gaullisme), sans doute pour rendre plus tard possible des alliances électorales permettant à son personnel de se maintenir au pouvoir,

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6362 Vers l’extrême L’(auto) exclusion de la gauche

ne cesse d’opérer la lustration au prix d’une vaine repentance, tantôt vers un avenir loin-tain dont on ne voit pas bien comment elle pourrait contribuer à le faire advenir. Il lui reste bien sûr la défense du peuple. Mais pour que les positions de gauche se distinguent nettement de celles de l’extrême droite, dont la défense du peuple est devenue l’un des principaux refrains, et soient assez puissantes pour s’y opposer, il faudrait au minimum qu’elles puissent prendre appui sur des analyses novatrices. D’une part sur des analyses capables de lier la situation politique actuelle aux changements de large ampleur qui ont affecté les classes sociales, les formes de propriété, la distribution des avantages et du pouvoir, c’est-à-dire les modes de domination dans l’Europe de l’Ouest, et aussi à la façon dont les acteurs sociaux résistent à cette domination en développant de nouveaux modes de vie plus autonomes, notamment dans le domaine de la relation aux autres et de la sexualité. D’autre part de renouveler un internationalisme qui, dans des conditions non moins difficiles que celles que nous connaissons actuellement, a fait la force et l’éclat du mouvement ouvrier et qui

de suivisme par rapport à une base qui tend à lui échapper à mesure qu’elle glisse, elle aussi, presque insensiblement et presque innocemment, sinon inconsciemment, vers la droite. On a longtemps accusé l’extrême gauche d’être dépendante d’une idéologie rigide et surannée. Mais ce qui frappe, dans l’extrême gauche actuelle, c’est au contraire l’absence quasi totale d’idéologie et, du même coup, non l’accomplissement d’actions qui seraient dictées par des analyses erronées, mais l’absence d’analyse et, par là, d’orientation consciente débouchant sur des actions. La vague de l’altermondialisme, au début des années 2000, ainsi que celle, une décennie plus tard, des indignés et des mouvements d’occupation contre le 1 % des plus riches (sur le modèle de « Occupy Wall Street »), se sont épuisées sans empêcher la dérive des sociétés européennes vers une droite tirée par son extrême. C’est dire que l’extrême gauche actuelle non seulement demeure passive dans une situation politique où elle est dominée, mais surtout qu’elle a abandonné la situation politique, c’est-à-dire le présent, pour fixer son attention tantôt vers un passé dont elle

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les dérives autoritaires, comme l’ont montré nombre d’exemples historiques confirmant les travaux portant sur la formation des « opi-nions » réalisés par des sociologues ou des politistes. C’est la raison pour laquelle la réflexion doit se tourner vers les dispositifs qui, en amont du vote, permettent aux acteurs sociaux de développer leur capacité à mener des enquêtes et à élaborer des revendications sur la base de leurs expériences, comme l’ont déployé les analyses d’inspiration pragmatiste, se récla-mant souvent de l’œuvre de John Dewey. Ces capacités critiques ne peuvent se constituer ou, plutôt, prendre conscience d’elles-mêmes, que si elles ont pu être mises en œuvre et éprouvées par la prise de parole et l’action dans les instances collectives de la vie quotidienne. Or, les entraves mises non seulement à la critique mais aussi à l’information sur les choix opérés par des directions opaques – ou comme disent les politistes à la «démocratie participative », qui est d’autant plus souvent invoquée qu’elle est moins réalisée – se sont accrues à peu près dans tous les domaines et, au premier chef, au travail, avec la mise au pas des syndicats, qui n’a pas été pour l’instant

doivent être envisagés à l’aune notamment des transformations écologiques en cours. Il convient enfin, bien sûr, d’explorer les conditions d’élargissement de la démo-cratie, d’abord dans ses formes électorales qui, quelles qu’en soient les modalités, sont constitutives de l’exigence démocratique. Et cela d’autant plus que l’on passe de petits groupes dont les membres peuvent interagir par la discussion en face à face et ne recourir au vote qu’en cas de désaccord confirmé, à des collectifs de grande taille rassemblant des acteurs sociaux dont la participation aux décisions communes doit surmonter l’obs-tacle de la distance. C’est dans le sens d’un tel élargissement, aussi modeste soit-il, qu’allait la promesse, figurant dans le programme du Parti Socialiste aux élections de 2012, visant à ouvrir le droit de vote aux élections locales aux étrangers résidents en France depuis cinq ans, et qui, comme bien d’autres, n’a pas été honorée. On sait toutefois que les expressions électo-rales de la démocratie, qu’il est pour le moins inconséquent de traiter par le mépris sous prétexte qu’elles seraient purement formelles, sont loin d’offrir un rempart infaillible contre

