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Maurice Merleau-Ponty et les Archives-Husserl LouvainAuthor(s):
H. L. Van BredaReviewed work(s):Source: Revue de Mtaphysique et de
Morale, 67e Anne, No. 4 (Octobre-Dcembre 1962), pp.410-430Published
by: Presses Universitaires de FranceStable URL:
http://www.jstor.org/stable/40900692 .Accessed: 10/08/2012
12:14
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Maurice Merleau-Ponty et les Archives-Husserl Louvain
Depuis la publication, en 1945, de la Phnomnologie de la
Perception, les lecteurs attentifs de Maurice Merleau-Ponty savent
que, pendant la prparation de cet ouvrage, ce dernier avait pu
tudier de prs plu- sieurs manuscrits, alors encore indits, qui
faisaient partie de l'uvre posthume de Husserl dpose Louvain K Dans
ce livre, en effet, il utilise plusieurs reprises des termes et des
expressions emprunts ces indits et il s'inspire de leur contenu
pour prciser et commenter cer- taines doctrines husserliennes.
Enfin, au moins en deux endroits de ce mme ouvrage, il parle
explicitement des consultations qu'il a pu faire du dpt de Louvain.
En note la page 108 tout d'abord, aprs un ren- voi au manuscrit des
Ideen II *, dont il cite une expression, nous lisons : Nous devons
Mgr Nol et l'Institut Suprieur de Philosophie de Louvain,
dpositaire de l'ensemble du Nachlass [de Husserl], et en par-
ticulier la bienveillance du R. P. Van Breda, d'avoir pu consulter
un certain nombre d'indits . Ensuite, la fin du volume (p. 523)
dans la liste des travaux cits , il prcise que, pour Husserl, il ne
cite pas uni- quement les textes dj publis en 1945, mais, en outre,
avec l'aimable autorisation de Mgr Nol et de l'Institut Suprieur de
Philosophie de Louvain , trois indits ; voici comment il en cite
les titres dans cette liste : Ideen zu einer reinen Pknomenologie
und phnomenologischen Philosophie, II (indit) ; Umsturz der
kopernikanischen Lehre : die Erde als Ur-Arche bewegt sich nicht
(indit) ; Die Krisis der Europischen Wissenschaften und die
transzendentale Phnomenologie, II et III (in- dit).
Dans les ouvrages et articles de Merleau-Ponty parus depuis
1945, nous ne trouvons que trs exceptionnellement des traces bien
claires d'une utilisation quelconque des indits husserliens, et
dans ces textes
1. Voir sur la cration de ce dpt : H. L. Van Breda, Le Sauvetage
de V Hritage husserlien et la Fondation des Archives Husserl, p. 1
41, dans Husserl et la Pense moderne ( Phaenomenoloaica, 2). La
Haye, 1959.
2. En 1952, Mme Marly Biemel a dit ce texte, dans le volume
Husserliana, Band IV (La Haye, Martinus Nijhoff).
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Merleau-Ponty et Louvain
nous n'avons pu dcouvrir qu'un seul passage o il y renvoie
explicite- ment *. Mais enfin, ces traces existent, et le renvoi
auquel nous venons de faire allusion est bien clair et il fait, en
outre, apparition dans un pas- sage fort important, crit au cours
d'une des dernires annes de sa vie.
Dans les quelques notes qui vont suivre, nous n'avons toutefois
aucune- ment l'intention de dpister dans l'uvre de Merleau-Ponty
les sdiments ventuels que le contenu de l'uvre indite de Husserl,
tudie par lui, y aurait dposs. Notre propos consistera plutt
fournir aux historiens futurs du philosophe franais quelques donnes
prcises, conserves -dans nos notes et dans notre correspondance, et
qui permettront de dterminer quels sont les indits husserliens que
ce dernier a consults de fait, ou du moins, qu'il a pu consulter ;
et ensuite, quels sont les moments oh ces diffrentes consultations
ont eu lieu.
* * *
Ailleurs 2 nous avons racont comment, au cours de l'automne
1938, et peu aprs le dcs de Husserl, nous avions russi transporter
de Fribourg-en-Brisgau Louvain, les quelque 40 000 pages d'indits
philosophiques, stnographies de sa main, que le matre avait laisses
sa mort. Dans ce mme rcit, nous avons galement relat que, ct de ces
manuscrits stnographiques, Mme Husserl, qui avait survcu son mari,
nous avait confi quelque 10 000 pages de transcriptions de ces
autographes en criture courante, labores du vivant du matre par ses
assistants. Avant la fin de novembre 1938, tous ces documents se
trouvaient de nouveau runis au centre d'archives qui fut alors
cons- titu l'Institut Suprieur de Philosophie de l'Universit de
Louvain. Et quelque temps aprs, au cours du printemps 1939, nous
amorcions l'laboration scientifique de ces documents, initi ce
travail par M. Ludwig Landgrebe et par M. Eugen Fink, les deux
derniers assis- tants de Husserl, qui avaient accept de venir
Louvain nous prter leur aide et concours. On se rappellera enfin
qu'en juin 1939, nous avions pu intgrer l'importante bibliothque de
Husserl l'ensemble des docu- ments runis l'institution que nous
appelions dj Les Archives-Husserl Louvain,
C'est en mars 1939, au moment mme o tous ces vnements sont en
train de se drouler que Maurice Merleau-Ponty s'est adress pour la
premire fois nous pour s'enqurir au sujet de l'hritage spirituel de
Husserl et pour nous demander si, Louvain, la consultation des
indits tait possible. Quelques jours plus tard, nous avons eu
ensuite
1. Dans l'article : Le Philosophe et son Ombre, publi d'abord
dans Edmund Husserl, 1859-1959. Recueil commmoratif publi
l'occasion du centenaire de la naissance du philosophe
(Phaenomenologica, 4), La Haye, 1959, p. 195-220, et repris par
l'auteur dans son recueil Signes (Paris, 1960), p. 201-229.
A. Voir l'article dj cit la note 1 de la page prcdente.
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H. L. Van Breda
le plaisir de le recevoir Louvain o nous avons pu lui offrir la
possi- bilit de lire et d'tudier un certain nombre des manuscrits
que nous venions de sortir de l'Allemagne. Notons encore ici, avant
de raconter le dtail de sa visite, que Merleau-Ponty fut le premier
chercheur non- louvaniste qui se soit adress nous pour consulter
les indits.
Le 16 mars 1939, M. Eugen Fink tait arriv de Fribourg-en-Brisgau
Louvain. Quelques jours plus tard, il commena sa collaboration aux
Archives par la transcription des originaux stnographiques du
groupe C, c'est--dire des indits sur le temps et la temporalit que
Husserl avait rdigs depuis 1928-1930. Moins d'une semaine plus
tard, je reus une lettre de Paris, dont voici les passages
essentiels :
Lundi 20 mars [1939]. Monsieur,
Je me permets, sur le conseil de Monsieur Jean Hering 1, de vous
demander quelques renseignements sur le Nachlass de Husserl, en
m'excusant auprs de vous de vous donner la peine d'une rponse. Je
poursuis un travail sur la Phnomnologie de la Perception, pour
lequel il me serait extrmement utile de connatre le tome II des
Ideen. Il en existait un exemplaire dactylographi que les lves de
Husserl consultaient. Cet exemplaire existe-t-il encore, et
pensez-vous qu'il me serait possible d'en obtenir communication sur
place [ Louvain] ? Si des lettres d'introduction de M. Brunschvicg
ou d'un autre profes- seur taient ncessaires, je vous serais trs
oblig de bien vouloir me le signaler.
Je me permets de vous demander en mme temps si l'ouvrage de Fink
dont un fragment vient de paratre dans la Revue Internationale de
Philosophie a, doit tre imprim bientt en Belgique.
Enfin, je n'arrive pas me procurer l'ouvrage posthume publi par
Land- grebe l'Academia Verlag (Erfahrung und Urteil) Prague 3. Je
ne pense pas obtenir de rponse de Prague mme. Je me demande si
l'ouvrage n'est pas en vente en Belgique (je ne l'ai vu nulle part
Paris) et vous serais trs reconnais- sant de me dire si l'on peut
l'y acheter. J'ai d'autant plus envie de le lire sans dlai que M.
Koyr m'a charg d'un article pour le numro d'hommage Husserl que
prparent les Recherches Philosophiques.
Veuillez agrer.... [sign] Maurice Merleau-Ponty
Charg d'enseignement l'cole Normale Suprieure.
1. Disciple et ami personnel de Husserl, titulaire d'une chaire
la facult de tho- logie protestante de Strasbourg, qui, comme on
sait, fut un des premiers attirer l'attention des philosophes
franais sur la valeur de la phnomnologie husserlienne.
