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Université de Montréal
Traduction d’extraits tirés de Valmiki’s DaughterDe Shani Mootoo
parLaurie Stein
Département de linguistique et de traductionFaculté des arts et des sciences
Travail dirigé présenté à la Faculté des études supérieuresen vue de l’obtention de la M.A.
en traductionoption « Traduction professionnelle anglais-français»
Université de MontréalFaculté des arts et des sciences
1
Département de linguistique et de traduction
Ce travail dirigé intitulé :
Traduire l’oralité de Valmiki’s Daughter, entre créolisation et création
présenté par :
Laurie Stein
a été évalué par un jury composé des personnes suivantes :
directriceJudith Lavoie
deuxième lecteur……………………………………….
Août 2015
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Table des matières
• Introduction
• Comment traduire la « créolité », et pourquoi ?
• L’approche bermanienne : théorie et pratique
• Quand il s’agit de créer une langue d’arrivée
• Compensation de créolisation par glissement sur une autre partie du discours
• Quelques exemples de créations « créolisantes » avec particularités d’ordre graphique ou grammatical
• Traduire le non-verbal
• Traduction française
• Texte anglais
• Bibliographie
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Introduction :
Pour le projet de traduction de fin de maîtrise, mon choix s’est porté sur la nouvelle
Valmiki’s Daughter de Shani Mootoo. Ce roman publié en 2008 est le cinquième de
l’auteure canadienne, née en Irlande et élevée en République de Trinité-et-Tobago.
Valmiki’s Daughter nous transporte ainsi dans les Caraïbes contemporaines.
Shani Mootoo nous fait visiter l’île de Trinité, où elle a passé toute son enfance avant
d’émigrer vers le Canada, à l’âge de dix-neuf ans. L’auteure nous dépeint plus
particulièrement San Fernando, la plus grande ville du pays. Elle en dresse un portrait
extrêmement détaillé, en levant le rideau sur ses attraits comme sur ses zones d’ombres.
Shani Mootoo nous présente ainsi en toute transparence la culture trinidadienne, nous
faisant tantôt découvrir une cuisine riche, tantôt ouvrir les yeux sur la précarité et les
tensions sociales locales qui entourent la sexualité, le politiquement correct et la notion
de normalité dans une société conservatrice et paradoxalement faite de faux-semblants.
La perception de l’homosexualité et son acceptation, aussi bien par les personnes
homosexuelles que par leur entourage plus ou moins proche, est un des thèmes de
prédilection de Shani Mootoo. Or, on sait l’homophobie fortement ancrée dans les
Caraïbes, et je m’avancerais même à dire que cela semble être récurrent dans de
nombreuses communautés insulaires. En effet, les populations des îles, au même titre
que celles des villages, représentent souvent de petites communautés dans lesquelles tout
se sait très vite et où l’on juge très facilement son voisin. Étant moi-même originaire
d’une île, de Polynésie française cette fois, je me suis surprise au fil de la lecture de ce
roman à trouver des ressemblances plus que troublantes entre les îles de Trinité et de
Tahiti. J’avais l’impression d’être chez moi entre les lignes de Shani Mootoo. Et pas
toujours pour le mieux.
Dans les Caraïbes, plusieurs États ou territoires autonomes répriment l’homosexualité,
que beaucoup considèrent encore aujourd’hui comme un acte illégal. En 2009, le
gouvernement de la République de Trinité-et-Tobago allait par exemple jusqu’à
réaffirmer son opposition aux relations homosexuelles ainsi qu’au mariage entre
personnes du même sexe.
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Auteure engagée, Shani Mootoo se confie dans une publication spéciale pour le
National Post :
“Yes, I’d love to change society, the world, even, but when I began writing I had no idea that anyone might think a writer could accomplish this with one book, let alone be charged with such a task.[…] In the end, do I expect or want to change my reader? A change, some flicker of recognition or understanding, may or may not happen, and I have no control over that. But like a child who makes a drawing and fills in areas, rather roughly, with bright colours, I want to run up to people and say, Look, read this, this is what I did today. Even when the story is a sad one, I want to know if it took you somewhere else, and if, in some very deep interior way, you enjoyed it. If you were changed by it, I suspect you were already hungry for the story.”
