UNIVERSITÉ PARIS I PANTHÉON SORBONNE ÉCOLE DOCTORALE D’HISTOIRE Laboratoire de rattachement : UMR 8138-Sirice THESE Pour l’obtention du titre de docteur en histoire contemporaine Présentée et soutenue publiquement le 12/12/2019 par Witold GRIOT Pouvoir communiste, histoire et discours national : la question de l’appropriation des territoires recouvrés par la Pologne (1945-1961) Volume I Sous la direction de : M. Antoine MARÈS et Mme Marie-Pierre REY Professeurs à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Membres du Jury : M. Étienne BOISSERIE, professeur à l’INALCO Mme Justine FAURE, professeur à l’Université de Lille M. Antoine MARÈS, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne Mme Marie-Pierre REY, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne M. Tomasz SCHRAMM, professeur à l’Université de Poznań
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UNIVERSITÉ PARIS I PANTHÉON SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE D’HISTOIRE
Laboratoire de rattachement : UMR 8138-Sirice
THESE
Pour l’obtention du titre de docteur en histoire contemporaine Présentée et soutenue publiquement
le 12/12/2019 par Witold GRIOT
Pouvoir communiste, histoire et discours national :
la question de l’appropriation des territoires recouvrés
par la Pologne (1945-1961)
Volume I
Sous la direction de : M. Antoine MARÈS et Mme Marie-Pierre REY
Professeurs à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Membres du Jury :
M. Étienne BOISSERIE, professeur à l’INALCO
Mme Justine FAURE, professeur à l’Université de Lille
M. Antoine MARÈS, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Mme Marie-Pierre REY, professeur à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
M. Tomasz SCHRAMM, professeur à l’Université de Poznań
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Résumé
La présente thèse de doctorat étudie la place du mouvement historiographique de la
« pensée occidentale polonaise » dans le système de pouvoir de la Pologne communiste de
1945 à 1961. Elle resitue d’abord cette école historiographique dans le temps long, en
remontant à la moitié du XIXe siècle. Elle cherche à comprendre ensuite les contextes de
fabrication du discours occidental qui légitime le « retour » des territoires recouvrés à la
Pologne après 1945 : sortie de guerre de la Seconde Guerre mondiale, Guerre froide,
stalinisme et dégel de Gomułka après l’Octobre polonais de 1956. Elle met en avant les
différentes générations de spécialistes et d’universitaires ainsi que le réseau scientifique
occidental qui contribuent à forger l’argumentaire polonais. Ce dernier est d’une très grande
diversité, de sorte que l’on peut en fait parler de trois discours occidentaux. Un discours
occidental national entend montrer la polonité des territoires recouvrés en s’appuyant sur des
arguments historiques ou géographiques, tandis qu’un discours occidental plus pragmatique
s’attache surtout à démontrer les bénéfices de ce changement territorial pour la Pologne et
l’Europe. Enfin, un discours occidental communiste insiste avant tout sur les bienfaits de la
translation de la Pologne vers l’Ouest pour la construction du communisme en Pologne et
pour le Bloc de l’Est. Dans un dernier temps cette thèse permet de préciser la nature des liens
entre communisme et nationalisme dans le cadre de la République populaire de Pologne en
examinant l’utilisation de ce discours par le pouvoir communiste et son influence sur les
pratiques de pouvoir communistes. C’est aussi l’occasion d’étudier les modalités de diffusion
de ce discours vers la société polonaise en se penchant sur les différents relais à disposition du
pouvoir. Cette thèse se veut ainsi une contribution à l’histoire des historiographies centre-
européennes et des mécanismes de légitimation des autorités au sein des démocraties
populaires.
Summary
The present doctoral dissertation studies the place of the historiographical movement
of the « Polish western thought » within the system of power of communist Poland between
1945 and 1961. It first looks at this historiographical school over a long period of time by
tracing it back to the middle of the 19th century. It then intends to shed the light on the
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circumstances of the birth of the western discourse which legitimates the « return » of the
recovered territories to Poland after 1945 : the ending of the Second World War, the Cold
War, Stalinism and the thaw of Gomułka after the Polish October of 1956. It highlights the
different generations of specialists and scholars as well as the western scientific network who
contribute to forging the Polish rationale. The latter being very diverse, one may actually
distinguish three western discourses. First, a western national discourse aims at proving the
Polishness of the recovered territories by relying on historical or geographical arguments.
Secondly, a more pragmatic western discourse focuses on demonstrating the advantages of
this territorial change for Poland and Europe. Finally, a communist western discourse insists
on the benefits of Poland’s translation toward the West for the building of communism in
Poland and for the Eastern Bloc. Lastly, this doctoral dissertation specifies the nature of the
links between communism and nationalism in relation to the Polish People’s Republic by
looking at how this discourse is used by communist power and how it influences on
communist power practices. At the same time, this gives us the opportunity to study the ways
in which this discourse spreads in Polish society by taking a closer look at the different relays
available for the power. This doctoral dissertation is meant to contribute to the history of
central-Europe historiographies and that of legitimation mechanisms used by authorities in
popular democracies.
Mots-clés
Historiographies – pensée occidentale polonaise – pouvoir – discours occidental – sortie de
guerre – Guerre froide – stalinisme – dégel de Gomułka - universitaires – réseau scientifique
occidental – communisme – nationalisme – République populaire de Pologne – légitimation
Keywords
Historiographies – polish western thought – power – western discourse – war ending – Cold
War – stalinism – thaw of Gomułka - scholars – western scientific network – communism –
UTSK (Ukrainskie Towarszystwo społeczno-kulturalne)- Association socio-culturelle ukrainienne
UWP (Urząd wojewódzki poznański)- Office de voïévodie de Poznań
UWS (Urząd wojewódzki szczeciński)- Office de voïévodie de Szczecin
UWW (Urząd wojewódzki wrocławski)- Office de voïévodie de Wrocław
WHW (Wybitni Historycy Wielkopolscy)- les grands Historiens de Grande-Pologne
WiN (Wolność i Niezawisłość)- Liberté et Indépendance
WP (Wydawnictwo Poznańskie)- Édition de Poznań
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WUIP (Wojewódzki Urząd Informacji i Propagandy)- Office d’information et de propagande de
voïévodie
WZO (Wystawa Ziem Odzyskanych)- Exposition sur les Territoires recouvrés
ZMP (Związek Młodzieży Polskiej) Union de la jeunesse polonaise
ZOKZ (Związek Obrony Kresów Zachodnich)- Union de défense des confins occidentaux (voir aussi
UDCO)
ZNiMO (Zaklad Narodowy imienia Ossolińskich)- Institut national des Ossliński
ZOW (Związek Osadników Wojskowych)- Union des colons militaires
ZAP (Zachodnia Agencja Prasowa) Agence de presse occidentale
ZSL (Zjednoczone Stronnictwo Ludowe) Mouvement populaire unifié
Remarque : la plupart des abréviations sont celles des langues d’origine. Les seules fois où les
abréviations ont été francisées correspondent soit à des abréviations françaises déjà existantes
soit à des termes dont l’usage nous a paru si répétitif qu’il semblait plus pertinent d’en donner
une abréviation immédiatement transposable en français.
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Introduction
« Une nation qui perd la mémoire cesse d’être une nation, elle devient un simple amas de
personnes occupant temporairement un territoire donné » : cette phrase, attribuée au maréchal
Piłsudski, exprime bien la situation des populations polonaises nouvellement installées, à
partir de 1945, sur les territoires recouvrés. Quelle que soit l’origine géographique de ces
Polonais, qu’ils viennent des grandes villes des confins orientaux cédés aux Soviétiques, des
campagnes surpeuplées de Petite-Pologne ou des cités minières du Nord de la France, tous
doivent, à leurs arrivées dans leurs nouveaux lieux de vie, faire face à un monde inconnu et
surmonter un choc culturel. Déracinés de leurs terres, privés de leurs repères familiers, ils
doivent affronter un paysage architectural, culturel, linguistique totalement différent de ce
qu’ils ont connu jusqu’alors. Le citadin de Lwów ou de Wilno, habitué à l’ambiance de villes
polonaises et multiculturelles, où se mêlent alphabets latin, hébraïque et cyrillique, doit
apprendre à vivre dans des cités portant la marque d’une grande homogénéité culturelle
comme Breslau ou Stettin, depuis longtemps germanisées et où l’écriture gothique prédomine.
Le paysan de Volhynie, de Polésie, voire de Galicie, quittant ses parcelles étroites, exploitées
de manière archaïque, ses maisons souvent en bois, s’installe dans des campagnes aux
maisons en brique et aux champs plus conséquents. Qu’ont-ils de commun, d’ailleurs, ces
paysans de la Pologne centrale, avec les ruraux des confins orientaux, et ces derniers avec
leurs compatriotes citadins habitant dans les mêmes régions ? La foi catholique sans doute,
mais pas bien plus, à une époque où les différences entre les dialectes de Pologne sont encore
assez importantes, qui impliquent des différences culturelles marquées entre les différents
groupes polonais. Qu’ont-ils de commun avec les membres des Polonia que l’on fait revenir
des divers pays de l’émigration polonaise ?1 Ces Polonais de l’étranger, qui se sont déjà en
partie faits aux codes occidentaux, que l’on pourrait supposer rompus aux migrations, mais
qui vont non seulement devoir s’adapter à un nouvel espace de vie inconnu, et également
apprendre à vivre avec des personnes inconnues, qui n’ont souvent en commun que le fait
1 Le terme Polonia désigne l’ensemble des communautés polonaises à l’étranger qui maintiennent des liens avec
la nation polonaise.
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d’avoir le même passeport, celui de la République de Pologne. Loin de leurs terres d’origine,
de leurs terroirs familiers sur lesquels l’histoire polonaise s’est développée des siècles durant,
loin des cimetières de leurs aïeux, tous ces Polonais font la connaissance de territoires où la
langue, la culture allemandes sont omniprésentes, où les rues portent le nom de personnes
inconnues ou de figures historiques trop connues car souvent honnies, et où les cimetières
contiennent les dépouilles de morts étrangers. Rassemblés à partir de 1945 dans les territoires
recouvrés, ces Polonais, « rapatriés » de l’Est, transférés, réémigrés de l’Ouest, font l’amère
expérience du déracinement, et courent donc le risque, puisqu’ils ont été artificiellement
réunis par les aléas de l’histoire, de subir une certaine aliénation en vivant sur un territoire sur
lequel ils se sentent perpétuellement étrangers. Cette aliénation pourrait devenir altération, en
raison des solidarités et les liens traditionnels rompus, de sorte qu’au lieu de reformer une
nation polonaise en terre étrangère, ou de servir de prototype à une nouvelle nation polonaise,
ces Polonais pourraient très bien ne former qu’une société atomisée, un agrégat de
populations comme disait le Maréchal Piłsudski, occupant par hasard, et pour un temps
seulement, la terre qui leur a été dévolue.
Le problème du déracinement des populations polonaises des territoires recouvrés est au
fondement de la réflexion qui m’a conduit à me lancer dans cette thèse. Partant de la situation
historique décrite précédemment, et me fondant aussi sur ma propre expérience de l’altérité
que j’ai pu ressentir, en tant que « Polonais de Cracovie », en visitant ces « nouvelles » terres
pourtant intégrées depuis maintenant plus de soixante-dix ans à la Pologne, j’ai voulu savoir
comment les territoires recouvrés avaient été réintégrés dans l’histoire nationale après des
siècles d’absence parfois, et comment, pour les populations polonaises installées sur ces
terres, les liens d’appartenance historique brutalement tranchés en 1945-1946 avec leurs
terroirs d’origine avaient pu être retissés avec des régions aussi différentes que sont les
territoires recouvrés par rapport aux confins orientaux et même par rapport aux terres de la
Pologne centrale. Au gré de mes recherches et de mes lectures, il m’est apparu rapidement
que l’histoire, à la fois en tant que discipline historique et en tant que discours sur l’histoire, a
eu un rôle fondamental à jouer pour intégrer les territoires recouvrés à la Pologne, et pour
aider leurs nouveaux habitants à s’approprier des terres qui n’étaient pas les leurs. Des
historiens polonais, par conviction comme par idéologie, ont pris leur plume après 1945 pour
livrer non seulement une histoire renouvelée et polonisée de ces territoires, mais aussi une
nouvelle vision de la nation polonaise : la réalité idéelle d’un peuple est étroitement liée à la
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réalité géographique du territoire sur lequel il vit. Le peuple et les historiens ne sont
cependant pas les seuls acteurs dans ce processus de réécriture, qui va traiter les territoires
recouvrés comme un palimpseste, effaçant, modifiant, réécrivant l’histoire de ces régions.
Dans la Pologne d’après 1945, le parti communiste va bien entendu prendre une part active à
ce processus, qui se révèle être une des clés de voute de l’instauration de son monopole.
L’intérêt du sujet proposé est d’articuler l’étude d’un courant historiographique polonais élevé
au rang d’histoire nationale en l’articulant avec son utilisation par un pouvoir politique qui a
une vision de l’histoire assez éloignée de l’histoire traditionnelle nationale polonaise. L’étude
du discours sur la place des territoires recouvrés dans l’histoire polonaise, permet de
comprendre à la fois le processus d’appropriation de ces territoires par les Polonais, mais
aussi de proposer une étude originale des rapports entre les historiens et le pouvoir au sein
d’un régime communiste. Autrement dit, étudier la place des territoires recouvrés en Pologne
entre 1945 et 1961, c’est voir comment le pouvoir se sert de l’histoire pour redéfinir la nation,
dans un sens à la fois traditionnel et novateur.
La question des territoires recouvrés est au cœur de la sortie du second conflit
mondial. Dans le contexte d’un énième remaniement des frontières en Europe, et en
particulier en Europe médiane, le rattachement à la Pologne de la majeure partie de la
Poméranie, de la Silésie et d’une partie de la Prusse orientale apparaît comme l’un des
principaux changements de frontière consécutifs à la Seconde Guerre mondiale. Suite à cette
dernière, environ 600 000 kilomètres carrés de territoires passent d’un État à l’autre, du
territoire de Petsamo, cédé par la Finlande à l’Union soviétique, aux micro territoires alpins
italiens qui deviennent français et à l’Istrie italienne rattachée à la Yougoslavie, en passant par
les pays baltes annexés par l’URSS, pour ne citer que quelques exemples. Les territoires
recouvrés, dans ce phénomène européen de modifications de frontières, se distinguent
doublement : d’une part, par leur taille, puisqu’avec près de 100 000 kilomètres carrés, ils
représentent une proportion notable des territoires passant d’un pays à l’autre, et ce d’autant
plus qu’ils sont les plus densément peuplés parmi ces régions. Ce sont eux qui fournissent la
majeure partie des flux des « réfugiés » allemands qui partent ou sont expulsés des multiples
zones de l’Europe médiane.2 D’autre part, ce sont les seules régions dont le statut n’est pas
2 Sur un total estimé entre 12 et 14 millions de personnes, les territoires recouvrés polonais en fournissent, selon
les estimations, entre 7 et 8 millions, soit plus de la moitié à eux seuls. Confère entre autres (les estimations
variant selon les ouvrages), INGRAO Charles, SZABO Franz A. (dir.), The Germans and the East, Purdue
University Press, 2008, p. 355 et suivantes.
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fixé officiellement et définitivement au sortir de la guerre. Si le transfert de presque tous les
autres territoires évoqués est acté par le Traité de Paris3 du 10 février 1947, l’absence de paix
conclue avec l’Allemagne, due aux divergences entre les alliés occidentaux et l’URSS
concernant ce pays, laisse en suspens, du moins du point de vue du droit international, la
question de la souveraineté des territoires recouvrés. Arrachée au dernier jour de la
conférence de Potsdam par un Staline qui voyait en la polonisation des territoires recouvrés
une garantie supplémentaire pour la sécurité de son régime, voulant à la fois affaiblir
l’Allemagne et avoir un outil de pression supplémentaire sur la Pologne, l’administration
polonaise des territoires recouvrés n’est reconnue par les États-Unis et le Royaume-Uni qu’à
titre provisoire, en attente d’un traité de paix avec l’Allemagne qui ne va jamais être signé.
C’est alors tout l’enjeu, pour la diplomatie polonaise, que de faire accepter le fait accompli de
l’annexion de ces territoires par la Pologne alors que cette dernière a perdu, au profit de
l’URSS, les 180 000 kilomètres carrés des confins orientaux. La germanité majoritaire de ces
territoires et l’absence de règlement diplomatique officiel de cette question poussent les
autorités polonaises à bâtir un discours de légitimation du nouvel ordre territorial, dont les
ressorts sont au fondement de la réflexion qu’on se propose de mener. Cette double
présentation du sujet permet de saisir ainsi la portée à la fois intérieure et extérieure du
discours historique polonais sur les territoires recouvrés : justifier le rattachement de ces
territoires auprès des pays étrangers, aider les Polonais, habitant ou non ces terres, à se les
approprier.
I Explicitation du sujet
La réalité culturelle et historique de ces territoires en 1945 est celle d’une germanité quasi
intégrale. En témoigne cet extrait d’une lettre du Plénipotentiaire du Gouvernement polonais
pour la ville de Wrocław écrite le 31 octobre 1945 au Plénipotentiaire du Gouvernement
polonais pour le district de Basse-Silésie. Il s’y déclare contre le port de brassards distinctifs
par les Allemands pour les raisons suivantes :
Je suis contre l’introduction de l’obligation du port du brassard par les Allemands sur le territoire de la
ville de Wrocław, car leur nombre est quatre à cinq fois supérieur au nombre des Polonais. En
3 Lors de ce traité est signée la paix entre les alliés et les États européens alliés de l’Allemagne : l’Italie, la
Hongrie, la Bulgarie, la Roumanie et la Finlande.
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conséquence de quoi on verrait au premier coup d’œil l’écrasante prépondérance des Allemands et
cela donnerait un caractère allemand à la ville. 4
Cet aveu de germanité de la ville est d’autant plus significatif qu’il a été écrit sur une machine
à écrire que l’administration polonaise a récupérée à l’ancienne administration allemande,
machine ne permettant pas de faire les signes diacritiques polonais, qui ont dû être ajoutés ou
tout simplement ignorés. Cette citation montre ainsi une distorsion entre le discours généré
par le gouvernement polonais et une large part des élites intellectuelles polonaises, et la réalité
du terrain qui infirme tant la prétendue polonité des territoires recouvrés que l’exclusive
germanité de ces mêmes régions. Dans ce contexte, le rattachement de ces terres à la Pologne
nécessite explication, à la fois légitimation au plan international et justification pour rendre
possible l’appropriation au niveau intérieur. Ainsi se dessine le premier axe de réflexion du
travail entrepris, à savoir les ressorts scientifiques et idéologiques mobilisés par les élites
gouvernementales ainsi que par les savants polonais, qui leur sont de plus en plus
subordonnés, pour s’approprier symboliquement ces territoires recouvrés. Autrement dit, à
quel arsenal rhétorique la nouvelle élite polonaise d’après-guerre a-t-elle eu recours pour faire
siens des territoires dont les liens avec la Pologne ont été, dans la première moitié du
XXe siècle, des plus lâches ? Un spectre argumentatif large, s’étendant de l’étude scientifique
à la pure propagande politique, nous permettra de répondre à cette question.
Dans ce travail d’appropriation de terres étrangères, à la fois difficile et original, le
pouvoir communiste polonais a recours aux argumentaires d’avant 1945, à la fois d’avant-
guerre et de la Seconde Guerre mondiale. Cette entreprise d’assimilation intellectuelle,
mentale et idéologique d’un objet au départ étranger, dans le but d’en faire une région
polonaise dans les mentalités des Polonais, a mobilisé diverses disciplines. L’histoire nous
intéressera avant tout ici, certaines sciences auxiliaires de l’histoire mobilisées
ponctuellement dans les travaux étudiés, comme l’archéologie, la linguistique historique, la
géographie historique, et des sciences humaines et sociales autres que l’histoire mais en
interactions constantes avec elle5. Nous nous intéresserons particulièrement à leur utilisation
dans le cadre de certains travaux historiques. Ces sciences humaines sont comprises au sens
4 APW (Archiwum Państwowe we Wrocławiu- Archives étatiques de Wrocław)/ UWW (Urząd Wojewódzki
Wrocławski- Office de Voïévodie de Wrocław )/ VI/265, p. 39. 5 La linguistique historique sera distinguée de la linguistique en tant que telle. Ce sont les rameaux de la
linguistique appliqués au domaine historique, et parmi lesquels on peut citer : l’onomastique, la toponymie, la
dialectologie.
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large ; dans l’ordre décroissant de mobilisation : la géographie, la géopolitique, l’économie,
l’ethnologie, la linguistique, de manière moindre, le droit et la sociologie. Leur inclusion, plus
en tant que thématique qu’en tant qu’outil méthodologique, permettra d’esquisser une
approche pluridisciplinaire de la question, et rendra toute la richesse de l’argumentaire
polonais concernant les territoires recouvrés. Dans la Pologne de l’entre-deux-guerres déjà,
ces sciences sociales et humaines sont mobilisées, voire instrumentalisées, pour légitimer un
discours politique sur les territoires recouvrés cherchant à les rattacher au roman national
polonais après qu’elles sont restées en marge de l’État polonais pendant parfois des siècles.
Ce courant, à la fois scientifique et politique, est appelé par l’historiographie polonaise la
« pensée occidentale polonaise », terme qui sera spécifié par la suite6. Se pose alors la
question du rapport des sciences sociales à la sphère politique au sens large : dans le contexte
polonais d’après 1945, doublement politisé, marqué à la fois par la construction d’un pouvoir
communiste et par l’omniprésence d’un discours national, quel lien le monde scientifique
peut-il entretenir avec le pouvoir politique ? Le deuxième grand axe de réflexion de ce travail
est donc de mettre à jour la relation entre science et idéologie dans le contexte de la Pologne
communiste : y a-t-il inclusion du scientifique dans le politique, influence du second sur le
premier ou influence mutuelle ? Nous tenterons alors, autant que possible, de discerner ce qui,
dans les travaux des scientifiques, relève de l’objectivité scientifique et de la subjectivité
politique, en mettant en avant les différences d’utilisation des diverses sciences sociales et
humaines par le politique, et de saisir l’évolution du groupe, à la fois socio-professionnel et
politique, des spécialistes de la question dans le contexte de la communisation de la Pologne7.
L’étude de la formation d’un discours national dans tel contexte permet enfin de s’interroger
sur la nature des liens entre l’idéologie marxiste, la question nationale et l’idéologie
nationaliste. Si le marxisme s’est intéressé à la question nationale, c’est en tant que discours
sur la nation, ne prétendant pas porter un discours nationaliste. Internationaliste par essence,
le communisme n’est censé s’intéresser à la question nationale que du point de vue de
l’advenue de la révolution : tout mouvement national qui ne peut servir la cause
révolutionnaire est à combattre. S’il n’y a pas une opposition de principe entre communisme
et discours national, il y a une très nette subordination du national à la lutte des classes, et une
condamnation unanime de tout nationalisme. Néanmoins, la rhétorique marxiste se
6 Cf. chapitre introductif, IIc, « la théorisation de la pensée occidentale polonaise ». 7 Nous utiliserons le terme de « réseau scientifique occidental » pour parler de l’ensemble des individus et des
institutions générateurs de ce discours. Cf. chapitre 4, IIC.
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complexifie sur ce point au cours du temps : confrontés à la réalité historique, la majorité des
penseurs marxistes tendent à opposer un nationalisme impérialiste à un nationalisme de
résistance, un nationalisme expansif des grandes nations qu’il faudrait combattre à tout prix,
et un nationalisme défensif des petites nations qui est tolérable, surtout s’il peut être récupéré
pour la lutte révolutionnaire8.
Marx se montre assez changeant sur la question, développant le concept de classe nationale,
identifiée à la bourgeoisie, mais qui après la révolution doit se confondre avec le prolétariat.
Par un souci d’efficacité révolutionnaire, il soutient d’abord les grandes nations, avant
d’appuyer certains mouvements indépendantistes de petites nations par souci de lutte contre
l’impérialisme. À chaque génération de nouveaux penseurs marxistes, les débats sont
renouvelés sur les questions touchant à la nation, que ce soit sur le bien-fondé du terme de
nation en lui-même, ou la définition du rapport, pragmatique ou hostile, du mouvement
révolutionnaire par rapport aux mouvements nationaux. Le premier terme du débat oppose
Otto Bauer et Karl Kautsky9. Bauer donne plus de teneur au concept de nation, qu’il interprète
selon le modèle organiciste d’une communauté de destins, là où Kautsky ne fonde la nation
que sur la langue, et valorise ainsi le caractère internationaliste des identités ouvrières souvent
marquées par le plurilinguisme. Le second terme du débat oppose Rosa Luxembourg et
Lénine10. Face à une Rosa Luxembourg, antinationale, qui prétend que la seule solution à
l’oppression des peuples réside non en la résolution de la question nationale mais en la
révolution prolétarienne, Lénine adopte une vision plus pragmatique de la question nationale,
visant à l’intégrer dans la lutte pour la révolution. Il y a donc pluralité des positions, et
absence de ligne de conduite clairement définie du marxisme vis-à-vis de la question
nationale, mise à part la primauté donnée à l’internationalisme, primauté affirmée avec force
mais selon des modalités vagues, ce qui laisse une assez grande liberté d’interprétation. Ainsi,
Lénine est assez déçu et souvent en désaccord avec la brochure sur la question dont il a confié
la rédaction à Staline11. Ce dernier lui-même évolue sur la question, et mène une politique
assez souvent contraire à celle qu’il a préconisée dans cet ouvrage, avec l’identification
8 Nous pouvons renvoyer à la correspondance entre Marx et Engels sur le mouvement national irlandais, compris
dans un sens de lutte contre l’impérialisme britannique. 9 Par l’intermédiaire de deux ouvrages, la Question des nationalités et la social-démocratie, Vienne, 1907 pour
le premier, et la Libération des nations, 1917. 10 Par l’intermédiaire, entre autres, de deux publications : du Droit des nations à disposer d’elles-mêmes, 1914
pour le premier, la Crise de la démocratie socialiste (ou Brochure de Junius), 1916, pour la seconde. 11 Le Marxisme et la question nationale et coloniale, 1913.
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progressive et de plus en plus poussée à partir de 1936 des intérêts de la révolution mondiale
avec ceux d’un seul État, l’Union soviétique, ouvrant grand la voie de la convergence entre
communisme et nationalisme. C’est ainsi que Milovan Djilas, un temps révolutionnaire
yougoslave, peut écrire en 1947 : « Aujourd’hui, le national-communisme est un phénomène
général du communisme ; [...] à des degrés divers tous les mouvements communistes [...] sont
marqués par le national-communisme »12. Ce questionnement paraît tout à fait pertinent pour
l’étude présente, de sorte que sera examiné le degré de justesse de l’hypothèse selon laquelle
le discours historique national sur les territoires recouvrés, encouragé par le pouvoir
communiste polonais, s’insère dans ce « national-communisme ».
Le troisième axe de réflexion de ce travail consistera à voir, dans la Pologne postérieure à
Yalta, les liens qui se nouent entre les communistes polonais et un discours national polonais
en partie fondé sur le travail d’appropriation idéologique des territoires recouvrés par la
Pologne. Est-ce le contexte historique de l’après 1945 et la force de certaines revendications
nationalistes en Pologne qui ont déteint sur les communistes polonais, ou le rapport particulier
que le communisme polonais d’après 1945 entretient avec les territoires recouvrés qui ont
engendré une sorte de communisme à la polonaise, synthèse locale du dogme marxiste-
léniniste ?
Concernant les termes du sujet, il s’agit d’abord de justifier l’utilisation du terme de
« territoires recouvrés ». Il traduit, en français, le terme polonais de ziemie odzyskane. Soit
très littéralement, « terres récupérées ». Si cette traduction a été choisie, c’est pour deux
raisons. « Territoires » renvoie à un terme de la géographie humaine signifiant l’espace vécu
par les sociétés qui l’habitent, et par là-même fait écho au terme d’appropriation13. Au regard
du sujet étudié, il nous a aussi paru mieux rendre la problématique que le terme « terre »,
expression plus banale et géologique. En ce qui concerne la traduction de « odzyskane », nous
avons finalement opté pour le mot « recouvrés » et non « récupérés » car le premier terme
désigne plus spécifiquement le fait de rentrer en possession de quelque chose de perdu, ce qui
12 the New Class, New York, 1947, p. 181, cité dans CARRERE D’ENCAUSSE Hélène, « Communisme et
nationalisme » in Revue française de science politique, n° 3, p. 466-498, 1965. 13 Très précisément, nous pouvons faire référence à une des définitions géographiques données :
« Le territoire peut être défini comme la portion de la surface terrestre, appropriée par un groupe social pour
assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux. C’est une entité spatiale, le lieu de vie du groupe,
indissociable de ce dernier » in LE BERRE Maryvonne, « Territoires », in BAILLY Antoine, FERRAS Robert,
PUMAIN Denise (dir.), Encyclopédie de géographie, Paris, Economica, 1995 cité dans PAQUOT Thierry,
« Qu’est-ce qu’un territoire ? » in Vie sociale, n° 2, p. 25-26, 2011.
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est bien l’idée principale de l’argumentaire polonais. Concernant l’expression générale de
territoires recouvrés, nous avons choisi finalement de l’utiliser par rapport à d’autres
expressions signifiant la même réalité, pour deux raisons principales. La première tient au
sujet choisi : en se référant à des « territoires recouvrés », il est plus facile de traiter de
l’appropriation idéologique de ces terres par les Polonais. La seconde est indépendante du
sujet, et regroupe en fait une gamme d’arguments justifiant la dénomination polonaise de
ziemie odzyskane, au détriment d’autres appellations polonaises coexistant avec elles. Ce
choix peut se légitimer scientifiquement en se fondant notamment sur un article écrit par
Janusz Jasiński14 dans lequel il fait d’abord remarquer que le terme de « territoires
recouvrés » est un terme historiquement daté, puisqu’il apparaît pour la première fois
officiellement le 12 mars 1945, lorsqu’un plénipotentiaire du Gouvernement polonais est
nommé pour les territoires recouvrés. Il s’agit donc d’une dénomination historique et
officielle. Par la suite, sont rejetés des arguments qui dénigrent la légitimité d’une telle
affirmation, avançant notamment que c’est une expression connotée et artificielle, et qu’il
faudrait mettre des guillemets, voire utiliser la périphrase, lourde au demeurant et toute aussi
connotée, de territoires « soi-disant » recouvrés. Jasiński répond à cela que d’autres
appellations artificielles, et par conséquent contestables, non seulement ne sont pas critiquées,
mais sont entrées dans l’usage. On peut ainsi citer l’appellation de « Royaume de Galicie et
de Lodomérie », utilisée par les Autrichiens pour dénommer les terres prises par l’Autriche
lors du premier partage de la Pologne, terme dénué de toute réalité historique et forgé pour
l’occasion à partir des noms de deux villes de la région15. Or il a été adopté, non seulement
par les Autrichiens qui l’ont inventé, mais par les Polonais. Ainsi, le terme de territoires
recouvrés n’est pas moins légitime que d’autres à désigner la réalité étudiée, d’autant qu’il a
l’avantage supplémentaire de ne pas laisser d’ambiguïtés géographiques sur la réalité des
régions concernées. En effet, deux autres appellations ont été promues en Pologne pour
désigner cette contrée. Il s’agit d’une part de ziemie zachodnie, d’autre part de ziemie
14 « Kwestia pojęcia « Ziemie Odzyskane » (la Question du concept de « Territoires recouvrés ») in SAKSON
Andrzej (éd), Ziemie Odzyskane/ Ziemie Zachodnie i Północne 1945-2005. 60 lat w granicach państwa
polskiego (les Territoires récupérés/ Les terres occidentales et septentrionales, 1945-2005. 60 ans à l’intérieur
des frontières de l’État polonais), IZ, Poznań, p. 15-26, 2006. 15 Les villes aujourd’hui ukrainiennes de Halicz et Włodzimierz Wołyński (graphie polonaise). Nous les citons
pour montrer la distorsion dans la graphie et le degré d’idéologie de ces termes, puisque la seconde ville ne fait
même pas partie de la Galicie, mais a l’avantage d’évoquer une principauté ukrainienne médiévale indépendante,
ce qui montre bien que les Autrichiens légitiment leur présence en s’appropriant un héritage politique qui n’est
pas le leur. Le terme de « Galicie », malgré toutes ses implications politiques, est pourtant passé dans l’usage
courant et s’est banalisé.
- 24 -
zachodnie i północne. La première signifie les « terres occidentales », la seconde les « terres
occidentales et septentrionales ». Des deux, la première est sans doute celle qui a le plus de
réalité historique, car elle est employée dès les années 1920 pour parler de l’essentiel de ce
qui va devenir par la suite les territoires recouvrés.16 Néanmoins, tant géographiquement
qu’historiquement, le terme de « territoires occidentaux » ne désigne que l’Ouest de la
Pologne actuelle, laissant de côté la Varmie-Mazurie à laquelle les nationalistes polonais et la
population polonaise dans son ensemble prêtaient une attention moindre durant l’entre-deux-
guerres. Or, cette région fait bien partie intégrante des territoires recouvrés. Enfin, la notion
de territoires occidentaux et septentrionaux, qui essaie justement de pallier l’absence de la
Varmie-Mazurie, outre le fait qu’elle a une profondeur historique moindre, introduit une
confusion en même temps qu’elle essaie de remédier à l’oubli de ladite région17. En effet, la
Pologne septentrionale comprend la Poméranie Occidentale et la Varmie-Mazurie, mais aussi
la Poméranie de Gdańsk, terre qui n’a pas appartenu aux territoires recouvrés car elle fait
partie de la Pologne indépendante dès 1919, et a eu traditionnellement des liens bien plus forts
avec la Pologne que les régions des territoires recouvrés. Nous parlerons donc, en souscrivant
à la démonstration de Jasiński, de territoires recouvrés, à défaut de toute dénomination plus
satisfaisante, en étant conscient qu’elle aussi peut être contestable. Enfin, cette appellation a
l’avantage pratique de ressembler à la traduction anglaise de « recovered territories », ce qui
permet une plus grande lisibilité internationale du terme français aux yeux de chercheurs
étrangers, notamment anglo-saxons.
16 Dans l’entre-deux-guerres, on parle même plus largement de « confins occidentaux » (kresy zachodnie), en
témoigne le nom d’une organisation socio-politique polonaise spécialisée dans la popularisation des informations
et des savoirs concernant ces régions, l’Union de défense des confins occidentaux (1921-1934), Związek Obrony
Kresów Zachodnich en polonais. Nous reviendrons dans le chapitre introductif sur ce terme de terres
occidentales/ confins occidentaux. Nous reviendrons sur l’évolution des appellations des territoires nouvellement
polonais en 1945 durant la période communiste, qui est révélatrice en elle-même de l’évolution du discours
polonais sur ces régions. 17 Elle apparaît au cours des années 1950, en remplacement progressif du terme de « territoires recouvrés », dont
la connotation apparaît trop nationaliste aux staliniens polonais, puis même aux communistes réformateurs
groupés autour de Gomułka.
- 25 -
Carte représentant les territoires recouvrés (en grisé à l’Ouest et au Nord de la Pologne) dans
l’Europe de la sortie de guerre18
Dans l’intitulé du sujet, il est question d’étudier l’appropriation de ces territoires du point du
vue du « pouvoir communiste ». Même si formellement ce régime n’est mis en place que
progressivement après 1945, et ne s’impose définitivement que le 15 décembre 1948 avec
l’avènement du PZPR comme parti unique, dès la fin de la libération du territoire polonais en
1945, les postes clés du pouvoir sont aux mains des communistes19. De 1945 à 1948, c’est le
PPR qui domine la vie politique polonaise, jusqu’à son union, en réalité l’absorption du PPS
au sein du nouveau PZPR. « Pouvoir communiste » sera compris au sens large. Il s’agira à la
fois de pouvoir au sens d’autorité et de régime. L’autorité met en avant les liens verticaux de
18 La carte est extraite de KRAKOVSKY Roman, l’Europe centrale et orientale. De 1918 à la chute du mur de
Berlin, Armand Colin, Collection U, Paris, 2017, p. 134. 19 Tout du moins parti unique du point de vue de l’exercice du pouvoir, des partis politiques non communistes
perdurant mais sans pouvoir ni indépendance réelle. Cf. chapitre 2, IIA.
- 26 -
pouvoir entre les dirigeants communistes, les élites scientifiques et l’ensemble de la
population polonaise. Cette notion est importante, car l’utilisation de la question des
territoires recouvrés est une manière pour le pouvoir communiste d’imposer son autorité à une
population polonaise majoritairement réticente. En mettant constamment en scène
l’appropriation des territoires recouvrés et en soulignant le rôle majeur que le parti joue dans
cette appropriation, question à laquelle les Polonais sont sensibles, il cherche à gagner en
légitimité pour construire une autorité autrement que par la seule force. La deuxième nuance
de ce terme renvoie au terme de « régime ». Le régime communiste ne se réduit pas au seul
État communiste polonais, à ses dirigeants, à ses membres et à ses administrations. La
caractéristique du système politique communiste est de s’immiscer dans toutes les sphères de
la société, de manière plus ou moins intense selon les périodes, ce terme de « pouvoir » qui
inclue donc d’autres catégories socioprofessionnelles. Autrement dit, sera utilisée une
définition plus sociale que politique du mot régime, au sens où il ne s’agit pas seulement de
l’appareil d’État, mais du régime comme corps social, intégrant des catégories plus ou moins
éloignées de son cœur strictement administratif. Ainsi, sur la question des territoires
récupérés, certains savants et notamment des historiens, voire certains journalistes polonais,
sont intégrés de fait, par leur discours, dans le milieu du pouvoir20. Ils agissent d’abord
comme des collaborateurs, puis comme des auxiliaires, finalement comme des subordonnés
du PPR puis du PZPR. Avec la phase de stabilisation politique puis la soviétisation des
structures de l’État et de la société en Pologne, trois périodes peuvent être esquissées dans les
rapports entre les milieux intellectuels et la presse d’un côté, et l’État de l’autre. De 1945 à
1948-1949, les cercles intellectuels et les journalistes sont des collaborateurs, puis peu à peu
des auxiliaires du régime communiste polonais, relayant et développant le discours tenu par le
PPR sur la question des territoires récupérés. À partir de 1949 et la stalinisation de l’État et de
la société, ils en deviennent des subordonnés et sont eux-mêmes en quelque sorte intégrés
dans le régime sociopolitique voulu par le PZPR. À partir de 1956, avec la déstalinisation et
l’éphémère dégel de Gomułka, peut s’observer, notamment dans les milieux scientifiques, une
libéralisation des rapports avec le politique. Progressivement, les scientifiques, de
subordonnés, redeviennent des auxiliaires, sans pouvoir revenir totalement au statut de
collaborateurs indépendants qu’ils pouvaient encore avoir en 1945. Il sera intéressant
20 Cette intégration peut être directe (inscription au parti ou à toute autre organisation sociopolitique qui lui est
reliée) ou indirecte, par l’action publique de tel ou tel savant dans une institution publique en faveur de la
polonité des territoires recouvrés.
- 27 -
d’étudier s’il y a des adaptations ou des changements de discours de la part de ces milieux à
partir du moment de leur totale sujétion au PZPR, et ce sur quoi ils portent. Dans l’optique de
la thèse, notre intérêt se portera donc non seulement sur les commanditaires du discours
officiel sur les territoires recouvrés, quand il y en a, mais bien entendu aussi sur ses auteurs
que sont les historiens. Les journalistes seront également évoqués en tant que médiateurs de
ce discours. Nous étudierons aussi les modulations du discours historien selon la finalité
voulue, en prenant en compte la diversité des textes ou des documents produits : travaux
adopter le point de vue stalinien sur la question, alors que le silence entourant les territoires
recouvrés pendant la première partie des années 1950 est rien moins que trompeur, et est en
lui-même très signifiant, d’où l’intérêt de rattacher la première partie des années 1950 au
sujet. Pour ce qui est de l’extension de la période d’étude après 1956 et jusqu’en 1961, nous y
reviendrons dans la partie consacrée à la période réformiste de Gomułka23.
Quel est le but général de ce travail ? Nous chercherons à voir si et comment
l’argumentaire officiel, prouvant d’une part la légitimité du rattachement des territoires
recouvrés et d’autre part la polonité de terres considérées comme injustement prises par les
Allemands aux Polonais, s’intègre dans le système de pouvoir du communisme polonais. Il
s’agira de reconstituer la panoplie des arguments employés par les élites politiques et
intellectuelles polonaises pour justifier la fixation de la frontière germano-polonaise sur
l’Oder et la Neisse pour ensuite, explorer les relations entre politique et histoire et, au-delà,
entre nationalisme et communisme dans la Pologne d’après-guerre. Ces relations ont-elles été
pragmatiques, intéressées, inconscientes ou assumées ? Pour répondre à ce questionnement,
un important corpus bibliographique et des sources nombreuses ont été mobilisés.
II Problématiques générales de l’historiographie et des sources
Outre les questionnements évoqués précédemment, l’historiographie concernant les territoires
recouvrés nous a poussé vers le présent sujet. Il convient de distinguer les travaux selon les
nationalités de leurs auteurs, car les approches ont longtemps été très différentes selon leurs
origines, même si un rapprochement progressif des problématiques de recherches peut se
constater, notamment depuis la chute du communisme en Europe centrale et orientale. Dans
l’introduction seront seules abordées les problématiques générales de recherches sur les
territoires recouvrés de manière la plus transnationale possible ; pour l’analyse plus complète
de l’évolution des diverses historiographies sur la question, nous renvoyons à la partie
bibliographique, en tête de laquelle on propose une réflexion plus développée sur ces
différences d’approches nationales24.
Les territoires recouvrés peuvent être pris eux-mêmes comme objet d’étude, ce qui a été
souvent le cas dans l’historiographie polonaise, dans une moindre mesure dans
l’historiographie allemande. Leur étude peut aussi s’insérer dans des problématiques plus
23 Cf. chapitre 2, introduction du III. 24 Cf. Annexes.
- 30 -
larges, qui ne sont pas spécifiques aux seuls territoires recouvrés. Concernant les
problématiques des recherches sur les territoires en eux-mêmes, elles ont été pendant
longtemps teintées d’ a priori nationaux : du point de vue allemand, il s’agissait de mettre en
avant la germanité des diverses régions de ces territoires, en minorant largement leur caractère
slave originel25. Du point de vue polonais, à l’inverse, il s’agissait de prouver la polonité des
territoires recouvrés, en faisant souvent l’impasse sur des siècles de leur histoire, notamment
la période moderne, période la plus objectivement germanique de l’histoire de ces
territoires26. À l’époque médiévale, un substrat slave encore important des populations peut
être en effet mis en avant, quand ce ne sont pas les liens politiques avec la Pologne, à
l’époque contemporaine, à travers les mouvements de renaissance nationale qui ont lieu dans
les populations slaves de ces régions27.
Au-delà de ces aspects plus nationalistes qu’historiographiques, une fois que l’idéologie
régresse dans les travaux, les problématiques de recherches impartiales ont souvent consisté,
côté allemand, en une histoire sociale des réfugiés, la collecte de leurs mémoires et leurs
expériences de guerre, leurs trajectoires dans l’Allemagne d’après-guerre, avec leur degré
d’insertion dans la nouvelle société allemande, l’ensemble rendant possible une sorte
d’ethnologie des groupes régionaux allemands des territoires recouvrés28. Du côté polonais,
l’approche marxiste du matérialisme historique favorise des recherches portant sur l’histoire
socio-économique contemporaine de ces territoires, postérieure à 1945, qui se fondent sur
l’étude de l’évolution de la démographie de ces territoires, leur insertion dans les structures
socio-économiques polonaises, les politiques d’aménagement régionales, l’étude sociologique
de la formation d’une société à partir de groupes sociaux très divers29. Les premières études
25 C’est tout l’enjeu du courant de l’Ostforschung. Cf. Annexes/Sources/Analyse du corpus documentaire/II/1.
L’historiographie allemande. 26 MĘCLEWSKI Edmund, Ziemie Zachodnie i północne: historia, osiągnięcia, perspektywy (les Terres
occidentales et septentrionales: histoire, réalisations, perspectives), Wydawnictwo Ministerstwa Obrony
Narodowej (Editions du Ministère de la Défense Nationale), Varsovie, 1970. 27 Pour la période médiévale : OLEJNIK Karol, Obrona polskiej granicy zachodniej. Okres rozbicia
dzielnicowego i monarchii stanowej (1138-1385), (la Défense de la frontière polonaise occidentale. La période
de la partition en provinces et de la monarchie d’états 1138-1385), IZ, Poznań, 1970. Pour la période
contemporaine : PATER Mieczysław, Ruch polski na Górnym Śląsku, (le Mouvement polonais en Haute-
Silésie), ZNimO, Wrocław, 1969. 28 SCHOENBERG H. W., Germans from the East: a study of their migration, resettlement and subsequent group
history since 1945, Springer, 1970. 29 Notamment DZIEWOŃSKI Kazimierz, Rozmieszczenie i migracje ludności a system osadniczy Polski ludowej
(la Répartition et les migrations de population et le système de peuplement de la Pologne populaire), ZNimO,
Wrocław, 1977. Et MARKIEWICZ Władysław, Przemiany społeczne na Ziemiach Zachodnich : praca zbiorowa
(les Transformations sociales sur les Terres occidentales: oeuvre collective), IZ, Poznań, 1967.
historiques qui ne se fondent pas exclusivement sur l’étude univoque de ces territoires, quand
bien même celles-ci seraient impartiales, sont à chercher du côté ouest-allemand. Certes, des
travaux polonais avaient, à partir des années 1970, cherché à inclure le point de vue allemand
sur l’histoire de ces territoires, mais c’était des initiatives isolées30. Contrairement à ce qui se
passe en Allemagne de l’Ouest à la fin des années 1970, avec la formation du groupe de
recherches interdisciplinaires Germania slavica, qui sera présenté plus en détails
ultérieurement31. Les bouleversements politiques postérieurs à 1989 ont leurs pendants
historiographiques, plus profonds d’ailleurs en Pologne qu’en Allemagne. Les historiens
polonais s’emparent alors de thèmes jusqu’alors restés tabous, et systématisent ce qui n’était
alors que le fait d’initiatives plus ou moins isolées dans les années 1970 et 1980 : la réécriture
systématique de l’histoire de ces territoires en prenant en compte tous les points de vue, sans
se focaliser sur le seul point de vue polonais : l’histoire régionale prend alors son envol, avec
un développement de l’histoire de telle ou telle région des territoires recouvrés antérieure à
194532. En outre, les sujets plus ou moins interdits sont à nouveau étudiés : un ensemble de
travaux qui portent sur la problématique de recherches des autochtones, les populations des
confins germano-polonais tels que les Silésiens, les Varmiens, les Mazures ou les Cachoubes,
fleurissent33. Cette histoire socio-culturelle se développe intensément, ainsi qu’une réflexion
plus générale sur les zones frontières et les confins. De même, commence véritablement
l’étude de la politique de l’État communiste polonais envers ces régions, et notamment sa
politique répressive, jusque-là inexplorée34.
Ce retour vers l’histoire politique est peut-être ce qui est le plus commun à toutes les
historiographies, ce qui nous permet d’évoquer rapidement les problématiques de recherches
qui ne se focalisent pas sur les territoires recouvrés, mais abordent des phénomènes plus
30 LIPPÓCZY Piotr, WALICHNOWSKI Tadeusz, Przesiedlenie ludności niemieckiej z Polski po II wojnie
światowej (le Transfert de la population allemande hors de la Pologne après la 2ème guerre mondiale à la
lumière des documents), PWN, Varsovie, 1982. 31 FRITZE Wolfgang H., Germania Slavica I, Berlin, 1980. Cf. Chapitre 7, IIIA. 32 Par exemple : JASIŃSKI Janusz, Między Prusami a Polską: rozprawy i szkice z dziejów Warmii i Mazur w
XVIII-XX wieku (Entre la Prusse et la Pologne: discours et esquisses de l’histoire de la Warmie et de la Mazurie
du XVIIIe au XXe siècle), Wydawnictwo Littera (Édition Littera), 2003. 33 Entre autres : de WRZESIŃSKI Wojciech, « the Problem of the indigenous Polish population in the territories
postulated by Poland during WWII » in Polish Western Affairs, Volume XXXI, 1-2, IZ, Poznań, 1990 à FILIP
Mariusz, od Kaszubów do Niemców. Tożsamość Słowińców z perspektywy antropologii historii (de Cachoubes à
Allemands. L’Identité des Slovinces de la perspective de l’anthropologie historique), Wydawnictwo Nauka i
Innowacje (Édition Science et innovation), Poznań, 2012. 34 STRAUCHOLD Grzegorz, Autochtoni polscy, niemieccy, czy... : od nacjonalizmu do komunizmu (1945-1949)
(les Autochtones polonais, allemands... : du nationalisme au communisme 1945-1949), A. Marszałek cop., 2001.
EBERHARDT Piotr, OWSIŃSKI Jan (trad.), Ethnic Groups and population changes in Twentieth century
Central-Eastern Europe : History, Data, Analysis, 2003. 36 DEMSHUK Andrew, The Lost German East: Forced Migration and the Politics of Memory, 1945-1970,
Cambridge University Press, Cambridge, 2014. 37 FLEMING Michael, Communism, Nationalism and ethnicity in Poland, 1944-1950 (Communisme,
Nationalisme et ethnicité en Pologne, 1944-1950), Routledge, New-York/Londres, 2012, SERVICE Hugo,
Germans to Poles. Communism, nationalism and ethnic cleansing after the Second World War, Cambrigde
University Press, Cambridge, 2014. 38 Cf. Annexes/Sources.
brochures historiques ou à dominantes historiques sur les territoires recouvrés, soit des
archives. Ces dernières sont avant tout des archives institutionnelles, notamment pour la
période allant de 1945 à 1950, et proviennent de l’administration nationale, régionale ou
locale de la Pologne. Outre des documents purement administratifs, s’y trouvent aussi des
correspondances, publiques ou privées, des documents organisant des commémorations et, ce
qui nous intéresse le plus dans le sujet, des expertises des spécialistes polonais sur tel ou tel
aspect de la thématique des territoires recouvrés, des documents émanant de diverses
instances du parti, que ce soit des discours officiels, des résolutions. Ont été également
consultés, dans ces archives, les fonds d’associations socio-politiques engagées de près ou de
loin, dans le processus d’appropriation de ces territoires. Nombre des documents de ces fonds
ont un caractère de propagande marquée. Dans toutes ces archives, d’assez nombreuses
coupures de presse ont été trouvées : même si cette dernière n’est pas l’objet principal de
notre thèse, il peut apparaître intéressant de recourir ponctuellement à ce type de documents
afin de mettre en perspective notamment le devenir de la connaissance produite par les
spécialistes des territoires recouvrés, les canaux de sa diffusion à des sphères plus larges de la
société, et les modalités de ces transferts de connaissances. Enfin, plus laborieusement,
quelques recherches ont été effectuées dans les fonds du parti communiste polonais, pour
saisir le point de vue des dirigeants communistes sur cette question.
III Problématiques et annonce du plan
Ce travail de recherche entend croiser plusieurs approches. La dominante du sujet est
l’histoire politique, comprise à la fois comme l’histoire des idéologies, l’histoire des
institutions politiques et les liens entre histoire et politique. Cette dernière thématique est en
quelque sorte le fil conducteur de nos recherches en histoire : les liens entre histoire et
politique, la possibilité et les modalités de faire de l’histoire appliquée. Elle permet de faire le
lien entre le présent travail et celui réalisé dans le cadre du Master 239. La thèse s’intègre dans
une problématique plus large qui est l’instauration du régime communiste en Pologne, le
paroxysme communiste qu’est le stalinisme, et la réorientation éphémère du régime lors du
dégel de Gomułka. Elle entend montrer l’adaptation de la discipline historique aux exigences
39 Confère mon mémoire, rédigé sous la direction du Pr. Marie-Pierre Rey, et soutenu en 2012 à l’Université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne: Le Règne de Stanisław August Poniatowski et le débat sur les causes de la chute de
l’État polonais dans l’historiographie polonaise de 1864 à 1914.
- 34 -
scientifiques et idéologiques que lui impose le matérialisme historique marxiste ou, du moins,
la vision communiste de l’histoire de la Pologne.
Mais le sujet entend aussi poser certaines questions sur l’histoire de l’histoire, à travers
l’étude d’une historiographie particulière, l’historiographie polonaise sur les territoires
recouvrés, avec les institutions et les vecteurs de connaissances que sont les revues
scientifiques. S’il est impossible de toutes les étudier dans le cadre d’une thèse, nous nous
sommes focalisés sur les revues parmi les plus représentatives, en essayant de privilégier la
diversité : revue académique nationale, revue spécialisée, bulletin d’information interne à une
institution ou journal dédié à des colons destinés à peupler les territoires recouvrés. Le
courant historiographique étudié, la pensée occidentale polonaise, est un objet protéiforme sur
lequel il conviendra de revenir. L’étudier dans la Pologne d’après-guerre implique avant tout
de rétablir la continuité avec la période précédente. La pensée occidentale polonaise ne naît
pas en 1945 : c’est même l’une des quelques continuités entre la Pologne d’avant 1939 et
celle qui naît après la Seconde Guerre mondiale. La guerre, pour ce courant de pensée et cette
école historiographique, n’est pas un moment de rupture, mais un facteur catalyseur de ce
mouvement. On verra sur quels fondements se reconstituent les centres producteurs de la
pensée occidentale polonaise en 1945, et leur évolution jusqu’en 1961, au gré des aléas
politiques de la Pologne populaire.
Par ailleurs, nous essaierons de mettre en perspective ces problèmes politiques et
historiographiques, en partant d’une histoire de l’idéologie pour aller vers une histoire des
hommes en ayant recours, ponctuellement, à l’histoire sociale et culturelle : histoire sociale
des experts engagés dans la formulation de la pensée occidentale, sociologie et racines
politiques des élites chargées de mettre en œuvre cette pensée occidentale. Il s’agira d’aboutir
à une prosopographie du groupement politico-scientifique qui se fait le héraut de la question
des territoires recouvrés en Pologne et de voir quels sont les liens entre les personnes
travaillant sur ces questions : origine sociale, dans une moindre mesure, mais surtout opinions
politiques et philosophiques40, type et teneur de la formation. Cette esquisse de typologie des
personnels scientifiques qui travaillent, de 1945 à 1961, sur la question des territoires
40 Ce terme entend développer les opinions politiques, qui ne concernent avant tout que l’appartenance, la
proximité ou non à un parti politique. Les opinions philosophiques peuvent se comprendre comme la structure
mentale métapolitique encadrant les opinions politiques : les croyances religieuses, en lien avec ou à défaut
d’une présence d’une philosophie de l’histoire, dans tous les cas une vision de ce qu’est la nation ou l’identité
polonaise.
- 35 -
recouvrés, permettra de mettre en avant les différenciations qui existent entre elles, de
comprendre leurs motivations, voir en quoi elles pouvaient rejoindre le projet communiste ou
au contraire s’y opposer. Elle éclairera la nature des liens entre communisme et nationalisme
dans la Pologne populaire, en voyant la réception du communisme chez les élites
universitaires et politiques spécialistes des territoires recouvrés et, le cas échéant, son
interprétation. Enfin, l’histoire sociale et culturelle de ces spécialistes resituera ce groupe
humain de manière plus large, dans les rapports entretenus par la société polonaise dans son
ensemble au communisme, selon la typologie que nous esquisserons dans le chapitre 241.
Cette mise en perspective sera aussi l’occasion d’avoir recours à l’histoire socio-culturelle, en
s’intéressant au groupe socio-ethnique majeur qu’est celui des autochtones polonais, groupe
remarquable qui concentre bon nombre de problématiques liées aux territoires recouvrés42. Il
est en effet au croisement de diverses politiques et de diverses conceptions, non seulement de
l’histoire de ces territoires, mais aussi du débat sur ce qu’est l’identité polonaise et son rapport
aux minorités régionales et/ ou nationales. Seront ainsi interrogées la place théorique et la
place réelle accordée aux autochtones dans la nouvelle Pologne, en essayant de dessiner une
typologie de l’éventail identitaire de ces populations qui va de la quasi-polonité à la quasi-
germanité. Ces réalités se révèlent décisives pour le degré de réussite ou d’échec des
politiques d’intégration qui visent ces populations. L’aspect symbolique de la question des
autochtones sera aussi mis en avant, puisqu’ils incarnent l’histoire des territoires recouvrés, et
l’entre-deux-identitaire qu’ils ont constitué. L’histoire des mentalités et des représentations
sera mobilisée pour étudier les phénomènes identitaires complexes qui se jouent dans les
territoires recouvrés. Elle rendra aussi possible une prise de distance par rapport aux sources,
pour ne pas s’enfermer dans le seul point de vue des théoriciens et des activistes de la pensée
occidentale polonaise, et insérer l’étude de leur discours dans les réalités socio-économiques
de la Pologne. Ces réalités expliquent en effet aussi les évolutions de ce discours. Cette
intervention du facteur humain dans une histoire des idées pourra faire prendre conscience de
l’écart, inhérent et dans ce cas souvent important du fait de l’idéologisation extrême du
problème, entre les volontés politiques et la réalité. La question des autochtones servira ainsi à
41 Sans entrer dans les détails, on essaiera de distinguer ce qui, chez ces personnes, relèves de la posture d’un
ralliement résigné, par défaut, au régime, ou au contraire de l’entreprise d’une coopération, voire d’une
collaboration enthousiaste à la nouvelle réalité. 42 Cf. chapitre 1, IIIB pour la définition des autochtones.
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étudier le problème plus large de la réception du discours par les populations polonaises
vivant sur ces territoires, en variant les points de vue.
Comment la question des territoires recouvrés dans la Pologne communiste de 1945 à 1961
est-elle l’occasion d’étudier à la fois des rapports entre milieux scientifiques et le pouvoir
politique polonais, mais aussi les modalités de coexistence de deux courants de pensée, l’un
national, l’autre communiste, au sein d’une démocratie populaire ? Quelles sont les fonctions
du discours qui légitime le rattachement des territoires recouvrés à la Pologne ? Il agit comme
fondement de la politique étrangère polonaise, mais aussi comme modalité d’appropriation de
ces territoires par les groupes socio-culturels qui composent la population polonaise, et
surtout il est l’occasion de la formulation d’une nouvelle théorie de la nation. La question des
territoires recouvrés serait alors un élément visant à parvenir à un consensus minimal, alors
même que deux visions radicalement différentes de la nation s’opposent alors en Pologne :
une vision nationale et catholique, et une vision populaire et communiste. Comment
l’argumentaire de la pensée occidentale permet-il ainsi d’étudier les rapports entre historiens
et pouvoir communiste et de préciser la nature et les particularités du communisme polonais
par rapport à la question nationale ?
La réflexion suivra un plan composé de dix chapitres, subdivisé en quatre moments
principaux. Tout d’abord, dans un chapitre introductif, l’histoire des territoires recouvrés et la
genèse de la pensée occidentale polonaise seront retracées : une remise en perspective pour
montrer, d’une part, une histoire politique bien plus compliquée que des schémas réducteurs
en faisant une histoire allemande ou polonaise, et la profondeur historique de la pensée
occidentale polonaise pour réincorporer ces territoires dans l’imaginaire national polonais.
Les cinq chapitres suivants analysent le contexte dans lequel se développe la pensée
occidentale polonaise après-guerre. Le premier chapitre (chapitre 1) restituera l’objet d’étude
dans le contexte international des origines de la Guerre froide, en mettant en avant les
spécificités de la situation de la Pologne dans ce conflit et la place importante des territoires
recouvrés dans certains de ses pics de tension. Le chapitre 2 traitera du contexte économique
et socio-politique de 1945 à 1961, son évolution entraînant des modulations et des
transformations dans l’expression de la pensée occidentale polonaise Le chapitre suivant
(chapitre 3) comporte quant à lui une réflexion sur la place contradictoire accordée aux
territoires recouvrés dans les premières années suivant la guerre, centrale par le discours qui
- 37 -
les érige en terres originellement polonaises, marginale par la réalité rappelant l’exclusion
relative de ces terres de l’histoire polonaise et des politiques communistes d’aménagement du
territoire. Le dernier chapitre de cette partie (chapitre 4), enfin, insistera sur la diversité des
producteurs du discours qui légitime le rattachement de ces territoires à la Pologne : les
historiens, les institutions scientifiques dans lesquelles ils travaillent, les associations
sociopolitiques spécialisées dans les thématiques de la pensée occidentale polonaise.
Le troisième moment de la démonstration est constitué par les trois chapitres suivants, qui
présentent l’argumentaire polonais concernant les territoires recouvrés en mettant en valeur
les liens entre discours scientifique et construction idéologique. Le chapitre 5 montre
l’essentialisation des territoires recouvrés comme intégralement polonais, par la mobilisation
de l’argument géographique, historique, ethnique, et du fait accompli. Le chapitre 6 explique
l’intérêt qu’il y a, pour la Pologne, à posséder ces terres, et la plus grande logique qu’il y
aurait à intégrer ces terres à la Pologne plutôt que de les laisser à l’Allemagne. Sont ici
mobilisées une philosophie de l’histoire antiallemande, l’économie, la géopolitique, et une
vision souverainiste de la Pologne. Le chapitre 7 élargit l’argumentaire précédent en montrant
l’intérêt qu’il y a, pour l’Europe, à accepter définitivement l’annexion des territoires
recouvrés à la Pologne. Cette européanisation de la question se fait, entre autres, au nom de la
défense de la paix dans la région et en jouant sur la solidarité slave, puis entre démocraties
populaires. Le dernier moment de la réflexion est constitué par le dernier chapitre, qui
essaiera de définir la nature des liens unissant communisme et nationalisme, communistes et
nationalistes, dans la Pologne d’après-guerre. Le chapitre 8 étudiera plus spécifiquement les
étapes de production, transmission, réception du discours et les transformations qu’il subit au
gré des événements intérieurs et extérieurs qui affectent l’histoire de la République populaire
de Pologne.
38
39
Première partie :
les Territoires recouvrés à travers l’histoire
40
41
Chapitre introductif.
La question occidentale, un enjeu multiséculaire
I Les territoires recouvrés au fil des siècles
Ces territoires recouvrés regroupent des anciennes provinces allemandes très diverses. Cet
ensemble comprend cinq régions principales, selon la terminologie allemande d’avant 1939.
Tout d’abord, au nord-ouest de la Pologne, séparée de la masse de l’Allemagne par l’ancien
corridor de Dantzig (la Poméranie de Gdańsk pour la Pologne), se trouvent les deux tiers
méridionaux de la Prusse orientale (OstPreußen). Au nord-ouest, sur les rivages de la
Baltique, s’étend la Poméranie (Pommern), dont l’essentiel est donné à la Pologne en 1945.
Au Sud-Est de la Poméranie, coincés entre cette dernière et la Grande-Pologne, se trouvent les
restes du Grand-Duché de Poznań et de l’ancienne Prusse occidentale qui n’ont pas été
rattachés à la Pologne à l’occasion du Traité de Versailles. Au temps de la République de
Weimar, cette petite région est appelée Grenzmark Posen-WestPreußen (Marche Frontière de
Poznań et de la Prusse occidentale). À l’ouest de ce qui forme les territoires recouvrés se
trouve le quart du Brandebourg situé entre l’Oder et la Grande-Pologne, appelé Neumark ou
Mark Brandenburg soit la Nouvelle Marche ou la Marche du Brandebourg. Au sud-ouest se
trouve la partie la plus notable des territoires recouvrés, la Silésie, divisée dans l’entre-deux-
guerres entre la Basse-Silésie (Niederschlesien) centrée sur Wrocław, et la Haute-Silésie
(Oberschlesien) centrée sur Opole. Cette dernière rassemble les deux tiers occidentaux de la
Haute-Silésie d’origine qui n’ont pas été rattachés à la Pologne en 1921. Enfin, à cet ensemble
des territoires recouvrés peut se rattacher une dernière entité, qui n’a appartenu ni à
l’Allemagne ni à la Pologne dans l’entre-deux-guerres : la Cité Libre de Gdańsk pour les
Polonais ou Ville Libre de Dantzig (Freie Stadt Dantzig). Comme des processus semblables à
ceux se déroulant dans le reste des territoires recouvrés s’y observent, il ne semble pas utile de
la rattacher aux « territoires recouvrés » pour les besoins de notre étude.
Comme ce travail se propose, entre autres, d’exposer le point de vue polonais sur l’histoire de
ces régions, ces dernières seront désignées par leurs noms polonais et non allemands, rappelés
dans le tableau ci-dessous.
42
Zones
géographiques
Prusse Région de
Gdańsk
Poméranie à
l’est de l’Oder
Est du
Brandebourg
Silésie
Noms allemands OstPreußen1 WestPreußen Pommern Neumark Mark
Brandenburg
Niederschlesien
Oberschlesien
Noms polonais Prusy książęce/
Prusy królewskie
Warmia i Mazury
Pomorze
Gdańskie
Pomorze
Zachodnie2
Ziemia Lubuska Dolny-Śląsk
Górny-Śląsk
Traductions
françaises
retenues
Varmie-Mazurie Poméranie de
Gdańsk
Poméranie
occidentale
Terre de Lubusz Basse-Silésie
Haute-Silésie
Tableau de concordance des noms allemands et polonais des régions des territoires recouvrés
Carte représentant les régions des territoires recouvrés durant la période allemande (1) et polonaise
(2)3
A. La Poméranie occidentale et la région de Lubusz
La région ayant gardé le moins longtemps des liens forts avec la Pologne est sans doute la
Poméranie. Si elle fait partie du premier État polonais vers l’An Mil, elle garde des
1 Ainsi dénommée par les Allemands pour la distinguer de la Prusse occidentale constituée par la Poméranie de
Gdańsk. 2 Par rapport à la Poméranie de Gdańsk, en quelque sorte Poméranie orientale pour les Polonais.
3 Les cartes sont tirées de : CLARCK Peter B., The Death of East Prussia, CreateSpace Independent Publishing
Platform, 2013, p. XXIX et KULCZYCKI John J., Belonging to the nation. Inclusion and exclusion in the
Polish-German Borderlands, 1939-1951, Harvard University Press, Cambridge/Londres, 2016, pages non
numérotées avant l’introduction.
43
particularités qui la distinguent du reste de la Pologne : elle a une langue slave occidentale,
qui n’est pas à proprement parler du polonais. Contrairement à la Pologne christianisée à
partir de 966, les Poméraniens restent plus longtemps fidèles à leurs cultes païens. Après une
courte période de rattachement à la Pologne, la Poméranie s’émancipe au début du XIe siècle.
Dès la fin de ce siècle sans doute, une dynastie slave gouverne la Poméranie, les « Griffon ».
Un État poméranien indépendant commence à émerger au début du XIIe siècle, avant qu’il ne
soit occupé par la Pologne de Boleslas III Bouche-Torse en 1121, duc de Pologne qui
christianise la Poméranie en 1124, en invitant un évêque allemand pour baptiser le prince
poméranien. Cette domination polonaise est éphémère et la Poméranie se dégage vite de la
tutelle polonaise, qui ne conserve par la suite qu’une suzeraineté théorique sur la région. En
1181, la Poméranie devient vassale du Saint-Empire : il s’agit de la première terre située
majoritairement à l’est de l’Oder à passer sous la suzeraineté de l’Empire. À la fin du
XIIe siècle, ce sont les Danois qui imposent leur influence avant que la Poméranie, qui
s’émiette en quelques principautés, ne passe sous l’influence brandebourgeoise dans le
courant du XIIIe siècle. Dans le dernier quart du XVe siècle, Bogusław X de Poméranie
parvient, à réunifier la principauté. La Réforme achève de distendre les liens relativement
faibles que la Pologne catholique avait gardés avec la Poméranie4. En 1534, la Poméranie
devient donc un pays luthérien. Le XVIe siècle apparaît comme l’âge d’or de la région. La
germanisation de la partie orientale du pays, restée assez largement slave, se poursuit. En
1637, Bogusław XIV meurt, et avec lui s’éteint la dynastie des Griffon. À partir de ce
moment, la Poméranie perd toute autonomie politique et les derniers liens avec la Pologne,
sont tranchés. À la paix de Westphalie en 1648, l’ancien duché est partagé, l’essentiel de la
Poméranie allant au Brandebourg ; le reste est rattaché à la Suède. En 1618, le Brandebourg et
la Prusse ont fusionné. Après la création du royaume de Prusse en 1701, la région de Szczecin
finit par être achetée par la Prusse en 1721. Le reste de la Poméranie antérieure est donné par
la Suède à la Prusse en 1815. La Poméranie occidentale est alors une partie de la province
prussienne Pommern jusqu’à 1945. Jusqu’à cette date, la Poméranie a été intégrée pendant
une petite soixantaine d’années à la Pologne, alors que si l’on considère qu’en 1648,
l’essentiel de la Poméranie est déjà entre les mains du Brandebourg, elle a fait partie d’un État
germanique pendant près de trois siècles.
4 La Pologne a été de nouveau suzeraine du Duché de Poméranie ou de certaines de ses parties lors de quelques
brefs épisodes à la fin du Moyen-âge.
44
Si la terre de Lubusz a été sans doute la province restée le plus longtemps sous domination
allemande, elle a été plus liée à la Pologne que la Poméranie car sa population était
originellement de langue polonaise. Proche du berceau de la Pologne qu’est la Grande-
Pologne, c’est une région stratégique pour ses voies de communication, ce qui l’a exposée à
être très tôt l’objet de conflits divers, surtout après la partition de la Pologne (1138). Les
divers princes polonais qui se disputent le trône cracovien la prennent tour à tour. L’un deux,
Boleslas II le Chauve place en 1250 la région en hypothèque à l’archevêque de Magdebourg.
Incapable de rembourser ses dettes, il perd la terre de Lubusz, qui passe en 1252 sous
l’autorité du Brandebourg. Ce dernier entreprend alors de mettre en valeur de la région, ce qui
passe par une intense colonisation allemande. À la fin du Moyen-Âge, le caractère ethnique
de la région est totalement changé, puis ses caractéristiques confessionnelles au XVIe siècle,
avec la Réforme. La Nouvelle Marche du Brandebourg devient ainsi un territoire allemand,
d’abord sous l’égide du Brandebourg puis de la Prusse. Elle perd toute réalité administrative
jusqu’en 1945 au sein de l’Allemagne, et ce n’est qu’en 1950 qu’une voïévodie de Lubusz est
créée au sein de la Pologne. Si l’État ou des princes polonais ont contrôlé directement la
région de Lubusz au début de son histoire pendant près de trois siècles, cette dernière a été
intégrée par la suite directement au Brandebourg, donc à un territoire allemand, pendant sept
siècles.
B. La Varmie-Mazurie et Gdańsk
La Prusse a gardé plus longtemps des liens plus conséquents avec la Pologne. Certes, la
région a la particularité de ne pas avoir fait partie de la Pologne pendant la majeure partie du
Moyen-Âge. En outre, les populations de cette région ne sont d’origine ni allemande, ni
polonaise. Il s’agit de Baltes, nommés Borusses ou Pruthènes, ou encore Prusowie (vieux-
prussiens) en polonais, par rapport aux Prusacy (les Prussiens). Ces populations restent
païennes longtemps, et ne sont évangélisées qu’à la fin du XIIIe siècle à l’initiative des
Chevaliers teutoniques et non de la couronne polonaise. C’est donc un ordre religieux
allemand qui conquiert, jusqu’en 1283, la Prusse, l’évangélise et la met en valeur. La Prusse
est ensuite prise dans la tourmente des relations belliqueuses entre les Polonais et les
Teutoniques. La défaite de ces derniers à Grunwald en 1410 est un tournant pour l’histoire de
la Prusse. En 1454, une Union prussienne, regroupant un certain nombre de villes de l’État
teutonique et aidée par de nombreux nobles locaux, polonais et allemands, se soulève contre
la politique fiscale de l’Ordre, rigoureuse depuis 1410. Elle trouve un allié immédiat dans la
45
Pologne, et c’est ainsi qu’éclate la guerre de Treize ans. À la paix de Toruń en 1466, la
Pologne récupère la Poméranie de Gdańsk, mais aussi l’évêché de Varmie, partie de la Prusse.
Ces deux territoires, administrés directement par la Pologne, deviennent la Prusse royale. Le
reste de la Prusse devient la Prusse ducale lorsque le dernier maître de l’Ordre teutonique,
Albert Hohenzollern, vaincu par la Pologne, sécularise en 1525 l’État, devient vassal de la
Pologne et adopte la religion luthérienne. C’est de cette époque que date la diversité religieuse
et ethnique de la région. En effet, si la Prusse ducale devient entièrement protestante, la
Prusse royale, dont la Varmie, reste très largement catholique. Au XVIe siècle avant tout, la
population de l’ancien État teutonique commence à changer. Presque entièrement germanisée
au début du XVIe siècle, la population se diversifie avec l’incorporation du nouveau Duché
dans la mouvance polonaise. Dans la moitié méridionale, de nombreux Polonais de Mazovie
s’installent : ce sont les ancêtres des Mazures. Si les liens étatiques entre la Pologne et la
Prusse ducale perdurent seulement jusqu’en 1657, date à laquelle le roi de Pologne Jean
Casimir renonce à la suzeraineté sur la Prusse, ceux de la Varmie et du reste de la Prusse
royale avec la Pologne perdurent jusqu’en 1772, date du premier partage de la Pologne qui
voit ces régions passer dans l’orbite prussienne. La montée en puissance de la Prusse au
XIXe siècle fait que ces régions prennent une place de plus en plus symbolique dans l’histoire
allemande en tant que berceau de la Prusse. Néanmoins, les populations mazures subsistent le
long de la frontière avec la Pologne malgré les politiques de germanisation successives. Ce
n’est que dans l’entre-deux-guerres que la proportion de personnes parlant le dialecte polonais
s’effondre. Pour les Polonais, le lien politique avec ces régions n’est rétabli qu’en 1945. En
termes de durée de possession de ces terres, il faut distinguer le cas de la Varmie de celui de
la Mazurie. Avant 1945, la Varmie a appartenu à l’État polonais pendant trois siècles alors
que la Mazurie, pendant deux siècles seulement, et de manière indirecte. La Varmie a été
intégrée à un organisme étatique allemand pendant un peu moins de quatre siècles alors que la
Mazurie l’a été pendant environ cinq siècles.
C. La Basse et la Haute-Silésie
De toutes les régions des territoires recouvrés, celle dont les liens avec la Pologne sont les
plus évidents, est la Silésie. À la fin du Xe siècle, la Silésie, contrairement aux autres régions
évoquées précédemment, est dès le début de l’histoire polonaise une entité fondatrice de cet
État. Terre aux multiples richesses, tant agricoles que minières, c’est une région bien
administrée et mise en valeur. Après la partition de la Pologne en 1138, elle est une des pièces
46
majeures de l’échiquier politique polonais. C’est de cette province que partent plusieurs
tentatives de reconstitution d’un État polonais centralisé au long du XIIIe siècle. Certes,
comme les autres terres occidentales polonaises, la région est peu à peu germanisée à partir de
la fin du XIIIe siècle, mais cette germanisation est moins marquée et la région est, de loin, la
plus diverse ethniquement de tous les territoires recouvrés tout au long de l’histoire. En outre,
ce sont toujours des princes issus de la lignée des Piast polonais qui contrôlent l’essentiel de
la région. Profitant de l’affaiblissement prolongé de la Pologne, le Royaume de Bohême
essaie, à partir du XIVe siècle, de s’implanter durablement en Silésie. Ces tentatives sont
couronnées de succès et les années 1320 voient le passage de la majeure partie des petits
comtés silésiens sous la suzeraineté tchèque. En 1335, le dernier roi Piast, Casimir III le
Grand, finit par renoncer aux droits de la Pologne sur la Silésie. La date est symbolique, car
elle est reconnue comme le tournant de la politique extérieure polonaise, qui passe d’une
politique d’expansion à l’ouest menée par un État strictement polonais d’un point de vue
ethnique à une politique d’expansion à l’est, prélude à la constitution d’un immense État
polono-lituanien, très divers ethniquement. La géopolitique piastienne est alors remplacée par
la géopolitique jagellonne5. Jusqu’au milieu du XIVe siècle, des princes silésiens continuent
cependant de se reconnaître vassaux de la Pologne et on trouve des Princes Piast à la tête
d’entités politiques silésiennes jusqu’au milieu du XVIe siècle, alors que la région est passée
sous suzeraineté tchèque. La Réforme protestante atteint moins la Silésie. Passée en 1526 sous
administration des Habsbourg, la Silésie est une ligne de front pour la contre-Réforme
catholique. Au milieu du XVIIe siècle, le paysage religieux et, dans une moindre mesure,
ethnique, de la Silésie, est fixé : la Basse-Silésie est majoritairement protestante mais avec
une minorité catholique notable, et des populations très largement allemandes ; la Haute-
Silésie reste largement catholique, et assez nettement polonaise. La Silésie aiguise ensuite la
convoitise du souverain prussien Frédéric II (1740-1786) qui, au terme de la Guerre de
Succession d’Autriche (1740-1748), l’annexe. C’est donc seulement au milieu du
XVIIIe siècle que la Silésie devient une terre politiquement allemande. La politique de
germanisation entreprise alors ne fait pas bouger significativement la frontière
ethnolinguistique, de sorte que la région est au début du XXe siècle un foyer de mouvements
en faveur d’un rattachement à la Pologne. De semblables courants politiques existent aussi en
5 Sur la conception piastienne de la géopolitique polonaise dans l’historiographie cf. le chapitre de GALOS
Adam « Piastowie w historiografii polskiej XIX-XX w. » (les Piast dans l’historiographie polonaise du XIXe-
XXe siècle) in HECK Roman (réd.), Piastowie w dziejach Polski (les Piast dans l’histoire de la Pologne),
ZNimO, Wrocław, 1975.
