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Johanna Siméant Urgence et développement, professionnalisation et militantisme dans l'humanitaire In: Mots, mars 2001, N°65. pp. 28-50. Resumen «EMERGENCIA» Y « DESARROLLO », « PROFESIONALIZACION » Y «ACTIVISMO » DENTRO DEL MARCO DE LA ACCION HUMANITARIA Dentro del campo de la accion humanitaria medica francesa se encuentran dos debates esenciales : el de la « profesionalizacion » y el de la delimitacion entre « emergencia » y « desarrollo ». Se refieren a maneras diferentes de teorizar las practicas y de encarar los problemas. La observacion de varias ONG y sobre todo de MDM, muestra a la vez lo que esta en apuesta y la manera con la cual los actores humanitarios utilizan los terminos analiazdos. Abstract «EMERGENCY» AND «DEVELOPMENT», « PROFESSIONNALIZATION» AND «ACTIVISM» IN HUMANITARIAN ACTION In the field of French humanitarian NGOs, two debates are prominent : « Professionalization » and « Emergency / Development ». Both of them lead to different ways to theorize humanitarian practices and problems those organizations face. The article shows how these debates are linked to the transformations of the humanitarian world, through the distinctive uses of salarisation and professionnalization. Résumé URGENCE ET DEVELOPPEMENT, PROFESSIONNALISATION ET MILITANTISME DANS L'HUMANITAIRE Dans le champ de l'humanitaire médical français, deux débats sont centraux : celui de la « professionnalisation » et celui de la délimitation entre « urgence » et « développement ». Tous deux renvoient à des façons différentes de théoriser les pratiques et les contraintes auxquelles sont confrontés les humanitaires. L'observation de plusieurs ONG, et surtout de MDM, montre à la fois les enjeux, et la façon dont ces termes sont retravaillés par les acteurs de l'humanitaire. Citer ce document / Cite this document : Siméant Johanna. Urgence et développement, professionnalisation et militantisme dans l'humanitaire. In: Mots, mars 2001, N°65. pp. 28-50. doi : 10.3406/mots.2001.2485 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_2001_num_65_1_2485
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Urgence et développement, professionnalisation et militantisme dans l'humanitaire. In: Mots, mars 2001, N°65. pp. 28-50.

Mar 04, 2023

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Page 1: Urgence et développement, professionnalisation et militantisme dans l'humanitaire. In: Mots, mars 2001, N°65. pp. 28-50.

Johanna Siméant

Urgence et développement, professionnalisation et militantismedans l'humanitaireIn: Mots, mars 2001, N°65. pp. 28-50.

Resumen«EMERGENCIA» Y « DESARROLLO », « PROFESIONALIZACION » Y «ACTIVISMO » DENTRO DEL MARCO DE LA ACCIONHUMANITARIA Dentro del campo de la accion humanitaria medica francesa se encuentran dos debates esenciales : el de la «profesionalizacion » y el de la delimitacion entre « emergencia » y « desarrollo ». Se refieren a maneras diferentes de teorizar laspracticas y de encarar los problemas. La observacion de varias ONG y sobre todo de MDM, muestra a la vez lo que esta enapuesta y la manera con la cual los actores humanitarios utilizan los terminos analiazdos.

Abstract«EMERGENCY» AND «DEVELOPMENT», « PROFESSIONNALIZATION» AND «ACTIVISM» IN HUMANITARIAN ACTION Inthe field of French humanitarian NGOs, two debates are prominent : « Professionalization » and « Emergency / Development ».Both of them lead to different ways to theorize humanitarian practices and problems those organizations face. The article showshow these debates are linked to the transformations of the humanitarian world, through the distinctive uses of salarisation andprofessionnalization.

RésuméURGENCE ET DEVELOPPEMENT, PROFESSIONNALISATION ET MILITANTISME DANS L'HUMANITAIRE Dans le champ del'humanitaire médical français, deux débats sont centraux : celui de la « professionnalisation » et celui de la délimitation entre «urgence » et « développement ». Tous deux renvoient à des façons différentes de théoriser les pratiques et les contraintesauxquelles sont confrontés les humanitaires. L'observation de plusieurs ONG, et surtout de MDM, montre à la fois les enjeux, etla façon dont ces termes sont retravaillés par les acteurs de l'humanitaire.

Citer ce document / Cite this document :

Siméant Johanna. Urgence et développement, professionnalisation et militantisme dans l'humanitaire. In: Mots, mars 2001,N°65. pp. 28-50.

doi : 10.3406/mots.2001.2485

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_2001_num_65_1_2485

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Johanna SIMÉANT0

Urgence et développement,

professionnalisation et militantisme

dans l'humanitaire

Catégories de la pratique en ce qu'elles renvoient à des affinités pas toujours théorisées des humanitaires à l'égard de leurs façons de faire (un humanitaire se définira spontanément comme urgencier ou

à l'inverse comme « se sentant peu d'affinités avec l'urgence »), mais aussi catégories utilisées pour penser l'action dans les textes savants et semi-savants d'un humanitaire de plus en plus réflexif, et enfin catégories utilisées parfois sans précautions de la part d'observateurs extérieurs prophétisant par exemple la professionnalisation de l'humanitaire, les termes ď urgence, développement, professionnalisation et militantisme sont à eux seuls des analyseurs du milieu humanitaire et de certaines de ses évolutions récentes. Comment l'expliquer ? 1

Les ONG humanitaires françaises, entre image publique et transformations internes

L'image d'Épinal, que les campagnes de communication ont contribué à diffuser, du médecin blanc soignant un enfant noir à la suite d'une catastrophe ou d'une famine n'est pas pour rien dans la percep-

0 Faculté de Droit et de Science Politique, Collectif d'Analyse de l'Humanitaire International Equipe Rochelaise, 45 rue F. de Vaux de Foletier, 17024 La Rochelle Cedex 1.

1. Cet article s'inscrit dans les recherches du CAHIER, dans le cadre d'un appel d'offres lancé en 1997 par la MIRE (Mission Recherche du Ministère des Affaires Sociales) et financé par la Fondation de France, et depuis fin 1999 dans le cadre d'une Action Concertée Incitative Blanche du Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche.

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tion publique de « l'humanitaire » : celle d'un engagement bénévole de professionnels, notamment médicaux, au sein de missions courtes à l'étranger, au contact direct et physique de populations souffrantes. Cette image n'est certes pas dénuée de liens avec la réalité. Elle synthétise aussi la façon dont les pères fondateurs de MSF, symbole de l'humanitaire à la française après le Biafra, revendiquaient un humanitaire médical d'urgence, léger, rapide, non institutionnel, mobilisant des volontaires et non des salariés. Il s'agissait de s'opposer à la neutralité silencieuse de la pesante Croix-Rouge, mais aussi aux associations, souvent confessionnelles, promotrices du développement.