[Proposition de traduction] « Bien sûr, j’aimerais être capable de changer notre société,
de changer le monde, même! Mais lorsque j’ai commencé à écrire, j’étais loin de penser
que quiconque puisse imaginer changer le monde grâce à un seul livre. Je n’aurais même
jamais eu l’audace de penser qu’une telle tâche puisse être confiée à un écrivain […] En
fin de compte, est-ce que j’espère changer mon lecteur ? Est-ce que c’est ça mon
ambition ? Un changement peut s’opérer. Peut-être un semblant de reconnaissance ou de
compréhension. Et je n’ai aucun contrôle là-dessus. Seulement, comme une enfant qui
vient de dessiner quelque chose d’un trait plutôt grossier puis colorie avec des couleurs
vives, je veux courir vers les gens pour leur dire : « Regardez! Voilà, c’est ça que j’ai écrit
aujourd’hui. » Même s’il s’agit d’une histoire triste. Tout ce que je veux, c’est savoir si elle
vous a fait voyager, si elle est venue vous chercher, si elle vous a plu. Pour ce qui est de
savoir si en plus l’histoire vous a changé… Je dirais qu’à ce moment-là c’est parce que
vous l’attendiez déjà, cette histoire. »
C’était décidé : les thèmes de l’homophobie et des pressions sociales comme familiales
(récurrents chez l’auteure), combinés aux particularités de style du parler trinidadien en
littérature correspondaient à ce que je voulais réaliser pour ce projet de fin de maîtrise.
Première partie : Comment traduire la « créolité », et pourquoi ?
En effet, trouver un texte qui appartienne à la littérature créolisée était pour moi le
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critère sur lequel je ne pouvais faire l’impasse pour ce projet de fin de maîtrise. Je me suis
essayée pour la première fois à traduire ce que j’appellerai de l’anglais « à saveur créole »
lors d’un cours de traduction littéraire suivi à l’Université de Montréal au semestre
d’hiver 2014. La littérature créolisée, aussi bien en français qu’en anglais, m’a toujours
beaucoup intéressée. Lors du cours intitulé Traduction littéraire et comparée, dispensé
par Madame Hélène Buzelin, mon choix s’était donc tout naturellement porté sur la
nouvelle de Samuel Selvon : Eraser’s Dilemma. Cette nouvelle faisait partie du recueil dans
lequel chaque groupe d’étudiants devaient choisir un texte sur lequel travailler pour le
projet de fin de session.
Dans le recueil de nouvelles Ways of sunlight (1958), Samuel Selvon utilise le créole
caribéen, que de nombreux spécialistes langagiers considèrent encore à l’époque comme
un simple dialecte qui se définit par rapport à l’anglais traditionnel. Samuel Selvon a
donné à ce créole ses lettres de noblesse en le propulsant au rang de langue officielle à
travers ses écrits. L’auteur trinidadien utilisait cette langue pour véhiculer l’identité
caribéenne au travers de textes « métissés », et les critiques l’ont salué pour ses
innovations linguistiques car il a réussi à modifier le créole de sorte qu’il soit compris par
tous les lecteurs anglophones. C’était ainsi une façon d’ouvrir les lecteurs à un autre
espace de langue en leur faisant vivre l’expérience de l’étrangeté et de l’étranger.
Je dois préciser que pour mon projet de travail dirigé de fin de maîtrise, j’avais
premièrement porté mon choix sur le roman Cereus Blooms at Night, également rédigé par
l’auteure trinidadienne Shani Mootoo. En plus d’apprécier particulièrement l’histoire de
ce roman, l’ouvrage correspondait à mes attentes puisqu’il me proposait donc des défis
de traduction et de créolisation du texte d’arrivée. Néanmoins, j’ai rapidement dû
changer mes plans lorsque j’ai réalisé qu’une traduction française était déjà parue : Fleur de
nuit. Mais après avoir découvert la plume de Shani Mootoo, je ne pouvais me résoudre à
continuer mes recherches pour un autre écrivain. Son style, tout comme les thèmes qui
composent son œuvre, ont éveillé en moi un mélange de curiosité et de motivation. Je
voulais relever ce défi. Tout comme son compatriote indo-trinidadien Samuel Selvon,
que les critiques saluaient pour ses innovations linguistiques, Shani Mooto réussit à faire
coïncider deux mondes pour que le créole soit compris des lecteurs anglophones. Ou
disons plutôt pour que les lecteurs anglophones aient l’impression de lire du créole.