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6766 Vers l’extrême Le détournement des mots communs

Qu’il s’agisse d’une fausse conscience ou, si l’on veut, d’une simple impression ou d’un sentiment, est certainement juste puisque les mots ont toujours au moins le sens qui leur est conféré par leur présence dans un certain contexte d’énonciation. Mais elle correspond à une expérience de pensée réelle quand les mots perdent leur stabilité sémantique et par là leur capacité à fonder un langage commun. C’est-à-dire quand ils ne sont plus immédia-tement compris qu’« à demi-mot », à la fois par ceux qui les utilisent et par ceux à qui ils sont destinés, et que s’instaure, entre les premiers et les seconds, une sorte de complicité, d’autant plus appréciable qu’elle demeure tacite. C’est singulièrement le cas lorsque cette compli-cité s’établit par rapport à un ennemi auquel il peut être fait référence dans la situation d’énonciation, de manière aussi vague soit-elle, même s’il n’est pas explicitement nommé. On le voit par excellence, dans le cas de la propagande et, plus nettement encore, dans celui des « langages totalitaires » – pour reprendre les termes de Jean-Pierre Faye – dont l’analyse par Victor Klempereur de « la langue du III e Reich », constitue sans doute l’exemple le plus frappant. Mais, dans la

compensée par le développement d’autres formes de mobilisation et d’activisme.

Le détournement des mots communs

En l’absence de telles analyses, le signifiant de « peuple » devient aussi flottant que celui de « juif », dont on parlait plus haut, et d’ailleurs que celui de « bobo » ou que celui d’« Islam », dont le flou est particulièrement appréciable, avec le risque de voir ces signifiants vides de sens se déterminer uniquement les uns par rapport aux autres. Dire que cela rappelle de mauvais souvenirs est un euphémisme. La conscience d’être plongés dans un monde où les mots « n’auraient plus de sens » parce qu’ils auraient « perdu leur significations partagées », est sans doute l’un des symptômes les plus marquants de l’inquiétude qui accompagne, ou plutôt précède, les grandes crises sociales, comme l’a bien montré Philippe Roussin quand – dans le beau livre qu’il a consacré à Céline –, il analyse les multiples formes que prend l’expression foisonnante de ce thème chez des écrivains et des philosophes de l’entre-deux-guerres.

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dire – tous ceux dont le projet consiste à dire avec des mots la réalité telle qu’elle est vécue par les personnes dont la parole ou surtout l’écriture ne sont pas le métier principal ni, souvent, un exercice des plus aisés. Une des premières tâches à laquelle des intellectuels – qu’ils soient écrivains, phi-losophes ou qu’ils pratiquent les sciences sociales – sont aujourd’hui confrontés consiste donc à se réapproprier un langage détourné. Cela vaut, par excellence, pour le terme de « peuple » qu’ils ne peuvent ni mettre sous le boisseau, ni simplement reprendre en feignant d’ignorer certains des usages politiques qui sont actuellement les siens, ni se contenter de le placer entre guillemets, comme s’ils le prenaient avec des pincettes et, en quelque sorte, sur le mode de l’ironie, ce qui les met aisément et, d’ailleurs, à juste titre, sous l’accusation de pratiquer à leur tour un « racisme de classe ». Que les classes populaires doivent, peut-être plus que jamais, être soutenues dans leurs luttes, en pratique, mais aussi par des analyses de la situation qui leur est imposée par les transformations actuelles du capitalisme, n’est pas contestable. Mais pour que ces analyses

mesure où ces langages orientés vers l’ac-tion et destinés à transformer les mots en armes, se constituent non seulement par la confection de formules nouvelles, d’autant plus frappantes qu’elles sont plus polémiques, mais aussi, ou surtout, par un détournement des mots déjà là, ils placent ceux qui entendent décrire la réalité sociale en ayant recours à des termes usuels devant un dilemme difficile. Il consiste soit à reprendre les mêmes mots, mais avec le risque de les voir entendus au sens qui leur a été désormais donné dans le discours des propagandistes ; soit à créer des néologismes difficilement compréhensibles ; soit à recourir à des euphémismes ; quand ce n’est pas à se résigner au silence. Certes, nous n’en sommes pas là. Mais il reste que l’actuel détournement, tantôt par la droite dite « classique » et tantôt par l’extrême droite, de termes empruntés aux discours, pour certains, du mouvement ouvrier et, pour d’autres, de l’analyse sociale dans ses expressions critiques, – tels que « justice sociale », « égalité des chances », « valeurs », « République », « démocratie », « intégration », « système », « oligarchie », etc. – met dans l’embarras – c’est le moins qu’on puisse