47
Varmie-Mazurie, mais ils sont bien plus faibles. À la fin de la Première Guerre mondiale, la
Haute-Silésie est la seule partie des territoires recouvrés à réclamer son rattachement à la
Pologne. Après trois insurrections de Silésiens pro-polonais entre 1919 et 1921 et un
référendum qui donne 40 % de voix à la Pologne, un petit tiers oriental mais très industrialisé
de la Haute-Silésie est donné à la Pologne. Dans l’entre-deux-guerres, la minorité polonaise
de Haute-Silésie demeure. Le reste de la Silésie attend 1945 pour être annexé par la Pologne.
La Silésie est au cours de l’histoire demeurée polonaise pendant environ trois siècles et demi,
alors qu’elle n’est intégrée dans un État véritablement allemand qu’en 1748. La domination
allemande directe sur la région n’a été que de deux siècles, ce qui est relativement peu au
regard des autres composantes des territoires recouvrés.
Ce rappel historique a permis de mettre en évidence le fait que, même pour des Polonais de la
première moitié du XXe siècle, ces territoires ne sont pas perçus comme intrinsèquement
polonais. À l’étroitesse des liens politiques entretenus entre ces régions et la Pologne,
correspond la faiblesse des connaissances que les Polonais ont sur les territoires. Bien
souvent, ces derniers ne figurent pas sur les cartes mentales des Polonais de la fin du
XIXe siècle6 et du premier XXe siècle ; c’est pourquoi, bien avant 1945, certains activistes ou
scientifiques polonais se sont lancés dans un long travail de vulgarisation sur ces territoires
pour les rattacher à l’imaginaire national.
II Naissance et développement de la question occidentale (milieu du
XIXe siècle-1944)
La question occidentale est, dans l’histoire polonaise, un terme assez polysémique qu’il
convient de précise. En se fondant sur un article d’Antoni Czubiński7, la « question
occidentale » est à distinguer de la « pensée occidentale ». Si la pensée occidentale est une
certaine vision historique et géopolitique de la Pologne, portée par des historiens, des hommes
politiques polonais, la question occidentale est un problème de la géopolitique polonaise
auquel la pensée occidentale est une réponse parmi d’autres. La question occidentale renvoie
à la détermination de la frontière occidentale du futur État polonais. Elle peut se subdiviser en
6 Cf . ci-après, les œuvres de Wojciech Kętrzyński. 7 CZUBIŃSKI Antoni, « la Pensée occidentale polonaise des XIXe et XXe siècles » in Polish Western Affairs,
n° 1/1985, p. 29-54. Czubiński (1928-2003), est un historien polonais de l’Université de Poznań, lié également à
l’Institut occidental, spécialiste entre autres de l’histoire de la Grande-Pologne.
48
deux interrogations principales : quelles sont les régions qui, au sein de la Prusse sont
ethniquement ou linguistiquement polonaises ? - Puis, au-delà de ces régions indéniablement
polonaises par la langue et la culture, quelle est la frontière germano-polonaise optimale qui
servirait le mieux les intérêts de l’État polonais ? Les territoires recouvrés sont au cœur de ces
questionnements. Cette appellation de territoires recouvrés n’est pas utilisée avant 1945 :
avant ils sont désignés sous le terme de « confins occidentaux »8. Si cette appellation a été
choisie pour cette sous-partie, c’est pour bien mettre en avant le but des spécialistes de la
question occidentale : intégrer les confins occidentaux dans l’imaginaire national polonais à
un niveau similaire que les « confins orientaux », considérés comme intrinsèquement
polonais. Par confins occidentaux, on entendra deux types de régions. Dans une acception
ethnolinguistique, il s’agit pour l’essentiel de deux régions majoritairement polonaises ayant
appartenu à la Pologne avant 1772, la Grande-Pologne et la Poméranie de Gdańsk, et de deux
régions ne faisant pas partie de la Pologne en 1772 mais qui, au début du XXe siècle, sont
peuplées majoritairement de Polonais ou de Slaves apparentés aux Polonais. Ces dernières
régions sont la Haute-Silésie et la Mazurie. Dans une conception plus géopolitique, les
confins occidentaux sont étendus à des régions qui, au début du XXe siècle, ne sont plus
polonaises par la population ou par la langue, mais sont considérées comme telles par
l’histoire ou comme nécessaires d’un point de vue stratégique à la Pologne. Il s’agit de terres
comme la Poméranie occidentale, le Brandebourg oriental, la Basse-Silésie, le Nord de la
Prusse orientale, donc de ce qui pour l’essentiel constitue l’ossature des futurs territoires
recouvrés.
8 En témoigne l’appellation de l’association chargée de promouvoir les terres occidentales de la Pologne,
« l’Union de défense des confins occidentaux » (Związek obrony kresów zachodnich) fondée à Poznań en 1921.
Cf. chapitre 4, IIIA.
49
Cartes représentant les confins occidentaux ethnolinguistiques (en rouge), géopolitiques (en jaune)
et les territoires recouvrés (1945)
La question occidentale polonaise, problème géopolitique dont l’enjeu est de rattacher à la
Pologne des confins occidentaux aux contours fluctuants, ne date donc pas de 1945. Elle
prend de plus en plus d’ampleur à partir de la seconde moitié du XIXe siècle.
A. Le temps des partages (XIXe siècle- 1914)
1. Des années 1820 aux années 1870 : des confins occidentaux oubliés et
progressivement germanisés
Dans la période romantique, la question des confins occidentaux est presque entièrement
éludée par les élites polonaises, obnubilées par la question orientale de la Pologne. Les
mouvements indépendantistes polonais réclament une Pologne dans les frontières de 1772. Le
sort des confins occidentaux, situés en Prusse, désintéresse très largement les élites
polonaises, qui considèrent que le principal ennemi de la Pologne est l’Empire russe, qui
détient à lui seul plus de 80 % des terres polonaises de 1772. À une époque où les États-
nations se renforcent, les Polonais de Prusse semblent ainsi longtemps abandonnés à leur sort,
de telle sorte que la germanisation progresse peu à peu dans les anciennes régions
occidentales de la République nobiliaire. Il est difficile de l’évaluer alors que les statistiques
ne sont pas encore employées de manière systématique, mais l’on peut pointer des
instruments de germanisation efficace mis en place, de plus en plus consciemment, par l’État
prussien : un système d’enseignement performant et la conscription, alors que le polonais ou
toute autre langue slave apparentée sont de plus en plus repoussés dans la sphère privée. De
même, l’État prussien fait de plus en plus pression sur les Églises, et notamment l’Église
50
luthérienne, pour qu’elles utilisent la langue allemande dans les sermons. Cet éventail de
moyens conduit à une germanisation des villes des confins occidentaux dès le milieu du
XIXe siècle, et à une hausse de l’utilisation de l’allemand dans des campagnes encore très
majoritairement slaves.
Face à l’absence d’intérêt des élites polonaises pour la question occidentale et au recul de la
polonité dans nombre de ces confins occidentaux, des éveilleurs de conscience polonais
essaient de sensibiliser leurs compatriotes, et notamment les élites qui sont jusqu’au milieu du
XIXe siècle quasiment les seules à avoir une conscience nationale développée, à la question
occidentale. Dans un premier temps, il s’agit de voyageurs qui parcourent ces confins
occidentaux, dans la vogue du voyage pittoresque ou initiatique romantique. Leurs écrits ne
sont donc pas scientifiques : ce sont plutôt des témoignages, souvent teintés de nostalgie ou
alarmistes, quant à la polonité menacée de ces confins.
Un exemple de cette prose romantique aux tonalités émotives est fourni par Jan Ursyn
Niemcewicz9. En 1858 paraissent de manière posthume les Voyages d’un historien à travers
les terres polonaises réalisés entre 1811 et 1828. Un des voyages relatés est réalisé à travers
la Grande-Pologne et la Silésie. Particulièrement saisissante est la description du passage de la
frontière entre l’ancienne Pologne et la Silésie, dans laquelle on retrouve nombre de topoï
régulièrement employés par la suite pour décrire les confins occidentaux et l’action
germanisatrice des Allemands :
Tout, de l’autre côté, est comme chez nous ; la même langue, le même costume, les mêmes coutumes
et paysages, tout cela témoigne, que la Pologne et la Silésie sont une seule nation, et qu’elles ont été
un seul pays. Malgré tant d’efforts séculaires entrepris par les Allemands, la langue polonaise est
restée, particulièrement parmi le peuple, telle qu’elle était aux temps des Piast. Et qui donc l’a
maintenue ? Sans doute pas la noblesse, qui se transforme aussi facilement, selon les ordres et les
modèles de ceux desquels les faveurs proviennent, pas le sexe masculin, se mouvant, servant sous les
armes, apprenant l’artisanat chez les étrangers, mais bien le sexe féminin, destiné à vivre dans la ferme
familiale dans laquelle vivaient ses ancêtres10
9 1757-1841. Homme de lettres et historien, mort en exil à Paris, il est connu entre autres pour ses Chants
historiques (Śpiewy historyczne), ensemble d’odes racontant de manière poétique des fragments de l’histoire
polonaise qu’il a souvent transformés en images d’Épinal. Ce recueil est l’un des livres les plus célèbres du XIXe
siècle polonais, et a fortement contribué à façonner l’imaginaire national polonais. 10 WRZESIŃSKI Wojciech (red), KULAK Teresa (aut), W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom I, O ziemię Piastów i polski lud 1795-1918 (de la
Terre des Piast et du peuple polonais 1795-1918), (Édition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie,
1990, p. 49.
51
À côté de stéréotypes romantiques, comme un lyrisme et une empathie appuyée envers le
peuple, perçu comme réceptacle d’une polonité en danger face à des élites l’ayant trahi,
apparaissent également des stéréotypes appelés à un long avenir : sous-estimation voire
effacement total des différences culturelles, voire linguistiques, entre terres polonaises
d’Autriche et de Russie et confins occidentaux, topos du Polonais des confins occidentaux
héroïsé dans sa lutte face à l’envahisseur germanique.
Un des apôtres de la question occidentale naissante est Wojciech Kętrzyński. Né en 1838, à
Lötzen, aujourd’hui Giżycko, dans l’Est de l’ancienne Prusse orientale, de son nom originel
Adalbert von Winkler, il est issu d’une famille de la noblesse cachoube germanisée.
Contrairement à la plupart de ses pairs, il redécouvre les origines polonaises de sa famille et
décide, en 1861, de poloniser son état civil en Wojciech Kętrzyński. Après avoir été
brièvement emprisonné par les autorités prussiennes au moment de l’Insurrection de janvier
(1863-1864), il finit ses études à Königsberg où il soutient sa thèse de doctorat en 1866. Il
écrit par la suite divers articles et œuvres popularisant la question occidentale, et notamment
cherche à sensibiliser les Polonais à l’existence des Mazures, Slaves apparentés aux Polonais
mais protestants, vivant dans le Sud de la Prusse orientale. S’il commence en 1873 à travailler
au célèbre Institut national des Ossoliński à Lwów, il continue de se passionner pour les
confins occidentaux et leurs populations. Considéré comme un des défenseurs de la polonité
de ces régions, et notamment de la Mazurie, sa mémoire a été honorée en 1946 en donnant à
la ville mazure de Rastembork le nom de Kętrzyn. Ses premiers écrits sont encore empreints
d’un regret face à l’ignorance de la grande majorité de ses compatriotes concernant le sort des
Polonais de la Prusse. En 1868, il publie dans le Quotidien de Poznań un article au titre
révélateur : « La Mazurie, une terre oubliée des Polonais ».11 Il y décrit une population
mazure marginalisée et en proie à des tentatives de plus en plus importantes de germanisation,
accentuant sa marginalité si elle refuse d’abandonner sa langue maternelle. Dans un premier
temps, Kętrzyński présente les Mazures comme des alter ego des Polonais : « À l’intérieur de
ces frontières habite le peuple aujourd’hui dénommé mazure, qui a le même sang, bien que
pas la même foi, que ses voisins de l’autre côté de la frontière. »12. Le même procédé qui
11 « Mazury, ziemia przez Polaków zapomniana» in Dziennik Poznański, 1868. 12 WRZESIŃSKI Wojciech (red), KULAK Teresa (aut), W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom I, O ziemię Piastów i polski lud 1795-1918 (de la
Terre des Piast et du peuple polonais 1795-1918), (Édition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie,
1990, p. 88.
52
cherche à assimiler les populations frontalières aux Polonais se retrouve. Kętrzyński décrit par
la suite très précisément la politique assimilationniste de l’État prussien, conduisant les
Mazures insoumis à une marginalisation sociale :
Le niveau d’éducation de tout le peuple mazure, comme tout le monde le devine, est le plus bas. Les
tentatives de germanisation du gouvernement en sont une des causes, et non des moindres,
gouvernement qui marche ici vers son but silencieusement, petit à petit, mais avec une volonté de fer.
Le moyen principal pour atteindre ses projets est l’école et le service militaire, et ce que la première
néglige, le deuxième le réalisera sûrement.13
Cette politique a pour conséquence une germanisation évoluant en tâches d’huiles, des
grandes villes vers les petites villes, puis de manière diffuse dans les campagnes mazures.
Cette dichotomie monde urbain germanisé/ monde rural encore majoritairement slavisant
n’est pas le seul fait des Mazures, mais est particulièrement observable chez eux. Kętrzyński
donne l’exemple de sa ville natale, qui est parvenue rapidement au stade ultime de la
germanisation :
Dans les villes la germanisation a déjà complètement atteint son but ; aujourd’hui il n’y a plus là-bas
de Mazures parlant polonais, mis à part les pauvres artisans et le prolétariat urbain. Et cette
germanisation s’est produite dans un laps de temps très court, de mémoire d’homme. Je me souviens
bien qu’il y a encore vingt ans, presque dans chaque maison de ma ville d’origine on parlait polonais,
et les habitants étaient de riches bourgeois, des propriétaires immobiliers et fonciers. Leurs enfants
connaissent encore aujourd’hui en majorité la langue polonaise- mais elle ne leur sert que de moyen de
communication avec les paysans au marché ou avec les ouvriers ; l’allemand l’a évincée à la maison et
en famille. »14
Ces propos reflètent bien les processus linguistiques en cours dans les franges méridionales
de la Prusse orientale. Plus largement, ils sont significatifs d’une époque où les rares
spécialistes de la question occidentale semblent pessimistes quant aux chances de la polonité
de perdurer durablement sur ces terres. Face à la germanisation plus ou moins avancée des
confins occidentaux et au tropisme oriental de l’immense majorité des élites et de la
population polonaise, les spécialistes de la question occidentale semblent être réduits à n’être
que des voix clamant dans le désert, dans l’attente d’un improbable renouveau national.
13 Idem. 14 Idem, p. 89.
53
2. Des années 1880 aux années 1910: des confins occidentaux (re)découverts et
résistant largement au Kulturkampf
Ce renouveau national se produit cependant au moment du passage entre la période
romantique et la période positiviste dans l’histoire polonaise15. Il est compris à la fois comme
prise de conscience de leur polonité par une partie importante des populations des confins
occidentaux et comme prise de conscience par la nation polonaise de l’existence de la
question occidentale. La raison principale de sa survenue est la métamorphose de la
conception de la nation chez les Polonais. Les années 1870 correspondent en effet au passage
d’une conception sociohistorique de la nation à une conception ethnolinguistique. Pour les
élites polonaises de la première moitié du siècle, la nation se fonde avant tout sur une classe,
la noblesse. Cette conception, héritière de la nation nobiliaire de la République de Pologne-
Lituanie, veut que partout où la noblesse est polonaise s’étende le territoire polonais. Ainsi,
jusqu’à l’Insurrection de janvier, l’intégralité des élites polonaises considèrent les frontières
de 1772 comme étant les frontières historiques, faisant fi de la situation très minoritaire des
Polonais dans certaines régions orientales. Si l’on applique cette conception aux confins
occidentaux, des régions comme la Haute-Silésie, ou la Prusse orientale, où il existe des zones
où les Polonais sont majoritaires, mais où la noblesse est presque uniquement allemande, sont
exclues de ce projet de reconstitution territoriale. À partir de l’échec de l’insurrection de
janvier, cette conception n’est plus la seule, et face à elle apparaît puis se renforce une
conception ethnolinguistique de la nation, qui veut que là où le peuple est majoritairement de
langue et de culture polonaises, le territoire en question est polonais. Si cette conception
intègre bien une portion plus importante des confins occidentaux au futur État polonais,
notamment la Varmie, la Mazurie, la Basse-Silésie, elle conduit logiquement à l’abandon de
la majorité des confins orientaux, option qui n’est guère envisageable au sein de l’opinion
publique polonaise en formation.
Parallèlement à l’évolution des conceptions de la nation apparaissent des projets de
reconstitution territoriale se fondant sur des théories scientifiques. La constitution d’une
science géographique polonaise rend cela possible et avant la Grande Guerre certains des plus
grands noms de la géographie polonaise se penchent sur la question. Leurs travaux
contribuent aussi à populariser, à des degrés divers, la question des confins occidentaux de la
15 Dans les années suivant la défaite de l’insurrection de janvier (1863-1864).
54
Pologne16. Parmi les plus grands géographes polonais de la période, Wacław Nałkowski et
Eugeniusz Romer17, malgré leurs conceptions différentes de la Pologne et des opinions
politiques fortement divergentes, dessinent des cartes de Pologne relativement semblables. La
Pologne existe selon eux en tant que territoire géographique particulier ; ses frontières sont
déterminées géographiquement par une sorte d’essentialisme géographique. Nałkowski,
notamment dans ses Matériaux pour la géographie de l’ancienne Pologne18, expose sa théorie
de la Pologne, pays intermédiaire entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. Pour lui,
toutes les terres qui sont des transitions entre Ouest et Est de l’Europe sont des terres
intrinsèquement polonaises, la polonité étant comprise comme identité de transition. Ainsi, on
passe d’une Pologne majoritairement allemande (les confins occidentaux au sens large) à une
Pologne centrale, majoritairement polonaise, puis à une Pologne majoritairement ruthène (les
confins orientaux). Son interprétation territoriale dessine donc une Pologne qui va de l’Oder
au Dniepr et à la Dvina occidentale. Il se défend dans ses écrits de toute visée politique,
soutenant que ce sont des territoires géographiquement, et donc objectivement, polonais. De
telles frontières sont aussi dessinées par Romer, bien que ce dernier aborde la question de
manière différente, notamment dans ses Fondements naturels de la Pologne historique19. Pour
Romer, la Pologne est plus qu’une simple transition, c’est un pont entre Occident et Orient,
pour l’Occident un bastion avancé face à l’Orient, pour l’Orient une porte vers l’Occident. La
Pologne se caractérise par sa fonction de passage entre Ouest et Est, identifiant son territoire à
l’isthme entre Mer baltique et Mer noire. Là aussi, à l’est, la Dvina occidentale et le Dniepr
sont les frontières à atteindre, puisque ces fleuves séparent pour Romer les terres de
civilisation occidentale des terres de civilisation orientale. La Pologne doit donc s’étendre
selon lui dans ses frontières de 1772, avec quelques aménagements possibles à l’ouest. Ces
deux théories géographiques, la Pologne comme transition ou la Pologne comme passage,
bâtissent un territoire qui s’étend largement au-delà de la Pologne ethnolinguistique et
s’apparente à celui de la Pologne historique. Ces visions d’un potentiel territoire national
16 Pour l’étude de l’évolution des conceptions territoriales polonaises: EBERHARDT Piotr (réd), Polska i jej
granicy : z historii polskiej geografii politycznej, (la Pologne et ses frontières : à propos de l’histoire de la
géographie politique polonaise), Éditions de l’Université Marie Curie-Skłodowska, Lublin, 2004 a été
particulièrement précieux. 17 Wacław Nałkowski (1851-1911), géographe positiviste lié plutôt aux courants de gauche. Eugeniusz Romer
(1871-1954), géographe, géopoliticien, homme politique lié à la Démocratie-Nationale. 18 Materiały do geografii ziem dawnej Polski, 1913. 19 Przyrodzone podstawy Polski historycznej, 1912.
55
contribuent à sensibiliser l’opinion publique polonaise à la question des confins occidentaux,
considérés au moins en partie comme des terres polonaises.
Avec l’essor des statistiques et la parution des premiers recensements dans les trois puissances
copartageantes, les Polonais ont une vision de plus en plus claire de leur nombre et de leur
répartition territoriale20. Un écart se creuse entre la Pologne historique de 1772, sorte de
territoire national idéal, et la réalité de ce qui est appelé la Pologne ethnique, c’est-à-dire les
terres peuplées en majorité de Polonais. La prise en compte du facteur ethnolinguistique
progresse peu à peu dans les élites politiques et scientifiques polonaises, comme dans la
population. Si ce facteur dessert la frontière orientale traditionnelle, qui ne s’appuie pas sur le
critère ethnique, il permet cependant de populariser de plus en plus la question des confins
occidentaux. Malgré des soupçons plus ou moins avérés de manipulation statistique de la part
des Allemands à partir du début du XXe siècle concernant le nombre de Polonais, qui tend à
être systématique minoré, les recensements allemands ne peuvent gommer la présence, dans
les confins occidentaux, de larges zones où la population polonaise est largement
majoritaire21. Le recensement allemand de 1910 indique ainsi 61,5 % de Polonais dans le
Grand-Duché de Poznań, 35,5 % en Prusse occidentale, et dans le district d’Olsztyn en Prusse
orientale, près de 48 %. Les Polonais font remarquer que ces chiffres globaux sont à nuancer
du fait de falsifications, mais surtout du fait des découpages administratifs, qui font baisser
artificiellement la proportion des Polonais au sein de certaines entités. Le district d’Opole,
équivalent de la Haute-Silésie, en est un exemple : 53 % de Polonais face à 40 % d’Allemands
s’y trouvent, mais en se fondant sur les statistiques scolaires allemandes, le pourcentage de
Polonais augmente considérablement. De même, le chiffre de 53 % concerne toute la Silésie
d’Opole, mais si l’on ne prend en compte que les territoires situés à l’est de l’Oder, les taux de
Polonais dépassent officiellement les 70, voire les 80 %. L’essor de la science statistique met
peu à peu en évidence une Pologne ethnique, concept forçant les penseurs et les hommes
politiques polonais à revendiquer de plus en plus de terres à l’ouest, y compris des terres qui
en 1772 n’appartenaient pas à la Pologne.
20 Dans l’Empire allemand les recensements ont lieu à partir de 1871, puis à partir de 1875 tous les cinq ans
jusqu’à celui de 1910. Dans l’Empire austro-hongrois, ils ont lieu à partir de 1869, puis à partir de 1880 tous les
dix ans jusqu’à celui de 1910. Dans l’Empire russe, il n’y a eu qu’un seul recensement, en 1897. 21 Cf. notamment les débats entre le Bureau de statistique prussien et les autorités locales chargées de la mise en
œuvre du recensement dans LABBÉ Morgane, « Dénombrer les nationalités en Prusse au XIXe siècle : entre
pratiques d’administration locale et connaissance statistique de la population » in Annales de la démographie
historique, Volume 105, n° 1, p. 52-53, 2003.
56
L’un des premiers penseurs à adopter le concept de Pologne ethnique est Bolesław
Wysłouch22. Il présente sa version du territoire polonais dans ses Esquisses de programme,
paraissant en 1886 dans la Revue sociale. Il s’y montre un des rares partisans d’une stricte
application du critère ethnique pour fixer les limites du futur État polonais. Fidèle au principe
en vogue à la période de développement des nationalismes, fixant les frontières politiques sur
les frontières ethniques, il remet en cause les frontières de 1772 et propose un abandon pur et
simple des confins orientaux selon une ligne suivant approximativement la future Ligne
Curzon. Il annexe toutefois à la Pologne certains confins occidentaux ne lui appartenant pas
avant 1772. Ainsi, il s’en prend au mythe de la nation nobiliaire :
Que le noble polonais rêvant d’une patrie puisse penser seulement aux frontières de 1772- c’est une
chose du reste compréhensible. […] Où était la noblesse, là était la nation ; là où le noble était
polonais- là par là-même le pays était considéré comme polonais. Cet idéal ne prenait pas en compte le
peuple. Que le paysan était autre à Poznań, autre en Ukraine ou vers Vitebsk- il ne le regardait pas du
tout.23
Après avoir fait remarquer que les confins orientaux ne sont pas peuplés majoritairement de
Polonais, il contre le contre-argument des partisans de la Pologne historique qui veut que ces
terres, où les Polonais ne sont pas majoritaires, doivent tout de même revenir à la Pologne
pour les bienfaits civilisateurs qu’elle y a prodigués. Wysłouch esquisse alors un parallèle
entre la manière dont les Allemands justifient leurs prétentions sur les confins occidentaux
malgré leur infériorité numérique en maints endroits et la manière dont les Polonais justifient
leurs revendications à l’égard des confins orientaux :
Pour fonder les droits de la Pologne sur les pays ruthènes et sur la Lituanie, on montrait également les
mérites civilisationnels des Polonais dans ces pays, comme si la supériorité de la culture […] était une
raison suffisante à la domination d’une nation sur une autre. Nous entendons aujourd’hui la même
chose des institutions culturelles des bords de la Spree ; les Allemands aussi pourraient mettre en avant
la colonisation intensive des XIIe, XIIIe, XIVe siècles, lorsque la Pologne a été en grande partie mise
en valeur et construite par des mains allemandes. Ils pourraient alors avec autant de droit faire valoir
leurs prétentions sur les terres polonaises, 24
22 1855-1937. Chimiste et homme politique polonais, il est agrarien, cofondateur du Mouvement paysan polonais
en Galicie (Polskie Stronnictwo Ludowe). 23 WRZESIŃSKI Wojciech (red), KULAK Teresa (aut), W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom I, O ziemię Piastów i polski lud 1795-1918 (de la
Terre des Piast et du peuple polonais 1795-1918), (Éditions de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie,
1990, p. 123. 24 Idem, p. 123-124.
57
Ces principes posés, il dresse un programme territorial précis qui par sa radicalité et son
originalité ne pouvait que heurter les sensibilités polonaises de l’époque :
a) dans la partie russe : le Royaume du Congrès sans la partie septentrionale de la gubernia de
Suwałki, les districts occidentaux de la gubernia de Grodno avec les villes de Grodno,
Białystok, Bielsk ; b) dans la partie autrichienne : la Galicie occidentale jusqu’au San, le
Duché de Cieszyń, Spisz en Hongrie ; c) dans la partie prussienne : la partie sud-est de la
Silésie, la Poznanie, la Prusse occidentale et orientale25
On peut ainsi observer que Wysłouch dresse, pour la partie orientale, un programme territorial
assez semblable à la frontière de 1945. Quant à l’Ouest, Wysłouch reste majoritairement
fidèle à son critère ethnique, à ceci-près qu’il inclut la totalité de la Prusse orientale, sans
doute pour des raisons stratégiques. La Pologne ainsi dessinée est une Pologne quasiment
intégralement ethnique, qui replace la plupart des confins occidentaux à l’intérieur des
frontières polonaises. Ce programme passe alors inaperçu et n’est guère critiqué que par les
spécialistes de la question. Ce ne sont cependant pas les théories géographiques ou les
programmes politiques qui vont le plus populariser les confins occidentaux auprès de
l’opinion publique polonaise, mais la résistance des populations polonaises et apparentées à la
politique de germanisation de l’État allemand.
25 Idem, p. 125. En polonais: « a) w zaborze rosyjskim : Królestwo Kongresowe z wyjątkiem północnej części
gub. Suwalskiej, powiaty zachodnie gub. Grodzieńskiej z miastem Grodnem, Białymstokiem, Bielskiem ; b) pod
rządem austriackim : Galicja Zachodnia po San, Księstwo Cieszyńskie, Spisz na Węgrzech ; c) pod rządem
pruskim : południowo-wschodnia częśc Śląska, Poznańskie, Prusy Wschodnie i Zachodnie. […] Natomiast
liczne kolonie polskie pozostają i poza tymi granicami (w gub. Wileńskiej, mińskiej, na Podolu ruskim
galicyjskim, na Pomorzu). Chodzić może poniekąd o granice naturalne, jak Morze Bałtyckie od północy, Bug i
San na wschodzie od Rusi. Absolutnej ściśłości etnograficznej nigdy osiągnąć się nie da. ».
58
Carte représentant le concept de « Pologne ethnique »26
Dès la constitution de l’Empire allemand en 1871, Bismarck se lance dans la politique du
Kulturkampf. À l’échelle de l’État allemand, cette politique vise plus particulièrement l’Église
catholique et le parti catholique du Zentrum. Mais face aux résultats limités et à la nécessité
de former un front uni contre les Socialistes en progression, cette politique est abandonnée à
l’échelle nationale dès la fin des années 1870. En revanche, elle se poursuit à l’échelle
régionale, dans les confins occidentaux polonais, où l’Église catholique est visée car elle
soutient la polonité. La répression engagée à l’égard du clergé polonais sont complétées par
des séries de mesures de germanisation27. Le Kulturkampf est alors une politique poursuivant
et couronnant les actions anti-polonaises initiées dès le début du XIXe siècle. Dans la
première moitié des années 1870, la langue polonaise est presque entièrement bannie des
écoles des confins occidentaux. En 1876, la seule langue administrative reconnue est
l’allemand, le polonais étant interdit dans les tribunaux et administrations dans lesquels il était
encore utilisé. La germanisation prend alors l’apparence d’une véritable colonisation : en
26 Zones avec une majorité absolue polonaise telle qu’elle paraît dans l’ouvrage de JANOWSKI Aleksander,
Ziemia rodzinna (la Terre familiale), Varsovie, 1913, in EBERHARDT Piotr (réd), Polska i jej granicy : z
historii polskiej geografii politycznej, (la Pologne et ses frontières : à propos de l’histoire de la géographie
politique polonaise), Éditions de l’Université Marie Curie-Skłodowska, Lublin, 2004, p. 70. Aleksander Janoski
(1866-1944) est un explorateur et voyageur polonais. 27 Les informations exposées par la suite sont tirées du chapitre « Logique d’intégration, logique d’exclusion » in
SERRIER Thomas, entre Allemagne et Pologne, Nations et identités frontalières, 1848-1914, Belin, Paris, 2002.
59
1885, tous les Polonais ne possédant pas la nationalité allemande sont expulsés d’Allemagne.
En 1886 est fondée la Commission de colonisation28, largement subventionnée par le
gouvernement impérial pour acheter des terres aux Polonais et y installer des Allemands,
voire y fonder de nouveaux villages. Face à ces actions, les Polonais s’organisent, de sorte
que, bientôt, les terres polonaises de Prusse apparaissent comme le modèle du « travail
organique » auquel appellent les positivistes polonais. Autour des paroisses, des cours de
polonais plus ou moins clandestins et des unions de coopératives agricoles sont créés, afin de
protéger les deux biens nécessaires au maintien de la polonité : la possession de la terre par
des Polonais et la langue polonaise. Les Unions de coopératives agricoles permettent aux
Polonais de contrer au mieux les achats de terre faits par les Allemands, tandis que sont
formées en 1872 des Associations d’éducation populaire, puis après la suppression de ces
dernières les Associations de bibliothèques populaires29 en 1880, permettant aux paysans
polonais d’élever leur niveau d’instruction tout en continuant à pratiquer leur langue
maternelle. Les témoignages des répressions allemandes affluent de plus en plus, dans les
années 1880. Mais ce sont deux affaires qui vont finir par familiariser définitivement
l’opinion publique polonaise avec la problématique des confins occidentaux. Purement locales
en premier lieu, elles prennent par la suite une portée hautement symbolique qui leur a permis
de retentir non seulement au niveau de toute la nation polonaise, mais aussi dans d’autres pays
européens. La première est la grève scolaire des enfants de Września, dans les environs de
Poznań. En 1901-1902, une partie des enfants scolarisés dans cette école décident de protester
contre les décisions récentes du gouvernement prussien d’enseigner le catéchisme en
allemand. Malgré le soutien populaire, nombre de ces enfants sont condamnés à diverses
peines de prison, ce qui provoque l’indignation généralisée. La deuxième affaire est
symbolique de la résistance des Polonais au système administratif prussien visant à coloniser
les confins occidentaux, tout en cherchant à décourager au maximum les Polonais y habitant.
Il s’agit de l’affaire de la roulotte de Michał Drzymała, paysan polonais qui a acheté une terre
pour y bâtir une maison. N’ayant pas eu les autorisations administratives nécessaires, il décide
en signe de protestation de vivre sur ce terrain avec une roulotte. Pour contrer l’article du droit
foncier considérant que vivre dans une roulotte dans un même lieu plus de vingt-quatre heures
revient à édifier une maison, Drzymała bouge sa roulotte chaque jour de quelques dizaines de
28 Königlich Preußische Ansiedlungskommission in den Provinzen Westpreußen und Posen. 29 Towarzystwa Oświaty ludowej et Towarzystwa Czytelni ludowych.
60
centimètres. Après quatre ans de procès avec l’administration allemande, de 1904 à 1908, il
est forcé de revendre son terrain et rachète une ancienne maison sur une autre parcelle.
Ces affaires, malgré leur issue défavorable aux Polonais, les mobilisent encore davantage et
popularisent la question des confins occidentaux. Elles marquent un coup d’arrêt des progrès
de la germanisation. C’est à ce moment-là que les processus démographiques et linguistiques
s’inversent et que le gouvernement allemand, pour ne pas avoir à admettre l’échec de sa
politique de germanisation, commence à falsifier certaines statistiques. Malgré la formation,
en 1894, de l’Union allemande de la Marche orientale30, association chargée d’encourager les
Allemands à acheter des terres polonaises pour s’y installer, et de soutenir la politique de
germanisation de Berlin, la colonisation des confins occidentaux ne fait s’installer que de 100
à 150 000 Allemands sur ces territoires, entre 1886 et 1918, et surtout ne parvient pas à
inverser la tendance des processus démographiques, désormais favorables aux Polonais. Les
confins occidentaux sont désormais des territoires-clés qui, s’ils ne parviennent pas à dépasser
les confins orientaux en termes d’attachement sentimental, font désormais jeu égal avec eux.
En témoigne le poème de l’écrivaine Maria Konopnicka, Rota, inspiré directement par les
événements mentionnés précédemment, commençant par les vers : « Nous ne donnerons pas
la terre d’où est issue notre lignée, Nous ne laisserons pas enterrer notre langue »31. Ce
poème, devenu vite populaire sous sa forme chantée, montre bien que les Allemands font
désormais jeu égal avec les Russes en tant que principaux ennemis. Cette réorientation
partielle de l’attention des Polonais vers l’ouest trouve aussi une transcription dans le domaine
politique, avec l’apparition en Galicie en 1887 de la Ligue nationale, qui devient dix ans plus
tard le Mouvement national-démocrate. Son principal idéologue est Roman Dmowski, un des
hommes politiques polonais majeurs de la fin de la période des partages et de l’entre-deux-
guerres. Il bâtit progressivement une théorie géopolitique faisant de l’Allemagne le principal
adversaire à la restauration de la Pologne, et préconise une coopération limitée et stratégique
avec la Russie. Il explicite cette idée dans un texte de 1903 : « Notre position par rapport à
l’Allemagne et à la Russie », publié dans la Revue panpolonaise, organe de la Démocratie-
nationale32. L’argumentaire de Dmowski se fonde sur deux idées : l’Allemagne est plus
menaçante que la Russie : les confins occidentaux et la polonité de ces derniers sont plus
30 Deutscher Ostmarkenverein. 31 « Nie damy ziemi skąd nasz ród, nie damy pogrześć mowy». 32 « nasze stanowisko wobec Niemiec i Rosji» in Przegląd Wszechpolski.
61
menacés par la germanisation que les confins orientaux et leur polonité ne le sont par la
russification. Pour Dmowski, « les terres de la partie prussienne de la Pologne représentent
le territoire national le plus important, sans lequel la future Pologne ne pourrait pas exister
de manière autonome, »33 ; ces terres sont ainsi étroitement liées à l’existence même d’une
Pologne indépendante, sans doute pour des motifs stratégiques et pour leur degré de
développement socio-économique et culturel. Dmowski fait le choix stratégique de l’alliance
russe, les Russes pouvant moins se permettre de mener une politique anti-polonaise que les
Allemands, dont l’expansion est dirigée vers l’est :
Pour la Prusse […] la question la plus importante est le maintien, et donc la germanisation de la
Poznanie et de la Prusse occidentale, la Russie en revanche a plus d’une affaire bien plus importante
que la russification du Royaume, et ses devoirs d’État les plus importants commencent à se concentrer
en Asie.34
L’idée sous-jacente est que la Russie, entraînée dans de multiples expansions, affaiblie par des
pressions internes de plus en plus fortes, doit fournir un effort bien plus important pour
russifier des Polonais, plus nombreux à l’intérieur de ses frontières que ceux qui vivent en
Allemagne35. Au contraire, l’expansion allemande est dirigée avant tout vers l’est, c’est celle
d’un État devenu la première puissance industrielle du continent. Cette vision géopolitique
nationale-démocrate met ainsi à l’honneur des confins occidentaux qui s’ancrent
définitivement dans le paysage politique et polémique des terres polonaises d’avant-guerre.
La dernière étape de cette redécouverte des confins occidentaux est l’intérêt grandissant
manifesté aux populations slaves des confins occidentaux. Assimilées jusqu’alors entièrement
aux Polonais, des études scientifiques mettent en valeur leurs caractéristiques propres même si
elles restent polonaises aux yeux des savants et des hommes politiques. Il s’agit avant tout des
Cachoubes de Poméranie, et des Varmiens et Mazures du Sud de la Prusse orientale. Cette
33 WRZESIŃSKI Wojciech (red), KULAK Teresa (aut), W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom I, O ziemię Piastów i polski lud 1795-1918 (de la
Terre des Piast et du peuple polonais 1795-1918), (Édition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie,
1990, p. 169. En polonais: « ziemie zaboru pruskiego stanowią najważniejsze terytorium narodowe, bez którego
niemożliwe byłoby w przyszłości samoistne państwo polskie, ». 34 Idem: La mention „Royaume” désigne l’ancien Royaume du Congrès, représentant les principales terres
polonaises de l’Empire russe. 35 Selon le recensement de 1897, les Polonais seraient près de 8 millions en Russie, un peu plus de deux fois plus
nombreux que les Polonais en Allemagne au même moment.
62
vogue pour les populations locales a lieu parallèlement à l’essor de l’ethnologie, prenant le
relai d’une ethnographie qui reste le fait des voyageurs. Les récits des journalistes, des
publicistes et d’hommes politiques continuent à nourrir abondamment l’imaginaire polonais.
Ainsi, Bernard Chrzanowski36 rédige en 1910 un ouvrage, Sur le Littoral cachoube37dans
lequel, s’il parle des particularités des Cachoubes, il les assimile à des Polonais. Il y relate le
réveil de la conscience nationale polonaise cachoube, similaire et parallèle à celui qui a lieu
en même temps en Haute-Silésie, en ces termes : « C’est seulement la lutte de ces derniers
temps, la lutte contre la langue, contre la terre du peuple cachoube et les textes imprimés en
polonais, qui ont véritablement commencé à éveiller les âmes et les cœurs à la prise de
conscience de la vie nationale. »38. Chez Chrzanowski apparaît un argument utilisé de
manière récurrente par la suite, et qui permet de couper court à toute distinction entre Polonais
et Cachoubes : la mise en avant des particularités des Cachoubes serait une stratégie mise en
place par les Allemands afin d’isoler les Cachoubes des Polonais et par conséquent les
germaniser plus facilement. Il en va ainsi du débat sur la langue cachoube, assimilée par
Chrzanowski à un dialecte du Polonais : « Parmi les savants, pas seulement étrangers, mais
aussi parmi les nôtres, existe un débat pour savoir si c’est une langue distincte du polonais,
[…], ou simplement un de ses dialectes, […] Aujourd’hui les activistes sociaux en Cachoubie
sont de ce dernier avis. »39. Les populations frontalières sont ainsi devenues, parallèlement à
l’essor des nationalismes, un enjeu entre Allemands et Polonais. Pour ces derniers, c’est un
des arguments qu’ils avancent pour récupérer ou acquérir les confins occidentaux. La question
occidentale est donc devenue, à partir de la fin du XIXe siècle, une question de premier plan
dans la politique et le débat public polonais, qui va trouver une réponse partielle dans la
Grande Guerre.
36 1861-1944. Avocat, activiste social et homme politique proche de la Démocratie-nationale. Il est sénateur sous
la IIème République polonaise. 37 En polonais : na Kaszubskim brzegu, ouvrage paru à Poznań en 1910. 38 WRZESIŃSKI Wojciech (red), KULAK Teresa (aut), W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom I, O ziemię Piastów i polski lud 1795-1918 (de la
Terre des Piast et du peuple polonais 1795-1918), (Édition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie,
1990, p. 187. 39 Idem.
63
B. La Première Guerre mondiale et la lutte pour les frontières occidentales (1914-
1921)
1. les projets territoriaux de la Première Guerre mondiale (1914-1918)
La Première Guerre mondiale se caractérise par une floraison de travaux sur les futures
frontières à donner à l’État polonais reconstitué. Si les limites orientales de la Pologne varient
souvent d’un auteur à l’autre, le consensus est plus évident s’agissant des frontières
occidentales. La ligne directrice des différents cercles de spécialistes polonais est de
revendiquer non seulement les terres prussiennes polonaises d’avant 1772 : la Grande-
Pologne et la Poméranie de Gdańsk, mais également les terres ne faisant pas partie de l’État
polonais avant 1772 : la Haute-Silésie et tout ou partie de la Prusse orientale. Divers projets
territoriaux sont ainsi bâtis, par des savants, notamment des géographes, des hommes
politiques, voire des militaires. Quelques projets territoriaux seront ici présentés, en insistant
sur les spécificités de chacun d’eux et leur contexte.
Czesław Jankowski40 est l’un des premiers à formuler un programme territorial, qu’il expose
dans la Nation polonaise et sa patrie41. Le fondement de ce projet est le pari sur la victoire de
la Russie, d’où les accents résolument panslaves et prorusses de son projet. La Pologne ne
pouvant prélever des terres sur la Russie, elle doit avoir une expansion territoriale vers
l’ouest. L’éventuel futur État, uni à la Russie, est perçu comme un bastion avancé de la slavité
face à l’Allemagne. Si Jankowski est prêt à faire de très larges concessions à la Russie, allant
jusqu’à renoncer à intégrer à la Pologne la province de Chełm42, il propose des expansions
polonaises conséquentes à l’ouest, intégrant la Silésie de Cieszyn, la Haute-Silésie, une partie
de la Basse-Silésie, la Poméranie de Gdańsk et les parties polonaises de la Prusse orientale.
Si les projets de formation d’un État polonais en union personnelle avec la Russie s’estompent
peu à peu, cela n’empêche pas les activistes polonais de formuler des projets de plus en plus
ambitieux quant aux frontières occidentales de la future Pologne. Il en est ainsi du projet
territorial proposé par Adam Szelągowski43. Rédigé quelques mois après celui de Jankowski,
il se fonde sur la distinction entre les frontières naturelles et ethniques de la Pologne, et
40 (1857-1929). Poète, historien, et activiste social polonais. 41 Naród polski i jego ojczyzna, 1914. 42 Région orientale de la Lublinie bordant le Bug, elle est érigée en gubernia en 1912 pour y favoriser les
processus de russification en profitant de l’existence en son sein d’une minorité ukrainienne. 43 1873-1961. Historien, professeur à l’Université de Lwów.
64
considère que les premières doivent être privilégiées par rapport aux secondes. Szelągowski
dessine alors une sorte de pré carré polonais, où les frontières naturelles doivent être au nord
la Baltique, au sud les Carpates, à l’ouest et à l’est des rivières. S’agissant de la frontière
occidentale, il se prononce en faveur d’une frontière établie sur le cours moyen de l’Oder, la
Noteć et la Brda, de sorte qu’elle engloberait toute la Silésie, une partie notable de la Terre de
Lubusz, la Poméranie de Gdańsk mais sans la Poméranie occidentale. Au nord-est, il établit
également la frontière avec la Lituanie sur le cours inférieur du Niémen, rattachant toute la
Prusse orientale à la Pologne. La carte ainsi dessinée n’est plus très éloignée, à l’ouest, des
frontières de 1945.
C’est justement pendant la Première Guerre mondiale qu’apparaît, pour la première fois, le
projet d’une frontière occidentale polonaise sur l’Oder et la Neisse de Lusace. Il a été formulé
par Bolesław Jakimiak, publiciste polonais, qui fait paraître en 1917 à Moscou puis en 1918
en Pologne le livre la Frontière occidentale de la Pologne44. De nombreux argumentaires sont
repris par la suite pour défendre, pendant et après la Seconde Guerre mondiale, l’idée d’une
frontière germano-polonaise sur l’Oder et la Neisse de Lusace. Jakimiak part du principe que
les territoires allemands à l'est de ces deux cours d’eau sont historiquement polonais et qu’au
début du XXe siècle, ils ne sont germanisés que superficiellement. Ainsi proclame-t-il :
« Nous ne réclamons pas des terres étrangères, mais nous voulons que les terres polonaises,
qui étaient sous la domination de la Pologne sous les Piast, reviennent à la Pologne. Nous
voulons que la Pologne ait ses frontières naturelles, et ces dernières sont constituées par
l’Oder et la Neisse de Lusace. »45. Il précise même, dans une surinterprétation historique
manifeste, que la frontière sur l’Oder et la Neisse de Lusace serait encore un acte magnanime
de la part des Polonais. Selon lui, les terres polonaises, celles des premiers Piast, vont même
au-delà de l’Oder et de la Neisse de Lusace. En cela aussi, Jakimiak annonce certains projets
postérieurs à la Seconde Guerre mondiale46. Si Jakimiak renonce à revendiquer les deux
dernières, il se prononce en faveur de l’établissement d’un État sorabe indépendant. Ses
propositions de frontières sont précises et reprennent en grande partie le tracé de 1945 :
44 Zachodnia Granica Polski. Le livre est écrit sous le pseudonyme de Mściwój Łahoda. 45 WRZESIŃSKI Wojciech (réd), KULAK Teresa (aut), W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom I, O ziemię Piastów i polski lud 1795-1918 (de la
Terre des Piast et du peuple polonais 1795-1918), (Édition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie,
1990, p. 223. 46 Cf. chapitre 2, 1b.
65
À l’ouest la frontière de la Pologne (et de toute manière une partie des terres, appartenant jadis à la
Pologne sur la rive gauche de l’Oder et Rügen resteraient en Prusse), naturelle, doit être située entre
les îles de Wolin, qui doit appartenir à la Pologne, et Usedom, qui doit rester en Prusse. Ensuite la
frontière doit traverser le delta de l’Oder, entre ces deux principales embouchures [...] L’embouchure
de droite à l'est doit appartenir à la Pologne, la gauche avec Szczecin doit rester en Prusse. [...] Par la
suite la frontière doit suivre le cours de l’Oder, dont le cours inférieur doit être neutralisé pour la
navigation [...] L’Oder doit être la frontière entre la Pologne et la Prusse jusqu’à la confluence avec la
Neisse.47
La Première Guerre mondiale apparaît ainsi comme le moment originel du projet de fixation
de la frontière germano-polonaise sur l’Oder et la Neisse de Lusace.
Ce projet est cependant isolé et ne rencontre guère d’écho dans l’opinion publique polonaise,
un peu plus sans doute chez les spécialistes de la question. D’autres projets fleurissent encore
pendant la Grande Guerre. Celui de Włodzimierz Wakar48 est original pour son traitement de
la question de la Prusse orientale, qui préfigure certains projets polonais ultérieurs. S’il
rattache à la Pologne la plupart des régions déjà citées précédemment : la Haute-Silésie, la
Grande-Pologne, la Poméranie de Gdańsk, il effectue dans son programme territorial datant
de 1917 un partage original de la Prusse orientale entre la Pologne, la Lituanie, laissant la
Sambie et Königsberg en dehors de ces deux États : « Il faudrait supprimer cette marge non
seulement temporaire, mais même absurde. [...] la Pregolia devrait devenir la frontière
polono-lituanienne avec la transformation éventuelle de Królewiec en Ville-Libre »49. Deux
points sont à signaler : la volonté de se ménager la Lituanie, afin de lui faire mieux accepter
l’annexion de la Wilno/Vilnius à la Pologne en lui donnant cette compensation territoriale,
une certaine lucidité quant à la capacité du futur État polonais à pouvoir mettre en valeur et
peupler toute la Prusse orientale, d’où la solution d’ériger Königberg en Ville-Libre.
Il convient maintenant de présenter la position officielle des représentants du mouvement
national polonais concernant les frontières occidentales, précisée à maintes reprises par
Dmowski entre 1917 et 1919. Dans divers documents, notamment un Mémoire remis en 1918
au Président Wilson et dans une note officielle de la Délégation polonaise à la Conférence de
paix de Versailles adressée à Jules Cambon, un argumentaire complet concernant la frontière
47 Idem, p. 222. 48 (1885-1933). Économiste et statisticien. 49 WRZESIŃSKI Wojciech (red), KULAK Teresa (aut), W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom I, O ziemię Piastów i polski lud 1795-1918 (de la
Terre des Piast et du peuple polonais 1795-1918), (Édition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie,
1990, p. 215. Królewiec est le nom polonais de Königsberg.
66
occidentale réclamée par les Polonais est présenté. Les revendications polonaises à l’égard de
l’Allemagne sont modérées au regard de la plupart des projets présentés précédemment. De
fait, la Délégation polonaise à Versailles demande le rattachement à la Pologne de la Haute-
Silésie, de la Grande-Pologne, de la Poméranie de Gdańsk et des régions méridionales de la
Prusse orientale, la Varmie et la Mazurie. S’agissant du reste de la Prusse orientale, présentée
comme un danger pour l’existence même d’une Pologne indépendante, une solution de
compromis est présentée entre la solution polonaise (annexion totale ou partage avec la
Lituanie) et la solution allemande (maintien en Allemagne) :
Si la Pologne doit véritablement être une nation libre, indépendante de l’Allemagne, deux solutions
sont seulement envisageables pour résoudre la question de la Prusse orientale : soit la province de
Królewiec [...] doit être rattachée à la Pologne sous forme d’autonomie, soit elle doit devenir une
petite république indépendante, liée à la Pologne par une union douanière.50.
À la fin de la Première Guerre mondiale, et avant même l’issue de la Conférence de paix, les
écrivains, politiques et activistes polonais tendent à mettre en avant les confins occidentaux.
De la sorte, ces derniers s’ancrent durablement dans la conscience nationale polonaise. De
tous les projets présentés, quelques tendances se dégagent : des territoires sont identifiés
comme étant sans conteste polonais, d’autres comme polonais mais dont on ignore si les
revendications vont pouvoir être satisfaites, d’autres enfin dont la possession est envisagée
mais très peu certaine. Le tableau suivant synthétise ces projets :
Projets Silésie de
Cieszyn
Haute-
Silésie
Basse-
Silésie
Terre de
Lubusz
Grande-
Pologne
Poméranie
occidentale
Poméranie
de Gdańsk
Varmie-
Mazurie
Reste de
Prusse
orientale
Jankowski Oui Oui Nord de
l’Oder
Non oui Non oui oui non
Szelągowski Oui Oui Nord de
l’Oder
Oui oui Non oui oui oui
Jakimiak Oui Oui oui oui oui Oui oui oui En partie
Wakar En partie Oui Non non oui Non oui oui En partie
Dmowski En partie Oui Non non oui Non oui oui non
Tableau synthétisant les différents projets territoriaux polonais
50 Idem, p. 228.
67
Une sorte de gradient de priorité des diplomates polonais concernant les régions des confins
occidentaux peut être tiré de ce tableau. Il ressort que les objectifs principaux de la Pologne
sont avant tout la Grande-Pologne et la Poméranie de Gdańsk, perçues comme terres
historiques de la Pologne puisque lui appartenant avant 1772. Dans une moindre mesure, les
terres identifiées pareillement à la Pologne sont la Haute-Silésie, la Silésie de Cieszyn et la
Varmie-Mazurie, même ces terres n’ont pas appartenu à la Pologne avant les partages. Enfin,
les terres convoitées mais avec une conviction moindre sont la partie septentrionale de la
Basse-Silésie et la région de Lubusz, tandis que la Poméranie occidentale et le Nord de la
Prusse orientale sont assez peu mentionnées. Le sort de l’appartenance politique des confins
occidentaux se joue en trois ans, et d’abord à la Conférence de la paix à Versailles.
2. Gagner la paix : la longue lutte pour les confins occidentaux (1918-1921)
Les négociations pour finaliser le Traité de Versailles sont longues, et l’un des points
d’achoppement est la question des modifications territoriales affectant l’Allemagne. Deux
attitudes s’opposent : la France est partisane d’un affaiblissement maximal de l’Allemagne
tandis que le Royaume-Uni est plus indulgent envers l’Allemagne pour des raisons d’équilibre
géopolitique. Alors que les Français sont plus enclins à approuver les revendications
polonaises, les Britanniques se montrent bien plus réticents. La résolution de la question
occidentale se complique davantage par la question de l’accès de la Pologne à la Mer baltique,
treizième proposition des Quatorze points pour la paix présentés par Wilson le 8 janvier 1918.
Après d’âpres négociations, le Traité de Versailles, signé le 28 juin 1919 une double solution
de compromis : un tracé de la frontière qui ne donne pas autant de territoires à la Pologne
qu’elle le voudrait mais fait perdre à l’Allemagne plus de territoires que ce qu’elle était
capable d’accepter, et l’organisation de plébiscites pour sceller le sort de certains territoires
faisant l’objet d’un contentieux. Le Traité prévoit la rétrocession à la Pologne de l’essentiel du
Grand-Duché de Poznań et de la Prusse occidentale. La frontière, pour ces deux régions, est
fixée selon des critères ethniques. S’agissant des autres territoires, aux populations mêlées, le
Traité de Versailles s’en remet aux critères démocratiques : c’est ainsi qu’il est décidé que
deux plébiscites vont se tenir, l’un en Haute-Silésie, l’autre en Varmie-Mazurie, pour
déterminer l’appartenance de ces deux territoires.
68
Le temps séparant la fin des négociations de Versailles des plébiscites51 est mis à profit par les
deux parties pour faire campagne pour le maintien ou le rattachement de ces régions et pour
essayer, en publiant livres et articles, de gagner à sa cause l’opinion publique et politique
internationale. Côté polonais, deux types d’actions relevant à la fois des domaines
scientifiques et idéologiques sont réalisées. Il s’agit de faire face au discours pro-allemand
émanant de diverses institutions scientifiques qui sont mobilisées afin de démontrer la
germanité des confins occidentaux en défendant le point de vue polonais à travers un certain
nombre de brochures, de livres ou d’articles.
Un certain nombre de spécialistes polonais cherchent à institutionnaliser les recherches
concernant les confins occidentaux. Prenant modèle sur l’Allemagne, qui possède de
nombreux instituts chargés d’écrire l’histoire de ces régions du point de vue allemand, comme
l’Osteuropa Institut à Breslau ou l’Ostland Institut de Dantzig, ces spécialistes polonais
profitent de la création de l’Université de Poznań, en mai 1919, pour développer des
structures de recherches analogues. Cette université a pour but entre autres la production des
savoirs sur les territoires revendiqués comme polonais et non-rattachés à la Pologne. C’est au
sein de l’Université de Poznań que va se rassembler toute une génération de chercheurs en
sciences humaines et que va se former, dans l’entre-deux-guerres, une nouvelle génération
sensibilisée à ces thématiques qui arrive à maturité pendant et après le second conflit mondial.
Un exemple de spécialiste se donnant la tâche de défendre la polonité des confins occidentaux
sera cité. Il s’agit de Mikołaj Rudnicki52. Il fonde en 1921 un Institut slave occidental au sein
de l’Université de Poznań, disposant d’une revue, Slavia occidentalis53. Le but de cette
dernière est l’étude des traces de la langue et de la culture slave sur un territoire allant à
l’ouest jusqu’à l’Elbe et la Saale, programme de recherches dont les résultats peuvent
aisément être mobilisés à des fins politiques.
Dans un contexte de guerre polono-bolchévique qui n’est pas favorable à la question
occidentale, paraissent cependant un assez grand nombre de publications qui se concentrent
sur deux thématiques : celle des régions où sont prévus les plébiscites, sur laquelle on
reviendra ultérieurement car elle est largement développée dans la période de l’entre-deux-
guerres, et la question du statut de Gdańsk. Selon les clauses du Traité de Versailles, une
51 Le plébiscite a eu lieu le 11 juillet 1920 en Varmie-Mazurie et le 20 mars 1921 en Haute-Silésie. 52 Pour sa biographie, cf. plus en détails le chapitre 4, IA. 53 Revue paraissant de 1921 à 1939, puis depuis 1960.
69
solution de compromis a de nouveau été trouvée : l’Allemagne faisant valoir que la
population de Gdańsk est à près de 95 % allemande, la Pologne faisant valoir que la
possession de la ville et surtout de son port est cruciale pour sa survie économique, le Traité
de Versailles finit par ne donner la ville à personne et l’érige en Ville Libre de Dantzig, avec
des facilités pour la Pologne pour se servir de son port. Cette solution ne convient à aucun des
deux pays, et les spécialistes polonais essaient de démontrer le tort porté à la Pologne par cette
solution. L’une des personnes qui a le plus écrit sur ces questions est Antoni Chołoniewski54.
Ses intérêts journalistiques symbolisent à eux seuls la réorientation partielle de l’opinion
publique polonaise des confins orientaux vers les confins occidentaux. Après un voyage
effectué avant-guerre dans les confins occidentaux, il devient un des plus ardents défenseurs
de leur polonité. Après avoir écrit en 1913 au Bord de la mer polonaise, il écrit en 1919
Gdańsk et la Poméranie55, dans lequel il défend le rattachement à la Pologne de toute la
Prusse occidentale allemande. Ainsi, dans la brochure précédemment citée concernant la
Poméranie, sont synthétisés les arguments polonais quant à la possession de Gdańsk :
Premièrement, pour entretenir librement et directement des contacts avec le monde, deuxièmement,
pour gérer ses routes maritimes, [...] troisièmement pour contrôler l’embouchure de son artère fluviale,
la plus importante et plutôt l’unique, qu’est la Vistule. [...] Pour satisfaire ces postulats, existentiels,
importants et élémentaires, nous ne voulons ni n’avons besoin de mettre la main sur la propriété de
quelqu’un d’autre. Il suffit que l’on nous redonne nos propriétés historiques, géographiques et
nationales. Ces propriétés sont Gdańsk et la Poméranie de Gdańsk.56
Ces remarques sont révélatrices de deux grands types d’arguments qui vont être constamment
utilisés par la suite : des arguments émotifs, catégoriques, qui ne souffrent en soi d’aucune
discussion possible, assumant un parti pris (ici la polonité de Gdańsk du fait de sa longue
appartenance à l’État polonais), plutôt destinés aux Polonais, d’autre part des arguments plus
objectifs, destinés à des non-Polonais, qui essaient de convaincre du bien-fondé, voire de la
logique du rattachement de ces territoires à la Pologne. Il s’agit ici des premiers arguments
présentés, soit géographiques (Gdańsk débouché de la Vistule, colonne vertébrale de la
54 (1872-1924). Journaliste et publiciste, sympathisant de la Démocratie-nationale. 55 En polonais : nad polskim Morzem et Gdańsk i Pomorze. La deuxième, qui nous intéresse plus
particulièrement ici, a pour titre complet (ce qui est révélateur): Gdańsk et la Poméranie. Justification de nos
droits à la Baltique. 56 WRZESIŃSKI Wojciech (red), SMOŁKA Leonard, W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom II, Między listopadem a wrześniem w Polsce
Niepodległej (1918-1939) (Entre novembre et septembre dans la Pologne indépendante, 1918-1939), (Édition de
l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990, p. 23.
70
Pologne), soit économiques (Gdańsk fenêtre de la Pologne sur le monde), soit enfin
stratégique (gage d’indépendance économique par rapport à l’Allemagne). Si ces
argumentaires ne débouchent sur aucune avancée concrète, ils contribuent à ancrer davantage
les confins occidentaux dans l’imaginaire des Polonais, et ce au moment même où une série
d’événements vont détacher les regards des Polonais de la situation à l'est du pays.
Face à la répression des autorités allemandes, et dans l’espoir d’être rattachés à la Pologne,
une partie des Silésiens se soulève le 16 août 1919. Il s’agit de la première insurrection
silésienne, rapidement matée par les forces allemandes, et qui prend fin dès le 24 août 1919.
La deuxième insurrection silésienne, qui a lieu du 19 au 25 août 1920, est déclenchée pour des
motifs similaires ; légèrement mieux organisée que la première, elle s’étend sur des territoires
plus importants mais est encore plus rapidement contenue que la première. Parallèlement se
met en place une Commission interalliée de gouvernement et de plébiscite de Haute-Silésie.
L’État polonais, préoccupé par la guerre polono-bolchévique n’a pas les moyens de soutenir
les insurgés efficacement. Un peu avant la deuxième insurrection silésienne a eu lieu le
premier plébiscite, concernant la Varmie-Mazurie, le 11 juillet 1920, alors que les troupes
polonaises refluent vers Varsovie et que l’existence de l’État polonais, au moins comme entité
indépendante, est pour le moins compromise. La victoire allemande est sans appel, puisque
seuls 3,5 % des votants ont voté pour le rattachement de la Varmie-Mazurie à la Pologne.
Seules huit communes limitrophes de la Pologne et ayant voté majoritairement en faveur de la
Pologne sont par la suite rattachées à la Pologne. Concernant la Silésie en revanche, les
puissances alliées s’efforcent d’intervenir au mieux afin de garantir le bon déroulement du
scrutin (celui en Varmie-Mazurie s’est déroulé dans une atmosphère de pression de la part des
Allemands). Sur l’avis de Romer, le gouvernement polonais demande à ce que ceux que l’on
appelle les émigrés, Hauts-Silésiens n’habitant plus dans la région, puissent prendre part au
vote. La demande est acceptée, mais contrairement à ce que le gouvernement pensait, ces
électeurs, qui représentent près de 20 % du corps électoral, votent à près de 90 % pour
l’Allemagne. Leur participation change complètement la signification du résultat du scrutin :
avec ces émigrés, le résultat officiel du plébiscite du 20 mars 1921 est de 40 % de voix en
faveur de la Pologne, 59,5 % en faveur de l’Allemagne. Si les émigrés n’y avaient pas
participé, le vote en faveur de la Pologne l’aurait emporté de peu. La Commission interalliée
finit par proposer un partage de la Haute-Silésie, mais celui-ci est considéré comme
inadmissible pour la Pologne, cette dernière ne récupérant qu’une petite extrémité méridionale
71
de la Haute-Silésie, sans aucune ville ni industrie importante. La proposition alliée met de
nouveau le feu aux poudres, et le 2 mai 1921 se déclenche la troisième insurrection silésienne,
qui se poursuit jusqu’au cessez-le-feu du 5 juillet 1921. Après des succès initiaux, les
Polonais ont commencé à reculer et sont sur la défensive. Une nouvelle phase de délibérations
s’ensuit, à l’issue de laquelle la Pologne récupère, courant 1922, un petit tiers de la Haute-
Silésie, mais 65 % des industries du Bassin houiller et sidérurgique. Ce compromis ne règle
rien, car de nombreux Polonais demeurent dans la partie de la Haute-Silésie non rattachée à la
Pologne, tandis que dans les villes annexées par la Pologne habite un nombre important
d’Allemands.
Malgré le rattachement de régions importantes comme la Grande-Pologne et une partie de la
Poméranie de Gdańsk, l’échec du plébiscite en Varmie-Mazurie, la non-annexion de Gdańsk
et enfin le demi-échec en Haute-Silésie, font naître un fort courant, au sein de la population
comme des élites polonaises, remettant en cause l’ordre né à Versailles.
C. L’entre-deux-guerres : le révisionnisme polonais à l’égard de Versailles (1921-1939)
1. Les aléas de la politique de la IIème République et la question occidentale
La question occidentale est, dans l’entre-deux-guerres, assez fortement tributaire de
l’évolution de la vie politique de la jeune république polonaise. Selon les partis au pouvoir, la
thématique des confins occidentaux est plus ou moins mise en avant ou encouragée par le
pouvoir politique. Quatre périodes peuvent être identifiées. La première correspond à la
période parlementaire de la IIème République de Pologne (1919-1926). Le pouvoir est dominé
par les conservateurs, les démocrates-chrétiens et les agrariens, qui sont majoritairement
sensibles à la question occidentale. En revanche, après le coup d’État du maréchal Piłsudski
en 1926, les choses changent progressivement. S’ouvre alors une deuxième période, durant
laquelle la question occidentale est reléguée au second plan. En effet, le Maréchal et les
milieux qui le soutiennent se désintéressent assez largement de ces territoires. La signature du
pacte de non-agression avec l’Allemagne nazie, en janvier 1934, réoriente la politique
étrangère polonaise. S’ouvre alors une troisième période pendant laquelle le gouvernement
pro-Piłsudski, tout à son idée de rapprochement avec l’Allemagne, essaie de ne pas évoquer
les sujets sensibles, dont font partie les confins occidentaux. Ces derniers sont donc négligés
par le gouvernement polonais, et les discussions autour de cette question se font sous contrôle
étroit de l’autorité gouvernementale. Cette période se poursuit jusqu’à la fin de 1937. Enfin, le
72
quatrième temps est celui des deux dernières années précédant la guerre : parallèlement à un
durcissement du régime polonais, qui évolue vers un autoritarisme de plus en plus
nationaliste, les relations germano-polonaises se tendent à nouveau, ce qui est favorable à une
remise au goût du jour de la question occidentale.
Ces rapports compliqués au politique n’empêchent pas l’institutionnalisation de la question
occidentale. Dans la Pologne de l’entre-deux-guerres, un ensemble d’institutions se met en
place pour traiter de l’histoire, la géographie, l’ethnographie des confins occidentaux, ceux
qui sont déjà en Pologne comme la Grande-Pologne ou la Poméranie de Gdańsk, ou ceux qui
n’y sont pas pour l’instant, comme la majorité de la Haute-Silésie ou la Varmie-Mazurie.
L’Université de Poznań devient rapidement une pépinière de futurs chercheurs s’intéressant à
ces thématiques. Outre Mikołaj Rudnicki, déjà cité, deux autres personnes ont joué un rôle
important dans l’institutionnalisation et la popularisation de la question des confins
occidentaux. Le premier de ces précurseurs est Teodor Tyc57. En 1922, il fonde un périodique
qui se veut à la fois scientifique et engagé dans la défense de la polonité des confins
occidentaux de la Pologne, qui porte le nom, significatif, de la Tour de guet occidentale58. En
parallèle, il est l’un des cofondateurs de l’Union de défense des confins occidentaux (UDCO),
association fondée l’année précédente, et donc les buts principaux sont la popularisation des
savoirs sur les confins occidentaux auprès de la population polonaise, et la lutte contre le
révisionnisme allemand. La deuxième figure de proue des spécialistes des confins
occidentaux est Józef Kostrzewski59, archéologue organisateur de l’école d’archéologie de
Poznań qui mène dans les années 1920 et 1930 de nombreuses fouilles dans les régions de
Grande-Pologne et de Poméranie de Gdańsk. Le résultat de ces recherches est la formulation
de la théorie de l’autochtonie des populations slaves dans les bassins de l’Oder et de la
Vistule, afin de démontrer l’antériorité du peuplement slave de ces territoires par rapport au
peuplement germanique. Autour de l’Université de Poznań se constitue ainsi un pôle
scientifique centré sur l’Institut occidental, ayant une résonnance certaine dans les débats
scientifiques, grâce aux revues précédemment citées. Toujours dans la même université
57 1896-1927. Jeune historien spécialisé, entre autres, dans le droit, il fait partie du mouvement indépendantiste
polonais. 58 Strażnica zachodnia. Revue de l’Union de Défense des confins occidentaux paraissant de 1922 à 1933. 59 Cf. chapitre 4, IA.
73
Stanisław Popławski60 fonde un Institut de géographie. Popławski rassemble autour de lui tout
un groupe de géographes intéressés par la thématique des confins occidentaux et des relations
germano-polonaises. C’est notamment lui qui est à l’origine d’une conception de la
Poméranie qui en fait une région géographique allant de l’embouchure de l’Oder à celle du
Niémen, ouvrant la voie à une revendication de l’ensemble du territoire par la Pologne. Deux
instituts de recherches destinés à des parties des confins occidentaux sont également fondés
dans les années ultérieures : l’Institut baltique en 1925 à Toruń, spécialisé dans l’histoire de la
Poméranie et l’histoire maritime de la Pologne, et l’Institut silésien fondé en 1935 à
Katowice, spécialisé dans l’histoire de la Silésie. Si un dispositif scientifique important a été
fondé pendant l’entre-deux-guerres pour étudier les confins occidentaux, son développement a
été dépendant des relations entretenues avec le pouvoir politique. Ainsi, en 1934, l’UDCO,
considérée comme trop germanophobe par le gouvernement, est transformée en Union
occidentale polonaise (UOP), plus neutre. De même, les milieux liés à la question occidentale
désirent fonder une nouvelle Université à Toruń, dont le rôle serait de soutenir celle de
Poznań dans les recherches sur les confins occidentaux. Après des hésitations, le
gouvernement de la Sanacja refuse finalement la création de cette université, ce qui montre la
relative marginalisation de la question occidentale par le pouvoir politique durant la majeure
partie des années 30.
Malgré les aléas en termes de moyens et de soutien étatique, l’Université de Poznań, ainsi que
dans une moindre mesure les Instituts baltique et silésien, ont non seulement contribué à
ancrer encore davantage les territoires occidentaux dans les mentalités polonaises, mais aussi
à former toute une génération de jeunes chercheurs qui vont se révéler précieux après 1945.
Ces chercheurs seront présentés plus en détails postérieurement, mais on peut en faire une
rapide synthèse.61. Le centre universitaire de Poznań a ainsi formé Zdzisław Kaczmarczyk,
futur directeur de l’Institut occidental, fortement engagé dans le combat pour la polonité des
confins occidentaux, puis dans leur aménagement sous le nom de territoires recouvrés après la
Seconde Guerre mondiale. Un autre étudiant en droit de Poznań qui s’est lui aussi reconverti
dans l’histoire, Michał Sczaniecki, est formé dans les années 1930. De même, Maria
Kiełczewska, géographe, a été formée dans l’entre-deux-guerres à l’Institut de géographie de
Poznań. On pourrait encore citer Zygmunt Wojciechowski, l’un des plus grands spécialistes
60 1882-1940. Géographe lié à la Démocratie-nationale. Recteur de l’Université de Poznań en 1932-1933, il est
fusillé par les Allemands le 6 janvier 1940. 61 Cf. chapitre 4, I (notamment le IB).
74
des confins occidentaux polonais, qui s’il n’a pas fait ses études à Poznań mais à Lwów, a
débuté sa carrière universitaire à l’Université de Poznań : c’est lui qui donne l’impulsion
majeure à une théorisation de la pensée occidentale telle qu’elle se réalise sous la IIème
République polonaise.
2. La théorisation de la pensée occidentale polonaise
L’entre-deux-guerres est un moment majeur pour les sciences sociales polonaises, et
notamment pour la thématique de la question occidentale. Jusqu’alors, les savoirs consacrés à
cette dernière étaient forgés de manière isolée, par des personnes aux professions très
diverses, et qui n’avaient pas une perception unifiée de ce thème. L’entre-deux-guerres est le
moment où de la question occidentale émerge une « pensée occidentale polonaise ». Trois
définitions peuvent être données d’elle : il s’agit d’un programme de revendications
territoriales, discours visant à légitimer le rattachement à la Pologne des territoires
revendiqués, d’un mouvement politique et historiographique porteur de ce programme et de
ce discours, et de l’ensemble des connaissances sur ces territoires en termes de sciences
sociales. Pour synthétiser, elle est un courant géopolitique qui, au nom d’une conception
piastienne de la nation, promeut une réorientation de la Pologne vers les confins
occidentaux62. La pensée occidentale systématise et idéologise les savoirs occidentaux, et
donne une réponse unifiée non seulement au dilemme géopolitique existentiel de la Pologne :
se tourner vers l'est ou vers l’ouest, mais répond d’une manière claire à la question
occidentale : la Pologne doit se tourner résolument vers l’ouest, avec ou sans les confins
orientaux, et ses frontières doivent aller le plus loin possible à l’ouest, indépendamment de la
nationalité des populations habitant les confins occidentaux.
La pensée occidentale a été théorisée par de nombreux chercheurs qui ont apporté leur pierre à
la perception de la Pologne comme État slave originellement et résolument ancré à l’ouest et
qui ne peut réellement exister sans ses confins occidentaux. Le penseur qui a théorisé de la
manière la plus aboutie le programme territorial de la pensée occidentale, est Zygmunt
Wojciechowski. Deux ouvrages parus en 1939 synthétisent son point de vue sur la question
occidentale et donne la version la plus complète de la pensée occidentale polonaise d’avant-
guerre. Le premier, plus scientifique, est La Pologne sur la Vistule et l’Oder au Xe siècle, le
62 Cf. précédemment, au début du présent chapitre.
75
second, plus politique, est l’Intégrité de la raison idéologique, fondement de l’unification63.
Dans ces deux livres, Wojciechowski bâtit un projet territorial centré sur la conception des
terres maternelles de la Pologne64 ; qui correspondent à la Pologne du Xe siècle et des Piast,
d’où la conception piastienne portée par la « pensée occidentale polonaise ». Wojciechowski
considère que la cause principale du déclin puis de la disparition de la Pologne est d’avoir
abandonné aux Allemands les confins occidentaux. Le programme territorial de
Wojciechowski, à l’ouest, est similaire à celui de la Démocratie-nationale, mouvement dont il
est proche, mais il s’en distingue par sa conception des frontières orientales et
septentrionales : il les calque en effet radicalement sur celles de l’État des Piast du Xe siècle,
excluant une partie de la Lublinie en fixant la frontière dans le secteur sur le Wieprz et non
sur le Bug et excluant aussi la Prusse. Il lie étroitement la possession des confins occidentaux
à la puissance étatique : tant que la Pologne des Piast a possédé ces terres, elle a été puissante,
à partir du moment où la Prusse a mis la main sur tous ces territoires, cette dernière est
devenue une grande puissance européenne. Cette idée se retrouve dans le chapitre du livre
mentionné l’Intégrité de la raison idéologique, fondement de l’unification, « Remarques sur le
rôle des terres occidentales dans l’organisme étatique polonais » :
durant tout le début de l’époque des Piast, que nous pouvons faire aller jusqu’au XIIème siècle, la
frontière occidentale de la Pologne était formée par l’Oder ainsi que par les rivières s’y déversant, le
Bóbr65 et la Kwisza (vers le sud). Pour l’Empire, la question de la domination de la Pologne revenait
essentiellement au problème de franchissement de l’Oder.66
Cette relecture idéologique de l’histoire établit donc un parallèle entre recul et affaiblissement
polonais et avancée vers l'est et renforcement allemands vers l'est. La pensée occidentale ne se
contente pas de privilégier un développement de l’État polonais vers l’ouest, elle cherche à le
réorienter et à le recentrer, en mettant fin à toute expansion orientale, pensée rare et originale
chez les Polonais de l’époque.