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Deuxième partie : L’approche bermanienne : théorie et pratique
Pour un texte hybride comme celui de Shani Mootoo, qui mêle anglais traditionnel et
langue créolisée, il m’a d’abord semblé pertinent de traduire à la lumière des principes
énoncés par Antoine Berman dans son ouvrage La traduction et la lettre ou l’auberge du
lointain. Dans ce texte de 1991, Antoine Berman rappelle que les traducteurs vers le
français ont presque toujours traduit de façon ethnocentrique. Cette démarche était
certainement motivée par le désir d’obtenir un texte qui ne laisse jamais paraître sa nature
de traduction. On voulait ainsi donner au lecteur l’impression de lire une œuvre
initialement écrite en français. Or, Antoine Berman s’oppose à ce modèle et propose une
nouvelle démarche traductive qui définit la traduction comme une épreuve destinée à
nous ouvrir à l’œuvre dans sa pure étrangeté.
Selon Berman pour que la traduction soit éthique, elle doit être fidèle à la lettre, c'est-à-
dire qu’elle se concentre à traduire le sens tout en s’efforçant de conserver la forme. Il
identifie ainsi un nombre de tendances déformantes qui compliquent la tâche de celui qui
traduit vers le français une langue de départ dans laquelle l’oralité et le vernaculaire
dominent.
De cette façon, les tendances de traduction ethnocentrique et antivernaculaire dont le
traducteur doit essentiellement se méfier seraient :
- la destruction des réseaux vernaculaires ou leur éxotisation : Antoine Berman affirme
que toute grande prose est enracinée dans le langage vernaculaire et qu’il considère
l’effacement des vernaculaires comme une atteinte très grave à la textualité de l’œuvre.
- la destruction des locutions et des idiotismes : la prose abonde en images, locutions,
tournures et proverbes dont la plupart véhiculent un sens ou une expérience.
Antoine Berman considère que remplacer un idiotisme par un équivalent est une
démarche ethnocentrique qui pourrait aboutir à une absurdité si elle est répétée plusieurs
fois.
- la rationalisation porte au premier chef sur les structures syntaxiques de l’original, par
exemple sur la ponctuation. Elle vise à débarrasser le texte de son imperfection et de ces
lourdeurs (répétitions, par exemple).
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En effet, je suis d’avis qu’il aurait été dommage de se contenter de traduire le sens de
Valmiki’s daughter sans s’inquiéter de sa forme. Comme Antoine Berman le préconise, il
me tenait à cœur de conserver la polylogie informe de ce roman. Toutefois, en
commençant à traduire, j’ai réalisé à quel point la traduction selon l’approche
bermanienne, (approche mettant en garde contre la destruction ou l’éxotisation des
réseaux vernaculaires), est une entreprise ardue dans le cas du texte de Shani Motoo. En
effet, plusieurs difficultés se posent au traducteur devant un texte qui se distingue de la
sorte par l’utilisation d’une langue métissée, par sa musicalité, et par ses structures
syntaxiques peu communes.
Je me dois quand même de préciser que les difficultés que j’ai pu rencontrer ne sont
absolument pas comparables à celles, j’imagine, auxquelles un traducteur non-
francophone ou francophone « continental » (j’entends par là qui ne parle pas un français
des îles) aurait pu se heurter.
Tout d’abord, il semble évident que traduire de l’anglais créolisé en français représente
une tâche moins ardue que de le traduire vers une autre langue. En effet les
francophones disposent de nombreux termes créoles à base française. De surcroît, je
pense qu’avoir grandi sur une île m’aura beaucoup aidée non seulement à comprendre
certaines références mais m’aura aussi permis de ressentir une familiarité envers ce mode
de vie. J’estime que sans pour autant parler créole, ma connaissance du français d’outre-
mer m’aura aidée pour les étapes de compréhension, de traduction et de créolisation du
texte.