2. Cet article qui parut en 1939, dans le fascicule 2 de cette
revue (p. 22b-27U), porte le titre : Das Problem der Phnomenologie
Edmund Husserls.
3. Il s'agit de la premire impression - sortie Prague en 1939,
par la maison d'dition Academia - de l'ouvrage bien connu : Edmund
Husserl, Erfahrung und Urteil, Untersuchungen zur Genealogie der
Logik, ausgearbeitet und herausgegeben von Ludwig Landgrebe. -
Immdiatement aprs l'invasion de la Tchcoslovaquie, au printemps de
1939, les nazis dtruisirent tous les exemplaires de cette dition
qu'ils trouvrent chez l'diteur. En mars, j'en avais toutefois reu
un exemplaire de la part de M. Landgrebe et, au mois de mai
suivant, cent autres copies, expdies par l'diteur quelques jours
avant l'invasion de Prague, arrivaient galement notre adresse.
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Merleau-Ponty et Louvain
Le 28 mars suivant, je rpondis cette lettre. Dans cette rponse,
j'informais tout d'abord mon correspondant du fait qu' Louvain nous
disposions, en effet, d'un exemplaire en criture courante du tome
II des Ideen. Il y trouverait, en outre, ajoutais-je, une srie
d'autres trans- criptions de textes husserliens qui pouvaient sans
doute lui tre utiles, et, enfin, il pourrait y consulter un
exemplaire d' Erfahrung und Urteil, Volontiers, lui dis-je, je
mettrais tous ces documents sa disposition, mais alors Louvain mme.
Il tait, en effet, exclu que je les lui expdie. Les transcriptions,
parce que tout envoi m'en tait interdit ; le livre, parce que
c'tait le seul et unique exemplaire qui en ce moment tait arriv de
Prague en Belgique. Concernant les textes husserliens, j'ajou- tais
encore qu'il n'tait pas certain qu'en ce moment, Louvain pourrait
envisager de lui octroyer la permission de les citer ; les
questions concer- nant les limites de leur utilisation par tiers
n'taient, en effet, pas encore dfinitivement rsolues. En terminant,
je lui communiquais encore que je savais de source certaine que M.
Fink ne songeait pas publier en Belgique quelque ouvrage que ce
soit, et que je croyais mme savoir qu'il n'avait pas encore entam
la continuation de son article dans la Revue Internationale de
Philosophie,
Le jeudi 30 mars, Merleau-Ponty me rpondit qu'il s'tait dcid
d'en- treprendre le voyage Louvain deux jours plus tard,
c'est--dire le samedi 1er avril. Il y ajouta : Je ne pourrai
malheureusement pas sjourner en Belgique plus de cinq ou dix jours,
et je voudrais mettre profit ces quelques jours pour tudier autant
que possible les parties de l'ouvrage [il voulait dire sans doute
du Nachlass ] qui m'intressent le plus immdiatement ; ces parties,
on le sait dj, taient une srie de paragraphes des Ideen IL Le
passage de la lettre que nous venons de citer, se termine par une
remarque trop optimiste sans doute vu les menaces qui se
profilaient alors l'horizon international : Je pourrais plus tard
revenir en Belgique pour continuer cette lec- ture.
Arriv Louvain le samedi 1er avril dans l'aprs-midi,
Merleau-Ponty y resta jusqu'au jeudi soir le 6 avril ou au vendredi
matin le 7. Il rentra en tout cas Paris avant le dimanche 9 qui, en
1939, tait le jour de Pques. Lors de ce sjour Louvain, il vcut et
travailla dans la modeste pension Saint- Augustin, situe quelques
pas de la Bibliothque Uni- versitaire et de l'Institut Suprieur de
Philosophie.
Au cours de ces quelques jours de visite, j'eus tout d'abord
l'occasion de le prsenter M. Eugen Fink qui, comme je l'ai dj dit
plus haut, venait d'arriver Louvain pour y collaborer aux Archives.
Bien que, dans la conversation, chacun d'eux se butt alors des
difficults trs srieuses pour s'exprimer dans la langue de l'autre,
ils eurent un long change de vues, passionnant d'ailleurs, o, pour
une premire fois, le rle de traducteur entre phnomnologues de
nationalits diffrentes
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H. L. Van Breda
me fut dvolu ; rle qui, dans les annes venir, devait encore
m'choir bien souvent.
De M. Ludwig Landgrebe, Merleau-Ponty put bien consulter Lou-
vain le volume Erfahrung und Urteil, dont nous parlions dj plus
haut* II ne put toutefois l'y rencontrer ; ce n'est, en effet, que
le 24 avril 1939, que, venant de Prague, ce dernier est venu se
joindre M. Eugen Fink comme collaborateur aux Archives.
Ensuite, j'eus montrer mon visiteur de Paris l'ensemble des
auto- graphes stnographiques de Husserl, dont alors nous ne
pouvions que regarder attentivement l'aspect extrieur, sans pouvoir
en dchiffrer le contenu.... A ce moment, ces stnographes se
trouvaient encore dans le coffre de la Bibliothque Universitaire ;
de l ils ne seraient, en effet, dmnags l'Institut Suprieur de
Philosophie o ils se trouvent depuis, qu'au cours du mois de
janvier 1940, c'est--dire moins de quatre mois avant que la presque
totalit de la dite Bibliothque ne soit dtruite par l'incendie,
cause par les bombes allemandes.
Merleau-Ponty m'accompagnait enfin au couvent franciscain de
Louvain o, de l'automne 1938 et jusqu' la fin de 1940, je conservai
en ma cellule les transcriptions en criture courante, dj cites plus
haut, que les assistants de Husserl avaient labores avant sa mort
et que j'avais ramenes d'Allemagne avec les autographes
stnographiques. Ce furent prcisment des transcriptions de cette
espce qu'il lut et tudia l'occasion de cette premire consultation
des indits ; d'ailleurs, les trois textes, consigns par lui dans la
liste de travaux cits de la Phnomnologie de la Perception, dont, au
dbut de cet article, nous avons dj transcrit les titres,
appartenaient tous les trois cette cat- gorie. Nous nous bornerons
ici fournir quelques prcisions ultrieures sur le contenu de ces
trois dossiers d'archives.
Le premier ne contenait autre chose que la transcription
dactylo- graphie qu'en 1924-1925, M. Ludwig Landgrebe avait labore
du volume II des Ideen K C'est ce texte mme que Mme Marly Biemel a
utilis comme manuscrit de base 2 pour l'dition qu'en 1952, elle a
publie sous le titre : Ideen zu einer reinen Phnomenologie und
phno- menologischen Philosophie, Zweites Buch, Phnomenologische
Unter- suchungen zur Konstitution (Husserliana, Band IV).
Le second manuscrit dont il est question dans la liste des
travaux cits de 1945, est une transcription que le mme M. Ludwig
Landgrebe avait labore Prague entre 1936 et 1938 3. Merleau-Ponty
s'y rfre plusieurs reprises dans La Phnomnologie de la Perception
et il y revient encore dans son article Le Philosophe et son Ombre
4. Cette trans-
1. Voir, dans Husserliana, Band IV, l'introduction de Mme Marly
Biemel, p. xvin. . Ibid., p. xviii-xx. 3. Concernant le travail de
transcription de M. Landgrebe a Prague, voir H. L. Van
Breda, Le Sauvetage de l'Hritage..., p. 15-16 ; lire aussi p.
35-36. 4.Voir la note 1 la page 411.
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Merleau-Ponty et Louvain
criptien de 24 pages in-4 reproduit un autographe stnographique,
labor par Husserl du 7 au 9 mai 1934, et qui, dans la
classification systmatique des indits, mise en vigueur par le matre
lui-mme en 1935, porte la signature D 17. Les manuscrits classs
alors sous la lettre D se rapportent en gros ce que Husserl appelle
la constitution primor- diale (primordiale Konstitution,
Urkonstitution) ; on y trouve surtout des elaborations sur la gense
intentionnelle des couches les plus origi- nelles de la conscience
des choses, et une doctrine sur l'esthtique trans- cendantale,
entendue au sens husserlien. Sur la couverture du manus- crit D 17,
le matre lui-mme en rsuma comme suit le contenu : Umsturz der
kopernikanischen Lehre in der gewhnlichen weltanschaulichen Inter-
pretation. Die Ur- Arche Erde bewegt sich nicht. - Grundlegende
Untersu- chungen zur phnomenologischen Ursprung der Krperlichkeit,
der Rum- lichkeit der Natur im ersten naturwissenschaftlichen
Sinne. Alles notwendige A nj an gs unter suchungen.