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7170 Vers l’extrême Les deux orientations de la critique

au néolibéralisme et aux techniques de pou-voir qui lui sont associées, est une évidence. Car, en effet, cette conversion produit des dégâts innombrables et elle est loin de s’être épuisée, comme en témoignent par exemple actuellement les pressions exercées par des économistes néolibéraux et des présidents d’universités sur le gouvernement socialiste en faveur d’une augmentation importante des droits d’inscription dans les universités et les Grandes écoles. Une mesure de ce type mettrait encore davantage au service des héritiers, des ins-titutions universitaires dont les récentes réformes ont accru la dimension managériale et que l’élite libérale entend quasiment utiliser comme un dispositif de sélection naturelle, comme pour mettre en pratique l’idée, relan-cée par les think tanks libéraux dès les années 1990, « d’inégalités justes ». Et de même, la critique du capitalisme, dont la crise de 2008 n’a en rien suscité la fameuse « régulation » que l’on attend toujours, devrait s’intensifier notamment en suscitant des travaux plus précis sur les formes actuelles du capitalisme et sur la façon dont il se modifie pour répondre à la critique.

puissent déboucher sur des actions politiques, encore faut-il que cette référence au peuple tienne vraiment compte de sa composition présente, de la diversité de ses origines et de ses modes de vie et de travail, au prix d’un arrachement (certes douloureux !) à l’idée d’un peuple absolutisé et éternel. C’est-à-dire aussi résister à la tentation d’une fixation nostalgique sur le peuple du xix e siècle et sur ses combats pour l’émancipation, ou à celle de ne porter attention aux membres des classes populaires que lorsqu’ils paraissent sortir d’un des tableaux magistraux qu’en a donnés la sociologie des années 1960-1970, comme ceux que l’on doit à Pierre Bourdieu.

Les deux orientations de la critique

L’orientation critique, dont se réclame la gauche depuis les Lumières, ne peut donc se contenter de prendre pour cible un « système » qui serait le système actuel de domination, dans une situation où la critique du « système » est devenue l’apanage de la droite la plus dure. Qu’il faille, depuis la gauche, poursuivre la critique de la conversion des États occidentaux

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7372 Les deux orientations de la critiqueVers l’extrême

surtout les religions minoritaires et, au premier chef, l’Islam –, s’invite dans la politique, elle divise, dans une ambiance passionnelle, une gauche impuissante à surmonter des tensions qu’elle se refuse, le plus souvent et dans une fausse facilité, à finalement aborder de front. Que la question religieuse, dont l’urgence laisse perplexe si l’on prend la peine de la considérer calmement, écrase à ce point la question éco-nomique et sociale déconcerte tant que l’on ne voit pas qu’elle est liée à celle de « l’identité » et du « peuple », relançant une théologie politique ou géopolitique qu’il faut refuser. Il est facile de s’indigner face aux expressions les plus grossières de la xénophobie, de l’anti-sémitisme ou de ce que l’on appelle maintenant le « populisme », sans d’ailleurs être vraiment au fait de ce que ce terme peut bien signifier, et c’est peut-être rien ou peut-être trop. Mais sans doute peut-on penser que les terribles « évidences » qui se donnent à lire et à entendre sans gêne ni autocensure, dans des livres à grand tirage, des journaux, à la radio, à la télévision, sans parler d’internet, n’auraient pas les effets dévastateurs qu’elles sont en train d’exercer si elles provenaient seulement de quelques aventuriers irresponsables. Elles