Troisième partie : quand il s’agit de créer une langue d’arrivée
De prime abord, il peut sembler difficile de faire du Shani Mootoo en français. La
solution qui s’offrait à moi était donc de recréer ce métissage linguistique mais à dose
homéopathique pour assurer la lisibilité du texte traduit. Mon défi n’était donc pas de
créer un texte métissé, mais bel et bien de rendre compréhensible le texte d’arrivée une
fois qu’il était créolisé. Mon ambition était de faire en sorte que le lecteur soit capable de
tout comprendre en savourant par la même, un texte différent de par une musicalité et
des structures syntaxiques peu ordinaires.
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Comment ne pas penser alors au style de l’écrivain martiniquais Raphaël Confiant dans
Le Bataillon Créole : (Guerre de 1914 :1918) (entre autres). Je me souvenais encore de ce
français créolisé sans cesse rythmé de néologismes éblouissants qui font sa signature.
Même si la créolisation du texte cible représentait un défi, il ne m’a pas été si difficile que
cela de trouver des moyens de créer une langue respectant l’étrangeté présente dans le
texte source. Bien loin de prétendre pouvoir rédiger en créole, j’ai donc naturellement
opté pour un dialecte artificiel, bricolé de toutes pièces au moyen de néologismes et
renforcé de quelques termes issus de différents créoles français (créoles martiniquais,
guadeloupéen ou encore mauricien). Ici, il ne s’agit pas de créole à base française, mais
bel et bien d’une langue créée pour ce projet de traduction.
Je trouvais intéressants les allers-retours empruntés par Shani Motoo entre anglais
traditionnel et langue créolisée comme l’on passe de la voix du narrateur aux discours des
différents personnages. Ainsi, Valmiki Krishnu s’exprime toujours en anglais traditionnel,
qu’il soit jeune enfant (fils d’un homme d’affaires) ou adulte (exerçant alors la médecine).
Ici, le discours sert donc encore une fois d’indicateur de statut social, qui permet au
lecteur de situer un personnage dans l’histoire et par rapport aux autres.
Quatrième partie : Compensation de créolisation par glissement sur
une autre partie du discours
Les particularités syntaxiques, et je choisis volontairement de ne pas parler ici de fautes
de syntaxe, mises en place par Shani Mootoo en anglais ne pouvaient selon moi pas être
rendues de la même façon en français. Effectivement, l’anglais peut se permettre plus de
libertés langagières là où le français, travaillé de manière similaire, tomberait très vite
dans le cliché du parler « petit-nègre ». En français, on court très facilement le risque de
tomber dans des stéréotypes péjoratifs, comme ceux prétendument véhiculés par la
bande dessinée taxée de racisme d’Hergé : Tintin au Congo. Il est question entre autre de la
fameuse réplique d’un personnage congolais s’exprimant dans un français approximatif :
« Li missié blanc très malin ». On se rappellera aussi le célèbre slogan publicitaire « y’ a
bon Banania » critiqué à juste titre car considéré comme porteur de stéréotypes racistes
doublés d’une symbolique colonialiste.
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Je considère que le créole anglais, comme l’anglais créolisé, ne sont jamais à considérer
dans un rapport hiérarchique avec l’anglais traditionnel mais bel et bien dans un rapport
d’horizontalité, en tant que langues à part entière. Il n’y a donc pas de sous-langues ou de
mauvais anglais. Logiquement, la traduction française se devait de respecter cette
différence sans pour autant que l’on puisse appliquer l’étrangeté aux mêmes endroits
dans la phrase. Tout était une question d’équilibre. J’ai ainsi souvent opté pour un
procédé de compensation par glissement en reportant la « touche créole » à un autre
endroit dans la phrase.
Par exemple, lorsque dans le texte de Shani Mootoo la prononciation du personnage de
M. Deoraj Deosaran est mise en évidence à la fois au moyen d’une « graphique
phonétique » et de particularités syntaxiques et grammaticales, comme dans la phrase
suivante :
“he so licle and walking two mile one way to reach he school barefoot” (page 30)
Là où l’anglais traditionnel pourrait être formulé de cette manière, par exemple :
• him, so small and barefoot, walking two miles to reach his school.