Enfin, Louvain en 1939, Merleau-Ponty consulta encore une troi-
sime transcription, celle que, en 1935-1936, M. Eugen Fink avait
faite des paragraphes 28 73 du dernier grand travail de Husserl :
Die Krisis der europischen Wissenschaften und die transzendentale
Phnomenologie. Erronment, il cite ce dernier texte, dans La
Phnomnologie de la Per- ception (p. 523), comme constituant les
parties II et III de l'ouvrage en question 1 ; de fait, en 1936,
les deux premires parties avaient dj parues Belgrade dans la revue
Philosophia, publie par Arthur Liebert. La seule et unique partie
de cette tude qui, en 1939, n'exis- tait qu'en manuscrit tait la
troisime. Ensemble avec les deux pre- mires, cette dernire partie
sera publie, en 1954, par Walter Biemel dans le volume VI des
Husserliana (p. 105 276). En cet endroit, on trouvera donc l'dition
critique du troisime texte consult par Merleau- Ponty lors de cette
visite en Belgique.
* * *
En septembre 1939, on le sait, la guerre clata entre la France
et l'Allemagne, et le 10 mai 1940, la Belgique tait envahie. L'anne
1939 et les annes de guerre qui l'ont suivie n'taient certes pas
particulire- ment propices pour revenir en Belgique et y continuer
la lecture des indits de Husserl, ainsi que Merleau-Ponty l'avait
envisag un ins- tant en 1939. Il ne reviendra de fait en Belgique
et Louvain qu'en mars 1946. Et ce second voyage, il ne
l'entreprendra pas dans le dessein de consulter des textes de
Husserl, mais bien pour faire, en diffrentes villes belges, des
confrences philosophiques.
Si, entre 1939 et 1946, les circonstances empchrent ainsi
Merleau-
1. Il s'agissait au contraire do III, A vi de III, H.
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H. L. Van Breda
Ponty d'excuter le projet qu'il avait formul en mars 1939, une
initia- tive dont, notre suggestion, un groupe de philosophes
parisiens envi- sagea l'excution au cours des annes 1942 1946 eut
comme cons- quence indirecte que, d'avril 1944 et jusqu'en 1948,
une srie d'indits se trouvrent en dpt Paris, o ils lui furent
accessibles. L'initiative laquelle nous venons de faire allusion
n'tait rien d'autre que le pre- mier essai, non russi d'ailleurs,
de trouver Paris une institution d'en- seignement ou une
bibliothque publique, o une partie notable des textes, conservs aux
Archives Louvain, serait mise la disposition des chercheurs
qualifis et intresss 1.
Mais avant d'esquisser dans ses traits essentiels l'histoire de
cet essai et de ce dpt, il sera ncessaire que d'abord nous
dcrivions succincte- ment le travail de transcription des
autographes, excut Louvain dans les mois qui suivirent immdiatement
le premier sjour en Belgique de Merleau-Ponty, ainsi que
quelques-unes des autres activits des Archives au cours des annes
de guerre.
Immdiatement aprs leur arrive Louvain au printemps 1939 et
jusqu'au 10 mai 1940, MM. Ludwig Landgrebe et Eugen Fink, attachs
alors aux Archives comme collaborateurs scientifiques, avaient
transcrit et dactylographi en cinq exemplaires un nombre important
de manus- crits stnographiques du matre. Le premier s'tait attaqu
aux 38 dos- siers, classs en 1935 sous le sigle B I, et qui sous le
titre gnral, Voies vers la rduction (Wege zur Reduktion),
contenaient des manuscrits, trs volumineux pour la plupart, o
Husserl expose les diffrentes pos- sibilits qui s'ouvrent au
philosophe qui veut exercer la rduction ph- nomnologique ; quand le
10 mai 1940, il dut interrompre son travail, il avait dj copi plus
de 30 de ces dossiers et les Archives possdaient en transcription
quelques 2800 pages in 4 de plus. M. Fink de son ct avait transcrit
tout d'abord les 17 manuscrits du groupe C, composs par Husserl
aprs 1928, et qui se rapportent tous presque exclusivement la
constitution du temps (Zeitkonstitution als formale Konstitution).
Ensuite il avait labor la transcription d'une dizaine des 18
dossiers classs sous la lettre D ; plus haut nous avons dj dit que
la plupart des textes du groupe D se rapportent la constitution
primordiale (primordiale Konstitution, Urkonstitution), et nous
avons expliqu sommairement ce que Husserl entend par cette
expression. En mai 1940, M. Fink nous laissait plus de 870 pages
dactylographies de transcrip- tions pour le groupe G et quelque
1550 pages pour les manuscrits D.
L'envahissement et l'occupation de la Belgique signifirent pour
MM. Landgrebe et Fink la fin de leur collaboration aux Archives et,
en novembre 1940, ils furent obligs de quitter Louvain pour rentrer
en Allemagne. D'un autre ct, de 1940 1944, la prsence des Alle-
1. Nous verrons plus loin qu'en 1958, un tel dpt put en effet
tre cr la Sor- bonne dans la Bibliothque de l'Universit de
Paris.
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Merleau-Ponty et Louvain
mands en Belgique obligeait tous ceux qui continurent s'occuper
des indits une prudence extrme, pour ne pas exposer l'hritage
husserlien aux svices que le rgime nazi rservait la production lit-
traire d'auteurs qualifis de non-aryens. Jamais toutefois, mme au
cours des annes les plus noires de la guerre, nous n'avons
interrompu compltement le travail aux indits, et toujours nous
avons continu changer des informations les concernant et mme les
documents eux- mmes avec des chercheurs belges, hollandais et
franais qui s'y int- ressaient.
Ds le printemps 1942, nous nous sommes mme dcid de faire bien
plus. D'un ct, nous avons engag Louvain plusieurs collaborateurs,
qui n'taient autres que des migrs allemands et autrichiens, eux-
mmes sous le coup des lois racistes du Reich, mais que leur
formation et rudition qualifiaient hautement pour le travail aux
indits. D'un autre ct, nous avons contact alors, - aussi secrtement
que possible, - quelques phnomnologues hollandais et franais, afin
de leur crer, si possible, de plus amples possibilits de consulter
et d'tudier les manus- crits. Pour augmenter encore l'efficacit de
ces contacts, nous avons entrepris tout d'abord, fin-avril dbut-mai
1942, un voyage de plus de quinze jours en Hollande, et entre la
fin du mois de mai et le dbut du mois d'aot de 1942, nous nous
sommes rendu ensuite deux fois Paris, o nous avons sjourn en tout
plus de quatre semaines.
A Paris, ma premire mission consistait dans la transmission
diff- rentes personnes de messages qu'en Hollande, H. J. Pos et
Edith Stein m'avaient confis. Aux Pays-Bas, j'avais en effet
longuement rencontr cette dernire au Carmel d'Echt, tout en ayant
dj l'angoissant pres- sentiment du sort terrible qui, quelques
semaines plus tard, serait le sien. Avec H. J. Pos, d'un autre ct,
je n'avais pu changer que quelques lettres ; ce moment, il tait en
effet intern, au camp de Vught et, malgr tous mes efforts, je ne
pus obtenir la permission de le voir.
Mais le vritable but de ces deux voyages Paris en 1942 tait,
vrai dire, tout autre.
Depuis les rencontres qu'en septembre 1938 j'avais eues avec
Gaston Berger Fribourg-en-Brisgau 1 et plus encore depuis la visite
de Merleau- Ponty Louvain, j'avais acquis la conviction qu'en cette
ville, plusieurs milieux philosophiques, et en particulier un
groupe de jeunes philosophes de l'cole Normale Suprieure, portaient
un intrt toujours grandis- sant la pense de Husserl. La lecture des
tudes phnomnologiques que Gaston Berger et M. J.-P. Sartre avaient
publies depuis, ainsi que des informations qui m'taient parvenues
par des canaux trs divers 2
1. Sur ces rencontres, voir H. L. Van Breda, Le Sauvetage de
l'Hritage..., p. 14^15, 2. Entr'autres par la correspondance que
Mme Husserl, la veuve du philosophe, entretint de 1939 1942 avec M.
Jean Hering et plusieurs autres professeurs fran-
ais. On sait que, de 1939 1946, Mme Husserl a vcu, comme
pensionnaire, dans un couvent prs de Louvain.
417 Revue de Mta, N 4, 1962. 27
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H. L. Van Breda
m'avaient encore confirm dans cette conviction. J'tais certain
par suite qu' Paris, un groupe non ngligeable de philosophes
saluerait avec satisfaction toute possibilit d'avoir accs aux
indits et n'hsi- terait pas, mme en 1942, me prter toute aide et
assistance, si je m'vertuais y crer un dpt de transcriptions
husserliennes. En me rendant en cette ville en 1942, j'avais
l'intention d'tudier sur place les possibilits d'y instaurer un tel
dpt, et j'esprais pouvoir en prparer la fondation.