63 En polonais, respectivement : Polska nad Wisła i Odrą w X wieku et Pełnia racji ideowej, podstawą
zjednoczenia. Le second livre est paru à Poznań, dans la collection „l’Avant-garde de l’État national”, titre
particulièrement significatif de l’un des présupposés de la pensée occidentale polonaise. 64 Ziemie macierzyste. On pourrait également traduire par originelle. 65 Il s’agit d’une rivière affluent gauche de l’Oder, dont le cours est parallèle à celui de la Neisse de Lusace, mais
qui est situé à une cinquantaine de kilomètres plus à l’est que cette dernière. 66 WRZESIŃSKI Wojciech (réd.), SMOŁKA Leonard, W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom II, Między listopadem a wrześniem w Polsce
Niepodległej (1918-1939) (Entre novembre et septembre dans la Pologne indépendante, 1918-1939), (Édition de
l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990, p. 170.
76
La pensée occidentale regroupe un ensemble de thématiques peu à peu étoffées ; seront
recensées ici seulement les trois directions de recherches de l’entre-deux-guerres : la
problématique des confins occidentaux et en premier lieu la question de la Haute-Silésie, la
question de l’accès de la Pologne à la mer et à travers elle, celle de la Poméranie, enfin, le
problème de la Prusse orientale.
La question des confins occidentaux non rattachés à la Pologne, en particulier de ceux qui
sont ethniquement polonais, comme la Haute-Silésie, est le fondement du révisionnisme
polonais à Versailles. La Haute-Silésie tient un rôle particulier dans le discours revendicatif
des Polonais car c’est la plus grande zone de concentration de Polonais en dehors des
frontières de la Pologne. De même, elle est particulièrement visée par le révisionnisme
polonais pour sa richesse économique et, dans une moindre mesure, sa valeur stratégique. On
trouve un exemple de cette pensée dans l’ouvrage de Czesław Romuald Klarner, la Silésie et
la Poméranie comme symboles de notre indépendance67. Dans cette œuvre, avant tout
destinée à contrer le révisionnisme allemand, Klarner fait de la possession par la Pologne de
la Haute-Silésie et la Poméranie de Gdańsk, la condition de l’existence de la Pologne :
À quoi ressemblerait la Pologne sans la Haute-Silésie et sans la parcelle de sa propre mer ? L’espace
de la République se réduirait d’à peine 2 %, et sa population baisserait de 6 %, mais la structure
subirait un changement notoire. Nous perdrions environ 40 % de notre industrie et nous deviendrons
un pays purement agraire. En même temps nous serions privés d’autonomie dans nos exportations. La
perte des ports en faveur de l’Allemagne provoquerait un encerclement économique total de la
Pologne par une nation qui lui est éternellement hostile ;68
L’auteur réclame même que toute la Haute-Silésie, ou du moins tout le bassin industriel, soit
rattaché à la Pologne.
Conjointement à cette problématique, les publicistes et les scientifiques polonais soulignent la
nécessité pour la Pologne d’avoir un large accès à la mer. Le corridor polonais ne garantit pas
à leurs yeux l’indépendance de la Pologne face à l’expansionnisme allemand. De telles
67 Śląsk i Pomorze jako symbole naszej niezależności, Toruń, 1932. Czesław Klarner (1872-1957) est un
ingénieur, économiste, entrepreneur. Il a été ministre de l’industrie et du commerce, ainsi que ministre des
finances pendant la IIème République. 68 WRZESIŃSKI Wojciech (red), SMOŁKA Leonard, W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom II, Między listopadem a wrześniem w Polsce
Niepodległej (1918-1939) (Entre novembre et septembre dans la Pologne indépendante, 1918-1939), (Édition de
l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990, p. 139.
77
pensées se retrouvent dans le travail de Stanisław Grabski l’État national69. Grabski y critique
l’étroitesse du corridor de la Poméranie polonaise : « Nous n’avons aucune bonne raison de
prétendre, alors que les Allemands disent que le corridor poméranien est un non-sens, qu’il
est parfait. Il est réellement un non-sens, car il est trop étroit, trop difficile à défendre contre
une attaque allemande, car il est trop étroit comme accès à la mer,»70. La pensée de l’auteur
est ici développée de manière originale, car l’auteur semble tomber d’accord avec les
Allemands sur un point important : l’absurdité des frontières héritées de Versailles. La non
possession de Gdańsk est constamment critiquée dans l’entre-deux-guerres, et les publicistes
comme les scientifiques polonais n’arrêtent pas d’indiquer l’insignifiance du petit littoral
baltique, 140 kilomètres. Face aux possibilités limitées pour la Pologne de profiter
économiquement de la Ville Libre de Gdańsk, notamment à partir de la guerre douanière
germano-polonaise de 1925, le port de Gdynia est certes construit à partir de 1922, mais cette
nouvelle fenêtre polonaise sur le monde est quasiment isolée de la Pologne, à l’extrémité nord
du corridor poméranien. La question de la modestie de l’ouverture de la Pologne sur la
Baltique est reliée à un autre problème, celui de la Prusse orientale.
Le problème de l’enclave de la Prusse orientale n’est pas seulement perçu comme tel par les
Allemands, qui mettent en avant l’absurdité ou l’injustice de la division territoriale de
l’Allemagne, il est également traité ainsi par les Polonais. Pour ces derniers, la Prusse
orientale est un bastion avancé de l’expansion allemande. Ce problème est lié étroitement à la
question des Varmiens et des Mazures, toujours soulevée malgré les résultats du plébiscite de
1920. Les deux arguments principaux des spécialistes polonais pour justifier les
revendications polonaises sur cette région sont d’une part la minoration de l’importance de
ces territoires pour l’Allemagne, qui apparaissent comme un poids économique, et le risque
stratégique qu’ils représentent pour la Pologne en cas de guerre avec l’Allemagne. Ces
arguments ne seront ici qu’évoqués pour montrer que, dès avant 1939, se mettent en place des
schémas argumentatifs qui vont être développés et encore enrichis pendant et après la guerre.
Concernant la thèse de l’arriération économique de la Prusse orientale, on peut citer par
69 Państwo narodowe, Lwów, 1929. Stanisław Grabski (1871-1949) est un économiste et un député lié à la
Démocrati-nationale. C’est le frère de Władysław Grabski, qui a été le premier ministre polonais et fondateur du
zloty 70 WRZESIŃSKI Wojciech (red), SMOŁKA Leonard, W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom II, Między listopadem a wrześniem w Polsce
Niepodległej (1918-1939) (Entre novembre et septembre dans la Pologne indépendante, 1918-1939), (Édition de
l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990, p. 129-130.
78
exemple le travail d’Antoni Plutyński La Prusse orientale. Passé et présent71. Ainsi,
Plutyński déclare :
L’essence du déclin de la Prusse orientale réside dans son lien économique avec le Reich allemand,
obligeant cette pauvre contrée à vivre dans un état de dépendance vis-à-vis des subventions étatiques.
Ce lien économique rend impossible l’exploitation de la seule grande opportunité de développement
de la Prusse orientale, son littoral maritime et ses ports. »72
Non seulement la Prusse orientale est présentée comme une charge économique pour
l’Allemagne, qui est censée la maintenir sous perfusion économique par des subventions,
mais le développement même de la Prusse orientale est entravé par l’Allemagne.
Implicitement, un nouvel argument est apporté en faveur de l’annexion de cette région par la
Pologne, la conviction que seule la Pologne peut assurer un développement économique
durable à la Prusse orientale, puisqu’elle représente son arrière-pays naturel. L’habileté des
spécialistes polonais est de lier la question de la Poméranie de Gdańsk à celle de la Prusse
orientale, en faisant remarquer que la seule solution cohérente est que ces deux régions fassent
partie de la même entité politique : comme l’Allemagne ne peut plus se passer de la Prusse
orientale que la Pologne de la Poméranie de Gdańsk, il faudrait donc que la Prusse orientale
soit rattachée à la Pologne. Un pareil raisonnement se voit dans une œuvre de Michał
Howorka la Lutte pour la Grande Pologne73. Howorka y précise que :
Nous devons nous convaincre que la direction de notre expansion politique, que le but de notre
politique extérieure est le recouvrement de la Prusse orientale. La Poméranie ne sera jamais sécurisée
d’une invasion allemande, si la Prusse orientale ne revient pas à la Pologne. La paix en Europe ne sera
jamais certaine et restera toujours une illusion, tant qu’à l’Est existera un nid de tensions et de guerre
éternels, comme l’ont été l’Ordre Teutonique et par la suite l’État prussien.74
71 Prusy Wschodnie. Przeszłość i teraźniejszość, Poznań, 1932. Plutyński (1880-1965) est un publiciste,
industriel et économiste, lié à la Ligue nationale, puis à la Démocratie-nationale. 72 WRZESIŃSKI Wojciech (red), SMOŁKA Leonard, W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom II, Między listopadem a wrześniem w Polsce
Niepodległej (1918-1939) (Entre novembre et septembre dans la Pologne indépendante, 1918-1939),
Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego (Édition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990,
p. 136. 73 Walka o wielką Polskę, Poznań, 1934. Howorka (1900-1942) est un juriste et homme politique lié à la
Démocratie-nationale. Il meurt le 10 mars 1942 à Auschwitz. 74 WRZESIŃSKI Wojciech (red), SMOŁKA Leonard, W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom II, Między listopadem a wrześniem w Polsce
Niepodległej (1918-1939) (Entre novembre et septembre dans la Pologne indépendante, 1918-1939), (Édition de
l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990, p. 143-144.
79
La comparaison entre la Prusse orientale et l’Ordre teutonique, épouvantail de la mémoire
polonaise, est faite à dessein pour rehausser encore plus le danger d’une Prusse orientale
allemande.
À partir de 1938, les relations diplomatiques se tendent entre la Pologne et l’Allemagne.
Cette atmosphère de quasi avant-guerre est favorable à la thématique des confins occidentaux.
Pour la première fois sans doute de l’histoire polonaise, cette question prend le pas sur celle
des confins orientaux. Les écrits d’Artur Górski75 révèlent ce tournant par la critique ouverte
du tropisme oriental de la Pologne, l’accusant d’avoir été la cause de bien des maux polonais.
Ainsi, dans le Malaise de notre époque76, Górski place la résolution de la question occidentale
avant celle de la question orientale, le Traité de Versailles n’ayant réglé ni l’une, ni l’autre :
« L’ouest ou l'est, c’est le dilemme polonais. […] Le règlement de la question occidentale
entraînerait avec lui en son temps la résolution de tout l’ensemble de nos problèmes à l’Est.
Le règlement politique à l’Est ne changerait pas notre situation à l’ouest, et ce faisant ne
permettrait même pas de profiter à l’Est d’une conjoncture favorable. »77. Plus largement,
l’œuvre de Górski est un bon résumé de la pensée occidentale telle qu’elle est formulée à la
veille de la Seconde Guerre mondiale, dans un contexte où le principal ennemi n’est plus
l’URSS, mais l’Allemagne nazie :
Renonçant à la Silésie, ne prenant pas soin de la polonisation de Gdańsk, nous avons commencé à
pousser vers l'est, à le parcourir confusément. Nous avons énormément dépensé en hommes et en
ressources dans ces domaines au-delà du Niemen et du Bug. [...] Cependant quel est le résultat final
après tant de difficultés avec l’épée et la charrue ? où en est-on aujourd’hui ? Les manoirs, les
gentilhommières, les villages polonais sont au-delà du Zbrucz détruits, rasés presque complètement.
Alors que la Silésie, la Poznanie, la Poméranie, étaient et demeurent polonaises. Arrachée pendant 600
ans, une partie de la terre silésienne revient à la République comme le fils prodigue à son père. »78
75 (1870-1959). Écrivain, critique littéraire et publiciste. 76 Niepokój naszego czasu, Varsovie, 1938. 77 WRZESIŃSKI Wojciech (red), SMOŁKA Leonard, W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la
Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom II, Między listopadem a wrześniem w Polsce
Niepodległej (1918-1939) (Entre novembre et septembre dans la Pologne indépendante, 1918-1939), (Édition de
l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990, p. 165-166. En polonais: « Zachód i wschód- to polski
dylemat. […] Rozstrzygnięcie sprawy na zachodzie pociągało za sobą w danym czasie rozwiązanie całego
kompleksu spraw naszych na wschodzie. Rozstrzygnięcie polityczne na wschodzie nie zmieniało położenia na
zachodzie, a tym samym nie pozwalało na wykorzystanie pomyślnej koniunktury nawet i na wschodzie. ». 78 Idem, p. 166.
80
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, une partie non négligeable de la population
polonaise, particulièrement celle liée au Mouvement national79, si elle ne veut pas renoncer
aux confins orientaux encore possédés par la Pologne, considère que l’expansion de la
Pologne vers l'est et la réalisation de l’idée jagellonne a causé plus de problèmes que de
succès. Se constitue alors une nostalgie de l’État piastien, perçu comme État-nation
intégralement polonais, seule structure étatique à même d’assurer puissance et stabilité à la
Pologne, doublée d’un désir d’expansionnisme à l’ouest. La Seconde Guerre Mondiale, après
bien des revers de fortunes, va permettre de réaliser cette idée, même si cela aura été au prix
de l’abandon forcé des confins orientaux.
79 Stronnictwo narodowe, le principal parti continuateur de l’idéologie de la Démocratie-nationale.
81
Deuxième partie :
Contextes et auteurs du discours occidental1
1 Par discours occidental, nous entendrons le discours historique et politique polonais sur les territoires
recouvrés.
82
83
Chapitre 1 : le contexte international-
la Pologne de la Seconde Guerre mondiale
à la Guerre froide
Le problème des territoires recouvrés est une donnée importante, sinon fondamentale,
d’une question géopolitique plus vaste : la question polonaise, qui tend régulièrement les
relations entre les trois Grands pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette dernière comporte
plusieurs dimensions : la question du tracé des frontières polonaises, celle de l’ancrage
géopolitique de l’État polonais, et la question du régime politique de ce dernier. Aucune de
ces trois composantes n’est définitivement réglée en 1945-1947, mais l’ordre établi à la faveur
de la Guerre froide met le problème géopolitique polonais entre parenthèses pour près d’un
demi-siècle, jusqu’à l’organisation d’élections partiellement libres le 4 juin 1989, la transition
démocratique des années 1989-1990 et la signature du traité de Varsovie du 14 novembre
1990 reconnaissant définitivement la frontière germano-polonaise sur la Ligne Oder-Neisse.
La période 1945-1961 est ici élargie à la Seconde Guerre mondiale pour une nécessaire
contextualisation plus large. La Pologne va être étudiée dans un premier temps comme un
problème en soi, en se demandant notamment si après 1945 la question polonaise joue encore
un rôle fondamental dans la Guerre froide. Ensuite, les territoires recouvrés seront évoqués en
tant que problème géopolitique à part entière, pour voir enfin comment les régions
anciennement allemandes influent sur les relations entre la République populaire polonaise et
les deux États allemands. La question des territoires recouvrés est ainsi l’occasion d’examiner
à la fois un segment des relations Est-Ouest et permet de renseigner, derrière l’unanimisme de
façade de la fraternité socialiste, sur la réalité des relations internes au Bloc de l’Est.
I Le problème polonais dans la géopolitique de la Guerre froide
La question des limites du territoire national polonais et de son régime politique est un des
problèmes qui ont contribué à donner naissance à l’équilibre des forces qu’est la Guerre
froide. Enjeu brûlant de la Seconde Guerre mondiale, le problème polonais tend à passer au
84
second plan dès la seconde moitié des années 1940, pour ressurgir ponctuellement à
l’occasion des tensions chroniques de la politique intérieure de la République populaire
polonaise.
A. Un enjeu de tensions pendant la Seconde Guerre mondiale
La Pologne, son régime, sa situation géopolitique et surtout ses frontières sont l’un des
principaux, sinon le principal enjeu de tensions entre Alliés pendant la guerre. Une lettre de
l’ambassadeur britannique à Moscou envoyée à Eden en juillet 1945 décrit la question
polonaise comme « la plus grande source particulière de friction entre l’Union soviétique et
les alliés occidentaux »2. L’évolution de la question polonaise suit d’assez près l’évolution des
relations entre le gouvernement polonais de Londres et l’Union soviétique entre 1939 et 1945.
Les acteurs principaux de ce problème géopolitique sont le gouvernement de Londres puis
celui, rival, de Lublin, et les trois Grands que sont l’URSS, le Royaume-Uni et les États-Unis.
Pour retracer les changements dans les débats internationaux sur la Pologne, nous nous
fonderons sur la trame chronologique de l’introduction du livre de Polonsky3 qui, s’il est
dépassé par son ancienneté notamment sur la question du rapport soviétique à la Pologne du
fait du manque d’accès aux archives soviétiques, nous paraît rendre compte fidèlement de la
chronologie des relations soviéto-polonaises. Les rapports entre les deux pays sont bien le
fondement des débats sur la question polonaise, l’apport britannique, puis américain étant
secondaire. Ils subissent en quelque sorte les alternances de tensions et de détentes entre le
gouvernement polonais en exil et celui de l’URSS.
1. Septembre 1939- juin 1941 : un état de guerre de fait entre la Pologne de
Londres et l’URSS
Malgré l’accord de non-agression signé en janvier 1932 entre la Pologne et l’URSS,
cette dernière, conformément au protocole secret du Pacte germano-soviétique du 23 août
1939 envahit les confins orientaux de la Pologne le 17 septembre. Bon nombre de
malentendus entre Polonais et Soviétiques pendant la guerre proviennent de l’interprétation
radicalement différentes de l’événement que les deux parties ont eue. Pour l’immense
majorité des Polonais et leur gouvernement, il s’agit d’une déclaration de guerre implicite, qui
2 POLONSKY Antony, Great powers and the polish question, 1941-1945 : Documentary studies in Cold War
origins, London School of Economics and Political Science, Londres, 1976, p. 11. 3 POLONSKY Antony, op. cit.
85
vient bafouer des accords internationaux, et met l’URSS sur un pied d’égalité avec
l’Allemagne nazie : les deux pays sont considérés comme également ennemis. Pour les
Soviétiques, l’explication officielle est celle d’une protection des minorités slaves orientales
des confins pour les prémunir des affres de la guerre. L’opposition et l’hostilité à l’URSS est
l’un des rares points d’accord de la classe politique polonaise durant toute la guerre. Anita
Prażmowska, dans son livre sur la guerre civile en Pologne, met en avant l’hétérogénéité du
gouvernement en exil de Londres, qui n’est guère cimenté que par l’hostilité envers l’Union
soviétique et l’Allemagne4. Mis en place le 2 octobre 1939 par le général Sikorski, opposant
au Maréchal Piłsudski et au régime autoritaire qu’il a contribué à mettre en place, c’est un
gouvernement de compromis. Il repose avant tout sur les quatre partis opposants au régime de
la Sanacja : le Parti socialiste polonais (PPS), le Mouvement populaire polonais (PSL), le
Mouvement national (SN) et le Mouvement du travail (SP)5. Sont agrégés à ce gouvernement
d’union nationale quelques piłsudskistes. Les différents acteurs de la scène diplomatique
internationale essaient au cours de la guerre de jouer de cette diversité pour parvenir à leurs
fins en politique étrangère, ce qui fait que même sur la question des rapports à l’URSS, le
gouvernement ne parle pas toujours comme un seul homme.
2. Juin 1941- avril 1943 : un rapprochement pragmatique et limité entre Polonais
et Soviétiques
L’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne bouleverse les relations diplomatiques
entre pays occidentaux en guerre contre le régime nazi et l’URSS. Cette dernière, en devenant
ennemie de l’ennemi du Royaume-Uni et de la Pologne, devient de fait leur alliée. Cela ne va
pas de soi pour le gouvernement polonais de Londres ; Sikorski a des difficultés à faire
accepter à son gouvernement les termes de l’accord Sikorski-Maïski. Signé le 30 juillet 1941,
ce texte rétablit les relations diplomatiques entre la Pologne et l’URSS, et prévoit la création
d’une armée polonaise en Union soviétique ainsi qu’une amnistie pour les Polonais qui y
résident. Néanmoins, une partie du gouvernement de Londres, notamment les piłsudskistes,
critiquent le fait qu’aucune garantie n’ait été donnée quant au maintien des anciennes
frontières orientales de la Pologne. Durant cette période, des efforts sont faits de part et
d’autre pour améliorer les relations, mais d’autres questions géopolitiques viennent entraver le
4 PRAŻMOWSKA Anita, Civil War in Poland 1942-1948, Palgrave MacMillan, New York, 2004. Nous nous
sommes surtout servis de l’Introduction, contextualisant notamment les rapports de forces au sein du
gouvernement polonais. 5 Dans l’ordre, il s’agit de partis : socialiste, agrarien, nationaliste, démocrate-chrétien.
86
processus. Ainsi, le projet d’union polono-tchécoslovaque déplaît grandement à l’URSS, qui
s’efforce d’en limiter la portée et de le rejoindre. Un article de Tadeusz Kisielewski ainsi que
les travaux de Wandycz6 montrent les controverses politiques de ce projet. Pour le
gouvernement de Sikorski, il doit s’agir d’une fédération, destinée à préserver l’Europe
centrale de l’Allemagne et de l’Union soviétique, pour celui de Beneš, la formule confédérale
conviendrait mieux, et cette union doit être dirigée contre l’Allemagne seule, pas l’Union
soviétique perçue par Beneš comme le seul pays qui peut garantir la reconstitution de la
Tchécoslovaquie dans ses frontières de 1938, quitte à acter la cession de la Ruthénie
subcarpathique à l’URSS. Sans s’étendre sur les projets de cette union qui culminent en 1941-
1942 et qui sont devenus en Pologne des sujets d’études courants ces dernières années7, il est
intéressant de noter que l’échec de ce rapprochement tient autant à l’hostilité de l’URSS à ce
projet dans les termes voulus par la Pologne qu’à l’incapacité de la Tchécoslovaquie et de la
Pologne à s’entendre. L’absence du sens du compromis chez certains acteurs principaux a
joué un rôle majeur dans la non-réalisation de cette union. Ainsi, côté tchécoslovaque, Beneš
n’a su se départir de ses préjugés négatifs envers les Polonais, et assimile de manière trop
rapide le gouvernement en exil à Londres à celui d’avant septembre 1939, ce qui rend difficile
le compromis vers lequel certains membres de son gouvernement le poussaient. Il critique en
outre la méfiance de la Pologne envers les Soviétiques. Côté polonais, si Sikorski se montre
plus enclin au compromis, concernant le rapport à l’URSS et la question des confins
orientaux, pour peu que des garanties soient données sur le maintien en Pologne de Lwów et
Wilno et des compensations territoriales au détriment de l’Allemagne, sa marge de manœuvre
est réduite par l’inflexibilité de la majeure partie de son gouvernement sur la question des
frontières orientales. Enfin, les tensions polono-tchécoslovaques au sujet de la Silésie de
Cieszyn, d’une manière moindre sur la question slovaque, ont rendu ce rapprochement encore
plus difficile ; elles seront évoquées plus tard8. Dans une relation diplomatique compliquée, il
n’est pas difficile à l’URSS de faire pression sur la Tchécoslovaquie, et Staline fait
6 KISIELEWSKI Tadeusz, « Polski punkt widzenia w stosunkach polsko-czechosłowackich w okresie II Wojny
Światowej» (le Point de vue polonais dans les relations polono-tchécoslovaques pendant la Seconde Guerre
mondiale) in Dzieje najnowsze (Histoire contemporaine), 32/3, pp. 135-157, 2000. Cf. notamment pour
Wandycz : WANDYCZ Piotr, Stefan, Czekoslovak-Polish Confederation and the Great Powers 1940-1943,
Greenwood Press, Westport, 1979. Les gouvernements en exil polonais et tchécoslovaques n’ont pas la même
Dom Wydawiczny, Łódź, 2015. 8 Cf. chapitre 7, IIA.
87
comprendre à Beneš qu’un projet d’union politique polono-tchécoslovaque pourrait avoir des
conséquences négatives sur les relations soviético-tchécoslovaques. L’URSS propose comme
plan alternatif une union militaire entre les deux pays, à laquelle la Pologne se joindrait, ce
que précisément elle refuse de faire. Le projet ne résiste pas à la fin de l’année 1942, et joue
un rôle de plus en plus important dans la dégradation des relations entre Polonais et
Soviétiques. Ainsi, le 16 janvier 1943 par exemple, l’URSS cesse de reconnaître les Polonais
des confins orientaux comme des citoyens polonais, marquant une rupture nette avec la
politique conciliatrice permettant aux Polonais, et notamment à ceux des régions annexées à
l’URSS en 1939, de rejoindre l’Armée d’Anders.
3. Avril 1943- décembre 1943 : une rupture définitive entre la Pologne de
Londres et l’URSS
La rupture dans les relations entre le gouvernement polonais de Londres et le pouvoir
soviétique intervient en avril 1943, au moment des découvertes des fosses de Katyń par
l’armée allemande. L’appel du gouvernement polonais à la Croix-Rouge pour mener une
enquête sur ce massacre donne aux Soviétiques le prétexte pour rompre leurs relations
diplomatiques avec les Polonais le 25 avril, ce qui leur permet de marginaliser le
gouvernement de Sikorski au sein de la Grande Alliance. Depuis 1941-1942, avec les entrées
en guerre successives contre l’Allemagne de l’URSS puis des Etats-Unis, le gouvernement
polonais a perdu de l’importance comme allié aux yeux des Britanniques. Dans ce contexte, la
rupture polono-soviétique est un coup dur supplémentaire porté au gouvernement de Londres,
encore plus mis à l’écart. La mort de Sikorski dans des circonstances non éclaircies le 5 juillet
1943 porte implicitement le coup de grâce à la fois à l’audience du gouvernement polonais
auprès des Alliés ainsi qu’aux espoirs des Anglo-saxons de pouvoir réconcilier Polonais et
Soviétiques : « Sikorski était probablement le seul individu à la stature suffisante pour
persuader les Polonais de l’émigration d’accepter des concessions plus grandes dans le but de
parvenir à une sorte de modus vivendi avec les Soviétiques. »9. À partir de ce moment, de
manière définitive, les Alliés occidentaux vont systématiquement privilégier et soutenir
l’URSS face à la Pologne dans les conflits qui opposent ces deux pays. Les événements de la
première moitié de 1943 convainquent définitivement Staline qu’aucun compromis ne peut
être établi avec le gouvernement de Londres ; il va rechercher et, de fait, se fabriquer, un
9 POLONSKY Antony, op. cit., p. 26.
88
interlocuteur politique polonais qui serait capable de répondre à ses exigences, notamment en
terme territorial et géopolitique : ce sera le futur gouvernement de Lublin. Dans l’immédiat, la
diplomatie soviétique se raidit systématiquement envers le gouvernement de Londres, et
repousse toutes les possibilités de compromis, notamment d’un point de vue territorial,
refusant toute version alternative à la Ligne Curzon comme frontière entre l’URSS et la
Pologne. Le gouvernement polonais, confié à Stanisław Mikołajczyk, chef du parti paysan,
garde une position toujours aussi ferme sur la question des confins orientaux, au moins
publiquement ; intérieurement, les débats vont bon train, notamment à cause de la
personnalité de Mikołajczyk, plus enclin à faire des compromis envers les Soviétiques. Dans
la seconde moitié de 1943 se multiplient les projets concernant la frontière orientale de la
Pologne dans les ministères des Affaires étrangères des trois Grands : tous la fixent peu ou
prou sur la Ligne Curzon.
4. Décembre 1943- novembre 1944 : la forge par les Soviétiques d’un
interlocuteur docile : l’entrée en scène du gouvernement de Lublin
La Conférence de Téhéran entérine chez les alliés occidentaux le choix d’une des versions de
la Ligne Curzon comme tracé oriental de la frontière polonaise. Le 12 décembre 1943 est
signé un traité d’amitié entre la Tchécoslovaquie et l’URSS, un protocole prévoyant que ce
traité peut être étendu à la Pologne. Ce traité est en quelque sorte le prototype des accords
diplomatiques que l’URSS entend signer avec les pays de la région. Pour le gouvernement de
Londres, le sort réservé à la Pologne d’après-guerre se dessine de plus en plus, ce qui renforce
l’inflexibilité de la classe politique polonaise à l’égard des frontières orientales polonaises,
mais aussi un regain de revendications à l’égard des frontières occidentales ; bon nombre
d’hommes politiques polonais se rendent compte que pour compenser les pertes territoriales à
l'est, il va falloir obtenir les compensations les plus larges possibles à l’ouest. Face aux refus
répétés des Polonais de reconnaître la Ligne Curzon, le gouvernement soviétique commence à
demander, début 1944, la réorganisation du gouvernement de Londres dans un sens plus
favorable aux intérêts soviétiques comme préalable à toute discussion avec ce dernier.
Mikołajczyk, tout en gardant une main tendue vers les Soviétiques, fonde ses espoirs d’un
retournement de la conjoncture géopolitique en faveur de la Pologne sur l’Armée de
l’Intérieur, mais il doit bien vite déchanter : au fur et à mesure de l’avancée des Soviétiques
dans les confins orientaux, l’Armée rouge désarme les groupes de l’AK, quand elle n’en vient
pas aux mains avec eux. L’été 1944 voit encore des tentatives de compromis avec l’URSS de
89
la part de Mikołajczyk, mais elles sont sapées par deux événements : d’une part la constitution
du Comité polonais de libération nationale mis en place à Lublin le 22 juillet 1944, d’autre
part l’attentisme des Soviétiques devant Varsovie insurgée en septembre 194410. Le
gouvernement polonais se montre inflexible à toute négociation dans ces conditions,
Mikołajczyk, sous la pression des Britanniques notamment, finit par accepter la Ligne Curzon
comme ligne de démarcation, mais il n’est pas suivi par son gouvernement qui le met en
minorité et le remplace le 24 novembre 1944 par un socialiste intransigeant envers l’Union
soviétique, Tomasz Arciszewski. Dès lors, le gouvernement en exil polonais est
définitivement hors-jeu, et les alliés anglo-saxons commencent à se demander s’il ne faudrait
pas changer d’interlocuteur politique.
5. Décembre 1944- août 1945 : Marginalisation de Londres et officialisation de
Lublin
L’évolution des rapports de force sur les champs de bataille avec l’avancée de l’Armée rouge
vers l’ouest, au sein des Alliés mêmes avec la marginalisation des Polonais de Londres et des
Britanniques, alliés les plus proches des Polonais, et sur la scène politique polonaise,
l’émergence d’un gouvernement rival à celui de Londres11 actent le sort de la frontière
orientale de la Pologne, mais ouvre, notamment pour les alliés occidentaux, la question de la
frontière occidentale de la Pologne. Cette dernière est au cœur des préoccupations des
Polonais depuis le début de la guerre12 et des Soviétiques depuis le premier semestre 1944,
afin de rendre plus acceptable aux Polonais la cession des confins orientaux. Parallèlement, le
principal souci des Alliés occidentaux devient de garantir des conditions démocratiques à la
vie politique polonaise en se bornant à assurer que des élections libres puissent se tenir en
Pologne. La conférence de Yalta reconnaît des ajustements de 5 à 8 kilomètres au profit de la
Pologne concernant la Ligne Curzon, et renvoie à la conférence de paix pour les frontières
occidentales, se contentant d’une formule vague demandant « des compensations
substantielles de territoires au nord et à l’ouest »13. La question politique pose plus de
problèmes, les Alliés occidentaux étant partisans d’un nouveau gouvernement provisoire,
quand les Soviétiques préféreraient agréger des personnalités du gouvernement de Londres à
10 Cf. chapitre 2, IIC 2. 11 Le gouvernement provisoire de la République polonaise, formé le 31 décembre 1944, cf. la sous-partie
précédemment citée. 12 Cf. le présent chapitre, partie II, « les territoires recouvrés : des régions au statut incertain ». 13 POLONSKY Antony, op. cit., p. 40.
90
celui de Varsovie. C’est finalement l’option soviétique qui l’emporte, en échange de
l’acceptation de l’entrée de Mikołajczyk au gouvernement, alors même que le PPR n’est pas
disposé à l’intégrer dans l’équipe gouvernementale. La question de savoir si Yalta a été une
transaction entre alliés abandonnant de fait la Pologne à l’Union soviétique semble avoir été
résolue, notamment par les travaux de Krystyna Kersten14. Elle refuse deux thèses
caricaturales : l’identification de Yalta comme cause principale de la Guerre froide, ou que
c’est l’irrespect de ses clauses qui aurait été à l’origine de ce conflit géopolitique au long
cours. Sans remettre en cause l’étape fondamentale dans l’évolution des relations entre les
Grands que cette réunion représente, Kersten met en avant le caractère vague, modulable dans
ses interprétations, des décisions qui y sont prises concernant l’avenir politique de l’Europe
centrale en générale et de la Pologne en particulier. Elle considère que « La politique réalisée
par Moscou tendait de manière conséquente à une limitation de la souveraineté polonaise,
perçue par les dirigeants soviétiques comme menaçant la sécurité de l’URSS. L’étendue et le
caractère de cette limitation restait, comme il semble, une question ouverte au début. »15. Si la
souveraineté totale de la Pologne a été perdue, elle l’a été avant Yalta. Après Yalta, une
finlandisation de la Pologne et donc une autonomie intérieure de la Pologne demeure possible.
Vojtech Mastny est moins catégorique, même s’il minore lui aussi la portée de cette
conférence16. Pour lui, Yalta est un malentendu : les Alliés occidentaux ne peuvent imaginer
que l’URSS cherche à étendre son influence malgré l’absence de représentativité des
gouvernements centre-européens, alors que l’URSS ne peut envisager d’autre solution que
celle-là en l’absence d’interlocuteurs politiques dans certains pays de la zone. Quoiqu’il en
soit, la conférence marque bien la mort politique du gouvernement de Londres. Dans les mois
qui suivent, des tractations vont bon train pour trouver la formule politique qui convient le
mieux aux trois Grands. Le Gouvernement provisoire d’unité nationale formé en juin 1945
intègre finalement six hommes politiques londoniens, dont Mikołajczyk : ils restent
minoritaires par rapport aux quinze ministres communistes et alliés17. La Conférence de
Potsdam règle provisoirement le problème des frontières occidentales, dans l’attente d’une
conférence de paix, et ne joue plus aucun rôle dans l’évolution de la politique intérieure
14 KERSTEN Krystyna, Jałta w polskiej perspektywy (Yalta du point de vue polonais), Aneks, Londres, 1990. 15 Idem, p. 12. 16 Cf. MASTNY Vojtech, the Cold War and soviet insecurity, Oxford University Press, Oxford, 1996, Chapitre 1
la quête de la sécurité soviétique par Staline, paragraphe b la formation d’un Empire. 17 Cf. chapitre 2, IIC, 1.
91
polonaise18. Il reste à voir si la question polonaise a été un catalyseur de la Guerre froide,
autrement dit si l’évolution politique polonaise a eu un impact sur les relations entre les
Grandes puissances.
B. Un catalyseur de la Guerre froide ?
Répondre à cette question revient à essayer de clarifier les responsabilités respectives des
grandes puissances, et en premier lieu celle de l’URSS, dans les changements politiques
intervenus en Pologne et en Europe médiane à la fin de et après la guerre. Le but n’est pas ici
de refaire le débat entre l’historiographie traditionnaliste et révisionniste de la Guerre froide19,
mais de s’interroger sur la place de la Pologne dans la genèse de la Guerre froide, en
examinant notamment la teneur des plans soviétiques à son égard. Nous insisterons
notamment sur une certaine exceptionnalité de la situation polonaise par rapport au reste de
l’Europe centrale.
En écartant les positions caricaturales des réalistes mettant en avant l’URSS comme unique
facteur déclencheur de la Guerre froide ou au contraire celle des révisionnistes qui voient dans
les États-Unis les responsables principaux de son déclenchement, il convient d’insister sur le
pragmatisme et l’opportunisme de la politique étrangère soviétique poursuivie sous Staline.
Après avoir considéré le nazisme et le fascisme comme les ennemis principaux du
mouvement communiste international, l’URSS tire profit des tensions grandissantes entre
États capitalistes. La grille marxiste des relations internationales permet de comprendre le
revirement qu’est la signature du Pacte de non-agression germano-soviétique : Staline entend
18 Ce problème sera étudié plus en détail au IIA. de ce chapitre. 19 Pour les traditionnalistes, aussi appelés les « classiques » ou « réalistes », la Guerre froide est avant tout le
fait des Soviétiques et de Staline. Ils ont une vision « kremlinocentrée » de l’État soviétique, qui aurait annihilé
toutes les interactions sociales au sein de la société de l’URSS. Au sein de ce courant historiographique anglo-
saxon, nous pouvons citer : FEIS, Herbert, Churchill Roosevelt Stalin, Princeton University Press, 1957,
MOSELY Philip E., The Kremlin and World Politics, New York, Vintage Books, 1960, MOSELY Philip E.
(réd.),The Soviet Union, 1922-1962: a foreign affairs reader, F. A. Praeger 1963., ULAM Adam, Expansion and
Coexistence, The History of Soviet Foreign Policy, 1917-67, 1968, BORKENAU Franz, World communism: A
History of the Communist International, Ann Arbor, University of Michigan Press, 1962. Pour les
révisionnistes, la Guerre froide est davantage le fait des menées impérialistes des États-Unis que de l’État
stalinien. Ce courant historiographique qui fleurit à l’époque de la Guerre du Vietnam remet en cause le
manichéisme dans les représentations anglo-saxonnes entre un camp du bien (occidental) et un camp du mal
(soviétique) et cherche également à étudier la société soviétique, qui pour ses historiens existe bien et possède un
degré d’autonomie par rapport à l’État-parti communiste. Parmi les ouvrages majeurs citons : WILLIAMS
William Appleman, The Tragedy of American Diplomacy, 1959, WILLIAMS William Appleman , The Roots of
the Modern American Empire: A Study of the Growth and Shaping of Social Consciousness in a Marketplace
Society, 1969, NOVE Alec, Was Stalin Really Necessary?, George Allen & Unwin, Londres, 1964, HAIMSON
Leopold Henri, The Mensheviks: From the Revolution of 1917 to the Second World War, University of Chicago
Press, 1975
92
tirer parti des tensions entre capitalistes pour faire avancer la cause du socialisme. La clause
secrète du pacte et la guerre généralisée en Europe lui permettent en 1939-1940 de recouvrer
l’essentiel des territoires cédés par Lénine à Brest-Litovsk, et toute sa politique étrangère
pendant la guerre va tendre à conserver ses acquis issus de l’alliance avec l’Allemagne nazie.
La défense de ces gains territoriaux constitue l’un des paramètres majeurs pour comprendre le
déclenchement de la Guerre froide quelques années plus tard, selon la thèse défendue par
Vojtech Mastny dans un de ses ouvrages majeurs20 : c’est le sentiment d’insécurité ressenti
par Staline voyant en l’URSS une citadelle assiégée qui l’aurait poussé à chercher une sphère
d’influence à l’Est de l’Europe. Ce sentiment a été renforcé par l’attaque allemande du 22 juin
1941. Elle surprend un Staline qui ne s’attendait pas à une volte-face si rapide d’Hitler, et le
renforce dans sa volonté de constituer à l’ouest des frontières soviétiques un glacis militaire
pour se prémunir contre toute tentative d’agression, notamment allemande. Il apparaît assez
clairement que Staline, sans vouloir nécessairement constituer un empire communiste près des
marges occidentales de l’URSS, projetait l’installation d’une zone d’influence soviétique. Les
relations privilégiées entre l’Union soviétique et la Tchécoslovaquie pendant la guerre
reflètent assez bien le modèle de relations internationales poursuivi alors par Staline : celui
d’un pays qui viendrait de lui-même se placer dans l’orbite soviétique, non comme un pays
asservi à un pouvoir d’occupation, mais comme une sorte d’allié subordonné à la puissance
protectrice qui prendrait en charge sa politique étrangère et militaire. Afin de parvenir à cet
idéal, le Komintern a mis en place une stratégie dès le 7 juillet 1941. Elle est définie dans une
de ses directives : celle des « fronts nationaux »21. Elle dresse les contours d’une politique
« réactive et opportuniste »22 en quatre points : formation d’une coalition de partis autour des
forces communistes ou socialistes révolutionnaires rassemblant les partis agrariens, les
sociaux-démocrates et les partis de la classe moyenne, jouer la carte du nationalisme
antiallemand, appel à des réformes socio-économiques non révolutionnaires comme des
réformes agraires et des nationalisations modérées, respect enfin des rouages de la démocratie
libérale. Ce programme va être par la suite mis en place point par point dans les pays libérés
du nazisme par l’Armée rouge, notamment en Pologne23. Le PPR s’y allie avec le PPS
soviétisé, le Mouvement populaire (SL, le PSL soviétisé) et le Mouvement démocratique
20 MASTNY Vojtech, The Cold War and soviet insecurity, Oxford University Press, Oxford, 1996. 21 Rapportée dans MARK Eduard, « Revolution by degrees. Stalin’s National-Front Strategy for Europe 1941-
1947 » in Cold War International History Projet, Working Paper n° 31, Washington, 2001. 22 Idem, p. 5. 23 Pour la Pologne, cf. chapitre 2, IC, &.
93
(SP), ses partis satellites, joue à fond la carte de la germanophobie post-traumatique
polonaise, réalise une réforme agraire prudente et instaure une économique mixte24. En ce
sens, le sort de la Pologne ne diffère pas de celui des autres pays de l’espace régional.
Néanmoins, là où elle se distingue par rapport à ses voisins, c’est dans l’importance que
Staline accorde à la couleur politique du gouvernement polonais : il s’agit de faire en sorte
qu’aucun parti hostile à l’Union soviétique ne puisse y parvenir au pouvoir. Ainsi, il déclare à
la conférence de Yalta : « les problèmes stratégiques les plus importants de l’État soviétique
sont liés à la Pologne […] La question de la Pologne- c’est une question de vie ou de mort
pour l’État soviétique. »25. La méfiance stalinienne envers les élites polonaises est bien plus
grande qu’envers celle des autres pays car leur potentiel de nuisance pour la cause de la
révolution est bien plus élevé : la Pologne est le seul pays de la zone dont les élites ont subi un
traitement aussi radical de la part des Soviétiques, comme en témoignent les massacres de
Katyń. Dès le 1er avril 1945, un traité d’amitié, d’entraide mutuelle et de coopération est signé
entre le Gouvernement provisoire et l’URSS, alors même que ce gouvernement n’est pas
encore reconnu officiellement par le concert des nations. Malgré son appellation, il jette les
fondements de la vassalisation de la Pologne à l’URSS en orientant notamment sa politique
étrangère en direction de l'est. Contrairement aux Anglo-Saxons, la question polonaise revêt
une importance bien plus importante aux yeux des Soviétiques que l’Allemagne26. En effet, si
Staline se montre conciliant un temps vis-à-vis de l’Allemagne, il ne veut prendre aucun
risque en Pologne. Là où dans d’autres pays d’Europe de l’Est, des élections libres ont été
organisées, comme cela a été le cas en Hongrie dès 1945, dans la zone d’occupation
soviétique de l’Allemagne et en Tchécoslovaquie, en 1946, la Pologne ne connaît pas de
scrutin démocratique. Partout, même avec des pressions politiques, les communistes n’ont
jamais eu la majorité des voix27. L’opinion anticommuniste étant bien plus forte en Pologne,
le gouvernement dominé par les communistes sait ce qu’il risque à tenter des élections libres.
Les Soviétiques eux-mêmes sont conscients de la faible représentativité du gouvernement de
coalition de façade mis en place autour du PPR, ce qui explique l’organisation tardive des
24 Cf. chapitre 2, IC, 3. 25 LABUDA Gerard, MICHOWICZ Waldemar, Historia dyplomatyczna Polski X-XX wiek (Histoire
diplomatique de la Pologne Xème-XXème siècles), ministère des Affaires étrangères/ Institut d’études politiques du
PAN, Wydawnictwo sejmowe, Varsovie, 2002, p. 552. 26 Cf. notamment MASTNY Vojtek, op. cit.,Chap. 1, b., la formation d’un Empire. 27 Aux élections locales allemandes, les Soviétiques ont même subi un cruel désaveu à Berlin, seul endroit de
leur zone où le SPD peut se présenter. Ce dernier arrive largement en tête devant le KPD.
94
élections, en janvier 1947, et leur nature, qui ne peut être qualifiée de démocratique. Comme
le souligne Eduard Mark : « Nulle part en Europe orientale ces fronts n’ont atteint une masse
critique suffisante de soutien politique pour permettre aux Communistes d’atteindre et prendre
le pouvoir sans recourir ouvertement à des méthodes dictatoriales fatales à la poursuite de
l’alliance entre l’Union soviétique, les États-Unis et le Royaume-Uni »28. L’échec de la
stratégie des fronts nationaux est ainsi un tournant dans la politique étrangère soviétique.
N’ayant pas reçu « d’invitation »29 semblable à celle dont ont pu bénéficier les Américains de
la part des populations et des gouvernements d’Europe occidentale, les Soviétiques n’ont pu
bâtir leur Empire que par la force. Ainsi, « Staline a réussi à installer le socialisme en Europe
orientale, mais plus tôt qu’il ne l’avait prévu, par des méthodes différentes de celles qu’il
aurait voulu, et à un coût qu’il n’aurait pas voulu payer. »30. Il convient de remarquer ainsi
que le « vide de pouvoir » 31 en Europe après la fin de la Seconde Guerre mondiale a été
comblé à contre-cœur. En outre, selon V. Mastny32, ce n’est pas tant un plan soviétique
prédéfini d’expansion en Europe centrale que le laisser-faire des Occidentaux qui explique
l’installation de régimes communistes au pouvoir. En effet, notamment en ce qui concerne la
Pologne, la diplomatie anglo-saxonne y a déjà renoncé en reconnaissant le gouvernement
provisoire d’unité nationale communiste le 5 juillet 1945. La diplomatie américaine n’aurait
pas été dupe des intentions soviétiques, mais d’une part une finlandisation de la Pologne lui
semblait toujours possible, d’autre part le pays ne faisait pas partie des zones stratégiquement
sensibles pour les intérêts occidentaux, notamment américains. En ce sens, il est révélateur
que les premiers soubresauts de la Guerre froide ont eu lieu sur d’autres terrains : en Iran en
janvier 1946 avec l’occupation soviétique de l’Azerbaïdjan iranien, en Grèce avec le soutien
américain de plus en plus prononcé à partir de la fin de 1946 au gouvernement royaliste face à
la guérilla communiste, en Allemagne enfin avec le traité de paix sans cesse retardé du fait de
l’amoncellement de difficultés de part et d’autres. Un événement montre le peu d’intérêt ou
plutôt la résignation de la diplomatie américaine à voir la Pologne ancrée dans le camp
soviétique, avec un régime communiste anti-américain. Le 6 septembre 1946, lors du discours
28 MARK Eduard, op. cit., p. 22. 29 Ce terme est tiré d’une analyse de Geir Lundestad présente dans le chapitre « la nouvelle histoire de la Guerre
froide : premières impressions » in GADDIS John Lewis, We now know. Rethinking Cold War history, Oxford
University Press, Oxford, 1997. 30 MARK Eduard, op. cit.,p. 42. 31 « power vacuum » in GADDIS John Lewis, op. cit.. 32 MASTNY Vojtek, op. cit.,même chapitre que précédemment.
95
de Stuttgart, quelque temps après celui de Churchill à Fulton, le secrétaire d’État Byrnes
qualifie la frontière Oder-Neisse de provisoire. Le qualificatif est juste d’un point de vue
strictement juridique, mais Byrnes ne pouvait ignorer la réaction, violemment hostile, du
gouvernement polonais face à ce terme, et les conséquences politiques qui en découleraient.
Selon Borodziej, « Les discours de Churchill et de Byrnes ont donné à la propagande du bloc
le prétexte rêvé pour caricaturer l’opposition comme traitres aux intérêts nationaux et agents
de l’impérialisme. »33. Déjà accusé d’être le parti de l’étranger, le PSL, par ses liens avec les
Anglo-saxons, est violemment pris à parti par la propagande étatique qui vise à le discréditer
puisqu’il garde des liens avec des personnalités anglo-saxonnes agissant contre la raison
d'État polonaise. Le discours de Stuttgart rend ainsi la tâche plus difficile encore pour le PSL,
à quelques mois d’élections législatives décisives. Byrnes a ici agi en pragmatique ; le
gouvernement américain a résolument décidé de sacrifier son dernier allié en Pologne
communisée pour renforcer sa popularité auprès de la population d’Allemagne occidentale.
Si la Pologne a bien tenu une place centrale dans les plans d’après-guerre de Staline, elle n’a
au contraire pas joué un rôle majeur chez les Anglo-saxons, ce qui fait qu’elle ne peut guère
être considérée comme catalyseur de la Guerre froide. Elle a tendu plus d’une fois les
relations entre Alliés pendant la guerre, mais n’a joué qu’un rôle secondaire dans la
dégradation des rapports Est-Ouest après-guerre. Cela peut être également une raison
expliquant le fait que les dirigeants communistes ont eu encore moins de scrupules à agir dans
l’illégalité que dans les autres pays de la région. Après 1947, elle devient un des maillons du
Bloc de l’Est, aux avant-postes de la Guerre froide en Europe sans toutefois jouer de rôle
majeur, sauf en 1956 et dans les premières années du pouvoir de Gomułka.
C. Un point chaud potentiel des lignes de front Est-Ouest
Durant la période 1947-1956, la Pologne apparaît davantage comme une partie du décor
de la Guerre froide que comme un acteur des relations internationales partie prenante du
conflit Est-Ouest. S’il devait y avoir un moment réellement bipolaire durant la Guerre froide,
ce serait bien celui de la période stalinienne, où les capacités d’action, notamment des pays de
l’Est, ont été réduites quasiment à néant et leur politique étrangère calquée sur celle du Grand
frère soviétique. Non seulement la Pologne n’est pas actrice des relations internationales, mais
elle fait en outre assez peu parler d’elle.
33 BORODZIEJ Włodzimierz, Od Poczdamu do Szklarskiej Poręby (de Potsdam à Szklarska Poręba), Aneks,
Londres, 1990, p. 353.
96
La perte de la souveraineté diplomatique se voit notamment à l’occasion de la Conférence de
Paris débutant le 27 juin 1947. Alors même que les gouvernements polonais et
tchécoslovaques étaient enclins à accepter l’aide proposée par Marshall lors de son discours
de Harvard du 5 juin, Molotov impose à l’ensemble des pays de l’Est de refuser cette aide,
perçue comme un acte d’impérialisme américain. L’étape suivante de mise au pas des pays de
la zone d’influence soviétique est la réunion des partis communistes d’Europe centrale ainsi
que des PCF et des PCI à Szklarska Poręba en Pologne le 22 septembre. À l’issue de la
réunion, le 27 septembre, le Kominform est créé, nouvel avatar du Komintern dissout en
1943. Le Bureau d’information communiste est un moyen pour le centre soviétique
d’institutionnaliser le contrôle sur la périphérie en voie d’intégration que sont les démocraties
populaires naissantes, par l’intermédiaire des divers partis communistes. La politique
étrangère polonaise devient le prolongement de celle de l’URSS pour bon nombre d’années.
Borodziej donne ainsi l’exemple34 de la Mission militaire polonaise à Berlin. Jusqu’en octobre
1947, elle a mené une politique originale, multipliant les contacts avec des interlocuteurs
internationaux divers. À partir de la formation du Kominform, elle devient une simple caisse
de résonnance de la machine diplomatique du Bloc de l’Est, dénonçant le révisionnisme
allemand et l’impérialisme américain.
La Pologne apparaît certes comme une composante majeure du Bloc de l’Est, tout en étant
très majoritairement privée de toute initiative diplomatique. La réconciliation forcée à
l’occasion du Traité de Görlitz du 6 juillet 1950 entre la Pologne communiste et la toute
nouvelle République démocratique allemande est à comprendre comme une sorte de mise en
scène diplomatique orchestrée par l’URSS. Au sein d’un Bloc de l’Est qui s’organise avec à
chaque fois un temps de retard par rapport au Bloc de l’Ouest, aucune dissension nationaliste
ne saurait être tolérée. Si la Pologne aspirait à signer un semblable traité, la reconnaissance de
la Ligne Oder-Neisse allant dans le sens de sa raison d’État, il a fallu à l’URSS se montrer
plus persuasive pour convaincre les Allemands de l’Est de signer35. Ce traité mis à part, la
Pologne reste relativement discrète sur la scène internationale durant la période stalinienne,
les foyers actifs du conflit se situant ailleurs, notamment en Asie, avec la Guerre d’Indochine
(1946-1954) et la Guerre de Corée (1950-1953). Elle revient brièvement sur la scène
internationale à l’occasion de la fuite d’un transfuge de la police politique polonaise à l’Ouest,
34 Idem, p. 349. 35 Cette question sera abordée plus loin, en IIIA.
97
fin 1953. Le passage à l’Ouest de Józef Światło révèle à la fois les pratiques du communisme
stalinien et le degré de stalinisation de la Pologne, même après la mort de Staline. En 1955, la
Pologne communiste est certes un des piliers du Pacte de Varsovie, signé dans la capitale
polonaise, mais demeure passive, l’initiative en revenant avant tout à l’Union soviétique. La
déstalinisation, amorcée à partir de la fin de l’année en Pologne, change le paradigme des
relations internationales tant au niveau mondial qu’à celui des relations internes au Bloc de
l’Est.
Le dégel poststalinien ouvre en effet, notamment au sein du Bloc de l’Est, la voie à une sortie
d’un monde quasiment bipolaire. À l’Ouest, la construction de la communauté européenne
depuis 1951 avait déjà entamé cette bipolarité. À l’Est, c’est la libéralisation de certains
régimes communistes qui fait émerger une « multidimensionnalité » des relations
internationales au sein de la Guerre froide36. Avant même le Grand Bond en avant (1958-
1960), certains régimes communistes d’Europe de l’Est dont la Pologne manifestent une
velléité d’indépendance accrue au sein du Bloc de l’Est. Un article d’Antoine Marès permet
de nous interroger à la fois sur la signification à donner sur l’année 1956 pour le Bloc de l’Est
en général et la Pologne en particulier37. Ainsi, 1956 peut être comprise comme un point
d’arrivée, un point de départ, ou au contraire comme un simple point d’inflexion dans le
contexte plus large de l’histoire du système soviétique (1917-1991). Si 1956 est le point
d’arrivée d’un ensemble de politiques, qui remontent à la fin de la Seconde Guerre mondiale
voire pour certaines aux années 1930, 1956 entame aussi un processus nouveau, celui de
l’élaboration de voies nationales vers le socialisme. Le degré de vassalisation des démocraties
populaires se réduit partiellement ; ainsi est signé le 17 décembre 1956 un accord entre la
République populaire de Pologne et l’URSS qui établit le statut juridique de la présence des
forces de l’Armée rouge en Pologne, après plus de dix ans de présence illégale. S’agissant de
la Pologne, il nous semble que 1956 est davantage un nouveau point de départ38. Le pays
redevient à l’occasion acteur des relations internationales. S’il ne pousse pas la transgression
de l’ordre établi aussi loin que la Hongrie, il n’en agit pas moins de sa propre initiative face à
un Khrouchtchev dubitatif dans une premier temps. À l’occasion, le pays développe une
36 Cf. entre autres WESTAD Odd Arne, Reviewing the Cold War, Frank Cass, Londres/Portland, 2000, chap. 5,
« Les années de crise (1958-1963) » (James G. Hershberg) et GADDIS John Lewis, We now know. Rethinking
Cold War history, Oxford University Press, Oxford, 1997, chap. 10, « la nouvelle histoire de la Guerre froide ». 37 MARÈS Antoine, « De la relativité des grands événements : l’année 1956 en Europe centrale et la révolution
hongroise » in Matériaux pour l’histoire de notre temps, Volume 3, n° 83, p. 4-11, 2006. 38 Pour plus de détails, cf. chapitre 2, III, introduction.
98
diplomatie propre, court-circuitant les canaux soviétiques officiels. Ainsi, pour peser face à
l’URSS, les réformateurs et Gomułka n’hésitent pas à se rapprocher de la Chine. Ils attendent
en retour que cette dernière fasse pression sur l’URSS pour qu’elle donne son aval aux
réformes entamées an Pologne. Ainsi, les relations sino-soviétiques sont renforcées avec la
visite de Zhou Enlai en janvier 1957 à Varsovie puis le voyage du 1er ministre Cyrankiewicz
en Chine quelques mois plus tard. En septembre 1957, le parti communiste polonais n’hésite
pas à envoyer une délégation à Belgrade pour rencontrer les représentants du régime titiste,
pourtant excommunié par Staline. Les initiatives polonaises sont à remettre dans le contexte
d’une multiplication des acteurs autonomes, sans toutefois être pleinement indépendants, au
sein du Bloc de l’Est , comme en témoigne les demandes pressantes de la RDA qui
aboutissent à la construction du Mur de Berlin en 1961.
Dans les années suivantes, la Pologne occupe une place de choix dans le système des relations
internationales lors d’une période cruciale, celle précédant la construction du Mur de Berlin.
Si l’attention est certes braquée avant tout sur l’Allemagne avec des tentatives pour la
réunifier, la Pologne participe activement aux tentatives de résolution du problème allemand.
Dans un contexte de tensions croissantes liées au réarmement de l’Allemagne de l’Ouest à
partir de 1954-1955, l’URSS tente au minimum d’enrayer le renforcement de l’OTAN. Le 20
septembre 1955, elle reconnaît la pleine souveraineté de la RDA. La diplomatie polonaise se
distingue alors en proposant lors d’une session de l’ONU le 2 octobre 1957 le « Plan
Rapacki39 », plan précisé dans un mémorandum du gouvernement polonais du 14 février
1958. Il s’agit à la fois pour la Pologne d’enrayer le réarmement allemand et de faire
progresser la détente entre les deux blocs en proposant une zone dénucléarisée en Europe
centrale40. Cette initiative montre le degré d’autonomie bien plus élevée qu’auparavant de la
diplomatie polonaise et aussi une baisse, relative et ponctuelle, du degré d’idéologie présente
dans les relations Est-Ouest. Si le plan est favorablement accueilli à l’Est, notamment par
l’URSS, il rencontre la méfiance de la plupart des gouvernements occidentaux, qui y voient
un stratagème soviétique pour affaiblir les défenses du Bloc de l’Ouest. La détente qu’il
laisser augurer ne dure pas longtemps, puisque le problème allemand réémerge. Le 27
novembre 1958, Khrouchtchev somme les États-Unis de signer un traité de paix avec
39 Du nom du ministre des Affaires étrangères polonais de l’époque, Adam Rapacki (1909-1970), qui a supervisé
la politique étrangère polonaise de 1956 à 1968. 40 Elle aurait couvert l’espace de quatre États : la RFA, la RDA, la Pologne, la Tchécoslovaquie.
99
l’Allemagne sous six mois, faute de quoi il déclare signer une paix séparée avec la RDA, ce
qui serait une étape supplémentaire dans l’institutionnalisation de la division de l’Allemagne.
La Pologne a une importance stratégique pour le Bloc de l’Est, ce qui se voit notamment par
la valeur stratégique des territoires recouvrés. Par l’importance numérique de l’armée
polonaise41 et la présence de nombreuses troupes soviétiques sur son sol, la République
populaire polonaise est une pièce majeure du système de défense soviétique face à l’Ouest.
Legnica, ville de Basse-Silésie, est le siège du quartier-général du groupe d’Armées nord du
Pacte de Varsovie. Les territoires recouvrés concentrent en effet l’essentiel des effectifs
polonais. Dès l’occupation des territoires allemands, une des deux armées polonaises se
battant aux côtés des Soviétiques, la 2ème Armée polonaise, est transformée en force de
contrôle de la nouvelle frontière polono-allemande. Les soldats des 7e, 8e, 10e et 12e divisions
d’infanterie se muent en douaniers qui contrôlent les passages frontaliers et participent
activement à l’expulsion des populations allemandes des régions frontalières avant la
Conférence de Potsdam42. Dans les années suivantes, les forces polonaises sont avant tout
stationnées dans les voïévodies frontalières, mais plus particulièrement dans la façade ouest
du pays, dans les voïévodies de Szczecin, Lubusz et Wrocław. C’est là aussi que se
concentrent la grande majorité des forces soviétiques. Le groupe d’Armées nord compte
encore près de 600 000 soldats en 1945, pour se stabiliser vers 1956 à environ 62 00043. Les
Soviétiques, comme les troupes de l’Armée populaire polonaise, réutilisent les anciennes
infrastructures allemandes des territoires recouvrés, régions hautement militarisées à l’époque
allemande. Lors de la sortie de guerre, l’Armée rouge compte en Pologne 7 armées, 1 armée
aérienne, des éléments navals assez importants, 6 corps d’armée autonomes44. Ces quinze
unités connaissent des réorganisations, notamment à la fin des années 1940 et après 1956.
Leur ampleur se réduit mais leur localisation géographique reste la même. Sur ces quinze
groupements militaires, sept sont situés sur les territoires recouvrés, sachant que la plupart
41 Entre 1948 et 1955, elle passe de 131 à 289 000 hommes. (KAJETANOWICZ Jerzy, Wojsko polskie w
systemie bezpieczeństwa państwa 1945-2010, (l’Armée polonaise dans le système de sécurité de l’État, 1945-
2010), Éditions de l’Académie Jan Długosz, Częstochowa, 2013), p. 131. 42 DOMINICZAK Henryk, W walce o Polskę ludową (Udział Wojska polskiego przeobrażeniach ustrojowo-
społecznych i gospodarczych 1944-1948) (la Lutte pour une Pologne populaire. La participation de l’Armée
polonaise dans les transformations systémiques, sociales et économiques de 1944 à 1948), Éditions du ministère
de la Défense nationale, Varsovie, 1980, p. 192. 43 DĄBROWSKI Stanisław, JAWORSKA Kazimiera, SZETELNICKI Wacław, Wojska radzieckie w Polsce
1939-1993 (les Troupes soviétiques en Pologne de 1939 à 1993), Éditions de l’École supérieure publique
professionnelle Witelon à Legnica, Legnica, 2013, p. 33. 44 Idem, p. 63.
100
d’entre eux sont ceux qui ont la plus grande force de frappe. La 4e armée aérienne est
dispersée sur des terrains d’aviation allant de Basse-Silésie à la Poméranie en passant par la
région de Poznań. Les bases de lancement de missiles, dont certains sont nucléaires, se situent
majoritairement sur la côte de la Poméranie occidentale. Enfin, Świnoujście, avant-port de
Szczecin, est l’une des bases navales soviétiques principales. La concentration des troupes
polonaises et soviétiques dans la moitié occidentale de la Pologne, montre également
l’incertitude quant à leur statut juridique.
II Les territoires recouvrés : des régions au statut incertain
Les territoires recouvrés détiennent une place de choix dans les actions diplomatiques du
gouvernement polonais durant toute la période d’étude. Cette insistance sur cette thématique
vient du statut incertain de ces territoires, laissé en suspens à Potsdam. Cela conduit les
Polonais à déployer une argumentation soutenue sur le bien-fondé du rattachement de ces
régions à la Pologne durant la période de guerre et la sortie de guerre en vue de la conférence
de paix. Même après l’échec de l’organisation du traité de paix avec l’Allemagne, les
territoires recouvrés demeurent une question récurrente de la politique étrangère polonaise.
A. Les territoires recouvrés de la guerre aux conférences interalliées
1. La lutte nazie contre la polonité dans les confins occidentaux pendant la
guerre45
L’incertitude quant au statut de ces territoires se voit par l’énième changement
d’appartenance nationale des confins occidentaux au début de la guerre, qui a une
conséquence aussi sur les territoires recouvrés et les minorités slaves qui s’y trouvent, puisque
ces derniers sont intégrés plus étroitement à l’État allemand et les populations polonophones
ne vivent plus sur des territoires à la marge du Reich. Les confins occidentaux de la
IIe République polonaise ont été directement rattachés au IIIe Reich en 1939 : il s’agit de
toutes les terres jadis prussiennes annexées par la Pologne en 1919, auxquelles s’ajoutent
certaines terres n’ayant jamais fait partie du Royaume de Prusse. Toute la Haute-Silésie, la
Grande-Pologne, la Poméranie de Gdańsk deviennent ainsi des provinces du IIIe Reich, dans
le but d’être colonisées par les Allemands. Plus précisément, la voïévodie polonaise de
45 Les confins occidentaux sont à prendre au sens large : cf. chapitre introductif, II. Ils comprennent à la fois les
confins occidentaux ethnolinguistiques (les anciennes terres prussiennes qui retournent à la Pologne en 1919) et
les confins occidentaux géopolitiques (la majorité des territoires recouvrés).
101
Poméranie est agrandie de quelques territoires allemands pour former le Reichgau Dantzig-
Westpreußen (Province de Gdańsk et de Prusse occidentale), la Grande-Pologne s’étend aux
dépends de la région de Łódź pour devenir le Reichgau Wartheland (Province du pays de la
Warta), la Haute-Silésie et les extrémités occidentales de la Petite-Pologne forment le
Reichgau Oberschlesien ( Province de Haute-Silésie), enfin, les régions de Ciechanów
(Mazovie) et de Suwałki (Podlachie), rejoignent Reichgau Ostpreußen (Province de Prusse
orientale). En tout, ce sont près de 90 000 kilomètres carrés et environ 10 millions de Polonais
qui sont rattachés directement au IIIe Reich. Le reste du territoire polonais est partagé entre le
Gouvernement général et les territoires occupés par les Soviétiques, puis, après 1941, en des
zones aux divers statuts d’occupation allemande. C’est le sort des terres polonaises
directement rattachées à l’Allemagne qui nous intéressera ici particulièrement, parce que leur
sort incarne le mieux la politique nazie envers la nation polonaise et parce qu’elles
correspondent majoritairement à la notion de confins occidentaux polonais telle que nous
l’avons présentée dans le chapitre introductif.
Carte représentant l’organisation administrative allemande et soviétique de la Pologne occupée
(1939-1941)46
46 SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Dzieje Polski. Atlas ilustrowany (Histoire de la Pologne.
Atlas illustré), Demart, 2008, p. 384. En rose foncé sont figurées les frontières polonaises d’avant-guerre, en gris
foncé les frontières des nouvelles provinces allemandes.
102
Ces terres sont soumises à une politique de germanisation dictée par les directives du
General Plan Ost. Ce dernier met en œuvre la théorie nazie du Lebensraum, voyant dans les
régions situées à l'est, notamment la Pologne, un « espace vital » pour le développement et
l’expansion de la « race » germanique. Le but est de germaniser le plus possible les territoires
polonais, puis slaves, selon un gradient Ouest-Est47. Les territoires rattachés directement à
l’Allemagne sont promis à une germanisation totale à court terme, le Gouvernement général à
une germanisation partielle et de longue durée48. Cette germanisation s’effectue en trois temps
dans les territoires annexés par le Reich : destruction des élites polonaises, déportation des
Polonais de ces régions, colonisation de ces mêmes régions par les Allemands. La destruction
des élites polonaises, considérées comme inutiles pour un peuple considéré comme inférieur
par les nazis, et dangereuses car ferments potentiels de résistance, est ainsi organisée dans le
cadre de l’Intelligenzaktion. À la suite des troupes allemandes entrent dès septembre 1939
dans ces régions des unités de la Gestapo possédant des listes d’environ 80 000 Polonais à
tuer49. Y figurent les membres des élites polonaises de ces régions, connus pour leur
patriotisme. Il s’agit d’enseignants, de professeurs, de prêtres, de membres des professions
libérales. Jusqu’en avril 1940, environ 40 000 personnes sont tuées, et environ 30 000
emprisonnées dans des camps de concentration50, dont seule une minorité reviendra. Une fois
ces terres purgées des élites polonaises, il convient de les germaniser, en expulsant d’abord
tous les Polonais y résidant, ce qui représente en tout plus de neuf millions de personnes, ces
régions étant les plus homogènes de la IIème République et comptant très peu de minorités
ethniques. Ces expulsions sont réalisées avant tout de 1939 à 1941, mais dans certains cas
elles se poursuivent jusqu’en 1944. Près d’un million de Polonais sont expulsés vers le
Gouvernement général, tandis presque trois millions de Polonais sont déportés en
47 DAVIES Norman, God’s playground, (le Terrain de jeu de Dieu), Znak, Cracovie, 2010, p. 90 et
KRAKOVSKY Roman, l’Europe centrale et orientale. De 1918 à la chute du mur de Berlin, Armand Colin,
Collection U, Paris, 2017, p. 121-122. 48 Sur les projets allemands concernant la Pologne, cf. plus particulièrement MARÈS Antoine, SOUBIGOU
Alain, l’Europe centrale dans l’Europe du XXe siècle, Éllipses, Paris, 2017, p. 163-165. 49 DAVIES Norman, God’s playground, (le Terrain de jeu de Dieu), Znak, Cracovie, 2010, p. 88. Plus
précisément concernant l’Intelligenzaktion, cf. BRZOZA Czesław, SOWA Andrzej Leon, Historia Polski 1918-
1945, (Histoire de la Pologne de 1918 à 1945), Wydawnictwo literackie (Editions littéraires), Cracovie, 2009, p.
557. Un nombre précis de victimes de cette action y est établi : 30 000 en Poméranie de Gdańsk, 10 000 en
Grande-Pologne, environ 1 500 en Haute-Silésie, soit en tout un peu plus de 40 000 personnes. 50 Idem.
103
Allemagne51. Pour ceux qui restent, tout est fait pour leur rendre les conditions de vie les plus
difficiles possibles, afin de les inciter à partir d’eux-mêmes. Dans cette optique, on interdit
entre autres aux Polonais (comme dans le Gouvernement général) d’aller au-delà de l’école
primaire, et les métiers manuels les plus pénibles leur sont réservés. Enfin, la germanisation se
fait par la colonisation de ces terres par les Allemands.
2. La Volkslist et la redéfinition des Volksdeutsche
La grande majorité des Allemands présents dans la Pologne dans ses frontières provisoires
de Potsdam appartient aux Reichsdeutsche, à la population allemande citoyenne de l’État
allemand dans ses frontières d’avant 1937. Il s’agit des habitants des provinces orientales du
Reich, la Silésie, le Brandebourg oriental, la Poméranie à l'est de l’Oder, les Allemands de
Prusse orientale. À ceux-ci, il faut rajouter les près de 370 000 Allemands de la Ville libre de
Dantzig, qui s’ils ne sont plus citoyens allemands depuis 1919, peuvent difficilement être
considérés, historiquement et culturellement, comme des Volksdeutsche. Ces derniers, quant à
eux, sont les populations de langue allemande, assimilés par les autorités allemandes à des
Allemands mais qui, ne vivant pas dans l’État allemand, n’en sont pas des citoyens mais des
États dans lesquels ils vivent. Le recensement de 1931 indique qu’environ 750 00052 citoyens
polonais de langue allemande vivent alors en Pologne, dans leur grande majorité sur les terres
des confins occidentaux ayant fait partie de l’Empire allemand avant 191853. Mais la politique
hitlérienne a complexifié le paysage ethnique allemand en Pologne même. Durant la guerre en
effet, dans le cadre de l’opération Heim ins Reich, environ 850 000 Allemands ont été
déplacés des confins occidentaux d’Union soviétique, des régions orientales de la Pologne et
de la Roumanie pour être réinstallés, dans leur grande majorité (près de 650 000)54 dans les
51 SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Dzieje Polski. Atlas ilustrowany (Histoire de la Pologne.
Atlas illustré), Demart, 2008, p. 390. 2,5 millions de Polonais ont été déportés pour réaliser des travaux forcés,
200 000 ont été emprisonnés dans les camps de concentration, et 200 000 enfants polonais ont été enlevés à leurs
parents pour les germaniser. 52 2ème recensement de la République polonaise du 9 décembre 1931, Tableau 10, p. 15. 53 C’est-à-dire dans trois voïévodies : la Silésie, la Grande-Pologne, la Poméranie, où ils constituent des
minorités nationales restreintes. En se fondant sur le critère de la langue maternelle, le recensement de 1931
établit que les Allemands représentent respectivement environ 7, 10 et 7 % de la population de ces trois régions. 54 D’après EBERHARDT Piotr, Political Migrations in Poland 1939-1948 (les Migrations politiques en Pologne
1939-1948), Didactica, Varsovie, 2006, p. 37. Plus précisément, voici les données chiffrées :
L’administration nazie classe les populations allemandes ou d’origine allemandes sur les
territoires directement annexé aux Reich dans quatre groupes selon un gradient décroissant de
germanité ; cette classification va être reprise après-guerre par l’administration polonaise pour
statuer sur le sort des différents Volksdeutsche. Ces quatre groupes sont, des plus au moins
germanisés, les Volksdeutscher, personnes de nationalité allemande actives politiquement
dans l’entre-deux-guerres en faveur de l’État allemand, les Deutschstämmige, personnes
possédant une conscience nationale allemande développée, parlant allemand, mais
politiquement passives, les Eingedeutsche, l’équivalent allemand des autochtones polonais,
personnes plus ou moins polonisées, ainsi que les Polonais d’origine allemande, enfin les
Rückgedeutsche, personnes d’origine allemande mais plus ou moins totalement polonisées, et
qui ont coopéré avec les pouvoirs polonais dans l’entre-deux-guerres. Chacun de ces groupes
a été soigneusement enregistré et répertorié sur cette Volksliste. Pour donner un aperçu de leur
importance démographique respective, on reprend dans le tableau ci-dessous le nombre des
Volksdeutsche selon les régions et les groupes de la Volksliste tel que présenté par Ryszard
Kaczmarek dans un de ses ouvrages56. Les données de 1942 ont été choisis car ils sont plus
représentatifs. Ultérieurement en effet des centaines de milliers de Volksdeutsche ont été
enrôlés dans la Wehrmacht pour faire face à l’avancée soviétique et ne figurent donc pas
forcément sur les listes.
Reichsgau Groupe
1 (nb)
Group
e 1
(%)
Groupe
2 (nb)
Group
e 2
(%)
Groupe
3 (nb)
Group
e 3
(%)
Groupe
4 (nb)
Group
e 4
(%)
Total
(nb)
Total
½
(%)
Prusse
orientale
9 19 22 48 14 30 2 3 45 67
Danzig- Prusse
occidentale
150 13 125 10 870 76 8 1 1 153 23
Wartheland 209 44 191 40 56 12 20 4 476 84
Haute-Silésie 120 8 250 17 1 020 70 60 4 1 450 25
Total 488 15.5 588 19 1 960 63 90 3 3 124 34
Tableau représentant le nombre de Volksdeutsche selon le groupe et la région de vie (en milliers)
L’une des différences entre les groupes 1 et 2 de Volksdeutsche d’une part, et les groupes 3 et
4 d’autre part, réside dans le degré de germanisation ; il est limité et va de pair avec une
56 KACZMAREK Ryszard, Górny-Śląsk podczas II Wojny Światowej, (la Haute-Silésie pendant la 2ème Guerre
mondiale), Wydawnictwo Uniwersytetu Śląskiego, (Éditions de l’Université de Silésie), Katowice, 2006, p. 194.
106
polonité importante dans les deux derniers groupes. Dans les deux premiers, la germanité est
nettement dominante voire exclusive. Le nombre total de Volksdeutsche dans les territoires
polonais rattachés au Reich57 est d’un peu plus de trois millions de personnes, ce qui dépasse
de loin la minorité nationale allemande des années 1930, d’un peu plus de 700 000 personnes.
Pour comprendre cet écart, il faut prendre en compte à la fois l’état d’esprit des occupants
allemands et celui des populations concernées par cette Volksliste. Pour l’administration
allemande nazie, tout « autochtone » à l’identité floue est susceptible de devenir, ou de revenir
un Allemand. Pour les populations visées, l’inscription à cette liste nationale, souvent sous la
contrainte, est une stratégie de défense, le sort des Polonais non germanisables vivant dans
cette zone étant peu enviable. L’inscription se fait alors pour éviter d’être déporté, rumeurs
que l’occupant allemand favorise pour avoir le maximum d’inscrits. Il peut s’agir aussi de
stratégie plus réfléchie, dans le but de profiter des privilèges donnés par ce statut juridique.