J’ai choisi non pas de traduire en reportant les particularités stylistiques exactement aux
mêmes parties dans le discours, ce qui aurait pu ressembler à la phrase suivante :
• il très p’tit et marchant trois kilomètre l’aller pour se rendre au école pieds nus.
Mais je suis plutôt arrivée à la solution ci-dessous, à savoir une solution de traduction qui
se démarque en effectuant un glissement des particularismes sur une autre partie du
discours. Cela, tout en veillant à « équilibrer » le tout, comme s’il convenait de respecter
un certain « degré » de créolisation. Ainsi, dans la traduction française que je propose,
M. Deoraj Deosaran se souviendra alors comment, dans son enfance, il était :
- [ce] toupetit gars qui devait marcher plus de trois kilomètres pour aller à lékol,
nipié-sans-chaussures.
Dans la phrase ci-dessus, j’ai d’abord opté pour l’emploi d’un néologisme, en proposant
une contraction des mots « tout » et « petit ». J’ai aussi décidé d’orthographier
« kilomètres » au pluriel, là où « mile » était rédigé au singulier. Je justifierai ce choix parce
qu’à mon sens, l’élision du pluriel n’offre absolument pas le même effet dans les deux
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langues, l’absence du « s » ne se remarquant pas à l’oral en français quand il s’agit
justement d’une spécificité de prononciation en anglais. J’ai ensuite utilisé deux termes
créoles, « nipié » (pieds-nus) et « lékol » (transparent), répertoriés dans un lexique
électronique français-créole tenu à jour par l’auteur et enseignant martiniquais, Jean-
Pierre Arsaye. Au terme créole « nipié » déjà existant, j’ai choisi, pour différentes raisons,
de rajouter les mots « sans-chaussures » reliés par des traits d’union. Premièrement il
s’agissait selon moi de conforter le lecteur dans sa compréhension supposément évidente
du mot créole « nipié ». Deuxièmement, parce qu’en anglais, il s’agit d’un passage qui nous
offre le point de vue d’un médecin, Valmiki Krishnu, inattentif et impatient face au flot
verbal incessant de son patient, un homme âgé, au discours rébarbatif et extrêmement
détaillé. Détails qui à cet instant de l’intrigue paraissent clairement inutiles au docteur
dans son travail de diagnostic, en plus de l’ennuyer sérieusement. De cette façon, je
cherchais à recréer la même impression de redondance dans le discours du patient en
ajoutant plus de mots que nécessaire.
Le style de Raphaël Confiant, comme celui de la traductrice Hélène Devaux-Minie dans
L’ascension de Moïse, m’ont offert une piste. Je pouvais parfois emprunter des formules aux
différents créoles français, employer des expressions archaïques, faire preuve de créativité
en contractant deux mots ou encore procéder à des déformations orthographiques
(« paké » pour « paquet » par exemple). Ces différentes techniques permettent de mettre
en évidence la singularité du parler d’un personnage ou du narrateur. Comme le fait
Shani Mootoo dans son roman, rédigé dans un anglais traditionnel la plupart du temps, je
me suis permis quelques libertés mais de façon parcimonieuse.
Devoir faire preuve d’imagination pour parsemer le texte de formes créatives a
définitivement été ma préoccupation première durant ce travail. Cependant, il n’était pas
question de truffer la traduction de ces recréations pour ne pas dérouter le lecteur. La
stratégie adaptée était de produire un certain « exotisme » sans chercher à en faire trop.
Aussi, j’ai d’abord traduit dans un français plus ou moins traditionnel, puis, à mesure que
je relisais des phrases, des paragraphes ou le texte en entier, je trouvais des façons de dire
ou des termes qui venaient ajouter un effet de créolité.