Dans notre esprit, la collection d'indits que nous esprions
pouvoir amener Paris comprendrait avant tout un exemplaire complet
des transcriptions faites Louvain, en 1939-1940, par MM. Landgrebe
et Fink. Quelques autres manuscrits, dont les Archives possdaient
plus d'une copie, pourraient sans doute y tre ajouts encore K Les
docu- ments de ce dpt seraient consulter sur place, dans une des
biblio- thques publiques, et un comit restreint de philosophes
assumerait les responsabilits rsultant de leur conservation et de
leur consultation.
Voil en quelques traits le projet qui, en 1942, me conduisait
Paris et que j'esprais y mettre en marche. Il ne sera sans doute
pas nces- saire de rappeler ici que les temps que nous vivions
alors exigeaient que toutes les dmarches entreprendre soient faites
aussi discrtement que possible et que le vrai but de ces dmarches
restt compltement l'ombre.
Les pourparlers que, ds les derniers jours de mai 1942, nous
enga- gemes Paris avec quelques philosophes en vue de raliser nos
projets, nous menrent bien vite la rdaction d'un projet de contrat
entre l'Institut Suprieur de Philosophie de Louvain, d'une part, et
un groupe de philosophes parisiens, de l'autre. Les diffrents
articles de ce texte rglrent en dtail les modalits du prt par
l'Institut d'une srie de transcriptions de Louvain, ainsi que
celles de leur conservation et uti- lisation Paris.
Nous nous croyions dj tout prs d'aboutir, mais nous nous heur-
tions tout d'abord des difficults trs srieuses pour rsoudre le pro-
blme du transport des manuscrits de Louvain Paris. Et puis, vers la
fin de l't de 1942, un nouvel obstacle, bien plus redoutable
encore, s'opposa la constitution du dpt envisag. De leur ct, les
promo- teurs de cette initiative se rendirent de plus en plus
compte que le comit parisien, s'il voulait tre vraiment
reprsentatif et disposer de l'auto- rit voulue, devait comprendre
un ou deux des titulaires officiels des chaires de philosophie.
Pressentis plusieurs reprises, ces derniers se montrrent toutefois
plutt hsitants et allrent mme en fin de compte jusqu' nous refuser
leur collaboration. Ce refus, nous tenons le dcla- rer expressment
ici, tait du reste fort comprhensible par suite des
1. Ds Tt 1942, de nouvelles transcriptions furent labores
Louvain par M. et Mm Stephan Strasser et par Mme Ida Theumann, la
mre de Mme Strasser.
418
-
MerleaU'Ponty et Louvain
lourdes responsabilits morales, financires et autres, que devait
nces- sairement entraner pour les membres du comit en question, la
cra- tion, en temps de guerre, d'un dpt avec ce contenu. En tout
cas, toutes les dmarches successives entreprises pour la
constitution dfinitive du comit parisien chourent l'une aprs
l'autre ; il ne nous restait par consquent que de remettre sine die
la signature du contrat envisag et donc galement la constitution du
dpt lui-mme.
Toutefois les deux parties, Paris et Louvain, n'interrompirent
dfini- tivement les pourparlers ce sujet que bien aprs la guerre,
quand, en rponse une nouvelle proposition que je lui avais soumise
oralement quelques jours plus tt, Emile Brhier, alors directeur des
tudes de phi- losophie la Sorbonne, m'crivit le 2 janvier 1946 : Je
me demande s'il est bien utile que nous ayons Paris une copie de
tout ou partie des manuscrits de Husserl. D'abord grce votre
dvouement, les plus int- ressants seront dits, ce qui vaudra encore
mieux ; de plus, Louvain n'est pas si loin que les rares personnes,
qui auront le dsir de les consul- ter, ne puissent aller jusqu'
vous.
Aprs avoir rappel les traits essentiels de cette page de
l'histoire des Archives, dcrivons maintenant un peu plus en dtail
le rle que Mer- leau-Ponty a jou dans toutes ces tractations. Gela
nous permettra d'ail- leurs de fournir encore quelques dtails
supplmentaires sur l'attitude trs prudente qu'au cours de celles-ci
les professeurs de la Sorbonne crurent devoir adopter ; en mme
temps, nous aurons l'occasion de raconter comment, au printemps
1944, quelque 2100 pages d'indits husserliens furent tout de mme
dposes Paris o, pendant plusieurs annes, Merleau-Ponty eut
l'occasion de les consulter.
Au cours du rcit que nous venons de faire, nous avons dj men-
tionn un groupe de philosophes parisiens qui, se comportant comme
les promoteurs du dpt Paris, poussaient sans rpit sa ralisa- tion.
Ce groupe s'est constitu fort naturellement ds que, en mai-juin
1942, j'eus expos deux ou trois d'entre eux mes projets. Le plus g
des membres de ce groupe n'avait alors que trente-neuf ans, et
tous, une exception prs, appartenaient au milieu de l'cole Normale
Sup- rieure. La simple enumeration de leurs noms suffira,
croyons-nous, pour dmontrer qu'en tombant prcisment sur eux comme
partenaires de discussions, nous avons t servi par une chance bien
exceptionnelle. A ct de Merleau-Ponty, il y avait l Jean Cavaills
qui, en 1944, serait fusill Arras par les Allemands. M. Jean
Hyppolite et le philosophe indochinois, M. Tran-Duc-Thao, faisaient
galement partie de ce groupe, ainsi que, comme seul reprsentant des
Grandes coles Catholiques, le R. P. L.-B. Geiger, O. P.
tant l'an de tous et dj charg d'enseignement la Sorbonne, Jean
Cavaills fit au dpart plus ou moins figure de chef ; son dpart de
Paris, vers le 1er aot 1942, et ses activits dans la rsistance
mirent toutefois
419
-
H. L. Van Breda
prmaturment fin sa collaboration. Les deux autres membres du
groupe qui, de 1942 1946, se montrrent de loin les plus actifs
taient sans contredit Maurice Merleau-Ponty et M. Tran-Duc-Thao. Ce
ont ces derniers que j'ai rencontrs le plus souvent et c'est avec
eux que j'ai chang le plus de lettres et de messages.
Le 1er juin 1942, aprs un premier change de vues sur le dpt
crer, Merleau-Ponty me fit parvenir, Paris mme, les observations
suivantes :
J'ai rflchi ce que vous m'avez dit l'autre jour, et, aprs avoir
consult mes amis Hyppolite et Sartre, je pense que nous aurions ici
ds maintenant les lments ncessaires pour former un centre d'tudes
husserliennes. Il nous serait facile, si vous le souhaitez,
d'entrer en rapport avec Le Senne, Lavelle ou l'un quelconque des
professeurs de la gnration prcdente. Pour ma part j*aurais plus de
confiance dans une entreprise de gens de mon ge.
A mon avis, ce centre n'a chance de vivre que si nous le formons
autour d'un travail prcis de traduction et de publication. Aprs
tout, la philosophie de Husserl est presque entirement contenue
dans les indits, et il faut avouer que, jusqu' leur diffusion, elle
restera beaucoup plus un style (pour parler comme la Krisis) qu'une
philosophie prcise. Croyez-vous qu'il serait possible, comme vous
le suggriez l'autre jour, d'tablir ici un dpt o vous donneriez, par
exemple les Sections G et D en copie ? L'tude des textes nous
permettrait de vous proposer la publication en franais de certains
d'entre eux. Ils forme- raient un recueil pour lequel les diteurs
ne manqueraient pas. Nous serions tous trs dsireux de voir aboutir
ce projet, [car] il est possible que le public philosophique
lui-mme se lasse du mythe Husserl. Il serait temps sans doute de
lui donner quelque chose de positif.
Quelques jours plus tard, je rencontrais Merleau-Ponty une
dernire fois avant de rentrer en Belgique. A sa demande expresse,
je lui trans- mis alors un exemplaire dactylographi de la
dissertation doctorale que, le 2 aot 1941, j'avais dfendue Louvain
et qui traitait de la rduction phnomnologique dans la dernire
philosophie de Husserl . Le texte principal de ce travail tait crit
en nerlandais, ma langue maternelle ; Merleau-Ponty ne put donc en
prendre connaissance. Mais il tait d'autant plus intress par les
nombreux passages d'indit que je citais dans les 60 pages de notes
ajoutes ce texte, et encore tout particulirement par un appendice
de 90 pages o je reproduisis cinq textes husserliens de l'uvre
posthume.