Cette image est loin aujourd'hui de correspondre à toute la réalité du monde humanitaire. Les missions des humanitaires, même ceux dont l'image publique est la plus orientée vers l'urgence (Médecins du Monde, Médecins Sans Frontières...), ne sont pas en majorité de court terme ou correspondant à des « crises » (guerres, catastrophes naturelles, famines...). Elles révèlent la porosité qui existe souvent entre l'urgence et le développement, entre le long et le court terme1. Ensuite, au sein même des ONG à dominante médicale ou paramédicale, la part de professionnels de la médecine n'est plus aussi hégémonique qu'elle le fut au début des années 1970. Les ONG recrutent comme volontaires des logisticiens et des administrateurs, chargés de la gestion technique et financière des missions, ou du suivi de certains dossiers sur le terrain. De plus, les volontaires médicaux ont en général déjà une profession et tendent à favoriser les expatriations courtes compatibles avec leurs congés, alors que les expatriés assurant des fonctions d'administrateurs ou de logisticiens ne le font pas en parallèle d'une activité salariée en France, d'où une propension à des missions plus longues. Enfin, si l'image du contact direct avec la souffrance n'est pas étrangère au succès de l'humanitaire, les ONG s'affirment de plus en plus sensibles au risque de déposséder les populations qu'elles assistent et tentent dans la mesure du possible de favoriser l'emploi de personnels médicaux locaux.

On a pu parler à propos de ces évolutions brièvement résumées du passage d'un humanitaire « politique » et très médical à un humanitaire plus «technique» et aussi plus salarié2. S'affirment de façon

1. Et quand bien même le rappel de cette porosité peut être vécu comme choquant par les membres d'associations tiers-mondistes et développeuses ayant le sentiment que tout les oppose aux humanitaires « urgenciers ».

2. Jean-Christophe Rufin, « Pour l'humanitaire. Dépasser le sentiment d'échec », Le Débat, 105, mai-aout 1999, p. 8.

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croissante des vocations professionnelles, mesurables par la convergence des enquêtes d'opinion auprès des lycéens et étudiants scolarisés, le développement de nombreuses formations spécialisées en humanitaire ou encore le nombre de publications consacrées aux « métiers » de l'humanitaire. Vivre de l'humanitaire en en faisant éventuellement sa profession apparait aujourd'hui comme un choix valorisé.

Cette perception grandissante de l'humanitaire comme un « métier » possible se double d'un processus de salarisation croissante au sein de ces ONG, corrélé à l'augmentation du budget de ces dernières et aux exigences consécutives des bailleurs de fonds1 quant aux programmes développés. Le choc consécutif au génocide rwandais a accru ce mouvement. Si 1994 fut une année d'intense expatriation et d'explosion des budgets, elle fut aussi vécue comme une remise en cause radicale de certaines ONG à la compétence parfois incertaine, en tout cas considérée comme telle par de nombreux humanitaires et surtout leurs bailleurs de fonds. Cet argument a contribué à la salarisation accrue du secteur.

Dernier aspect enfin qui marque la « professionnalisation » : la façon dont l'explosion de l'humanitaire a eu pour corollaire le développement de statuts à mi-chemin du salariat et du bénévolat. C'est le cas du statut de volontaire, qui a une signification très précise. Pourtant les mots de volontaire et de volontariat sont fréquemment employés comme des équivalents de bénévole et bénévolat, aussi bien dans le langage courant que dans des travaux consacrés à la question2. Or il n'en est rien. S'il ne bénéficie pas des statuts de salarié et plus tard d'indemnités chômage, le volontaire humanitaire (expatrié) d'une grande ONG comme MDM, HI, MSF, ACF, a une couverture sociale, il est nourri, logé et blanchi, et, en dehors de l'indemnisation de ses menus frais de vie sur le terrain, perçoit une indemnité, non assimilable à un salaire, d'une valeur mensuelle généralement comprise entre 4 000 et 6 000 francs, versée sur un compte en France.

1. Ce terme désigne les institutions qui financent l'humanitaire, c'est-à-dire ECHO, principal bailleur de fonds des ONG humanitaires d'urgence), USAID, la Direction Générale du Développement de la Commission Européenne, d'autres coopérations nationales...

2. Michel Le Net, Jean Werquin, « Le volontariat, aspects sociaux, économiques et politiques en France et dans le monde », Notes et études documentaires, 4780, Paris, La documentation française, 1985-5.

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Des conceptions multiples de la professionnalisation

et du militantisme

II ne faut pas confondre la professionnalisation au sens sociologique du terme (auquel cas le processus apparaîtrait encore très imparfait) et l'usage de ce terme chez les humanitaires eux-mêmes. Le terme de professionnalisation, pour beaucoup de membres de Médecins du Monde1, n'a pas une signification univoque. Beaucoup d'humanitaires se reconnaissent dans l'impératif de professionnalisation, sans pour autant y accoler le même sens. Certains préfèrent lui substituer le terme plus concret de salarisation (de certains des personnels expatriés), d'autre désignent par ce terme une qualité accrue des programmes, d'autres y voient une adoption rampante du modèle des ONG anglo-saxonnes, considérées comme moins militantes et plus gestionnaires, et opposent militantisme à professionnalisation en considérant que l'usage de ce dernier terme ne fait que masquer l'emprise et la pression croissante des bailleurs de fonds publics en faveur d'une approche technicienne de l'humanitaire, d'autres enfin soulignent qu'il s'agit avant tout de promouvoir le recrutement de personnes compétentes, que ce soit au titre de volontaires ou de salariées... Revendiquer une plus grande professionnalisation n'équivaut pas systématiquement à demander un statut de salarié. Certains des volontaires qui répondent le plus à un modèle professionnel par le niveau de leurs compétences sont les premiers à dire qu'il ne faudrait pas que l'humanitaire devienne un « métier ». Bref, ce débat recouvre un ensemble de processus critiques relatifs à la définition légitime de « l'humanitaire », plus que son contenu ne permet de décider ce que recouvre la professionnalisation, au point que l'on peut se demander s'il n'existe pas dans ces ONG un cycle de débats incontournables selon l'âge de l'association : « sommes-nous une association ou pas?», puis « le professionnalisme s'oppose-t-il au militantisme ? », schemes se combinant à ceux de l'urgence et du développement, le tout jusqu'à l'apparition de nouveaux clivages (tel aujourd'hui celui relatif à l'internationalisation).

1. L'insistance portée ici sur le cas de MDM s'explique par le fait que cette ONG constitue un lieu d'observation idéal des tensions les plus typiques qui traversent le milieu humanitaire en général (tension entre professionnalisation-salarisation et militantisme-bénévolat) et l'humanitaire médical en particulier (tension entre urgence et développement, part de l'identité médicale dans l'identité de l'association).

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Tableau 1 : Perceptions et connotations attachées à la professionnalisation '

Favorables Défavorables

La professionnalisation comme « opérationalité et efficacité accrues » :

Une meilleure qualité apportée aux bénéficiaires. Une plus grande crédibilité à l'égard des bailleurs de fonds et du public : les bavures humanitaires nuisent à toute la communauté humanitaire. Eviter les enthousiasmes incontrôlés de militants incompétents, penser d'abord aux bénéficiaires. Seule l'efficacité peut rendre crédible le témoignage humanitaire. On devrait pouvoir ignorer les valeurs des humanitaires si leur compétence sert totalement les objectifs de l'organisation.

La référence à la professionnalisation recouvre une définition fausse des compétences humanitaires nécessaires : beaucoup d'humanitaires, volontaires et bénévoles, ne sont pas salariés mais ont les compétences techniques nécessaires, alors que certains salariés sont incompétents. Certes, les ONG considérées comme peu professionnalisées ne sont pas toujours à la hauteur techniquement, mais des structures très professionnalisées ne le sont pas plus, et de plus ces dernières perdent leur côté associatif. L' opérationalité accrue déshumanise le geste humanitaire, elle prive ses acteurs d'une dimension primordiale : celle de l'émotion de la rencontre. La professionnalisation pousse à recruter de moins en moins de « premières missions » que l'on pourrait former sur le tas. Les ONG humanitaires ne doivent pas devenir semblables aux grandes agences anglo-saxonnes. La dimension du témoignage et du militantisme est aussi importante que la qualité technique du geste humanitaire.