Parfois donc, j’ai intégré des termes créoles trouvés dans des dictionnaires ou autres
ouvrages terminologiques. Je me suis documentée dans plusieurs ouvrages, comme le
Dictionnaire pratique du créole de Guadeloupe de Henry Tourneux et Maurice Barbotin, par
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exemple. J’ai aussi reçu l’aide d’amis et autres connaissances originaires de la Réunion, de
la Guadeloupe, de la Martinique ou encore d’Haïti. Force est de constater que le texte
anglais, avec toutes ces déformations morphosyntaxique, est parfaitement
compréhensible et lisible pour les lecteurs anglophones non-créolophones. Ce qui n’est
pas le cas d’un texte français jalonné de tournures syntaxiques erronées. Ả mon sens, la
langue française est plus rigide que la langue anglaise. En effet, elle n’est pas très flexible
dans la création de nouvelles formes syntaxiques ou lexicales et se prête moins à ce genre
de variations.
L’éxotisation de ma traduction se manifeste ainsi par quelques marqueurs grammaticaux et
graphiques plutôt que lexicaux. J’ai aussi choisi de ne pas reporter les particularités
graphiques du créole avec des élisions telles que « p’tit » comme on le fait d’habitude en
français pour les discours familiers. En effet, comme le souligne Christine Raguet-
Bouvart dans une retranscription du débat Comment traduire l’oralité d’un texte métissé? :
« Une des premières réactions pour nous, traducteurs, a été de raccourcir les formules en choisissant l’élision et de produire des « j’te » et autres tournures abrégées qui détruisent complètement le rythme très plein de la phrase créole dans laquelle on s’occupe de l’espace sonore. »1
Cinquième partie : Quelques exemples de créations « créolisantes » avec particularités d’ordre graphique ou grammatical
À la page 30 du roman, lorsque le personnage de M. Deoraj Deosaran s’exprime :
“ when he was a licle-licle boy, so small’n’tin nobody ad a think he’d a make man”
J’ai choisi de contracter les mots suivant pour créer un adjectif par apposition :
- il était un si-petit garçon, tellement toupetit-maigre-marmot que personne
croyait qu’un jou il deviendrait un nonm
Lorsque, par la suite, le narrateur nous fait entrer dans les pensées du personnage de
Vashti Krishnu, fille du docteur, j’ai choisi de reporter la créolité en portant atteinte à la
règle grammaticale d’emploi du subjonctif.
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Pour l’anglais :
“No wonder they put she out the house” (page 23)
J’ai traduit comme suit :
• Pas étonnant qu’ils l’ont chassée de la mézon.
Retour dans le cabinet de consultation du docteur Valmiki Krishnu.
Pour l’anglais :
“Everything okay, Doc? You look like you seeing a dead” (page 31)
J’ai traduit comme suit :
• Toutébien, doc? Vous êtes blanc comme un lenj.
Plutôt que, par exemple :
• Tout bien, Doc? On dirait que vous voir un fantôme.
J’ai ainsi choisi d’employer l’expression peu usitée et pourtant très parlante « être blanc
comme un linge » tout en insérant le mot créole « lenj », complètement transparent en
contexte.
Dans l’extrait suivant, la domestique de Valmiki Krishnu lorsqu’il était enfant s’adresse à
des petits villageois venus frapper à la porte de la demeure. On sait que la domestique ne
voit pas cette visite d’un bon œil parce que les enfants n’appartiennent pas à la même
caste que le fils de son patron.
Pour l’anglais :
“What you want him for?” (page 32)
J’ai traduit comme suit :
• Qu’est-ce que vous venez chèché là?
Plutôt que, par exemple :
• Qu’est-ce vous voulez à lui?
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Dans l’extrait suivant, un employé de ferme s’adresse au jeune Valmiki.
Pour l’anglais :
“Your pappy ent go like for you be in here. You go dutty up your clothes.” (page 36)
J’ai traduit comme suit :
• ton papa va pas être kontan que tu es là. Tu vas sali ton lenj.
Plutôt que, par exemple :
• Ton papa va pas aimer toi être là. Toi va salir tes habits.
Sixième partie : Traduire le non-verbal
Dans sa Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie francaise de
l'isle Saint Domingue, l’historien Moreau de Saint-Méry s’exprime à propos du créole :
« Il est mille riens que l’on n’oserait dire en français, mille images voluptueuses que l’on ne réussirait pas à peindre avec le français, et que le créole exprime ou rend avec une grâce infinie. Il ne dit jamais plus que quand il emploie des sons inarticulés, dont il fait des phrases entières.»