Dans cet appendice, qu'il ne me rendit qu'en avril 1944,
Merleau- Ponty put lire un texte allemand que Husserl avait compos
en 1927 et dont la traduction anglaise par C. V. Salmon avait paru
sous le titre Phenomenology dans la 14e dition de V Encyclopaedia
Britannica (Lon- don, 1929), - Nous y avions reproduit aussi une
table de matires trs dtaille de la deuxime partie d'une grande tude
que, sous le titre
420
-
Merleau-Ponty et Louvain
Studien zur Struktur des Bewusstscins, M. L. Landgrebe avait
compose en 1925 en se servant de manuscrits qu' cet effet Husserl
avait mis sa disposition ; cette deuxime partie s'intitulait :
Wertkonstitution, Gemt, Wille. - Du groupe des indits se rapportant
l'tude Die Krisis der europischen Wissenschaften und die
transzendentale Phnomenologie, nous avions transcrit, en ce mme
appendice, la liste complte des titres de paragraphes (du 1 au 73),
ainsi que le texte des paragraphes 38 et 53 *. - Enfin, on pouvait
encore y lire la copie d'une lettre allemande que, le 11 mars 1935,
Husserl avait expdie Lucien Lvy-Bruhl pour remercier ce dernier de
l'envoi d'un exemplaire ddicac de son livre : La mythologie
primitive.
Retourn en Belgique vers la mi-juin, j'expdiais, le 14 juillet
suivant, une lettre Gavaills et Merleau-Ponty, dans laquelle je
pouvais leur annoncer l'accord des autorits acadmiques de Louvain
avec les pro- jets que nous avions labors Paris. Sous peu,
ajoutais-je, le texte du contrat, rglant le prt des transcriptions,
serait compltement labor Louvain. Ne pourraient-ils envisager alors
de venir en Belgique pour discuter avec nous les articles de ce
contrat et arrter de commun accord la liste des documents destins
au dpt de Paris.
Le 27 juillet 1942, la veille de son dpart pour la zone libre et
peu de semaines avant sa premire arrestation par les services
allemands, Jean Cavaills rpondit ma lettre pour dire qu'il ne
voyait plus gure de difficults majeures qui s'opposeraient la
cration d'un dpt et que nous pouvions donc esprer le raliser
bientt. En septembre, ajoutait-il, il comptait reprendre nos
conversations ce sujet. - Ni lui ni moi pouvions prvoir alors que
cette lettre serait la dernire qu'il m'crirait et que Jean Cavaills
finirait le mois de septembre 1942, dans un camp de concentration
du Midi de la France. Vers le milieu du mois de novembre, je lui
envoyais encore une fois une lettre ; celle-ci me fut renvoye par
la censure, videmment sans qu'on y ajoute la moindre explication.
Ce n'est qu'au printemps de 1943 que, par bribes et mor- ceaux,
j'ai appris connatre les vraies raisons de son silence prolong.
Le 1er octobre suivant, au retour de vacances, Merleau-Ponty me
rpon- dit son tour : Comment vous dire, m'crivit-il, quel point je
suis satisfait de voir que nos projets ont t approuvs et ont
maintenant chance d'aboutir. J'ai pu, Marseille, consulter auprs de
G. Berger, la VIe Mditation 3 ; je l'ai lue dans la tranquillit de
la petite ville
1. Voir Husserliana VI, p. 146-151 ; et p. 182-185. z. La dixime
Meditation n est autre cnose qu un texte ae M. rink, que ce aernier
a toutefois conu comme une continuation des cinq Mditations
Cartsiennes de Husserl. Ce texte, Fink Ta discut en dtail avec
Husserl, quoiqu'il y donne aussi, sous la forme d'une Phnomnologie
de la Phnomnologie , une critique trs serre de la pense
husserlienne. Une copie de ce texte, dont disposait Gaston Berger,
fut lu par pas mal de jeunes phnomnologues franais ; tort, certains
d'entre eux l'ont pris sans plus pour une expression de la pense de
Husserl lui-mme.
421
-
H. L. Van Breda
universitaire d'Aix-en-Provence, et cette lecture augmente
encore ma curiosit [pour les indits]. Je suis personnellement bien
heureux du succs de vos ngociations. Ignorant sans doute tout de
l'arrestation de Gavaills, dont il attend le retour Paris, dit-il,
pour la fin d'oc- tobre, et aprs avoir annonc qu'il ne pourra venir
lui-mme Louvain, il continue : Je pense que Cavaills sera trs
heureux d'accepter votre invitation Louvain et d'aller rgler avec
vous tous les dtails de l'affaire.
Au cours de l'hiver 1942-1943, la tension gnrale et les troubles
ne firent que s'intensifier de semaine en semaine tant en France
qu'en Belgique, et tout le monde s'vertuait viter autant que
possible tout voyage qui ne s'imposait pas sans recours, ainsi que
toute correspondance tant soit peu compromettante. Fin dcembre
1942, Merleau-Pontyme fit encore parvenir Louvain un exemplaire
ddicac de La Structure du comportement, qui venait de paratre. Le
11 fvrier 1943, je l'en remer- ciais dans une lettre qu'un ami de
Louvain, allant Paris, voulut bien lui porter son domicile. Puis,
pendant prs de huit mois, aucune nou- velle ne me parvint de
Paris.
Toutes choses en seraient sans doute restes l jusqu'au moment de
la Libration et mme jusqu' l't de 1945, si, en automne 1943, M.
Tran- Duc-Thao n'avait pas repris un projet qu'il avait dj voulu
raliser en fvrier-mars 1942. Pour prparer un diplme sur la mthode
phnom- nologique de Husserl, et sur les conseils de Merleau-Ponty,
il avait conu , en effet, le projet de suivre l'exemple de son ami,
et de venir consulter Louvain les indits.
Au dbut de 1942, il n'avait pas russi surmonter les difficults
qui, en ces temps de guerre, s'opposaient un tel dplacement. Notre
correspondance d'alors avait eu toutefois comme consquence directe
qu'au moment d'arriver Paris, en mai 1942, nous avions accept bien
volontiers qu'il fasse partie du groupe de philosophes qui
traitrent avec nous du dpt d'indits.
Une fois ces pourparlers engags et esprant sans doute les voir
aboutir bientt, M. Thao ne nous parlait plus de son voyage en
Belgique. Quand, toutefois, au cours de l't 1943, il constatait que
le transport des manuscrits tait continuellement diffr, il reprit
sa premire ide, et nous annona, le 27 septembre 1943, qu'il avait
l'intention de venir passer plusieurs semaines Louvain. Cette
fois-ci il russit vaincre tous les obstacles, et, entre le 20
janvier et le 15 avril 1944, il fit en effet deux sjours aux
Archives, chacun d'environ trois semaines.
Dj au cours de son premier sjour, il devint bien apparent que si
M. Thao avait entrepris le voyage Louvain afin d'y consulter les
indits, ses amis de l'cole Normale, et particulirement
Merleau-Ponty, l'avaient charg de profiter de son sjour pour
examiner avec nous une nouvelle fois toutes possibilits de
constituer le dpt de Paris.
422
-
Merleau-Ponty et Louvain
Tout d'abord nous mmes ensemble la dernire main au texte du
contrat qui, en cas de russite de nos projets, serait signer entre
Paris et Louvain. A la Sorbonne, me dit-il, ses amis et lui
espraient ferme- ment qu'en ce moment Ren Le Senne accepterait la
prsidence du comit de Paris ; d'un autre ct, ils avaient obtenu
depuis peu l'accord de principe de Jean Nabert, directeur de la
Bibliothque Victor-Cousin, pour que les manuscrits soient
accueillis en cette bibliothque et puissent y tre consults. Ds
maintenant, crut-il, nous pouvions envisager la constitution
immdiate du dpt envisag, et, si de notre ct nous n'y voyions pas
d'objection, il se chargerait bien volontiers du transport d'un
premier paquet de manuscrits, quand, vers le 15 fvrier, il rentre-
rait pour quelques semaines Paris.
Si M. Thao ne put alors nous certifier qu'en dfinitive ses
mandants de Paris signeraient le contrat, son expos nous
convainquit tout de mme que leur accord ne pouvait plus gure
tarder. Aprs une dernire consultation de mes collgues de Louvain,
et avec l'accord complet de Mme Husserl elle-mme *, nous dcidmes
alors de confier M. Thao quelques 3 000 pages de transcriptions
pour qu' ses risques et prils, il les emmne en France.
A Paris ce dernier dut toutefois constater sur le champ que les
temps n'taient pas encore mr3 pour la ralisation de nos projets. Le
dimanche 18 fvrier, il fit rapport de nos tractations Ren Le Senne,
et lui prsenta, avec le projet de contrat, les pages d'indits que
nous lui avions confies. Le lendemain dj, le lundi 19, Le Senne
nous crivit qu'aprs un examen approfondi de l'ensemble de la
situation, il se voyait malheureusement dans l'impossibilit de
signer le contrat, et que, par suite, il ne pouvait prendre
livraison des transcriptions que M. Thao lui avait apportes de
notre part.