Tout le travail de l’administration polonaise, à la fin de la guerre, est de distinguer ceux qui
ont été contraints à s’inscrire sur cette liste et qui sont malgré tout restés fidèles à la cause
polonaise, et ceux qui s’y sont inscrits par opportunisme, voire par volonté politique de
collaborer avec l’Allemagne nazie.
Avec les confins orientaux, les régions occidentales de la Pologne d’avant 1939 ont été au
cœur des préoccupations de la Délégation du gouvernement pour le pays58, qui rédige
régulièrement des rapports sur la situation de ces terres. Face à la politique nazie de
germanisation des confins occidentaux, la « pensée occidentale59 » gagne de plus en plus en
popularité dans la société polonaise. La Seconde Guerre mondiale, notamment les exactions
allemandes, sont des facteurs catalysant les réflexions sur la future frontière occidentale
optimale à donner à la Pologne après-guerre. Les nombreuses victimes polonaises des
Allemands contribuent ainsi à tourner l’opinion publique polonaise vers les territoires
recouvrés.
57 Il y a eu aussi des Volksdeutsche, quoiqu’en nombre bien moins important, dans le Gouvernement général.
Leur nombre est plus difficile à établir, notamment du fait des migrations incessantes des populations. Ils étaient
de l’ordre de quelques dizaines de milliers. 58 Delegacja Rządu na kraj. Il s’agit de la structure administrative suprême de la résistance polonaise
représentant le gouvernement polonais en exil à Londres. 59 Ici plus particulièrement, il faut comprendre par pensée occidentale le courant d’opinion voyant dans les terres
allemandes limitrophes de la Pologne le débouché naturel de l’expansionnisme polonais.
107
3. Les incertitudes juridiques des conférences de la fin de la guerre
Les accords de Potsdam, signés le 2 août 1945, sont le fondement juridique sur lequel
s’appuient les Polonais et les Allemands pour donner leur interprétation du statut de ces
régions. Concernant la Pologne, ils sont rien moins qu’imprécis, ce qui explique les tensions
diplomatiques ultérieures avec l’Allemagne. Ce sont avant tout des questions territoriales qui
sont au cœur de la polémique, et pour cause : s’ils prévoient assez nettement le transfert
définitif de la région de Königsberg à l’URSS, rien de tel n’est prévu pour les territoires
recouvrés. Après avoir indiqué vaguement la limite entre la Prusse orientale soviétique et la
Prusse orientale sous administration polonaise, le titre VI précise que : « La Conférence a
accepté le principe de la proposition soviétique concernant le transfert définitif à l'Union des
républiques socialistes soviétiques de la ville de Königsberg et de la région limitrophe »60. Il
semble donc bien y avoir transfert de souveraineté de la région de Königsberg à l’URSS à
Potsdam. Pour les territoires allemands confiés à la Pologne, le texte renvoie explicitement à
la conférence de paix pour tracer leur limite précise : « la délimitation définitive de la
frontière polonaise occidentale doit être ajournée jusqu'au moment du règlement de la
paix.61 ». La ligne de démarcation établie par les accords devient de fait la future frontière
officielle de la Pologne ; elle correspond à une Ligne Oder-Neisse améliorée :
l'État polonais administre, en attendant le tracé définitif de cette frontière, les anciens territoires
allemands qui sont situés à l'est d'une ligne partant de la mer Baltique, immédiatement à l'ouest de
Swinemünde, pour descendre le long de l'Oder jusqu'au confluent de la Neisse occidentale, puis longer
celle-ci jusqu'à la frontière tchécoslovaque, y compris la partie de la Prusse orientale qui n'est pas
placée sous l'administration soviétique en vertu de l'accord intervenu à la présente conférence, de la
région de l'ex-ville libre de Dantzig62
Le texte précise que ces territoires sont à distinguer de la zone d’occupation soviétique de
l’Allemagne, ce qui leur donne un statut particulier, non clairement défini, mais différent à la
fois de la zone d’occupation soviétique en Allemagne centrale et de la zone annexée
directement par l’URSS qui devient par la suite la région de Kaliningrad.
Les accords de Potsdam posent de nombreuses questions de droit international : ont-ils acté
un transfert de souveraineté de ces terres en faveur de la Pologne ? si oui, les puissances
60 Déclaration finale de la Conférence de Potsdam, consultée le 25/10/2018 sur http://mjp.univ-
victorieuses avaient-elles le droit de prendre de semblables décisions ? quelle a été l’influence
exacte de Potsdam sur les évolutions ultérieures de la question allemande, notamment la
problématique de l’Allemagne unie ? enfin, si le transfert de souveraineté n’a pas eu lieu au
moment de la conférence de Potsdam, quand et selon quelles modalités a-t-il été réalisé ? À
partir de ces interrogations, deux doctrines étatiques sont élaborées : l’interprétation ouest-
allemande et polonaise des décisions prises en août 1945. Elles sont exposées dans un chapitre
du livre de Witold Góralski sur l’évolution des relations germano-polonaises depuis la
Seconde Guerre mondiale63. La doctrine officielle qui va prévaloir en RFA est celle du
maintien du IIIème Reich en tant qu’entité de droit internationale même après la capitulation du
8 mai 1945. Ses frontières sont celles du 31 décembre 1937. De ce point de vue, la RDA est
bien un État, mais non-étranger, un État à l’intérieur d’une Allemagne perçue comme unie.
Les relations entre RFA et RDA sont ainsi comprises comme des relations intraétatiques,
comme si la RDA était une région du IIIème Reich puis de son héritière juridique qu’est la
RFA. Selon cette interprétation, les territoires recouvrés font bien partie intégrante de
l’Allemagne, ce qui se voit notamment par le fait que longtemps, les atlas allemands ont fait
figurer les territoires recouvrés comme des zones placées sous administration polonaise mais
qui n’appartiennent pas réellement à l’État polonais, la frontière de 1937 étant tracée en plein
cœur du territoire polonais. La RFA ne reconnaît aucun caractère constituant à la conférence
de Potsdam, puisque ses représentants n’y ont pas été invités. De la sorte, les décisions prises
concernant l’Allemagne sont considérées comme nulles et seul un traité international
pluripartite peut régler définitivement les questions juridiques, politiques, administratives et
territoriales issues de la Seconde Guerre mondiale et touchant à l’État allemand. Pour les
Allemands de l’Ouest, la gestion et l’administration de terres n’implique pas de souveraineté
sur les terres en question.
La position polonaise est diamétralement opposée. Pour le gouvernement polonais et les
penseurs de la pensée occidentale polonaise chargés de forger l’argumentaire polonais, les
accords de Potsdam ont bien un caractère constitutif et sont bien le synonyme d’un transfert
de souveraineté. Les Polonais insistent bien sur le fait qu’une frontière, ou du moins une ligne
de démarcation, a bien été tracée à Potsdam, en accord avec la définition internationale de la
63 CZAPLIŃSKI Władysław, « les positions polonaises envers les Allemands d’après Potsdam du point de vue
du droit international » in GÓRALSKI Witold M., Polska-Niemcy 1945-2007. Od konfrontacji do współpracy i
partnerstwa w Europie (la Pologne et l’Allemagne 1945-2007. De la confrontation à la coopération et au
partenariat en Europe), Polski Instytut spraw międzynarodowych, Varsovie, 2007.
109
frontière. L’administration territoriale est ici comprise comme non seulement une gestion,
mais également une véritable souveraineté territoriale. Aux Allemands insistant sur le
caractère « provisoire » de la frontière sur l’Oder-Neisse et de l’administration polonaise sur
les territoires recouvrés, les Polonais répliquent en mettant en avant le fait que ces régions
sont décrites comme « anciennement » allemandes. S’agissant de la continuité juridique de
l’État allemand et de la question de l’absence des Allemands à Potsdam, les Polonais la
comprennent autrement. Pour eux, par la déclaration de Berlin du 5 juin 1945 qui instaurent le
Conseil de contrôle des alliés, les Alliés ont pris le pouvoir en Allemagne, de sorte que toutes
les décisions prises par ce Conseil engagent les États allemands postérieurs, y compris en ce
qui concerne les décisions territoriales. Ces deux conceptions antagonistes du droit
international et de l’interprétation à donner à Potsdam montrent ainsi le statut incertain de ces
territoires, et le fait que nombre d’acteurs internationaux n’arrivent pas à prendre de position
claire sur la question. C’est le cas de la France par exemple, dont la position sur la question
évolue assez nettement, en suivant les tensions et les détentes de la Guerre froide. Eloi Piet
trace ainsi une périodisation du rapport français à l’Oder-Neisse dans les années 194064. Il
distingue trois périodes dans l’analyse que fait la France de la nouvelle frontière germano-
polonaise. Durant la guerre, la France libre soutient les différents projets territoriaux du
gouvernement de Londres, quelles qu’en soient les extensions. Entre 1945 et 1947, les
diplomates français établissent un parallèle entre la ligne Oder-Neisse et celle du Rhin. De
même que les Polonais ont réussi à repousser leur frontière avec l’Allemagne sur une ligne
naturelle et plus aisément défendable, de même la politique étrangère française cherche à
placer la Rhénanie au moins dans l’orbite française, voire à la détacher entièrement de
l’Allemagne. Le soutien à la nouvelle frontière germano-polonaise est alors total de la part du
Quai d’Orsay, notamment de ses agents sur place en Pologne. De 1948 à 1950 enfin, les
débuts de la Guerre froide et le refroidissement parallèle des relations franco-polonaises
entraînent un changement net de position. La diplomatie française ouvre les yeux sur les
problèmes liés au traitement des Allemands restés en Pologne, et considère la gestion
polonaise des territoires recouvrés comme catastrophique, ce qui la force à réenvisager son
rapport à la question des frontières occidentales de la Pologne. Jusqu’à la fin du stalinisme,
parallèlement au rapprochement progressif franco-allemand, les diplomates français sans être
ouvertement opposés au tracé de la nouvelle frontière, émettent des doutes, avant que le dégel
64 PIET Eloi, « le Regard de la diplomatie française sur le déplacement de la frontière germano-polonaise de
1940 à 1950 » in Bulletin de l’Institut Pierre Renouvin n° 35, 2012.
110
et l’arrivée au pouvoir de Gomułka ne viennent réchauffer les relations franco-polonaises. La
frontière Oder-Neisse apparaît de nouveau comme une évidence pour le gouvernement
français. Sous l’égide du général de Gaulle, il la reconnaît de fait fin 1958. Ce dernier pousse
à partir de 1959 la RFA à la reconnaître et en fait une condition sine qua non de la
réunification allemande.
Les incertitudes juridiques et internationales qui pèsent autour de la frontière sur l’Oder-
Neisse poussent les Polonais à insister grandement sur ces territoires dans leurs multiples
projets de paix avec l’Allemagne élaborés entre 1940 et 1948. Ils se retrouvent ainsi
constamment dans les diverses revendications territoriales avancées par les gouvernements
polonais pendant la période, même si ces dernières n’ont pas été d’emblée aussi importantes
et que plusieurs variantes ont été envisagées.
B. Des régions au cœur des projets de paix polonais
Si les territoires recouvrés finissent par se retrouver au cœur des projets de paix polonais,
les projets territoriaux polonais ont connu des évolutions assez marquées en fonction de la
période ou des auteurs qui les ont formulés. Après avoir présenté les structures principales
officielles forgeant ces projets, nous exposerons les développements divers qu’ils ont connus.
1. Les principaux lieux d’élaboration des revendications territoriales polonaises
Dès le transfert du gouvernement polonais de la Pologne à la France après la campagne de
septembre, des structures ont été mises en place pour élaborer les buts de guerre65. Ainsi, dès
octobre 1939, un Bureau des buts de la guerre est formé, chargé avant tout de la
problématique allemande. Après la défaite de la France face à l’Allemagne lors de la Bataille
de France, le bureau est transféré avec le reste du gouvernement polonais à Londres. Il devient
alors en août 1940 un des Départements du ministère de la Justice confiée à Marian Seyda
sous le nom du Département des buts de la guerre. Lorsque Seyda abandonne le portefeuille
de la justice pour celui des affaires étrangères, il transfère ce département dans son nouveau
ministère, et diversifie ses buts. Il s’agit non plus seulement de s’intéresser aux questions
allemandes, mais d’élargir son action à l’ensemble des questions concernant la Pologne
65 L’histoire des institutions préparant le traité de paix pour la Pologne a été précisément développée dans :
KĄCKA Katarzyna, « Polska wobec pokoju z Niemcami- rozwiązania instytucjonalne: Ministerstwo Prac
Kongresowych oraz Biuro Prac Kongresowych 1939-1948” (la Pologne face à la paix avec l’Allemagne,
solutions institutionnelles: le Ministère des Travaux pour le Congrès et le Bureau des Travaux pour le Congrès
1939-1948) in Toruńskie Studia Międzynarodowe (Études internationales de Toruń), no 1 (5), 2012.
111
posées par la fin de la guerre. Le département redevient alors un simple Bureau du ministère
des Affaires étrangères à l’existence semi-officielle sous le nom de Bureau des travaux
politiques, économiques et juridiques. En août 1941, son existence est officialisée, son statut
juridique affiné jusqu’à ce qu’il devienne un ministère à part entière. Ainsi, alors que les
événements commencent à tourner en faveur des Alliés et que la perspective d’une issue
heureuse au conflit semble se dessiner, le gouvernement polonais érige le bureau au rang de
ministère des Travaux pour le Congrès en juillet 1942. Il convient d’insister sur le fait que
malgré son appellation, ce dernier est davantage une structure scientifique que politique,
même si les experts y travaillant réalisent des travaux qui ont une portée politique certaine. La
période 1943-1945 est la plus prolifique de la structure londonienne ; c’est à cette période que
sont rédigés la majeure partie des rapports d’expertise demandés par le gouvernement
polonais et qui sont étudiés pour certains dans la suite de ce travail. Près de 465 rapports ont
ainsi été rédigés par ce ministère66. La perte de reconnaissance internationale du
gouvernement de Londres provoque la disparition du ministère en tant que tel et son
intégration dans d’autres structures du gouvernement réorganisé à partir de l’automne 1945. À
partir de cette date, ils se tourne davantage vers la question des confins orientaux,
contrairement à la structure apparaissant au même moment en Pologne soviétisée. Il est
définitivement supprimé en août 1948 et ses attributions transférées au ministère des affaires
étrangères du gouvernement de Londres.
Courant 1945 s’organise le pendant varsovien du ministère des Travaux pour le Congrès
londonien : le Bureau des Travaux pour le Congrès67. Il convient de souligner la continuité au
niveau des personnels et idéologique, pendant un certain temps, entre les deux structures, ce
qui nuance sur ce point les différences entre le gouvernement de Londres et celui issu de
Lublin. Cette continuité se voit par le fait qu’une bonne partie des experts du ministère
londonien rentrent en Pologne et mettent leur savoir-faire au service du nouveau pouvoir.
Cela permet d’insister également sur l’unité idéologique au sein de la classe politique
polonaise de l’époque concernant la question des territoires recouvrés, puisque les
communistes et leurs alliés n’hésitent pas à faire appel à des hommes qui ont travaillé pour
leurs ennemis idéologiques. En mai 1945 le Bureau des Travaux pour le Congrès est instauré
au sein du ministère des Affaires étrangères varsovien. Ses travaux servent la diplomatie
66 KĄCKA Katarzyna, op. cit. 67 Ministerstwo Prac Kongresowych et Biuro Prac Kongresowych.
112
polonaise et sont élaborés de concert avec les autres parties du réseau scientifique occidental
qui se mettent en place à l’époque : les différents instituts occidentaux notamment68. C’est un
des diplomates clé du gouvernement de Londres, Józef Winiewicz69, qui organise le bureau,
même si certains de ses plans ne sont pas suivis par le gouvernement varsovien qui préfère
souvent sa vision des choses. Pour Winiewicz, il est de la plus haute importance que le bureau
soit indépendant politiquement, pour qu’il puisse être considéré comme fiable par les
interlocuteurs occidentaux, et qu’il ouvre une filiale à Londres, pour assurer la transmission
de l’argumentaire polonais concernant les territoires recouvrés et plus largement les
revendications polonaises vis-à-vis de l’Allemagne aux alliés occidentaux. Début 1947, en
prévision de la conférence de paix et en parallèle aux réunions régulières des ministres des
Affaires étrangères des quatre principales puissances européennes, l’activité du bureau
s’intensifie. Un compromis est trouvé entre Winiewicz et les acteurs gouvernementaux ;
contre une politisation limitée de ses objectifs, le bureau peut ouvrir une filiale à Londres à
partir d’avril 1947 pour renforcer l’expansion de l’argumentaire polonais dans les cercles
diplomatiques. Néanmoins le durcissement des relations Est-Ouest à partir de l’été 1947, la
perspective de plus en plus éloignée d’une paix avec une Allemagne unifiée remettent
progressivement en cause la raison d’être du bureau, qui devient de moins en moins actif dans
la seconde moitié de 1947. Il est finalement supprimé le 15 mars 1948 et ses prérogatives
transférées aux départements adéquats au sein du ministère des Affaires étrangères. Le
parallélisme est frappant avec le ministère des Travaux pour le Congrès londonien, à ceci près
que le gouvernement varsovien semble avoir acté plus tôt que son homologue londonien le
déclenchement de la Guerre froide et la fin d’une résolution rapide du problème allemand.
Une autre structure officielle chargée de populariser le point de vue polonais sur les territoires
recouvrés apparaît à la suite des déclarations de Byrnes à Stuttgart : le Comité pour les
Affaires étrangères des territoires recouvrés, créé le 26 septembre 1946 par résolution du
Conseil des ministres70. D’abord rattaché au ministère des Territoires recouvrés, il est
transféré le 1er juillet 1947 sous la juridiction du ministère des Affaires étrangères, qui
coordonne alors l’ensemble des organes s’occupant de la question allemande et des territoires
68 Ils seront présentés plus en détail au chapitre 4, IIC. 69 (1905-1984). Conseiller du ministre des Travaux pour le Congrès du gouvernement de Londres, il coorganise
le Bureau des Travaux pour le Congrès à Varsovie, avant d’être envoyé comme ambassadeur aux États-Unis
entre 1947 et 1956. Après l’Octobre polonais, il est nommé vice-ministre des Affaires étrangères, poste qu’il
occupe jusqu’en 1972. 70 Komitet dla Spraw Zagranicznych Ziem Odzyskanych.
113
recouvrés. Ce sont en effet là aussi les attributions du Comité : « La sphère d’activité du
Comité comprend la conduite d’action de propagande à l’étranger concernant la
problématique des territoires recouvrés, des frontières occidentales de la Pologne ainsi que
des problèmes de l’Allemagne actuelle qui lui sont liés. »71. Un autre document émis par le
Comité précise encore ses buts : « une préparation générale et scientifique des matériaux et
des réclamations pour le Traité de paix avec l’Allemagne. »72, ce qui le place explicitement
dans la lignée du ministère et du bureau des Travaux pour le Congrès : affiner l’argumentaire
de la Pologne en vue de la paix avec l’Allemagne.
Ces structures ont grandement contribué à développer et à fixer la pensée occidentale
polonaise à la faveur de la Seconde Guerre mondiale et de la sortie de guerre73.
2. Les divers avatars de la pensée occidentale polonaise pendant la guerre
La pensée occidentale connaît ainsi une période de développement sans précédent, selon
la chronologie suivante : de 1939 à 1941, les confins occidentaux font jeu égal avec les
confins orientaux dans les préoccupations des représentants et des résistants polonais. Après
1941, avec la fin de l’occupation soviétique des confins orientaux, le regard des élites et de la
société polonaise est plus particulièrement tourné vers les confins occidentaux. À partir de
1943 enfin, du fait des rumeurs de plus en plus intenses rapportant l’obligation imposée à la
Pologne de céder ses confins orientaux à l’URSS, l’opinion publique et une large partie des
élites polonaises s’intéressent de plus en plus à la question orientale. Cependant, de 1943 à
1945, les confins occidentaux et les futurs territoires recouvrés ne sont pas oubliés pour
autant, puisqu’avec l’avancée des troupes soviétiques vers l’ouest, la perspective d’annexion
de ces territoires devient de plus en plus probable. En outre, l’idée de rattacher des territoires
allemands à la Pologne pour compenser d’éventuelles pertes territoriales à l'est fait son
chemin. Ainsi, en reprenant largement les travaux de la pensée occidentale d’avant-guerre74 et
en les développant encore, un ensemble de savants, d’hommes politiques, de journalistes et de
militaires mettent au point pendant la guerre divers projets de revendications territoriales vis-
à-vis de l’Allemagne.
71 AAN/KSZZO/1/p. 28. 72 AAN/KSZZO/1/p. 75. 73 La liste établie n’est pas exhaustive, seules les institutions véritablement gouvernementales ayant une portée
internationale et diplomatique ont été évoquées. Les institutions destinées avant tout à l’opinion publique
polonaise ou spécifiquement scientifiques sont évoquées plus loin. Cf. notamment chapitre 4, II. 74 Cf. chapitre introductif, IIC.
114
Ces projets, établis pour certains dès la fin de 1939 sont très divers dans l’extension des
revendications territoriales, et leur diversité répond à un triple, voire à un quadruple gradient
d’intensité75. L’importance des revendications territoriales dépend tout d’abord des opinions
politiques : en règle générale, plus les partis politiques ont des idéologies extrêmes, plus ils
ont des projets d’extension territoriaux importants : si les partis centristes, comme le SD ou le
SP76 ont des projets modérés, le PPS et le PSL sont plus revendicatifs vis-à-vis de
l’Allemagne. Enfin, le SN77 et, dans une moindre mesure, le PPR, ont les visions d’extension
les plus importantes, la frontière sur l’Oder et la Neisse. Le SN va même parfois au-delà. Si
bon nombre d’activistes du SN ont en tête la Ligne Oder-Neisse dès les premiers mois de la
guerre78, il n’en va pas de même pour les communistes qui subordonnent leur vision de la
future frontière occidentale polonaise aux conceptions soviétiques.79 Le deuxième gradient
d’intensité des revendications traverse les partis précédents : il se fonde sur l’opposition entre
les hommes politiques de l’émigration et ceux restés en Pologne. Les seconds sont plus
enclins à présenter des revendications importantes que les premiers. Témoins directs des
exactions nazies, l’annexion de territoires importants dont il faudrait expulser des millions
d’Allemands n’est pas un cas de conscience pour eux. À l’inverse, les hommes politiques de
l’émigration, conscients de la perception, longtemps peu favorable des Alliés occidentaux à
l’égard d’une frontière occidentale repoussée très loin à l’ouest, font preuve d’un plus grand
réalisme politique et présentent des revendications territoriales moindres80. Le troisième
gradient d’intensité est constitué par la chronologie : plus le temps passe, plus les exactions
nazies croissent, plus le scénario d’un abandon forcé des confins orientaux aux Soviétiques
75 Pour tous les projets territoriaux polonais que l’on va désormais évoquer, on se fonde sur une anthologie de
textes relatifs à la « pensée occidentale polonaise » : WRZESIŃSKI Wojciech (red), KULAK Teresa (aut), W
Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de
sources),Wydawnictwo Uniwersytetu Wrocławskiego (Edition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie,
1990. Cette anthologie compte quatre tomes, le troisième (consacré à la Seconde Guerre mondiale) nous
intéressera ici particulièrement. Les sources ne seront citées que si le projet est explicitement évoqué. 76 Le SD est le Stronnictwo demokratyczne, (Mouvement démocratique, parti d’obédience libérale). Le SP est le
Stronnictwo pracy (Mouvement du travail, parti démocrate-chrétien). 77 Le SN est le Stronnictwo narodowe (Mouvement national, parti héritier de la Démocratie-Nationale, parti
nationaliste). 78 Dans le numéro 49 du 20 décembre 1940, l’article « nos buts de guerre » propose comme frontière occidentale
de la Pologne la Ligne Oder-Neisse : « Nous fixons comme revendication minimale les terres situées à l’est de la
Neisse de Lusace et de l’Oder, , de fait pour des raisons de défense la frontière doit comporter ces deux rivières,
et même une bande défenive sur leur rive gauche, occidentale » In WRZESIŃSKI Wojciech (red), DYMARSKI
Mirosław/ DERWIŃSKI Zdzisław, W Stronę Odry i Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la Direction de l’Oder et de la
Baltique, choix de sources), Tom III, p. 19. 79 Cf. l’analyse faite de la position communiste p. 32 de ce chapitre. 80 Cf. l’analyse faite de la position du gouvernement de Londres p. 30-31 de ce chapitre.
115
devenant vraisemblable, plus les projets d’agrandissement de la Pologne à l’ouest prennent de
l’ampleur. Enfin, dans une moindre mesure car la situation est moins nette dans les sources,
émerge un quatrième gradient d’intensité fondé sur l’opposition entre les militaires et les
civils. Les premiers présentent souvent des projets d’expansion à l’ouest plus importants, se
fondant sur des critères stratégiques mettant en évidence que la meilleure frontière polono-
allemande serait l’Oder-Neisse, alors que les seconds sont plus conscients de l’immense
difficulté d’annexer tous les territoires à l'est de l’Oder-Neisse du fait des immenses transferts
de population qu’ils impliqueraient.
Quatre conceptions des projets territoriaux existent : la première est une conception
minimaliste (que l’on appellera aussi officielle), défendue par le gouvernement en exil à
Londres, qui ne demande, officiellement du moins, que la Haute-Silésie ou Silésie d’Opole, la
ville de Gdańsk, et tout ou partie de la Prusse orientale81. La deuxième est la conception que
nous qualifierons de médiane, dessinant une frontière entre celle de la conception minimaliste
(la frontière de 1939 aménagée) et la Ligne Oder-Neisse de Lusace. Souvent, cette conception
médiane défend une frontière occidentale sur l’Oder et la Neisse de Kłodzko, laissant de la
sorte la majorité de la Basse-Silésie à l’Allemagne82. La troisième est la conception faisant de
l’Oder-Neisse la frontière occidentale de la Pologne, avec quelques variantes (inclusion ou
non de Szczecin et de toutes les îles du delta de l’Oder). Enfin, nous qualifierons de
maximaliste la conception qui envisage une frontière au-delà de l’Oder-Neisse (sans
qualificatif, il s’agira toujours de la Neisse de Lusace, et non de celle de Kłodzko), en incluant
tour à tour, plus rarement ensemble, la Lusace, la Poméranie antérieure et l’île de Rügen, dans
le territoire polonais. Ces différentes conceptions sont plus ou moins populaires au fil du
temps et selon les caractéristiques politiques et professionnelles de leurs auteurs. Vingt-six
projets que l’on a étudiés sont représentés dans les deux tableaux suivants83:
81 Cf. p. 30-31 et 33-34. 82 Cf. p. 33 et suivantes. 83 Il s’agit des projets présentés dans le troisième tome du recueil de sources. Nous n’avons pas compté dans
l’étude les articles qui ne présentaient pas de projet territorial concret, ou les articles de synthèse qui reprenaient
diverses conceptions, sans prendre ouvertement parti. Ces tableaux donnent une idée générale de l’évolution des
projets territoriaux polonais concernant la frontière occidentale de l’État polonais, ils ne sont pas une étude
systématique de tous les projets politiques, administratifs, scientifiques, journalistes, militaires de la période.
Voici les sources mobilisées pour réaliser les deux tableaux suivants. Elle sont toutes extraites de W stronę Odry
i Bałtyku WRZESIŃSKI Wojciech (red), DYMARSKI Mirosław/ DERWIŃSKI Zdzisław, W Stronę Odry i
Bałtyku, Wybór źródeł (Dans la Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom III, O Odrę, Nysę
Łużycką i Bałtyk (1939-1944), (Pour l’Oder, la Neisse de Lusace et la Baltique 1939-1944), Wydawnictwo
Uniwersytetu Wrocławskiego (Édition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990 :
116
1. Opracowanie Oddziału III Sztabu Naczelnego Wodza pt. Studium przyszłej granicy polsko-niemieckiej
z puntku widzenia wojskowego, (Projet de la 3ème section de l’État-major général intitulé la future
frontière polono-allemande d’un point de vue militaire), Paris, 1940, p. 12-19
2. « Oczy na Zachód » in Szaniec, pierwszy w polskiej prasie konspiracyjnej artykuł wysuwający postulat
granicy na Odrze i Nysie (« les Yeux vers l’ouest in Szaniec (le Bastion) premier article de la presse
clandestine qui revendique la frontière sur l’Oder et la Neisse), 1940, p. 19-20
3. Fragment Memoriału rządu polskiego dla ministra Bevina (Fragment du Mémorandum du
gouvernement polonais pour le ministre Bevin), Londres, 1940, p. 20-22
4. Fragment opracowania Biura prac politycznych pt. Projekt zarysu nowych granic RP dotyczące granicy
polsko-niemieckiej, (Fragment du projet du Bureau des travaux politiques intitulés esquisse des
nouvelles frontières de la République concernant la frontière polono-allemande), Londres, 1940, p. 22-
31
5. PRAGIER Adam, Uwagi do projektu nowych granic RP opracowanego przez Biuro Prac Politycznych,
(Remarques sur le projet des nouvelles frontières de la République préparé par le Bureau des travaux
politiques), Londres, 1940, p. 32-33
6. ŻÓŁTOWSKI A. (Prof.) Uwagi do projektów granic RP lansowanych przez Biuro Prac politycznych,
(Remarques sur le projet des frontières de la République présentés par le Bureau des travaux
politiques), Londres, 1940, p. 34-35
7. POPIEL Karol, « Polskich celów wojny Nr. 1 » in Polska walcząca. Żołnierz Polski na obczyźnie, (« Le
But de guerre polonais no 1 » in la Pologne combattante. Le soldat polonais à l’étranger), p. 46-48
8. NEYMAN Lech. Fragment broszury pt. Polska po wojnie, (Fragment de la brochure intitulée la
Pologne après-guerre), Varsovie, 1941, p. 55-61
9. DZIEŚLEWSKI W. (rotmistrz/capitaine de cavalerie), « Gdzie leży nasza granica strategiczna na
zachodzie ? » (Où se trouve notre frontière stratégique à l’ouest), Londres, 1942, p. 66-74
10. Komitet zagraniczny Obozu narodowego w sprawie granic zachodnich Polski in Myśl polska, (le
Comité de l’étranger du Camp national concernant les frontières occidentales de la Pologne in Pensée
polonaise), Londres, 1943, p. 102-103
11. « Straż nad Odrą » in Młoda Polska, (« la Garde sur l’Oder in Młoda Polska (Jeune Pologne)),
Varsovie, 1943, p. 130-133
12. « Polskie terytorialne cele wojny z punktu widzenia obronności państwa ». Dokument programowy
Komendy Głównej Armii Krajowej zawierający postulaty w stosunku do granicy zachodniej Polski,
(« Les Buts territoriaux de guerre de la Pologne du point de vue des potentialités défensives de l’État ».
Programme de l’État-major général de l’AK présentant les revendications concernant la frontière
occidentale de la Pologne), Varsovie, 1943, p. 135-141
13. « Wytyczne programu politycznego w odniesieniu do Ziem nowych », Dokument programowy Biura
Ziem zachodnich, (« Lignes directrices du programme politique par rapport aux terres nouvelles »
Programme du Bureau des terres occidentales), Varsovie, 1943, p. 143-150
14. « Sprawa ustroju i podziału administracyjnego Ziem nowych ». Dokument programowy Biura Ziem
Zachodnich, (la Question du régime et de la division administrative des terres nouvelles » Programme
du Bureau des terres occidentales), Varsovie, 1943, p. 150-153
15. « Przez ziemie zachodnie ku Bałtykowi i Odrze » in Ziemie zachodnie RP,(« À travers les terres
occidentales vers la Baltique et l’Oder » in les Terres occidentales de la République), Varsovie, 1943,
p. 153-156
16. Tezy uchwalone przez Radę Ministrów w sprawie inkorporacji orak okupacji wschodnich obszarów
Niemiec,(Thèses votées par le Conseil des ministres concernant l’incorporation et l’occupation des
espaces orientaux de l’Allemagne), Londres, 1943, p. 156-158
17. « Możliwe programy graniczne Polski na zachodzie », Memorial konspiracyjny w zbiorach Biura Ziem
Zachodnich, (« les Programmes possibles de frontières de la Pologne à l’ouest » Mémorandum
clandestin dans les fonds du Bureau des terres occidentales), Varsovie, 1943, p. 168-173
18. WOJCIECHOWSKI Zygmunt, SZAJNOCHA Karol, « Kostrzyń i Szczecin. Studium historyczne i
wojskowe granicy zachodniej Polski » (« Kostrzyn et Szczecin. Étude historique et militaire de la
frontière occidentale de la Pologne »), Varsovie, 1943, p. 173-175
19. « Problem granic polskich » in Głos Warszawy, organ PPR omawiający sprawę wschodniej i zachodniej
granicy Polski » (« le Problème des frontières polonaises » in la Voix de Varsovie, organe de presse du
PPR évoquant la question de la frontière orientale et occidentale de la Pologne), Varsovie, 1944, p. 184-
185
117
Année Projet minimal Projet médian Projet Oder-Neisse Projet maximal
1940 3 2 1
1941 1 1
1942 2
1943 3 3 1 2
1944 2 2 2 1
Total
Moyenne par an :
9 (35 %)
1.8
7 (27 %)
1.4
7 (27 %)
1.4
3 (11 %)
0.6
Tableau représentant l’évolution de la fréquence des divers projets territoriaux polonais selon le
temps84
À partir de ce tableau, c’est le projet minimal, celui qui réclame des aménagements de
frontières limités, qui est le plus souvent présenté pendant la guerre. Cependant, plus de la
moitié des projets présentés (54 % à eux deux) réclament des annexions plus importantes que
le rattachement de la seule Prusse orientale, de la Haute-Silésie dans son entier, sans compter
la part des projets maximalistes. Le projet minimaliste est, en fait, loin de susciter le
consensus. La majorité des spécialistes polonais travaillant sur ces questions veulent des
annexions plus importantes, sans toutefois forcément aller jusqu’à revendiquer tous les
territoires à l'est de la Ligne Oder-Neisse. Si un projet se maintient avec constance et de
manière notable pendant toute la guerre, c’est le projet officiel minimaliste. En revanche,
semblent se renforcer, à partir de 1942, des tendances plus revendicatives : on note
20. NEJMANN Lech, Wstęp do broszury wyd. Szaniec Dziedzictwo Piastów (Introduction à la brochure
éditée par Szaniec « l’Héritage des Piast », Varsovie, 1944, p. 189-191
21. Manifest Polskiego Komitetu Wyzwolenia Narodowego (Manifeste du Comité polonais de libération
nationale), Moscou, 1944, p. 210
22. « Granice nasze staną na Odrze i Nysie. Ostateczne klęska niemieckiego Drang nach Osten » in
Zwyciężymy. Gazeta żolnierza, (« nos Frontières sont sur l’Oder et la Neisse. La défaite définitive du
Drang nach Osten allemand » in Nous vaincrons. Gazette du soldat, Londres, 1944, p. 213-214
23. Fragment opracowania Ministerstwa Prac Kongresowych Pomorze nadodrzańskie (wstępne dane i
argumenty w sprawie północnej części zachodniej granicy Polski), (Fragment du travail du ministère
des Travaux pour le Congrès la Poméranie de l’Oder (données introductives et arguments concernant la
partie nord-ouest de la frontière occidentale de la Pologne), sans date, p. 214-218
24. WIENIEWICZ Józef, « Granica polsko-niemiecka » in Polska walcząca. Żołnierz Polski na obczyźnie,
(« la Frontière polono-allemande » in la Pologne combattante. Le Soldat polonais à l’étranger,
Londres, 1945, p. 218-220 84 Les chiffres en gras montrent le/ les année(s) de plus forte incidence pour chaque projet, les chiffres en italique
indiquent les années où le nombre d’incidence est supérieur à la moyenne par an sur les cinq ans.
118
l’augmentation du nombre et de la proportion des projets de frontières sur l’Oder-Neisse, et
l’apparition nette des projets maximalistes. Dans un second tableau, la présentation des
auteurs permet de faire des liens entre orientation politique, origine professionnelle et projets :
Auteurs des
projets
Projet minimal
(officiel)
Projet médian Projet Oder-
Neisse
Projet maximal Nombre
Gouvernement
de Londres85
5 2 1 8
Cercles
militaires86
2 1 2 5
Presse liée à
l’AK
1 1 2
Mouvement
national (SN)
1 2 2 5
Délégation du
gouvernement87
2 2 4
Communistes 1 1 2
Tableau représentant le nombre et la proportion des divers projets territoriaux polonais selon
l’origine politique et professionnelle de leurs auteurs88
Ces résultats confirment majoritairement les hypothèses antérieures. Ils appellent toutefois
quelques commentaires. La préférence du gouvernement de Londres pour le projet minimal
est toujours marquée, posture qui relève à la fois du réalisme politique et de la tactique
diplomatique. En effet, pour maintenir la possibilité de garder les confins orientaux à
l’intérieur des frontières de la Pologne, le gouvernement de Londres ne veut pas présenter de
revendications trop étendues à l’ouest, qui pourraient servir à justifier la cession des confins
orientaux à l’URSS. Les cercles militaires sont eux tenaillés entre une fidélité aux
revendications officielles, et un souci de garantir une réelle sécurité à la Pologne, sécurité qui
ne peut pour eux être atteinte que par la fixation de la frontière sur la ligne la plus aisément
défendable, celle de l’Oder-Neisse. Le nombre de projets présentés par la presse liée à l’AK
85 Dans cette catégorie, on considérera autant les projets issus des organes centraux du gouvernement que les
rapports réalisés pour le MPK. 86 Il s’agit de projets émanant d’État-major, ou des articles de la presse militaire. 87 Il s’agit ici autant des projets issus du Bureau des terres occidentales, une des structures de cette Délégation,
que de la presse liée à ce Bureau. 88 Les chiffres en gras montrent le(s) projet(s) favori(s) selon les auteurs. Les sources sont identiques que celles
du tableau précédent.
119
est ici trop peu important pour que l’on puisse en tirer une conclusion valable. En revanche, la
tentation maximaliste est confirmée pour le Mouvement national, dont la quasi-totalité des
projets fixe la future frontière germano-polonaise sur l’Oder et la Neisse. Les résultats de la
Délégation du gouvernement pour le pays sont intéressants : subordonnée au gouvernement
en exil, ses projets devraient refléter ceux de Londres. Or l’importance du gradient évoqué
précédemment et fondé sur l’opposition entre émigration et personnes restées au pays se
manifeste ici, puisque les projets de la Délégation du gouvernement vont plus loin, voire bien
plus loin, que les revendications officielles. Enfin, les résultats ayant trait au parti communiste
sont peu exploitables, comme pour l’AK, avec cette différence que cette modestie du nombre
de projets semble confirmer que le PPR reste longtemps muet sur la question, ou qu’il ne s’y
intéresse que tardivement, dans une perspective qui n’est pas d’emblée un soutien
inconditionnel à la frontière sur l’Oder-Neisse89. Dans les faits, le PPR attend la prise de
position officielle de l’URSS concernant la frontière occidentale, qui n’intervient pas avant la
fin 1944. Ces tendances générales rappelées, la présentation de quelques projets territoriaux
significatifs permettent d’illustrer les grandes évolutions de la pensée occidentale polonaise
pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans un premier temps, c’est le projet minimaliste qui est le plus mis en avant. L’une des
formulations les plus abouties de ce projet est un ensemble de thèses du conseil des ministres
du gouvernement de Londres daté de 1943 et concernant les nouveaux statuts prévus pour les
territoires allemands orientaux à l’issue de la guerre. Il esquisse ainsi une différenciation entre
ces territoires (annexion ou occupation plus ou moins contraignante), et met en évidence des
revendications minimalistes, considérées comme non négociables pour la partie polonaise,
tout en se gardant la possibilité de trouver une marge de manœuvre afin d’accroître davantage
la Pologne à l’ouest. Ainsi, le but est de :
obtenir l’accord des puissances anglo-saxonnes pour intégrer sans condition à l’État polonais la Prusse
orientale et Gdańsk ainsi que la Silésie d’Opole. Il convient en outre de tendre à obtenir un accord
analogue des deux gouvernements évoqués en faveur de notre postulat d’une modification du tracé de
la frontière avec l’Allemagne vers l’ouest, de sorte que cette frontière soit raccourcie90
89 Il convient de remarquer toutefois que le PPR n’a été fondé qu’en 1943, ce qui explique le fait qu’il n’y ait pas
de projets territoriaux communistes avant cette date. 90 WRZESIŃSKI Wojciech (red), DYMARSKI Mirosław/ DERWIŃSKI Zdzisław, W Stronę Odry i Bałtyku,
Wybór źródeł (Dans la Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom III, O Odrę, Nysę Łużycką i
Bałtyk (1939-1944), (Pour l’Oder, la Neisse de Lusace et la Baltique 1939-1944), Wydawnictwo Uniwersytetu
Wrocławskiego (Edition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990, T III, p. 157, ».
120
Pour garantir la sécurité de la Pologne face à l’Allemagne, le document prévoit différents
types d’occupation des territoires allemands. Une première zone serait constituée de territoires
occupés, mentionnés dans la précédente citation, dans le but de les annexer au moment du
Traité de paix. Une deuxième zone, celle d’une occupation stricte, serait installée sur tous les
autres territoires allemands à l'est de l’Oder, et une troisième zone d’occupation polonaise,
plus lâche, serait envisagée à l’ouest de l’Oder, sans que ses modalités et son extension soient
précisées. Cette conception rappelle la logique des plans d’occupation français de la Rhénanie
à la suite de la Première Guerre Mondiale, s’en distinguant juste par une plus notable
proportion de territoires annexés. L’argumentaire du gouvernement de Londres concentre
ainsi ses revendications territoriales sur trois régions, la Prusse orientale, le territoire de la
Ville Libre de Dantzig, et la Silésie d’Opole, partie de la Haute-Silésie qui n’a pas été
rattachée à la Pologne après 1919. Pour étayer ses revendications, il fait paraître régulièrement
une série de rapports et d’expertises sur ces régions, défendant le point de vue polonais. Ces
rapports rassemblent et développent bon nombre d’arguments utilisés par les partisans de la
pensée occidentale polonaise pendant l’entre-deux-guerres91. Un Rapport rédigé par le
Ministère des Travaux pour le Congrès remis au gouvernement de Londres en 1943 insiste
ainsi sur la nécessité pour la Pologne de posséder la Prusse orientale et Gdańsk. Parmi la
batterie d’arguments présents dans ce rapport en faveur du rattachement de ces deux
territoires à la Pologne, deux principaux arguments sont mobilisés, concernant l’un la Prusse
orientale, l’autre la ville de Gdańsk. S’agissant de la première, l’argument est que cette
exclave92 allemande est un danger important, voire mortel, pour l’intégrité et l’indépendance
polonaises, non seulement par sa proximité avec le cœur politique du pays, mais parce qu’elle
remet en cause l’accès de la Pologne à la mer :
La frontière de la Prusse orientale est située en ligne droite à 100 kilomètres de la capitale de la
Pologne- Varsovie. […] La frontière de la Prusse orientale par un arc recourbé de 607 kilomètres passe
en plein cœur de l’État polonais. […] Elle domine le cours de la Vistule, principale artère fluviale de
communication de la Pologne et jouxte les seules liaisons ferroviaires liant tout le pays à la Baltique.93.
91 1. Circulaire du ministre A. Zaleski aux chefs des organes diplomatiques concernant les buts de guerre de la
Pologne, 19 février 1940, Angers. In WRZESIŃSKI Wojciech (red), DYMARSKI Mirosław/ DERWIŃSKI
Zdzisław, op. cit., p. 12. 92 On justifie ce terme par le fait que, si la Prusse orientale est coupée du territoire principal de l’Allemagne, elle
n'est pas une enclave au sens propre du terme, car elle ouvre sur la Mer baltique, d’où l’emploi du terme
d’exclave, plus précis que celui d’enclave. 93 Idem, p. 115.
121
L’argument stratégique est très souvent mobilisé pour la Prusse orientale, étayé par
l’expérience de la campagne militaire de septembre 1939, qui a fait de cette région une base
de départ pour les troupes allemandes ayant pris à revers les défenses avancées varsoviennes.
Concernant Gdańsk, c’est son importance économique qui est mise en avant mais ici
l’argument est encore plus subtil : il s’agit de montrer non seulement que la Pologne a besoin
de Gdańsk, mais encore plus de démontrer que la santé économique de cette ville dépend très
largement de son rattachement à la Pologne :
Le lien économique de Gdańsk à la Pologne se manifeste encore plus par des faits marquants. À partir
du moment où Gdańsk a été à la fin du XVIIIe siècle arraché à la Pologne, le nombre de navires jetant
l’ancre dans ce port a tout de suite baissé. Jusqu’en 1919 la politique des transports de la Prusse, et
ensuite du Reich, a sous-estimé de manière manifeste les intérêts de Gdańsk. Les ports de Szczecin et
de Królewiec94 ont été privilégiés. […] Le renouveau économique de Gdańsk date de 1922, quand il a
été rattaché à l’espace douanier polonais. 95.
S’appuyant sur une lecture partiale de l’histoire, le rapport entend lier la prospérité
économique de la ville à son appartenance à la Pologne, en s’appuyant certes sur des faits
exacts, mais en oubliant, notamment pour la situation économique de la ville après 1919,
d’autres éléments qui viendraient fortement nuancer la portée de cet argument, comme le
statut particulier de la ville ou la situation économique difficile généralisée à l’époque.
Si nous comparons la portée géographique de ces revendications territoriales officielles du
gouvernement de Londres avec celles présentées dans un premier temps par les communistes,
force est de constater que la défense de la frontière sur l’Oder-Neisse n’a pas été d’emblée la
priorité des communistes, qui présentent des revendications territoriales vagues concernant
l’ouest, tout en étant en revanche bien plus clairs sur leur position quant à la frontière
orientale de la Pologne. Dans le manifeste du Comité national de libération polonaise96 du 22
juillet 1944 figure cette apostrophe : « Levez-vous pour la lutte pour la liberté de la Pologne,
pour le retour à la mère-patrie de la vieille Poméranie polonaise et de la Silésie d’Opole, de la
Prusse orientale, pour un accès large à la mer, pour fixer les bornes-frontières sur l’Oder. »97.
94 Nom polonais de Königsberg. 95 Idem, p. 118-119. 96 Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego (on utilisera par la suite le sigle PKWN). Il s’agit de l’organe
exécutif de l’embryon de gouvernement communiste polonais qui se met en place à Lublin à l’été 1944. 97 WRZESIŃSKI Wojciech (red), DYMARSKI Mirosław/ DERWIŃSKI Zdzisław, W Stronę Odry i Bałtyku,
Wybór źródeł (Dans la Direction de l’Oder et de la Baltique, choix de sources), Tom III, O Odrę, Nysę Łużycką i
Bałtyk (1939-1944), (Pour l’Oder, la Neisse de Lusace et la Baltique 1939-1944), Wydawnictwo Uniwersytetu
Wrocławskiego (Edition de l’Université de Wrocław), Wrocław, Varsovie, 1990, T III, p. 210, « Stawajcie do
122
La formulation est particulièrement ambiguë : certes, il est bien fait mention de l’Oder comme
frontière, mais nulle mention de la Neisse de Lusace, de sorte que la frontière dessinée
apparaît comme incomplète. En outre, les régions explicitement mentionnées sont les mêmes
que celles revendiquées par le gouvernement de Londres : la Prusse orientale et la Silésie
d’Opole. La formulation concernant la Poméranie est encore plus difficilement interprétable :
s’agit-il de la Poméranie historiquement polonaise, c’est-à-dire Gdańsk et sa région, auquel
cas les revendications communistes rejoindraient ici celles de Londres, ou de toute la
Poméranie occidentale, comme peut également le laisser supposer la mention de l’Oder ?
Cultivant le doute, le texte du PKWN donne des gages aussi bien à la population polonaise,
tentée par une expansion importante à l’ouest, qu’à l’URSS, dont la position n’est pas encore
totalement arrêtée sur le sujet. Ce faisant, il esquisse un projet de revendications médian,
projet qui revient très souvent pendant la guerre.
Ce projet médian résulte en fait d’un grand nombre de propositions dessinant tout un
ensemble de frontières germano-polonaises possibles entre la frontière de 1939 aménagée
selon les revendications polonaises minimales et l’Oder-Neisse. Il s’agit de dépasser le projet
officiel du gouvernement de Londres, souvent critiqué pour le fait qu’il ne garantit pas une
pleine sécurité à la Pologne, tout en prenant en compte les difficultés qui résulteraient d’une
annexion de tous les territoires jusqu’à l’Oder-Neisse. Il s’agit ainsi de jouer sur la marge de
manœuvre existante à l’égard des gouvernements alliés occidentaux, sans aller trop loin. Le
projet médian qui revient le plus souvent est celui d’une frontière occidentale de la Pologne
établie sur l’Oder et la Neisse de Kłodzko, laissant la majeure partie de la Basse-Silésie à
l’Allemagne. Une telle vision est majoritairement présente dans le projet territorial présenté
par la IIIème section de l’État-Major de l’Armée polonaise en France en 1940. Fondé avant
tout sur la prise en compte du critère stratégique, il voit dans une ligne proche de celle de la
Ligne Oder-Neisse de Kłodzko la meilleure garantie de défense de la Pologne face à
l’Allemagne, du fait que cette ligne raccourcisse grandement la ligne de front, et qu’elle
l’établisse majoritairement sur une frontière naturelle, un cours d’eau. Ce projet est ainsi
présenté et défendu :
Une telle fixation du tracé de la frontière à l’ouest de la Pologne donne la série suivante d’avantages :
a) le raccourcissement de notre frontière avec l’Allemagne à environ 550 kilomètres ; b) l’appui de la
frontière sur la moitié de sa longueur, c’est-à-dire environ 275 kilomètres sur les lignes de terrain
walki o wolność Polski, o powrót do matki-ojczyzny starego polskiego Pomorza i Śląska Opolskiego, o Prusy
Wschodnie, o szeroki dostęp do morza, o polskie słupy graniczne nad Odrą.».
123
naturelles, faciles à défendre, que sont l’Oder et la rive de la lagune de Szczecin ; c) l’élimination du
danger de la réalisation par l’Allemagne d’une attaque double par les ailes 98.
Concernant la fixation de la frontière sur la Neisse de Kłodzko, le document de l’État-
major polonais développe l’argumentaire général et officiel du gouvernement de Londres
concernant la Silésie d’Opole, la fixation de la frontière sur ce cours d’eau revenant à annexer
la majorité de la région à la Pologne, tout en laissant à l’Allemagne les parties de cette région
les plus germanisées :
Les frontières de 1921, partageant d’une manière artificielle et compliquée non seulement un seul
organisme économique et ethnique, mais également un espace ayant une cohérence géographique, ont
été la cause de conditions extraordinairement difficiles de défense de la partie polonaise de la Haute-
Silésie. Pour éviter une menace constante de nos intérêts dans cette partie du pays, il est nécessaire de
repousser la frontière allemande sur la Neisse de Kłodzko. La Silésie d’Opole se retrouverait alors à
l’intérieur des frontières polonaises.99.
De semblables revendications sont proposées dans un document de 1943, programme
territorial du quartier-général de l’Armée de l’intérieur100. Sa conception générale rejoint le
projet médian, mais fixé de manière moindre sur l’Oder et la Neisse de Kłodzko que le
précédent. Il est moins guidé par une volonté d’appuyer la frontière sur des limites naturelles
que sur la volonté de raccourcir au maximum l’arc de cercle dessiné par la frontière
occidentale polonaise, sans toutefois la porter sur l’Oder-Neisse, ce qui engloberait trop de
territoires non-polonais dont la polonisation pourrait s’avérer trop difficile à mener. En effet,
ce projet établit un décompte, pour chacun des territoires convoités, entre les populations
indéniablement polonaises, celles qui pourraient être polonisées, et celles qui, du fait de leur
incapacité à se poloniser, devraient être transférées en Allemagne. Le document examine de
plus près la situation de la Silésie et de la Poméranie occidentale allemandes, pour lesquelles
il préconise des amputations territoriales, donnant un certain nombre de districts frontaliers à
la Pologne, afin de raccourcir au maximum la frontière. Pour la Silésie, il avance des
revendications très précises :
Le minimum de nos exigences doit être d’avancer le rattachement de la partie minière et industrielle
ainsi que des espaces à fort pourcentage de population polonaise, […] seraient sujets à revendication
98 Ibidem, p. 17. 99 Idem. p. 16. 100 « Les buts territoriaux de guerre de la Pologne du point de vue de la défense de l’État ». Document
programme de l’État-major général de l’Armée de l’intérieur, août 1943, Varsovie. op. cit, p. 135-141.
124
quasi totale les districts suivants, les plus occidentaux [parmi ceux revendiqués] : Wschowa
(Fraustadt), Góra (Guhrau), Milicz (Militsch), Syców (Gr. Wartenberg), Namysłów (Namslau), Opole
Międzyrzecz (Meseritz), Babimost (Bomst), Zielona Góra (Grünberg) sa partie orientale, Kożychowo
(Freystadt) sa partie orientale, Głogów (Glogau) sa partie septentrionale.102.
Ces propositions reviennent à annexer une petite moitié de la Poméranie et la frange
orientale du Brandebourg, à la fois pour éloigner la frontière des centres régionaux
importants, voire vitaux pour la Pologne que sont la région du cours inférieur de la Vistule, la
Grande-Pologne, et le bassin industriel de la Haute-Silésie, et pour raccourcir cette frontière.
Ces propositions, si elles relèvent bien d’un projet médian, sont toutefois faites dans un esprit
similaire à celui du gouvernement de Londres : elles sont présentées comme un minimum du
point de vue polonais, mais un maximum de ce que les Alliés occidentaux peuvent accepter,
revendications que le quartier général de l’AK pourrait vouloir augmenter. Le projet médian
revient donc souvent dans les divers cercles polonais qui préparent les revendications
territoriales polonaises, et ce à tel point que pendant longtemps il fait presque figure de projet
territorial polonais officieux. Officiellement, le gouvernement en exil présente un projet
minimal, mais en même tolère voire encourage diverses études prévoyant un projet médian,
dans la mesure où les négociations permettraient de pouvoir espérer plus.
101 Idem, p. 139. 102 Ibidem, p. 139-140.
125
Cartes représentant la frontière occidentale polonaise en 1939 et le projet médian de nouvelles
frontières d’après le document de l’AK (août 1943).
Cartes représentant la frontière occidentale polonaise en 1939 et le projet médian de nouvelles
frontières d’après un document du Bureau des terres occidentales (13 octobre 1943)103.
Néanmoins, le projet médian, comme le minimal, apparaissent vite insuffisants à bon
nombre de spécialistes polonais de la question, qui leur préfèrent le projet sur l’Oder-Neisse
103 Op. cit., p. 143-150.
126
de Lusace. En effet, ils sont nombreux à montrer que le projet médian, en laissant à
l’Allemagne l’essentiel de la Basse-Silésie, étire non seulement la frontière germano-
polonaise, mais aussi continue de faire peser un danger sur la Pologne104. Il sépare notamment
la Pologne de la Tchécoslovaquie, alors que les projets de fédération polono-tchécoslovaque
vont bon train jusqu’au début de l’année 1942. L’alternative la plus adaptée du point de vue
de la sécurité devient alors la ligne sur l’Oder-Neisse, et ce d’autant plus que l’argument du
nombre d’Allemands à éventuellement expulser est de moins en moins pris compte. Nous ne
sous attarderons pas sur les débats sur le tracé exact de la frontière sur l’Oder-Neisse,
notamment dans la région, controversée, de Szczecin, nous contentant d’une synthèse de ce
projet. Il est bien résumé dans une brochure écrite par un capitaine de cavalerie de l’armée
polonaise à Londres, W. Dzieślewski, en 1942105. Il s’agit d’un long développement
argumentatif, fondé sur une mise en récit historiosophique des relations germano-slaves, sur
une vision panslaviste des relations entre les pays slaves, qui étaye l’argument stratégique, le
principal en faveur de la frontière Oder-Neisse. Dans une optique faisant de la frontière un
front à défendre potentiellement, l’Oder-Neisse est la meilleure solution pour réduire au
minimum la longueur de la frontière :
L’atteinte de la plus courte frontière défensive est donc une question d’honneur slave et le devoir le
plus saint de la Pologne et de la Bohême en premier lieu. […] l’unique frontière naturelle la plus
avantageuse à tous points de vue est la ligne courant des sommets de la Forêt tchèque et des
Karkonosze, puis le long de la vallée de la Neisse de Lusace et de l’Oder. Cela signifie pour la
Tchéquie un raccourcissement de sa frontière dangereuse de 1/3, et pour la Pologne (dans les
frontières du traité de Versailles) des ¾, c’est-à-dire à 300 kilomètres en ligne droite106.
En même temps qu’elle réduit au maximum la frontière germano-polonaise, la Ligne
Oder-Neisse est considérée comme un acte de justice historique pour reconstituer la
communauté slave occidentale des origines. Ce document est également intéressant car il
104 Entre autres, on peut citer :
1. Remarques d’Adam Pragier concernant le projet des nouvelles frontières de la République polonaise
préparé par le Bureau des Travaux politiques, 25 novembre 1940, Londres, op. cit., p. 32-33.
2. Rapport du capitaine de cavalerie Dzieślewski « où se situe notre frontière stratégique à l’ouest ? »,
juillet 1942, Londres, op. cit., p. 66-74.
3. « du Dogme de la vie polonaise » in Ziemie Zachodnie Rzeczypospolitej (les Terres occidentales de la
République, il s’agit d’une des publications du Bureau des terres occidentales, formé au sein de la
Délégation du gouvernement au pays), novembre 1942, Varsovie, op. cit., p. 74-77
4. « à travers les terres occidentales vers la Baltique et l’Oder » in Ziemie Zachodnie Rzeczypospolitej,
novembre-décembre 1943, Varsovie, op. cit., p. 153-156. 105 Elle est intitulée « Où se situe notre frontière stratégique à l’ouest ? » (Gdzie leży nasza granicna strategiczna
na Zachodzie ?). 106 WRZESIŃSKI Wojciech (red), DYMARSKI Mirosław/ DERWIŃSKI Zdzisław, op. cit., p. 68.
127
justifie de manière précise l’option d’une frontière sur la Neisse de Lusace par rapport à
l’option de la Neisse de Kłodzko :
Si nous reculions la frontière de la Neisse de Lusace jusqu’au cours supérieur de l’Oder et sur la
Neisse de Kłodzko dans la région au sud de la ville de Nysa, le front polonais se rallongerait de plus
ou moins 300 kilomètres, et le front tchèque de 200 kilomètres, en ligne droite. […] le cours supérieur
de l’Oder est un obstacle opérationnel plus faible107.
Ici, les considérations stratégiques et militaires l’emportent totalement sur celles d’ordre
civil et humanitaire, montrant que la frontière avec l’Allemagne n’est perçue plus que sous
l’angle d’un conflit à venir avec ce pays. Cet argument stratégique est l’un des principaux,
sinon le principal, qui a contribué à radicaliser les revendications territoriales polonaises.
Outre la sécurité que ce projet semblait garantir, il avait aussi l’avantage d’être simple,
s’appuyant sur sa totalité sur une frontière naturelle. Le seul point de débat pouvait porter sur
le tracé de la frontière dans la région de Szczecin et de l’embouchure de l’Oder.
Ultime projet territorial polonais, la version maximaliste des revendications territoriales
polonaises : plus encore que le projet de la ligne Oder-Neisse, il se fonde d’une part sur des
arguments de type stratégique et d’autre part, surtout, sur une vision géopolitique de ce que
doit être la Pologne. Ainsi, le projet maximal tire son origine du discours politique et
historique de groupes de chercheurs à la pointe de la pensée occidentale de l’entre-deux-
guerres, dont un nombre non négligeable sont liés au mouvement politique polonais de la
démocratie-nationale. Il n’est donc pas étonnant que le héraut de cette conception soit
majoritairement le SN. De tels projets émanent parfois aussi de militaires non liés au SN. La
brochure l’Héritage des Piast108, éditée en 1944 par Leszek Prorok en est un exemple
frappant, et particulièrement son introduction, rédigée par Lech Karol Neyman109. Ce dernier
milite pour une frontière occidentale polonaise qui serait calquée sur l’Oder et la Neisse de
Lusace, mais qui ne se confondrait pas avec elle, incorporant à l’État polonais toute la rive
gauche de l’Oder et de la Neisse, et annexant même la majeure partie de la Poméranie
antérieure, à l’ouest de l’Oder :
107 Idem, p. 68-69. 108 Dziedzictwo Piastów. Cette brochure est éditée par le journal clandestin Szaniec, (le Rempart), journal des
Narodowe Siły Zbrojne (Forces armées nationales), la résistance polonaise liée à la Démocratie-nationale. 109 Leszek Prorok (1919-1984) est un écrivain et essayiste polonais qui a occupé des fonctions importantes
durant la guerre dans les structures de commandement du NSZ. Lech Karol Neyman (1908-1948) est un
capitaine du NSZ, un des théoriciens de la pensée occidentale polonaise pendant la guerre. Après la guerre, il
continue la résistance contre les communistes, est arrêté en 1947, condamné à mort et exécuté en 1948.
128
La frontière nécessaire de la Pologne à l’ouest court le long du réseau hydrographique à l’ouest de
l’Oder et de la Neisse de Lusace (et non pas de la Neisse de Silésie). La bande de terre sur la rive
gauche de la rivière frontière s’élargit du sud au nord. Entre les montagnes des Sudètes et Zgorzelec et
Gubin, le long de la Niesse, elle est large de seulement quelques kilomètres, du confluent de la Neisse
et de l’Oder jusqu’au canal des Hohenzollern (la ville d’Eberswalde) d’environ 30 kilomètres. Plus
loin au nord, la bande frontière à l’ouest de l’Oder s’élargit à quelques dizaines de kilomètres,
incorporant les villes d’Anhermünd, Przemysław (Prenzlau), Pozdawilk (Pasewalk), Gryfia
(Greifswald), Strzałów (Stralsund) et l’île de Rügen.110
Les revendications territoriales, parfois poussées très loin, comme celles concernant
Rügen, île située pourtant non loin du Danemark, pourraient sembler totalement fantaisistes
du point de vue du réalisme politique, si Neyman111 ne tentait pas de les justifier tant d’un
point de stratégique qu’historiosophique, voulant reconstituer dans l’après-guerre l’assise
territoriale de la Pologne des Piast, qui s’est effectivement étendue quelques fois au-delà de
l’Oder. Certains projets maximaux entendent même inverser la situation qui a longtemps
prévalu entre la Pologne et l’Allemagne : de même que l’Allemagne a longtemps pris en
tenaille la Grande-Pologne par la Poméranie et la Silésie, la Pologne devrait prendre en
tenaille le Brandebourg en incorporant la Poméranie antérieure et la Lusace. Ces projets
maximalistes, développements de la logique qu’il pouvait y avoir à fixer la frontière sur
l’Oder-Neisse, ont eu un écho assez important en Pologne même, mais leur formulation en
Europe occidentale ne pouvait que soulever nombre d’objections, à une époque où la frontière
sur l’Oder-Neisse était elle-même sujette à caution.
C. Une question récurrente de la politique étrangère polonaise
La période allant de 1945 à 1948 est marquée par une activité intense de formulation de
l’argumentaire polonais en faveur de la polonité des territoires recouvrés. Deux raisons
principales expliquent cette frénésie argumentative : l’attente d’un traité de paix imminent
avec l’Allemagne, pour lequel il s’agit d’affûter ses arguments, la volonté pour le nouveau
pouvoir en Pologne de se présenter comme polonais en se livrant à une surenchère
nationaliste proclamant la polonité des territoires recouvrés et le retour aux frontières de la
Pologne idéalisée des premiers Piast.
110 WRZESIŃSKI Wojciech (red), DYMARSKI Mirosław/ DERWIŃSKI Zdzisław, op. cit., p. 190. 111 NEYMANN Lech, (Polska po wojnie), la Pologne après-guerre, Varsovie, 1941 in WRZESIŃSKI Wojciech
(red), DYMARSKI Mirosław/ DERWIŃSKI Zdzisław, op. cit., p. 58.
129
Le début de la Guerre froide éloigne la perspective d’une résolution du problème allemand
et celle de la frontière occidentale polonaise. Cela explique pourquoi le statut des territoires
recouvrés demeure une question récurrente de la politique étrangère polonaise. À l’époque
stalinienne, la frontière occidentale de la Pologne, nouvellement reconnue par la RDA le
6 juillet 1950, est rebaptisée du nom de « frontière de la paix », dans un argumentaire
prosocialiste faisant du Bloc soviétique le héraut de la paix face à une alliance atlantique et
des États-Unis supposément impérialistes et fauteurs de troubles. Cet aspect ne va pas être
étudié plus précisément ici112. Il mérite cependant d’être souligné dès à présent pour montrer
la permanence de ces questions au-delà des évolutions marquées de la politique intérieure
polonaise pendant la première quinzaine d’années du régime communiste.
La question des territoires recouvrés ressurgit logiquement au moment de l’arrivée de
Gomułka au pouvoir en octobre 1956. Avec pour l’objectif de poursuivre une voie polonaise
vers le socialisme, Gomułka libère la presse polonaise d’un respect trop strict de
l’internationalisme marxiste. La politique étrangère institutionnelle polonaise aborde plus
directement la question de la frontière occidentale polonaise. C’est le cas également pour la
diplomatie polonaise informelle, qui peut être étudiée à travers la presse destinée à l’opinion
publique spécialisée étrangère. Ainsi, l’Association pour le développement des territoires
occidentaux113 fait paraître régulièrement des articles sur la défense des territoires recouvrés
et de leurs frontières décidées en 1945 avec en corollaire la dénonciation du révisionnisme
ouest-allemand à son égard. Ces articles sont édités dans des Bulletins d’information de
l’Agence de presse occidentale114, qui sont rédigés en polonais, puis traduits en anglais et en
français. Les Bulletins qui paraissent en langue étrangère sont bien des pièces constitutives
d’une diplomatie polonaise informelle visant à convaincre les lecteurs étrangers, notamment
le personnel diplomatique anglophone et francophone et au-delà les cercles de pouvoir
occidentaux, du bien-fondé du maintien de la frontière Oder-Neisse et des territoires
recouvrés en Pologne. Ainsi, parmi les 57 bulletins que nous avons pu consulter, près de seize
articles115 traitent de près ou de loin, entre 1957 et 1961, de la question de la défense de la
112 La propagande ne faveur de la frontière de la paix sera abordée plus précisément au chapitre 7, IV. 113 Cf. chapitre 4, IIIC. 114 Zachodnia Agencja Prasowa (ZAP). 115 Bulletin de la ZAP no 1, 1957 (1 article), no 2, 1957 (1), no 16, 1958 (1), no 1, 1959 (1), no 4, 1959 (1),
no 8, 1959 (1), no 11, 1959 (1), no 9, 1960 (1), no 13, 1960 (1), no 1, 1961 (1), no 5, 1961 (1), no 6, 1961 (1), no 8,
1961 (2 articles), no 10, 1961 (2). Ils proviennent de la Bibliothèque des Slaves de l’Université Paris I Panthéon-
Sorbonne. Ladite bibliothèque ne possède pas tous les bulletins parus entre 1957 et 1961, seulement un certain
130
Ligne Oder-Neisse et du révisionnisme ouest-allemand. Il semblerait même que, loin de
décroître avec le temps, la fréquence de ces articles se renforce parallèlement à
l’affermissement du pouvoir de Gomułka. La question de la frontière occidentale avec la
Pologne est traitée de manière différente. L’Agence de presse occidentale insiste sur
l’unanimisme national polonais au-delà des divisions politiques quant à la défense de cette
frontière, notamment dans le numéro 16 de 1958 :
tous les centres politiques polonais à l’étranger ont pris dès le premier moment la même attitude dans
cette question- unique peut-être. Non seulement ils ont appuyé sans réserve les nouvelles frontières
occidentales sur l’Odra et la Nysa, mais ils ont combattu activement par tous les moyens disponibles-
toutes attaques contre les droits de la Pologne à ces territoires.116
À côté de ces manifestations d’unité et d’arguments plus classiques justifiant le tracé, qui
seront étudiés plus tard117, la presse polonaise se plaît à rappeler l’isolement grandissant de la
RFA sur cette question, et à la caricaturer en repère de révisionnistes et de militaristes :
Tout le monde a conscience qu’étant donné le système d’alliance existant, toute tentative de révision
de la frontière sur l’Odra et la Nysa aboutirait à la guerre. Rien d’étonnant dès lors que tous les États y
compris les pays membres de l’alliance atlantique, à l’exception de la RFA, reconnaissent de facto la
frontière polono-allemande.118
La question de la reconnaissance de la frontière Oder-Neisse et de la souveraineté sur les
territoires recouvrés pèse lourdement sur les relations polono-allemandes, que ce soit dans les
relations diplomatiques entre la République populaire de Pologne et la République fédérale
d’Allemagne mais aussi, de manière plus inattendue, sur celles avec la République
démocratique allemande. La résolution de la question allemande dans un sens favorable aux
intérêts polonais est ainsi au cœur de la politique étrangère polonaise de l’après-guerre.
III La question allemande, cœur de la politique étrangère polonaise
S’agissant de la politique étrangère polonaise, nous pouvons un moment nous interroger
sur la pertinence d’une telle appellation dans le contexte d’une inféodation de plus en plus
nombre, qui permettent cependant d’avoir une idée assez précise de la récurrence de certains thèmes dans cette
presse. 116 Bulletin de la ZAP no 16, 1958, p. 37. Les approximations linguistiques ne sont pas dues à la traduction ; elles
figurent telles quelles dans le texte original en français. 117 Cf. les chapitres 5 et 6 notamment. 118 Bulletin de la ZAP no 5, 1961, p. 4.
131
marquée de la Pologne à l’URSS119. De quelle marge de manœuvre les diplomates polonais
disposent-ils entre 1944 et 1961 ? L’histoire du tracé de la frontière polono-soviétique dans
l’ancienne Prusse orientale est particulièrement significative des rapports polono-soviétiques
dans une première période qui irait jusqu’en 1956. En février 1945, les Soviétiques présentent
au gouvernement provisoire de Varsovie un premier projet de partage, fixant la limite entre
les deux pays sur les rivières Pregolia et Pissa, laissant Königsberg en URSS, mais établissant
une frontière plus septentrionale de près de trente kilomètres et laissant à la Pologne
l’essentiel de la Lagune de la Vistule. Ce premier projet est remis en cause par un document
polono-soviétique du 15 août 1945120, qui établit la nouvelle frontière polono-soviétique le
long des frontières des anciens districts allemands, ce qui fait déjà reculer vers le sud cette
frontière d’environ une dizaine de kilomètres. Dans les mois qui suivent, et notamment de
septembre à novembre 1945, l’administration soviétique de la région de Kaliningrad repousse
de manière unilatérale et arbitraire, la frontière polono-soviétique vers le sud d’une vingtaine
de kilomètres, supprimant de fait trois districts polonais constitués ou en cours de constitution,
alors que quelques milliers de Polonais s’y étaient déjà installés. Malgré les protestations du
plénipotentiaire de la Région IV, ces corrections de frontière apparaissent bien vite comme
définitives, et en avril 1946, un nouvel accord est signé entre la Pologne et l’URSS. Dans les
années ultérieures, un certain nombre de corrections sont encore apportées, toutes en faveur
de l’URSS, et ce n’est que le 5 mars 1957 qu’un véritable traité frontalier donne un caractère
officiel et définitif au tracé de la frontière polono-soviétique dans la région.
La question de l’autonomie de la RPP par rapport à l’Union soviétique, notamment en matière
de politique étrangère, revient en fait à poser celle de sa nature, qui a fait l’objet de nombreux
débats dans l’historiographie polonaise des années 1990 et 2000. La Pologne communiste est-
elle un État souverain/ à souveraineté limitée ou est-ce un simple protectorat soviétique ? Un
article d’Andrzej Friszke permet de poser les termes du débat121.Il semblerait que de 1944 à
1956, il y ait un quasi consensus chez les historiens polonais pour considérer la RPP comme
un protectorat polonais : « Presque tous s’accordent à dire que jusqu’en 1956, la souveraineté
119 Cf. chapitre 2, 120 Traité du 15 août 1945, promulgué dans le Journal officiel 1947/ no 25/ rubrique 167. 121 FRISZKE Andrzej, « La République populaire de Pologne (PRL) telle qu’on la voit aujourd’hui (1989-2001)
in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 61-62, 2001, la Pologne d’Est en Ouest, 1945-2001 : nouveaux
voisinages et état des lieux, p. 69-75.
132
de la Pologne était si limitée qu’elle faisait penser à un pays sous protectorat. »122 . Si un
protectorat a bien une politique étrangère, cette dernière est strictement calée sur la diplomatie
du pays protecteur. De fait, il semble que la marge de manœuvre de la politique étrangère
polonaise entre 1944 et 1956 ait été quasiment nulle. 1956 est ici aussi un tournant important :
« Tous s’accordent aussi à dire qu’après 1956, la Pologne obtint une plus grande
autonomie. Mais les limites de cette autonomie sont encore l’objet d’un débat. »123. Depuis
une dizaine d’années, certains historiens vont même jusqu’à octroyer une liberté d’action à la
politique étrangère de la Pologne communiste postérieure à 1956 bien plus grande que ce
qu’elle a dû être, dans un but d’accroître encore davantage la responsabilité des dirigeants
communistes s’agissant des erreurs de la RPP124. S’il est difficile encore aujourd’hui
d’évaluer avec précision le degré d’inféodation et surtout les modalités de subordination de la
politique étrangère polonaise à celle des Soviétiques, il est possible d’esquisser une
périodisation de l’évolution de l’influence de l’URSS sur la RPP. Celle d’Andrzej
Werblan125semble satisfaisante :
-juillet 1944-mai 1945 : occupation réelle de la Pologne par les commandants soviétiques, sous la
protection desquels se forme la nouvelle administration
- juin 1945- été 1948 : soutien soviétique aux communistes polonais dans leur lutte pour le pouvoir
total, en leur laissant une grande liberté d’action intérieure
- été 1948-octobre 1956 : uniformisation totale sur le modèle soviétique
-octobre 1956-décembre 1970 : indépendance relative, avec obligation de rester dans les structures
militaires du bloc et de soutenir la politique étrangère de l’URSS
-décembre 1970-août 1980 : démonstrations de loyauté de la RPP envers l’URSS et en même temps
développement des relations avec les pays occidentaux
- août 1980-décembre 1981 : pression politique et économique exercée par l’URSS, sans précédent
depuis 1956
- état de guerre : relâchement partiel de la pression126
Si une politique étrangère polonaise a bien existé entre 1944 et 1989, cette dernière semble
avoir été totalement fonction de la politique étrangère soviétique entre 1944 et 1956. Après
1956, sa marge de manœuvre s’élargit, en témoignent l’attitude de Gomułka face à
Khrouchtchev en 1956 et le Plan Rapacki en 1958. Si elle se doit de respecter quelques
122 FRISZKE Andrzej, op. cit., p. 70. 123 Idem. 124 Par exemple, NOWAK Andrzej, History and geopolitics. A contest for Eastern Europe, Éditions du PISM,
Varsovie, 2008 125 (1924- ). Historien communiste étroitement liée à la RPP. 126 FRISZKE Andrzej, op. cit., p. 71.
133
fondamentaux (Pacte de Varsovie, soutien général à l’URSS, fraternité socialiste), elle gagne
le droit de développer des relations multilatérales qui dépassent le cadre strict du Bloc de
l’Est. À l’intérieur même de ce dernier, les relations avec les pays frères ne suivent pas
forcément la logique d’unité sans faille affichée par la propagande soviétique, ce qui peut se
voir avec l’étude des relations polono-allemandes.
La question allemande, comprenant à la fois le problème de la division de l’Allemagne,
des relations de la Pologne avec chacun des États allemands, la problématique de la
reconnaissance de la frontière occidentale de la Pologne par la RDA et la RFA et du statut des
territoires recouvrés, ainsi que celle de la minorité allemande en Pologne, est le principal
problème de la diplomatie polonaise entre 1945 et 1970. Pour la période qui nous intéresse,
deux périodes sont à distinguer : celle pendant laquelle l’État allemand n’existe plus jusqu’en
1949, puis celle commençant avec la constitution de deux États allemands antagonistes. Les
relations avec la RDA seront distinguées de celles avec la RFA.