Il est non moins urgent de poursuivre l’ana-lyse et la mise en cause des nouvelles techno-logies de surveillance et de contrôle social qui jouent un rôle toujours plus important dans l’exercice du pouvoir, et qui peuvent, au nom d’une « lutte contre le terrorisme », conduire à une extension indéfinie de l’espionnage mené pour le compte des États, souvent d’ailleurs avec l’aide d’entreprises privées, à l’égard duquel personne n’est à l’abri. Cette mise sur écoute de la contestation, d’où qu’elle vienne, mais aussi bien de notre existence quotidienne, constitue un véritable poison pour la vie personnelle, c’est-à-dire aussi pour la démocratie. Mais ces critiques nécessaires risquent de perdre définitivement leur tranchant et de se retourner contre elles-mêmes si elles ne sont pas associées à l’analyse et à la mise en cause des formes de critiques qui, depuis la droite nationaliste, prétendent, elles aussi, vouloir pourfendre le néolibéralisme et abattre le « système ». Parmi de nombreuses autres tâches, la gauche doit, en outre, et peut-être même au préalable, clarifier ses positions en matière religieuse : car dès que la religion – c’est-à-dire en réalité

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Mais c’est aussi pour eux une façon de résis-ter à l’espèce de passivité conservatrice qui envahit insidieusement le microcosme dans lequel s’inscrivent leurs travaux, et qui risque de les paralyser ou d’en détourner l’orientation. Ils mériteront alors ce nom d’« intellectuel »

– aujourd’hui si décrié (« la fin des intellec-tuels ») que la droite donna par dérision à une poignée d’amateurs – d’écrivains, d’artistes, de philosophes et, déjà, d’érudits engagés dans ce nouveau domaine, les sciences sociales – qui, à la fin du xix e siècle, entrèrent, souvent à contrecœur et poussés par l’événement, dans les combats politiques de leur temps, sans mandat institutionnel ni autorité d’expert. Mais ils ne supportaient pas de ne pas avoir prise sur leur monde. Prenons soin du nôtre.

21 avril 2014

doivent une part substantielle de leur force au fait de se situer en fin de parcours d’une chaîne de montage de signes dont la conception doit beaucoup à ces sortes de bureaux d’études qui se logent dans certaines des hautes institutions de pensée, d’enseignement et de recherche. Les débats les plus abstraits en apparence, voire les plus abscons, ont avec les situations politiques qui les environnent des relations complexes où il est souvent difficile de distinguer ce dont ils sont le reflet de ce qu’ils contribuent à faire advenir. C’est ce que l’on appelle avec lassitude « l’esprit du temps ». Mais quand cet esprit prend le tour qu’on lui voit adopter actuellement, il devient urgent de le constituer en objet majeur d’enquête et d’analyse critique, c’est-à-dire de faire, pour parler comme Michel Foucault, une « ontologie de l’actualité », une « ontologie historique de nous-mêmes ». C’est, pour des intellectuels, la façon la plus immédiate de chercher à infléchir une situa-tion politique dont ils subissent les effets dans l’atmosphère délétère dont la vie quotidienne du pays où ils vivent et travaillent se trouve nimbée, et à laquelle ils peuvent réagir aussi de multiples autres façons – comme on dit « en tant que citoyens ».

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Nous remercions celles et ceux qui nous ont aidé par des lectures et des critiques d’états

précédents de ce texte et, particulièrement, Christophe Boltanski, Bruno Cousin,

Emmanuel Didier, Élie Kongs, Jeanne Lazarus, Dominique Le Vaguerese, Philippe Roussin,

Tommaso Vitale.

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Là, ce que nous avons trouvé,Invraisemblable mais certain,

Liaison par les mots, pourAccomplir ce que nous sommes.

Cet ouvrage est composé en Elephant dessinée par Gareth Hague

pour les titres et en Prensa de Cyrus Highsmith pour presque

tout le reste.

Une situation politique exceptionnelle (11)

De déplacements en déplacements (16)

Un révisionnisme extensible (21)

Le peuple vu de droite (23)

La politesse comme morale (28)

L’obsession de l’identité (36)

Le « vrai peuple » et le reste (42)

Identité de l’Europe et Europe des identités (47)

Le pouvoir d’imposer ce qui « va de soi » (56)

L’ (auto) exclusion de la gauche (59)

Le détournement des mots communs (66)

Les deux orientations de la critique (70)

REPÈRES THÉMATIQUES

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Face à un monde las et désorienté par ce qui se maintient sous le nom de « crise », avec ces

livres nous voulons redonner sens à la critique, libérer des affects, et ainsi saisir l’occasion inouïe

de s’ouvrir à la passion du réel : au Dehors.