Si Merleau-Ponty et les autres protagonistes du dpt Paris pou-
vaient encore comprendre les raisons, discutables certes, mais tout
de mme relles, qui inspiraient l'attitude de Ren Le Senne et de ses
col- lgues de la Sorbonne, certaines rumeurs au contraire qui,
cette occa- sion, furent colportes dans les milieux philosophiques
de Paris, leur parurent hautement fantaisistes et les indignrent
profondment. Quand, dbut mars, M. Thao nous revint Louvain et nous
rapporta, bien contrecur, les indits que nous lui avions confis, il
nous informa de ces rumeurs et nous fit part de la manire dont ses
amis comptaient y ragir. Il ne fallait plus compter, ajoutait-il,
sur un quelconque soutien officiel de la part de la Sorbonne. Si
nous voulions tout de mme dposer les indits Paris, il ne nous
restait, d'aprs lui, qu' les confier un groupe trs restreint de
philosophes de la gnration montante .
Dans une lettre du 31 mars, qui m'atteignit alors que M. Thao
tait 1. Quoique cache, celle-ci vivait toujours Louvain ; et
nonobstant son grand ge, elle suivait de prs tout ce qui avait
trait aux manuscrits de son mari.
423
-
#, l. Van Breda
toujours Louvain, Merleau-Ponty en arrivait pour le fond aux
mmes conclusions que son ami. Il m'informa tout d'abord de
certaines objec- tions souleves par l'un ou l'autre article du
projet de contrat que, par M. Thao, nous avions fait parvenir
Paris. Et il proposa d'en changer le libell et d'en modifier la
teneur. Immdiatement aprs il continua toutefois : Si vous ne croyez
pas pouvoir aller dans ce sens, Thao vous dira que nous sommes prts
lui et moi assurer la garde du dpt, en l'ouvrant aux chercheurs
aussi largement que vous pouvez le souhaiter. J'aimerais mieux dans
ce cas qu'aucune Bibliothque ne ft en cause ; on verrait bien ainsi
que nous n'avions besoin de personne et par suite que nous aurons
en vue l'intrt gnral. Et, en faisant encore plus nettement allusion
certaines rumeurs dsobligeantes sans les prciser, il conclut : II
me serait agrable d'avoir une lettre de vous que nous puissions
montrer... aux autres et qui liminerait tout fait ou leurs
hsitations ou leurs calomnies ' Cette histoire est
invraisemblable.
Au moment o cette lettre nous parvint, nous avions dj dcid
Louvain de ne plus nous efforcer, jusqu' nouvel ordre du moins,
d'eu arriver un accord avec les reprsentants officiels de la
Sorbonne, mais de confier titre personnel un choix d'indits aux
deux personnes, qui, Paris, s'taient montres les protagonistes les
plus dvous de la cra- tion du dpt, savoir Merleau-Ponty et M. Thao.
Le 13 mars, en effet, nous avions dj rdig un acte que ce dernier
avait sign et dans lequel taient enumeres et dcrits en dtail les
manuscrits que, ce jour mme, nous lui avions confis ; en outre, ce
texte stipulait les limites prcises dans lesquelles il pouvait les
utiliser et M. Thao de son ct s'y engageait formellement de
restituer ces transcriptions dans les deux mois , au cas o nous les
rclamerions. Si, pour des raisons obvies, cet acte ne portait que
la signature de M. Thao, il tait toutefois entendu que, dans notre
esprit, Merleau-Ponty jouirait absolument des mmes droits et
facilits que nous venions de concder son ami.
Les dossiers qu'en vertu de cet accord, M. Thao ramenait en ses
valises quand, vers le 10 avril, il retourna en France, contenaient
plus de 2100 pages in-4.
Dans une premire srie de ces dossiers se trouvait le texte
allemand (386 pages) des Mditations cartsiennes 2, ainsi qu'une
copie intgrale (560 pages) de la troisime partie de Krisis 3. Ces
transcriptions venaient d'tre labores en 1943 par M. Stephan
Strasser qu'avec sa femme et sa belle-mre, nous avions pu attacher
comme collaborateurs aux
1. Il avait crit d'abord mfiances ; mais, aprs avoir ratur ce
mot, il mit calomnies. . luette uvre, aont en lyoi avait paru une
iraauciion iranaise, ne serait puoiiee
en original qu'en 1950, dans le volume I des Husserliana ; M.
Stephan Strasser pr- para l'dition critique de ce texte. 3. Publie
en 1954, par Walter 13ieme! dans Je volume Vi des Husserliana, p.
105 276.
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-
Merleau-Ponty et Louvain
Archives, au moment prcis o les Allemands s'apprtaient les
envoyer un camp d'extermination.
A leur diligence, nous devions encore une troisime transcription
que M. Thao emportait Paris, savoir un texte de 155 pages qui
portait la signature F I 17. Ces pages reproduisent un cours, donn
par Husserl Gottingue en 1909, et conu comme une introduction
gnrale la phnomnologie ; il portait le titre : Vide de la
phnomnologie et sa mthode (Idee der Phnomenologie und ihre
Methode).
Enfin, nous avions encore ajout ces trois indits de dimensions
plus grandes, les 42 dossiers, moins volumineux chacun, qui
contenaient les quelques 870 pages de transcriptions des textes du
groupe C, qui, quelques exceptions prs, se rapportent aux problmes
de la tempo- ralit (Zeitkonstitution als formale Konstitution).
Transports Paris en avril 1944, tous les textes que nous venons
d'numrer y restrent jusqu' la fin du mois de dcembre 1946. Pro-
fitant d'un voyage Paris, nous les avons ramens alors Louvain,
Pexception toutefois des 42 dossiers du groupe C. Ces derniers
textes, que M. Thao nous avait demand de lui laisser encore, n'ont
quitt Paris que vers la fin de 1948. Nous croyons pouvoir affirmer
que, d'avril 1944 et jusqu'en 1948, Merleau-Ponty eut toujours la
possibilit d'uti- liser tous les dossiers de ce dpt, et, pour notre
part, nous avons acquis la conviction que dans La Phnomnologie de
la Perception et dans plu- sieurs tudes publies depuis, on peut
dceler sans difficult des traces indniables de l'influence de ces
transciptions ; il serait surtout ais, croyons-nous, d'y relever
des reflets de ses lectures des manuscrits du groupe C.
* *
Souvent, au cours des dix annes de 1949 1958, Maurice Merleau-
Ponty nous a bnvolement prt conseil et appui dans l'organisation et
l'laboration des diffrentes initiatives, prises par les Archives *.
En toutes circonstances, nous avons trouv en lui un ami sr et
particulire- ment dvou. Mais dans nos annotations et notre
correspondance pour
1. Rappelons ici sa participation particulirement active au
Colloque International de Phnomnologie y organis par les Archives
Bruxelles du 12 au 14 avril 1951 ; non seulement il y prsenta une
communication (Surla Phnomnologie du langage), mais il y intervint
aussi dans la discussion de la plupart des autres rapports qui y
furent prsents. Nous avons publi le texte de sa communication dans
le volume des actes de ce colloque, qui parut sous le titre
Problmes actuels de la Phnomno- logie (Paris, 1952). - En avril
1957, il n'assista toutefois qu' une seule sance du Troisime
Colloque Philosophique de Royaumont qui fut organis avec la
collaboration des Archives, et o l'on traita de l'uvre et de la
pense de Husserl (voir p. 157- 159, du volume : Husserl. - Paris,
1959). - Bien volontiers, enfin, il mit notre disposition son tude
Le philosophe et son ombre pour le volume Edmund Husserl 1859-1959,
Recueil commmoratif publi l'occasion du centenaire de la naissance
du philosophe. (La Haye, 1957). - Les deux textes plus longs dont
nous venons de parler furent reproduits dans Signes (Paris,
1960).
425
-
H. L. Van Breda
cette priode, nous n'avons trouv trace que d'un seul prt de
manus- crits pour l'ensemble de ces dix ans.
En janvier 1950, nous lui avons confi en effet la transcription,
faite par M. Stephan Strasser, de trois manuscrits que Husserl
avait composs pour ses cours, et qui portent les signatures F I 4,
F I 17 et F I 33. Ces trois dossiers, il les a consults chez lui
Paris et il ne les a restitus aux Archives qu'en janvier 1955.