1. Ici comme dans le tableau suivant, la mise à plat des arguments possibles et utilisés dans le milieu humanitaire ne fait pas apparaitre les situations dans lesquelles ces discours sont dicibles, même si c'est un paramètre évidemment central (on imagine mal un humanitaire parlant en public de son « excitation » à faire de l'urgence) et que nous n'ignorons pas. Il nous importe simplement ici que ces discours soient des « motivations »,i.e des raisons de l'action formulables et formulées au moins dans certaines situations. Ces arguments sont tirés aussi bien des 200 entretiens semi-directifs réalisés de janvier début 1998 à mai 2000 en France et à l'étranger par les chercheurs du CAHIER (et notamment par Johanna Siméant, Pascal Dauvin et Jean-Pierre Masse),

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Favorables Défavorables

La professionnalisation comme salarisation et « métier »

L'humanitaire est un métier, il faut donc recruter les meilleurs dans ce métier. De plus être un bon médecin ou une bonne infirmière n'équivaut pas toujours à être un bon humanitaire. Faire de l'humanitaire, ce n'est pas se faire plaisir en s'accordant des vacances aventurières quelques mois par an. Garantir l'inscription dans le long terme de certains programmes par la fidélisation des expatriés les plus compétents. Récompenser des gens motivés en leur permettant de vivre de leur engagement. Bénéficier d'une meilleure réactivité quand il faut agir vite. L'époque de « l'humanitaire sac au dos » est révolue. « Les autres ONG salarient, si nous ne le faisons pas, nous n'aurons comme volontaires que les personnels refusés par les autres ».

L'humanitaire ne doit pas être un métier, il requiert un dévouement et un enthousiasme qu'il n'est pas possible de garder tout au long d'une « carrière ». Professionnalisation et salarisation vont transformer les salariés des ONG en « fonctionnaires » peu motivés, préoccupés avant tout de leurs intérêts propres et de la justification de leur utilité. Elles vont transformer les équilibres de pouvoir au sein des ONG en faveur de salariés souvent non-médicaux. Elles vont tuer la dimension militante de l'humanitaire. L'argent des donateurs n'a pas vocation à aller au siège des ONG.

La professionnalisation comme recours croissant aux fonds publics

Seul le recours à ces fonds peut garantir l'inscription dans le long terme et la salarisation de personnels compétents, et une véritable aide aux populations. Pourquoi les fonds privés collectés grâce à l'émotion médiatique seraient- ils plus légitimes ?

Elle signifiera la fin de l'humanitaire à la française(léger, contestataire, indépendant et non-gouvernemental) et une mainmise politique possible sur les ONG.

de conversations tenues avec des militants humanitaires, et de la littérature (ouvrages de réflexions, autobiographies et récits) propre au milieu. Il s'agit ici de restituer des jugements et arguments qui seraient considérés comme évidents ou au moins légitimement utilisables dans les controverses humanitaires. Les entretiens cités, sauf mention contraire, ont été réalisés par l'auteure de l'article.

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Malgré toutes ces variantes, le terme de professionnalisation est souvent évoqué en opposition à celui de militantisme associatif, de la part de militants associatifs mais aussi de certains salariés. Or, pas plus que le terme de professionnalisation, celui de militantisme ne peut acquérir de signification univoque dans des structures aussi complexes que les ONG, dans lesquelles cohabitent des populations aux investissements et aux statuts très différents (médicaux et non- médicaux, bénévoles épisodiques ou membres d'un conseil d'administration, volontaires, salariés...). De qui parle-t-on quand on évoque les militants d'une association humanitaire ? Des adhérents à l'association, quel que soit le temps qu'ils consacrent réellement à leur activité ? Mais est-il légitime d'exclure du qualificatif de militant tous ceux qui exercent une activité salariée au sein de ces organisations, alors même que certains d'entre eux ont été des bénévoles et des volontaires avant de devenir des salariés ? Comment faire pour ne pas confondre sous le même terme de bénévole l'activité d'un membre élu au conseil d'administration d'une ONG, en général issu du personnel médical ou paramédical, consacrant l'essentiel de son temps libre à l'association, et celle d'une bénévole retraitée consacrant quelques heures à son association, par exemple pour dépouiller le courrier contenant les chèques des donateurs ? Comment mettre en balance l'activité de cette bénévole et celle d'un salarié surchargé et parfois sous-payé, considérant ses nombreuses heures supplémentaires comme autant de preuves de son engagement, alors même que son statut de salarié peut fréquemment l'exclure du droit de vote à l'assemblée générale ? Peut-on considérer un volontaire expatrié d'une ONG comme un militant de cette dernière, sachant que les conditions de l'adhésion aux ONG humanitaires, médicales notamment, sont assez restrictives et soumises à approbation du conseil d'administration ? Bref, on peut difficilement décider à partir d'un seul examen des statuts {bénévole, volontaire, salarié...) qui est militant et qui ne l'est pas, tant le coût social de l'engagement diffère selon les âges et les professions. Une expatriation, serait-elle salariée, est bien plus coûteuse pour un médecin de quarante ans que pour un administrateur de vingt-trois ans.

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Les logiques d'un débat : le cas de Médecins du Monde

Bien que tous s'efforcent de montrer qu'il n'y a pas de lien mécanique entre leur position et leur discours, il reste incontestable que les salariés sont plus généralement portés à défendre la professionnali- sation (ce qui ne dit rien de son contenu), alors qu'une majorité de bénévoles médicaux l'envisagent avec méfiance. Pourtant, dans le cas de Médecins du Monde, l'accent de plus en plus pressant mis sur la nécessaire professionnalisation de l'organisation renvoie à la mise en avant de nouvelles ressources sociales et de nouvelles compétences ', propres à une catégorie ascendante au sein de l'organisation, celle des salariés, elle-même consécutive au développement vertigineux de la taille des structures humanitaires depuis le milieu des années 1980.

L'organisation interne et le recrutement de MDM permet de comprendre la violence de ces tensions, propres à des degrés divers à l'ensemble des ONG médicales. Au sein de cette organisation, le pouvoir décisionnel relatif à une mission appartient officiellement au responsable de mission (RM), un médecin bénévole qui, parce qu'il exerce en général une profession à temps plein, est difficile à joindre par le terrain quand il s'agit de prendre une décision rapide et ne peut, malgré son dévouement et la possibilité, souvent utilisée, de séjours sur le terrain, que suivre « sa » mission en pointillés et non en temps réel. Assez paradoxalement, l'insistance de MDM à revendiquer une identité associative forte et à faire des RM une instance décisionnelle importante aboutit à ce que ces derniers, afin d'être en mesure de remplir cette tache, soient assistés par des salariés à temps plein, au sein de « desks » (bureaux), qui assurent la responsabilité administrative et gestionnaire de la mission — et le suivi presque

1. C'est pour cette raison qu'il importe d'une part de ne pas confondre les constructions sociologiques de la professionnalisation et les conceptions indigènes de cette dernière, et d'autre part qu'il faut garder à l'esprit la non-linéarité des processus de « professionnalisation ». Toute la réflexion politiste autour de l'évolution de l'activité politique est d'un secours précieux pour comprendre la façon dont certains univers sociaux s'autonomisent peu à peu et tendent à délégitimer les formes les plus dilettantes et notabiliaires de leur exercice, pour peu cependant que l'on ne considère pas ces processus comme linéaires et inéluctables, et que l'on arrive à les lier aux caractéristiques sociales des « entrants » et des compétences qu'ils seront portés à universaliser. Cf. Olivier IHL, « Deep Pockets. Sur le recrutement ploutocratique du personnel politique aux États-Unis», dans Michel Offerlé, La profession politique. 19e-20e siècles, Paris, Belin, 1999, p. 333-356.