A. Le temps de l’incertitude
Le rapport polonais à la question allemande ne peut être compris sans préciser son
influence dans le déclenchement de la Guerre froide. Contrairement à ce qui a longtemps été
pensé, la division de l’Allemagne n’était pas une fatalité dès 1945 ou plutôt, ce n’était pas une
fatalité pour les acteurs principaux des relations internationales. Il convient en effet de
distinguer entre les attitudes des acteurs de la scène politique allemande et celles des grandes
puissances. Pour les premiers, dans les zones occidentales comme dans la zone orientale, il
apparaît très rapidement que non seulement la division de l’Allemagne est inévitable, mais
qu’elle est souhaitable. Ainsi, selon les analyses de Wilfried Loth, Adenauer et Ulbricht
comprennent dès 1945 que l’évolution des rapports internationaux ne pourrait déboucher que
sur une division de l’Allemagne et ne mettent rien en œuvre pour l’empêcher127. Pour le
leader des démocrates-chrétiens, un État allemand unifié signifie au mieux un risque de retour
au nationalisme allemand, au pire celui d’une extension du communisme à l’Allemagne toute
entière. Le chef des communistes est-allemands est quant à lui conscient de la précarité de sa
situation politique : sans soutien soviétique et au sein d’une Allemagne unifiée, il n’a aucune
chance d’instaurer l’État soviétique auquel il aspire. L’unification signifie donc pour lui la
127 LOTH Wilfried, « l’Allemagne dans la Guerre froide : stratégies et décisions » in WESTAD Odd Arne,
Reviewing the Cold War, Frank Cass, Londres/Portland, 2000.
134
marginalisation politique et le fait de laisser passer une chance, unique peut-être, d’instaurer
un véritable État socialiste en Allemagne.
À l’échelle internationale cependant, les alliés occidentaux comme les Soviétiques ne
souhaitent pas de division de l’Allemagne. La neutralisation d’une Allemagne unie semble
réalisable et est en tous cas souhaitée des deux côtés. C’est une mauvaise interprétation des
actions menées de part et d’autre, et non les actions elles-mêmes, qui amène les deux camps à
se résoudre à la division de l’Allemagne. Cette interprétation des origines de la Guerre froide
en Europe met l’accent sur la dimension européenne des facteurs qui ont aggravé les relations
entre les trois Grands128. Les origines de la division de l’Allemagne sont à chercher dans la
décision des Américains et des Britanniques de fusionner leurs zones d’occupation à l’été
1946. Cette décision n’est pas motivée par des raisons idéologiques, mais économiques, afin
de mutualiser les coûts de l’occupation et pour les Britanniques notamment, les réduire. Elle
est interprétée par les Soviétiques comme une volonté de relever trop rapidement l’Allemagne
et d’en faire un État pour contrer l’expansion de l’influence informelle des Soviétiques en
Europe. Malgré la méfiance accrue, rien n’est encore joué, et c’est un enchaînement de causes
avant tout économiques qui aboutissent au tournant et à la rupture que représente pour
l’Union soviétique et les pays qu’elle est en train de satelliser le Plan Marshall. Malgré la
constitution de la bizone au 1er janvier 1947, le Royaume-Uni, dont la politique économique
reste encore impériale et au-dessus de ses moyens réels, est frappé par une crise économique à
partir de février. Cette dernière commence à s’étendre à l’Allemagne occidentale et à d’autres
pays d’Europe occidentale. Pour éviter une déstabilisation des pays occidentaux qui
pourraient avoir des répercussions politiques indésirables, les États-Unis interviennent en
proposant le Plan Marshall le 5 juin129. À partir de ce moment, l’URSS interprète de plus en
plus la fusion des zones d’occupation comme le préliminaire à une extension de l’influence
économique américaine dans sa sphère d’influence. Si elle n’arrête pas officiellement de
militer pour une réunification de l’Allemagne, elle le demande à des conditions garantissant la
survie de la position privilégiée du SED, conditions que les États-Unis ne peuvent accepter.
128 Nous nous appuierons ici particulièrement sur le chapitre de REYNOLDS David, « la dimension européenne
de la Guerre froide » in PAINTER David S., LEFFLER Melvyn P. (éd.), Origins of the Cold War, Routledge,
New York/ Londres, 2ème édition, 2005, p. 167-177. 129 Un accroissement démesuré de l’influence politique des forces d’extrême-gauche à l’occasion d’élections
notamment. Tout cela intervient dans un contexte politique tendu, avec la multiplication de grèves en Franc et en
Italie notamment, tandis que les grandes chaleurs de l’été font craindre une pénurie alimentaire dans une Europe
déjà soumise à un strict rationnement.
135
C’est dans ce contexte qu’il convient d’examiner la politique étrangère polonaise vis-à-vis
de l’Allemagne occupée entre 1945 et 1949. Le gouvernement polonais s’oppose à toute
division de l’Allemagne, et donc à la fusion des seules zones occidentales. Contrairement à la
position française qui veut affaiblir au maximum l’Allemagne en en détachant la Sarre et la
Ruhr, la Pologne préfère une Allemagne unie afin de s’assurer sur toute son étendue qu’une
dénazification semblable à celle menée dans la zone soviétique est bien mise en œuvre130.
L’Allemagne unie semble pour la Pologne une garantie pour neutraliser tous les ferments
nazis et nationalistes qui viendraient remettre en cause le statu quo territorial issu de la
Seconde Guerre mondiale. Les territoires recouvrés sont ainsi le paramètre principal pris en
compte dans l’établissement de la politique étrangère polonaise à l’égard de l’Allemagne.
Après les échecs successifs des différentes conférences des ministres des Affaires étrangères
des quatre, la perspective grandissante d’une division de l’Allemagne et de la reconstitution
d’une Allemagne occidentale impérialiste, militariste et révisionniste, inquiète de plus en plus
le gouvernement polonais. Ainsi, alors même que s’ouvre en février 1948 à Londres une
conférence des pays occidentaux établissant les fondements d’une politique occidentale vis-à-
vis de l’Allemagne, une conférence est organisée sur l’initiative polonaise et avec l’aval des
Soviétiques à Prague. Elle rassemble les 17 et 18 février 1948 les ministres des Affaires
étrangères de la Tchécoslovaquie, de la Pologne et de la Yougoslavie. Une « Déclaration
concernant l’Allemagne » est publiée suite à cette conférence, qui met en garde les
gouvernements occidentaux contre les conséquences d’une division de l’Allemagne pour la
paix et la sécurité en Europe. Parallèlement, les relations entre Alliés se dégradent encore
davantage : la perspective d’une convergence politique et économique des trois zones
occidentales entraîne le 20 mars 1948 le retrait des Soviétiques du Conseil de contrôle allié.
La dissolution de fait de cet organe symbolise l’échec d’un compromis politique entre les
quatre puissances occupant l’Allemagne et marque la fin définitive d’une politique commune
menée à l’échelle de l’ensemble du territoire allemand. Dès lors, les Alliés occidentaux
mettent en œuvre leur plan de convergence de leurs zones d’occupation. Après bien des
réticences, et contre l’internationalisation de la Ruhr, les Français se décident à rallier les
Anglo-Saxons, et le 3 juin 1948 est formée la trizone, qui donne une assise territoriale au futur
État ouest-allemand. Les Soviétiques décident alors de réagir en mettant en place le 23 juin le
130 Le gouvernement polonais pense alors, par idéologie et/ou ignorance, que la dénazification a été menée à bien
dans la zone soviétique, alors même que rétrospectivement, il apparaît que nombre de membres du SED étaient
d’anciens nazis.
136
Blocus de Berlin. Le même jour est lancée une offensive diplomatique, sur l’initiative de
l’URSS : une conférence de tous les ministres des Affaires étrangères des pays sous influence
soviétique se tient à Varsovie. Au terme de cette réunion, un programme en cinq points est
établi, concernant l’Allemagne et afin de maintenir son unité : accélération de la
démilitarisation du territoire allemand, contrôle de son industrie lourde par les grandes
puissances, formation d’un gouvernement uni démocratique, conclusion d’un traité de paix,
retrait des forces d’occupation un an après la signature dudit traité. Cette rencontre est
intéressante à analyser du point de vue de l’évolution des relations internationales au sein
même du Bloc soviétique en formation. Autant la réunion de Prague avait eu lieu sur initiative
polonaise, et était relativement indépendante de la volonté soviétique, autant celle de Varsovie
a été organisée par l’URSS pour appuyer sa politique belliciste à l’égard de Berlin-Ouest.
Ainsi, en l’espace de quelques mois, la transformation d’États encore relativement souverains
en États satellites est actée. Il est toutefois difficile, dans cette période préliminaire, de
distinguer entre ce qui relève d’une réelle initiative diplomatique polonaise et ce qui relève
d’une politique établie à Moscou et imposée aux pays sous influence. En effet, concernant la
question allemande, les intérêts polonais et soviétiques sont similaires ; les deux pays tendent
à vouloir faire reconnaître la même interprétation des accords de Potsdam, celle d’un transfert
de souveraineté définitif des anciens territoires orientaux de l’Allemagne à l’URSS et à la
Pologne. En outre, contrairement à la France qui s’oppose par conviction à une Allemagne
unie et à des Anglo-Saxons qui s’y sont ralliés par résignation, sous le coup de l’évolution des
rapports de force internationaux, tant l’URSS que la Pologne veulent une Allemagne unie,
neutre, sur laquelle une influence diffuse favorable à leurs intérêts pourrait s’étendre. Cette
position explique le retard d’organisation de l’État est-allemand, son statut longtemps précaire
au sein même du Bloc de l’Est. La République populaire polonaise développe des relations de
plus en plus importantes avec la RFA, pourtant son ennemie idéologique, alors que celles
avec la RDA ont pendant un certain temps été plus laborieuses.
B. Les relations avec la RFA
Deux périodes sont à distinguer concernant l’évolution des relations entre la Pologne et la
République fédérale d’Allemagne entre 1949 et 1961 ; à une période de gel quasi-total des
relations jusqu’en 1955 succède un lent réchauffement des relations avec paradoxalement, des
moments de plus grande affinité de la Pologne avec la RFA qu’avec la RDA. Dans un premier
temps cependant, ces rapports sont résumés pour la période allant de 1948 à 1955 par le
137
discours de gouvernement d’Adenauer au Bundestag le 20 septembre 1949 : « Nous ne
pouvons accepter, indépendamment des circonstances, la séparation de ces terres réalisée par
l’URSS et la Pologne. […] Nous n’arrêterons pas de manifester nos prétentions sur ces
territoires avec l’aide de moyens juridiques appropriés. »131. Les deux interprétations
divergentes de Potsdam tendent d’emblée les relations entre les deux pays : la RFA ne
reconnaît pas les changements de frontières réalisés de facto par l’URSS et surtout la Pologne,
et demande le retour aux frontières de 1937132. La République populaire de Pologne ne veut
bien entendu pas entendre parler d’une quelconque révision de frontières et assimile la
possession des territoires recouvrés à la survie de l’État polonais. Les cessions territoriales
concédées à l'est en faveur de l’URSS ainsi que la mise en valeur des régions occidentales lui
empêchent toute position de compromis. La RFA voit en la Pologne un régime liberticide,
dictatorial communiste, répressif à l’égard de la minorité allemande, enjeu important des
relations germano-polonaises, un pays enfin qui viole le droit international par son
appropriation illégale de territoires qui seraient toujours allemands. La Pologne populaire,
quant à elle, voit en l’Allemagne de l’Ouest un État capitaliste bourgeois, continuateur de
l’Allemagne impériale, impérialiste à l’égard de la Pologne, un régime fondé sur le
nationalisme, le révisionnisme et qui n’aurait pas encore tiré de trait sur son passé nazi. Ce
double antagonisme, issu d’un passé lointain pour sa composante nationale et doublé d’un
antagonisme idéologique depuis la constitution des Blocs de l’Ouest et de l’Est, explique le
fait que les relations entre l’Allemagne de l’Ouest et la Pologne sont très mauvaises et
limitées. L’ombre de la Seconde Guerre mondiale et de la politique de l’État allemand à
l’égard de la Pologne pèse de tout son poids : les Polonais de l’époque ne font guère de
distinction entre « allemand » et « nazi ». En outre, les victoires de la CDU, foncièrement
anti-communiste, aux élections législatives depuis 1949, renforce encore les tensions. Les
relations ne sont pas officielles ; dans un premier temps, jusqu’en 1948, elles se limitent à des
contacts avec les pouvoirs allemands locaux et passent toutes par la Mission militaire
polonaise à Berlin. Face à l’évolution politique, les missions militaires consulaires deviennent
en 1948-1949 des consulats polonais dans les zones occidentales. En 1951-1952, apogée de la
Guerre froide, les Alliés occidentaux retirent leurs droits diplomatiques aux agents consulaires
131 GÓRALSKI Witold M., Polska-Niemcy 1945-2007. Od konfrontacji do współpracy i partnerstwa w Europie
(la Pologne et l’Allemagne 1945-2007. De la confrontation à la coopération et au partenariat en Europe),
Polski Instytut spraw międzynarodowych, Varsovie, 2007, p. 37. 132 Cf. le présent chapitre,IIA.
138
polonais en Allemagne de l’Ouest, ce qui rend encore plus difficile les rapports entre Pologne
et RFA. La Pologne réagit en outre de manière déterminée et hostile à chaque fois que la RFA
se voit dotée d’un nouvel attribut qui fait d’elle un véritable État : le 11 mai 1950 lorsqu’elle
reçoit la possibilité de mener sa propre politique étrangère, puis régulièrement dans les années
1954-1955 avec la remilitarisation progressive de l’Allemagne de l’Ouest. C’est le cas
notamment en mai 1955 quand la RFA intègre l’OTAN.
Un autre motif de tensions entre la République populaire polonaise et la République
fédérale d’Allemagne est la question de la minorité allemande de Pologne. Elle est
particulièrement caractéristique du rapport véritable entre les deux pays. Comme nous le
verrons plus loin, tous les Allemands n’ont pas été transférés en Allemagne133. Selon un
rapport du bureau politique du Comité central du PZPR du 10 octobre 1955, il resterait encore
65 000 Allemands en Pologne134. Leur nombre est sujet à débats, les Allemands de l’Ouest
considérant qu’il est bien plus élevé ; de fait, ils comptent aussi parmi les membres de la
minorité allemande de Pologne ceux que l’État polonais appelle les « autochtones »135, c’est-
à-dire les anciens citoyens du IIIe Reich aux origines slaves. Ces derniers passent
massivement pendant la période stalinienne d’une autodéfinition nationale polonaise ou
incertaine à une autodéfinition de plus en plus nettement allemande. Le gouvernement
polonais écarte jusqu’à la fin de 1955 toute possibilité de rapatriement tant à destination de
l’Allemagne de l’Ouest que d’autochtones. Depuis la fin de 1951, des pourparlers ont été
engagés avec la RDA afin de procéder à des actions de « réunions de familles »136, sorte de
regroupement familial avant l’heure visant à réunifier des familles allemandes habitant en
Pologne et en Allemagne. La RFA est tenue à l’écart de ces accords137. En théorie, ce sont les
groupes familiaux minoritaires qui sont censés rejoindre la majorité de la famille dans l’État
où elle réside ; dans les faits, la Pologne en profite pour faire partir même des familles
allemandes restées majoritairement en Pologne. Le but est de réduire au minimum la minorité
allemande pour ainsi ôter tout argument aux révisionnistes ouest-allemands. La RDA se
satisfait de ces transferts qui permettent de réduire au minimum, même si le flux est réduit,
133 Cf. chapitre 3, IA. 134 AMSZ/10-238/p. 69-76. Plus précisément p. 69 pour les nombres. Ils sont situés presque intégralement sur les
territoires recouvrés : 39 000 dans la voïévodie de Wrocław, 22 000 dans celle de Koszalin, 3 500 dans celle de
Szczecin, 1 000 dans celle de Zielona Góra. 135 Cf. chapitre 3, IIIB. 136 akcja łączenia rodzin. 137 Cf. sous-partie suivante.
139
son important solde migratoire négatif à l’époque. Les relations diplomatiques entre Pologne
et RFA expliquent que ces premières opérations de rapatriement excluent presque entièrement
l’Allemagne de l’Ouest.
La situation change avec l’amélioration progressive de ces relations à partir de 1955,
parallèlement à la déstalinisation. Suivant l’URSS, la Pologne met fin en février à l’état de
guerre avec l’Allemagne. Le premier signe de cette détente intervient dans le domaine du
regroupement familial. Comme les relations entre les deux États restent informelles, ce sont
les Croix-Rouge des deux pays qui signent un accord en décembre 1955 pour rapatrier des
membres de la minorité allemande en RFA. À partir de ce moment, un double changement se
produit: le nombre de départs vers la RFA devient plus important que vers la RDA, et les
autochtones deviennent majoritaires. Ainsi, pour la seule année 1956, les chiffres d’une note
du ministère des Affaires étrangères polonais de novembre 1956138 montrent une inversion
des tendances : seules 3 593 personnes partent dans le cadre des accords de transfert vers la
RDA, alors que grâce aux accords signés par la Croix-Rouge, ce sont 8 858 personnes qui
s’installent en RFA. La tendance s’accroît encore après l’arrivée de Gomułka au pouvoir, avec
la libéralisation partielle entre 1957 et 1959. De 250 à 300 000 personnes partent alors vers
l’Allemagne, majoritairement vers la RFA139. L’exemple de la Varmie-Mazurie est
particulièrement significatif avec une véritable hémorragie de la communauté des autochtones
de cette voïévodie. Ne se reconnaissant pas dans l’État polonais, ils choisissent en majorité
d’émigrer vers la RFA :
138 AMSZ/10-238/p. 120. Les chiffres seront précisés dans la sous-partie suivante. 139 Pour les sources de ces estimations, cf. également la sous-partie postérieure.
140
Années 1952-1955 1956 1957 1958 Total 1956-
1958
Total
1952-1958
Départs officiels
vers l’Allemagne
1990 2 892 15 574 13 467 31 933 33 923
Changement de
résidence pour
une destination
inconnue (départs
non-officiels)
3 972 11 173 12 461 27 606 27 606
Départs totaux
potentiels vers
l’Allemagne
1990 6 864 26 747 25 928 59539 61 529
Tableau des départs d’Allemands et d’autochtones de la voïévodie de Varmie-Mazurie vers la RFA
ou la RDA entre 1952 et 1958140
Le tableau indique d’une part l’importance du départ des autochtones vers l’Allemagne après
1956 ; en se fondant sur le nombre de 100 000 autochtones en Varmie-Mazurie en 1945141, en
considérant que leur nombre est resté à peu près stable jusqu’en 1955 du fait de l’impossibilité
d’émigrer en Allemagne et des caractéristiques démographiques de la population (une faible
natalité du fait du déséquilibre entre les sexes et de la proportion importante de personnes
âgées ), ce sont donc environ 60 % des autochtones de la voïévodie d’Olsztyn qui partent en
Allemagne, légalement et de plus en plus illégalement, entre 1956 et 1959. L’afflux de
population autochtone en Allemagne de l’Ouest permet d’entamer un rapprochement entre la
RFA et la Pologne. Le gouvernement polonais entend tirer parti de sa libéralité dans la
délivrance des autorisations de départ des autochtones pour avancer sur d’autres dossiers. Une
note du directeur du Département IV du ministère des Affaires étrangères polonais datée du
20 septembre 1957142 indique les buts poursuivis par la diplomatie polonaise : obtenir de
l’Allemagne de l’Ouest la reconnaissance de la frontière sur l’Oder-Neisse et renforcer les
liens économiques entre les deux pays, dans une période économique difficile pour la
Pologne. Dans cette perspective, l’émigration des autochtones et des Allemands de Pologne
est un élément de la stratégie diplomatique polonaise afin de normaliser ses relations avec la
140 AAN/TRZZ/966/p. 63-66 141 Cf. chapitre 3, IIIB. 142 AMSZ/10-106. In JAROSZ Dariusz, PASZTOR Maria (réd.), Polskie dokumenty dyplomatyczne 1957,
(Documents diplomatiques polonais), PISM, Varsovie, 2006, p. 666-671. Le Département IV est plus
particulièrement chargé, jusqu’à la réorganisation de 1960, de s’occuper des relations de la Pologne avec les
deux États allemands.
141
RFA et d’assurer sa sécurité. Les relations se réchauffent donc progressivement entre les deux
pays, même si aucune étape majeure n’est franchie entre 1957 et 1961 et que les relations se
tendent au gré de telle déclaration révisionniste en Allemagne de l’Ouest ou de telle plainte
des autochtones en Pologne. Paradoxalement cependant, la tendance globale dans les relations
bilatérales semble à la fin des années 1950 bien plus positive qu’avec la RDA. Il convient en
définitive de nuancer partiellement l’antagonisme entre les deux pays. Les deux
gouvernements surinterprètent plus ou moins consciemment les actions hostiles de part et
d’autre à des fins politiques. En RFA, le révisionnisme affiché d’Adenauer est en partie une
posture électoraliste pour faire le plein de voix auprès des organisations de réfugiés, encore
puissantes dans le paysage politique ouest-allemand. En Pologne, le révisionnisme est
également exagéré à dessein pour justifier l’intangibilité de l’ordre politique issu de la
Seconde Guerre mondiale et notamment l’alliance privilégiée mais de fait inégale entre la
République populaire de Pologne et l’Union soviétique. Cette dernière intervient
régulièrement dans les relations entre la Pologne et la RDA qui ne sont pas aussi simples
qu’aurait pu le laisser présager le statut de démocraties populaires de ces deux pays.
C. Les relations avec la RDA
L’étude des relations diplomatiques entre la Pologne et la RDA est intéressante car elle
permet de briser une vision trop monolithique des relations internationales au sein des pays du
Bloc de l’Est, où tout devrait passer nécessairement par l’URSS qui assurerait par sa
domination sans partage la cohérence du Bloc et des relations cordiales et fraternelles entre
démocraties populaires143. Les rapports entre la République démocratique de Pologne et la
RDA peuvent se subdiviser en trois périodes. Avant même la fondation de la RDA, les
rapports sont globalement mauvais entre le gouvernement polonais et le SED fraichement
formé. Jusqu’en 1948-1949, la direction du SED est assez largement révisionniste à l’égard de
la frontière germano-polonaise. Pendant la période stalinienne, paradoxalement, intervient un
renforcement des relations entre les deux pays, notamment suite à la signature du Traité de
Görlitz ; il ne serait même pas incongru de présenter cette période comme la période la plus
apaisée des relations entre la Pologne et l’Allemagne de l’Est. Enfin, à partir de 1955, se
succèdent des phases de tensions et de détentes, mais la tendance est à la dégradation des
relations, notamment du fait de l’évolution politique intérieure de la Pologne, du rapport de
143 Nous nous appuierons notamment sur l’ouvrage ANDERSON Sheldon R., a Cold War in Soviet Bloc :
Polish-East German relations : 1945-1962, Routledge, New York, 2018. Le titre est à lui seul évocateur.
142
cette dernière à la question allemande en générale et à la RFA en particulier et de la question
de la minorité allemande de Pologne.
La situation politique des deux partis communistes explique les relations mauvaises qu’ils
entretiennent dans un premier temps. Le PPR est contraint à se livrer à une surenchère
nationaliste pour essayer d’apparaître légitime auprès du peuple polonais, et se pose ainsi en
défenseur de la Ligne Oder-Neisse. Pour cela, il se verrait bien prendre la thèse d’un front
panslaviste d’union des pays slaves contre l’Allemagne. Le traumatisme de la Seconde Guerre
mondiale est encore proche, et les communistes polonais se méfient d’autant des communistes
allemands que même le KPD d’Allemagne occidentale demande la révision de la Ligne Oder-
Neisse. Le SED quant à lui est pris en tenaille entre une double légitimité. Soutenu par
l’Union soviétique à qui il doit sa conquête progressive du pouvoir en Allemagne de l’Est, il
est censé suivre la politique étrangère soviétique de reconnaissance de la nouvelle frontière et
prôner le dépassement des conflits nationalistes en affichant l’internationalisme marxiste de
rigueur. Idéologiquement, il doit reconnaître la nouvelle frontière orientale de l’Allemagne de
l’Est. Politiquement cependant, notamment durant les années 1946-1947 où il cherche une
assise populaire à son pouvoir, il est prisonnier de sa nature allemande. Comme la grande
majorité de l’opinion est-allemande est contre la cession des territoires recouvrés à la
Pologne, il ne peut défendre cette frontière sans apparaître comme traître aux intérêts de la
nation allemande. Ainsi, dans sa course à la légitimité politique avec le SPD, ouvertement
révisionniste, il adopte lui aussi une attitude révisionniste à l’égard de la frontière germano-
polonaise. Cette posture n’est pas seulement pragmatique, elle est aussi idéologique : les
cadres du SED et l’immense majorité des militants de l’époque pensent non seulement qu’il
faut soutenir une révision de la frontière pour gagner le cœur des Allemands de l’Est, mais
qu’une RDA sans territoires recouvrés n’est pas économiquement viable, coupée d’une bonne
partie de ses approvisionnements en matières premières. De fait, la direction du parti adopte
une position résolument offensive, notamment après le discours de Byrnes à Stuttgart. Ce
n’est qu’à partir de 1947 que le révisionnisme est-allemand commence à être tempéré par
l’Union soviétique, qui se trouve dans une situation complexe : à la fois garantir à la Pologne
l’intangibilité de la nouvelle frontière occidentale tout en ne critiquant pas officiellement le
révisionnisme du SED. Toutefois, lorsque la délégation est-allemande menée par Pieck,
Grotewohl et Ulbricht arrive en janvier 1947 à Moscou dans le but d’obtenir au moins des
corrections partielles de la frontière en faveur de la zone soviétique de l’Allemagne, elle se
143
heurte à un refus clair de Staline. À partir de ce moment, parallèlement à l’éloignement de la
perspective d’élections générales allemandes qui signeraient la fin du quasi-monopole
politique du SED en Allemagne de l’Est, la direction du parti prend conscience de la
durabilité de la frontière et commence à faire une campagne interne pour changer le rapport
du SED à la frontière. En mars 1948, Pieck annonce pour la première fois officiellement que
la frontière germano-polonaise doit rester en l’état. La stalinisation du parti s’accompagne
d’une purge des éléments les moins dociles ; l’un des critères majeurs de tri est le rapport des
militants à l’Oder-Neisse : les révisionnistes sont plus touchés par la purge que ceux qui
acceptent le nouvel ordre territorial. Malgré cela, en privé, de nombreux membres du SED,
notamment les anciens militants du SPD, sont opposés à la reconnaissance de la frontière
Oder-Neisse comme nouvelle frontière entre la Pologne et ce qui devient en 1949 la RDA.
L’acceptation officielle de la frontière Oder-Neisse par la RDA, signifiée par le Traité de
Görlitz, marque une phase de net réchauffement des relations entre Polonais et Est-
Allemands. Ce rapprochement se concrétise autour de la minorité allemande de Pologne et de
son rapatriement éventuel en Allemagne de l’Est. Des notes de discussions entre membres du
PZPR et du SED menées le 11 octobre 1956 à Varsovie résument les domaines de relation
entre les deux pays pour la période allant de 1950 à 1956.
a) la réunion des familles
b) la visite mutuelle des proches
c) l’aide pour la RPP dans le domaine de l’enseignement pour la minorité nationale allemande
d) la question des fournitures en charbon et en coke144
La question de la minorité allemande en Pologne constitue ainsi l’essentiel des relations entre
RDA et Pologne, les considérations économiques ne sont que brièvement évoquées et
viennent après ; ce classement montre alors le peu de contenu de la coopération économique
censée avoir lieu entre membres du COMECON. La RDA devient ainsi jusqu’en 1955
l’unique réceptacle de l’émigration des Allemands de Pologne. Une loi du Conseil des
ministres polonais du 7 avril 1951 prévoit un regroupement familial pour les familles séparées
par l’Oder-Neisse145. L’accord effectif est signé le 1er février 1952, sous la pression de
l’URSS. La coopération semble fonctionner entre les deux États dans ce domaine-là.
Total général 37 383 14.2 % 226 373 85.8 % 263 756
Tableau représentant les départs vers la RFA/RDA, notamment des autochtones, en fonction des
voïévodies entre 1956 et 1959
Le tableau précédent montre qu’au moins 60 % des personnes liées d’une façon ou d’une
autre à l’Allemagne qui sont parties entre 1956 et 1959 sont des autochtones. Il essaie de
présenter un bilan des réductions des communautés autochtones selon les voïévodies. Elles
149 Les estimations du nombre d’autochtones pour chaque voïévodie sont fournies par une note du Comité central
du PZPR d’octobre 1957 : AAN/KC PZPR/ 237/ XIV-153, p. 3639 in JANKOWIAK Stanisław, op. cit., p. 469-
471. 150 Ce nombre est, nous l’avons vu précédemment, à prendre avec des précautions. En effet, l’émigration non-
officielle double potentiellement le nombre de départ. 151 Les voïévodies comptabilisées comme « voïévodies autochtones » sont celles où nous considérons que la
grande majorité des transférés vers les deux États allemands sont des autochtones. La proportion exacte
autochtones/allemands n’étant pas connue, nous nous contentons de donner des ordres de grandeur pour estimer
la proportion d’autochtones partis de chaque voïévodie. 152 Ce nombre semble surévalué, ce qui implique que la proportion des communautés autochtones touchée par
l’émigration vers l’Allemagne peut être un peu supérieur à celui estimé. 153 Ces deux voïévodies ont été mises à part au sein des territoires recouvrés car dans ces deux régions la
majorité des départs vers l’Allemagne, vu la modestie des communautés autochtones et l’importance des flux
migratoires, doit être constituée de membres de la minorité nationale allemande comprise au sens restreint
(excluant les autochtones).
148
sont toutes notablement touchées, perdant entre 10 et 30 % de leurs membres, la plus
concernée étant la communauté autochtone de Varmie-Mazurie déjà fortement réduite dès la
fin des années 1950. Ce tableau permet en outre de montrer que les autochtones sont encore
plus hostiles à la RDA que les non-autochtones partant vers les Allemagne. Le rapport
RDA/RFA est de toute manière quelle que soit la population très défavorable, ce qui nuit aux
relations entre la RDA et la Pologne.
La troisième et principale raison du regain de tensions entre les deux États communistes
réside dans le déclenchement de l’Octobre polonais et dans les transformations qu’elle
implique en Pologne. Walter Ulbricht, partisan de l’orthodoxie stalinienne, se pose en
champion d’un communisme soviétique face à la tentation des voies nationales vers le
communisme, et notamment celle qui semble choisie par Gomułka. Plus que les
transformations politiques, ce sont les réformes économiques engagées par l’équipe réformiste
de Varsovie qui inquiète Berlin-Est. La RDA accuse ainsi la Pologne de trop penser en termes
nationaux et de négliger les échanges au sein du COMECON. Ainsi, pour pouvoir tenir son
rang de vitrine du socialisme et développer son industrie, elle demande des livraisons toujours
plus grandes de charbon de Haute-Silésie, ce que le gouvernement polonais refuse de lui
fournir, prétextant la situation économique délicate du pays après les échecs du Plan sexennal.
La Pologne réclame quant à elle la livraison des biens de consommation prévus, et de
meilleure qualité. Les accusations de la RDA envers la République populaire polonaise se
doublent d’accusations de privilégier les relations économiques avec la RFA. L’ouverture
économique de la Pologne de Gomułka à l’Ouest, notamment la RFA, est désapprouvée par le
gouvernement est-allemand. Pour compenser la baisse des relations commerciales avec la
Pologne, il développe ses relations commerciales avec l’URSS et essaie de dynamiser ses
échanges au sein du COMECON. La politique commerciale des deux démocraties populaires,
leurs stratégies divergentes, montrent ainsi des divisions naissantes au sein du Bloc de l’Est.
Cela est particulièrement visible pour la Pologne entre 1957 et 1961. Les tensions
économiques entre Pologne et RDA sont particulièrement vives en 1957-1958, et rejoignent le
problème existentiel de la RDA : apparaître comme un partenaire fiable des relations
internationales, qui demande à être traité sur un pied d’égalité avec la RFA. Les livraisons
privilégiées de charbon polonais vers la RFA à cause des meilleurs tarifs du marché sont ainsi
critiquées et produisent jusqu’en 1960 une mini Guerre froide au sein du Bloc de l’Est. Les
Allemands de l’Est, pour résoudre la fuite de leur population en RFA et obtenir des garanties
149
de maintien du statu quo territorial et étatique, essaient d’entraver la stratégie de la détente
portée par les Polonais avec le Plan Rapacki154. À l’occasion éclate au grand jour le caractère
partiellement pragmatique du ralliement du SED à la frontière Oder-Neisse malgré la
signature du Traité de Görlitz : les communistes est-allemands n’hésitent pas alors à faire du
chantage envers leurs homologues polonais, liant leur attitude envers la ligne Oder-Neisse à
l’évolution des réformes menées en Pologne suite à l’Octobre polonais : « Les Allemands de
l’Est ont informé le PZPR que le cours de la politique en Pologne pourrait influencer leur
attitude positive à l’égard de la frontière. »155. Ces menaces n’ont pas été bien sûr suivies
d’effet, mais elles montrent l’importance stratégique de la frontière germano-polonaise en tant
qu’enjeu de la politique étrangère est-allemande. Le regain de tensions entre l’Est et l’Ouest
au début des années 1960 et la normalisation de Gomułka, qui revient à un communisme plus
fidèle à un modèle soviétique, apaisent les tensions. Néanmoins, les arrière-pensées
demeurent entre les deux pays, de sorte que selon Sheldon Anderson : « le principal problème
[…] était le refus du SED de reconnaître la revendication historique de la Pologne au territoire
allemand. […] Les Polonais soupçonnaient le SED de vouloir maintenir toutes les options
ouvertes pour une révision des frontières en cas de réunification de l’Allemagne. »156. Ceci
montre en définitive que bien souvent, c’était davantage le pragmatisme qui dominait dans les
politiques étrangères des démocraties populaires que les doctrines idéologiques. De même que
la Pologne n’hésite pas, pour le bon développement de son économie et pour parvenir à une
reconnaissance de l’Oder-Neisse, à privilégier les rapports commerciaux avec la RFA par
rapport à la RDA, négligeant les circuits officiels du COMECON, la RDA déroge à
l’internationalisme marxiste et à un alignement strict sur les positions soviétiques concernant
la frontière Oder-Neisse. Malgré son communisme affiché, le SED pense toujours en cette
matière selon les catégories nationales allemandes. Il n’affiche qu’un support de façade, plus
ou moins convaincant, à la nouvelle frontière germano-polonaise, tout en se permettant de
l’utiliser dans les discussions avec la partie polonaise.
Ce n’est donc pas la Pologne en tant que telle qui a pu être ferment d’instabilité
majeure au cours de la première période de la Guerre froide, s’étendant du refus soviétique du
Plan Marshall à la crise de Cuba (1947-1962). L’importance stratégique de la Pologne aux
154 Cf. le présent chapitre, IC. 155 ANDERSON Sheldon R., op. cit., p. 147. 156 Idem, p. 262.
150
yeux de Staline, la résignation des Anglo-saxons, l’absence de force politique polonaise
majeure pour coopérer avec les communistes imposés par Moscou, la dégradation des
rapports entre les Grands au sujet de l’Allemagne forment le faisceau causal qui a mené à la
satellisation de la Pologne. Une fois la présence de la Pologne dans ce Bloc actée, la question
des territoires recouvrés devient une partie du problème géopolitique majeur de la Guerre
froide européenne : le statut de l’Allemagne. En ce sens, une partie du sort des territoires
recouvrés réside dans les relations entretenues entre la République populaire de Pologne
d’une part et les Allemagne d’autre part. La question de l’appartenance nationale de ces
régions établit un point commun intéressant entre deux Allemagne que presque tout oppose.
Dans les deux États, tant au niveau de l’opinion publique que des gouvernements, le
révisionnisme à l’égard de l’Oder-Neisse semble rester majoritaire durant les années 1950.
Dans le cas ouest-allemand, ce révisionnisme est ouvert, mais en partie pragmatique,
puisqu’Adenauer est conscient que le temps joue contre le retour de ces régions à l’Allemagne
et qu’il n’est pas soutenu sur ce point par ses alliés. Dans le cas est-allemand, le révisionnisme
est implicite et refoulé, mais des retours du refoulé existent, avec des utilisations
pragmatiques de la reconnaissance de la frontière pour peser dans les relations germano-
polonaises. Le chapitre nous montre donc à la fois la question des territoires recouvrés comme
objet actif des relations internationales au cœur de la Guerre froide et la permanence de
stratégies nationales au sein d’un groupe de pays censés agir collectivement et favoriser les
solutions internationales.
151
Chapitre 2 : La Pologne de 1944 à 1961 :
les contextes politiques et économiques
de l’intégration des territoires recouvrés
Dans ce chapitre seront abordés les multiples bouleversements de la Pologne d’après-
guerre, aussi bien d’un point de vue politique que social et économique, qui font d’elle une
démocratie populaire. À l’intérieur de ces dix-huit premières années de pouvoir communiste,
trois périodes seront distinguées : la première s’étend de 1944 à 1948, époque de l’installation
au pouvoir du parti communiste. La deuxième va de 1949 à 1955, et traite de la stalinisation
de la Pologne : dans presque tous les domaines, le pays s’aligne sur le modèle soviétique.
Cette période est le prolongement et l’amplification des phénomènes observés dans la période
précédente.
Après cette première phase de soviétisation et de stalinisation de la Pologne, l’année
1956 ressort comme césure qui, pour le pays, coïncide avec un nouveau départ. Après
l’Octobre polonais, s’étend la dernière période d’étude (1956-1961). La politique communiste
polonaise est réorientée : si la Pologne reste bien une démocratie populaire, on observe un
arrêt de la politique de soviétisation dans tous les domaines voire, dans certains cas, un retour
en arrière. Après la fermeture totale du système communiste polonais qu’on pourrait qualifier
de phase totalitaire, le régime s’ouvre relativement et se stabilise en un système politique,
certes autoritaire, mais qui a perdu ses caractéristiques totalitaires. Quelles ont été les
incidences générales de ces évolutions sur les territoires recouvrés ?
I La sortie de guerre de la Pologne (1944-1948)
Après avoir esquissé un bilan humain et matériel de la guerre, seront présentées les modalités
de reconstitution de l’État polonais après-guerre. Enfin, la sortie de la guerre correspond
politiquement et économiquement à un pluralisme de façade : plusieurs partis sont au
gouvernement mais ce sont bien les communistes qui ont les principaux ministères et qui
152
contrôlent la majorité des forces politiques tolérées, tandis qu’en économie, un secteur privé
coexiste avec un secteur public toujours plus important.
A. Un pays ruiné par la guerre, des territoires recouvrés exsangues
La Pologne, tant d’un point de vue matériel qu’humain a été l’un des pays les plus
marqués par la Seconde Guerre mondiale. Transformée deux fois en champ de bataille,
d’abord en 1939, puis en 1944-1945, elle présente un bilan très lourd, évalué par une structure
mise en place en 1944 pour estimer les pertes polonaises de la Seconde Guerre mondiale, le
Bureau des réparations de guerre1. Tant d’un point de vue matériel qu’humain, elles sont
difficiles à estimer précisément. Sur le plan matériel, du fait que près de la moitié du territoire
polonais d’avant 1939 a été annexée par l’URSS, ce qui rend impossible la comptabilité des
destructions sur ces terres, d’un point de vue humain, les estimations diffèrent selon que l’on
considère le nombre de Polonais ou de citoyens polonais tués pendant la Seconde Guerre
mondiale2. Les estimations du BOW, s’agissant des pertes matérielles, se concentrent donc
avant tout sur les territoires de la Pologne centrale, dans une moindre mesure sur les territoires
recouvrés nouvellement rattachés à la Pologne. Les chiffres donnent néanmoins une idée des
destructions dues à la guerre. Certains pourcentages généraux sont particulièrement parlants3.
La Pologne, pendant la Seconde Guerre mondiale, a perdu 38% de ses biens nationaux
(l’ensemble des biens polonais, publics comme privés, mobiliers comme immobiliers), 62 %
de son industrie, 50% de son bétail, 43 % de ses biens culturels4. Deux domaines sont
particulièrement sinistrés : les tissus urbains et les biens culturels mobiliers. Ainsi, certaines
grandes villes polonaises ont été quasiment anéanties pendant la Seconde Guerre mondiale :
c’est le cas de Varsovie, détruite successivement en 1939, 1943 et 1944, qui a perdu de 80 à
90 % de ses bâtiments. D’autres villes ont connu des destructions notables, comme Poznań
qui lors de son siège en février 1945 a été détruite à près de 50 %. Les destructions urbaines
1 Biuro Odszkodowań Wojennych. Il est mis en place dès la formation du Comité polonais de libération
nationale, dans le but d’obtenir des réparations de guerre à l’occasion du traité de paix avec l’Allemagne qui était
particulièrement attendu par les Polonais. 2 Il faudrait voir si un inventaire précis des pertes matérielles et humaines de guerre dans les confins orientaux a
été fait du côté soviétique et s’il a été versé au total des pertes de guerres subies par les Soviétiques. 3 On tire ces chiffres de deux livres :
BRZOZA Czesław, SOWA Andrzej Leon, Historia Polski 1918-1945 (Histoire de la Pologne 1918-1945),
Wydawnictwo literackie, Cracovie, 2009, p. 697
PERSAK Krzysztof, MACHCEWICZ Paweł, PRL od lipca 44 do grudnia 70 (la RPP de juillet 44 à décembre
70), Bellona, Varsovie, 2010, p. 9-10. 4 Idem.
153
sont encore plus massives sur les territoires recouvrés, où la grande majorité des villes ont été
défendues avec acharnement par les soldats allemands : des trois villes principales des
territoires recouvrés, Gdańsk, Szczecin et Wrocław, aucune n’a eu de pertes inférieures à
50 %, et, dans le cas de Wrocław, on atteint des niveaux de destruction similaires à ceux de
Varsovie. Dans le domaine culturel, la volonté du régime nazi de détruire la culture polonaise
s’est traduite par le sort réservé aux bibliothèques et aux archives : on estime que 66 % des
collections des bibliothèques polonaises ont été perdues pendant la guerre ; de même, les
archives ont été très durement touchées, et dans certains cas, quasiment disparu: les Archives
des actes anciens5 ont perdu 94 %6 de leurs fonds, notamment pendant la destruction de
Varsovie consécutive à l’insurrection de 1944. Les archives allemandes des territoires
recouvrés n’ont pas eu de meilleur sort : les fonds d’archives ont été dans le meilleur des cas
mis à l’abri dans d’autres régions d’Allemagne ; bien souvent toutefois, ils sont perdus dans
les différents transferts quand ils ne disparaissent pas à la faveur des bombardements ou des
combats. La valeur totale des biens matériels polonais perdus pendant la Seconde Guerre
mondiale équivaut à quatre fois le revenu national polonais de 19387, ce qui donne une idée
de l’échelle des destructions.
Les pertes ont été tout aussi grandes s’agissant de la population polonaise. Elles sont difficiles
à chiffrer avec exactitude. Elles divergent selon les décomptes officiels : 6 millions de morts
polonais pendant la Seconde Guerre mondiale selon le BOW8, 5,8 millions selon l’ONU.
Surtout, ces chiffres peuvent être remis en question selon la définition que l’on donne au
terme de Polonais. Les morts polonais sont les citoyens polonais de nationalité polonaise ou
juive9. Mais d’un point de vue civique, le nombre de Polonais, compris comme citoyens
polonais de 1939, est encore plus élevé. Dans ce cas-là, s’y adjoindraient les citoyens polonais
de nationalité biélorusse, ukrainienne, lituanienne, voire allemande, tués au cours de la
Seconde Guerre mondiale. L’adjonction de ces citoyens au bilan des pertes de la Pologne
n’est pas une tentative partisane pour grossir le nombre des pertes polonaises, mais elle
5 Archiwum Akt Dawnych. Elles rassemblent les archives nationales polonaises du Moyen-Âge jusqu’au début du
XXe siècle. 6 Idem que précédemment pour la source. 7 PERSAK Krzysztof, MACHCEWICZ Paweł, PRL od lipca 44 do grudnia 70 (la RPP de juillet 44 à décembre
70), Bellona, Varsovie, 2010, p. 10. 8 Le rapport final des pertes polonaises est publié par le BOW en janvier 1947. BRZOZA Czesław, SOWA
Andrzej Leon, op. cit., p. 694. 9 On estime que 2,6 millions de Polonais non-juifs sont morts, et entre 3,2 et 3,4 millions de Polonais juifs.
154
répond au souci scientifique de parvenir au plus près de la réalité des pertes d’un territoire
donné dans ses frontières de 1939. Pour parvenir à une estimation plus exacte, il faut
additionner les pertes subies par ces populations au moment de l’occupation soviétique des
confins orientaux de 1939-1941, celles de l’occupation allemande de 1941-1944, enfin celles
des personnes enrôlées et mortes au combat au sein de l’Armée rouge ou tuées par cette
dernière lors des années 1944-1945. Il faut aussi y adjoindre les morts de la minorité
allemande de Pologne qui avaient la citoyenneté polonaise en 1939. D’estimations partielles10,
on arrive assez sûrement au nombre d’un million. Le bilan total humain pourrait être
synthétisé dans le tableau suivant :
Différentes catégories de Polonais
Nombre de morts Population de 1939 % de morts
Polonais ethniques+ Polonais Juifs
5.8-6.0 millions 27.3 millions 21.2-22.0
Citoyens polonais Au moins 6.8-7.0 millions11
35.3 millions 19.3-19.8
Tableau représentant des estimations du nombre de morts et du taux de perte polonais selon une
définition ethnolinguistique et civique de la population polonaise
Ainsi défini, le pourcentage de pertes humaines subies par la Pologne oscille entre environ
19,5 et 21,5 % de la population : un Polonais sur cinq a donc perdu la vie. Ces proportions
importantes s’élèvent encore lorsque l’on regarde en détail les pertes subies par certaines
catégories de population : du fait de la politique menée, tant par l’occupant soviétique que par
l’occupant nazi, à l’égard des élites polonaises, ces dernières ont été décimées. 30 % des
chercheurs polonais ont perdu la vie pendant la guerre, 40 % des médecins, et jusqu’à 57 %
des avocats12. Le pays sort donc fortement amoindri humainement de la guerre, passant d’une
population estimée à 35,3 millions d’habitants en 1939 à 23,9 millions d’habitants selon le
10 Un chapitre de livre de HRYCIUK Grzegorz, « Represje niemieckie na Kresach Wschodnich II
Rzeczypospolitej 1941-1944» (les Répressions allemandes dans les Confins orientaux de la IIème République
1941-1944). Disponible à cette adresse : file:///C:/Users/Utilisateur/Downloads/79-112%20Hryciuk%20(2).pdf
(consulté en août-septembre 2016). 11 Pierre Buhler, dans l’ouvrage déjà cité auparavant (Histoire de la Pologne communiste, Karthala, 1997),
avance le nombre de 7,6 millions de citoyens polonais tués pendant la Seconde Guerre Mondiale (p. 155). Un
autre ouvrage, SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Dzieje Polski. Atlas ilustrowany (Histoire de
la Pologne. Atlas illustré), Demart, 2008 évoque le chiffre de 7,5 millions de personnes (cf. p. 390). Dans
PERSAK Krzysztof, MACHCEWICZ Paweł, op. cit, p. 85, les pertes en nombre de citoyens polonais se montent
à au moins 7 millions. 12 PERSAK Krzysztof, MACHCEWICZ Paweł, op. cit., p. 9.
recensement du 14 février 1946. Cela correspond à un recul de près d’un tiers avec la perte
des confins orientaux au profit de l’URSS13. Les territoires recouvrés, vidés en outre de leurs
populations allemandes, ne peuvent compenser ces pertes démographiques.
Dernier point concernant les pertes humaines : le poids relatif des pertes occasionnées par les
Soviétiques et les Allemands. Comme la majorité des terres polonaises de 1939 a été
uniquement occupée par les Allemands entre 1939 et 1944, les Soviétiques ayant été,
officiellement du moins, alliés de la Pologne entre 1941 et 1943, la grande majorité des pertes
de guerre polonaises a été provoquée du fait des actions allemandes. En termes de
proportions, on estime qu’environ 80 % des pertes polonaises sont dues à l’Allemagne nazie,
20 % à l’Union soviétique14. Cette remarque est importante pour comprendre l’état d’esprit
polonais à l’égard de l’Allemagne, et notamment le développement des projets territoriaux
polonais. L’expérience de guerre des Polonais, majoritairement marquée par les exactions
allemandes, conditionne en outre largement leur représentation des problèmes politiques liés à
la guerre. Dans ce contexte, les populations des confins orientaux ont une vision qui contraste
vivement avec celle du reste des Polonais, ces premiers ayant plus eu à souffrir des
Soviétiques que des Allemands, et ces seconds ne se heurtant à la réalité soviétique qu’à partir
de 1944, voire de 1945. À l’autre extrémité de la Pologne d’avant-guerre, les populations
polonaises des confins occidentaux directement rattachés au IIIe Reich sont marqués par une
violence inouïe, similaire à celle des Polonais des confins orientaux entre 1939 et 1941. Les
uns comme les autres voient leurs vies bouleversées à la fin de la guerre par les changements
territoriaux qui affectent la Pologne en 1944-1945, à la faveur de la reconstitution de l’État
polonais.
B. La reconstruction de l’État polonais
Ce ne sont pas les nombreux argumentaires polonais écrits et exposés pendant la guerre
qui ont permis d’établir la nouvelle frontière occidentale polonaise, mais avant tout la volonté
de l’URSS de faire subir à la Pologne une translation vers l’ouest. Si le principe de la frontière
orientale polonaise est adopté par les trois Grands dès la Conférence de Téhéran en 1943, la
13 Le recul de la population serait encore plus conséquent si l’on avait pris en compte le fait qu’en 1946
demeurent encore de nombreux Allemands en Pologne, destinés à être rapatriés en Allemagne, et ce en nombre
plus importants que les Polonais des confins orientaux non encore rapatriés en Pologne. 14 Même référence que précédemment : l’Atlas illustré, même page. Dans l’ouvrage de Buhler, la proportion est
de 70/30, sachant qu’il s’agit de la proportion de citoyens polonais et non de population polonaise et juive
polonaise.
156
fixant sur la Ligne Curzon15, ces derniers ne sont pas d’accord quant au tracé de la frontière
occidentale polonaise. Si le Royaume-Uni et les États-Unis étaient acquis à la cause
d’aménagements de frontières au profit de la Pologne s’agissant de sa frontière occidentale,
longtemps, les puissances occidentales ont refusé d’accepter une frontière sur l’Oder-Neisse.
Tout au plus certains hommes politiques, notamment britanniques, étaient d’accord pour
favoriser le projet médian, celui d’une frontière sur l’Oder et la Neisse de Kłodzko. Il
semblerait que pendant un certain temps, Staline ait partagé cette vision, avant de proposer
nettement, à la Conférence de Yalta, que la frontière occidentale polonaise suive le tracé de la
Neisse de Lusace, et non de celle de Kłodzko. Le début de l’année 1945 est crucial pour la
réalisation des projets territoriaux polonais. Le Comité polonais de libération nationale,
devenu entre-temps, le 31 décembre 1944, le gouvernement provisoire de la République de
Pologne, dominé par les communistes, se rallie à la Ligne Oder-Neisse et la promeut avec
d’autant plus de détermination qu’il a longtemps laissé cette question de côté et qu’il défend
la Ligne Curzon, très majoritairement réprouvée par l’opinion publique polonaise. Conscient
que cette position lui coûte cher en termes de popularité, mais qu’en revanche les puissances
occidentales ne sont guère satisfaites d’une frontière polonaise sur l’Oder-Neisse, le
gouvernement provisoire décide de prendre les devants et d’utiliser la politique du fait
accompli. Elle consiste, à la suite de l’offensive de l’Armée rouge de janvier 1945, à établir
une administration polonaise sur ces terres afin de les revendiquer. Le premier pas de cette
politique est la résolution prise par le Conseil des ministres polonais le 14 mars 194516. Elle
subdivise administrativement ces terres, les incorpore de fait, symboliquement plus que
réellement, dans l’État polonais. Les provinces et les districts allemands, dont un certain
nombre sont encore tenus par les troupes allemandes, sont remplacés par des régions et des
districts polonais provisoires, confiés à des plénipotentiaires du gouvernement polonais
communiste. Ainsi, la Silésie d’Opole devient la Région I, la Basse-Silésie la Région II, le
Brandebourg oriental et la Poméranie allemande de 1939 à l'est de l’Oder devient la Région
III, le Sud de la Prusse orientale la Région IV. Alors que la guerre n’est pas encore finie, le
gouvernement de Varsovie publie le 30 mars 1945 un premier décret fondant une voïévodie
sur des territoires dont certains ne faisaient pas partie de la Pologne d’avant-guerre. Il s’agit
15 La question de la frontière orientale de la Pologne ne figure pas dans le communiqué final de la conférence.
Néanmoins, elle a bien été évoquée lors des discussions, et les trois Grands sont tombés d’accord pour la fixer
sur la Ligne Curzon. Cf. DAVIES Norman, God’s playground, (le Terrain de jeu de Dieu), Znak, Cracovie,
2010, p. 97-98 et CHURCHILL Winston, Mémoires, Volume V, 2, Plon, Paris, 1952, p. 34-37. 16 AAN/MAP/2387/p. 9-11.
157
du décret instituant la voïévodie de Gdańsk, rattachant de fait la Ville-Libre de Dantzig à la
Pologne, promulgué le 7 avril17. La nouvelle voïévodie est fondée par l’union des terres
septentrionales de l’ancienne voïévodie de Poméranie et les terres de l’ancienne ville libre.
Ces actes juridiques ne permettent cependant ni de régulariser le rattachement de ces terres à
la Pologne, ni de régler les questions quant à la ligne départageant les territoires encore
officiellement allemands sous occupation polonaise (dans bien des cas, effectivement
soviétique) à l'est de l’Oder-Neisse des territoires allemands, sous occupation soviétique à
l’Ouest de ces cours d’eau. L’exemple même du caractère provisoire de cette ligne qui, à la
fin de la guerre le 8 mai 1945, n’est encore qu’une ligne de démarcation, est la situation dans
la région de Szczecin. Selon l’interprétation stricte de la ligne Oder-Neisse, la ville de
Szczecin, par sa situation sur la rive occidentale de l’Oder, aurait dû rester sous occupation
soviétique. Cependant, peu après la prise de la ville par les troupes soviétiques, une
administration municipale polonaise s’y met en place le 30 avril. Du fait de la protestation des
États-Unis, cette administration polonaise est supprimée le 16 mai et les premiers
fonctionnaires polonais se retirent de la ville, dont l’administration est de nouveau
entièrement confiée au commandement militaire soviétique qui s’appuie sur une structure
municipale allemande. Le 9 juin, avec la permission du maréchal Rokossovski,
l’administration polonaise revient à Szczecin, pour en être de nouveau expulsée dix jours plus
tard, du fait d’une nouvelle protestation diplomatique des puissances occidentales. Ce n’est
qu’après d’âpres négociations et la transformation entre temps du gouvernement provisoire
polonais en gouvernement provisoire d’unité nationale18, que le 5 juillet a lieu la remise de
Szczecin aux Polonais. Mises à part quelques corrections en septembre 1945, la frontière
occidentale de la Pologne est fixée. Les difficultés de l’après-guerre n’empêchent pas le
processus de rattachement administratif des territoires recouvrés de se poursuivre. Par décret
du 25 septembre 194519, les voïévodies de Gdańsk, de Poméranie et de Poznań s’étendent sur
des fragments des territoires recouvrés, mais il faut encore attendre le décret du 29 mai 1946
et sa promulgation le 28 juin20, pour avoir une administration définitive et formée des
territoires recouvrés. Outre quelques modifications territoriales, la Région I est rattachée à la
Voïévodie de Silésie, la Région II devient la Voïévodie de Wrocław, une partie de la Région
17 APS/UWS/1/p. 3-25. 18 À l’occasion, certains hommes politiques de l’émigration sont intégrés au gouvernement. Le 5 juillet, ce
gouvernement en apparence pluraliste est reconnu par le Royaume-Uni et les États-Unis. 19 Journal officiel 1945/ no 29/ rubrique 77. 20 Journal officiel 1946/ no 28/ rubrique 177.
158
III (la Terre de Lubusz) est rattachée à la Voïévodie de Poznań, la Région III devient la
Voïévodie de Szczecin, la Région IV devient la Voïévodie d’Olsztyn. Cette date de juin 1946
marque ainsi la fin du processus administratif d’entrée en possession des territoires recouvrés
par la Pologne, processus couronnant des dizaines d’années de pensée occidentale.
Cartes représentant les modifications administratives des territoires recouvrés et de l’ancienne
Ville Libre de Gdańsk entre le 14 mars 1945 et le 28 juin 1946 (en rouge l’ancienne frontière
germano-polonaise)21.
L’appropriation administrative des territoires recouvrés est importante pour pouvoir lancer le
projet social communiste concernant ces régions : il s’agit de pour les autorités d’intégrer le
plus rapidement possible ces régions pour pouvoir s’en servir comme base pour réaliser leur
programme social, indispensable pour acquérir la légitimité qui leur fait défaut. Les anciens
territoires allemands de l’Est sont ainsi une gigantesque réserve foncière pour calmer la
« faim de terre » des paysans polonais22. La Pologne ainsi reconstruite du point de vue
territorial et administratif est bien différente de celle d’avant 1939. Ayant subi une translation
vers l’ouest, elle ne correspond pas, au moins à l'est, à la vision dominante de la Pologne de la
société polonaise. Amputée des confins orientaux, perçus comme intrinsèquement polonais
malgré leur diversité nationale, le rattachement de territoires certes moins étendus mais plus
développés à l’Ouest fonctionne, quoiqu’imparfaitement, comme un exutoire au désarroi
21 D’après SIENKIEWICZ Witold, Polska od roku 1944. Najnowsza historia (la Pologne depuis 1944, Histoire
contemporaine), Demart, Varsovie, 2012, p. 12 et 14. 22 Cf. le présent chapitre, IC, 3 et chapitre 3, IB.
159
provoqué par la perte de la moitié orientale du territoire de 1939. Si les projets territoriaux
polonais occidentaux sont bien réalisés, au-delà de toute espérance même si en théorie
certaines revendications polonaises allaient plus loin, ce rattachement présenté comme un
recouvrement n’efface pas entièrement la douleur d’avoir perdu les confins orientaux. Dans
les faits, il n’y a guère que les communistes et certains cercles nationalistes défenseurs de la
conception piastienne de la Pologne et de sa politique étrangère qui sont pleinement satisfaits
de la nouvelle configuration territoriale de la Pologne23. Parallèlement à la reconstitution
territoriale et administrative de l’État polonais, un nouveau gouvernement, pluraliste en
apparence, instaure son pouvoir.
C. Un pluralisme de façade
La Pologne de la sortie de guerre se présente officiellement comme la continuation de la
IIe République. Aucune nouvelle république n’est proclamée et en théorie, la constitution
d’avant-guerre a toujours cours puisque jusqu’en 1947 aucune loi fondamentale nouvelle n’est
promulguée. Cette période (1944-1948) est en fait mise à profit par le PPR pour renforcer son
pouvoir et éliminer ses concurrents, alors que le pays connaît une guerre civile larvée. Dans le
domaine économique en revanche, les communistes vont moins vite et maintiennent une
économie mixte, jouant sur l’illusion d’une poursuite de la politique étatiste d’avant-guerre.
1. Un gouvernement provisoire dominé par les communistes
La problématique de la sortie de guerre polonaise, pour le parti ouvrier polonais24, est
de parvenir à prendre le pouvoir dans un pays qui ne compte que très peu de communistes, et
où le communisme, assimilé à l’Union soviétique depuis la guerre polono-bolchévique de
1919-1920, est perçu par une large majorité de la population comme un ennemi de la nation
polonaise. La politique des Soviétiques envers les Polonais des confins orientaux de 1939 à
1941, la cession forcée de ces mêmes confins à l’Union soviétique en 1945, sont autant de
contentieux qui rejaillissent sur le rapport entretenu par nombre de Polonais avec le
communisme et qui font que le PPR, en 1944-1945, apparaît comme illégitime pour prendre
la direction du pays. Le gouvernement perçu comme légitime est alors celui de Londres, qui
23 Pour les communistes, l’annexion des territoires recouvrés permet, pensent-ils, de faire oublier la perte des
confins orientaux. Pour certains nationalistes, l’expansion de la Pologne vers l’est dilue l’énergie nationale pour
des résultats concrets peu importants, en abandonnant des territoires bien plus stratégiques et développés aux
mains des Allemands. Ils pensent que seule la possession des territoires recouvrés, avec ou sans les confins
orientaux, permet de bâtir une Pologne puissante et cohérente ethniquement. 24 Polska Partia Robotnicza, ou PPR. On le désignera selon ce sigle.
160
représente la vraie continuité politique par rapport à la IIe République. Pourtant, de 1944 à
1948, le PPR parvient à s’imposer à la tête du pays, grâce à l’appui soviétique, à la tolérance,
dans un premier temps, des gouvernements occidentaux à l’égard du gouvernement dominé
par les communistes, et à une certaine habileté politique des communistes eux-mêmes.
La faiblesse du communisme polonais est criante en 1944-1945. Déjà peu important dans
l’entre-deux-guerres, il souffre d’une pénurie de cadres dirigeants à cause des purges des
années 1930 qui ont conduit à la suppression du KPP25 par Staline en 1938. En 1943 est créé
le Parti ouvrier polonais, le PPR, qui compte en son sein de nombreux Soviétiques pour
densifier des rangs particulièrement dégarnis. Avant juillet 1944, le PPR ne compte guère
qu’une quinzaine de milliers de membres26. C’est à l’été 1944 qu’est lancée l’offensive
politique pour installer le communisme en Pologne, profitant des avancées militaires
soviétiques, qui mènent à la conquête d’une large moitié du territoire polonais de 1939. Le 22
juillet, un Comité polonais de libération nationale (PKWN27) est mis en place à Lublin.
Parallèlement, un embryon de parlement polonais est mis sur pied au cours de l’année 1944,
le Conseil national de l’intérieur (KRN)28, dont les communistes se servent pour faire croire à
un pluralisme démocratique. Pour lui faire prendre une autre dimension et le présenter comme
une alternative crédible au gouvernement de Londres, Staline transforme le PKWN dans la
nuit de la Saint-Sylvestre 1944 en Gouvernement provisoire de la République de Pologne
(RTRP29). Il est significatif que le nom de ce gouvernement reprenne le terme de
« République de Pologne », nom de la IIe République. Contre une vague promesse de
pluralisme politique, ce gouvernement provisoire, devenu le 28 juin 1945 Gouvernement
provisoire d’Unité nationale (TRJS30), obtient la reconnaissance des alliés occidentaux le 5
juillet. À ce moment, pour se donner des apparences démocratiques, le KRN, jusqu’alors
largement dominé par le PPR et les partis qui lui sont plus ou moins liés31, intègre un certain
25 Komunistyczna Partia Polski, le Parti communiste de Pologne. 26 KERSTEN Krystyna, Narodziny systemu władzy, Polska, 1943-1948 (la Naissance d’un système de pouvoir,
Pologne, 1943-1948), 1986, p. 118. Dans BUHLER Pierre, op. cit., p. 126, on trouve des nombres à peine
supérieurs, près de 20 000 en juillet 1944. 27 Polski Komitet Wyzwolenia Narodowego ou PKWN. On utilisera désormais ce sigle. 28 Krajowa Rada Narodowa ou KRN. On utilisera ce sigle. 29 Rząd Tymczasowy Rzeczypospolitej Polskiej. (RTRP). 30 Tymczasowy Rząd Jedności narodowej. (TRJN). 31 Il s’agit entre autres du PPS, le Parti socialiste polonais créé en 1944 qui reprend le nom traditionnel du parti
socialiste polonais officiel, faisant parti du gouvernement de Londres, le SL (Stronnictwo Ludowe), parti agrarien
créé de toutes pièces par les communistes pour faire concurrence au PSL de Mikołajczyk, et le SD, microparti
centriste créé en 1939 et reconstitué en 1944 par les communistes.
161
nombre de membres représentant le gouvernement de Londres : quelques membres du PSL,
mouvement agrarien polonais avec à sa tête Stanisław Mikołajczyk32, et quelques démocrates-
chrétiens du Mouvement du travail (SP). Il convient toutefois de noter que la place qui leur est
accordée au sein du KRN est minime (pas plus de 15 % des sièges à eux deux)33. La majorité
des membres du PSL et du SP de Londres refusent de participer dans ces conditions à un
gouvernement dirigé de facto par les seuls communistes. Ces derniers, s’ils n’ont qu’environ
un tiers des voix au sein du KRN, se sont réservés les postes-clefs au sein du gouvernement,
l’armée et l’intérieur en premier lieu34. Une fois reconnus comme interlocuteurs privilégiés
des puissances, les communistes et leurs alliés au sein du gouvernement provisoire cherchent
la légitimité qui leur fait défaut au sein de la population polonaise.
Se met alors en place une parodie de démocratie en trois actes visant en fait à établir le
pouvoir absolu du parti communiste et à lui éviter un désaveu électoral. La première étape est
celle du référendum populaire du 30 juin 1946. Les réponses positives valent approbation de
la nouvelle ligne politique imposée à la Pologne par les communistes et leurs alliés. Trois
questions sont posées :
• Es-tu pour la suppression du Sénat ?
• Veux-tu inscrire dans la future Constitution la garantie du système économique introduit par la
réforme agraire, la nationalisation des principales branches de l’économie nationale, tout en
maintenant des autorisations juridiques pour l’initiative privée ?
• Veux-tu maintenir les frontières occidentales de l’État polonais sur la Baltique, l’Oder et la
Neisse de Lusace ?35
Les questions posées portent sur des sujets consensuels, comme c’est le cas pour la dernière
question, puisqu’a priori on ne pourrait penser que les Polonais refusent massivement la
nouvelle frontière sur l’Oder et la Neisse de Lusace, ou de manière suffisamment vague pour
que l’électeur ne sache pas en définitive de quoi il retourne. Il en va ainsi de la deuxième
question, dont la construction syntaxique complexe ne provient pas d’un effet de traduction
mais a bien été posée en ces termes, obscurs, semblant promettre à la fois d’importantes
32 1901-1966. Un principaux responsables du mouvement agrarien polonais, 1er ministre du gouvernement de
Londres entre juillet 1943 et novembre 1944. 33 SIENKIEWICZ Witold, Polska od roku 1944. Najnowsza historia (la Pologne depuis 1944, Histoire
contemporaine), Demart, Varsovie, 2012, p. 396. 34 BUHLER Pierre, op. cit., p. 135. Le gouvernement de la Pologne en 1945 est composé de sept ministres
communistes sur dix-sept. 35 Journal officiel de la République polonaise 27/04/1946, no 15, rubrique 104.
162
transformations socio-économiques, tout en maintenant un droit à l’initiative privée. Cette
deuxième question a une valeur rhétorique : le référendum a lieu le 30 juin 1946, or la
réforme agraire est déjà mise en œuvre depuis la fin de 1944, et la nationalisation des
principales branches de l’économie nationale a été acquise par la loi du 3 janvier 1946. Enfin,
la première question a une portée plus symbolique que réelle, puisque le Sénat, dans le
système de la IIe République, surtout après le tournant autoritaire de 1926, n’avait que peu
d’attributions ; il s’agit plus de supprimer une institution symbolique d’un certain ordre social
traditionnel que les communistes abolissent à partir de 1944-1945. L’insertion de la question
sur les territoires recouvrés montre à la fois la place centrale de ces derniers dans le système
de légitimation du pouvoir communiste, tandis qu’au niveau international elle leur permet de
montrer que des votes démocratiques ont lieu en Pologne et que le rattachement des territoires
recouvrés a reçu l’onction populaire du suffrage universel. Les communistes manipulent les
résultats, de sorte à donner le oui vainqueur à toutes les questions. Mais, dans les faits, les
résultats sont tout autres. Rétrospectivement, des estimations des résultats réels ont été
réalisées36. Des résultats collectés soit par les communistes polonais, soit par les antennes du
NKVD, il résulte que la proportion de personnes ayant voté oui aux trois questions n’excède
pas le quart des électeurs, malgré les moyens de pression importants dont disposaient les
communistes et leurs alliés. De fait, près des trois quarts des électeurs polonais, ont voté non à
au moins une des questions, suivant plus ou moins les instructions des partis d’opposition37.
Ainsi, le PSL de Mikołajczyk avait demandé de voter non au moins à la première question,
plus pour marquer son opposition par rapport à la politique menée par les communistes que
par désaccord sur la question en elle-même. Paradoxalement, un certain nombre de Polonais
votent non à la question sur la frontière occidentale, là encore plus par opposition aux
communistes et pour protester contre la perte des confins orientaux, que pour marquer leur
refus de rattacher les territoires recouvrés à la Pologne. Quoiqu’il en soit, le référendum
falsifié, en proclamant la « victoire » de la position du « bloc démocratique » formé par les
communistes et leurs alliés, sert à donner une apparence de légitimation au pouvoir
communiste polonais.
36 Cf. notamment à ce sujet le chapitre du livre : « PACZKOWSKI Andrzej, Od sfałszowanego zwycięstwa do
prawdziwej klęski: szkice do portretu PRL, (d’une Victoire falsifiée à une véritable défaite : esquisses d’un
portrait de la RPP), Cracovie, 1999 », consacré au référendum populaire de 1946. 37 PACZKOWSKI Andrzej, Referendum z 1946. Przebieg i wyniki. Dokumenty do dziejów PRL (le Réferendum
de 1946. Réalisation et résultats. Documents pour l’histoire de la RPP), PAN, Varsovie, 1993, p. 159. Cf. aussi
PERSAK Krzysztof, MACHCEWICZ Paweł, op. cit., p. 62.
163
La deuxième étape de la prise du pouvoir par les communistes est l’organisation d’élections
pour l’Assemblée constituante, qui doivent permettre de sortir du système provisoire du
gouvernement de la Pologne par l’entremise du KRN. Dans un climat de répression policière
croissante, s’engage alors la campagne pour ces élections qui ont lieu en janvier 1947. Les
partis de droite étant exclus de la vie politique, la principale force d’opposition au bloc
démocratique dirigé par le parti communiste polonais est le PSL, force centriste. De
nombreuses intimidations et agressions sont utilisées à son encontre. Là encore, ces mesures
sont insuffisantes, et le pouvoir falsifie les élections du 19 janvier 1947 pour pouvoir avoir la
majorité des suffrages. Le PSL se voit adjuger 10 % des voix et 6 % des députés38, mais le
PPR continue de maintenir l’illusion d’un pluralisme démocratique, en s’octroyant un nombre
de députés à peu près similaire à celui du PPS : environ un quart des députés pour chacun des
partis39, donnant ainsi aux deux partis les plus à gauche la majorité absolue à eux deux. Il est
difficile de savoir, même aujourd’hui, le résultat exact de ces élections, du fait d’une
insuffisance ou d’une méconnaissance des sources qui pourrait nous en donner une idée
exacte. Il est sûr en tous cas, vu la popularité du PSL, et le fait qu’il était considéré comme le
seul véritable parti d’opposition suffisamment fort pour tenter au moins de résister au « Bloc
démocratique », qu’il a remporté bien plus de voix que celles que lui attribuent les résultats
officiels.
La dernière étape de la prise de pouvoir consiste en la fusion du PPR et du PPS. Le PPS,
héraut traditionnel de la gauche polonaise, subit en 1947-1948 une communisation forcée.
Son programme politique est aligné de force sur celui du PPR, par l’exclusion notamment des
éléments les plus opposés à la politique du PPR et à sa position hégémonique. La dynamique
de développement est ainsi en faveur du PPR, qui atteint en 1948 plus d’un million de
membres40. Dans le même temps, le Parti socialiste polonais voit ses effectifs diminuer
régulièrement : de 700 000 environ en 1947 à un peu plus de 500 000 en 194841. En position
de force, le Parti ouvrier polonais a alors beau jeu de proposer une union des deux partis au
PPS, ce qui est chose faite lors du Congrès d’union qui se tient à Varsovie en décembre 1948.
38 KRAKOVSKY Roman, l’Europe centrale et orientale. De 1918 à la chute du mur de Berlin, Armand Colin,
Collection U, Paris, 2017, p. 161 et MARÈS Antoine, SOUBIGOU Alain, l’Europe centrale dans l’Europe du
XXe siècle, Ellipses, Paris, 2017, p. 202. 39 SIENKIEWICZ Witold, Polska od roku 1944. Najnowsza historia (la Pologne depuis 1944, Histoire
contemporaine), Demart, Varsovie, 2012, p. 396. Le PPS compte 116 députés (un peu plus de 26 % de
l’Assemblée), le PPR 114 (un peu moins de 26 %). 40 Idem, p. 156. 41 BUHLER Pierre, op. cit., p. 217.
164
Est alors créé le Parti ouvrier unifié polonais (PZPR42), au sein duquel dominent les membres
de l’ancien PPR, et qui dispose, au sein de la Diète polonaise issue des élections de 1947, de
la majorité absolue des sièges à lui tout seul. Cette conquête illégale du pouvoir ne s’est pas
fait sans heurts ; elle va même jusqu’à déclencher une guerre civile larvée.
2. Une guerre civile larvée épargnant les territoires recouvrés
Les opposants intransigeants43 sont ceux qui, dès avant la fin de la guerre, parfois même
dès la fin de 1944, s’opposent, souvent par les armes, à l’installation du communisme en
Pologne. S’ils sont sont minoritaires dans le camp de l’opposition : le seul parti politique
appelant ouvertement à la résistance armée est le Mouvement national44. Les opposants
intransigeants sont ainsi soit des anciens résistants nationalistes des NSZ qui, avant même la
mise en place de la politique communiste en Pologne, font le choix de se battre contre
l’instauration du soviétisme en Pologne, ou des personnes, souvent résistantes pendant la
guerre qui, voyant la réalité de l’exercice du pouvoir en Pologne, rejoignent les maquis en
cours de constitution. Parmi ces dernières, de nombreux combattants de l’AK qui, voyant la
manière dont sont traités certains de leurs anciens frères d’armes par les organes de la Sécurité
publique, deviennent des opposants actifs. C’est ainsi que débute, dès les premiers mois de
1945, ce que l’on peut appeler une « guerre civile larvée » entre les résistants anti-
communistes et les partisans du nouvel ordre socio-économique.
Avant d’aller plus loin dans la présentation de ce courant, il faut d’abord justifier le terme
employé pour qualifier ces luttes : non seulement il ne fait pas l’unanimité chez les historiens
polonais, mais il a suscité de nombreux débats. Deux visions de l’opposition armée au régime
communiste s’opposent dans l’historiographie et l’opinion publique polonaise actuelle : d’une
part ceux qui interprètent les conflits armés entre communistes et non-communistes comme
une véritable guerre civile, d’autre part ceux qui préfèrent parler d’insurrection
anticommuniste. Ce débat a été surtout présent dans les années 1990, et s’est cristallisé lors
d’une session historique organisée en 1997 au château de Varsovie sous le titre de « Guerre
civile ou nouvelle occupation ? La Pologne après 1944 »45. Une majorité des participants se
42 Polska Zjednoczona Partia Robotnicza. On utilisera le sigle PZPR. 43 Cf. ce chapitre, IIC 1. 44 Dans les faits, même dans ce parti, tous les cadres n’appellent pas à la résistance armée. 45 Les interventions et les débats de cette session ont fait l’objet d’une publication : AJNENKIEL Andrzej (réd.),
Wojna domowa czy nowa okupacja. Polska po roku 1944 (Guerre civile ou nouvelle occupation. La Pologne
après 1944), ZNimO, Wrocław, 1998.