Étrangement, la plus grande difficulté à laquelle je me suis heurtée ne réside pas dans le
processus de créolisation du discours mais bien dans un terme quasiment
intraduisible : « steups ». Il s’agit ici d’un terme typiquement trinidadien qui aurait la même
signification que les expressions, [en anglais] : « to suck one’s teeth » ou « teeth kissing ». Dans
l’ouvrage Dictionary of Jamaican English, l’acte est défini comme suit :
« to make a sound of annoyance, displeasure, ill-nature, or disrespect by sucking air audibly
through the teeth and over the tongue »
En français, on parlera tantôt du « tchip » tantôt du « kip ». Il s’agit ici d’une onomatopée
bien singulière qui peut avoir différents sens. Si le « tchip » est souvent signe de simple
désapprobation, il est considéré comme une insulte extrêmement vulgaire dans plusieurs
pays d’Afrique de l’Ouest.
Dans le texte anglais, Shani Mootoo choisit d’utiliser le terme typiquement trinidadien
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« steups » sans donner plus d’informations que ce soit entre parenthèses ou en notes de
bas de page. Cependant, elle l’intègre dans la phrase suivante : « You’d hear theatrical
steupses and people hawking unabashedly » (page 8). Le lecteur anglais qui ne connaît pas le
terme « steups » bénéficie donc néanmoins d’un indice qui lui laisse comprendre qu’il
s’agit d’un son, ou bruitage effectués par des personnes. Plus loin dans le texte,
Shani Mootoo continue :
« You will realize that some of the teeth-sucking you’ve been hearing came from pedestrians on
the hospital side of the intersection forced to cross over the sleeping body of a homeless man »
(page 8).
Pour la traduction française, j’ai ainsi choisi d’utiliser le mot « tchip » en le qualifiant de
« dignes d’un studio de bruitage ». J’ai aussi choisi de parler de « tchips désapprobateurs »,
là où Shani Mootoo se contentait de parler de « theatrical steupses ». Selon moi, cet ajout
rend la compréhension du mot plus aisée. Le lecteur français comprend qu’il s’agit ici
d’un son qui exprime un sentiment négatif (dédain, mépris, etc.). Je me suis aussi refugiée
dans l’utilisation d’une note de bas de page afin de situer davantage le lecteur quant à la
signification du mot « tchip » et à ses origines.
Lors d’une scène où Valmiki reçoit des coups de fouets dans son enfance, Shani Mootoo
choisit de mettre en majuscules sept groupes de mots qui ponctuent les sept coups de
fouets reçu. J’ai ainsi conservé cette représentation graphique dans le texte d’arrivée en
écrivant sept mots en majuscules.
“You BETTER LEARN the VALUE of business FAST, you hear? And take THIS!
For not being a MAN enough to STAND UP to those boys, for LETTING OTHER
children lead you into doing wrong.” (p.38.)
• « Tu ferais MIEUX d’apprendre le sens des affaires, et VITE. TIENS! Prends
ÇA! Pour n’avoir pas eu le COURAGE de résister à ces GARNEMENTS. Pour
t’être laissé INFLUENCER comme ça! »
J’ai commencé la lecture du roman Valmiki’s Daughter sans m’être auparavant
renseignée sur les détails de l’histoire. Je ne voulais rien lire sur le livre qui puisse
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m’influencer de quelque façon que ce soit avant de m’y être personnellement frottée.
Pourtant, dès les premières pages, j’avais comme l’impression que le personnage de
Valmiki menait une double vie. J’étais intriguée par cette intuition et surtout par le fait
qu’elle s’était révélée clairvoyante. L’on parlait de Valmiki qui était médecin et semblait
avoir une vie idéale mais qui cependant voyait d’autres personnes en secret dans un hôtel
du centre-ville. Puis l’on croisait le personnage de Merle Bedi, reniée par sa famille et
jetée à la rue parce qu’homosexuelle. Ensuite, Shani Mootoo choisissait de parler de
Tony, un ami de Valmiki, en spécifiant que les souvenirs de leurs moments ensemble
restaient « indelibly etched in Valmiki’s body and mind » (p.26.)