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quotidien de la mission. Il est presque inévitable dès lors que les desks tendent à concentrer le pouvoir effectif.

Pour mieux comprendre la virulence d'un débat sur la professionna- lisation qui oppose RM et salariés (les expatriés sur le terrain étant plus partagés), il faut avoir à l'esprit que le recrutement des desks et des RM est diamétralement opposé. Les personnels des desks sont ten- danciellement plus féminins, plus jeunes (25-40 ans), non médicaux (à l'exception de deux infirmières), titulaires, de façon croissante, de troisièmes cycles. En revanche, les RM sont tendanciellement plus âgés (35-50 ans), masculins, et ne comptent par définition (à une exception près) que des médecins et quelques sages-femmes1. Comment s'étonner que les salariés des desks, porteurs de compétences humanitaires non médicales, soient les plus favorables à la pro- fessionnalisation ? Cette dernière s'oppose d'autant moins pour eux à une conception militante (impératif restant catégorique dans les discours) qu'ils ont le sentiment souvent amer d'être peu écoutés malgré des heures supplémentaires rarement comptées ? Les membres des desks, qui n'ont pas le droit de vote au sein de la structure associative dès lors qu'ils ne sont pas médicaux, considèrent que «le pouvoir dans l'organisation appartient aux médecins ». Certains salariés vont jusqu'à fustiger le « dilettantisme donquichottesque » de responsables de mission ou volontaires, « cow-boys » égarés dans une conception de l'humanitaire qui serait dépassée devant l'avènement nécessaire car construit comme tel du « professionnalisme ». Ce sont ces salariés qui ont aujourd'hui le sentiment d'être « dans le sens de l'histoire », n'hésitant pas à reconnaître qu'être privé de la voix au chapitre sur le plan de la décision associative n'empêche pas de disposer d'atouts : « On a le pouvoir exécutif on a le pouvoir de la contrainte externe tu vois des... de la revendication de " on a pas le choix parce que ça nous est imposé de l'extérieur enfin "... » (Entretien, cadre salarié, proche des directeurs, septembre 1998).

Par conséquent, les salariés non-médicaux d'ONG médicales, que tout désigne comme symboliquement dominés au sein de ces structures, et sur le plan des compétences requises, et sur le plan de l'engagement jugé comme « noble » car « gratuit », peuvent s'appuyer sur les contraintes entraînées par le rapport aux bailleurs de fond publics

1. Les directeurs de MDM (des salariés désignés par le conseil d'administration) constituent le point d'équilibre des tensions au sein de MDM, les deux plus importants d'entre eux (directeur général et directeur des missions) étant des médecins généralistes.

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— ce qui ne signifie pas qu'ils se réjouissent de la dépendance à l'égard de ces derniers. Dans les programmes qu'ils financent, ces bailleurs font en effet pression en faveur d'un recrutement de plus en plus attentif à la formation des expatriés (plus qu'à leur bonne volonté militante), quitte à ce que cet aspect ne dévalue les compétences de ceux des médecins qui resteraient attachés au modèle des « petites missions d'urgence sac au dos ». Ce faisant, salariés et bailleurs en arrivent à promouvoir de façon convergente une conception de l'humanitaire qui se traduit par une professionnalisation croissante. Celle- ci demeure assez floue cependant pour rester présentable — et vivable — sur un registre militant de la part des salariés des ONG (la professionnalisation étant alors présentée comme l'idée qu'« on ne doit pas faire n'importe quoi avec les bénéficiaires »).

Un débat vif, et exemplaire du problème, avait opposé plusieurs membres de MDM au second semestre 1998 : en août avait été décidé l'envoi sur une mission d'évaluation d'un salarié du siège sans accord des responsables associatifs et sans binôme avec un bénévole, ce qui dérogeait au fonctionnement classique de MDM. Or, comme le rappelait un RM :

« Un salarié du siège va systématiquement se prononcer en faveur de l'ouverture d'une mission suite à une évaluation si un bailleur de fonds a proposé le financement, alors que contrairement à ce que l'on pourrait croire, un bénévole dans la même situation ne préconise pas toujours de lancer une mission après une évaluation » (réunion groupe Afrique, au siège, automne 1998.

Par ailleurs, on ne doit pas négliger les effets importants qu'entrai- nent ces différences de statuts, dès lors qu'elles se doublent de la possession ou non de l'expertise propre à l'identité des ONG concernées. Certains représentants de la « plèbe technique et framentaire » l valorisent d'autant plus le passage au salariat qu'ils ont subi les coûts les plus lourds afin de rentrer dans l'humanitaire (par exemple en infléchissant radicalement leur projet professionnel), et que leur éloigne- ment du marché du travail classique les en désinsère durablement. D'autant plus portés à valoriser la professionnalisation et la constitution d'un savoir spécifiquement humanitaire qui ne se limite pas à la médecine, ces jeunes oblats des structures humanitaires se trouvent souvent en conflit immédiat avec les médecins (spécialistes notam-

1. Jean-Christophe Rufin, p. 8.

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ment) de certaines ONG. Tout porte en effet ces derniers à regarder avec méfiance le développement d'un pouvoir non médical au sein d'une ONG qui tire sa légitimité de la médecine.

Ce faisant, l'éthique médicale apparait quelque peu décentrée et mise en retrait dans les revendications des salariés, et tout particulièrement des salariés non-médicaux, qui ont tendance (comme beaucoup d'expatriés non-médicaux) à considérer les médicaux comme de simples « bons techniciens de la médecine », peu aptes en revanche à assurer la direction des missions. Cet aspect, vécu par les médecins comme renvoyant au risque de missions de moins en moins médicales, peut aboutir à des réactions violentes de la part de certains médecins « RM » portés à souligner les risques de dérive gestionnaire liés à la salarisation et à la sous-traitance de programmes pour les grands bailleurs de fonds, portés aussi à rappeler l'identité médicale de l'association et l'esprit de ses origines :

« Si nous voulons soigner et témoigner en toute indépendance, il convient que nous réaffirmions sans ambigiiité notre spécificité non gouvernementale, que nous entreprenions des actions au contenu avant tout médical et que nous dénoncions sans faiblesse ce que nous jugeons intolérable. Cela signifie que nous devons renouer avec l'esprit des origines qui fit de nous un contre-pouvoir citoyen lucide, activiste, insolent voire franchement subversif /.../ C'est bien en redevenant ces médecins militants du droit à la vie et de l'espoir qui n'hésitent pas à aller là où les autres ne vont pas, à dire ce que ces mêmes autres taisent, que nous motiverons et donnerons envie à ceux qui partagent nos révoltes de nous rejoindre par leurs dons ou leur participation active » '.