Du texte F I 17, nous avons dj dit plus haut que Husserl l'a
compos Gottingue en 1909, et qu'il porte le titre : Vide de la
phnomnologie et sa mthode. - Gomme le manuscrit prcdent, F I 4 fut
galement compos Gottingue, mais alors pour un cours de 1912 ; la
transcrip- tion de ce texte compte 47 pages, et le tout est intitul
: Introduction la phnomnologie. - Le dossier F I 33, enfin,
contient 183 pages de trans- cription ; on y trouve de larges
parties d'un cours qu'en 1926-1927, Husserl fit
Fribourg-en-Brisgau, et qu'il consacra au problme de la possibilit
d'une psychologie intentionnelle (Mglichkeit einer intentiona- len
Psychologie). - II ressort de nos annotations qu'il y avait une
raison bien prcise pour laquelle Merleau-Ponty nous a emprunt alors
ces trois textes ; dans tous les trois, en effet, Husserl traite de
faon dtaille des problmes relatifs l'idation et des relations entre
la phnomno- logie et la psychologie. Or, par ailleurs, nous croyons
nous souvenir que, de 1950 1953, Merleau-Ponty lui-mme s'occupait
rgulirement de ces thmes.
Du dbut 1955 la fin de 1958, jamais il n'tait question entre
nous de la consultation ou du contenu des indits. Ce ne fut qu'en
1959 que, pour la premire fois depuis des annes, il nous a exprim
de nouveau le dsir de voir certains manuscrits et qu'il nous a
manifest son propos d'en faire usage dans un de ses cours au Collge
de France.
Ce dsir et ce propos, il nous les exprima quelques mois peine
aprs la cration la Sorbonne d'un Centre d' Archives-Husserl, auquel
nous avions confi un grand nombre des transcriptions de Louvain. En
1957, le troisime colloque philosophique de Royaumont, consacr
l'uvre et la pense de Husserl , nous avait fourni, en effet,
l'occasion de reprendre, avec Gaston Berger et avec les philosophes
de la Sorbonne, le projet, si longtemps chri, d'un dpt d'indits
Paris. Cette fois-ci, nous n'avions rencontr auprs de nos
interlocuteurs que comprhen- sion et bienveillance. Et quelques
mois plus tard, la Bibliothque de V Universit de Paris accueillit
dans ses rserves une bonne centaine d'indits husserliens.
Quand, au cours de l't et de l'automne 1957, nous avions engag
les pourparlers bien dlicats qui mneraient la cration de ce Centre,
Merleau-Ponty ne nous mnagea pas ses conseils, et nous aida de
toutes ses forces. Au moment de la composition du comit de
direction qui. au point de vue scientifique, en assurerait la
direction, il acceptait sur
426
-
Merleau-Ponty et Louvain
le champ d'en faire partie. Et ds que, en mai 1958, le
conservateur en chef de la Bibliothque, M. Georges Calmette, put
annoncer que, dans un local spcialement amnag, les textes se
trouvaient la disposition des chercheurs, Merleau-Ponty prit soin
d'en informer ses tudiants et auditeurs du Collge, et il ne tarda
pas manifester l'intrt personnel qu'il portait ce fonds.
De cet intrt il nous fournit d'ailleurs une preuve bien nette
dans une longue lettre que, le 14 juin 1959, il expdia notre
adresse 1.
Il m'y fit part tout d'abord d'une rforme que les professeurs du
Collge de France comptaient bientt introduire au programme : On va
au Collge de France remettre en vigueur, sous une forme officielle,
un usage qui a longtemps exist en fait : celui de vritables
sminaires, qui remplaceraient un certain nombre de cours ex
cathedra (la moiti au maximum des cours d'un professeur). Comme
cette dcision lui plat beaucoup, il compte s'y conformer. Voici
alors ce qu'il veut y mettre au programme : J'envisagerais pour
janvier prochain un smi- naire consacr des explications (?) et
commentaires de textes de la Sptphilosophie de Husserl 2.
Naturellement, je crois que le public serait particulirement
sensible des textes indits (je recourrai d'ailleurs aussi Krisis,
dont j'ai cette anne traduit et expliqu quelques frag- ments). Pour
cette raison prcise, continue-t-il, je voudrais pouvoir mditer sur
vos textes [les indits]. Il me semble que mon projet ne doit pas
vous dplaire ; vous me direz l'occasion ce que vous en pensez .
Entre temps, il est d'ailleurs all consulter le dpt parisien des
manuscrits de Husserl ; mais l il a d constater que beaucoup de
textes que j'aimerais lire ne sont pas ici . De ces textes, il en
connaissait l'existence, parce qu'ils taient mentionns et dcrits
dans le fichier complet des transcriptions existantes, dont une
copie conforme se trouve en effet au Centre de Paris 8. Ne
serait-il pas possible, continue-t-il, que j'en consulte des copies
Paris, - ou dans la ngative, qu'une
1. Aprs avoir termin la rdaction de cet article, nous avons
retrouv dans nos dossiers une autre lettre de Merleau-Ponty,
adresse nous le 15 fvrier 1959, ainsi qu'une rponse cette lettre
que nous lui avons expdie le 6 mars. Le 15 fvrier, il nous demande
: J'aimerais savoir s'il y a dans les Forschungsmaniiskripte
indits, d'autres textes sur la Lebenswelt comme soutien de
l'historicit, la Lebenswelt en tant qu'elle reoit les Gebilde de la
culture et mme de la philosophie aussitt qu'ils se sdimentent - et
sur le langage ? . - Le 6 mars, nous lui rpondions : Pour les thmes
dont vous parlez dans votre lettre du 15 fvrier, les indits les
plus impor- tants se trouvent sans doute dans les groupes A V ; A
VII ; E III et K III. Nous lui signalions ensuite qu' Paris mme, il
pouvait consulter le fichier complet des trans- criptions dont nous
parlons encore plus loin dans notre expos. - II ressort de ces
lettres que, ds le dbut de 1959, Merleau-Ponty songe reprendre la
lecture des indits ; il se peut mme qu'alors dj il se propose de
les utiliser pour un sminaire au Collge. 2. Le texte de sa lettre
du 15 fvrier (voir note prcdente) suggre que les thmes concrets
dont il compte traiter dans ce sminaire sont sans doute la
Lebenswelt et/ou le langage. Les indits de A V, A VII et K III, que
nous numrons plus loin et dont il parle dans sa lettre du 14 juin,
traitent tous de la Lebenswelt.
3. Pour chaque dossier, ce fichier mentionne, outre la signature
et le nombre de pages, le titre officiel du manuscrit, la date de
sa composition et les endroits o, dans la transcription, on
trouvera des sous-titres.
427
-
H. L. Van Breda
copie m'en soit personnellement prte, la fin d'un sjour Louvain
. Le 25 juin, je rpondis aux diverses questions que contenait
cette
lettre. J'expliquais tout d'abord pourquoi tout un lot de
transcriptions, bien qu'existantes Louvain, faisaient dfaut Paris;
c'tait tout simplement parce que nous n'en avions plus de copies
disponibles ou que, si nous en possdions en rserve, celles-ci
taient bien trop dfec- tueuses. Mais, ajoutais-je, nous avions dcid
de photographier sur microcartes tous les textes de ce genre ; sous
peu, il serait donc possible de les remettre, partiellement du
moins, sa disposition. En tout tat de cause, concluais-je, son
projet de consacrer un sminaire la der- nire philosophie de Husserl
me plaisait beaucoup et j'tais dcid de l'aider, aussi efficacement
que possible, pour qu'il puisse le raliser.
Malheureusement, les microcartes dont, dans cette lettre,
j'annon- ais la fabrication imminente ne purent tre labores que
bien plus tard ; plusieurs reprises, en effet, nous nous vmes oblig
d'en remettre la commande. Ce n'est que vers la fin de 1960, que le
Centre de Paris en possderait une collection complte. Merleau-Ponty
ne put donc en faire usage pour la prparation du sminaire qu'il
avait projet. Nous croyons d'ailleurs que, pour cette raison ou
pour d'autres, le sminaire en question sur la Sptphilosophie de
Husserl ne fut jamais inscrit son programme au Collge.
Reproduisons ici encore les signatures des indits que
Merleau-Ponty avait reprs dans le fichier des transcriptions, mais
qu'il n'a pu consul- ter. Nous n'avons d'ailleurs qu' les
transcrire de sa lettre du 14 juin 1959.