165
sont alors opposés à l’emploi du terme de « guerre civile », la minorité le reprenant tel quel ou
le nuançant. Ainsi Janusz Tazbir46 parle d’une guerre civile sui generis, en comparant les
affrontements ultérieurs à 1945 à la confédération de Bar (1768-1772). Krystyna Kersten
reprend elle aussi à son compte cette notion, tout en la nuançant, position qu’on retrouve dans
ses ouvrages sur la sortie de guerre polonaise47. Les historiens coopérant ultérieurement avec
l’Institut de la mémoire nationale (IPN) sont très majoritairement opposés à ce terme. Les
partisans de l’emploi du terme « insurrection anticommuniste » se recrutent donc
particulièrement dans les rangs de cette institution où coopèrent avec elle ; citons entre
autres : Marek Jan Chodakiewicz, Stanisław Łach, Tomasz Strzembosz, Jarosław Szarek,
Krzysztof Szwagrzyk48. D’autres essaient de sortir de ce débat complexe et polémique, en
proposant d’autres dénominations pour qualifier les combats fratricides entre Polonais après
1945. C’est le cas de Henryk Słabek, prototype de l’historien de l’époque communiste49, qui
préfère, dans un article50, parler de « guerre paysanne », en mettant en avant le fait que les
paysans sont l’enjeu et les acteurs principaux des combats qui se déroulent dans la seconde
moitié des années 194051. Cet article est précieux parce qu’il donne des critères pour qu’un
conflit puisse être qualifié de « guerre civile » : la présence de formations régulières
nationales des deux côtés, des forces et des potentialités militaires similaires de chaque côté,
une durée du conflit de plus de trois ans et un nombre important de victimes52. Si l’on
applique cette définition, qui peut toutefois être contestable, ce qui se passe en Pologne entre
46 (1927-2016), historien moderniste, spécialiste de la culture polonaise de l’époque de la Réforme et contre-
Réforme. 47 Cf. le chapitre « considérations sur la clandestinité 1944-1947 » in KERSTEN Krystyna, między Wyzwoleniem
a zniewoleniem, Polska, 1944-1956 (entre Libération et asservissement, la Pologne de 1944 à 1956), Éditions
Aneks, 1993. 48 Marek Jan Chodakiewicz (1962- ), spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et des relations polono-juives.
Stanisław Łach (1938- ), spécialiste de l’opposition anticommuniste de la Poméranie occidentale. Tomasz
Strzembosz (1930-2004), spécialiste de la résistance polonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Jarosław
Szarek (1963- ), Président de l’IPN depuis 2016, contemporanéiste se spécialisant dans l’histoire du
communisme polonais et de l’Église polonaise. Krzysztof Szwagrzyk (1964- ), spécialiste de l’appareil répressif
de la Pologne communiste pendant le stalinisme, de la Basse-Silésie et des résistants anticommunistes. Vice-
président de l’IPN depuis 2016. 49 1928- , historien membre du parti communiste et spécialiste de l’histoire du mouvement ouvrier en Pologne. 50 SŁABEK Henryk, « W związku z problematyką sesji i publikacji „Wojna domowa czy nowa okupacja” :
uwagi » (En lien avec la problématique de la session et de la publication « Guerre civile ou nouvelle
occupation » : remarques ») in Dzieje najnowsze (Histoire contemporaine), 31/1, p. 103-109, 1998. 51 Henryk Słabek (1928- ), historien membre du parti communiste et spécialiste de l’histoire du mouvement
ouvrier en Pologne.
SŁABEK Henryk, « W związku z problematyką sesji i publikacji « Wojna domowa czy nowa okupacja »:
uwagi » (En lien avec la problématique de la session et d ela publication „Guerre civile ou nouvelle
occupation » : remarques ») in Dzieje najnowsze (Histoire contemporaine), 31/1, p. 103-109, 1998. 52 Idem, p. 105.
166
1945 et le début des années 1950 ne pourrait être qualifié de « guerre civile ». Parmi les
historiens travaillant à l’étranger, si Marek Jan Chodakiewicz n’emploie pas ce terme de
guerre civile, d’autres le reprennent à leur compte. Norman Davies l’emploie tel quel, parlant
même de « guerre civile acharnée »53, et Anita Prażmowska allant jusqu’à en faire l’idée
directrice de son ouvrage éponyme54.
Pour les partisans de la guerre civile55, il existe dans la Pologne de l’époque deux camps
disposant de relais importants dans la société qui s’opposent sur la vision de ce que doit être la
Pologne. Cette interprétation sous-estime selon moi la disproportion dans les soutiens des
deux camps et la nature des deux camps : les résistants anti-communistes ont pu se maintenir
longtemps parce qu’ils bénéficiaient du soutien des populations au milieu desquelles ils
agissaient, alors que les forces de l’ordre communistes agissaient dans le cadre de ce qui
pouvait ressembler à des opérations de maintien de l’ordre, et ne bénéficiaient pas d’un tel
soutien. L’autre vision de ces conflits est portée par les partisans de l’insurrection anti-
communiste, la datant de 1945 à 1953, sachant que le dernier résistant anti-communiste a été
tué en 196356. Cette interprétation de l’histoire polonaise est fondée sur la perception des
autorités communistes non pas comme émanation d’une partie de la société polonaise, mais
53 DAVIES Norman, Histoire de la Pologne, Fayard, Paris, 1986, p. 24. 54 PRAŻMOWSKA Anita, Civil War in Poland 1942-1948 (la Guerre civile en Pologne 1942-1948), Palgrave
MacMillan, New York, 2004. 55 Pour synthétiser : la thèse de la guerre civile a été longtemps soutenue par les historiens de l’époque
communiste, pour renforcer le soutien populaire dont aurait supposément bénéficié les communistes lors de leur
installation au pouvoir et donc accroître la légitimité du régime. S’ils n’utilisent pas forcément la notion de
« guerre civile », l’interprétation de la prise du pouvoir par les communistes en Pologne comme relevant de la
lutte des classes revient au même. On trouve cette perspective dans les travaux d’un certain nombre d’historiens
faisant partie de l’Association des historiens marxistes (Marksistowskie zrzeszenie historyków : Marian
Malinowski (1925-1993), spécialiste de l’histoire du PPR pendant la Seconde Guerre mondiale et
immédiatement après, Żanna Kormanowa (1900-1988), vulgarisatrice de l’histoire du mouvement ouvrier, Józef
Sieradzki (1900-1960) spécialiste d’histoire médiévale puis des premières années de la République populaire de
Pologne . 56 Depuis la chute de la Pologne populaire, les débats continuent sur la qualification à donner à ces conflits
postérieurs à la Seconde Guerre mondiale. Il semble que, dans les débats historiographiques en cours, la
tendance est à l’emploi de plus en plus fréquent et officiel (par l’Institut de la mémoire nationale notamment) du
terme de « insurrection anticommuniste ». Pour ma part, avec les réserves apportées à l’expression guerre civile,
je pense que les deux termes peuvent parfaitement coexister, l’opposition entre les deux me paraissant relever
davantage d’un conflit idéologique que d’un débat purement scientifique. Les partisans d’une utilisation
exclusive du terme « insurrection anticommuniste » sont souvent les partisans d’une histoire réduite à un roman
national, tandis que les tenants de l’utilisation exclusive de « guerre civile » surestiment à mon sens les appuis au
régime dans la Pologne d’après 1945 et ont souvent trop tendance à banaliser l’expérience communiste
polonaise.
Il s’agit du sergent Józef Franczak, qui est resté dans la clandestinité après l’amnistie de 1956, même s’il n’était
guère actif, et qui est tué lors d’une opération menée par la Milice en octobre 1963. Il est considéré
officiellement comme le dernier soldat inflexible.
167
comme corps plus ou moins totalement étranger à la Pologne, imposé par l’URSS et réalisant
les intérêts de cette dernière en Pologne. Ces opposants armés au communisme, appelés les
« soldats maudits » ou les « soldats inflexibles »57 ne sont pas perçus de manière neutre
comme un des deux camps en présence dans une lutte fratricide, mais comme représentants,
souvent magnifiés, de l’intérêt national polonais écrivant une page supplémentaire de
l’histoire insurrectionnelle polonaise. Cette vision est aussi réductrice, en ce qu’elle nie la
polonité des adversaires des « soldats maudits », faisant du système communiste un régime
totalement hors-sol qui ne bénéficierait d’aucun soutien dans la population polonaise. D’où le
terme que l’on a choisi d’employer : si la lutte des opposants intransigeants à bien un
caractère indubitablement insurrectionnel, par son ampleur et parce qu’elle se situe dans la
lignée des grandes insurrections nationales polonaises de lutte pour la liberté et
l’indépendance du pays, elle est aussi guerre civile. Ses acteurs ne s’opposent pas, la plupart
du temps, à un ennemi extérieur, mais à un adversaire qui est perçu, par nombre de ces
résistants anti-communistes, comme un ennemi intérieur, les membres des forces de sécurité
communistes étant considérés comme des traîtres à la patrie. La rhétorique de la trahison est
d’ailleurs souvent symptomatique d’une situation de guerre civile. Toutefois, cette dernière
n’est pas aboutie et ne possède pas toutes les caractéristiques d’une guerre civile classique.
Elle demeure à l’état embryonnaire, premièrement du fait de son origine : elle a été suscitée
par une intervention extérieure, l’arrivée de troupes soviétiques en Pologne58 ayant exacerbé
des tensions qui pouvaient exister au sein de la société polonaise. Deuxièmement du fait de
son échelle : les affrontements ponctuels sont plus ou moins régulièrement répartis sur le
territoire polonais mais ne sont pas de grande ampleur ; Troisièmement du fait de la
disproportion dans les soutiens respectifs des forces en présence : les anti-communistes
disposent de bien plus de soutiens auprès de la population que les forces de l’ordre du
gouvernement communiste. Enfin dernièrement par la nature des combattants : ce sont pour la
plupart des soldats professionnels, et non des civils qui auraient pris les armes comme on en
trouve aussi dans les guerres civiles classiques. Sur ce dernier point, le conflit armé entre anti
et pro communistes en Pologne s’apparente plus à une sorte de conflit collatéral à la prise
illégale du pouvoir par les communistes, une sorte de règlement de compte a posteriori des
57 żołnierze wyklęci ou żołnierze niezłomni. 58 En considérant que dans les guerres civiles classiques ou abouties, l’ingérence extérieure n’est pas au
fondement de la guerre civile. Elle peut intervenir, mais après le déclenchement des hostilités. Ici, sans
intervention soviétique, il est peu probable qu’il y ait eu déclenchement d’un conflit entre Polonais.
168
tensions existant pendant la guerre entre les résistants polonais anti-communistes et la très
modeste résistance communiste polonaise. Toutes ces raisons justifient l’emploi du terme de
« guerre civile larvée ».
Les effectifs de la résistance armée croissent rapidement, tout en demeurant modestes59 : de
moins de 3 000 à la fin de 1944, ils atteignent leur maximum fin 1945 avec environ 15 000
hommes. Jusqu’au début 1947, les résistants anti-communistes se maintiennent à 10 000
hommes. Le désarroi provoqué par les élections falsifiées de janvier 1947, et la mobilisation
de forces gouvernementales plus importantes démantèlent peu à peu les maquis anti-
communistes, surtout présents à l'est de la Pologne. Il est intéressant de noter que les
territoires recouvrés ne sont presque pas du tout concernés par ces affrontements, mis à part
quelques espaces reculés de la Poméranie. Cela donne un premier indice de l’originalité de
ces régions qui ne fonctionnent pas au diapason des « terres anciennes ». Plusieurs raisons
peuvent expliquer cette spécificité : situation troublée, déracinement et désarroi des
populations nouvellement installées dont les problématiques relèvent bien plus de la survie
que de la couleur des autorités politiques, présence bien plus importante et donc dissuasive
des unités de l’armée populaire, autant de raisons potentielles pour expliquer que cette guerre
civile larvée n’ait pas pris racine, d’autant que le mouvement s’essouffle relativement vite.
59 Là encore, les chiffres sont sujets à discussion, selon que l’on se réfère aux combattants armés ou à l’ensemble
des personnes engagées dans la lutte anti-communiste. On a choisi une définition restrictive du combattant, en se
fondant sur SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Ilustrowany Atlas Historii Polski T. 6, PRL i
Polska współczesna, (Atlas illustré de l’histoire de la Pologne, Tome 6, la République Populaire de Pologne et la
Pologne contemporaine), Demart, 2007, p. 136-140.
169
Carte représentant les principaux combats entre les résistants polonais anti-communistes et les
forces de sécurité, l’armée populaire ainsi que les détachements du NKVD (1945-1949)60
En 1948 les résistants sont en effet à peine plus de 3 000, et leur nombre ne fait que baisser
pour devenir insignifiant au début des années 1950. La guerre civile polonaise larvée prend
alors fin, la principale date symbolique retenue étant le 1er mars 195161, jour de l’exécution
des membres du 4ème comité de direction de l’organisation anti-communiste WiN, même si
des combats continuent encore après. Après l’élimination de l’opposition intransigeante,
l’élimination ou le ralliement de l’opposition légale, au début des années 1950, il ne reste en
Pologne que deux grands groupes sociopolitiques : les opposants implicites ou ralliés, tolérant
plus qu’acceptant le régime communiste, et les partisans du régime, ces derniers devenant
moins nombreux au fur et à mesure que s’amplifient les vagues de répression staliniennes.
D’un point de vue économique, la sortie de guerre est celle d’une transition plus en douceur
ponctuée par de réels succès dans la reconstruction de la Pologne.
60 D’après SIENKIEWICZ Witold, Polska od roku 1944. Najnowsza historia (la Pologne depuis 1944, Histoire
contemporaine), Demart, Varsovie, 2012, p. 143. 61 Cette date est devenue en 2011 un jour de commémoration officielle reconnu par l’État polonais sous le nom
de Jour national du souvenir des « Soldats maudits ». En polonais : Narodowy Dzień pamięci « żołnierzy
wyklętych ».
170
3. Une économie encore mixte
Le Plan triennal est le couronnement des efforts entrepris dès 1944 pour relancer une
machine économique durablement affectée par la guerre. Il répond à une double logique :
reconstruire le pays, objectif suscitant l’unanimité, et entamer le passage de l’économie
capitaliste à l’économie socialiste, objectif controversé.
Cette politique économique se manifeste principalement par deux mesures : la réforme
agraire, entamée dès 1944, et la nationalisation des principales branches de l’industrie au
début de 1946. Les représentants du gouvernement de Lublin, puis du gouvernement
provisoire d’unité nationale, ont une marge de manœuvre au départ très réduite du fait de leur
légitimité quasi inexistante. Ils prennent donc d’abord des décisions faisant l’unanimité, puis
de plus en plus controversées. Ainsi, le décret du 6 septembre 1944 sur la réforme agraire est
un exemple de mesure consensuelle62. L’ensemble des partis polonais opposés au
gouvernement piłsudskiste d’avant 1939 étant d’accord sur le principe de cette réforme63. La
date de parution de ce décret explique la modération des mesures prises, relativement à ce que
l’on pourrait attendre d’un gouvernement dominé par des communistes. En effet, les terres
destinées à être confisquées et redistribuées font, assez largement, unanimité : il s’agit avant
tout des biens fonciers des Allemands de Pologne, de celles de la strate supérieure des grands
propriétaires terriens tandis que, pour ne pas heurter une opinion très catholique, les biens
ecclésiastiques ne sont pas mentionnés. Le texte est clair sur ces divers points :
Art. 2 (1) Les propriétés foncières à caractère agricole concernées par la réalisation de la réforme
agraire sont :
a) les propriétés appartenant au Trésor public à n’importe quel titre
b) les propriétés des citoyens du Reich allemand et des citoyens polonais de nationalité allemande
c) les propriétés de personnes condamnées légalement pour haute trahison, pour aide apportée aux
occupants ayant entraîné des torts pour l’État ou les populations locales […]
d) les propriétés confisquées pour une quelconque autre raison juridique
e) les propriétés ou les copropriétés de personnes physiques ou morales, si leur superficie totale est
supérieure à 100 hectares, ou 50 hectares de terres arables […]
L’Assemblée constituante légifèrera sur la situation juridique des propriétés foncières appartenant à
l’Église catholique ou aux communautés religieuses des autres confessions.64
62 La question agraire est un problème structurel de l’économie et de la société polonaises d’avant-guerre. Toutes
les options politiques s’accordent sur la nécessité de le régler, mais s’opposant sur les moyens à employer. 63 Pour rappel, il s’agit, de gauche à droite de l’échiquier politique, du PPS (parti socialiste polonais), du PSL
(mouvement populaire polonais, le parti agrarien), du SP (Mouvement du travail, démocrate-chrétien) et du SN
(Mouvement national, national-catholique et nationaliste). 64 Journal Officiel de 1944, no 4, rubrique 17, en polonais : « Art. 2 (1).
171
Les terres concernées ne représentent pas une surface très grande, les biens fonciers allemands
sur les territoires de la Pologne de 1939 n’étant pas très nombreux. Si les territoires recouvrés
ne sont pas concernés dans un premier temps, ils deviennent très vite une réserve foncière de
première importance pour le gouvernement provisoire polonais. Ainsi, après les succès de la
grande offensive soviétique de janvier 1945, le gouvernement polonais, par le décret du 23
mars 194565 sur le « peuplement des terres occidentales », étend les clauses de la réforme
agraire aux nouvelles terres et organise leur peuplement.
La réforme prévoit aussi la création d’un Fonds public foncier66, chargé de la mettre en
œuvre, en établissant d’abord l’inventaire des terres à saisir, puis en effectuant les saisies, et
enfin en les redistribuant. C’est au moment de la redistribution, qui s’effectue à partir de
1945, que les débats s’enveniment. Ils portent non seulement sur les bénéficiaires privilégiés
de cette redistribution, mais aussi sur les modalités de cette dernière. Concernant les
bénéficiaires, le texte peut être interprété comme une tentative pour le gouvernement
communiste polonais de se constituer une clientèle politique afin d’accroître sa popularité et
sa légitimité. L’Article 10, alinéa 1, par ses formulations, montre assez bien qui sont les
bénéficiaires privilégiés de la redistribution :
Il convient d’avoir à l’esprit que les candidats prioritaires sont les soldats de l’Armée polonaise, les
invalides de la présente guerre et les membres ayant participé aux luttes partisanes contre les
Allemands pour l’établissement d’une Pologne démocratique. En revanche seront exclus des
bénéfices de la réforme agraire ceux qui ont refusé ou se refusent à remplir leurs devoirs élémentaires
envers l’État ou ont été au service de l’occupant.67.
Là encore, les groupes explicitement visés pour être les bénéficiaires de la réforme agraire ne
peuvent manquer de provoquer l’unanimité, mais les formulations peuvent être sujettes à des
interprétations restrictives de la part du gouvernement de Lublin ; cela se voit notamment
dans la mention « établissement d’une Pologne démocratique » : que signifie, pour le
gouvernement de Lublin, le terme de démocratique ? Faut-il inclure les résistants polonais qui
65 AAN/MZO/648a/p. 3-4. 66 Państwowy Fundusz Ziemi. 67 Journal Officiel de 1944, no 4, rubrique 17, Art. 10-1 : « Należy przy tym miec na uwadze, że pierszeństwo
spośród uprawnionych kandydatów przysługuje żołnierzom Wojska Polskiego, inwalidom obecnej wojny i
uczestnikom partyzanckich walk z Niemcami o Polkę demokratyczną. Wyłączeni natomiast będą od korzystania
z dobrodziejstw reformy rolnej ci, którzy uchylili się lub uchylają się od dopełnienia zasadniczych obowiązków
wobec Państwa lub wysługiwali się okupantowi. ».
172
se sont battus pour instaurer une démocratie libérale, comme la majeure partie des troupes de
l’Armée de l’intérieur (AK) ou des Bataillons paysans (BC), ou est-ce ici une démocratie
comprise dans le sens socialiste du terme ? De même, concernant les exclus du bénéfice de la
réforme agraire, les termes sont encore plus sujets à débat ; qui faut-il mettre derrière « ceux
qui ont refusé ou se refusent à remplir leurs devoirs élémentaires envers l’État »68 Cette
formulation, dans son interprétation large, pourrait très bien s’appliquer aux résistants
polonais non-communistes qui, dans ces derniers mois de 1944, font le choix de s’opposer
aux agissements des communistes de manière légale. La propagande communiste qualifiant
les soldats de l’AK de réactionnaires dès 1945 donne déjà un élément de réponse.
Un autre problème relatif à la redistribution des terres est constitué par les modalités de cette
redistribution. Ce débat oppose ouvertement les communistes et les agrariens. Les premiers
optent pour une approche quantitative de la redistribution, quand les seconds ont une
approche plus qualitative. Ainsi, un des articles du texte indique que la redistribution des
terres se fera par une parcellisation importante des terres, puisqu’il n’est pas prévu de créer
des parcelles supérieures à 5 hectares69. Ce problème est un des grands débats de l’année
1946, où les agrariens, avec Mikołajczyk à leur tête, se font les partisans d’une réforme qui
concernerait moins de personnes, mais qui permettrait de constituer des parcelles plus
grandes, plus aptes à moderniser l’agriculture polonaise, alors que les communistes
privilégient le nombre de bénéficiaires à la taille des exploitations. L’option défendue par les
communistes a l’avantage de concerner plus de personnes, mais ne laisse pas de possibilité à
l’agriculture polonaise de sortir à court terme de son archaïsme. La réforme agraire ne devient
conséquente qu’après son extension aux territoires recouvrés. Elle conduit à l’expropriation
de près de 14 millions d’hectares de terre, dont 6 millions seulement sont redistribués aux
paysans, alors que du fait du choix de répartition minimaliste du gouvernement dominé par les
communistes, ce sont près de 1,1 million exploitations nouvelles qui sont créées.
Les modalités de répartition des terres apparaissent cependant comme plus généreuses sur les
territoires recouvrés que sur les terres anciennes, parce qu’il y a bien plus d’espace à
redistribuer et aussi sans doute, à des fins politiques, afin d’attirer des colons des terres
anciennes vers les nouvelles terres de l’Ouest. Le décret du 6 septembre 194670 prévoie ainsi
68 Cf. ci-dessus, note 76. 69 Idem, art. 13-2. 70 Journal officiel de la République de Pologne, 1946, no 49, rubrique 279.
173
des exploitations plus grandes dans les anciens territoires allemands que les parcelles de
5 hectares créées dans les terres de la Pologne centrale: « La superficie des terres arables dans
les exploitations agricoles, accordées par le présent décret, selon les conditions des sols, des
régions, du climat et de l’économie, devrait aller de 7 à 15 hectares. »71. L’article 10 prévoit
quant à lui la création de jardins ouvriers d’une superficie similaire à celle prévue par la
réforme agraire. Des mesures incitatives sont ainsi prises à la fois pour relever l’agriculture
des territoires recouvrés, mais aussi pour attirer des colons.
La loi sur la nationalisation des principales branches de l’industrie du 3 janvier 194672 est la
deuxième étape de transformation économique de la Pologne, et prépare le Plan triennal en
posant les nouvelles fondations d’une économie étatique. Les grandes différences de cette
mesure par rapport à la réforme agraire sont son statut et son domaine d’application. À la
différence de la réforme agraire, qui n’est qu’un décret, promulgué par un comité qui n’est pas
encore gouvernemental et qui n’est pas reconnu par la plupart des pays, le texte juridique du 3
janvier 1946 est une loi mise en place par le gouvernement provisoire d’unité nationale. En
outre, le texte est élaboré à une époque où la Pologne a déjà pris possession des territoires
recouvrés. Ces derniers ne sont pas encore officiellement reconnus comme annexés par la
communauté internationale mais ils font partie intégrante du territoire national pour le
gouvernement polonais. L’intégration des territoires recouvrés à l’État polonais facilite
grandement le processus de nationalisation : tous les biens s’y trouvant sont d’emblée
nationalisés. De même, la possession des territoires recouvrés est un moyen pour l’État
polonais d’agrandir avantageusement son patrimoine, fortement réduit par le second conflit
mondial :
Art. 2 1. Les entreprises industrielles, minières, de transport, bancaires, d’assurances, commerciales
suivantes passent sans dédommagement sous le contrôle de l’État :
a) les entreprises du Reich allemand et de la Ville Libre de Gdańsk,
b) les entreprises des citoyens allemands et de l’ancienne Ville Libre de Gdańsk, à l’exception de
celles des personnes de nationalité polonaise, ou de personnes d’autres nationalités persécutées par les
Allemands,
c) les entreprises de personnes morales allemandes ou de Gdańsk à l’exception des personnes morales
de droit public,
d) les sociétés contrôlées par les citoyens allemands ou de Gdańsk ou par les administrations
allemandes ou de Gdańsk,
71 Idem, article 9. 72 Elle a été préparée et présentée devant le Conseil national d’État (en polonais Krajowa Rada narodowa,
parlement informel dominé par le parti communiste et ses parti-satellite) par Hilary Minc (1905-1974), ministre
de l’industrie et économiste communiste.
174
e) les entreprises de personnes étant passées à l’ennemi73
Cette nationalisation est plus qu’une expropriation : c’est une confiscation, puisqu’il n’est
prévu aucun dédommagement. Cet acte juridique permet à l’État polonais de faire main basse
sur un appareil industriel impressionnant, même s’il est très endommagé par la guerre et
réduit par les démontages soviétiques, sans engager aucun frais. Ce premier ensemble de
nationalisations renforce grandement la position de l’État, mais les mesures importantes sont
également prises dans les territoires centraux de la Pologne. Le texte dresse une liste,
impressionnante, des domaines concernés par la nationalisation, indépendamment de la taille
des entreprises concernées. Elle serait trop longue à citer74, mais les nationalisations
concernent les principales branches de l’industrie : les entreprises d’extraction, les usines
métallurgiques, l’énergie, les entreprises agro-alimentaires et textile les plus notables, enfin et
surtout les imprimeries, ce qui s’avère crucial dans la mise en place d’un contrôle de la presse.
Le seul domaine non concerné par les nationalisations est le secteur du bâtiment : on peut
supposer que les réorganisations induites par les nationalisations pouvant gêner l’expansion
de ce secteur-clé pour la reconstruction, le gouvernement dominé par les communistes a
préféré temporiser sur ce point. La détermination et la volonté de socialiser l’économie
polonaise se voient particulièrement par le fait que le gouvernement se réserve le droit de
nationaliser des entreprises de taille plus réduite encore, si « l’intérêt général » le demande,
formulation vague sujette à diverses interprétations.
Comme la réforme agraire, la nécessité de réaliser des nationalisations pour faire repartir
l’économie polonaise fait consensus dans la société polonaise, seul change le degré de
nationalisation selon les partis politiques, Mikołajczyk et les agrariens préférant des
nationalisations moins importantes, concernant les seules entreprises au-delà de 100 employés
par relève. La portée de cette loi est importante, mais elle n’est majeure qu’au niveau de la
production industrielle : à la fin de 1946, 80 % des effectifs et 86 % de la production
industrielle sont nationalisés75. À l’échelle de l’économie dans son entier, ses effets sont bien
moins importants : à l’aube du Plan triennal, au début de 1947, on estime que le secteur privé
produit encore 63 % de la richesse nationale, contre 32 % pour le secteur public. Ces
73 Journal officiel de la République de Pologne, 1946, no 3, rubrique 17. 74 Cf. Idem, Art. 3-1 A. 75 BUHLER Pierre, Histoire de la Pologne communiste, Éditions Karthala, Paris, 1997, p. 164.
175
pourcentages montent même à 83 %76 pour le commerce de détail. Dans cette réalité, les
territoires recouvrés apparaissent comme le paradis du commerce. Ils sont en effet le centre de
vastes trafics qui visent à répartir les nombreux biens laissés par les Allemands entre les
nouveaux habitants polonais. Les marchés se multiplient dans les villes en ruines des
anciennes régions allemandes de l’Est et sont autant de plaques tournantes d’un commerce qui
redistribue de nombreux biens de consommation à destination des terres anciennes.
C’est dans ce contexte de lancement de la reconstruction et de pose des premiers fondements
d’une économie socialiste qu’est mis en œuvre le premier plan de la Pologne populaire, la
Plan triennal, défini explicitement par la loi du 2 juillet 1947 comme étant un « plan de
reconstruction économique ». Il se distingue de tous ses successeurs par le fait qu’il repose
encore explicitement sur une économie mixte, et qu’il vise, avant tout autre objectif, à
l’élévation du niveau de vie de la population. Si les plans ultérieurs ont bien aussi cet objectif,
dans leurs cas, l’élévation du niveau de vie est un objectif secondaire qui dépend de
l’accomplissement de l’objectif premier, l’élévation du niveau de production industrielle.
Dans le cas du Plan triennal, c’est d’emblée l’amélioration des conditions de vie qui constitue,
directement, une priorité, dans un contexte socio-économique compliqué : « Le but
élémentaire de de l’économie nationale durant la période 1947-1949 est l’élévation du niveau
de vie des classes laborieuses de la population au-dessus du niveau d’avant-guerre. »77. En
outre, on peut voir une grande diversité dans les buts détaillés du plan : certes la
transformation socio-économique du pays est mise en exergue (Art. 4-a), le plan doit aussi
servir à effacer les destructions de guerre (Art. 4-b), intégrer les territoires recouvrés au reste
du pays (Art. 4-c), contribuer au retour des Polonais partis du pays de 1939 à 1945 (Art. 4-e)
et améliorer le rendement et la productivité de l’économie polonaise (Art. 4-f), autant de
points qui font du Plan triennal un plan équilibré. En effet, il désire métamorphoser la
structure socio-économique du pays, sans pour autant tout sacrifier à l’industrie lourde et met
l’accent sur l’agriculture :
« Le renforcement du système et la transformation de la structure socio-économique du pays se
réaliseront par la voie de l’agrandissement de la participation de l’industrie et des services dans la
production nationale, créant les fondements à l’accroissement de l’emploi des réserves de travail
rurales »78.
76 PERSAK Krzysztof, MACHCEWICZ Paweł, op. cit., p. 20. 77 Journal Officiel de la République de Pologne, 02/07/1947, no 53, rubrique 285, Partie II, Art. 3. 78 Idem, Art. 5.
176
L’espace rural n’est pas vu seulement comme un réservoir de main-d’œuvre potentiel pour
l’industrie, mais comme un espace doté de problématiques propres qu’il convient de
développer indépendamment de la politique suivie dans l’industrie. Il est ainsi signifiant que,
dans les objectifs détaillés secteurs par secteurs, ce soit l’agriculture qui soit mentionnée en
premier. Le plan en fait ainsi la condition sine qua non du relèvement de la production
nationale et surtout du niveau de vie, lui assignant des objectifs exigeants mais relativement
modérés et surtout réalisables : l’accroissement de 10 % de la production agricole en 1949 par
rapport à 1938 en parvenant à l’autosuffisance alimentaire pour la plupart des produits
alimentaires de base. En ce domaine, le plan est un succès, le rationnement étant levé en
janvier 1949. Concernant l’industrie, qui n’est pas encore la priorité absolue, c’est le seul plan
de la Pologne communiste qui favorise explicitement les biens de consommation par rapport
aux biens de production ou d’investissement79 :
« La production des biens de consommation sera augmentée […] notamment les produits de base de
l’industrie alimentaire, textile, des vêtements, des chaussures, des médicaments et des produits utilisés
dans les foyers. »80.
Toutefois, il prévoit une transition progressive vers une économie plus soviétique, puisque
parallèlement au relèvement de l’économie polonaise et à la reconstruction doit s’effectuer
une socialisation de l’économie, par l’accroissement de la part du secteur public et des biens
de production dans le total des biens produits :
« Le passage de la priorité de production des biens de consommation vers les biens de production sera
effectué selon la réalisation du Plan dans sa phase finale. »81.
Là encore, les objectifs chiffrés sont raisonnables : il n’est pas envisagé, en trois ans, de
bouleversement de la production par secteur : la part du secteur secondaire dans le revenu
national ne doit passer que de 40 à 42 %, tandis que le secteur public de 2,7 à 3,1 millions
d’emplois, en augmentation certes mais encore loin derrière le secteur privé, qui doit lui
stagner à 8,5 millions d’emplois82. Ce plan est considéré comme le seul plan de la Pologne
79 Les plans quinquennaux de 1956-1960 et de 1971-1975 sont des plans n’effectuant que des réajustements au
profit des biens de consommation, mais donnant toujours la priorité à l’industrie, et notamment l’industrie
lourde. 80 Journal officiel de la République polonaise de 1947, no 53, Rubrique 285, Partie III Chap. 3, Art. 21. 81 Idem, Art. 22. 82 Ces chiffres sont issus du Chapitre 10 du Plan triennal.
177
populaire à avoir été couronné de succès, au moins d’un point de vue comptable, puisqu’à peu
près tous les objectifs chiffrés qu’il s’était fixé sont remplis. La clé du succès réside sans
doute dans la vraisemblance même de ses objectifs, et dans le caractère mixte de l’économie
polonaise de l’époque, reposant tout autant sur le secteur public que sur le secteur privé, deux
caractéristiques que n’a pas eu le Plan sexennal qui lui succède.
La Pologne de 1948 est donc encore dans bien des cas un régime hybride, qui n’a pas effectué
entièrement sa mue vers le socialisme et la dictature du prolétariat. La conquête du monopole
politique par le PZPR en décembre 1948 fait définitivement d’elle une démocratie populaire
qui prend résolument la voie de la stalinisation.
II Le stalinisme polonais (1949-1955)
Le stalinisme polonais se manifeste pas une mainmise quasi-totale du PZPR sur le
pays ; seule l’Église catholique résiste, quoique affaiblie. L’économie polonaise est très
largement socialisée, avec la mise en place du plan sexennal. Malgré la poussée totalitaire du
régime, ses quelques succès initiaux et la mise au pas de l’opposition, le régime politique n’a
jamais vraiment été accepté, et demeure fragile même au cœur de la toute-puissance
stalinienne.
A. La mainmise du PZPR sur le pays
Cette période de l’histoire polonaise peut se subdiviser en deux: la finalisation de
l’instauration de l’ordre communiste en Pologne de 1949 à 1952, puis l’apogée du stalinisme
polonais et un début de déclin de 1953 à 1956.
De 1949 à 1952, le pouvoir finit de conforter le système communiste qui va diriger la Pologne
pendant près de quarante ans. Ce dernier est en fait la transposition, en Pologne, du régime
stalinien soviétique. Le premier but des dirigeants communistes, à partir du congrès de fusion
du PPR et du PPS, est de sortir du régime provisoire instauré par la « petite constitution »,
votée par l’Assemblée constituante le 19 avril 194783. Très brève et peu précise, elle sert, par
ses ambiguïtés, à la fois de plate-forme pour préparer le passage à un système politique
stalinien, et à la fois de faire-valoir pour continuer d’entretenir auprès de la population
polonaise l’illusion d’une continuité par rapport à la IIe République.
83 Journal officiel de la République polonaise de 1947, no 18, rubrique 71.
178
L’instauration d’un système juridique stalinien se fait en plusieurs étapes, dont la Constitution
de 1952 instaurant la République populaire de Pologne est le couronnement. Dans un premier
temps, le PZPR continue l’épuration dans le mouvement de gauche révolutionnaire, devenu
hégémonique. Après avoir écarté les membres du PPS trop peu communistes à son goût avant
la fusion, la purge se poursuit au sein même du PZPR. Dans un contexte général des
démocraties populaires qui est la chasse à la « déviance » titiste, le parti communiste polonais
se lance dans la répression de son aile « droite », représentée par l’ancien secrétaire général du
PPR, Władysław Gomułka, et des siens. Entre décembre 1948 et novembre 1949, un quart des
effectifs du PZPR sont épurés. Lors du IIIe Plenum, Gomułka est mis en accusation et attaqué
par Bolesław Bierut et la majorité des membres du comité central, partisan d’un strict
alignement sur les positions staliniennes. À l’issue du Plénum, Gomułka et deux proches,
Zenon Kliszko et Marian Spychalski, sont exclus du comité central du PZPR. La ligne
stalinienne dure triomphe tandis que l’alignement de la Pologne sur l’Union soviétique est
pouvoir. Le pouvoir est détenu de manière despotique par Bolesław Bierut, qui cumule les
fonctions de président de la République polonaise et de 1er secrétaire du Comité central du
PZPR. Il s’entoure de staliniens, dont les plus représentatifs sont Jakub Berman, qui
coordonne l’appareil de répression de la Sécurité publique, et Hilary Minc, vice-président du
conseil des ministres et chargé de la réalisation du Plan sexennal. C’est ce trio et Bierut, qui
constitue le groupe le plus influent dans la Pologne stalinienne.
Dans un deuxième temps, le PZPR achève ainsi de clarifier le paysage politique polonais, afin
de contrôler au maximum les partis politiques alliés en les alignant le plus possible sur son
idéologie, tout en continuant de donner l’illusion d’un pluralisme démocratique. Quatre partis
politiques subsistent officiellement en Pologne : les restes du PSL de Mikołajczyk qui n’ont
pas été encore été épurés, le SL, parti agrarien satellite du parti communiste, sont les deux
premiers. Ils fusionnent lors du congrès les 27 et 28 novembre 1949. Le résultat de cette
fusion est la création d’un nouveau parti, le ZSL84, le Mouvement populaire unifié. En théorie
continuateur des traditions agrariennes, très importantes dans la politique polonaise, dans les
faits il est l’officine du PZPR auprès des paysans. Deux autres partis sont encore en lice : le
Mouvement démocratique (SD) et le Mouvement du travail (SP), démocrate-chrétien. C’est ce
dernier qui est, dans les faits, supprimé, en étant incorporé au sein du SD lors d’un nouveau
congrès en juillet 1950. Le SD est la courroie de transmission de l’idéologie marxiste entre le
84 Zjednoczone Stronnictwo Ludowe.
179
parti communiste et les professions libérales. C’est autour de ces trois partis, le PZPR, le ZSL
et le SD que se construit la vie politique de la Pologne communiste, mais ce pluralisme est en
fait un règne sans partage du PZPR.
Il reste à organiser administrativement la Pologne selon le modèle communiste. Entre 1949 et
1952, on assiste à l’instauration de la traditionnelle bipartition administrative caractéristique
des régimes communistes : les structures étatiques officielles et, les doublant et détenant dans
les faits le vrai pouvoir, les structures du parti communiste. Le PZPR polonais est ainsi
organisé selon le modèle soviétique, avec une structure pyramidale, allant des cellules de base
structurées selon le critère professionnel, puis des comités reprenant les structures
administratives, avec des comités de commune, de district, de voïévodie, enfin le comité
central, organe suprême du parti. Le centralisme démocratique est appliqué dans la droite
ligne léniniste. L’administration étatique est réformée, soviétisée et épurée de nombre de ses
éléments non communistes, par la loi du 20 mars 195085. Elle substitue aux anciens échelons
administratifs de la IIème République, la traditionnelle tripartition commune/ district/
voïévodie, des conseils nationaux. Les présidiums des conseils nationaux communaux, de
districts et de voïévodies qui sont mis en place à partir de mars 1950 ne sont plus que les
courroies de transmission des décisions politiques qui sont prises par leurs équivalents ou
leurs supérieurs dans l’administration du PZPR. Bien que la loi de réforme de l’administration
souligne l’aspect décentralisé de la nouvelle organisation, dans les faits, l’administration
communiste est étroitement centralisée, et subordonnée au PZPR, les présidents des conseils
nationaux appliquant les directives communistes. Une loi ultérieure86 a aussi une incidence
sur les territoires recouvrés, qui sont réorganisés d’un point de vue territorial, puisque l’on
note la création de nouvelles voïévodies. Si les voïévodies de Wrocław, de Szczecin et
d’Olsztyn sont maintenues, la voïévodie de Szczecin est scindée en deux, sa partie orientale
devenant la nouvelle voïévodie de Koszalin, de même que l’ancienne voïévodie de Silésie, le
bassin houiller et les territoires attenants devenant la voïévodie de Katowice, tandis que
l’Ouest de la région devient la voïévodie d’Opole. Enfin, la terre de Lubusz est détachée de la
voïévodie de Poznań pour devenir la voïévodie de Zielona Góra. Cette loi, qui multiplie les
centres administratifs sur les territoires recouvrés, aurait pu s’avérer efficace, notamment en
85 Journal officiel de la République polonaise, 20/03/1950, no 14, Rubrique 130. 86 La loi du 28 juin 1950. Journal officiel de la République polonaise, 28/06/1950, no 28, Rubrique 255.
180
termes de décentralisation, si elle n’avait abouti à la formation de voïévodies souvent trop
petites et non viables économiques pour certains d’entre elles.
Carte représentant les territoires recouvrés après la réforme administrative de 195087
Une fois l’administration, réorganisée sur le modèle soviétique et mise sous le contrôle d’un
parti communiste omnipotent et purgé, il ne reste plus qu’à donner à la Pologne une nouvelle
constitution.
C’est chose faite le 22 juillet 1952, date à laquelle est promulguée la Constitution de la
République populaire de Pologne, de manière symbolique le huitième anniversaire de la
promulgation du Manifeste du Comité polonais de libération nationale. La genèse de cette
Constitution est lente et laborieuse, des travaux préparatoires ayant lieu à partir de mai 1951,
les communistes polonais et notamment Bierut, s’entretenant régulièrement avec Staline pour
fixer tel ou tel point. Le résultat est une copie fidèle de la Constitution soviétique de 1936,
avec près de 50 articles sur les 91 qui sont une reprise partielle ou totale des articles de cette
constitution88. Toutefois, si on y parle de socialisme, de Pologne populaire, nulle référence
n’est faite à la dictature du prolétariat, ni au rôle dirigeant du parti communiste, qui ont
87 D’après SIENKIEWICZ Witold, Polska od roku 1944. Najnowsza historia (la Pologne depuis 1944, Histoire
contemporaine), Demart, Varsovie, 2012, p. 16. 88 BUHLER Pierre, op. cit., p. 234.
181
pourtant été bien instaurés. Ce texte s’insère toutefois parfaitement dans la rhétorique
communiste, glorifiant le système soviétique :
Le fondement du pouvoir populaire actuel en Pologne est l’alliance de la classe ouvrière avec la
paysannerie laborieuse. Dans cette alliance le rôle directeur est détenu par la classe ouvrière en tant
que classe sociale d’avant-garde, s’appuyant sur l’héritage révolutionnaire polonais et celui du
mouvement ouvrier international, sur les expériences historiques victorieuses de la construction
socialiste en Union des Républiques socialistes soviétiques, premier État des ouvriers et des paysans.89
La planification économique et la priorité donnée à l’industrie lourde sont ainsi intégrées à la
constitution, montrant bien le rôle directeur de l’État dans la conduite de l’économie90. Si le
système économique décrit dans la constitution est bien communiste, la particularité polonaise
est d’y introduire des exceptions, du moins des divergences par rapport à l’orthodoxie
marxiste. Ainsi, dans un contexte où la collectivisation peine à porter ses fruits, un article
ménage l’agriculture et reconnaît l’existence d’une propriété privée individuelle agricole, ce
qui normalement est impensable dans un système économique socialiste :
« La République populaire de Pologne apporte sa protection aux exploitations agricoles individuelles
des paysans travailleurs, et leur apporte de l’aide, dans le but de les protéger contre l’exploitation
capitaliste, d’augmenter leur production »91.
Cette reconnaissance s’accompagne, pour contrebalancer cette concession, dans l’alinéa
suivant, de la mise en avant de la structure de production voulue et favorisée par le nouveau
régime, la très impopulaire coopérative.
Derrière une apparence démocratique et neutre, le système politique polonais est verrouillé de
toutes parts par le parti communiste, à cette époque par sa fraction stalinienne. La
Constitution a beau alors garantir, dans son chapitre sept, une liste impressionnante de droits,
dont certains sont inédits pour la Pologne de l’époque, comme l’égalité homme-femme
garantie par l’article 66, la théorie est loin de la pratique, alors qu’en 1952 on s’approche de
l’apogée du stalinisme polonais et que les répressions se déchaînent sur les opposants, réels,
89 Journal officiel de 1952, n° 33, Rubrique 232, Préambule. En polonais : « Podstawę obecnej władzy ludowej
w Polsce stanowi sojusz klasy robotniczej z chłopstwem pracującym. W sojuszu tym rola kierownicza należy do
klasy robotniczej jako przodującej klasy społeczeństwa, opierającej się na rewolucyjnym dorobku polskiego i
międzynarodowego rucho robotniczego, na historycznych doświadczeniach zwycięskiego budownictwa
socjalistycznego w Związku Socjalistycznych Republik Radzieckich, pierwszym państwie robotników i
ou supposés, malgré le droit à l’immunité individuelle garantie par l’article 74. Même
concernant les droits des femmes, la loi du 26 février 195192, par une conception abstraite de
l’égalité homme/femme, abolit la législation d’avant-guerre protectrice du travail féminin,
autorisant les femmes à travailler dans les mêmes conditions que les hommes, provoquant
dans les faits une dégradation des conditions de travail des femmes.
Le dernier acte de réorganisation du régime, découlant de la mise en place de cette
Constitution, est la fin de la législature de l’Assemblée constituante et « l’élection » de la
Diète de la RPP. Selon la tactique du « bloc démocratique » utilisée en 1947, le PZPR forme,
avec le ZSL et le SD, un « front national », face auxquels sont sensés pouvoir se présenter des
candidats sans-étiquettes. Les élections législatives s’effectuent dans un contexte de
répressions politiques accrues et de propagande hégémonique du PZPR. Elles se déroulent le
26 octobre 1952 et, après les falsifications opérées par les services de sécurité, les candidats
du Front national sont censés avoir obtenu 99,8 % des voix93.
Comme tout régime à prétentions totalitaires, du moins autoritaires, la Pologne populaire
cherche à avoir une large influence sur la jeunesse, en créant des organisations de jeunesse
contrôlées par le parti. L’Union des scouts polonais est communisée et déchristianisée, puis
insérée de force en octobre 1950 dans l’Union de la jeunesse polonaise, le ZMP94, créée en
1948 sur le modèle soviétique des Komsomols et qui rassemble en 1955 près de deux millions
de membres. Au sein de cette organisation, la jeunesse est éduquée selon les idéaux socialistes
et les dogmes marxistes, en rupture avec l’éducation traditionnelle, souvent catholique, des
jeunes Polonais de l’époque. Ces actions amènent tout droit le pouvoir stalinien à une lutte
pour les esprits polonais avec l’Église catholique, seule force d’opposition encore structurée.
Après une période de tolérance de l’Église par le système, notamment pour son rôle
d’enracinement de la polonité dans les territoires recouvrés, une offensive est lancée par le
pouvoir à son encontre à partir de 1949. En septembre de cette année sont nationalisés les
institutions sociales de l’Église, entre autres les hôpitaux et les orphelinats tenus par elle95.
92 Journal officiel de la république de Pologne, 26/02/1951, no 12, Rubrique 94. 93 Le PZPR répartit par la suite arbitrairement les sièges au sein de la Diète, prenant le soin d’avoir à lui seul la
majorité absolue avec 273 députés sur 425 (soit près de 64 % des mandats), tandis que le ZSL en obtient 90
(21 %) et le SD 25 (à peine 6 %)93. Une petite quarantaine de députés ne sont affiliés à aucun parti, représentant
un peu moins de 10 % des mandats. 94 Związek Młodzieży Polskiej. 95 Le fondement juridique est le décret du 26 avril 1949 fixant les conditions des nationalisations et
expropriations. Journal officiel de la République polonaise, 1952, no 4, Rubrique 31.
183
L’État accentue alors la pression sur l’Église, en restreignant peu à peu le régime d’exception
dont elle bénéficie par rapport aux autres organisations non-communistes qui, en 1950, ont
toutes été supprimées ou inféodées au PZPR. À partir de cette année, des centaines de prêtres
sont arrêtés pour propagande antiétatique. En mars 195096, l’Assemblée constituante étend
l’application de la réforme agraire de 1944 aux biens fonciers de l’Église, qui y avaient
longtemps échappé. Tous les domaines de plus de 50 hectares sont ainsi confisqués,
aboutissant à un transfert de propriété de près de 375 000 hectares97.
Après ces premières tensions, le Primat de Pologne, le Cardinal Stefan Wyszyński98, essaie de
trouver un terrain d’entente avec le PZPR, en signant le 14 avril 1950 un accord avec l’État
communiste. Critiqué par le Saint-Siège, qui y voie une tentative de créer une Église nationale
en rupture avec lui, il s’agit d’un compromis provisoire. L’Église polonaise s’engage à être
loyale envers l’État polonais sauf pour les points de la politique communiste contraires à
l’enseignement de l’Église. Elle doit notamment reconnaître la polonité des territoires
recouvrés. Ces derniers ne sont en effet pas reconnus comme faisant partie de la République
de Pologne par le Saint-Siège. La position neutre et juridique du Vatican sur la question, qui
refuse jusqu’en 1972 de nommer des évêques polonais dans les évêchés des territoires
recouvrés, est exploitée par la propagande communiste qui voit dans la position pontificale
une preuve de l’asservissement de l’Église au camp occidental. De fait, les structures
ecclésiastiques catholiques sur ces terres sont provisoires jusqu’après les accords entre
Schmidt et Gomułka de 1970, ce qui contribue à une moindre catholicité de ces territoires par
rapport aux terres polonaises avant 193999. La hiérarchie catholique polonaise a cependant
bien pris soin de souligner, dès 1945, la polonité de ces territoires, pour ne pas être traitée
comme une agence de pouvoirs étrangers en Pologne et perdre le combat de la légitimité à
incarner le peuple polonais qu’elle entreprend alors avec le pouvoir communiste. Ainsi, le
primat de Pologne August Hlond se voit autorisé dès 1945 par le Pape Pie XII à former des
96 Journal officiel de la République polonaise, 20/03/1950, no 9, Rubrique 87. 97 BUHLER Pierre, op. cit., p. 279-280. 98 1901-1981, prêtre catholique (1924), résistant pendant la Seconde Guerre mondiale, il devient évêque de
Lublin (1946) puis à la mort du Primat August Hlond (1948), archevêque de Varsovie et de Gniezno et nouveau
Primat de Pologne. Jusque dans les années 1960, c’est la principale figure de résistance spirituelle catholique au
régime communiste, ce pourquoi il est détenu en résidence surveillé (1953-1956). 99 Cf. les statistiques de pratiques religieuses des diocèses polonais, établis depuis les années 1980. Cf.
SIENKIEWICZ Witold, Polska od roku 1944. Najnowsza historia (la Pologne depuis 1944, Histoire
contemporaine), Demart, Varsovie, 2012, p. 286. En 1980, la pratique dominicale s’établit à environ 40 % pour
les territoires recouvrés, 45 % pour l’ancienne Pologne prussienne, 45 à 50 % pour l’ancien Royaume du
Congrès, plus de 65 % pour la Galicie.
184
Administrations apostoliques tout en ne nommant que des vicaires apostoliques, les anciens
évêques allemands restant en théorie titulaires de leur charge100. Dans les faits, le Primat
donne à ces vicaires des pouvoirs épiscopaux et développe un tissu de paroisses polonaises
qui ont été un élément moteur de l’intégration de ces territoires à la Pologne et des
populations polonaises à ces territoires.
En échange de ces déclarations de fidélité, l’Église maintient une partie de son influence dans
la société, ses aumôneries continuant d’exister, les couvents n’étant pas fermés. Elle obtient
même le droit de maintenir ouverte l’Université catholique de Lublin et un certain nombre
d’écoles confessionnelles. L’État stalinien relance cependant vite les hostilités, essayant de
diviser l’Église et de la brouiller avec Rome sur la question des territoires recouvrés. Ainsi, en
janvier 1951, le gouvernement expulse les administrateurs apostoliques provisoires des sièges
épiscopaux des territoires recouvrés nommés par Rome et les remplace par des vicaires
capitulaires qui lui sont favorables, et qu’il fait élire par les chapitres diocésains. Il cherche à
provoquer une scission au sein de l’Église polonaise, en promouvant des organisations comme
PAX101 et les « prêtres patriotiques », soutenant la politique communiste en Pologne et
servant souvent d’indicateurs à la police politique polonaise. La mort de Staline, en mars
1953, ne met pas un terme à la politique anticléricale du gouvernement. Par un décret du 9
février de cette même année,102 le gouvernement communiste s’arroge le droit d’annuler la
nomination d’un évêque ou d’un prêtre à son poste si elle ne lui convient pas. Violant l’accord
de 1950, et la Constitution de 1952 qui stipule la séparation de l’Église et de l’État, ce texte
provoque une réaction vive de l’Église polonaise, qui contre-attaque le 8 mai 1953103. La
lettre de remontrance envoyée aux autorités communistes aboutit à l’arrestation et la mise
sous résidence surveillée du Cardinal Wyszyński en septembre 1953, tandis que se
poursuivent les arrestations arbitraires de prêtres : on estime à un peu moins de 20 % la
proportion de prêtres diocésains emprisonnés en 1955. En août 1954 enfin a lieu l’opération
100 Pour toutes ces questions, on se fonde sur l’article intéressant quoique daté de PIETRAZ Jerzy, « Działalność
Kardynała Augusta Hlonda jako wysłannika papieskiego na Ziemiach Odzyskanych w 1945r. » (l’Activité du
Cardinal August Hlond en tant qu’émissaire pontifical sur les Territoires recouvrés en 1945) in Nasza Przeszłość
(notre Passé), Cracovie, 1974, p. 195-249 101 Association de laïcs catholiques fondée en 1947 par Bolesław Piasecki, ancien membre de la fraction radicale
du Mouvement national polonais d’avant-guerre. Son but est de jeter des ponts entre l’Église catholique et le
parti communiste. Dans les faits, cette organisation est plus ou moins manipulée à des fins politiques par le
PZPR, pour sa politique religieuse. 102 Journal officiel de la République populaire de Pologne, 10/02/1953, no 10, Rubrique 32. 103 Il s’agit du célèbre mémorial de l’épiscopat polonais « Non possumus ».
185
X-2, au terme de laquelle tous les convents féminins des territoires recouvrés sont fermés,
officiellement pour y contrer les influences allemandes du fait de l’origine allemande de
nombre de sœurs ; dans les faits, il est difficile de penser que cet argument n’était pas un
prétexte quelconque pour avoir l’occasion de restreindre l’influence de l’Église dans ces
régions. Les territoires recouvrés sont donc un terrain de lutte privilégiée entre l’État
communiste et l’Église polonaise dans la quête du magistère spirituel sur les Polonais.
L’Église la mène dans une position un peu moins favorable que dans le restant des terres
polonaises. La communisation est aussi presque totale dans le domaine économique, dans
lequel les communistes cherchent à rattraper le temps perdu par les temporisations du Plan
triennal.
B. Le plan sexennal (1950-1955) et la construction du socialisme
La genèse du Plan sexennal remonte à 1949. Cette année est mise en place une Commission
étatique de la planification économique104. Elle est chargée de préparer un plan de
collectivisation et d’industrialisation, fondé explicitement sur le modèle soviétique. Les
objectifs de ce plan sont très ambitieux, puisqu’il prévoit de faire passer la Pologne d’un pays
à l’économie majoritairement agraire à une économie dont le moteur serait une industrie
lourde. Non seulement l’agriculture est, en termes d’investissements, dévalorisée par rapport à
l’industrie lourde, non seulement la production de biens de consommation est sacrifiée à celle
des biens de production, mais, à l’intérieur même des biens de production, les Soviétiques
demandent une spécialisation encore plus poussée dans les domaines ayant trait à l’armement,
dans le contexte de la Guerre de Corée. Même après l’adoption de la loi définissant le Plan
sexennal, des ajustements sont encore imposés à la Pologne pour augmenter les objectifs et
répartir de manière encore plus inégalitaire les investissements.
Le Plan sexennal est défini par la loi du 21 juillet 1950. Considérant que la reconstruction de
la Pologne est largement terminée (ce qui, majoritairement dans les territoires recouvrés, est
encore dans les faits loin d’être le cas), ce plan n’a pas pour objectif la reconstruction, et
s’inscrit donc quelque peu en rupture par rapport au Plan triennal. Le titre de la loi du 21
juillet 1950 est ici sans équivoque, il s’agit de commencer « la construction des fondements
du socialisme »105. De fait, le plan sexennal est une transposition polonaise des plans
104 Państwowa Komisja Planowania Gospodarczego. 105 Journal Officiel de la République de Pologne, 1950, no 37, rubrique 344. En polonais : « budowy podstaw
socjalizmu ».
186
d’industrialisation privilégiant l’industrie lourde comme on en trouve en URSS, et fixant des
objectifs de croissance très ambitieux : « 1. En 1955, dernière année du plan sexennal, la
valeur de toute la production industrielle socialiste devra atteindre 43,8 milliards de zlotys en
prix constant, c’est-à-dire une augmentation de 158 % par rapport à 1949. »106. Assez
rapidement cependant, le Plan sexennal s’avère difficile à mettre en œuvre, du fait de
l’importance des objectifs à atteindre, des carences en matériaux, du manque de main-
d’œuvre. L’immensité des investissements consentis demande un accroissement du budget de
l’État, et ce dernier en est réduit à chercher par tous les moyens de nouvelles rentrées de
numéraire dans le Trésor public.
Malgré tout, dans un premier temps, le Plan sexennal ne rencontre pas de grandes difficultés
d’un point de vue industriel. En revanche, d’un point de vue agricole, le Plan rencontre
d’emblée des problèmes. Sa réalisation dans l’agriculture commence en automne 1950,
moment où est lancée la collectivisation des campagnes. Les objectifs du plan y sont tout
aussi démesurés que dans l’industrie, avec une prévision de croissance de 50 % de la
production agricole. La collectivisation des terres est censée moderniser en profondeur
l’agriculture polonaise et entraîner cette forte croissance de la production. La transformation
socialiste de l’agriculture polonaise entraîne la formation de deux structures de propriété et
d’exploitation de la terre, fortement distinctes de l’exploitation agricole traditionnelle et
individuelle : les Coopératives agricoles de production107, et les Exploitations agricoles
d’État108. La première forme conduit au transfert de la propriété de la terre du paysan à la
coopérative qu’il rejoint et qu’il forme avec d’autres paysans. Dans ce cadre de production, le
paysan est rémunéré en fonction de ce qu’il produit. La seconde forme ne remet pas en cause
la propriété de la terre par le paysan, qui reçoit de l’État l’outillage nécessaire pour la culture
et un salaire fixe, indépendamment de ce qu’il produit. Les RSP sont l’équivalent polonais des
kolkhozes, tandis que les PGR sont l’équivalent polonais des sovkhozes. Le pouvoir
communiste fait pression sur les paysans pour qu’ils rejoignent les RSP plus que les PGR,
favorisant les coopératives dans les livraisons de matériel par rapport aux fermes d’État. C’est
sur ces fondements que le régime entend bâtir une économie rurale socialiste.
106 Idem, Chapitre 2, Art. 2. 107 Rolnicza Spółdzielnia Produkcyjna. On utilisera le sigle RSP. 108 Państowe Gospodarstwo Rolne. On utilisera le sigle PGR.
187
Toutefois, ces nouvelles structures de production révèlent vite leurs limites, et sont même
dans certains cas moins productives que les parcelles individuelles traditionnelles malgré leurs
limites structurelles. Les paysans s’opposent résolument, surtout dans les terres de la Pologne
centrale, à rejoindre les coopératives, dans un degré moindre les sovkhozes. Le nombre
maximum de coopératives créées est atteint en 1954, avec en tout près de 10 000 unités
formées depuis la fin de 1950109. Mais ce résultat, au demeurant relativement modeste, est
acquis au prix d’une politique brutale qui a des effets fâcheux sur l’ensemble de l’économie
polonaise et sur le niveau de vie de la société polonaise. La production agricole stagne, alors
que dans le même temps la population polonaise s’accroît de manière importante110. Cette
stagnation, jointe au sacrifice des biens de consommation au profit des biens de production,
conduit à la réinstauration du rationnement à partir de 1951.
La tentative de collectivisation de l’agriculture ne provoque donc pas seulement de graves
problèmes dans les campagnes, elle accentue aussi, en quelque sorte, les déséquilibres
inhérents du plan. Par les conséquences négatives qu’elle a sur la production agricole, la
collectivisation rend encore plus difficile la réalisation des objectifs dans les autres branches
de l’économie. Dans ce contexte, les travailleurs affaiblis peinent encore plus à tenir une
cadence de travail effrénée dans les mines et les usines. Le seul succès probant, du point de
vue du plan, est la liquidation du secteur privé non agricole : dès 1951, ce dernier ne
représente plus que 4 % de la production nationale, tandis que le commerce privé constitue
7 % des transactions111. Si le régime communiste parvient à étatiser presque tout le secteur
secondaire et tertiaire, il n’en va pas de même avec le secteur primaire (hors industries
extractives), qui reste largement privé, et qui va être le tendon d’Achille et l’originalité de
l’économie socialiste polonaise. Entre 1950 et 1956, on passe de 1 à 9 % de la surface
agricole polonaise exploitée par des coopératives, et de 9 à 12 % pour les fermes d’État. On
peut retracer l’évolution de ces proportions dans le graphique ci-dessous :
109 BUHLER Pierre, op. cit., p. 264. 110 La population polonaise passe de 25 à 28 millions d’habitants pendant la durée du Plan sexennal. 111 BUHLER Pierre, op. cit., p. 259.
188
0
20
40
60
80
100
1948 1950 1952 1954 1956 1958
Graphique représentant l’évolution de la proportion des structures de production agricoles en
Pologne populaire entre 1950 et 1955 (vert propriété privée, marron fermes d’État, jaune
coopératives agricoles)112
Ainsi, malgré les pressions exercées sur les paysans, les exploitations agricoles individuelles
et privées n’ont pas reculé de manière significative pendant la collectivisation, passant de 90 à
77 % de la surface agricole, et donc représentant encore une large majorité des modes de
culture. En revanche, les mesures de collectivisation révèlent leur échec, puisqu’à partir de
1952, la proportion de fermes d’État reste quasiment stable, que les coopératives ne se
développent pas de manière spectaculaire, et connaissent, elles aussi, à partir de 1955, une
stagnation. De manière générale, ce graphique concernant l’agriculture retrace assez bien la
situation du Plan sexennal dans son entier : à partir de 1954, on note un essoufflement certain.
Au fur et à mesure que le plan s’écoule apparaît de plus en plus l’étendue des échecs,
notamment dans les territoires recouvrés où l’opposition à l’application du plan, notamment
dans les campagnes, est bien moindre: non seulement les objectifs ne sont pas atteints quant
aux diverses productions, malgré les communiqués officiels criant victoire, mais surtout,
indice qui ne trompe pas, le plan n’a pas entraîné d’amélioration du niveau de vie, qui s’est
même plutôt dégradé pendant ces cinq ans113. Ce contexte d’échec économique dégradé est un
112 Les données proviennent de SIENKIEWICZ Witold, Polska od roku 1944 (la Pologne depuis 1944), Demart,
Varsovie, 2012, p. 224. 113 BUHLER Pierre, op. cit., p. 310.
189
facteur supplémentaire de discrédit pour le pouvoir communiste polonais, alors que ce dernier
n’a en fait jamais été vraiment accepté par la majorité des Polonais.
C. Un régime jamais vraiment accepté
La question du rapport de la société polonaise au régime communiste est complexe : s’il est
certain qu’il n’y a jamais eu d’acceptation franche de la part de la majorité de la population,
les relations entre société et pouvoir ont été dynamiques et ont évolué, notamment dans la
première quinzaine d’années du pouvoir communiste. Une genèse de la conflictualité
chronique de la RPP peut alors s’observer.
1. Opposition, résignation, acceptation
Quelles sont les diverses attitudes des Polonais envers l’État-parti ? Comment ont-elles
évolué au fil des années ? C’est ce à quoi la présente sous-partie répondra, en faisant une
typologie des rapports des Polonais au PZPR.
Il est difficile, dans les années d’après-guerre, de dresser un tableau véritablement
représentatif et précis des opinions politiques des Polonais, et notamment de leur rapport au
nouveau pouvoir qui s’instaure : absence d’élections démocratiques, contrôle de la société par
des structures de répression, propagande hégémonique des communistes et de leurs alliés.
Tout cela brouille les pistes et empêche d’avoir une idée nette des opinions des Polonais.
Néanmoins, en se fondant sur la période de guerre et d’avant-guerre, en extrapolant par
rapport à ces périodes antérieures, il est possible d’esquisser une sociologie politique de la
population polonaise, à partir des positions adoptées par les partis politiques polonais, au
moins durant la période non-stalinienne du régime communiste. On se fondera ici sur les
travaux de Krystyna Kersten114, reprenant la terminologie qu’elle utilise pour caractériser les
rapports des Polonais au nouveau régime.
Il convient d’emblée d’exclure deux visions extrêmes des rapports société/ État dans la
Pologne populaire : le mythe fondateur communiste qui voudrait que le peuple polonais ait
accueilli en libérateur les troupes soviétiques et le nouveau régime mis en place à partir de
1944, mais également son pendant inverse, qui voudrait que la société polonaise se soit
114 Notamment cet ouvrage : KERSTEN Krystyna, między Wyzwoleniem a zniewoleniem, Polska, 1944-1956
(entre Libération et asservissement, la Pologne de 1944 à 1956), Editions Aneks, 1993. Dans une moindre
mesure : KERSTEN Krystyna, Narodziny systemu władzy, Polska, 1943-1948 (la Naissance d’un système de
pouvoir, Pologne, 1943-1948), 1986.
190
unanimement et activement dressée contre le pouvoir communiste, notamment dans ces
premières années.. La société polonaise, en 1945, est dans un état d’anomie : durement
éprouvée par la guerre, ses liens sociaux, régionaux, interethniques, familiaux, ont été
particulièrement distendus lors du conflit. Les millions de morts et de déportés, les nombreux
changements de lieux de vie (notamment dans les territoires recouvrés), sont des phénomènes
qui ont fortement fragilisé le tissu social115. C’est donc à une société affaiblie que le parti
communiste a affaire en 1945, situation qui facilite non seulement l’instauration de son
pouvoir, mais son acceptation par un peuple très majoritairement hostile au communisme
soviétique. Le PPR joue la carte du nationalisme polonais par la reconstruction d’une Pologne
homogène ethniquement. Des conditions matérielles difficiles, la lassitude par rapport à la
guerre et aux conflits, l’espérance en la reconstruction sont autant de facteurs socio-
économiques qui, sur le court terme, expliquent une acceptation de l’état de fait en Pologne.
Cette acceptation est d’ailleurs plutôt une tolérance qu’une adhésion idéologique au projet
communiste. De même, sur le moyen et le long terme, si l’après-guerre est considéré comme
une nouvelle occupation, elle peut être analysée selon les concepts de l’histoire politique
poloanise : tentations d’aller vers « l’insurrectionnisme », mais aussi acceptation de façade
d’un pouvoir perçu comme étranger, tout en s’y opposant implicitement par un « travail
organique »116. Cette stratégie politique issue de l’idéologie historique polonaise explique
aussi des ralliements partiels au régime communiste, tout comme la désillusion de parts
notables de la société envers les dirigeants d’avant 1939 de n’avoir su protéger le pays en
1939. Enfin, la trahison des Alliés occidentaux en 1944-1945, laissant la Pologne dans la
sphère soviétique sans possibilité réelle d’en sortir, favorise des sentiments panslavistes
faisant jouer, par défaut, une solidarité slave face à un Occident trompeur : le soldat
soviétique est mieux toléré par les Polonais si on voit d’abord en lui un Russe et pas
seulement un simple agent de propagation du communisme. Cette vision se retrouve dans le
rapport de la première assemblée générale du Comité slave en Pologne117 qui a eu lieu les 22
et 23 août 1945 à Varsovie. Parmi les buts assignés à l’organisation, on trouve :
115 Cf. chapitre 4, IB. 116 L’expression de „travail organique” renvoie à une stratégie de résistance polonaise, particulièrement mise en
œuvre dans les régions prussiennes et russes de la Pologne, dans la seconde moitié du XIXe siècle, suite à l’échec
des insurrections nationales. Il s’agit de poursuivre le combat pour l’indépendance polonaise, non plus de
manière politique, mais en se concentrant sur la sphère socio-économique, favorisant l’éducation et
l’alphabétisation polonaises, et le développement d’entreprises à capitaux polonais. 117 Cf. chapitre 7, 3A, 2.
191
Un travail politique fondé sur la fraternisation entre les nations slaves, en premier lieu avec les nations
d’URSS, et sur le rapprochement maximal et la collaboration la plus étroite possible entre les
mouvements démocratiques de ces pays en ce qui concerne la défense contre les crimes futurs du
fascisme germanique
La carte du nationalisme panslave est ainsi explicitement jouée dans cette citation : l’URSS
n’est pas considérée comme le foyer de la Révolution mondiale, mais comme un territoire où
vivent des nations slaves, sœurs de la nation polonaise, avec assez explicitement l’idée qu’il
faut faire front commun contre la germanité, assimilée au fascisme.
Au vu de ce contexte, on peut dessiner trois attitudes des Polonais face au nouveau
régime : l’opposition, le ralliement, l’adhésion118. La première attitude peut se subdiviser en
deux stratégies : l’intransigeance ou la conciliation ; l’intransigeance prend la forme d’une
opposition ouverte, parfois armée119, la conciliation est la tentative d’opposition légale afin de
parvenir au meilleur compromis possible avec les communistes, qui sera explorée plus
particulièrement ici. Le ralliement, c’est l’attitude de la partie fataliste de la population
polonaise : il s’agit d’opposants à l’Union soviétique qui considèrent que toute résistance ne
sert à rien, la Pologne étant déjà inféodée, et pour longtemps, à l’URSS. Mais ce ralliement
est plus une résignation qu’une acceptation de l’état de fait, ce en quoi il se distingue
radicalement de l’adhésion, dernière posture possible dans la Pologne de l’après-guerre. Cette
adhésion, là aussi, peut se subdiviser en deux sous-groupes : d’une part une adhésion
idéologique : un communiste ou une personne de gauche souhaitant véritablement
l’instauration d’un régime communiste en Pologne, d’autre part une adhésion plus
conjoncturelle, qui peut relever de l’opportunisme. Le ralliement peut être considéré comme
moyen de promotion sociale. Il peut aussi s’agir d’un calcul politique : la personne se ralliant
118 On s’inspire librement du travail de Kersten qui donne trois catégories d’attitudes face au pouvoir
communiste : l’intransigeantisme, l’opposition, le défaitisme. L’intransigeantisme correspond à notre opposition
ouverte, l’opposition à l’opposition légale voire à la conciliation, le défaitisme au ralliement par résignation ou
intérêt. La classification de Paczkowski (citée dans FRISZKE Andrzej, « La République populaire de Pologne
(PRL) telle qu’on la voit aujourd’hui (1989-2001) in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 61-62, 2001, la
Pologne d’Est en Ouest, 1945-2001 : nouveaux voisinages et état des lieux, p. 74) est également intéressante,
mais ne nous semble pas suffisamment précise pour l’intransigeantisme et le terme « adaptation » semble trop
vague. Elle nous a en revanche inspiré dans sa distinction acceptation/approbation.
Classification de Kersten Intransigeantisme Opposition Défaitisme
Classification personnelle Opposition ouverte/
intransigeante
Opposition légale Ralliement
Adhésion par intérêt
Classification de Paczkowski résistance adaptation Acceptation/approbation
Il faudrait encore rajouter l’adhésion par idéologie, plus haut degré de soutien au nouveau pouvoir. 119 Cf. sous-partie suivante.
192
au régime considère qu’il est dans l’intérêt de collaborer avec le régime pour en tirer le
meilleur parti pour la Pologne. Opposition intransigeante, opposition conciliante, tolérance,
qui va de l’opposition implicite à l’indifférence résignée, adhésion calculée, adhésion par
principe, tel est l’éventail des postures des Polonais face à la Pologne populaire. Il est difficile
d’établir les proportions entre ces différentes postures, et ce d’autant plus qu’elles changent au
gré des évolutions politiques. Une tendance apparaît néanmoins : en 1945-1948, le camp des
soutiens plus ou moins affirmés des communistes en Pologne a rarement été plus important,
profitant de la lassitude de la guerre et de l’enthousiasme suscité par la reconstruction. Le
communisme polonais ne va jamais par la suite retrouver de tels niveaux de popularité, sauf
peut-être pendant la période du dégel de Gomułka, et dans une moindre mesure dans la
première moitié des années 1970, alors que l’expérience Gierek semble réussir. Si cette
typologie est appliquée aux représentants de la pensée occidentale polonaise, nous pouvons
faire l’hypothèse que plus le spécialiste polonais des territoires recouvrés est jeune, plus il
aura de change d’accepter le nouveau pouvoir, que ce soit un ralliement ou une adhésion.
Selon la typologie esquissée au chapitre 4120, les experts de la 1ère génération sont
majoritairement dans une opposition conciliante voire une tolérance au régime, ceux de la
2ème génération sont soit résignés, soit montrent une adhésion calculée ; rares sont ceux qui
s’opposent ouvertement aux communistes. Enfin, ceux de la 3ème génération adhèrent encore
plus, et pour un certain nombre par principe.
La période allant de 1945 à janvier 1947 est celle de l’apogée de l’opposition conciliante,
de l’opposition légale. La majorité, au moins relative, de la population polonaise, semble alors
se rassembler autour de Stanisław Mikołajczyk121, incarnant non seulement l’espoir d’un
compromis possible avec les communistes, mais la possibilité d’empêcher ces derniers de
s’emparer de tous les leviers possibles du pouvoir, sauvegardant ainsi la démocratie, au moins
partiellement. La falsification de ces élections porte le coup de grâce à l’opposition légale au
régime communiste. 1946, mais surtout 1947, sont les années pendant lesquelles on peut voir
une évolution des rapports des Polonais au nouveau régime, avec un passage en masse du
camp des opposants légaux à celui des tolérants, des ralliés. Une toute petite minorité de ces
anciens opposants légaux rejoint alors le camp des opposants intransigeants qui ont, eux,
adopté une autre stratégie face au pouvoir communiste.
Le cas des territoires recouvrés est cependant différent, du fait des particularités socio-
culturelles de ces régions, notamment de sa grande diversité humaine. La transposition des
catégories évoquées ci-dessus peut se révéler intéressante : on se fondera sur un chapitre de
Paweł Bartnik et Kazimierz Kozłowski d’un livre consacré à la Poméranie occidentale122.
Contrairement à ce qui se passe dans les terres polonaises avant 1939123, il semble qu’il y ait
eu dans un premier temps, le second semestre de 1945, une sorte d’union nationale entre les
diverses tendances politiques présentes chez les Polonais s’installant en Poméranie
occidentale. Les dures conditions de vie, le chaos administratif, l’incertitude sur la destinée
définitive de la région font que les divergences politiques passent au second plan.
L’administration polonaise embryonnaire est, si on exclut les postes stratégiques, composée
en majorité de Polonais venant de Posnanie et à près de 50 % de personnes issues de la
démocratie-nationale d’avant-guerre, alors que les communistes (PPR) ne sont pas plus de
5 %. Ces anciens démocrates-nationaux sont donc de bons exemples d’adhésion par intérêt,
alors même que d’un point de vue idéologique, ils devraient être les plus féroces opposants au
parti communiste. Ils n’hésitent pas à collaborer avec le système communiste en cours de
constitution dans l’espoir d’infléchir au maximum la ligne du parti et parce que le SN est le
parti qui a le plus développé en son sein la « pensée polonaise occidentale ». Durant cette
première période, la majeure partie de la population, sans être communiste, fait sans conteste
partie des ralliés voire des adhérents au nouveau pouvoir. Les autorités communistes et, fait
extraordinaire, l’Armée rouge, jouissent d’une certaine popularité. En effet, ces deux
institutions représentent les seules garantes de la présence polonaise sur ces terres. La
résistance polonaise et les réseaux d’administrateurs du gouvernement de Londres n’ayant pas
existé dans cette région anciennement allemande, le pouvoir communiste soutenu par les
troupes soviétiques apparaît comme le seul interlocuteur possible. La situation change peu à
peu au cours de l’année 1946. Il s’agit pour le parti communiste de préparer le terrain pour les
élections législatives de janvier 1947. Le PSL concentre les attaques du PPR et ses partisans
deviennent des opposants au système qui se met en place, sans même l’avoir voulu la plupart
122 KOZŁOWSKI Kazimierz, « Formowanie się i konsolidacja totalitarnego systemu władzy na Pomorzu
Zachodnim »(1945-1956) (la Formation et la consolidation du système de pouvoir totalitaire en Poméranie
occidentale (1945-1956) in BARTNIK Paweł, KOZŁOWSKI Kazimierz (éd), Pomorze Zachodnie w tysiącleciu:
praca zbiorowa (la Poméranie occidentale lors du Millénaire: travail commun), Polskie Towarzystwo
Historyczne (l’Association Historique Polonaise), Wydawnictwo Archiwum Państwowego „Dokument”
(Éditions des Archives d’État „Document”), Szczecin, 2000, p. 279-288. 123 Par la suite, on emploiera le terme de « terres anciennes » pour qualifier les terres polonaises avant 1939,
c’est-à-dire les voïévodies de la Pologne de 1939 sans les confins orientaux.