Ce refus de la professionnalisation et du poids des structures est homologue à ce qui fut le motif de la fondation de MSF : refus de la structure pesante au nom des individualités, irrespect à l'égard de la voie hiérarchique, mise en avant de valeurs d'indépendance, de courage et de prise de risque autant que de compétences professionnelles, bref, des valeurs que l'on serait tenté de rapprocher des valeurs aristocratiques du notable en politique (d'autant moins dépendant des structures collectives qu'il dispose de fortes ressources personnelles) et de « l'amateur désintéressé ». Il est évident que ces valeurs sont remises en question dès lors que succèdent aux amateurs une génération parfois ironique à l'égard des « barons de l'association » et bien

1. Patrick Hirtz, responsable du Groupe Afrique, «Renouer avec l'esprit des origines », Actualités — le journal de Médecins du Monde, 31, décembre 1998, p. 4.

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décidée à se professionnaliser dans ce dont il n'était pas même pensable de vivre auparavant. De plus, comment s'étonner que beaucoup de médecins de MDM refusent la professionnalisation de la structure dans la mesure où, déjà titulaires d'une profession, ils ne doivent rien aux structures des ONG (sinon, certes, la possibilité non négligeable de partir) et peuvent exercer leur activité sur le mode du hobby pour retourner ensuite à leur activité en cabinet ou en structure hospitalière ? Pour ces médecins, les coûts de la sortie et de la prise de parole 1 sont bien plus faibles que pour les salariés non dotés de l'expertise médicale qui définit l'identité de l'association, et portés à la tirer vers des pôles du champ humanitaire autrefois plus répulsifs, ceux du développement ou de la salarisation.

Du débat sur la professionnalisation au débat urgence / développement

II en va des termes urgence et développement1 comme de professionnalisation : susceptibles de ralliements variables, leur définition semble s'évanouir dès lors qu'on tente de la saisir :

« Je dirais qu'une situation peut être considérée comme une situation d'urgence. Il y a des équipes qui sont très bien pour gérer ce genre de situations. Mais de là à dire qu'il y a une aide ou des projets d'aide d'urgence, il y a quelque chose qui me gêne. Il peut y avoir un projet d'assistance à une population, qui est dans une situation d'urgence, mais ce n'est pas tout à fait pareil. /.../ si tu parles d'aide d'urgence, tu es quand même dans une approche produit. Tu as pensé la réponse avant de penser la question » (Entretien au siège, un directeur de HI France, 1998, réalisé par Jean- Pierre Masse). « La ligne euh... la tendance, on va dire euh... euh... incontournable pour cette année, pour les années à venir au niveau de Médecins du Monde c'est euh... la décision prise en conseil d'administration en septembre /.../ de réinvestir les crises /.../ Donc, d'exiger que Médecins du Monde euh... soit

1. On fait ici référence au modèle d'Hirschman concernant trois modes possibles de contestation : « exit », « voice », « loyalty ». Cf. Albert Hirschman, Face au déclin des entreprises et des institutions, Paris, Éditions Ouvrières, 1972.

2. On renvoie pour la clarification conceptuelle du terme de développement et de son évolution, liée aux transformations de l'agenda international, à Gilbert Rist, Le développement. Histoire d'une croyance occidentale, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.

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beaucoup plus sur le champ de l'urgence, qu'il ne l'est... qu'il ne Га été ces dernières années où finalement sans s'en rendre compte euh... et par la force des choses on s'est beaucoup investi sur des projets de développement, bon. /.../ alors que notre raison d'être et notre identité fondatrice etc. c'était l'urgence, bon. /.../ Sachant qu'on ne veut pas ici reparler en terme d'urgence développement, parce qu'on estime que ça ce sont des modes opératoires, et que ce sont pas des principes d'actions en eux-mêmes, mais qu'on veut parler d'investissement dans les crises, parce qu'une crise c'est beaucoup plus large /.../ l'urgence c'est réducteur et on va pas intervenir que là-dessus, mais... dans la crise de manière générale » (Entretien au siège, cadre salariée de MDM, 27 mai 1999). « On a vraiment fait nôtres les concepts euh onusiens de continuum et de contiguum1 c'est-à-dire que tu es dans le développement et tu rebascules dans urgence euh tu n'as plus effectivement de... grande... grande catastrophe humaine naturelle tu n'as plus d'urgence stricte tu es presque simultanément dans la réhabilitation voire dans le développement... bon... le seul problème... et là qui est un problème strictement Médecins du Monde c'est que le fait qu'on soit une organisation d'urgence... qui fait aussi beaucoup de développement » (Entretien au siège, secrétaire international de MDM, 3 septembre 1998).

Mais si les humanitaires conviennent parfois du peu de pertinence ou d'intérêt intellectuel de la distinction entre urgence et développement1, ils sont aussi les premiers à reconnaitre la triple réalité pratique, identitaire et financière de cette opposition. Les associations sont perçues comme urgencières ou non, les lignes budgétaires et les organismes des grands bailleurs de fonds sont distinctes selon que l'on traite de Y urgence ou du développement (par exemple ECHO pour l'Europe ou OCHA dans le cadre des Nations-Unies, la DG 8 aujourd'hui refondue dans la Direction Générale du Développement de la Commission Européenne, et US AID dans l'autre), la durée des financements et des procédures elle aussi est distincte, les possibilités de collecte de fonds auprès de donateurs privés (voire publics) sont aujourd'hui clairement liées à Y urgence plus qu'au développement, ce

1. La question du «contiguum», comme l'utilisation du terme de «crise», étant un moyen d'effectuer un recadrage et une requalification de l'action de l'organisation qui la légitime.

2. Les « développeurs » des années 1970, qui furent remis en question par l'humanitaire urgencier au cours des années 1970 et 1980 (cf. les positions anti tiers- mondistes de MSF), revendiquent beaucoup plus fortement la distinction urgence/développement.

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Tableau 2 : Perceptions de l'urgence et du « long terme » '

Perceptions de l'urgence

Favorables Défavorables

L'urgence est la vocation première de l'humanitaire à la française tel qu'il fut inventé par MSF. Parce que fondée sur des missions courtes, l'urgence permet mieux de préserver la part du volontariat dans les missions. Elle permet si on le souhaite d'avoir recours à des fonds privés. Elle peut se passer des fonds douteux des coopérations nationales. Elle permet d'obtenir des financements publics (européens notamment) avec facilité et rapidité. Elle correspond à la vocation d'ONG médicales. De plus la médecine d'urgence est une spécialité française. C'est « mieux que rien ». L'urgence permet au moins de « sauver les corps ». Contrairement au développement, l'urgence n'est pas une pratique importée du colonialisme. L'urgence donne la satisfaction directe de sauver des vies et de voir le résultat concret et immédiat de l'aide. L'urgence est « excitante », elle permet de se « donner à fond ». L'urgence permet un véritable accès à l'autre dans sa nudité et sa faiblesse (« on ne triche pas dans l'urgence »).