Les six premiers manuscrits qu'il aurait voulu tudier,
appartiennent au groupe A V ; les manuscrits de ce groupe traitent
en gnral de l'an- thropologie intentionnelle, ainsi que des
relations entre la personne et le monde environnant (intentionale
Anthropologie : Person und Umwelt). Voici les rfrences exactes de
ces six dossiers : A V 6 ; A V 11, A V 12 ; A V 13 ; A V 14 ; et A
V 15. Cinq autres manuscrits qu'il aimerait voir de prs
appartiennent au groupe A VII, savoir : A VII 1 ; A VII 5 ; A VII 7
; A VII 8 ; A VII 31. Les manuscrits de A VII sont consacrs avant
tout la perception que nous avons du monde comme horizon
(Weltperzeption). - Le dernier manuscrit, enfin, qu'il signale dans
sa lettre, est un texte de 94 pages qui porte la signature K III
18. Husserl l'avait crit en 1936, alors qu'il laborait certaines
parties de la Krisis et il l'avait intitul : Possibilit d'une
ontologie du monde de la vie et possibilit d'une ontologie de
l'homme (Mglichkeit einer Ontologie der Lebenswelt ; Mglichkeit
einer Ontologie des Menschen x).
Quant l'usage que, de juin 1959 la fin de 1960, il ait pu faire
des 1. Le contrle attentif des titres et du contenu des
transcriptions de A V, A VII et
K III dont il demande la consultation, dmontre que tous ces
textes ont trait la Lebensivelt, la constitution du monde en gnral,
et la conscience du monde comme horizon. Il semble donc hors de
doute qu'il avait certainement l'intention de parler de la
Lebensivelt dans son sminaire au Collge.
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Merleau-Ponty et Loua
indits, alors disponibles au Centre de Paris, voici ce que nous
croyons pouvoir en dire.
Sans pouvoir l'affirmer avec certitude, il nous semble trs
probable que, en ces mois, il ait parcouru et tudi un certain
nombre d'indits, composs par Husserl entre 1928 et 1937. Si tel
tait le cas, les thmes que Merleau-Ponty tudiait avant tout au
cours des deux dernires annes de sa vie, l'auront sans doute amen
regarder de plus prs tout d'abord certains dossiers du groupe D ;
comme nous l'avons dj dit, les manuscrits de ce groupe traitent
surtout de la constitution primor- diale (primordiale Konstitution,
Urkonstitution). Ensuite, et ct des textes de K III (Krisis-
Gruppe) , les indits de la subdivision E III peuvent avoir retenu
son attention ; ils se rapportent, en effet, aux pro- blmes de
l'anthropologie transcendantale (transzendentale Anthropo- logie),
qui sont au cur mme de la problmatique de Pintersubjectivit et du
langage.
***
Nous voil arrivs la fin de notre rcit. Si au long de cette
histoire, nous nous sommes laisss entraner parler un peu trop des
Archives et pas toujours de Merleau-Ponty, nous sommes heureux,
pour couronner ce rcit, de lui laisser une dernire fois la parole.
C'est par un heureux hasard que la lettre que nous allons citer
nous est tombe dans les mains. Chaque fois que nous la relisons,
l'motion nous treint. En mditant ce texte, nous croyons, en effet,
percevoir de nouveau la voix de l'incompa- rable ami que Maurice
Merleau-Ponty fut pour les Archives et pour nous-mme.
Voici alors les principaux passages d'une lettre que, le 18 sep-
tembre 1949, il adressa ia Direction de l'Unesco et o il exprima
l'appr- ciation qu'il porte sur l'uvre posthume de Husserl et sur
le travail fait aux Archives-Husserl Louvain :
... ayant pu, depuis plus de dix ans, apprcier l'uvre entreprise
par les Archives- Husserl, je souhaiterais, autant qu'il dpend de
moi, appeler votre attention sur l'intrt exceptionnel qu'elle
prsente.
Les Archives Husserl s'attachent faire mieux connatre encore les
uvres dj publies de Husserl et rvler son uvre indite. Or, quoi
qu'ils pensent de tel ou tel des rsultats particuliers auxquels
Husserl tait parvenu, les phi- losophes contemporains sont
probablement d'accord pour penser que sa ten- tative philosophique
mrite ds maintenant le nom de classique, parce qu'elle a voulu
situer en son juste lieu tout ce que l'histoire, la psychologie, la
socio- logie nous ont appris sur l'homme, sans laisser entamer par
cette multitude de dterminations extrieures la fonction propre du
jugement philosophique et de la raison. Aussi oppos au dogmatisme
qu' l'irrationalisme, Husserl a
1. Dans le groupe K III nous avons runi, en 1940, les nombreux
manuscrits auxquels Husserl travaillait, au cours des toutes
dernires annes de sa vie, alors qu'il rdigeait le texte de la
Krisis der europischen Wissenschaften.
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H. L. Van Breda
vraiment fait face la crise o entraient les sciences
mathmatiques et phy- siques comme les sciences humaines par l'effet
de leur propre dveloppement il a cherch fonder nouveau la raison
sans ignorer ce que l'exprience enseigne.
Or, les scrupules mmes du philosophe, qui ne voulait livrer au
public que des livres parfaits, ont fait que son influence s'est
exerce surtout par l'enseignement oral et qu'il a laiss indits le
plus grand nombre de ses manus- crits. Dans son uvre publie
elle-mme, l'un des ouvrages les plus achevs * n'tait d'abord qu'une
longue introduction qu'il s'tait mis rdiger pour des raisons de
circonstance. L'uvre posthume contient donc, - avec la rdac- tion
de certains de ses cours les plus clbres, - les matriaux d'ouvrages
de premire importance que Husserl aurait pu publier s'il avait t
moins exi- geant envers lui-mme. Faute d'une publication gnrale,
les dmarches et les rsultats les plus mrs d'une recherche capitale
resteraient inconnus, les ouvrages publis, qui, d'ailleurs, sont
devenus rares, ne permettant que de les jalonner.
Ds 1938 f, introduit par M. Jean Hering, Professeur la Facult de
Tho- logie protestante de Strasbourg, j'ai t admis consulter
quelques-uns des indits aux Archives Husserl de Louvain, que le R.
P. Van Breda commen- ait alors d'organiser, et je suis rest en
relation avec elles depuis lors. Les travaux de dchiffrement, de
transcription, de classement et de mise en fiches des manuscrits,
en vue d'une dition complte, ont t conduits, dans des conditions
quelquefois presque hroques, selon les mthodes philologiques les
plus rigoureuses et dans un esprit d'absolu dvouement la
philosophie. Des savants de plusieurs pays, - en particulier
d'anciens lves de Husserl, - qui ont t comme moi-mme, gnreusement
admis bnficier du rsultat de ce travail, se sont trouvs d'accord
avec moi pour penser qu'on ne pouvait rien souhaiter de mieux.
Veuillez agrer.... [sign] Maurice Merleau-Ponty,
Professeur l'Universit de Lyon.
H. L. Van Breda.
1 . Il s'agit sans doute de l'ouvrage, publie par Husserl en
1929, sous le titre : For- mate und transzendentale Logik, Versuch
einer Kritik der logischen Vernunft . Comme nous 1 avons vu, la
visite de Merleau-Ponty Louvain eut lieu en 1939. et non en
1938.
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Article Contentsp. 410p. 411p. 412p. 413p. 414p. 415p. 416p.
417p. 418p. 419p. 420p. 421p. 422p. 423p. 424p. 425p. 426p. 427p.
428p. 429p. 430
Issue Table of ContentsRevue de Mtaphysique et de Morale, 67e
Anne, No. 4 (Octobre-Dcembre 1962), pp. 401-523Front MatterUn indit
de Maurice Merleau-Ponty [pp. 401-409]Maurice Merleau-Ponty et les
Archives-Husserl Louvain [pp. 410-430]Merleau-Ponty philosophe de
la peinture [pp. 431-449]La thorie du temps chez Brentano [pp.
450-474]ETUDES CRITIQUESLe Nietzsche de Fink [pp. 475-489] A priori
et subjectivit A propos de la Notion de l'a priori de M. Mikel
Dufrenne [pp. 490-497]
NOTES CRITIQUESReview: untitled [pp. 498-499]Review: untitled
[pp. 499-499]Review: untitled [pp. 499-500]Review: untitled [pp.
500-502]Review: untitled [pp. 502-503]Review: untitled [pp.
503-503]Review: untitled [pp. 503-503]Review: untitled [pp.
503-503]Review: untitled [pp. 503-503]Review: untitled [pp.
503-505]Review: untitled [pp. 505-506]Review: untitled [pp.
506-506]Review: untitled [pp. 506-507]Review: untitled [pp.
508-508]Review: untitled [pp. 508-509]Review: untitled [pp.
509-510]Review: untitled [pp. 510-510]Review: untitled [pp.
510-510]Review: untitled [pp. 510-511]Review: untitled [pp.
511-511]Review: untitled [pp. 511-511]Review: untitled [pp.
511-514]Review: untitled [pp. 514-516]Review: untitled [pp.
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