194
du temps. L’opposition se concentre sur le parti communiste, mais à l’époque l’URSS a
encore assez bonne presse en Poméranie occidentale. Selon des rapports de l’UB et en se
fondant sur les résultats négatifs à la première question du référendum populaire124, 50 à 60 %
de la population de Poméranie occidentale soutient le PSL, unique opposition légale, ce qui
permet de dire que la majorité de la population est passée dans l’opposition, même si un
infime minorité a basculé dans l’opposition intransigeante. Le reste se partage entre ralliés et
adhérents. L’opposition légale est cependant moins forte que dans les « terres anciennes » :
les événements d’avril-mai 1946125 se retrouvent en Poméranie occidentale et notamment à
Szczecin, mais dans un degré moindre que dans les anciens territoires126. Les attitudes
politiques recoupent les origines géographiques : les plus opposés au pouvoir communiste et
les plus hostiles aux Soviétiques sont les « rapatriés » des confins orientaux, les plus
enthousiastes envers les nouvelles autorités les réémigrés, tandis que le groupe le plus divers
du point de vue politique est celui des transférés. Chez ces derniers, on retrouve certes des
opposants, d’ailleurs plutôt légalistes et conciliants, mais aussi des ralliés voire des adhérents,
souvent par intérêt, leur installation dans les territoires recouvrés correspondant à une attente
de promotion sociale. Un nombre non négligeable des transférés placent ainsi leur espoir dans
le régime, y adhèrent dans l’espoir qu’il va être à même d’améliorer leur niveau de vie.
Les élections de janvier 1947 s’avèrent être aussi un tournant en Poméranie occidentale, le
PSL étant éliminé, le PPR s’en prend alors ouvertement au PPS dont il n’a plus besoin de
l’appui face aux agrariens. La stalinisation accélérée de la Pologne rejette la grande majorité
de la population dans le groupe des ralliés, les « défaitistes » de Kersten, même s’il faut noter
que parmi ces défaitistes, on a une proportion plus grande d’adhérents au régime que dans les
« terres anciennes ». La population est fataliste face au parti ; elle change peu à peu vis-à-vis
de l’URSS, au fur et à mesure que le statut international des territoires recouvrés se normalise.
En avril 1951, elle devient franchement hostile, lorsqu’à la suite du meurtre d’un Polonais par
un lieutenant soviétique, des milliers de manifestants défilent à Szczecin. La stalinisation se
124 Le PSL était le seul parti politique polonais à demander le maintien du sénat. 125 Des manifestations d’opposants au pouvoir communiste ont eu lieu, notamment à l’occasion de la fête
nationale polonaise le 3 mai, pour s’opposer à la commémoration en grande-pompe du 1er mai voulue par le
pouvoir et au tournant de plus en plus autoritaire pris par le régime. 126 Cf. PTASZYŃSKI Radosław, Trzymamy straż nad Odrą. Propagandy- Fakty- Dokumenty (Nous montons la
garde sur l’Oder. Propagande- Faits- Documents), IDG Poland, 2007. Ce livre montre comment un certain
nombre de participants à la grande manifestation de propagande en faveur de la polonité des territoires recouvrés
les 13 et 14 avril 1946 ont détourné ce qui devait être une démonstration de force en faveur du régime en
manifestation d’opposition à la politique gouvernementale.
195
fait néanmoins sentir encore plus rigoureusement en Poméranie occidentale que dans les
« terres anciennes », et les embryons d’opposition réapparaissant à partir de 1955 sont en
règle générale plus modestes que dans la Pologne d’avant 1939. À partir de l’exemple de la
Poméranie occidentale, assez représentatif du reste des territoires recouvrés127, on peut
synthétiser le rapport des Polonais des nouveaux territoires au nouveau régime. Par intérêt ou
idéologie, on y compte bien plus d’adhérents ou de ralliés à la Pologne communiste ;
l’opposition y existe et y est même majoritaire, mais elle est moins entreprenante et surtout
moins intransigeante que dans les « terres anciennes ». Enfin, le désenchantement envers le
régime est plus marqué dans les territoires recouvrés, puisque leurs populations ont placé plus
d’espoirs en lui. Néanmoins, la proportion d’adhérents au régime y est encore plus élevée en
1956 et dans les années suivantes qu’en Pologne centrale. C’est dans le contexte d’imposition
forcée d’un gouvernement majoritairement impopulaire qu’il faut voir la genèse de la
conflictualité chronique de la RPP.
2. Genèse de la conflictualité chronique de la RPP
Elle prend sa source dans le conflit de légitimité entre les deux groupements politiques
prétendant, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, diriger la Pologne : le gouvernement
pluraliste en exil de Londres, et le gouvernement dominé par les communistes et leurs alliés à
Lublin. Rappeler l’importance de ce conflit est fondamental pour comprendre l’importance
des territoires recouvrés aux yeux des communistes polonais : pour ces derniers, ils vont
apparaître comme symboles de la soi-disant réussite socio-économique de la RPP .
La majorité des Polonais perçoivent le nouveau pouvoir communiste comme une autorité
étrangère, imposée par un pouvoir étranger et honni : l’URSS. Aux yeux de la majorité de la
population polonaise, ce pays est en effet l’avatar de l’Empire tsariste qui, est alors souvent
perçu comme le bourreau principal de la Pologne au temps des partages128. Le second conflit
mondial et la mémoire de certains de ses événements, tabous à partir de 1945, renforcent
définitivement l’hostilité polonaise à tout régime communiste et soviétique : l’agression de la
Pologne par l’URSS le 17 septembre 1939 sans déclaration de guerre préalable et la politique
de répression et de déportation des Polonais des confins orientaux annexés à l’URSS en sont
de bons exemples. Durant cette période, plus d’un demi-million de Polonais ont été déportés
127 On laisse de côté les districts peuplés d’autochtones dont l’opposition est bien plus nette au régime. 128 Cf. KRAKOVSKY Roman, l’Europe centrale et orientale. De 1918 à la chute du mur de Berlin, Armand
Colin, Collection U, Paris, 2017, p. 159.
196
par vagues successives au Kazakhstan et en Sibérie, provoquant de nombreuses pertes
humaines129.
Néanmoins, c’est le tabou de Katyń qui est le préjudiciable aux relations polonais-soviétique.
Les agents du NKVD liquident au printemps 1940, à Katyń et ailleurs, plus de 20 000
officiers polonais pris en 1939130. Le mensonge de Katyń est, dès 1945, un poids qui ne va
cesser de discréditer le pouvoir communiste polonais, qui par son silence et sa négation du
crime apparaît comme complice. Enfin, l’attitude des Soviétiques à l’égard de la résistance
polonaise non-communiste, achève de monter les Polonais contre les Soviétiques et leur
idéologie. L’épisode de l’insurrection de Varsovie abandonnée, en août-septembre 1944, à
son propre sort, frappe notamment les esprits. Les Soviétiques sont perçus comme
coresponsables des 200 000 morts qu’elle occasionne131. Tout est alors réuni pour donner une
coloration conflictuelle, parfois sanglante, à la confrontation entre la majorité polonaise
hostile au communisme et le pouvoir du PPR, puis du PZPR.
La République populaire polonaise est donc un système en état de conflit chronique constant ;
structurellement fragile, elle repose plus que les autres démocraties populaires sur la garantie
militaire des troupes du Pacte de Varsovie et l’Armée populaire polonaise. Le régime mis en
place par les communistes en Pologne est ainsi décrit par Pierre Buhler :
Mandataire de l’URSS pour les territoires polonais, ce pouvoir de fait, dûment assisté et conseillé par
son mentor, met en place les fondements de sa pérennité : un appareil policier et judiciaire répressif, la
politisation de l’armée, le contrôle de l’information et de la propagande, l’intégration à la Pologne de
vastes territoires pris aux Allemands.132
Contrairement à d’autres pays communistes d’Europe centrale, où le régime d’inspiration
soviétique a pu être plus ou moins accepté par une majorité de la population à une certaine
période, la majorité de la société polonaise n’a au mieux que toléré le régime. En témoigne,
dans l’histoire ultérieure de la RPP, l’alternance de phases d’accalmies et de regains de
129 DAVIES Norman, God’s playground/Boże Igrzysko, (le Terrain de jeu de Dieu), Znak, Cracovie, 2010,
p. 1023. 130 Les chiffres exacts sont difficiles à établir. Le nombre de 20 000 rassemble non seulement les officiers de
l’armée polonaise, mais aussi les autres gradés des forces de police, des douanes polonaises. On le trouve chez
DAVIES Norman, God’s playground/Boże Igrzysko, (le Terrain de jeu de Dieu), Znak, Cracovie, 2010, p. 914,
BUHLER Pierre, op. cit., p. 57. 131 MARÈS Antoine, SOUBIGOU Alain, l’Europe centrale dans l’Europe du XXe siècle, Éllipses, Paris, 2017,
p. 167. 132 BUHLER Pierre, op. cit., p. 9.
197
tensions d’un conflit qui ne parvient véritablement à son terme qu’en 1989, après avoir connu
de multiples soubresauts dont l’un des plus marquants est « l’Octobre polonais » de 1956, qui
va nous intéresser plus particulièrement désormais.
III Le dégel de Gomułka (1956-1961)
La phase abordée été décrite comme le « dégel » de Gomułka, déstalinisation
accélérée et même recul limité sur certains points fondamentaux du système communiste.
Néanmoins, la période allant de 1956 et 1961 est à la fois celle du dégel, puis celle de son
reniement. 1961 a été choisie comme borne chronologique car c’est à cette date que sont
gelées les dernières réformes acquises en 1956. Rétrospectivement, l’Octobre polonais
apparaît comme un moment tactique qui n’est pas, ou pas seulement, une adaptation du
communisme aux réalités polonaises, mais une simple pause dans la marche polonaise vers le
communisme. Dans deux domaines seulement le pouvoir ne revient pas, ou presque, sur les
concessions de 1956 : les politiques religieuse et agricole. Les réformes dans ces domaines
apparaissent alors comme les seuls acquis durables du bref épisode réformiste de Gomułka. Il
faut d’abord retracer les origines directes de la multiplication des tensions en 1954-1955 qui
aboutissent, en plus des causes profondes liées à la conflictualité chronique de la RPP, à
l’Octobre polonais. Ce dernier sera analysé comme un moment particulier de la vie politique
de la Pologne communiste. Enfin, sera rapidement évoqué le passage du réformisme à la
normalisation. Ce bref renouveau de la Pologne coïncide également et plus clairement encore
avec un retour des territoires recouvrés sur le devant de la scène politico-économique
polonaise.
A. La multiplication des tensions
La déstalinisation est donc lente à venir, même si certains indices sont perceptibles à partir
de 1954 : le IIème Congrès du PZPR, en mars, réoriente très légèrement le Plan sexennal vers
l’agriculture et l’industrie légère. Elle commence véritablement par l’affaire Światło, du nom
d’un officier de la Sécurité publique passé à l’Ouest et qui révèle les méthodes expéditives, du
maintien de l’ordre communiste en Pologne. En décembre 1954, le ministère de la Sécurité
publique est supprimé et les méthodes de la police politique un peu adoucies133. La mort de
Bierut, survenue le 12 mars 1956, dans un contexte de stupeur due aux révélations du
133 BUHLER, Op. cit., p. 292.
198
XXe Congrès du PCUS, catalyse le mouvement de déstalinisation, qui va aboutir au
remplacement de l’équipe des staliniens conservateurs par des communistes plus réformistes,
processus qui sera analysé dans la partie consacrée au dégel de Gomułka.
À la suite de ce dèces, c’est Edward Ochab134 qui devient le 1er secrétaire du PZPR. Il a la
difficile tâche d’arbitrer les dissensions de plus en plus fortes qui éclatent entre les différentes
ailes du PZPR. Deux groupes se font face en effet : d’un part les réformateurs, d’autre par les
conservateurs, partisans de l’orthodoxie stalinienne, Ochab représentant les tenants d’une
position à mi-chemin de ces deux extrêmes135. La divulgation du Rapport Khrouchtchev,
largement diffusé en Pologne et connu du monde occidental justement par la médiation
polonaise, provoque en effet de fortes tensions au sein du parti, doublées de désaccords sur la
marche à suivre concernant le rythme et l’ampleur de la déstalinisation.
Le déclenchement des émeutes à caractère insurrectionnel de Poznań en juin 1956 agit
comme un catalyseur de ces tensions. Les causes directes de cet événement sont avant tout
socio-économiques, l’élément politique ne faisant qu’aggraver le terreau social de la crise. La
ville de Poznań concentre en effet plus particulièrement les symboles de l’échec du plan
sexennal. Appartenant à la Prusse avant 1919, elle passe dans l’entre-deux-guerres pour l’une
des villes les mieux aménagées, administrées et développées de la Pologne d’avant-guerre. Se
fondant sur ce constat, les communistes font le choix délibéré de moins y investir dans le
cadre du plan sexennal : en dix ans, la ville voit son niveau de vie passer de l’un des plus
développés de la Pologne urbaine à l’un des plus bas. Il n’est pas exclu également que les
communistes se méfiaient de cette ville, berceau de la pensée occidentale polonaise fortement
liée à la démocratie-nationale, et ont donc consciemment voulu la marginaliser. C’est dans ce
faisceau causal qu’il faut voir les causes de la grève générale du 28 juin 1956. Parti de l’usine
Cegielski, le mouvement de grève générale, le premier de l’histoire de la Pologne populaire,
se répand rapidement dans toute la ville. Des manifestations spontanées s’organisent, qui
dégénèrent en émeutes aux abords du bâtiment de la Sécurité publique. Des coups de feu
échangés transforment l’émeute en combats de rue, qui sont particulièrement intenses le 28
juin, et qui se poursuivent sporadiquement les 29 et 30 juin. Les forces blindées de l’Armée
populaire polonaise écrasent sans ménagement ce soulèvement. On relève quelques dizaines
134 (1906-1989). Membre du KPP dès 1929, il est 1er secrétaire du POUP de manière éphémère en 1956. 135 Les réformateurs sont désignés sous le nom de groupe de « Puławska », du nom de la rue de Varsovie où
nombre d’entre eux habitent. Similairement, les conservateurs du PZPR sont désignés par un autre terme
géographique, Natolin, du nom d’un quartier de Varsovie.
199
de morts. Si le PZPR contrôle la situation, c’est au prix de son image, qui est encore plus
ternie. Les meneurs de la révolte sont jugés, mais la situation à l’intérieur du parti devient
intenable, précipitant les changements dans la direction. En juillet, à l’occasion du
VIIe Plénum du PZPR, les contacts entre le pouvoir et Gomułka se multiplient, ce dernier
étant réintégré dans le parti le 1er août. En août, Ochab fait un premier geste concret en
direction du monde du travail et de la société : il augmente les salaires de 30 %136. Gomułka
juge insuffisantes tant les réformes proposées que les modalités de sa réintégration, visant de
plus en plus explicitement le poste de 1er secrétaire. Les événements se précipitent : en
octobre, l’agitation se renforce dans les comités locaux du parti, tandis que les grèves se
propagent dans les usines. Tous ces mouvements de protestation réclament de plus en plus le
retour de Gomułka au pouvoir. Ce dernier, grâce au traitement répressif auquel il a eu droit
pendant la période stalinienne, et par son intransigeance envers Ochab et l’aile dure du parti,
apparaît de plus en plus comme un recours. On oublie alors son comportement des années
d’après-guerre alors que, à la tête du PPR, il est au cœur des processus de communisation de
la Pologne, soviétisant la Pologne d’une main de fer. Des manifestations antisoviétiques se
multiplient en Pologne, demandant le retour des confins orientaux, le départ des troupes de
l’Armée rouge, dénonçant les accords commerciaux avec l’URSS, défavorables pour la
Pologne. Dans les écoles, des élèves désertent les cours de russe et détruisent leurs manuels,
tandis que ça et là les prières réapparaissent ainsi que les crucifix. C’est dans cette ambiance
explosive qu’a lieu le changement d’équipe dirigeante, au terme d’une période de tensions de
plus d’une semaine durant laquelle la Pologne aurait pu prendre le chemin insurrectionnel de
la Hongrie.
B. L’Octobre polonais
Les changements décisifs interviennent à l’occasion du VIIIe Plénum du PZPR, débutant
le 17 octobre 1956. L’URSS essaie de faire pression sur son issue, craignant le caractère
réformateur de Gomułka. Le 19 octobre, accompagné de la direction soviétique,
Khrouchtchev arrive à Varsovie, tandis que les troupes soviétiques présentes en Pologne font
mouvement vers la capitale. Ces menaces à peine voilées n’empêchent pas le 21 octobre
l’élection d’un nouveau bureau politique consacrant la victoire des réformateurs et, en premier
lieu, celle de Gomułka, qui devient le 1er secrétaire du PZPR. Le soutien populaire dont
136 BUHLER Pierre, op. cit., p. 316.
200
bénéficie Gomułka, les pressions exercées par Pékin, proche des communistes réformateurs
polonais, sur le gouvernement soviétique ont joué sur la décision de Khrouchtchev d’entériner
les changements politiques, en échange de garanties sur l’essentiel. Gomułka parvient à
réaliser le tour de force d’être accepté à la fois par l’essentiel de la nation polonaise, qui voit
en lui le garant du respect de la souveraineté polonaise face aux ambitions soviétiques, et par
les dirigeants soviétiques, les convainquant que le socialisme ne serait pas remis en cause en
Pologne. Il réussit là où l’insurrection hongroise qui se développe au même moment échoue :
donner au moins l’impression d’un changement réel à la nation polonaise, tout en donnant des
gages du maintien du régime communiste en Pologne au reste du monde socialiste137.
L’Octobre polonais est un des rares moments, voire le seul, où il y a eu communion entre le
peuple polonais et le pouvoir communiste, et où la majorité des Polonais a pu vouloir tenter la
construction d’un socialisme non-soviétique et respectueux de la souveraineté et des traditions
nationales. Si un certain nombre de Polonais s’approprient le régime communiste dans la
mesure où ce dernier peut se réformer dans une direction plus libérale et nationale, l’habileté
de Gomułka est de promettre des réformes sans remettre en cause le principe même du
socialisme en Pologne, jouant de l’ambiguïté sur l’étendue de ces réformes. Le discours qu’il
prononce le 24 octobre sur la place des défilés à Varsovie devant des centaines de milliers de
Polonais est ainsi un modèle du genre. Il s’y livre à une sévère autocritique du stalinisme
polonais, le présentant comme un régime n’ayant pas grand-chose à voir avec le socialisme
réel, et à la fois lance un appel à la population pour l’aider à bâtir ce socialisme réel. Le
problème ne réside donc pas selon lui dans le socialisme en lui-même, mais dans la manière
dont ce dernier a été réalisé :
Ces dernières années beaucoup de choses mauvaises et illégales, beaucoup de désillusions
douloureuses se sont accumulées dans la vie de la Pologne. Les idéaux du socialisme, imprégnés de
l’esprit de liberté et de respect des droits du citoyen, ont dans les faits été profondément dévoyés. Les
mots ne se retrouvaient pas dans la réalité. Le dur labeur de la classe ouvrière et de la nation entière
n’a pas donné les fruits escomptés. Je crois profondément, que ces années sont passées sans retour.138
137 DAVIES Norman, Histoire de la Pologne, Fayard, Paris, 1986, p. 30 : « Il prouva que les communistes de ce
pays pouvaient diriger leurs affaires sans la supervision directe de leurs conseillers soviétiques- tout en restant
fidèles à l’URSS. ». 138 La citation est une traduction du texte du discours consulté sur le site
Le malentendu entre le peuple polonais et Gomułka réside cependant déjà dans ces phrases
ambivalentes : non seulement le nouveau 1er secrétaire du PZPR ne remet pas en cause le
socialisme, mais il ne critique pas non plus le modèle soviétique, prônant une voie polonaise
dans le cadre d’un socialisme soviétique, là où la majorité des Polonais veulent au moins un
socialisme véritablement non-soviétique, voire un modèle non-socialiste. Mais sur le moment,
ces déclarations sont fortement ovationnées par les auditeurs présents sur la place ou écoutant
la radiodiffusion du discours, ces derniers préférant retenir les promesses de réformes et
d’amélioration des conditions de vie.
C. Du réformisme à la normalisation
1. La multiplication des projets de réforme
Les premiers mois suivant l’Octobre polonais sont ceux d’une frénésie réformatrice,
pendant lesquels la société polonaise est assez largement convaincue de la réalité de la mise
en place d’une voie polonaise vers le communisme en s’inspirant du modèle yougoslave,
notamment dans l’économie.
Les premières mesures de l’ère réformiste de Gomułka sont hautement symboliques, et
sont prises pour ramener le plus vite possible le calme au sein de la société polonaise, tout en
étant relativement peu coûteuses en termes de pouvoir pour le parti communiste. Ainsi, le 26
octobre, le brouillage des stations de radio occidentales est réduit, pour être totalement
supprimé le 25 novembre. Au départ du maréchal Rokossovski, incarnant l’assujettissement
de la Pologne à l’URSS qui est démis le 13 novembre de son poste de vice premier-ministre et
de ministre de la Défense, correspond le retour le 28 novembre du cardinal Wyszyński de son
lieu de détention. Plus significative encore est l’amnistie dont bénéficient plusieurs milliers de
détenus politiques, qui vient compléter celle qui avait déjà été promulguée par l’équipe
d’Ochab.
Pendant de ces dernières mesures symboliques, on observe une purge relative des structures
de pouvoir du parti communiste polonais de ses éléments les plus staliniens. Si elle ne touche
pas tous les conservateurs du PZPR, elle s’effectue de manière assez généralisée dans tous les
organes du pouvoir. Plusieurs milliers de membres de la police politique sont limogés, tandis
que les structures administratives de la police politique sont réorganisées : les attributions du
202
Comité pour les affaires de la Sécurité publique139, supprimé, sont transférées au ministère des
affaires Intérieures, et le nom de la police politique changé de UB en SB140. Le changement
de nom est plus symbolique que réel, même si dans l’immédiat, la police politique se fait plus
discrète et infiltre moins la société. Dans l’Armée populaire polonaise, les officiers
soviétiques, à la suite de Rokossovski, regagnent l’URSS141. Les noms les plus notables de la
période stalinienne sont écartés, comme Hilary Minc, auquel on impute l’échec du plan
sexennal, directement responsable de l’agitation de la société durant l’année 1956.
Les chantiers de réformes les plus importants se situent cependant dans le domaine
économique, cause directe de la crise de 1956. Dès son accession au pouvoir, Gomułka prend
une mesure hautement symbolique, et qui a des conséquences immédiates pour nombre de
Polonais : la possibilité de supprimer les coopératives agricoles. Très impopulaires, elles sont
désertées en masse par les paysans, de sorte qu’au bout de quelques semaines, près de 85 %
des coopératives agricoles sont supprimées142. Débute alors une décollectivisation qui est un
phénomène unique dans le monde socialiste. Si dans le cadre de la déstalinisation, les
collectivisations sont interrompues dans les autres démocraties populaires, il ne s’agit que
d’un arrêt avant une reprise ultérieure. Dans le cas de la Pologne, les coopératives agricoles
disparaissent presque entièrement : elles passent de 9 % des terres arables à la fin de 1956 à
1,5 % en 1958. À cette date, 12,5 % des terres appartiennent aux fermes d’État143, tandis que
plus de 85 % des terres sont privées144. Cas unique dans le bloc soviétique, c’est aussi l’un des
rares acquis de la période réformiste de Gomułka à n’avoir pas été remis en cause. On ne
revient pas en détail sur cette décollectivisation, dont on reparlera dans le chapitre suivant
lorsque l’on s’intéressera à la structure agraire des territoires recouvrés, concernés au premier
chef par la collectivisation puis par la suppression des fermes collectives145.
139 Komitet do Spraw Bezpieczeństwa Publicznego. Il a été mis en place en décembre 1954 suite aux révélations
de l’affaire Światło. 140 Il s’agir du Ministerstwo Spraw Wewnętrznych. Parallèlement, Urząd Bezpieczeństwa (Bureau de la sécurité)
devient Służba Bezpieczeństwa (Service de la sécurité). 141 On passe ainsi de 32 généraux soviétiques dans l’armée polonais à la mi 1956 à 5 à la fin de 1957.
SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Ilustrowany Atlas Historii Polski T. 6, PRL i Polska
współczesna, (Atlas illustré de l’histoire de la Pologne, Tome 6, la République Populaire de Pologne et la
Pologne contemporaine), Demart, 2007, p. 199. 142 8 900 sur 10 700, cf. BUHLER Pierre, op. cit., p. 362. 143 SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.), op. cit., p. 225-227. 144 BUHLER Pierre, op. cit., p. 362 145 Cf. le présent chapitre, IIIC, 1.
203
Carte représentant la répartition des parcelles individuelles (vert clair), des coopératives de
production (rose) et des fermes d’État (vert foncé) selon les voïévodies (celles des territoires
recouvrés sont soulignées)146 en 1955
La réforme économique la plus importante est la loi sur les conseils ouvriers, qui doit être la
première pierre de l’édification d’un système économique d’autogestion inspiré du modèle
yougoslave. Les conseils ouvriers, réclamés dans les grèves d’ouvriers et les troubles agitant
la Pologne populaire au cours de l’année 1956, apparaissent comme le pendant dans le
domaine économique de la démocratie politique. Ils sont aussi acceptables pour le pouvoir,
pouvant être interprétés comme moyen de revenir à un socialisme authentique après la période
stalinienne qui aurait été un reniement du socialisme. Ces conseils ouvriers sont mis en place
par la loi du 19 novembre 1956, mais selon des modalités qui peuvent être utilisées pour les
contourner, malgré des attributions nombreuses et étendues en apparence. Leurs buts sont
ainsi de :
1) émettre une opinion concernant les indicateurs annuels des exigences du plan ;
2) le vote des plans annuels de l’entreprise en se fondant sur les indicateurs extraits du plan
économique national :
3) le vote de plans opératoires de l’entreprise […]
5) la détermination de la direction du développement de l’entreprise ;
146 SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.), op. cit., p. 225.
204
6) la détermination des lignes directrices principales pour améliorer la production, et particulièrement
rationaliser les processus technologiques, améliorer la qualité et l’esthétique de production, augmenter
l’efficacité du travail, améliorer les conditions de sécurité et d’hygiène au travail […]
7) l’évaluation de l’activité économique de l’entreprise […]
10) la décision de transférer une partie du profit généré par l’entreprise dans des buts liés avec
l’activité économique de l’entreprise ;
11) la décision de partager le fonds de l’entreprise ou une partie du profit attribuée aux travailleurs ;
12) la détermination des règlements intérieurs de l’entreprise147
L’autogestion est ici esquissée, mais toujours subordonnée à l’exécution des directives du
plan, les conseils ouvriers apparaissant comme de simples rouages de son exécution, chargés
de rendre plus efficaces la réalisation de ce dernier. La formule des conseils ouvriers remporte
rapidement un succès : en quelques semaines, ce sont près d’un quart des entreprises
habilitées à avoir des conseils ouvriers, regroupant près de 40 %148 des ouvriers, qui forment
leurs conseils ouvriers. Les changements sont réels, mais limités, et on est encore loin du
modèle yougoslave. Dans ce dernier, c’est le conseil ouvrier qui élit le directeur de
l’entreprise, alors que dans le cas polonais, les conseils ouvriers sont explicitement
subordonnés aux directeurs qu’ils ne nomment pas : « Art. 15 1. Le Directeur de l’entreprise a
l’obligation de suspendre l’exécution d’une résolution votée par le conseil ouvrier si elle
contredit les règlements de la loi ou le plan en cours »149.
Tirant les conséquences de l’échec du plan sexennal, l’équipe de Gomułka apporte des
modifications au projet de 1er Plan quinquennal (1956-1960). Dans le préambule de ce plan, le
147 Journal officiel de la République populaire de Pologne, 19/11/1956, no 53, rubrique 238, Art. 3. En polonais :
« 1) opiniowanie projektów rocznych wskaźników zadań planowych.
2) uchwalenie planów rocznych przedsiębiorstwa na podstawie wskażników wynikających z narodowego planu
6) ustalanie zasadniczych wytycznych w kierunku usprawnienia produkcji, a w szczególności racjonalizacji
procesów technologicznych, polepszania jakości i estetyki produkcji, podnoszenia wydajności pracy,
polepszania warunków bezpieczeństwa i higieny pracy [...]
7) ocena działalności gospodarczej przedsiębiorstwa [...]
10) decydowanie o przeznaczeniu części zysku przypadającej przedsiębiorstwu na cele związane z działalnością
gospodarczą przedsiębiorstwa;
11) decydowanie o podziale funduszu zakładowego lub części zysku przypadającej załodze;
12) ustalanie wewnętrznych regulaminów przedsiębiorstwa.». 148 BUHLER Pierre, op. cit., p. 361. 149 Idem, Art. 15 1. En polonais: « Dyrektor przdsiębiorstwa ma obowiązek wstrzymać wykonanie uchwały
podjętej przez radę robotniczą, jeżeli jest sprzeczna z przepisami prawa lub obowiązującym planem».
205
Plan sexennal est présenté comme globalement un succès, même si des échecs partiels, parfois
notables, sont mis en avant :
Il a réduit la distance séparant du point de vue du niveau économique la Pologne des pays les plus
industrialisés d’Europe […] En même temps, durant la réalisation du plan sexennal sont apparues une
série de freinages et de disproportions dans le développement de l’économie nationale, liées aussi bien
à des difficultés objectives qu’à des fautes dans la politique économique, ce qui a entraîné que les
projets du plan sexennal n’ont pas été exécutés bien dans tous les domaines.150
Malgré le ton très positif de cette analyse, il est difficile d’expliquer comment un même texte
peut d’un côté mettre en avant un rattrapage économique par rapport à l’Europe occidentale et
plus largement le monde capitaliste, et reconnaître à demi-mot la stagnation du niveau de vie.
Sont laissées aussi de côté les inégalités de développement économique que le plan sexennal a
accentué dans la Pologne, inégalités dues à la centralisation qu’implique toute planification.
Assez peu de choses ont été faites pour réduire le surinvestissement dont bénéficient trois
voïévodies, celles de Varsovie, de Cracovie et de Katowice du point de vue industriel, au
détriment du reste du territoire (15 voïévodies) qui jusqu’en 1956 ne reçoit que 40 % des
investissements (47 % à partir de 1957)151.
Pour élever de manière durable, et non pas conjoncturelle par des relèvements artificiels de
salaires, le niveau de vie, le 1er Plan quinquennal réoriente une partie des investissements
prévus pour l’industrie lourde vers l’industrie légère et l’agriculture, favorisant un peu plus
que le Plan sexennal les biens de consommation. La priorité est encore donnée aux biens de
production, mais deux domaines négligés auparavant sont particulièrement mis en avant :
Le plan pour les années 1956-1960 concentre les moyens disponibles non seulement pour
augmenter la consommation des biens, mais aussi dans le domaine des conditions de logement, qui du
point de vue de l’élévation du niveau de vie compris de façon large, représentent un problème non
moins brûlant que le niveau de consommation encore insuffisant.152
150 Journal officiel de la République populaire de Pologne, 12/07/1957, n° 40, rubrique 179, I Introduction. En
polonais : « Zmniejszył się dystans dzielący Polskę pod względem poziomu gospodarczego od najbardziej
uprzemysłowionych krajów Europy. [...] Jednocześcnie w toku realizacji planu sześcioletnigo wystąpił szereg
zahamowań i dysproporcji w rozwoju gospodarki narodowej, związanych zarówno z trudnościami
objektywnymi, jak i z błędami w polityce gospodarczej, co spowodowało, że zadania planu sześcioletniego nie
na wszystkich odcinkach zostały wykonane pomyślnie. ». 151 Idem, IV. Objectifs finaux. Pour les investissements totaux, les voïévodies de Katowice, Varsovie, Cracovie
rassemblent près de 48% des investissements pour 1956. Le plan prévoit encore 47% d’investissements pour ces
trois voïévodies en 1957, mais seulement 39% pour 1960. Il y a donc bien une meilleure répartition des
investissements prévue par le plan. 152 Idem, II, 3. En polonais : « Plan na lat 1956-1960 koncentruje dostępne środki nie tylko na rzecz zwiększenia
konsumpcji dóbr, lecz również w dziedzinie warunków mieszkaniowych, które z punktu widzenia szeroko
206
En donnant des objectifs économiques moins précis, le but est de laisser plus de liberté aux
entreprises. Cette mesure rejoint les travaux d’Oskar Lange153, qui de 1957 à 1961 est le
directeur de la Commission pour le plan économique, les budgets et les finances.154 À la tête
de cette commission, il dépose un projet de réforme de l’économie polonaise en mai 1957 qui
irait dans le sens de l’autogestion yougoslave. C’est l’une des premières apparitions de la
notion de socialisme de marché dans les pays du bloc soviétique, système économique fondé
sur l’indépendance des entreprises, grâce notamment au critère de la rentabilité réintroduit
dans le canon économique polonais. À terme même, Lange prévoit la libéralisation des prix et
des salaires. L’ironie de l’histoire veut que ce projet économique n’ait pas été réalisé en
Pologne, mais justement dans le pays qui semble avoir tout perdu en 1956 : la Hongrie.
Un autre domaine notable de réformes concerne les relations entre l’Église et l’État.
L’Octobre polonais provoque une détente dans leurs relations, qui sont rapidement
normalisées. Le 7 décembre 1956, un accord est trouvé, rétablissant les clauses de l’accord
signé en 1950, et abrogeant le décret du 9 février 1953155. Seul le choix des évêques doit
obtenir l’aval du pouvoir. La politique religieuse concernant les territoires recouvrés fait aussi
partie des discussions. Le catéchisme peut de nouveau être enseigné dans les écoles, et près de
95 %156 des parents choisissent alors d’y inscrire leurs enfants. L’État et l’Église parviennent
aussi à un accord pour la nomination des vicaires apostoliques sur les territoires recouvrés,
question brûlante qui dans les années antérieures avait causé de nombreux problèmes dans
leurs relations. Le cardinal Wyszyński profite de ce qui apparaît bientôt comme un simple
répit pour réorganiser l’Église polonaise en la purgeant des éléments communistes infiltrés,
notamment en mettant à l’écart les prêtres patriotes et en nommant de nouveaux vicaires
apostoliques pour les territoires recouvrés157. L’Association PAX158, favorisée par le régime à
zrozumianego wzrostu stopy życiowej stanowią niemniej palący problem aniżeli niedostateczny jeszcze poziom
spożycia. ». 153 1904-1965. Économiste polonais, député de la diète de la République populaire de Pologne et un temps
membre du comité central du PZPR. 154 Komisja Planu gospodarczego, budżetu i finansów. 155 Cf. le présent chapitre précédent, IIA. 156 BUHLER Pierre, op. cit., p. 363. 157 Idem, p. 364. 158 DAVIES Norman, God’s playground/Boże Igrzysko, (le Terrain de jeu de Dieu), Znak, Cracovie, 2010,
p. 1039/1045. Plus encore que des communistes polonais, l’association PAX aurait été la pièce maîtresse de la
politique du NKVD, puis du KGB contre l’Église polonaise. En témoigne le fait qu’après 1956, alors que PAX
perd la faveur du pouvoir gomułkiste, l’association perdure, sans doute sur volonté soviétique.
207
l’époque stalinienne et seule partie de l’Église à trouver grâce auprès des communistes, est
moins en vue, tandis qu’elle est marginalisée au sein même de l’Église.
Le jeu électoral de la Pologne communiste est aussi légèrement amendé. Si bien entendu il
n’est pas question d’avoir des élections réellement pluralistes, les électeurs peuvent désormais
choisir leurs candidats sur les listes du Front d’unité nationale. Ainsi, aux élections
législatives du 20 janvier 1957159, le PZPR garde la majorité absolue (239 sièges), mais la
nouveauté vient du nombre de sans-partis, (63), le plus important de toute la Pologne
populaire, parmi lesquels un certain nombre de Catholiques, issus des Clubs de l’intelligence
catholique160. Le groupe Znak, explicitement catholique, ne compte que 5 membres
officiellement. Les deux autres partis présents à la Diète sont les partis satellites du PZPR, le
ZSL (118 sièges) et le SD (39 sièges). Ces clubs et mouvements non-communistes
fonctionnent comme un groupe de représentants des catholiques acceptant, au nom d’une
stratégie néopositiviste, de coopérer avec le pouvoir communiste pour obtenir de lui le plus de
concessions, tout en reconnaissant le système politique malgré leur opposition à ce dernier.
Ce moment de libéralisation du régime, de communion éphémère entre de larges pans de la
nation et du système politique incarné par Gomułka, est intéressant à étudier en termes
d’histoire politique. L’Octobre polonais ouvre de nouveau un espace politique pour une
attitude plus nuancée à l’égard du pouvoir. À l’époque stalinienne, si on reprend la typologie
que l’on a esquissée dans la sous-partie IA. (opposition, ralliement, adhésion), il est difficile
de parler d’opposition : seule est officiellement tolérée l’adhésion. La déstalinisation laisse un
espace pour un « ralliement critique » ou une « opposition critique », autrement dit pour un
mouvement politique qui, en l’échange de sa reconnaissance du régime et de sa collaboration
avec lui, possède une certaine indépendance vis-à-vis du PZPR. On étudiera plus
particulièrement ici la posture dite « néopositiviste » en se fondant sur le groupe politique des
catholiques ralliés au régime et intégrés, au moins en apparence après 1957, aux structures du
pouvoir. On s’appuiera pour ce faire sur l’article de Rafał Matyja161 « le Réalisme de Znak et
de Tygodnik powzechny », montrant la réaction d’une partie des intellectuels polonais à la
159 Pour les résultats des élections : SIENKIEWICZ Witold, Polska od roku 1944. Najnowsza historia (la
Pologne depuis 1944, Histoire contemporaine), Demart, Varsovie, 2012, p. 397. 160 Ces clubs sont fondés dans les semaines suivant les changements d’octobre 1956. 161 « Realizm „Znaku” i „Tygodnika powszechnego”» in Ośrodek Myśli politycznej. Consulté sur le site
http://www.omp.org.pl/stareomp/index6c5e.html?module=subjects&func=viewpage&pageid=355 le 30/04/2018.
main tendue par Gomułka. Le néopositivisme fait référence au positivisme162 du XIXe siècle ;
dans l’histoire politique polonaise, il s’agit d’une posture politique, plus que d’une idéologie
clairement définie d’ailleurs, se développant durant des périodes d’asservissement de la
Pologne à un système politique étranger. Contrairement à une posture qualifiée de
« romantique », menant à des insurrections et à une lutte active et armée contre l’occupant
étranger, le positivisme (au temps des partages par les puissances copartageantes), puis le
néopositivisme163 (au temps de la Guerre froide et de l’inféodation à l’Union soviétique)
prônent une attitude plus attentiste. Il s’agit d’accepter, du moins de tolérer, l’état de fait (une
privation plus ou moins directe de liberté de la nation polonaise), pour retirer le maximum de
bénéfices possible dans le cadre politique imposé à la nation. Cette posture politique est assez
élastique, elle va de la collaboration active avec les autorités à des actions indirectes en faveur
des intérêts réels de la nation polonaise (conçus comme fondamentalement différents de ceux
du système communiste). On est ainsi à la limite d’un certain opportunisme politique,
puisqu’il s’agit, pour les députés à la Diète communiste issus de ce mouvement, d’entériner à
peu près toutes les actions gouvernementales, en échange de la liberté intellectuelle
permettant le développement de la maison d’édition Znak et la parution du célèbre Tygodnik
Powszechny164. Le fondement de ce néopositivisme est l’acceptation d’un état de fait : le
constat réaliste de la situation géopolitique imposée à la Pologne en 1945 : une appartenance
politique au camp soviétique qui, contrairement à ce que pensent certains opposants, va être
durable. Il est cependant difficile de préciser davantage les contours de cette posture politique,
car elle est par essence plurielle : si tous les néopositivistes fondant leur action politique sur
un réalisme reconnaissent les réalités du nouvel ordre international issu de la Seconde Guerre
mondiale, cette reconnaissance n’implique pas forcément celle des réalités institutionnelles (la
République populaire polonaise), et encore moins une collaboration active avec les instances
du parti. Rafał Matyja propose une typologie de réalismes165 répondant à tout le spectre des
162 Cf. BUHLER Pierre, Histoire de la Pologne communiste, Editions Karthala, Paris, 1997, p. 10. Le terme de
positivisme y est défini comme une « doctrine utilitariste exaltant le progrès scientifique et la révolution
industrielle ». Ici, le positivisme est un utilitarisme idéologique et un opportunisme politique. 163 Le terme est employé entre autres par Rafał Matyja dans ces articles, dans un souci de distinction avec le
positivisme politique polonais de la seconde moitié de l’époque des partages. 164 Hebdomadaire catholique paraissant depuis 1945, fondé par le cardinal archevêque de Cracovie Adam
Sapieha. Suspendu entre 1953 et 1956, il est l’un des rares journaux polonais de la période communiste qui
ponctuellement se permet des critiques, souvent implicites, de la politique du régime. La contrepartie de cette
relative liberté d’action est un positionnement assez libéral, parfois en porte-à-faux par rapport à la position
officielle plus rigide de la hiérarchie ecclésiastique polonaise, notamment du cardinal Wyszyński. 165 Pour plus de précisions, cf. : MATYJA Rafał, « Myśl polska wobec cywilizacji komunizmu. Antykomunizm
lat 1956-1980 » (la Pensée polonaise par rapport à la civilisation du communisme. L’anticommunisme des
209
postures néopositivistes. Il distingue ainsi un « réalisme d’opposition », se manifestant par
une opposition silencieuse permettant de faire perdurer, aux marges extrêmes de la légalité,
une alternative politique implicite, en l’occurrence ici, conservatrice, d’un « réalisme de
collaboration ». Ce réalisme de collaboration se manifeste par la croyance en la possibilité
d’agir dans le sens des intérêts nationaux en participant au jeu politique du système, ce qui
implique une certaine loyauté envers ce dernier et une reconnaissance d’une forme de
légitimité des institutions de la République populaire. Enfin, il parle d’un « réalisme de
capitulation » ou de « persuasion »166, fatalisme face à une quelconque posture d’opposition
qui pousse à se résigner à collaborer avec le régime, faute de mieux. Les postures sont ainsi
variées et, parfois, contradictoires, mais partent d’un fond commun, l’opposition à toute
politique hasardeuse, « romantique », comme le signifie l’historien Adam Friszke : « Le
néopositivisme entendait signifier l’opposition au romantisme politique, à l’idéologie
insurrectionnelle, à la politique émotionnelle. Il manifestait un attachement aux règles de la
modération, de la prudence, de l’art de faire des compromis, du pragmatisme, de l’évaluation
des possibilités selon les forces à disposition. »167. Cette définition se retrouve également, de
manière plus précise, dans l’article manifeste de ce néopositivisme, écrit par le juriste
catholique Stanisław Stomma168 dans le Tygodnik Powszechny169. Il y établit quatre
fondements de ce positivisme appliqué aux réalités de la Pologne communiste : la
reconnaissance de la nécessité d’une alliance avec l’URSS, vu le contexte géopolitique global,
la remise en cause de toute attitude romantique, et donc la culture de vertus opposées comme
années 1956-1980) in Ośrodek myśli politycznej,
http://www.omp.org.pl/stareomp/index6562.html?module=subjects&func=viewpage&pageid=353, consulté le
14/07/2018, publié en septembre 2005.
L’auteur y donne des définitions intéressantes des réalisme qu’il distingue :
- Réalisme d’opposition : « le refus de rejoindre le monde officiel du pouvoir, tout en refusant les formes
d’opposition violent ».
- Réalisme de collaboration : « attitude de participation à la vie politique officielle, en espérant recevoir
des concessions concrètes de la part des autorités
- Réalisme de capitulation/ de persuasion : l’affirmation de l’état de fait, non seulement sa reconnaissance
mais l’appel à renoncer à de quelconques ambitions indépendantistes ou libératrices. 166 En polonais (les trois termes) : realizm oporu, realizm kolaboracyjny, realizm kapitulancki/perswazyjny.. 167 FRISZKE Andrzej, Opozycja polityczna w PRL w 1945-1980 (l’Opposition politique en RPP 1945-1980),
Londres, 1994, p. 94, cité dans : Ośrodek Myśli politycznej, 19 septembre 2005 (consulté le 30/04/2018)
« Neopozytywizm miał oznaczać przeciwstawienie się romantyzmowi politycznemu, ideologii powstańczej,
polityce emocjonalnej. Deklarowano przywiązania do zasad umiaru, ostrożności, kompromisowości,
pragmatyzmu, mierzenia sił na zamiary.». 168 (1908-2005). Il a longtemps été député à la Diète communiste sous l’étiquette du Znak. 169 « Le Positivisme d’un point de vue moral », in Tygodnik Powszechny, 14/01/1957.
la prudence, le rejet de toute politique de prestige et grandiloquente, et un rapport critique
envers les épisodes héroïques du passé polonais. Ce faisant, Stomma et les néopositivistes
catholiques du Znak réalisent le tour de force idéologique d’être à la fois, sur de nombreux
points, les lointains héritiers des conservateurs cracoviens170 de la seconde moitié du
XIXe siècle, et des partenaires possibles des communistes, puisque d’un point de vue
géopolitique ils reconnaissent l’état de fait postérieur à la Seconde Guerre mondiale et d’un
point de vue institutionnel, ils se déclarent prêts à faire preuve d’une certaine loyauté envers
le PZPR.
Si on a insisté si longuement sur le courant néopositiviste, qui renaît fortement à l’occasion de
1956, c’est parce que les cercles de la « pensée occidentale polonaise » sont dans la même
veine idéologique, et au plus fort de la répression staliniste, un certain nombre de
représentants de ce courant, malgré leurs idées politiques souvent très à droite, ont pu
échapper à l’arrestation parce que, dès 1945, ils ont su se positionner politiquement de sorte à
pouvoir survivre dans le nouveau régime politique, tout en travaillant dans le sens de ce qu’ils
interprétaient comme étant l’intérêt national polonais : l’appropriation des territoires
recouvrés par la nation polonaise. La stratégie néopositiviste a donc été employée, on le voit,
par plus d’un groupe sociopolitique de l’ancienne Pologne pour survivre dans la nouvelle, et
pour essayer de tirer les meilleurs profits possibles d’un système politique auquel la plupart
étaient opposés171. La suite de l’Octobre polonais permet de s’interroger sur l’efficacité
politique de cette stratégie. Les néopositivistes sont-ils parvenus à faire autre chose que se
ménager un espace de liberté encadrée au sein d’un système dictatorial ? La normalisation de
la Pologne qui se met peu à peu en place dans les années suivant l’Octobre polonais semble
remettre en question leur capacité à infléchir la politique de la Pologne communiste, sachant
que leur indépendance relative au sein du régime était assez fortement reliée à leur obligation
d’entériner la politique du parti. S’ils ont survécu à la normalisation, cela n’a pas été le cas
des réformes qu’ils ont soutenues et que Gomułka a mis en place, dans un premier temps.
170 Les Stańczyk qui, tirant les conséquences de l’échec de l’insurrection de janvier, ont prôné un loyalisme
envers les Habsbourg et une collaboration avec l’État autrichien afin d’exploiter au mieux, dans le sens des
intérêts nationaux, la situation de domination autrichienne de la Galicie. 171 On étudiera plus en détails les dilemmes moraux et la situation idéologique des cercles de la « pensée
occidentale polonais » dans le chapitre 4.
211
2. Les prémices de la normalisation
Quelle est la nature profonde de la normalisation de Gomułka : est-ce une trahison de
l’Octobre polonais de 1956 ou sa conséquence logique ? Le terme même d’Octobre polonais
est ici à discuter, car par le symbole auquel il se réfère, la Révolution bolchévique de 1917, il
porte un message politique mettant en avant les espoirs immenses qu’une partie notable de la
population polonaise éprouve en lien avec ce changement politique. Le changement d’équipe
dirigeante a été synonyme d’espoir, pour beaucoup, d’une révolution, réelle, juste, polonaise,
qui viendrait sortir la Pologne de l’ornière et panser définitivement les plaies de la Seconde
Guerre mondiale, qu’une reconstruction hâtive n’a pas encore totalement fait disparaître. Il est
aussi sibyllin, car il peut avoir une double signification. Pour de larges pans de la société
polonaise de l’époque, il évoque une révolution instaurant un communisme national
débarrassé de la tutelle soviétique, en suivant une voie d’indépendance yougoslave ou
chinoise. Les élites politiques y voient plutôt le pendant polonais de la révolution de 1917,
l’Octobre 1956 serait la fondation d’une voie polonaise vers le communisme en la limitant en
fait à une adaptation du modèle soviétique aux réalités polonaises. La seconde option va se
révéler être celle de Gomułka. Si la normalisation de Gomułka, a été perçue par ceux des
Polonais qui avaient placé dans le nouveau 1er secrétaire de nombreux espoirs de changements
radicaux, notamment au niveau géopolitique et économique, comme une trahison, dans
l’esprit des dirigeants, et de Gomułka en premier lieu, n’a été rien d’autre qu’une conséquence
logique de l’Octobre polonais. Selon cette interprétation, l’année 1956 en Pologne serait plus
à comprendre comme un « point de départ »172, une seconde chance pour le communisme
polonais Dans le but final des cinq ans s’écoulant entre 1956 et 1961, on peut voir, toutes
proportions gardées, un certain parallélisme avec la NEP léniniste : il s’agit de faire une pause
dans la marche forcée vers le socialisme, le temps de restructurer l’économie et de reprendre
le pays en main.
À peine quelques mois après le changement de l’équipe au pouvoir, les premières remises
en question des réformes apparaissent, selon une triple périodisation : dès 1957 on met fin au
climat de relative liberté de pensée, jusqu’en 1959 le parti est purgé de ses éléments libéraux
et les réformes économiques sont vidées de leur contenu ; jusqu’en 1961 enfin, le pouvoir
revient sur la majeure partie des concessions accordées à l’Église en 1956. 1961 est aussi,
172 Un point de départ plutôt qu’un point d’arrivée, selon les problématiques posées par : MARÈS Antoine, « De
la relativité des grands événements : l’année 1956 en Europe centrale et la révolution hongroise » in Matériaux
pour l’histoire de notre temps, Volume 3, no 83, p. 4-11, 2006.
212
pour le sujet qui nous intéresse plus particulièrement, la fin de la politique spécifique menée
par l’équipe de Gomułka à l’égard des territoires recouvrés.
Gomułka louvoie entre les réformateurs de la rue Puławska et les conservateurs du quartier
Natolin. Il s’appuie en fait sur un groupe restreint de collaborateurs, avant d’élargir son
équipe gouvernementale vers des personnalités plus conservatrices, ce dont témoigne un
ensemble de mesures. Ainsi, dès mai 1957, on observe la remise en cause de l’esprit de liberté
et de souveraineté qui animait l’Octobre polonais. Lors du IXe Plénum du PZPR, c’est cet
esprit justement qui est dénoncé comme « révisionniste ». Gomułka, qui s’est toujours méfié
des intellectuels, critique ceux qui remettent trop en cause le parti. Une offensive est lancée
contre la presse qui, journal après journal, est purgée des éléments les plus explicitement
critiques. Au bout de quelques mois, la liberté de la presse n’est de nouveau qu’apparente ;
l’apogée de ce mouvement est la suppression, début octobre 1957, de l’hebdomadaire Po
prostu, périodique des jeunes intellectuels qui s’était permis de critiquer l’association
catholique pro-gouvernementale Pax et auquel on reproche un antisocialisme. Le même mois
se réunit le Xe Plénum du PZPR provoque l’exclusion de près de 15 % de ses membres,
accusés de « révisionnistes ». Début 1958, le PZPR ne compte plus qu’un peu plus d’un
million de membres, le plus bas niveau de toute son histoire173.
Dès 1957, les autorités communistes commencent à remettre en cause les réformes
économiques, et courant 1958, la politique religieuse libérale. Les conseils ouvriers sont
privés de leur caractère représentatif, les directeurs d’entreprise, en accord avec les autorités,
y nommant nombre de membres de partis et des syndicats officiels. D’organes qui devaient
être des contrepoids aux décisions économiques arbitraires imposées d’en haut, ils se muent
en simples relais de la politique économique du PZPR. En décembre 1958, ils sont
transformés en conférences de l’autogestion ouvrière. Dans le domaine religieux, courant
1958, les arrestations reprennent à l’égard des prêtres les plus opposés au régime communiste.
Le IIIe Congrès du PZPR, organisé du 10 au 19 mars 1959, entérine la tendance. L’équipe
dirigeante est reconduite et, si les derniers stalinistes sont exclus du Comité central, il en va de
même des plus réformistes.
En septembre 1959, une nouvelle défection ébranle les services secrets communistes
polonais : un agent de renseignement, Paweł Monat, lié au groupe des réformistes, passe à
173 BUHLER Pierre, op. cit., p. 374.
213
l’Ouest. Elle donne le prétexte au pouvoir d’épurer les milieux du renseignement de tous les
libéraux et, pour la première fois, les Juifs qui y sont présents. À partir de 1960, les tensions
se multiplient avec l’Église catholique. En avril 1960, des émeutes éclatent dans la ville
communiste modèle de Nowa Huta, faubourg ouvrier de Cracovie. Les autorités municipales
s’opposent à la construction d’une église dans ce qui doit être une ville sans Dieu. L’érection
d’une croix par des ouvriers et la tentative de la milice citoyenne d’enlever cette croix rouvre
l’affrontement direct entre l’Église et le pouvoir. Ce dernier réactive au même moment les
prêtres patriotes, soutenant l’organisation pro-gouvernementale des « Cercles de prêtres
Caritas ». Cette fois-ci, le cardinal Wyszyński, plus libre de ses mouvements, réagit d’emblée
avec fermeté, obtenant de ces prêtres l’autodissolution de cette organisation en mars 1961. En
juillet, le pouvoir supprime par mesure de rétorsion la principale concession qu’il avait faite à
l’Église en 1956 : la possibilité d’enseigner le catéchisme dans les écoles. Entre temps, les
élections législatives d’avril 1961 marginalisent définitivement les quelques députés
catholiques qui subsistent à la diète.
D’un point de vue économique, dès 1958, on observe une réorientation des investissements
vers l’industrie lourde. Le deuxième Plan quinquennal (1961-1965)174 confirme ce retour à
une politique économique classique : les biens de consommation sont toujours autant sacrifiés
au profit des biens de production. Du point de vue agricole, si les coopératives agricoles sont
presque inexistantes, le pouvoir favorise dans ses investissements les fermes d’État par
rapport à l’agriculture privée. Cette dernière ne reçoit qu’un tiers des investissements
agricoles, alors qu’elle représente plus de 85 % des terres arables175. En ce qui concerne les
territoires recouvrés, 1961 marque aussi la fin d’une époque : le dégel de Gomułka s’était
accompagné de changements dans ce domaine. Une commission extraordinaire pour les terres
occidentales176 avait été mise en place le 22 mars 1957, prenant acte des problèmes des
territoires recouvrés, et chargée de préparer des projets de lois pour mieux prendre en compte
les particularités de ces régions. L’Octobre 1956 est ainsi également la manifestation d’une
certaine prise de conscience du pouvoir par rapport aux problèmes spécifiques des territoires
recouvrés. Ainsi, le compte-rendu de la première séance de cette commission, après l’éloge de
rigueur sur les réalisations de la Pologne populaire sur les territoires recouvrés, indique assez
clairement les échecs de la politique poursuivie jusqu’alors :
174 Journal officiel de la République populaire de Pologne, 17/02/1961, no 11, Rubrique 58. 175 BUHLER Pierre, op. cit., p. 387. 176 Komisja nadzwyczajna Ziem Zachodnich.
214
Nous avons cependant, à côté de réussites indéniables, des manques et des problèmes importants, nous
avons commis beaucoup d’erreurs. Nous les avons commis envers la population autochtone […] Nous
avons à résoudre d’importants problèmes économiques, de développement économique des villes et
des petites villes, de développement dans le domaine agricole177.
Les problèmes de la marginalisation économique et sociale des territoires recouvrés, étudiés
plus en détail dans le chapitre suivant sont davantage pris en compte178. Le pouvoir central se
rend compte que ces territoires ont été trop traités à part, quand ils n’ont pas été marginalisés
sous le stalinisme. L’évolution de la perception des territoires recouvrés peut se lire dans les
modifications administratives. Après les réformes de 1945-1946 et de 1950, toujours fondées
sur les anciennes subdivisions administratives allemandes, les subdivisions en districts
commencent à changer à partir de la fin du stalinisme179. De nouveaux powiat180 fusionnent,
montrant ainsi une étape supplémentaire dans l’appropriation de ces territoires par la Pologne.
La suppression de la commission extraordinaire pour les terres occidentales, le 20 février
1961, marque un certain retour à la période antérieure à 1956 en considérant l’intégration de
ces territoires à la Pologne pour acquise et en niant ou négligeant les caractères particuliers de
ces régions par rapport au reste du pays. Symboliquement enfin, la période réformiste de
Gomułka se termine par l’affaire Holland, du nom d’un journaliste polonais d’origine juive,
Henryk Holland. Communiste réformiste, déçu par le tournant autoritaire du régime de
Gomułka, il est arrêté en décembre 1961 par la police politique. À l’occasion de la
perquisition de son domicile, il se suicide selon la version officielle, tandis qu’officieusement
il pourrait s’agir d’une défenestration et donc d’un meurtre politique. Ses obsèques, le 28
décembre, sont l’occasion d’une manifestation des milieux de gauche réformistes qui avaient
espéré beaucoup du dégel. L’enterrement du communiste réformiste, peut-être tué par la
police politique, résonne symboliquement comme l’enterrement symbolique des réformes de
1956-1957. De cette période d’espoirs déçus, deux acquis réformistes restent : la fin des
coopératives agricoles et l’indépendance totale retrouvée de l’Église, acquis fragiles et en
butte aux remises en cause périodiques des autorités communistes. C’est dans cette Pologne,
177 Bibliothèque de la Diète, compte-rendus de la Commission extraordinaire pour les terres occidentales,
BPS/24, p. 2. En polonais : „Mamy jednakże- obok niewątpliwych osiągnięć- poważne braki i niedomagania,
popełniliśmy wiele błędów. Popełniliśmy je w stosunku do ludności rodzimej [...] Mamy do rozwiązania
poważne zagadnienia gospodarcze, zagadnienia aktywizacji gospodarczej miast i miasteczek, aktywizacji na
odcinku rolnictwa.”. 178 Cf. chapitre 3, IIIB et IVB. 179 Cf. sous-sous partie précédente. 180 Pour rappel, les districts, subdivisions des voïévodies.
215
ancrée dans le bloc soviétique mais avec une place particulière, que se pose, dès la fin de la
guerre, la question de la place à accorder aux territoires recouvrés au sein d’un État-nation
recomposé. 1956, encore plus pour eux que pour les « terres anciennes », est une renaissance.
216
217
Chapitre 3 : Les enjeux de territoires recouvrés
dans la nouvelle Pologne
L’originalité des territoires recouvrés dans la nouvelle Pologne en cours d’édification est
qu’ils occupent une position paradoxale : ils sont à la fois au cœur de la politique menée par le
gouvernement communiste et à la fois marginalisés par ces mêmes autorités. En effet, ce sont
les régions polonaises les plus concernées par les politiques migratoires de grande ampleur
menées à la fin du Second conflit mondial et par la politique agricole socialiste de réformes
agraires puis de collectivisation. En ce sens, leur centralité aux yeux des dirigeants polonais
est évidente. Cependant, ces territoires sont aussi marginalisés : d’un point de vue social, des
politiques d’exclusion puis d’expulsion de minorités sont menées, et les populations restant ou
arrivant sur ces territoires ne tardent pas à ressentir une aliénation inhérente aux changements
qu’ils occasionnent. D’un point de vue économique, le Plan sexennal subit sur ces territoires
un échec plus flagrant que dans les « terres anciennes »1 ; ce n’est qu’après l’Octobre polonais
que des mesures sont prises en faveur d’un développement économique plus harmonieux et
intense de ces territoires. Néanmoins, après 1956, c’est bien l’importance de ces territoires qui
prévaut aux yeux des communistes : régions où les processus de communisation ont été
poussés le plus loin, ce sont avant tout ces terres qui servent d’étalon pour établir le bilan de la
première décennie du communisme en Pologne.
I Au cœur des migrations postérieures au Second conflit mondial
Les transferts massifs de population sont une des caractéristiques principales de la sortie
de guerre du Second conflit mondial, conséquence du ressentiment profond créé par les
politiques menées par le IIIème Reich à l’encontre des peuples d’Europe centrale et orientale et
pendant démographique des multiples modifications territoriales des années 1944-1947. On
estime la population concernée par ces transferts à environ 30 millions de personnes, pour les
1 Pour la signification de « terres anciennes », se reporter au chapitre précédent, IIC, 1.
218
seules années 1944-1950, sans compter les populations déplacées pendant la majeure partie de
la guerre, et celles qui l’ont été durant les années 1950, notamment après les débuts de la
déstalinisation2. L’une des conséquences de cet intense brassage humain est la raréfaction des
États multinationaux, qui constituaient la règle avant-guerre dans la région qui nous intéresse.
À la fin des années 1940, la Pologne et la partie tchèque de la Tchécoslovaquie sont devenues
des États-nations à part entière, avec des taux de population appartenant à la nationalité
majoritaire dépassant les 95 %. Partout ailleurs, même là où se sont maintenues des minorités
nationales significatives, le nombre de leurs représentants a fondu, notamment en Roumanie.
Un seul État véritablement multinational subsiste dans la région, la Yougoslavie. Les
transferts qui nous intéressent plus particulièrement, à destination ou au départ de la Pologne,
représentent dans cette masse de populations près de 16 millions de personnes pour la seule
période allant des derniers mois de la guerre à 1950, soit environ la moitié du total des
personnes déplacées3. La très grande majorité de ces 16 millions concerne les territoires
recouvrés, montrant bien l’importance de ces régions dans ces processus migratoires de sortie
de guerre. Les populations touchées par ces transferts seront appelées comme « déplacés »,
terme neutre faisant abstraction du caractère volontaire ou forcé de la migration. Ce n’est
qu’en examinant de plus près chaque déplacement que peuvent être distingués expulsés et
déportés. Sans compter les Allemands qui ont fui la Pologne devant l’arrivée des Soviétiques,
et sans prendre en compte les déplacements de population à l’intérieur des frontières
polonaises, Andrzej Sakson4 établit une chronologie du solde des arrivées/sorties de
population en Pologne pour l’ensemble de la période de la thèse, qui est saisissant et permet
de mieux saisir les flux migratoires de la période. La sortie de guerre se remarque par un pic
migratoire ; la période stalinienne par un arrêt quasi-total des migrations, puis on assiste à une
reprise partielle de ces phénomènes lors de la déstalinisation.
2 En se référant à MAGOCSI Paul Robert, Historical Atlas of central Europe (Atlas historique de l’Europe
centrale), University of Washington Press, 2002, p. 193, on arrive à 31 millions, rien que pour la période allant
de 1944 à 1948. Dans l’introduction de l’ouvrage de THER Philipp, SILJAK Ana, Redrawing nations : ethnic
cleansing in East-Central Europe, 1944-1948, Rowman &Littlefield publishers, Lanham, 2001, il est fait
mention de près de 30 millions de personnes déplacées, durant « l’après-guerre ». On peut donc considérer ce
nombre de 30 comme assez exact, et plutôt comme une estimation basse de la réalité, le nombre exact pouvant
être légèrement supérieur. 3 Selon SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Dzieje Polski. Atlas ilustrowany (Histoire de la
Pologne. Atlas illustré), Demart, 2008, p. 446. 4 Cf. SAKSON Andrzej, Migracje w XX wieku, (les Migrations au XXe siècle), Towarzystwo Historyczne
Historia Iagellonica (Association Historique Historia Iagellonica), 2004.
Période Nombre d’entrées Nombre de sorties Solde migratoire
1944-1950 3 600 000 3 800 000 - 200 000
1951-1955 17 000 18 000 - 1 000
1956-1960 250 000 360 000 - 110 000
1944-1960 3 867 000 4 178 000 - 311 000
Tableau représentant le solde migratoire de la Pologne entre 1944 et 19605.
S’agissant des territoires recouvrés, deux groupes nationaux ont avant tout fait l’objet de
ces transferts : les Polonais et les Allemands, migrations se faisant en parallèle. On
s’intéressera d’abord au cas des Allemands, puis à celui des Polonais, avant de voir que
malgré la volonté d’homogénéisation ethnique de la population, il reste encore en Pologne, à
la fin des années 1940, quelques minorités nationales, ce qui explique la dénomination utilisée
pour la dernière sous-partie de « melting-pot relatif ».
A. L’expulsion des Allemands
L’expulsion des Allemands est le principal phénomène migratoire de l’après-guerre, tant
par le nombre de personnes concernées que par l’étendue des régions concernées par ces
expulsions. Les années 1944-1950 sont marquées par la désintégration quasi intégrale des
multiples diasporas allemandes présentes en Europe centrale, et dont l’installation de certaines
remontent au XIIIe siècle. Dans ce contexte, il s’agit de saisir ce que l’expulsion des
Allemands résidant sur les territoires recouvrés peut avoir d’original, et en même temps
quelles sont les similitudes que l’on peut observer, d’un pays à l’autre.
Avant de se pencher sur les processus d’expulsion et la vie quotidienne des Allemands
dans l’État polonais, il convient tout d’abord de s’interroger sur la réalité que recouvre le
terme général d’« Allemands » et de montrer son insuffisance pour rendre compte des grandes
différences culturelles voire linguistiques du groupe humain germanophone résidant en
Pologne et dans les territoires recouvrés à la fin de la Seconde Guerre mondiale. En effet, les
populations dites allemandes expulsées de Pologne à la fin de la Seconde Guerre mondiale ne
5 Ce tableau ne montre des migrations concernant les territoires polonais qui ne concerneraient que 8 millions de
personnes. Précédemment, on avait parlé de près de 16 millions de personnes déplacées concernant la Pologne.
Le solde est constitué par les transférés de régions polonaises aux territoires recouvrés (environ 3 millions), non
comptabilisés puisque correspondant à une migration intérieure, et par les Allemands ayant fui devant l’Armée
rouge, non comptabilisés dans le solde des entrées-sorties (environ 4 millions).
220
sont pas homogènes. Il convient de distinguer selon les régions. Dans l’introduction de
l’ouvrage dirigé par Charles Ingrao et Franz Szabo6, la distinction, classique, entre
Reichsdeutsche et Volksdeutsche peut constituer un bon point de départ pour une réflexion sur
ce thème.
Dans la lignée du Drang nach Osten et de l’Ostsiedlung, considérant que ces territoires
sont destinés historiquement à être peuplés d’Allemands, l’administration nazie rapatrie entre
1939 et 1944 près de 850 000 Allemands7 des Pays baltes, d’Ukraine et de Roumanie, dans un
premier temps dans le cadre du partage de l’Europe orientale entre l’Allemagne et l’URSS
ébauché lors du Pacte germano-soviétique. Les confins occidentaux de la IIème République de
Pologne ont été ainsi les régions les plus durement touchées par ces chamboulements. À la fin
de la guerre, environ 1,5 million d’Allemands vivent sur les terres polonaises d’avant 1939,
principalement sur les anciens confins occidentaux8
C’est donc à une réalité plurielle que l’on fait référence lorsque l’on parle de l’expulsion
des Allemands de Pologne, ce terme regroupant en fait quatre sous-groupes de population,
aux caractéristiques spécifiques, et dont le départ de la Pologne a pu s’effectuer selon des
modalités différentes selon leur statut. On ne parlera pas ici de Reichsdeutsche/Volksdeutsche,
ce dernier terme étant utilisé dans les années d’après-guerre par les Polonais dans un sens
différent de l’originel9, pour se référer plutôt à une distinction citoyenneté/nationalité. Ces
quatre sous-groupes sont, dans l’ordre décroissant d’importance démographique : la
population de nationalité et de citoyenneté allemande habitant dans les territoires recouvrés
(plus de 7,5 millions d’habitants avant-guerre10), la population de citoyenneté allemande des
territoires recouvrés, mais dont l’identité nationale est confuse ou plutôt polonaise (ceux qui
vont devenir après-guerre les « autochtones », au nombre d’un peu plus d’un million avant-
6 INGRAO Charles, SZABO Franz A. (dir.), the Germans and the East (les Allemands et l’Est), Purdue
University Press, 2008, p. 3. 7 L’opération est nommée « Heim ins Reich » (le retour au Reich). Environ 650 000 ont été rapatriés en Pologne
et notamment dans les confins occidentaux annexés au Reich. Pour plus de précisions, on renvoie à
EBERHARDT Piotr, Political Migrations in Poland 1939-1948 (les Migrations politiques en Pologne 1939-
1948), Didactica, Varsovie, 2006, p. 37. 8 Cf. chapitre 1, IIA. 9 D’un point de vue juridique polonais (et allemand pour la période de la Seconde Guerre mondiale), le terme de
Volskdeutsche est ambigüe car il inclut de nombreux citoyens polonais, voire bon nombre de citoyens polonais
de nationalité polonaise. On reviendra sur ce terme en 3.a. 10 MAGOCSI Paul Robert, Historical Atlas of central Europe (Atlas historique de l’Europe centrale), University
of Washington Press, 2002, p. 53. Magocsi y donne le nombre d’Allemands ayant dû quitter les territoires
allemands de l’Est. En incluant Dantzig, on arrive à environ 7,6 millions.
221
guerre), les 700 à 800 000 allochtones de nationalité allemande transférés pendant la guerre de
l’Est européen en Pologne, et la population de nationalité allemande mais de citoyenneté
polonaise de la Pologne de 1939 (minorité allemande d’environ 700 000 personnes). Ce sont
ainsi en tout près de 10 millions d’Allemands qui sont concernés ou menacés pas les transferts
de population en provenance des terres polonaises.
Ces transferts de population se sont faits selon des temporalités diverses. Ils peuvent être
distingués en fonction des dates de départ de ces groupes humains. Trois grandes phases de
départ des populations allemandes des territoires polonais en 1939 ou qui le deviennent à
partir de 1945 se repèrent. Dans un premier temps, face à l’avancée des soldats de l’Armée
rouge, notamment à partir de l’offensive de janvier 1945, des millions d’Allemands quittent
leurs terres pour fuir devant l’avancée soviétique. Ces opérations de transferts de population,
souvent peu ou mal organisées, peuvent être qualifiées de fuites. Leur nombre est difficile à
estimer, d’autant plus qu’une partie des fugitifs ont pu, à la faveur de l’arrêt des hostilités,
profitant de la porosité de la nouvelle frontière sur l’Oder, rentrer chez eux. Les estimations
varient de 3,5 à 4,5 millions de personnes, avec des situations très différentes selon les
régions11. Les provinces les plus touchées par la guerre ou les plus proches de l’Union
soviétique, comme la Prusse orientale, la Ville Libre de Gdańsk, dans une moindre mesure la
Poméranie et le Brandebourg oriental, sont celles qui ce sont le plus vidées de leur population,
alors que la Silésie, longtemps plus éloignée du théâtre des opérations a, pour sa partie
11 3,5 millions dans l’ouvrage de SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Dzieje Polski. Atlas
ilustrowany (Histoire de la Pologne. Atlas illustré), Demart, 2008, p. 446 à 5 millions dans la conclusion de
l’ouvrage SERVICE Hugo, Germans to Poles. Communism, nationalism and ethnic cleansing after the Second
World War (D’Allemands à Polonais. Communisme, nationalisme et purification ethnique après la Seconde
Guerre Mondiale), Cambrigde University Press, Cambridge, 2014. Il convient de noter que les 5 millions
incluent tous les Allemands ayant fui, dont ceux qui sont revenus par la suite, et que l’on peut estimer à quelques
centaines de milliers, d’où la fourchette donnée de 3,5-4,5 millions de personnes ayant fui, personnes que
l’administration polonaise n’a pas eu à expulser. Pour donner une idée de l’ampleur des fuites des populations
avant même le début des opérations d’expulsion, on peut se référer à ces statistiques : AAN/MZO/1513/p. 21.
Certes, elles indiquent le nombre d’Allemands pour février 1946 dans les diverses régions, et non celui de mai
1945, mais dans l’ambiance de chaos de l’immédiat après-guerre, il n’est pas possible d’avoir des estimations
fiables. On en est réduit à donner les nombres pour février 1946, en prenant en compte que près d’un million
d’Allemands ont déjà été expulsés de Pologne entre mai 1945 et la fin de l’année, moment où commence la trêve
hivernale qui met fin aux expulsions. La répartition des populations allemandes par régions donne cependant une
idée valable des disparités entre les régions concernant la fuite des populations allemandes.
méridionale au moins, servi jusqu’aux derniers jours de la guerre de refuge, drainant des
populations considérables.
Après cette première phase surviennent les expulsions à proprement parler, réalisées en
deux temps. Entre la fin des hostilités et le début de la Conférence de Potsdam, notamment en
juin-juillet 1945, a lieu une première série d’expulsions parfois qualifiées de « sauvages »,
tant d’un point de vue de la légalité que de celui des modalités de réalisation de ces expulsions
que nous pouvons qualifier de manu militari. Dans la bande de terres situées le long de la
nouvelle frontière entre la Pologne et l’Allemagne, dans une vingtaine de districts, des unités
de l’Armée populaire polonaise expulsent sans ménagement et en ayant souvent recours à la
violence, près de 500 000 Allemands des parties les plus occidentales de la Silésie, du
Brandebourg oriental et de Poméranie occidentale12. Les soldats polonais et des membres de
la Milice citoyenne (MO) ratissent méthodiquement les villes et villages situés à proximité de
l’Oder et de la Neisse, opérations s’accompagnant d’exactions (meurtres, vols et viols). Il
s’agit d’une part d’imperméabiliser la frontière (qui n’est en fait à l’époque qu’une ligne de
démarcation au regard du droit international) afin de prévenir le retour des réfugiés de guerre
allemands, de sécuriser ce qui est perçu comme une nouvelle frontière étatique par les
Polonais et surtout, dans la perspective de Potsdam, de renforcer la position polonaise en
imposant le rattachement des territoires recouvrés comme un fait accompli : moins il y aura
d’Allemands dans les territoires recouvrés, plus les Alliés occidentaux seront enclins à
reconnaître la souveraineté polonaise sur ces régions. Le but est de montrer que les territoires
recouvrés sont à peu près vides d’Allemands, et donc qu’il n’y aura pas lieu de procéder à de
nombreuses expulsions. Alors que la conférence de Potsdam débute, et face à la réaction
négative de l’opinion internationale à ces expulsions illégales, ces dernières cessent. Après
Potsdam, on entre dans la troisième et dernière phase du déplacement des populations
allemandes hors de Pologne, celle qui est censée se dérouler de manière « ordonnée et
humaine »13. Les Allemands concernés par ces mouvements de population peuvent être
qualifiés de déplacés ou d’expulsés. Le premier terme se justifie car ces migrations sont le
12 SIENKIEWICZ Witold, HRYCIUK Grzegorz et alii, Wysiedlenia, wypędzenia i ucieczki 1939-1959 Atlas
ziem Polskich (Déplacements, expulsions et fuites 1939-1959, Atlas des terres polonaises), Demart, Varsovie,
2008, p. 13 Pour paraphraser le début d’un titre d’ouvrage majeur sur cette thématique : DOUGLAS R. M., Orderly and
humane: the expulsion of Germans after the Second World War, (de Manière ordonnée et humaine: l’expulsion
des Allemands après la Seconde Guerre Mondiale), Yale University Press, 2012, reprenant lui-même une
expression du communiqué final de Potsdam.
223
résultat d’une décision internationale, et se distinguent des précédentes parce leur légalité. Le
second peut aussi s’employer, car même si elles sont réalisées dans des conditions bien
meilleures que les expulsions de juin-juillet, elles sont bien souvent émaillées d’irrégularités
et d’incidents. Entre Potsdam et la trêve hivernale, ce sont près d’un demi-million14
d’Allemands qui sont expulsés de Pologne, dans des conditions souvent précaires. Ce n’est
qu’à partir de 1946 qu’on note véritablement une amélioration des conditions de transport des
déplacés.