L'urgence est un mode d'action pulsionnel et émotif. L'urgence correspond à une « approche produit », technicienne, plus qu'à une véritable prise en compte des bénéficiaires. Son problème est de n'être que réactive. Il ne faut pas mélanger « situations d'urgence » et un fonctionnement d'urgence quelle que soit la situation. Dans les situations de guerre, l'urgence ne résout rien. À quoi bon sauver des vies si c'est pour qu'elles soient perdues aussitôt dans des combats ? L'urgence permet d'avoir toujours raison au nom du « mieux que rien ». L'urgence est incapable de s'inscrire dans le temps et dans la réflexion. L'urgence traite les personnes souffrantes comme des objets. Elle ignore la globalité de la personne. L'urgence correspond à un comportement de « cow-boys », elle attire des têtes brûlées. L'urgence ne respecte pas les sociétés d'accueil, et elle ne permet pas de s'immerger en leur sein. L'urgence pousse à l'assistanat et à la substitution. L'urgence est la voiture-balai des militaires, de plus elle perpétue certains conflits. L'urgence est un mode d'action qui privilégie la substitution à la valorisation des compétences locales. Les missions d'urgence comptent des équipes trop importantes d'expatriés. L'urgence est un modus operandi favorisé du fait de la facilité à trouver des financements.

1. En dehors des entretiens réalisés, sur quelques éléments classiques de critique de l'urgence, on renvoie à Rony Brauman, « Le sacre de l'urgence », Le Débat, 84,

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Perceptions du développement et du « long terme »

Favorables Défavorables

Le long terme permet une véritable immersion auprès des populations. П permet d'associer les populations aux projets. Parce qu'il s'inscrit dans le temps, il ne vise pas la satisfaction immédiate de ceux qui aident et correspond aux vrais besoins des populations. Seule le développement permet d'éviter la misère et les solutions palliatives.

Le développement est une pratique importée du colonialisme. L'humanitaire français s'est fondé en réaction au développement. Nécessitant des masses financières importantes, le développement aboutit à la dépendance à l'égard des coopérations nationales compte tenu de l'importance des projets. Il aboutit à la mise en place d'« éléphants blancs » inutiles. Rien ne prouve que le développement empêche les crises, c'est faire preuve d'une conception manichéenne et économiste des situations de le croire. MDM et MSF ont une image publique fondée sur l'urgence, c'est tromper les donateurs que de s'orienter vers trop de développement alors que les fonds privés sont donnés pour de l'urgence.

qui éclaire le retour de certaines organisations à Г urgence2. Et il n'est pas jusqu'au brouillage de ces catégories qui ne renvoie à des transformations de l'agenda international et aux tentatives d'adaptation des institutions développeuses, comme le montre l'adoption du concept de réhabilitation dans les années 1990, ou le recours par certains bailleurs de fonds au thème du « continuum urgence / développement » 3 depuis 1993.

mars-avril 1995, p. 4-8 ; Zaki Laïdi, « L'urgence ou la dévalorisation culturelle de l'avenir », dans Marc-Henry Soulet (dir.), Urgence, souffrance, misère. Lutte humanitaire ou politique sociale ?, Fribourg, Éditions Universitaires, 1999, p. 43-60.

2. Dont l'usage est pourtant quasi équivalent à celui d'urgence. De la même façon, l'expression long terme est très utilisée au sein de MDM et de MSF, où elle est revendiquée comme préférable au « colonialisme » parfois associé au développement (en ce que ce dernier suppose une asymétrie entre développeurs et sous-développés). Le tout n'est pas dénué d'une certaine ironie, dès lors que le développement était l'idéologie qui succédait à celle du colonialisme.

3. Mark Duffield, « Crise de l'aide internationale », dans Claire Pirotte, Bernard Husson (dir.), Entre urgence et développement. Pratiques humanitaires en questions, Paris, Karthala, 1997, p. 36.

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La réalité pratique sinon intellectuelle de l'opposition entre urgence et développement permet, elle aussi, de récapituler l'ensemble des oppositions que les deux termes suscitent :

Si les oppositions autour de Y urgence et du développement sont aussi virulentes, c'est qu'elles renvoient à la fois à l'image des associations et à ce que leurs membres vivent comme des identités fondatrices. La façon dont des débats internes sont peu portés sur la place publique montre aussi que si certains thèmes servent avant tout à se distinguer entre associations concurrentes (comme l'argument de son « opérationalité » pour MSF), d'autres thèmes renvoient avant tout à des débats et clivages internes (urgence et développement, question de l'associatif, de l'internationalisation...)- Et c'est précisément parce qu' urgenc et développement mobilisent à la fois la question du financement de l'humanitaire et celle du militantisme, sans recouvrir cependant les mêmes oppositions, qu'elles alimentent d'autres clivages susceptibles d'être mobilisés au sein des ONG. U urgence, outre qu'elle renvoie à l'identité publique des ONG médicales, supporterait moins l'approximation technique et bénéficie davantage de dons privés.

Draveil, journée « coordinateurs » de MDM, qui réunit chaque année les chefs de missions à l'étranger. Le débat de l'après-midi porte sur « urgence et développement ». De nombreuses interventions soulignent les difficultés de Médecins du Monde à être opérationnel dans l'urgence pure. Un représentant du comité des donateurs intervient : « II ne faut pas tromper les donateurs. Ces derniers ne donnent que sur certains thèmes : la France et l'urgence. Donc l'association ne peut se passer de l'urgence » (3 juin 1998, notes de terrain).

Le caractère militant de l'ONG, selon certains, ne saurait se traduire qu'au travers d'un « retour à l'urgence » (comme seule garantie de l'obtention de fonds privés permettant de garder une indépendance à l'égard des bailleurs publics), ou à l'inverse, selon d'autres, au travers d'une insistance sur le « long terme », comme seul moyen de s'immerger véritablement dans le terrain et, ce faisant, d'avoir une démarche respectueuse des sociétés concernées.

De même, la professionnalisation peut être liée directement à l'urgence (nécessitant d'être opérationnels très vite et donc professionnels), le long terme étant alors présenté à l'inverse comme le moyen de sauvegarder le volontariat et le temps nécessaire au débat associatif. Mais l'urgence peut avoir pour elle l'intérêt de durer moins longtemps et de permettre l'envoi sur le terrain de volontaires pour des

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périodes courtes, alors que l'immersion efficace dans les missions de long terme supposerait la fidélisation par le salariat de coordinateurs terrain compétents...

Malgré ces nuances, la perspective de la professionnalisation est ainsi fréquemment accolée à Y urgence : rien de pire en effet pour une association médicale et urgencière comme MSF et MDM que de ne pas avoir été « bonne » (qui plus est sous les objectifs des caméras) en urgence. Non que l'on s'autorise à être « mauvais » en développement, mais ce dernier est moins exposé médiatiquement. Bref, Г urgence reste Г « exercice suprême de l'action humanitaire»1 sans que les raisons pour lesquelles elle est considérée comme telle soient univoques, dans les associations et aussi dans le temps. Il y a ainsi une claire nuance entre urgence d'hier et d'aujourd'hui : l'âge « héroïque » de l'humanitaire français et de sa fondation reposait sur des associations à très petite structure et des médecins-militants (ou se vivant comme tels) et non-salariés partant sur des missions courtes et définies comme d'urgence. U urgence avait alors consubstantielle- ment à voir avec la posture militante. C'est moins le cas aujourd'hui, dans la mesure où les financements publics sont très facilement alloués aux ONG dans le cadre des missions d'urgence, et supposent des exigences accrues de la part des bailleurs. Certes, plus les missions sont courtes et médicales, au sens où des médecins y agissent directement et non en formation ou en accompagnement, plus elles permettent l'envoi sur le terrain de personnels médicaux volontaires, qui du coup assurent leur prééminence au sein des ONG médicales, laissant le « tout venant » de la gestion quotidienne aux salariés non médicaux...