Mais pourtant, toutes ces indications quant à l’intrigue principale du roman arrivaient
bien après le tout premier indice. En effet, dès le tout premier paragraphe, Shani Mootoo
choisit de décrire le paysage de San Fernando et ses routes en employant des mots qui
pourraient selon moi n’être absolument pas anodins. Elle ouvre ainsi son roman sur les
phrases suivantes :
« If you stand on one of the triangular traffic islands at the top of Chancery Lane just in front of the San Fernando General Hospital […] you would get the best, most all-encompassing views of the town. You would see that narrower secondary streets emanate from the central hub. Not one is ever straight for long. They angle, curve this way and that, dip or rise […] » (p.7.)
À la deuxième relecture de ce tout premier paragraphe, j’ai discerné une métaphore,
comme des clins d’œil à demi-masqués. Choisir de ponctuer le paragraphe de la sorte,
spécifier la nature triangulaire des éléments d’infrastructures, lorsque Shani Mootoo
choisit de nous montrer ces hommes et ces femmes qui mènent une double vie…Il y a
quelque chose de charnel et de presqu’humain dans cette mise en contexte descriptive. Je
vois dans ce paragraphe des indices subliminaux qui pourraient expliquer qu’avant même
d’en avoir la certitude, je savais déjà où le roman allait me mener. Aussi, j’ai voulu
m’efforcer de choisir des mots qui pouvaient laisser planer les mêmes ambiguïtés pour
une lecture avertie. J’ai donc choisi de parler de formuler les premières phrases de la
sorte :
« D’ici, on remarque les petites rues secondaires, plus étroites, qui s’échappent du centre, comme pour le fuir. Difficile de deviner leur orientation pour bien longtemps. Elles virent et se recourbent, à droite puis à gauche, montent et
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descendent pour s’imbriquer dans un enchevêtrement de plus petites allées. »
Selon Umberto Eco, traduire nécessite une négociation permanente. Ainsi, tout est
affaire de négociation et de compromis. En ce qui me concerne, j’ai négocié d’abord
avec l’œuvre originale en essayant autant que faire se peut de reproduire le sens et la
forme, mais aussi avec le lecteur supposé en veillant à lui fournir une traduction honnête
et esthétique. Traduire un texte hybride n’est évidemment pas facile, mais je pense
cependant avoir mené cette tâche à bien puisque ce qui m’importait le plus dans cet
exercice traductionnel était d’ouvrir l’étranger à notre propre espace de langue et ne pas
le domestiquer en évitant à tout prix la fadeur d’une traduction « naturalisante » et
ethnocentriste.
Traduction française
Votre voyage. Première partie.
C’est depuis l’un des terre-pleins triangulaires de Chancery Lane, juste en face de
l’Hôpital général de San Fernando que l’on peut avoir la meilleure vue sur la ville, le
panorama le plus honnête. C’est là que le bras sud de la voie se confond avec l’avenue
Broadway et où la promenade Harris, parsemée d’édifices publics ou privés et de statues
commémoratives, court vers l’est. D’ici, on remarque les petites rues secondaires, plus
étroites, qui s’échappent du centre, comme pour le fuir. Difficile de deviner leur
orientation pour bien longtemps. Elles virent et se recourbent, à droite puis à gauche,
montent et descendent pour s’imbriquer dans un enchevêtrement de plus petites allées.
À cette intersection, sur Chancery Lane, les véhicules serpentent autour des îlots
triangulaires en béton peint de blanc. On se bouscule au rythme des klaxons de voitures
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et des sonnettes de vélos qui accompagnent les jurons hauts en couleurs et autres insultes
à visée transgénérationnelle. Le ballet des voitures avance par secousses, freine trop
subitement puis comme par magie, ondoie de fluidité, rendant les feux et les agents de
circulation momentanément inutiles.
Imaginez-vous touriste, les yeux bandés et téléporté sur un de ces îlots à l’heure de
pointe, un jour de semaine. Submergé de stimuli sensoriels en seulement quelques
secondes. Emporté dans un tourbillon de bruits, et d’odeurs aussi.
Le concerto des klaxons, en véritable dysharmonie de durées et de tonalités, évoque
presque une symphonie de brouhaha moderniste rythmée par le mantra du vendeur de