Le dilemme est ambigu : comment, pour les urgenciers de MDM, pour beaucoup de bénévoles, « garder l'urgence » sans devenir une structure professionnalisée à la MSF, et sans se ridiculiser dans les situations d'urgence en raison d'une faible réactivité technique ? À l'inverse, comment « garder le militantisme » et le bénévolat au sein de missions de long terme, favorables avec le temps à l'emprise des bailleurs de fond et ce faisant à la perte d'autonomie, à l'emprise des salariés du siège et à la salarisation nécessaire pour fidéliser des expatriés au long cours ? Et si, pour d'autres militants, le critère d'excellence des ONG est l'efficacité technique dans l'urgence, cette dernière pourrait porter en soi de graves limites aux formes les plus militantes

1. Rapport moral de MDM pour l'année 1998.

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d'intervention, puisque, on l'a vu, elle permet peu l'immersion dans la société d'accueil, favorise le modèle du médecin agissant sur les corps (et non celui de l'expatrié s'immergeant dans la population et partageant ses conditions de vie) et pose la question de la sécurité des équipes sur le terrain quand le siège prend des positions dénonçant les forces politiques ou militaires à l'origine de certaines guerres et famines.

Cet extrait d'article paru dans le journal interne de MDM résume bien ces oppositions :

« L'identité mise en avant à travers [la] nouvelle campagne de communication [de MDM], insiste sur deux aspects : des médecins et des militants. Est-ce suffisant ? Ne donner que cette réponse, n'est-ce pas justement faire l'impasse sur l'urgence, la réhabilitation et le développement ? Deux positions sont possibles : ou bien on dit, dans tous les cas, on est des médecins- militants et peu importe finalement que l'on fasse de l'urgence ou du long terme. Ou bien, il existe une différence de nature entre l'urgence et le développement et dire : nous sommes des médecins-militants, n'est plus suffisant. La question sous-jacente est en fait de savoir quelle est la spécificité du mouvement des french doctors depuis les années 1970 : l'urgence ou le militantisme ? Les Médecins Sans Frontières se sont positionnés comme des super docteurs présents dans toutes les urgences. Les Médecins du Monde ont fait le choix d'être en toutes circonstances des militants. Chacun habite les deux faces d'une même pièce et chacun connait le revers de la médaille. Eux disent de nous : ils sont nuls dans l'urgence ; nous disons d'eux : ce n'est plus une association, quels piètres militants... La vraie question finalement : sommes-nous des militants quelle que soit la manière dont nous agissons ou bien notre militantisme ne peut-il s'exprimer qu'à travers l'urgence ? » 1

Urgence et développement comme modulations

du rapport à l'altérité

II faut se garder de ne voir dans les prises de position et les elaborations discursives des humanitaires qu'un simple reflet par homologie de leurs socialisations respectives et de leurs positions dans les appareils associatifs. Urgence, développement ou long terme, tout autant

1. Denis Maillard, service communication, «Qui est Médecins du Monde?», Actualités — le journal de Médecins du Monde, 31, décembre 1998, p. 5.

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que les clivages qu'ils révèlent, renvoient aussi à deux façons différentes de penser la relation à l'autre souffrant, à deux grammaires parfois développées de façon extrêmement articulée.

Ainsi, cette infirmière, au profil typiquement urgencier (conductrice-ambulancière du service de santé, infirmière parachutiste du secours aérien, pilote de voltige aérienne et d'hélicoptère, missions dangereuses....), écrit dans une autobiographie :

« Je savais, ou plutôt, je sentais que, sous certaines conditions, le rapport entre le soignant et le soigné met en jeu des valeurs essentielles, une relation née de l'urgence et au sein de laquelle ni l'un ni l'autre n'ont le temps, ni le gout, encore moins les moyens de se composer un personnage, un rôle... Un moment où tout rapport de pouvoir peut être aboli, pour laisser à l'être, nu, désarmé, la responsabilité de ses actes et de ses choix. Ces conditions primordiales qui exigent la nudité, le sans-masque, le sans-rôle, ce sont elles, justement que je venais chercher, ici, en Afghanistan, à Médecins sans frontières /.../ Sans doute ne reconnait-on vraiment le visage de la vie que dans l'urgence ? » l

Le thème de la « nudité » et du face-à-face sans médiation, de la rencontre du semblable au delà des barrières nationales, est un thème central de la référence à l'urgence. Il renvoie à la recherche d'une rencontre humanitaire qui permette un don de soi absolu (ce qui inclut fréquemment un rapport manifeste au risque), lié de surcroit à la satisfaction presque technique de régler rapidement des problèmes, et le tout dans un rapport de forte exposition aux médias, qui est une autre clef de compréhension de l'humanitaire à la française (cf. ci-dessous l'opposition entre « besogner dans l'ombre » et « se précipiter à grands cris ») :

« L'urgence fournit le bon prétexte pour rencontrer son semblable. Les acharnés du développement besognaient /.../ On remarquera la façon dont Bernard Kouchner, sans exactement traiter de " besogneux " les partisans du développement, trouve cependant le moyen d'affecter une connotation quelque peu " grisâtre " à ces derniers /.../ depuis longtemps dans l'ombre. Respectueux des coutumes et des cultures, proches des gens, ils n'entendaient pas imposer leur manière de vivre, ce qui rendait parfois leurs entreprises désespérées. Patients, tenaces, indispensables, ils furent rejoints à grands cris par les volontaires de l'urgence, et d'abord par ces médecins qui depuis vingt ans se précipitent aux points chauds de la planète quand

1. Claire Constant, Infirmière de la dernière chance, Paris, Albin Michel, 1985, p. 36-37 et 144.

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éclatent les catastrophes politiques ou lorsque les cris de dénuement sont plus aigus qu'à l'habitude»1. « Moi, ce qui m'a plu dans l'urgence /.../ tu apprends extrêmement vite en urgence... extrêmement vite, tu as des résultats très vite, tu sais ce que tu as fait, si c'est bon ou pas bon, tu vois. Paf... t'as un besoin t'y répond t'as telle idée ou telle idée pour répondre aux besoins, bon... voilà. 48 heures tu réponds aux besoins par rapport à tel approvisionnement et puis euh... et puis voilà. Une semaine après tu fais une réunion et voilà, il y a une semaine tu disais y avait tel problème, aujourd'hui on l'a résolve à tant de % /.../ T'apfprends tous les jours mais il faut... faut assimiler vite et... et... et te... et mettre ce que tu as appris euh... en action très rapidement aussi. Ce que je pense moi, c'est ce qui m'a plu, c'est qui m'a plu. Puis le coté où tu... tu... bon, tu vis... tu vis pour ça quoi... T'es là-bas et tu vis que pour ça. Tu te lèves le matin, tu te lèves pour ça, tu te couches le soir, tu penses encore à ça et euh.... T'as pas... t'as pas trop de temps à toi quoi... et que moi, c'est ce qui m'a plus plu. Parce que je suis quelqu'un très... qui part très bille en tête qui a envie de foncer... qui a envie de... et voilà... et je pense que l'urgence m'a... m'a plu pour ça /.../ parce que je filais à 250 à l'heure quoi... j'avais jamais le temps /.../ ... je me suis nourrie de café, de tabac, et puis jusqu'à un moment donné où euh... bon... ça allait plus très bien quoi /.../ Je ne dormais plus... je ne bouffais plus euh... je... ma vie c'était ça... je n'avais que le mot réfugié... réfugié... réfugié... mon camp... mon camp... mon camp... mes réfugiés /.../ je me suis oubliée complètement moi-même, complètement, complètement» (Entretien sur le terrain, administratrice de MDM, 7 juillet 1998).

Si l'on considère qu'une des motivations fortes de l'action, et de l'action humanitaire en particulier, est cet oubli de soi, il devient clair que c'est l'urgence qui est la plus à même de la satisfaire. Mais ce qui fait l'attrait de la rencontre en face-à-face, « hors social » voire « hors du droit » dans le cas des défenses les plus radicales de l'ingérence humanitaire, est peut être aussi ce qui en pose les limites. C'est un autre humanitaire qui est défendu par les promoteurs du développement ou du long terme, moins attentifs à la satisfaction immédiate voire technicienne du résultat. Ces humanitaires s'affirment plus sensibles à la prise en compte « globale » de l'autre, perçu comme un être enraciné, et pas seulement comme un corps à réparer ou une souffrance muette. Cette conception inscrite dans le temps et le social est défendue par un responsable de Handicap International, association à

1. Bernard Kouchner, Le malheur des autres, Paris, Odile Jacob 1992, p. 119 (coll. « Points »).

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l'image et aux programmes moins urgenciers que ceux de MDM ou MSF:

« Les gens de MSF ne comprenaient pas. Ils perfusent des enfants, on les sauve, on les rattrape par les cheveux, ils vivent, et trois mois plus tard, ils reviennent pareil. Qu'est ce qui s'est passé ? Chez Handicap, avec d'autres, on se dit : " Qu'est ce qui se passe quand il y a un enfant qui meurt de faim ? Qu'est ce qui est détruit ? Ce n'est peut être pas tant la santé de l'enfant que la capacité de la mère à nourrir son enfant ". Il faut travailler sur cette compétence là. Il y a un moment où la mère a décidé de laisser crever son enfant. Dans son inconscient, elle a fait le deuil. Cet enfant est mort, il a disparu dans une culture, où les enfants sont transitions entre le monde des morts et celui des vivants /.../ Bien sûr, il faudra la perfusion, mais ce n'est pas pareil si c'est la mère qui met la bouteille, puisque ce n'est pas très dur à faire. L'infirmière pose la perfusion, et dit à la mère de mettre la bouteille, de la changer. Elle est impliquée, responsabilisée, c'est elle qui va nourrir son enfant /.../ C'est ça qui a été cassé, qu'il faut réparer. Sinon, tu es dans cette démarche produit. Tu fais de l'aide d'urgence, et l'aide d'urgence, c'est des kits de réhydratation pour les enfants, donc je réhydrate des enfants. La belle affaire ! Je ne dis pas qu'il ne faut pas se dépêcher pour mettre la perfusion » (Entretien au siège, un directeur de Handicap International France, 23 juin 1998, réalisé par Jean-Pierre Masse).

Certes, ces discours ne « flottent » pas en dehors du social : on Га dit, les références à Y urgence et à la professionnalisation sont une véritable grille de lecture des oppositions qui traversent le milieu humanitaire, et invitent à prendre au sérieux les ressorts du crédit symbolique dont bénéficie MSF, association dominante dont les initiateurs rêvaient à la fondation d'une « aristocratie » du risque. Socialement enracinées, ces conceptions ne déterminent pas les modalités de l'action humanitaire, pas plus qu'elles ne sont seulement des reflets de socialisations aux « styles » différents.

Ces derniers aspects montrent la capacité des acteurs sociaux à élaborer des théories de leurs pratiques. Elles sont une façon de justifier les façons de faire des humanitaires, de se saisir de contraintes extérieures, elles invitent à intégrer l'approche des discours et des clivages dont ils sont porteurs à la multiplicité des pratiques et de leurs réorientations. Les humanitaires rappellent les Kachin de Birmanie1, distin-

1. Edmund R Leach., Les systèmes politiques des hautes terres de Birmanie. Analyse des structures sociales Kachin, Paris, Maspero, 1972 (édition originale 1954), p. 30-32.

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guant des modèles qu'ils ne vivent pourtant jamais à l'état pur : aucune organisation humanitaire n'a une pratique unique de l'urgence ou du long terme, aucune ne se revendique comme uniquement pro

fessionnelle ou militante, toutes sont aptes à s'adapter aux possibilités changeantes de financement comme aux ambitions concurrentes de leurs membres et de leurs adversaires. Ainsi ces termes, évoqués en permanence comme les clivages qu'ils activent, et leurs appropriations successives, permettent de penser le changement et les crises du milieu humanitaire. On saisit mieux alors l'intérêt de ces clivages et ce qu'ils permettent : trouver un langage commun pour gérer la contradiction, exprimer « des aspirations opposées et /.../ affirmer des légitimités contradictoires » l.

1. Georges Balandier, Anthropologie politique, Paris, Presses Universitaires de France/Quadrige, 1995, p. 221.

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Résumé / Abstract / Compendio

URGENCE ET DEVELOPPEMENT, PROFESSIONNAUSATION ET MILITANTISME DANS L'HUMANITAIRE

Dans le champ de l'humanitaire médical français, deux débats sont centraux : celui de la « professionnalisation » et celui de la délimitation entre « urgence » et « développement ». Tous deux renvoient à des façons différentes de théoriser les pratiques et les contraintes auxquelles sont confrontés les humanitaires. L'observation de plusieurs ONG, et surtout de MDM, montre à la fois les enjeux, et la façon dont ces termes sont retravaillés par les acteurs de l'humanitaire.

Mots clefs : humanitaire, professionnalisation, développement, urgence, militantisme, ONG, discours sociopolitique

«EMERGENCY» AND «DEVELOPMENT», « PROFESSIONNALIZA- TION» AND «ACTIVISM» IN HUMANITARIAN ACTION

In the field of French humanitarian NGOs, two debates are prominent : « Professionalization » and « Emergency / Development ». Both of them lead to different ways to theorize humanitarian practices and problems those organizations face. The article shows how these debates are linked to the transformations of the humanitarian world, through the distinctive uses of salarisation and professionnalization.

Key words : humanitarian, professionnalization, development, emergency, NGOs, sociopolitical discourse

«EMERGENCIA» Y « DESARROLLO », « PROFESIONALIZACÎON » Y «ACTIVISMO » DENTRO DEL MARCO DE LA ACCION HUMANITARIA

Dentro del campo de la accion humanitaria medica francesa se encuentran dos debates esenciales : el de la « profesionalizacion » y el de la delimitacion entre « emergencia » y « desarrollo ». Se refieren a maneras diferentes de teorizar las practicas y de encarar los problemas. La observacion de varias ONG y sobre todo de MDM, muestra a la vez lo que esta en apuesta y la manera con la cual los actores humanitarios utilizan los terminos analiazdos.

Palabras claves : humanitario, profesionalizacion, desarrollo, emergencia, militantismo, ONG, discurso sociopolitico

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