En attendant leur transfert, les conditions de vie des Allemands dans la Pologne de l’après-
guerre sont encore plus dures que celles de la population polonaise. Toutefois, ces conditions
varient fortement selon le statut des Allemands : d’exécrables pour les Allemands internés
dans les camps, à mauvaises pour la masse de la population allemande de Pologne et à
correctes pour les spécialistes retenus en Pologne pour leurs compétences techniques. Si les
traitements et les méthodes d’expulsion des Allemands se ressemblent d’un pays à l’autre, les
projets initiaux et les situations à la fin de la guerre varient. Il est intéressant d’esquisser un
parallèle entre la Tchécoslovaquie et la Pologne15. Dans un premier temps, en
Tchécoslovaquie, certains projets, notamment communistes, ainsi que le programme de
Košice, prévoient de ne pas expulser toute la population allemande des Sudètes, mais de
garder les Allemands aux opinions ouvertement antifascistes, voire plus largement de gauche.
Ces positions sont bien vite balayées tant par le président Beneš que par l’ensemble des partis
politiques, communistes compris, lorsqu’ils prennent conscience de la germanophobie
ambiante. En Pologne, l’expulsion à grande échelle des Allemands est déjà prévue par le
gouvernement de Londres, et c’est un des paramètres pris en compte dans la modulation des
projets de revendications territoriales polonaises (plus les terres revendiquées sont
importantes, plus il faut expulser d’Allemands, avec toutes les conséquences négatives au
niveau international et les difficultés matérielles que cela suppose). Un mémoire sur le
transfert des populations datant de juin 1944 est très clair sur la question :
14 Il est difficile d’établir le nombre exact du fait du chaos régnant encore en Pologne et notamment dans les
territoires recouvrés à l’époque. Les statistiques sont donc incomplètes. 15 On s’appuie ici particulièrement sur le chapitre « the expulsion of Germans from Poland and Czechoslovakia »
in NAIMARK Norman, Fires of hatred. Ethnic cleansing in Twentieth Century Europe (Feux de haine. Le
nettoyage ethnique dans l’Europe du XXe siècle), Harvard University Press, Cambridge, 2001, p. 108-138.
224
Il est important que la question des règlements induits par les transferts soit réglée très vite, […] On
doit être guidé avant tout par la volonté de réaliser notre but principal : le transfert des Allemands hors
de Pologne 16.
Autre différence majeure entre le cas polonais et le cas tchécoslovaque : le statut des
Allemands. Dans le cas polonais, les Allemands posent moins de problèmes juridiques en tant
que tels, car dans leur grande majorité ils ne sont pas citoyens polonais, donc il n’y a pas lieu
de les déchoir de leur citoyenneté pour pouvoir les expulser, à la différence du cas
tchécoslovaque, puisque les Allemands des Sudètes étaient citoyens tchécoslovaques avant
1938. Enfin, dernière grande différence : les conditions de vie des Allemands en Pologne et en
Tchécoslovaquie. La Bohême-Moravie n’a presque pas constitué un théâtre d’opération
militaire, les Allemands y résidant sont presque tous restés sur place, et ont pu bénéficier
jusqu’à la fin de la guerre de conditions d’existence correctes au regard des autres populations
touchées par la guerre. Dans le cas de la Pologne, les Allemands des territoires recouvrés ont
fui pour une proportion notable, et les conditions de vie de ceux qui sont restés se sont déjà
notablement dégradées par les combats qui ont ravagé ces régions. Ces différences expliquent
que malgré une population allemande initialement très différente, huit millions dans le cas des
territoires recouvrés, un peu plus de trois millions dans le cas des Sudètes, le nombre des
expulsés est finalement assez proche : environ 3 millions de Tchécoslovaquie, environ 3,6
millions de Pologne17. Pour le reste, l’histoire des Allemands dans la Pologne et la
Tchécoslovaquie d’après-guerre est sensiblement la même, avec une germanophobie très
prononcée du fait des expériences de guerre, s’exprimant dans divers actes de violence18 et
une discrimination omniprésente, allant parfois jusqu’au port de brassards distinctifs pour les
Allemands19.
La vie quotidienne des Allemands dépend du statut qui leur est accordé. Une minorité,
notamment les collaborateurs nazis ou, dans le cas des Polonais, les membres de la minorité
nationale, sont enfermés dans des camps de travail, qui dans un certain nombre de cas n’ont
16 AAN/MPKwL/65/p. 9, « Jest rzeczą ważną, aby sprawa rozrachunków wynikających z przesiedleń, była
przeprowadzona bardzo szybko [...] Trzeba się przede wszystkim kierować dążeniem do osiągnięciem głównego
naszego celu tzn. usunięcia Niemców z Polski ». 17 Selon les nombres cités dans la conclusion de SERVICE Hugo, op. cit. 18 On peut ici mentionner l’exemple, exceptionnel, du pogrom antiallemand perpétré le 31 juillet 1945 par les
Tchèques dans la ville Ústí nad Labem, qui a fait au moins quelques centaines de victimes. On ne retrouve pas
de semblables actes côté polonais, du moins pas à cette échelle. 19 Les Allemands devaient porter des brassards avec la lettre « N » pour Niemiec, « Allemand », inscrite dessus.
225
rien à envier aux camps de concentration de la guerre. On compte une cinquantaine de camps
de rétention d’Allemands en Tchécoslovaquie, plus de 200 en Pologne, regroupant environ
105 000 prisonniers20. Ces camps fonctionnent bien au-delà de l’immédiate après-guerre, et
les conditions de vie et de travail y sont déplorables, comme en témoigne ce rapport daté du
15 mars 1949 sur la situation dans le camp de Potulice-Bydgoszcz : « Ils sont souvent forcés
de vivre et de travailler dans des conditions désespérées. C’est pourquoi le nombre de morts
est très élevé et il arrive souvent que les gens abrègent leur vie en se suicidant. »21. De fait, les
taux de mortalité peuvent atteindre 20 à 25 % de la population carcérale. Ces conditions
extrêmes ne concernent qu’une minorité. Pour la majeure partie des Allemands, elles sont
bien meilleures, même si elles sont moins bonnes que celles des Polonais du fait d’une
politique discriminatoire visant à décourager les Allemands de rester sur place et à hâter les
processus de transfert. Les autorités ne le cachent pas, et vont même parfois jusqu’à le
justifier, comme on peut le voir dans la lettre du Voïévode de Szczecin au ministère de
l’Administration publique le 16 novembre 1949:
S’agissant des conditions de logement, les ouvriers allemands en ont des pires, car ils considèrent leur
séjour en Pologne comme temporaire, et n’ont donc aucun mobilier […] Les Polonais, en revanche, se
sont installés, se sentent des habitants définitifs […] Les Allemands de la propriété de Wołkowo
reçoivent pour leur travail 75% du salaire des ouvriers polonais 22
On a presque l’impression, en lisant ces lignes, que la situation matérielle des Allemands est
le résultat d’un choix personnel, alors qu’elle est bien souvent due, sinon à une décision
administrative ou politique, du moins à un consensus social. Au-delà de cette masse de la
population allemande, on peut citer quelques rares privilégiés, aux conditions de vie non
seulement meilleures mais qui sont protégés de l’expulsion, du moins tant que leurs
compétences sont irremplaçables : ce sont les spécialistes. Un document du ministère des
Territoires recouvrés en date du 26 janvier 1946 insiste ainsi sur le fait que ces spécialistes
doivent être exclus des opérations de transfert23. Pour ce faire, ils sont munis de certificats qui
les classent en trois catégories : des certificats de couleur blanche, pour les personnes
nécessaires pour assurer la continuité de la ligne de production ou l’existence d’une institution
20 NAIMARK Norman, Fires of hatred. Ethnic cleansing in Twentieth Century Europe (Feux de haine. Le
nettoyage ethnique dans l’Europe du XXème siècle), Harvard University Press, Cambridge, 2001, p. 21 AAN/MAP/758/p. 106. 22 AAN/MAP/761/p. 166. 23 AAN/MAP/758/p. 21-22.
226
publique, de couleur bleue, pour le personnel qualifié qui ne peut pas être remplacé tout de
suite par des Polonais, enfin, de couleur rouge, pour les excellents spécialistes. Ces personnes
bénéficient ainsi d’une suspension provisoire de leur expulsion de Pologne, pour elles et leur
famille proche (parents, époux et enfants), dans l’attente de la formation de spécialistes
polonais capables de les remplacer à leur poste de travail (souvent dans l’industrie,
notamment les ingénieurs). Ainsi, la vie quotidienne des Allemands en Pologne est très variée
pendant la période des grands transferts de population, même si elle est globalement peu
enviable.
Dans ce contexte, il est dans l’intérêt des Allemands et des Polonais que le transfert de
population se fasse dans les délais les plus rapides, tout en essayant de respecter les
engagements pris à Potsdam. Si la trêve hivernale est respectée, les conditions de transfert
laissent à désirer, par mauvaise volonté parfois, par manque de moyens souvent, la Pologne
étant encore largement dans les années 1946-1947 dans une situation de pénurie, bénéficiant
elle-même d’une aide alimentaire. Dans ces conditions, alors que les Polonais subissent eux-
mêmes encore les conséquences, notamment alimentaires, de la guerre, les conditions de
transfert des Allemands sont souvent très éprouvantes. Il est réalisé essentiellement en 1946 et
1947, l’essentiel des Allemands encore présents en Pologne au début de 1946 ayant déjà été
expulsé fin 1947. À partir de 1948, les expulsions ralentissent grandement, et courant 1948,
elles ne concernent plus guère que les spécialistes, qui commencent à être congédiés.
227
Graphique représentant l’évolution du nombre d’Allemands (bleu), de Polonais(orange) et
d’habitants (gris) en général sur les territoires recouvrés entre février 1946 et mars 194824
Dans ce graphique réalisé à partir des statistiques du ministère des Territoires recouvrés, on
observe bien, en bleu, la chute marquée de la population allemande durant l’année 1946, puis
la baisse moins notable mais sensible de l’année 1947. Vers 1950, il n’y a presque plus
d’Allemands en Pologne (du moins au sens strictement national et linguistique de ce terme)25.
Leur nombre officiel oscille autour de quelques dizaines de milliers, qu’il s’agisse de
spécialistes non encore expulsés ou de quelques Allemands mariés à des Polonais. À la même
époque, les Allemands de l’Ouest considèrent au contraire qu’il y a encore bien plus
d’Allemands en Pologne que les statistiques officielles ne l’indiquent. Il est certain toutefois
que le nombre de citoyens allemands de nationalité allemande ne dépasse pas les 100 000. Ce
nombre peut être grossi en incluant les autochtones. Le graphique présenté montre aussi que
le processus d’expulsion des Allemands se fait en parallèle et au même rythme que le
24 AAN/MZO/1512b/p. 39. 25 Piotr Eberhardt, dans sa brochure Political Migrations in Poland 1939-1948 (les Migrations politiques en
Pologne 1939-1948), Didactica, Varsovie, 2006, dresse un bilan régional et global intéressant pertes et des
transferts des Allemands de Pologne-Lituanie pendant la Seconde Guerre mondiale :
peuplement de ces territoires par les Polonais, leur population n’augmentant guère pendant
ces deux années d’intenses migrations.
B. La diversité des Polonais s’installant sur ces terres
Dès septembre 1944, des accords de transferts de populations sont signés entre le
gouvernement de Lublin et les autorités des trois républiques socialistes soviétiques
occidentales ainsi que le gouvernement central soviétique26. Ils stipulent l’échange des
populations entre la Pologne et ses anciens confins orientaux cédés par le gouvernement
d’obédience communiste à l’URSS27. Commencés dès cette époque, les transferts de
populations polonaises en provenance de l’étranger vers la Pologne se terminent dès 1947.
Mais ces derniers ne fournissent qu’une part des nouveaux habitants des territoires recouvrés.
Dans les faits, la statistique polonaise d’après-guerre a coutume de distinguer trois sortes
de Polonais venus s’installer dans les nouvelles régions polonaises : les rapatriés, Polonais
originaires des anciens confins orientaux et de l’Union soviétique plus généralement, les
transférés, Polonais qui sont partis de la Pologne centrale28 pour s’installer dans les territoires
recouvrés, et les réémigrés29, anciens immigrés polonais dans les pays d’Europe occidentale
revenus pour peupler les territoires recouvrés. Les trois termes ont vite eu un statut officiel,
même si le terme de « rapatrié » pour les déplacés « d’au-delà du Bug » est critiquable, car il
efface le caractère plus ou moins forcé de ce flux de population et donne l’illusion, par souci
de propagande, que ces populations revenaient dans leur patrie. Il s’agissait alors de signifier,
pour aller dans le sens soviétique, que les confins orientaux n’étaient pas des terres
polonaises, et de montrer, selon l’idéologie de la « pensée occidentale polonaise », que les
territoires recouvrés étaient des terres intrinsèquement polonaises. Or il est évident, et encore
plus pour les Polonais des confins que pour ceux des régions centrales, que des terres où ils
n’avaient jamais habité, et qui avaient été perdues par la Pologne depuis parfois plusieurs
siècles, ne pouvaient être qualifiées de « patrie ».
26 Les RSS de Lituanie, Biélorussie et d’Ukraine. 27 Cf. notamment l’ouvrage suivant : GOUSSEF Catherine, Échanger les peuples. Le déplacement des minorités
aux confins polono-soviétiques (1944-1947), Fayard Histoire, Paris, 2015. 28 La Pologne centrale est une notion qui revient souvent dans les documents officiels et publics de l’époque : il
s’agit de la partie de la Pologne d’avant 1939 qui fait toujours partie du pays après 1945. Elle est de plus en plus
souvent appelée « vieilles terres » ou « terres anciennes », par opposition aux « nouvelles terres » que sont les
territoires recouvrés. 29 Le terme réémigré traduit le polonais reemigranci, les deux autres termes polonais étant repatrianci pour les
rapatriés et przesiedleńcy pour transférés.
229
Cette diversité de l’origine géographique rejoint une autre problématique, celle du statut
de ces Polonais et des types de migration les concernant. Des migrants ont un statut officiel,
leur déplacement est pris en charge par des institutions officielles ou des administrations ;
d’autres ont un statut officieux : leur déplacement fait suite à leur propre décision même s’il a
pu être dans un certain nombre de cas encouragé et favorisé par les autorités polonaises. Les
migrants officiels sont avant tout les rapatriés des confins orientaux de la Pologne, dont le
déplacement, d’un point de vue strictement juridique, ou l’expulsion, du point de vue des
populations concernées, est organisé par le Bureau étatique du rapatriement30. Les réémigrés
entrent aussi, majoritairement, dans cette catégorie. Les transférés, en revanche, ont souvent
eu l’initiative de leur migration, notamment ceux des anciens territoires limitrophes de
l’Allemagne, qui s’installent dans les districts allemands frontaliers dès les premières
semaines qui suivent l’arrêt des hostilités. Leur migration a certes été encouragée et favorisée
par des organisations comme l’Union occidentale polonaise ou l’Union d’entraide paysanne31,
mais ce type de migration se distingue fondamentalement de celle des rapatriés par ses
motivations. Contrairement aux rapatriés, plus ou moins forcés à partir32, les transférés ont eu
sinon l’initiative, du moins le choix de leur départ. Cette différence de situation explique la
différence de perception des territoires recouvrés par les Polonais venus s’y installer. Pour les
rapatriés, ils vont être avant tout synonyme d’exil forcé, et ce sont eux en premier lieu qui
30 Państwowy Urząd Repatriacyjny (PUR). Ce bureau est instauré par un décret du Comité polonais de libération
nationale en date du 7 octobre 1944 (Journal officiel de la République polonaise, 07/10/1944, no 7, Rubrique 32).
Il est avant tout destiné au transfert des Polonais des confins orientaux vers les territoires recouvrés, mais a servi
aussi au rapatriement d’Allemagne des travailleurs forcés polonais et, par extension, à la réémigration d’au
moins une partie des émigrés polonais rentrant au pays après la Seconde Guerre mondiale. 31 Związek Samopomocy Chłopskiej, il s’agit d’une organisation sociopolitique fondée en 1944 par le PPR et le
SL pour élargir l’influence des communistes auprès des paysans. Il a joué un rôle important dans la mise en
œuvre de la réforme agraire, le peuplement et la mise en valeur des territoires recouvrés, puis dans la
collectivisation de l’agriculture. 32 Il faudrait distinguer selon les zones de provenance des rapatriés : en Ukraine, les transferts de Polonais vers la
Pologne sont compris par les autorités communistes ukrainiennes comme une continuation des opérations de
purification ethnique initiées pendant la Seconde Guerre mondiale par les mouvements nationalistes ukrainiens.
Elles ne laissent pas le choix aux Polonais qui, d’ailleurs, sont peu enclins à rester pour la plupart vu
l’antagonisme existant entre les deux nations. En revanche, dans les RSS de Lituanie et de Biélorussie, les
autorités se révèlent plus souples, et mis à part dans les grands centres urbains, les Polonais peuvent rester, à
condition qu’ils prennent la citoyenneté soviétique. On ne peut donc pas vraiment parler d’expulsion directe dans
ce dernier cas, mais de choix restreint (pour bon nombre de Polonais, le fait de prendre la nationalité soviétique,
sans parler du changement de frontières, était inimaginable). Cette note synthétise le chapitre « Eastern Europe,
1944-1949. Communism, nationalism, expulsion » in SERVICE Hugo, Germans to Poles. Communism,
nationalism and ethnic cleansing after the Second World War (D’Allemands à Polonais. Communisme,
nationalisme et purification ethnique après la Seconde Guerre Mondiale), Cambrigde University Press,
Cambridge, 2014.
230
vont être le plus frappés par le « syndrome du temporaire »33. En revanche, pour nombre de
transférés, ces territoires représentent une chance de promotion sociale. Les paysans sans
terre, y voient une possibilité inédite d’acquérir une parcelle. Les transférés rentrant dans cette
catégorie sont surtout ceux qui sont partis les premiers, de leur propre initiative. Plus le temps
passe, plus le rêve d’un « Ouest lointain »34 polonais s’atténuant, plus il est nécessaire que
l’État prenne le relai d’une motivation personnelle à l’émigration intérieure de plus en plus
réduite, en faisant la promotion des territoires recouvrés.
Ce terme de « Ouest lointain » permet de nous interroger sur la nature profonde de ce
mouvement de population vers les territoires recouvrés. Comment faut-il qualifier ces
migrations ? Un terme revient sans cesse en polonais dans les documents officiels, pour
qualifier ces flux de population vers les territoires recouvrés : l’osadnictwo. Les problèmes de
traduction en français permettent de formuler une autre grille de lecture de ce phénomène
migratoire. Ce mot polonais peut se comprendre, dans un sens plus général et plus neutre,
comme un « peuplement » ; dans un contexte plus précis et plus partial, il peut s’agir d’une
« colonisation ». Il est souvent employé en lien avec le terme d’osadnik35, qui signifie plus
spécifiquement « colon ». Cette polysémie est intéressante, montrant cette migration comme
processus démographique neutre de peuplement d’un territoire et comme un processus
politique de prise de possession d’un territoire, ce qui reflète la pensée polonaise de l’époque.
Il est surprenant de voir à quel point on peut réutiliser les analyses exposées dans
l’introduction de Germans, Poland and colonial expansion to the East : 1850 through the
Present36 par Richard Nelson pour le cas des territoires recouvrés au sein de la Pologne
d’après 1945. Dans l’introduction de cet ouvrage dont il est l’éditeur, Nelson analyse le
rapport entre l’Empire allemand et ses territoires orientaux peuplés partiellement ou
majoritairement de Polonais comme relevant d’un rapport de « colonisation intérieure » ou de
33 Cf. le présent chapitre, IIIC. 34 Le terme traduit le polonais dziki zachód, calé sur le Far West. Littéralement, il signifie « Ouest sauvage »,
mais on choisira de traduire par « Ouest lointain » pour mettre en évidence la référence anglo-saxonne. On se
réfère notamment à l’ouvrage de HALICKA Beata, Polski Dziki Zachód. Przymusowe migracje i kulturalne
oswajanie Nadodrza (1945-1948), (le Farwest polonais. Migration forcée et appropriation culturelle des
territoires de l’Oder, 1945-1948), Universitas, Cracovie, 2015. 35 Un bulletin d’information du département du peuplement du ministère des Territoires recouvrés reprend
d’ailleurs ce terme dans ce titre. Il s‘agit du Osadnik na Ziemiach Odzyskanych (le Colon sur les territoires
recouvrés), paraissant à Varsovie entre 1946 et 1948. 36 NELSON Richard (éd.), Germans, Poland and colonial expansion to the East: 1850 through the Present (les
Allemands, la Pologne et expansion colonial vers l’est: de 1850 à nos jours), Palgrave MacMillan, Paris, 2014,
p. 1-2.
231
« colonisation adjacente »37. Cette notion se développe en trois idées principales, permettant
de dire si une situation historique relève bien de cette colonisation : le thème de l’expérience
du pionnier à la frontière, avec l’idée qui lui est reliée, celle du « vide » qu’il faut coloniser et
mettre en valeur, le passage d’un chauvinisme culturel envers le colonisé à un racisme
biologique, enfin la notion de laboratoire colonial. Ces trois thèmes ne se retrouvent pas tels
quels dans le rapport polonais aux territoires recouvrés, mais des parallèles assez nets peuvent
être établis. S’agissant des territoires recouvrés, le thème du pionnier apparaît souvent : les
premiers Polonais à s’installer sur ces territoires, surtout de leur propre initiative, sont
qualifiés régulièrement de « pionniers », notamment dans les villes. La mise en exergue de la
valeur symbolique de la frontière sur l’Oder-Neisse relève bien de la mythologie coloniale de
la frontière, les territoires recouvrés étant souvent perçus comme un vaste front pionnier dont
la ligne Oder-Neisse est l’avant-poste. Pour ce qui est du rapport à l’autre, il y a bien entendu
une germanophobie polonaise, renforcée par l’expérience traumatique de la Seconde Guerre
mondiale et nourrie des multiples luttes pour l’indépendance menées contre la Prusse et sa
politique anti-polonaise. Celle-ci repose avant tout sur un chauvinisme culturel,
l’entremêlement des populations polonaises et allemandes dans les anciens confins
occidentaux ne permettant guère de se fonder sur des critères ethniques (au demeurant
discutables) pour distinguer Allemands et Polonais, même s’il y a eu quelques tentatives en ce
sens. Enfin, la notion de laboratoire colonial, si elle n’est bien entendu pas présentée telle
quelle par les autorités polonaises, peut être très éclairante pour comprendre le rapport
polonais aux territoires recouvrés. En effet, le thème de « laboratoire colonial » est en rapport
avec des projets d’ingénierie sociale, qui se retrouvent dans la Pologne communiste vis-à-vis
des territoires recouvrés : il s’agit de constituer, sur ces territoires, une société plus juste, plus
moderne, une société typiquement socialiste qui doit être le modèle de transformation pour la
société ancienne de la Pologne centrale.
Du fait de ce triple apport démographique, la composition nationale de ces terres évolue
rapidement. Entre 1945 et 1947 se déroule l’essentiel des échanges de population. Une
brochure de l’Agence de presse occidentale rédigée en anglais indique la révolution
démographique réalisée dans ces territoires entre 1939 et 1947. Dans ce tableau figurent les
37 inner colonization ou adjacent colonization.
232
nombres de Polonais et d’Allemands selon le découpage administratif polonais d’après-
guerre 38:
Districts Polonais
V.1939
Allemands
V.1939
Polonais
II.1946
Allemands
II.1946
Polonais
VI.1947
Allemands
VI.1947
Białystok 56 69 31 2 53 1
Olsztyn 281 655 253 98 452 31
Gdańsk 146 606 233 104 380 18
Szczecin 39 1748 414 468 833 116
Terre de Lubusz 31 630 247 24 361 1
Wrocław 18 3014 701 1234 1576 113
Haute-Silésie 911 606 1050 146 1330 9
Total 1482 7328 2929 2076 4985 289
Tableau présentant le nombre de Polonais et d’Allemands (en milliers) dans les différentes
voïévodies des territoires recouvrés (découpage administratif de 1946) en 1939, 1946, 1947
Les nombres donnés pour 1939 sont exagérés pour les Polonais et minorés d’autant pour
les Allemands ; cette différence s’explique par la surestimation du nombre d’« autochtones »
polonais39. Les Polonais sont en nombre important en février 1946, à la fois parce que sont
comptés comme Polonais les autochtones polonais, vérifiés ou en cours de vérification (près
d’un million), parce que nombre de transférés se sont déjà installés sur les territoires
recouvrés et que les opérations de rapatriement des Polonais des confins ont déjà commencé.
L’essentiel du peuplement polonais est déjà réalisé en juin 1947 : à partir de ce moment-là la
population des territoires recouvrés croît avant tout par un solde naturel très positif du fait de
la jeunesse de ces populations, et de moins en moins par le solde migratoire. Ce dernier va
d’ailleurs connaître des fluctuations : dès 1947-1948, dans certains districts des territoires
recouvrés, on note un reflux de la population en raison du chaos et de l’anarchie qui y règnent.
Ces phénomènes sont ponctuels et assez restreints dans le temps, mais ils existent néanmoins.
Dès la fin de 1945, un professeur de l’Université Adam Mickiewicz de Poznań, Stanisław
Kubiak, alerte les autorités dans un rapport sur la situation chaotique et les difficultés
38 APP/PZZ/737/p. 334. 39 Il est difficile de dire de combien ce nombre est exagéré ; on ne sait pas si les saisonniers polonais des régions
orientales du Reich qui ont fini par s’établir dans ces régions sont comptés. D’autre part, on ne sait pas combien
de Varmiens et de Mazures gardent encore, à cette époque, une conscience nationale polonaise, du moins une
conscience distincte de celle du reste de la population allemande. Il est possible que le nombre de ces habitants
de Prusse orientale à la conscience polonaise ait été exagéré de 2 à 300 000.
233
auxquelles se heurtent les opérations de repeuplement sur les territoires recouvrés. Il
dénonce :
des problèmes d’organisation mal résolus ont entraîné :
- un chaos
- une recherche arbitraire de lieux de travail, ce qui en conséquence a entraîné un pillage
généralisé des biens publics
- un arbitraire des autorités locales qui se sont constituées accidentellement
- une dispersion d’appareils techniques40
Certaines régions des territoires recouvrés accumulent les difficultés : destructions de guerre,
démantèlements sauvages d’installation industrielle par l’Union soviétique, pillages des
troupes de l’Armée rouge puis des bandes de maraudeurs polonais, les szabrownicy,
désorganisation totale de l’économie. Toutes ces causes provoquent le retour de certains
Polonais vers les « terres anciennes », notamment des transférés, qui peuvent revenir dans
leurs familles. Les Polonais des confins quant à eux n’ont pour la plupart pas de famille en
Pologne centrale et ne peuvent que rester sur place. Ces reflux ponctuels sont masqués par un
dynamisme démographique et migratoire certain, mais au début des années 1950 apparaissent
des soldes migratoires négatifs dans certaines voïévodies à cause de la politique de
collectivisation forcée, notamment dans les voïévodies de Wrocław et d’Olsztyn. Selon
Stanisław Osękowski41, de 1951 à 1956, ce sont près de 27 000 exploitations agricoles qui
auraient été abandonnées par des paysans refusant de rejoindre les Coopératives agricoles de
production. Le phénomène n’est pas massif, mais il est suffisamment important pour alerter
les autorités locales qui essaient, sans succès, de sensibiliser les échelons supérieurs du
pouvoir communiste à ce problème. Durant la période stalinienne de manière générale, peu
d’opérations de peuplement ont lieu sur les territoires recouvrés, parfois même ce sont des
reflux qui interviennent. Il faut attendre l’Octobre polonais pour voir s’inverser durablement
40 APP/PZZ/953, p. 207, « złe rozwiązane zagadnienie organizacyjne stworzyło:
1. chaos
2. samowolne poszukiwanie warsztatów pracy, co w konsekwencje przerodziło się w pospolite rozkradanie
mienia państwowego,
3. samowola tamtejszych, przypadkowo zawiązanych władz, i
4. Dekompletacje urządzeń technicznych itp. ». 41 Chapitre de TOCZEWSKI Andrzej, « les migrations de population en Pologne occidentale et septentrionale
dans les années 1949-1956 » in OSĘKOWSKI Stanisław (réd), Ziemie Zachodnie i Północne Polski w okresie
stalinowskim (les Terres Occidentales et Septentrionales de la Pologne pendant la période stalinienne), Wyższa
Szkoła Pedagogiczna im. Tadeusza Kotarbińskiego (Ecole Supérieure Pédagogique Tadeusz Kotarbiński),
Zielona Góra, 1999.
234
la tendance. De 1956 à 1959, on assiste à une nouvelle phase de peuplement assez intense de
ces territoires. Suite à la déstalinisation, la Pologne populaire rapatrie encore près de 250 000
Polonais d’Union soviétique42. Un peu plus de 200 000, soit près de 80 % du total, sont
installés sur les territoires recouvrés43. À la fin de la période de transferts de ces populations,
un Bulletin de l’Agence de presse occidentale dresse un bilan du peuplement polonais des
territoires recouvrés, en insistant sur l’ancrage de plus en plus profond des populations
polonaises sur ces terres : « 3,5 millions d’autochtones environ vivent aujourd’hui dans les
Territoires Occidentaux polonais. 2,6 millions d’entre eux c’est (sic) sont les enfants qui y
sont nés en effet après la guerre. »44. D’après la même source, ce sont près de 7,5 millions de
Polonais qui habitent les territoires recouvrés, un nombre presque similaire à celui des
Allemands habitant dans ces territoires avant 1945 (8 millions environ). Les populations
allochtones à ces territoires représentent alors environ 4 millions de personnes45, ce qui est
relativement stable par rapport à la fin des années 1940, en tenant compte du solde
arrivée/départ et de la mortalité. En tout, ce sont près de 5 millions de Polonais qui sont venus
s’installer sur ces territoires dans la période 1945-1960.
La quantification de ces différents flux n’est pas chose aisée. Les transférés sur les territoires
recouvrés sont sans doute ceux dont le nombre a été le mieux établi : près de 2,9 millions de
personnes entre 1945 et 1950, soit l’essentiel de l’apport démographique polonais46. Le
nombre des réémigrés est également bien connu, environ 300 000 durant la même période,
nombre conséquent, même si les autorités polonaises en attendaient bien plus. Ils viennent
avant tout d’Europe occidentale, d’Allemagne (50 000) et de France (40 000)47en premier
lieu ; pour la France, il s’agit pour un certain nombre de mineurs du Nord de la France
réinstallés majoritairement dans le bassin houiller des Sudètes. Plus difficile est l’évaluation
du nombre de Polonais rapatriés d’URSS et, parmi ceux-ci, le nombre effectivement réinstallé
42 Le mouvement commence en fait en 1955, mais le nombre de personnes rapatriées cette année est peu
important, de l’ordre de 6 000. En tout, les nombres de rapatriés par subdivision soviétique sont les suivantes :
47 000 personnes de la RSS de Lituanie, 101 000 de la RSS de Biélorussie, 76 000 de la RSS d’Ukraine, et
22 000 d’autres régions de l’URSS. 43 SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Ilustrowany Atlas Historii Polski T. 6, PRL i Polska
współczesna, (Atlas illustré de l’histoire de la Pologne, Tome 6, la République Populaire de Pologne et la
Pologne contemporaine), Demart, 2007, p. 40. 44 ZAP n° 13, 1959, p. 6. 45 Idem. 46 On retrouve ces chiffres aussi bien chez SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.), op. cit., p. 40 que
dans EBERHARDT Piotr, op. cit.,p. 84. 47 Cf. OSĘKOWSKI Stanisław (réd), op. cit., le même chapitre que précédemment cité.
235
dans les territoires recouvrés. Des estimations variables existent, oscillant entre 1,3 et 1,6
millions de rapatriés d’URSS pour la période 1944-1947 (auxquels il faut ajouter les 250 000
de 1956-1959)48. Les différences entre ces estimations peuvent provenir de la difficulté de
savoir le nombre exact de rapatriés des confins orientaux qui ont été effectivement installés
sur les territoires recouvrés. Sachant l’état de surpopulation des anciennes terres polonaises,
les destructions de guerre, l’existence de nombreux foyers vides à l’ouest, l’essentiel des
rapatriés de l’Est a été réinstallé sur les territoires recouvrés, soit au moins 1,5 million de
personnes49. À celles-ci, on peut rajouter les 200 000 de la période du réformisme de
Gomułka. On arrive assez certainement à près de 1,7 million de Polonais des confins qui se
sont installés sur les territoires occidentaux. Les différents flux peuplent ainsi les nouvelles
voïévodies polonaises :
Lieux de vie avant 1939 V. Olsztyn V. Koszalin V. Szczecin V. Zielona
Góra
V. Wrocław V. Opole
Dans la voïévodie
(notamment autochtones)
28.6 8.9 Négligeable 0.1 5.1 54.3
Rapatriés (des confins
orientaux et d’autres pays)
20.2 24.9 30.8 44.4 40.4 25.1
Transférés de Galicie 6.5 8.8 6.5 7.5 14.3 8.2
Transférés de la Pologne
russe
40 36.8 37 18.5 25.3 5.4
Transférés de la Pologne
prussienne
4.8 20.5 21 32.5 10.7 6.9
Total transférés50 (de la
Pologne centrale)
51.3 66.1 64.5 58.5 50.3 20.5
Tableau représentant les proportions d’autochtones, rapatriés/réémigrés et transférés dans les
différentes voïévodies des territoires recouvrés en 195051
48 Ces estimations vont de 1,282 million chez SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.), op. cit., p. 39, à
1, 507 million chez EBERHARDT Piotr, op. cit.,p. 64 et 1,620 million che SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK
Elżbieta, (réd.) Dzieje Polski. Atlas ilustrowany (Histoire de la Pologne. Atlas illustré), Demart, 2008. 49 Autre raison qui nous fait considérer que l’immense majorité des rapatriés de l’Est ont été dirigés vers les
territoires recouvrés, et qui explique pourquoi nous choisissons plutôt les fourchettes hautes des estimations :
l’existence, en 1944-1945, de très nombreux passages clandestins de Polonais des confins orientaux en Pologne.
Ainsi, le nombre total de rapatriés des confins pour la période de fin de guerre ou d’après-guerre ne serait pas de
1,6 million. En prenant en compte des fuites de population polonaises à partir de 1943 des territoires où sévit
l’UPA, et des mouvements s’effectuant en dehors du rapatriement officiel, Eberhardt parvient, dans la brochure
déjà citée (p. 65), à 2,2 millions de rapatriés des confins orientaux, soit 600 à 700 000 personnes supplémentaires
par rapport aux chiffres officiels. Ces migrations ayant été faites de manière non officielle et/ou pendant la
guerre, la grande majorité d’entre elles s’est dirigée vers les territoires adjacents aux confins orientaux, et non les
territoires recouvrés. Il est difficile de savoir, pour ce groupe, le lieu d’installation final (peut-être certains ont été
comptés parmi les transférés). 50 Indication pour les calculs des proportions de transférés selon les régions de la Pologne centrale. La Galicie
regroupe les voïévodies (d’après-guerre) de Cracovie et de Rzeszów, la Pologne dite russe les voïévodies de
Kielce, Lublin, Varsovie, Łódź, Białystok, et les deux villes à statut de voïévodie, Varsovie et Łódź. La Pologne
prussienne regroupe les voïévodies de Haute-Silésie (appelée à l’époque voïévodie de Silésie-Dąbrowa), de
Poznań, de Bydgoszcz et de Gdańsk.
236
Ce tableau fait émerger de forts contrastes entre les voïévodies des territoires recouvrés :
celles où se sont maintenues de fortes concentrations d’autochtones et où les brassages de
population ont donc été moindres, celle d’Olsztyn et d’Opole, et les autres, où le changement
de population a concerné la quasi-intégralité de la population d’avant 1945. Parmi ces
dernières voïévodies, on peut distinguer les voïévodies du Nord-Ouest, Koszalin, Szczecin et
Zielona Góra, où les transférés constituent une majorité absolue nette de la population, de
celles de Wrocław et d’Olsztyn ont été peuplées de manière moindre par les transférés (
« seulement » une moitié de la population). Le peuplement par les transférés s’est fait selon
des logiques régionales : la Pologne prussienne, et avant tout la Grande-Pologne qui a fourni
la majorité des transférés au sein de cet ensemble, a peuplé les voïévodies du Nord-Ouest en
priorité. Ces régions étaient en effet les mieux placées géographiquement pour peupler ces
territoires, du fait de leur caractère limitrophe aux territoires recouvrés (la Grande-Pologne
par rapport à Koszalin et Zielona Góra, la Haute-Silésie par rapport à la Silésie d’Opole). La
Pologne russe a elle aussi grandement contribué au peuplement, dans une logique semblable.
Les transférés de cet ensemble se retrouvent ainsi prioritairement dans la région d’Olsztyn,
dans des proportions notables mais moindres dans celles de Koszalin et Szczecin. Enfin, la
Galicie a moins participé dans l’absolu par sa taille plus restreinte que les autres ensembles,
mais on retrouve une logique géographique, avec des proportions de Galiciens bien plus
importantes en Silésie, région la plus proche d’elle.
Le peuplement des territoires recouvrés par les Polonais a donc été un processus
s’étalant sur le moyen terme (une quinzaine d’années en comptant les transferts soviétiques
d’après 1955-1956). Il a varié énormément selon les populations concernées : migrations
organisées et fortement encadrées pour les rapatriés, migrations bien plus spontanées dans le
cas des transférés. Malgré les problèmes logistiques évidents, du fait de la masse des
populations concernées et de l’état des infrastructures de transport dans la Pologne d’après-
guerre, la Pologne a réussi à repeupler les territoires recouvrés presque entièrement en une
quinzaine d’années, avec des ressources démographiques bien moindre que celles dont
pouvait disposer l’Allemagne. Dès 1947, des territoires presque entièrement vidés de leurs
51 APP/PZZ/953/p. 206-209.
237
populations d’origine ont été repeuplés à près de 60 %, ainsi qu’en témoigne le tableau ci-
dessous52 :
Districts Pop. 1939 Pop. 1946 Pop. 1947
Białystok 100 28.8 43.2
Olsztyn 100 37.5 51.6
Gdańsk 100 46.7 55.1
Szczecin 100 49.2 53.1
Terre de Lubusz 100 41 54.8
Wrocław 100 63.2 55.2
Haute-Silésie 100 78.8 88.3
Total 100 56.8 59.9
Tableau représentant le repeuplement des territoires recouvrés par la Pologne en 1946/1947, par
rapport à une base 100 pour 1939
Frappe l’insistance, voire l’acharnement avec lesquels la Pologne veut repeupler le plus vite
possible ces territoires, afin de couper court aux prétentions irrédentistes allemandes. En
témoigne la grande diversité des Polonais rapatriés de l’étranger, toutes les Polonia étant
mises à contribution, même si ce n’est pas avec autant de succès qu’escompté souvent. En
1946-1947, près de 6 000 Polonais sont rapatriés de Bucovine, descendants des colons
envoyés par les Habsbourg pour repeupler cette lointaine région de leur Empire qu’ils ont
acquise en 177553. De même, en 1956-1957, 1 000 Polonais reviennent de Mandchourie54 ; il
s’agissait des descendants des ouvriers et ingénieurs envoyés par l’Empire russe pour
construire un tronçon du Transsibérien. Le repeuplement de ces territoires revêt aux yeux des
autorité polonaises une si grande importance qu’elles acceptent même d’y implanter des
populations non-polonaises, qui fait des territoires recouvrés la seule région polonaise (ou
presque) à maintenir une relative diversité nationale après 1945.
52 APP/PZZ/737, p. 335. 53 AAN/MZO/1478/p. 66-69 et SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Ilustrowany Atlas Historii
Polski T. 6, PRL i Polska współczesna, (Atlas illustré de l’histoire de la Pologne, Tome 6, la République
Populaire de Pologne et la Pologne contemporaine), Demart, 2007, p. 39. 54 AAN/TRZZ/399/p. 14-17.
238
C. Un melting-pot relatif
Dans le cadre d’un pays désormais homogène ethniquement, les territoires recouvrés ont
conservé la plus grande diversité nationale, avec des ambiguïtés qui renvoient à l’obscurité du
terme « minorité nationale ». Doit-on le prendre dans un sens restreint : celui de populations
ayant une identité, une culture, une langue distincte de celles de la population majoritaire, ou
dans un sens large, incluant aussi des populations qui, sans être étrangères, présentent des
traits culturels distincts comme un dialecte ? Cela revient ici à poser la question de
l’intégration des autochtones aux minorités nationales. Dans un premier temps les anciens
citoyens allemands de langue polonaise ou apparentée (qui sont d’ailleurs bilingues polono-
allemands) ne sont pas considérés comme faisant partie de minorités nationales, la doctrine
officielle étant que ce sont des Polonais revenant à la patrie. Les difficultés d’intégration de
ces populations conduisent cependant les autorités à les considérer peu à peu comme des
minorités. De notre point de vue, les « autochtones » seront exclus des minorités nationales ;
si leur auto-identification reste indécise ou polonaise, ils restent Polonais et sont à distinguer
des autres minorités nationales. Si cette dernière devient allemande, ils passent alors
automatiquement dans la catégorie « allemands » et deviennent donc une minorité nationale.
Dans la plupart des cas ils demandent alors à partir en RDA ou RFA, et à partir de 1956
obtiennent l’autorisation de quitter la Pologne, ce qui les exclut aussi des minorités nationales,
puisqu’ils ne sont plus sur le sol polonais. Les « autochtones » qui s’identifient aux
Allemands, règlent ce problème statistique en partant de Pologne.
Les seules minorités nationales examinées sont celles qui se distinguent clairement : les
Allemands (officiellement reconnus comme tels), les Russes, les Biélorusses, les Ukrainiens,
les Lituaniens, les Tchèques, les Juifs, les Tsiganes et les Grecs. Cette liste recensant les
principales nationalités n’entend pas être exhaustive. Il peut paraître incongru de parler de
minorités nationales dans un État-nation devenu très majoritairement homogène après les
transferts de population que nous avons étudiés précédemment. En effet, la tendance
démographique polonaise de la période communiste est à une homogénéisation de la
population, en témoignent ces statistiques55 :
55 Ces données sont celles des recensements officiels de 1950 et 1960, tirées de l’ouvrage SIENKIEWICZ
Witold, HRYCIUK Grzegorz et alii, Wysiedlenia, wypędzenia i ucieczki 1939-1959 Atlas ziem Polskich
(Déplacements, expulsions et fuites 1939-1959, Atlas des terres polonaises), Demart, Varsovie, 2008, p. 20-21.
Pour les chiffres concernant les Allemands, on ne compte pas les autochtones, ce qui peut expliquer la modestie
du nombre d’Allemands en 1960, même s’il est sans doute sous-estimé.
239
Date du
recensement
Population
polonaise
totale
Allemands Ukrainiens Biélorusses Juifs Tsiganes Lituaniens Autres Total
Tableau représentant l’évolution numérique des principales minorités nationales de Pologne entre
1950 et 1960
Ces nombres montrent bien le caractère modeste des minorités nationales en Pologne
communiste : 2,8 % de la population en 1950, 1,7 % en 1960. Ils indiquent aussi la
dynamique négative des minorités nationales par rapport au total de la population polonaise.
Dans la décennie 1950, les minorités slaves ont un dynamisme démographique moindre que le
reste de la population polonaise. Les minorités allemandes et juives quant à elles, baissent en
valeur absolue et relative.
Les territoires recouvrés concentrent une partie notable des minorités nationales après
1945 ; le but n’est pas ici de faire l’histoire générale des groupes minoritaires en Pologne
communiste mais de dégager quelques traits saillants. La politique du régime vis-à-vis des
nationalités peut se subdiviser en trois phases jusqu’en 1961. De 1945 à 1949, dans un
contexte de recherche d’une légitimité par le pouvoir et dans le contexte des grands transferts
de population, les communistes reprennent des slogans nationalistes en ayant pour but la
construction d’un État-nation intégralement polonais. Néanmoins, tous les non-polonais ne
sont pas chassés de Pologne : ainsi, plus de 100 000 Biélorusses sont laissés à la frontière
polono-soviétique (district de Hajnówka et avoisinants), environ 10 000 Lituaniens dans le
district de Sejny56. Relativement peu conscients nationalement, surtout les Biélorusses, ils ne
sont pas considérés comme posant des problèmes pour l’État central polonais. Il n’en va pas
de même pour les Ukrainiens, qui malgré les grands échanges de population de l’après-guerre
sont encore plus de 150 000 dans une bande étroite de territoires allant du Sud de la voïévodie
de Lublin jusqu’à l’Est de celle de Cracovie, en passant par les bordures de celle de Rzeszów,
et dont certains posent des problèmes57. En effet, dans la continuité de l’antagonisme polono-
56 SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, op. cit., p. 375/381. 57 Idem, p. 345-346.
240
ukrainien de la Seconde Guerre mondiale, des groupes de partisans de l’UPA continuent à se
battre à la fois contre l’Armée populaire polonaise et les résistants polonais anti-communistes.
De même qu’en Volhynie et en Galicie orientale pendant la guerre, certains villages polonais
sont encore attaqués et brûlés. D’abord hésitant face à la conduite à tenir, le gouvernement
polonais finit par décider de transférer l’immense majorité des Ukrainiens de ces régions,
ainsi que les groupes apparentés comme les Lemkos, vers les territoires recouvrés. Le prétexte
de ce transfert a été le guet-apens tendu par l’UPA dans lequel est mort, le 28 mars 1947, le
général Karol Świerczewski, l’un des généraux polonais majeurs du début de la Pologne
communiste. Suite à cet assassinat, le pouvoir de Varsovie forme un corps militaire d’un peu
moins de 20 000 hommes qui expulse, entre le 28 avril et le 31 juillet 1947, près de 140 000
Ukrainiens vers les territoires recouvrés58. Cette situation rappelle le sort réservé par Staline à
certains peuples accusés d’avoir collaboré avec les Allemands durant la Seconde Guerre
mondiale : le but est de déraciner une population, et de la disperser dans un territoire qui lui
est totalement étranger pour pouvoir mieux la contrôler et l’assimiler. Les documents du
ministère des Territoires recouvrés qui coordonne cette Action « Vistule »59 ne laissent pas de
doute sur ces intentions : « Le but principal du transfert des colons « W » est leur assimilation
au nouveau milieu polonais […] Ne pas utiliser concernant ces colons le terme
d’«Ukrainiens »60.Si le but de la manœuvre est certes similaire au cas soviétique, les raisons
invoquées, sont partiellement plus fondées que dans le cas de certaines populations d’URSS,
le gouvernement central n’arrivant pas à rétablir l’ordre dans le Sud-Est de la Pologne.
L’Action « Vistule » est ainsi exemplaire de la politique des nationalités menée par le
gouvernement polonais durant la première période de la République populaire de Pologne : la
négation de l’existence de minorités nationales et leur assimilation forcée.
Cette politique ne change pas dans un premier temps durant l’époque stalinienne, même si la
rhétorique nationaliste disparaît. Pour le gouvernement stalinien, il n’y a dans un premier
58 Les nombres exacts, que l’on trouve dans l’ouvrage SIENKIEWICZ Witold, HRYCIUK Grzegorz et alii, op.
cit.,p. 213, sont les suivants : 140 662 personnes, 85 339 de la voïévodie de Rzeszów, 44 278 de celle de Lublin,
10 510 de celle de Cracovie. Ils sont répartis dans les voïévodies des territoires recouvrés, à hauteur de 55 089
pour celle d’Olsztyn, 48 465 pour celle de Szczecin, 21 237 pour celle de Wrocław, 8 042 dans celle de Poznań
( en fait dans la Terre de Lubusz qui lui est alors rattachée) 6838 dans celle de Gdańsk, 991 dans celle de
Bialystok. 59 Akcja « Wisła ». 60 Instruction du ministère des Territoires recouvrés concernant les règles d’installation des familles ukrainiennes
en date du 10 novembre 1947, cité dans SIENKIEWICZ Witold, HRYCIUK Grzegorz et alii, op. cit.,p. 227. En
polonais : « Zasadniczym celem przesiedlenia osadników « W » jest ich asymilacja w nowym środowisku
polskim [...] Nie używać w stosunku do tych osadników określenia „Ukrainiec”».
241
temps pas de minorités nationales. Cependant, devant la persistance de problèmes nationaux,
notamment posés par les autochtones et les Ukrainiens, la question des nationalités redevient
actuelle. Les autorités utilisent de nouveau le terme à partir de 1952-1953. Elles cherchent au
sein de ces groupes minoritaires des relais pour leur pouvoir ; en devenant membres du parti
communiste, ces derniers s’inscrivent ainsi dans la politique d’intégration dans la nation
polonaise. Il faut cependant attendre 1956 pour que l’État polonais commence à reconnaître
officiellement l’existence de minorités nationales en leur octroyant le droit de former des
associations culturelles. Avant même le tournant d’octobre 1956, l’Association socio-
culturelle ukrainienne est fondée lors de son premier congrès des 16-18 juin 195661. Elle est
un exemple du rôle joué par ces associations dans le système sociopolitique de l’État
communiste polonais. Comme la grande majorité des associations reconnues officielles, elle
servait tout autant à préserver les intérêts des personnes dont elle était la représentante,
éventuellement à présenter des revendications limitées au pouvoir, que moyen de contrôle du
parti sur le segment de population représentée par l’association. Une note de 1963 de
l’Association pour le développement des territoires occidentaux, concernant sa coopération
avec l’UTSK, montre bien son ambivalence62. Elle distingue, dans l’action de l’UTSK, deux
périodes. La première est qualifiée de « nationaliste » : l’association met alors en avant des
revendications nationales : retour des populations ukrainiennes sur leurs terres d’origine,
critique de l’exogamie avec des Polonais. La seconde correspond à une normalisation
progressive, avec réorientation du discours vers une intégration au sein des structures
économiques et politiques polonaises pour sortir de la marginalisation sociale. Cette
réorientation est en fait une reprise en main de l’association par le parti : « grâce à une action
politique et clarificatrice, on a éliminé majoritairement les influences des éléments
nationalistes, »63. Cette action politique correspond à la normalisation entamée par Gomułka
au niveau national à partir de 1958 : de fait, en 1963, le bureau général de l’UTSK, sur 31
membres, compte 19 membres du PZPR, 2 du ZSL, et seulement 10 sans-partis64. Ces
statistiques montrent ainsi la mainmise du parti sur l’appareil de l’UTSK, qui lui permet de
canaliser le nationalisme ukrainien et de l’orienter vers une action d’intégration par
l’édification commune d’une Pologne socialiste. Néanmoins, l’ouverture vers les minorités est
61 Ukraińskie Towarzystwo Społeczno-Kulturalne. On utilisera le sigle UTSK. 62 AAN/TRZZ/987. 63 Idem, p. 119: « wyeliminowano w znacznym stopniu wpływy elementów nacjonalistycznych, osłabły
tendencje do opuszczania gospodarstw na ziemiach zachodnich i północnych.». 64 Idem, p. 122.
242
réelle au temps de Gomułka ; l’intégration minorités, très partielle et individuelle jusque-là,
est envisagée à plus large échelle. Un autre marqueur de cette intégration est la présence,
nouvelle et relativement significative, d’Ukrainiens dans les exécutifs locaux, notamment au
niveau des communes. Ces derniers sont avec les Allemands la principale minorité des
territoires recouvrés. Pour en donner une idée de leur diversité nationale, les tableaux suivants
donnent les statistiques ethniques de trois voïévodies des territoires recouvrés : celles
d’Olsztyn, de Koszalin et de Wrocław.
Districts Biélorusses Tchèques ou
Slovaques
Tsiganes Grecs Lituaniens Allemands Russes Ukrainiens Juifs Total Pop. district %
Tableau représentant les minorités nationales dans la voïévodie de Koszalin66
65 Code graphique : les pourcentages inférieurs à la moyenne nationale (1,7 %) en caractères normaux, les
districts avec une proportion de minorités supérieures à la moyenne nationale mais inférieure à la moyenne de
celle de la voïévodie en italique, les districts avec une proportion supérieure à celle de la voïévodie en gras. 66 AAN/983, p. 95-96 pour la voïévodie de Koszalin, p. 90 pour celle d’Olsztyn. Les données datent de 1957-
1958.
243
Tableau représentant les minorités nationales de la voïévodie de Wrocław67
67 AAN/TRZZ/983, p. 90.
Districts Soviétiques Allemands Ukrainiens Juifs Grecs Tchèques Tsiganes Total
Macédoniens. Il s’agit de 13 à 14 000 réfugiés politiques arrivés en Pologne à partir de 1948
et jusqu’au début des années 1950, combattants communistes lors de la Guerre civile grecque
(1946-1949)71. Ils sont d’abord concentrés, pendant la majeure partie de la période
stalinienne, en Basse-Silésie, particulièrement dans les environs de Zgorzelec. À cause du
manque de travail, ils sont dispersés dans d’autres régions, tandis qu’une partie notable
(3 000) est envoyée dans le district de Lesko72, qu’on peine à repeupler depuis l’expulsion des
Ukrainiens en 1947. Les territoires recouvrés sont donc majoritairement homogènes d’un
point de vue national, mais ils comptent tout de même des minorités qui ne sont pas
négligeables, ce qui les distingue des anciennes régions. La question de la propriété des terres
les en distingue également.
II Un laboratoire du socialisme agraire polonais
Les territoires recouvrés se distinguent par les deux grandes politiques agraires de la
Pologne communiste qui y sont menées prioritairement : la réforme agraire et une tentative de
collectivisation des terres. Ces opérations d’ingénierie sociale façonnent non seulement la
structure économique, mais aussi sociale, des territoires recouvrés, leur donnant un caractère
propre dont des traces perdurent jusqu’à nos jours.
A. Une réforme agraire signant la fin des grands domaines prussiens
Dans le cadre de la République de Weimar, les régions allemandes de l’Est se
caractérisent par une structure agraire distincte du reste de l’Allemagne. En effet, les
territoires recouvrés sont les bastions d’un système agraire archaïque : y dominent les
latifundia des grands propriétaires prussiens, les junkers73. Ces grandes exploitations agricoles
détenues par ces aristocrates, dépassant les 50 hectares voire souvent les 100 hectares, sont
situées surtout dans les régions septentrionales : la Prusse orientale, la Poméranie, et dans une
moindre mesure, la Marche du Brandebourg et la Basse-Silésie. En Silésie d’Opole, les petites
exploitations dominent largement. L’importance des terres arables présentes explique
71 GAWRYSZEWSKI Andrzej, op. cit., p. 317. 72 À l’extrémité sud-est de la Pologne, aux frontières avec la Tchécoslovaquie et la RSS d’Ukraine. 73 ŁACH Stanisław, Przekształcenia ustrojowo-gospodracze w rolnictwie Ziem Zachodnich i Północnych w
latach 1945-1949 (les Transformations dans l’agriculture des Terres occidentales et septentrionales 1945-
1949), Studium Historyczne, Słupsk, 1993, p. 61. La structure allemande agraire de ces terres est dominée par les
grandes propriétés. Les exploitations entre 5 et 20 hectares (43 % du total) et de moins de 5 hectares (41 %)
s’étendent sur 28 % des terres arables, alors que les exploitations des riches paysans (14 %) et des junkers
(presque 2 %) représentent 72 % des terres disponibles.
247
pourquoi les territoires recouvrés sont particulièrement concernés par la réforme agraire : 6,2
millions d’hectares selon un rapport anonyme réalisé pour le ministère des Territoires
recouvrés à la fin de 194774.
L’importance des territoires recouvrés pour la réalisation de la réforme agraire devient un
des arguments employés pour justifier leur annexion75. Il s’agit de montrer que les territoires
recouvrés permettent de régler l’essentiel de la question sociale polonaise, le manque de terres
pour une population paysanne très nombreuse. En effet, l’équation de la pression
démographique et de la faim de terres, insoluble dans le cadre territorial d’avant 1939, a
conduit des centaines de milliers de Polonais, principalement des paysans, à émigrer
temporairement ou définitivement. Entre 1918 et 1938, l’émigration polonaise se maintient à
un niveau élevé durant les années 1920 avant de chuter voire de devenir négative dans les
années 1930, avec la crise économique complexifiant les possibilités de migrations et le retour
d’un certain nombre d’immigrés polonais dans leur pays d’origine. Ainsi, si près de 2,2
millions de citoyens polonais émigrent dans l’entre-deux-guerres, principalement en
Amérique et en Europe occidentale76, près de la moitié d’entre eux reviennent en Pologne,
que ce soit dans le cadre d’une réémigration, pour un certain nombre d’émigrés polonais en
France, ou dans le cadre d’une émigration saisonnière, comme dans le cas d’ouvriers agricoles
polonais en Allemagne. Ainsi, un certain nombre de saisonniers polonais viennent travailler
périodiquement dans certaines régions allemandes, notamment à l'est dans les grands
domaines prussiens.
C’est dans ce contexte de tradition polonaise d’émigration économique comme exutoire
au problème agraire que les Polonais présentent le rattachement des territoires recouvrés
comme unique possibilité de réaliser la réforme agraire nécessaire. Au début de la période, les
plans gouvernementaux, s’ils prévoient déjà une industrialisation poussée, souhaitent un
important secteur agricole dans l’économie polonaise. Cela apparaît comme le seul moyen de
résoudre la question du manque de terres. Une note du docteur Kazimierz Rakowski77
destinée au ministère des Affaires étrangères polonaises, et intitulée « les territoires recouvrés,
74 AAN/MZO/793/p. 300-308. 75 Cf. chapitre 6, IIIC. 76 GAWRYSZEWSKI Andrzej, Ludność Polski w XX wieku (la Population de la Pologne au XXe siècle, Instytut
Geografii i Przestrzennego Zagospodarowania im. Stanisława Leszczyckiego PAN (Institut de géographie et
d’Aménagement du territoire (S. Leszczycki) de l’Académie polonaise des Sciences), Varsovie, 2005, p. 421. 77 (1874-1952). Historien, publiciste et homme politique polonais. Il joue un rôle important dans la vie politique
polonaise de l’entre-deux-guerres, au niveau régional, dans la région de Haute-Silésie.
unique région d’organisation de la réforme agraire » défend cette thèse78. Selon lui, la
Pologne n’a pas vraiment entrepris de réforme agraire avant 1939, par manque de volonté
politique mais surtout du fait de l’impossibilité technique de la réaliser. La structure agraire
polonaise se caractérise par une parcellarisation à l’extrême du terroir agricole, et donc un
manque de réserves foncières à redistribuer aux paysans sans-terre ou aux propriétaires de
microfundia (exploitations inférieures à deux hectares). Les changements de frontières subis
par la Pologne ne simplifient en outre pas la tâche : avec la cession à l’URSS des confins
orientaux, la Pologne a perdu ses plus grandes propriétés foncières. En effet, si l’on considère
que toute exploitation agricole supérieure à 50 hectares relève de la grande propriété,
Rakowski met en avant que des 3,9 millions hectares disponibles pour la réforme agraire en
1939, il n’en reste plus que 2,8 millions en 194579. En outre, il faut trouver des exploitations
pour les paysans polonais revenant des confins orientaux. Toutes ces données sont
accumulées pour prouver que sans les immenses réserves foncières des territoires recouvrés,
la Pologne ne peut mener à bien la réforme agraire :
La situation serait sans issue, si les territoires occidentaux n’avaient pas été rattachés sur décision du
Traité de Potsdam. Ce fait a ouvert à l’organisme économique de la Pologne la seule possibilité de
réalisation de l’œuvre prévue, décidant non seulement de l’avenir de l’agriculture en Pologne : c’est en
effet dans ces régions [les territoires recouvrés] que se trouve la solution aux problèmes élémentaires
du système économique de la Pologne, qui dans son entier forme le fondement d’une structure sociale
normale.80
Cet argumentaire sert ainsi à faire de l’aménagement des territoires recouvrés le principal
théâtre de la réforme agraire. Cela se voit nettement d’un point de vue juridique : les décrets
statuant sur la structure agraire des territoires recouvrés ne cessent de renvoyer au décret sur
la réforme agraire, étudié au chapitre 2, faisant ainsi du peuplement et de la mise en valeur
agraire des territoires recouvrés un prolongement de la réforme agraire initiée dès la fin de
1944 dans les territoires orientaux de la nouvelle Pologne. Ainsi, dès la promulgation du
décret prévoyant le peuplement des territoires recouvrés par les colons polonais, le 23 mars
78 AMSZ/18-315/p. 1-17. Le document n’est pas daté, on peut supposer qu’il a été composé dans la seconde
moitié de 1945. En polonais : « Ziemie odzyskane jako jedyny teren reformy rolnej ». 79 La définition est sujette à débat dans la Pologne d’après-guerre, notamment entre les agrariens de Mikołajczyk,
plus modérés, et les communistes du PPR, voulant une réforme plus radicale. 80 AMSZ/18-315/p. 5. En polonais : « Sytuacja byłaby bez wyjścia, gdyby nie przyłączenie Ziem Zachodnich,
dokonane na mocy układu w Poczdamie. Fakt ten otworzył przed organizmem gospodarczym Polski jedyną
możliwość wykonania zamierzonego dzieła, decydującego nietylko o przyszłości rolnictwa w Polsce : na tym
terenie bowiem znajdują prawidłowe swe rozwiązanie zasadnicze problemy gospodarczego ustroju Polski, które
w całości swej tworzą podwalinę normalnej struktury socjalnej. ».
249
1945, la mise en valeur agraire et démographique des territoires recouvrés est explicitement
conçue comme une partie intégrante de la réforme agraire81. Les personnes concernées par
décret sont les mêmes que celles concernées par la réforme agraire : petits paysans avec peu
ou pas de terres, militaires démobilisés et, particularité des territoires recouvrés, rapatriés de
l’Est. Les exploitations agricoles prévues par ce texte sont de même taille que celles prévues
par la réforme agraire : 5 hectares en cas de terres de bonne qualité, 10 hectares pour les terres
moins fertiles, deux hectares pour les jardins ouvriers82. Enfin, la mise en œuvre de cette
redistribution des terres se fait dans le cadre des mêmes structures que celles de la réforme
agraire : les paysans s’installant sur les territoires recouvrés peuvent bénéficier de subventions
étatiques et de facilité de prêts de la part du Fonds public foncier83. La propagande
communiste organise souvent des manifestations pendant lesquelles des paysans reçoivent des
titres de propriété, insistant ainsi sur le caractère bienfaiteur et libérateur du nouveau régime
par rapport à la Pologne d’avant-guerre. Sur les territoires recouvrés cependant, l’accès à la
propriété va être pour un certain nombre de paysans éphémère, puisque si ces régions se
retrouvent à l’avant-garde de la réalisation de la réforme agraire, elles vont être le laboratoire
de la collectivisation polonaise.
B. Des territoires visés prioritairement par la collectivisation
La collectivisation, tout comme l’industrialisation à marche forcée est l’entreprise phare
de la soviétisation de la Pologne à partir de 1949. Prévue à partir de la seconde moitié de 1948
suite à la réunion des membres du Kominform à Bucarest le 20 juin 1948, elle ne peut se
réaliser qu’à partir du moment où le PPR a pris le contrôle du PPS lors de la fondation du
PZPR84 et qu’il lance en 1950 le plan sexennal. D’emblée, l’opposition des paysans à la
collectivisation est importante, surtout dans les « terres anciens ». En ce qui concerne les
territoires recouvrés, un ensemble de facteurs expliquent que la collectivisation a pu y être
menée de manière bien plus poussée, que ce soit sous la forme de Coopératives agricoles de
production ou d’Exploitations agricoles d’État85. Cette caractéristique des territoires recouvrés
se voit dès 1950, puisque sur les 911 RSP mis en place, on en trouve 835 sur les terres
81 Nous avons trouvé deux exemplaires de ce décret dans : AAN/MZO/648a/p. 1-4. 82 AAN/MZO/648a/ Art. 3, p. 1. 83 Cf. chapitre 2, IC, 3. 84 Cf. chapitre 2, IC, 1. 85 Les RSP et les PGR en polonais. Par la suite on utilisera ces sigles.
250
anciennement allemandes86. On se fondera, pour l’étude de la collectivisation polonaise, sur
une synthèse de l’étude de cas particulièrement éclairante de Marcin Markiewicz sur trois
districts de Prusse orientale rattachés à la voïévodie de Białystok87. À l’échelle de cette
voïévodie composite mais constituée pour l’essentiel de terres déjà polonaises en 1939,
l’essentiel de ces coopératives agricoles se forment dans les trois districts appartenant aux
territoires recouvrés, ainsi que dans un autre district, peuplé majoritairement de Biélorusses,
bien plus enclins que les Polonais à former des coopératives.
La structure agraire des territoires recouvrés rend plus simple l’organisation de fermes d’État
ou de coopératives : un certain nombre de grands domaines de junkers ont été préservés de la
parcellarisation pour former ces exploitations collectives. De même, l’Armée rouge a saisi un
certain nombre de ces grands domaines, y faisant travailler des Allemands prisonniers ou des
civils. Au fur et à mesure qu’elle cède ces domaines à la Pologne, de nouvelles réserves
foncières sont disponibles pour la collectivisation. En outre, la sociologie des nouveaux
habitants polonais, en majorité des ouvriers agricoles ou des petits paysans, favorise
l’acceptation chez ces derniers de la renonciation à la propriété individuelle de la terre :
quelqu’un qui n’a jamais été propriétaire ou qui a été propriétaire de biens réduits aura moins
de difficultés à ne rien posséder en propre par rapport à des paysans propriétaires d’une terre
familiale qui les a fait vivre des années durant. Une autre raison vient du « syndrome du
temporaire »88, et qui implique que les nouveaux habitants de ces terres ne se considèrent pas
comme définitivement installés sur ces terres. Même s’ils deviennent propriétaires de
parcelles agricoles individuelles, l’incertitude et l’insécurité ambiantes, (peur de brigandages
ou crainte d’un nouveau conflit international), font qu’un certain nombre de paysans préfèrent
perdre une part d’une propriété collective bien abstraite à leurs yeux qu’un lopin de terre
individuel bien concret.
Bien vite cependant, du fait de la réalité morose de la vie dans une ferme collective, ainsi que
des pressions de plus en plus fortes exercées par les autorités pour obliger les paysans à
rejoindre ces coopératives, les foyers d’opposition se multiplient, y compris dans les
territoires recouvrés. Les premiers à s’y opposer sont les rapatriés des confins orientaux et les
déportés d’Union soviétique qui, traumatisés par les kolkhozes soviétiques, ne veulent pas
86 Marcin Markiewicz, Komunikaty Warmińsko-mazurskie, n° 1, p. 57, p. 1. 87 MARKIEWICZ Marcin, Komunikaty Warmińsko-mazurskie, n° 1, p. 57-69, 2005. Il s’agit des districts de Ełk,
Giżycko et Olecko, les trois districts les plus à l’est de la Prusse orientale rattachée à la Pologne. 88 Cf. le présent chapitre, IIIC.
251
connaître l’équivalent polonais. Les « autochtones » constituent d’autres opposants : pour eux,
la collectivisation est une mesure supplémentaire de marginalisation et de destruction de leur
cadre de vie antérieur : déjà victimes d’un certain nombre d’abus concernant les biens dont ils
étaient propriétaires, la collectivisation est souvent la goutte qui fait déborder le vase et qui les
décident à partir de Pologne. Les femmes sont un autre foyer d’opposition, un certain nombre
d’entre elles, davantage sous l’influence du clergé farouchement opposé à la collectivisation,
interdisent à leurs maris de rejoindre les coopératives. Paradoxalement, on trouve aussi un
certain nombre d’opposants chez les cadres locaux du parti. N’ayant pas reçu la formation
nécessaire pour bien entreprendre cette dernière, ils préfèrent ne pas la commencer que mal la
faire. Ce mouvement d’opposition, très varié et généralisé, se renforce à un tel point qu’à
partir de 1952-1953, il devient difficile de trouver des candidats pour former de nouveaux
RSP : la peur d’être rejeté par ses voisins hostiles à la collectivisation, qui agressent voire
parfois incendient les fermes des candidats à la collectivisation, l’emporte sur la peur inspirée
par la police politique (SB) et sa répression, notamment les peines de prison et les amendes.
Dans les territoires recouvrés comme dans le reste du pays, la collectivisation marque le pas
dès les années 1952-1953, même si certaines coopératives sont encore créées en 1954-1955.
L’Octobre polonais met un terme à la collectivisation en Pologne ; Gomułka, conscient du
discrédit pesant sur le régime, décide de sacrifier la partie la plus impopulaire de cette
collectivisation, les coopératives de production. À peine arrivé au pouvoir, il donne la
possibilité aux paysans de quitter les RSP89. En quelques semaines, les coopératives
disparaissent presque entièrement. Les chiffres sont particulièrement parlants au niveau de la
seule voïévodie de Białystok : au 31 décembre 1955, on compte 327 coopératives : un an plus
tard, à peine 2290. Ils recoupent largement les chiffres au niveau national, présentés dans les
deux tableaux suivants, qui donnent une idée de l’ampleur de l’arrêt de la collectivisation, au
point que l’on peut même parler d’une décollectivisation91.
89 Cf chapitre 2, IIIC. 90 MARKIEWICZ Marcin, Komunikaty Warmińsko-mazurskie, No. 1, p. 69. 91 SIENKIEWICZ Witold, OLCZAK Elżbieta, (réd.) Ilustrowany Atlas Historii Polski T. 6, PRL i Polska
współczesna, (Atlas illustré de l’histoire de la Pologne, Tome 6, la République Populaire de Pologne et la
Pologne contemporaine), Demart, 2007, p. 225-227.
252
Voïévodies % d’exploitations
individuelles
% de d’exploitations
agricoles d’Etat
% de coopératives
agricoles
Opole 59.8 15.5 21.8
Wrocław 45.2 21.6 31.7
Zielona Góra 57.1 25.4 16.8
Szczecin 31.8 40.7 26.5
Koszalin 50.4 37.0 13.6
Gdańsk 58.5 24.5 14.3
Olsztyn 64.7 26.3 7.8
Cracovie 96.8 0.6 1.6
Typologie des exploitations agricoles en 1956 avant l’arrivée de Gomułka au pouvoir
Voïévodies % d’exploitations
individuelles
% de d’exploitations
agricoles d’Etat
% de coopératives
agricoles
Opole 80.3 18.8 0.6
Wrocław 77.7 22.6 0.5
Zielona Góra 75.0 24.7 0.3
Szczecin 57.9 41.6 0.3
Koszalin 62.7 37.1 0.2
Gdańsk 74.4 23.2 1.4
Olsztyn 72.7 26.9 0.4
Cracovie 98.4 1.4 0.2
Typologie des exploitations agricoles en 1958
Les voïévodies mentionnées font toutes partie des territoires recouvrés, sauf la dernière, celle
de Cracovie, qui a été choisie comme témoin pour souligner la spécificité des territoires
recouvrés. Ces deux tableaux montrent l’ampleur des structures collectives de propriété de la
terre dans les territoires recouvrés. Dans toutes les voïévodies, les formes collectives de
propriété des terres constituent soit une grande minorité, soit la majorité des terres arables.
Les proportions sont plus réduites dans les régions, comme Olsztyn ou Opole, où les
« autochtones » constituent un pourcentage significatif de la population régionale, ou pour les
voïévodies comme celle de Zielona Góra qui ont été peuplées rapidement par des colons de
Grande-Pologne. Dans la plupart des cas, les coopératives agricoles sont moins importantes
253
que les fermes d’État. À partir de la fin 1956, on observe une disparition rapide et quasiment
totale des RPS, et une dispersion des terres leur ayant appartenu entre les PGR ou les
exploitations individuelles privées. La redistribution se fait nettement au bénéfice de la
propriété privée, de sorte qu’en 1958 dans tous les territoires recouvrés, cette dernière domine
assez nettement. Les PGR ont augmenté leur part dans la structure agraire totale, mais ont
bénéficié d’une manière moindre de la redistribution des terres, témoignant bien du fait
qu’une grande partie du monde paysan polonais ne s’oppose pas seulement aux coopératives,
mais à la collectivisation en elle-même. Cette expérience plus poussée de la collectivisation
sur les territoires recouvrés laisse des séquelles après 1956, avec notamment des difficultés
pour reconvertir en lopins individuels les champs jadis collectifs. L’échec de la
collectivisation forcée dans ces régions a catalysé les processus de marginalisation des
territoires recouvrés dans la première partie des années 1950.
III Des populations marginalisées
Les territoires recouvrés ont certes été au cœur d’importantes opérations d’ingénierie sociale
mais ont aussi été des terres de marginalisation sociale pour un certain nombre de personnes :
Volksdeutsche qui lors de la sortie de la guerre doivent être réhabilités, autochtones qui
doivent passer le test de la vérification nationale, populations de ces territoires dans
l’ensemble qui font face, à des degrés divers, au syndrome du temporaire.
A. La traque des Volksdeutsche
Les Volksdeutsche92 vont être doublement marginalisés après 1945. Un certain nombre
d’entre eux doit rendre des comptes à l’État polonais de leur conduite pendant la guerre. Ils
sont rejetés par bon nombre de Polonais. Le terme de Volksdeutsche prend alors une
connotation encore plus péjorative, jusqu’à devenir une insulte désignant toute personne dont
on soupçonne qu’elle pourrait devenir un agent de la 5ème colonne allemande en Pologne.
Contrairement aux « autochtones », qui n’ont jamais été citoyens polonais, les Volksdeutsche
l’ont été, et leur comportement pendant la guerre est assimilé à de la trahison. Le traitement
réservé à certains d’entre eux rappelle celui réservé aux collaborateurs dans les autres pays
d’Europe : contrôle, le cas échéant sanction, en tous cas marginalisation sociale. C’est la loi
du 6 mai 194593 qui fixe le sort des Volksdeutsche, notamment les conditions de leur
92 Cf. chapitre 1, IIA, 2. 93 Journal officiel de la République polonaise, 06/05/1945, n° 17, Rubrique 96.
254
réhabilitation, montrant par là-même que leur retour dans la communauté nationale polonaise
ne va pas de soi et que l’État polonais veut s’assurer de la fidélité de cette population. Son
titre est parlant en lui-même, puisqu’il s’agit d’une loi sur « l’exclusion des éléments ennemis
de la société polonaise »94. Cette loi reprend la distinction entre les 3ème et 4ème groupe de la
Volksliste, et les 1er et 2ème. Les 3ème et 4ème groupes peuvent être réhabilités, moyennant
certaines conditions : « Les citoyens de l’État polonais, inscrits après le 31 août 1939 […]
dans le troisième ou quatrième groupe de la liste nationale allemande […] possèdent
pleinement les droits civiques s’ils ont été inscrits contre leur volonté ou sous la contrainte sur
cette liste, et s’ils ont montré par leur comportement leur particularisme national polonais. »95.
La procédure pour être réhabilité est la suivante : pour les personnes de ces catégories habitant
les territoires annexés au Reich (où l’inscription était en principe obligatoire), remettre à
l’administration locale une déclaration de fidélité, pour les Volksdeutsche des 3ème et 4ème
groupes des territoires du Gouvernement général, il fallait joindre en plus de cette déclaration
des preuves tangibles du caractère forcé de l’inscription. À la suite des vérifications
nécessaires leur était remis un certificat provisoire de réhabilitation, valable six mois. Ce
certificat devenait définitif au bout de ces six mois si aucune plainte n’avait été déposée à leur
encontre. C’est en effet une des autres caractéristiques de cette loi que d’organiser un système
de délation (Art. 3) : toute personne possédant des éléments à l’encontre de certains
Volksdeutsche concernant son comportement pendant la guerre pouvait se manifester aux
autorités locales. La procédure passait alors du ressort de l’administration à celui de la justice.
Cette loi, très précise sur la marche à suivre pour bénéficier d’une réhabilitation, l’était moins
sur les critères permettant d’affirmer que telle ou telle personne avait été Volksdeutsche de
son plein gré. Elle prévoit aussi une réhabilitation pour les Volksdeutsche de la 2ème catégorie ;
elles peuvent être réhabilitées dans des conditions similaires à celles des Volksdeutsche du
Gouvernement général, mais la procédure est d’emblée judiciaire pour eux.
Les déclarations de fidélité sont individuelles, et concernent toutes les personnes âgées de
plus de 14 ans au 1er janvier 1945. Voici la trame du formulaire de déclaration de fidélité :
Je soussigné (nom) (prénom) (pour les femmes mariées le nom de jeune fille)
94 « wyłączenie wrogich elementów od społeczeństwa polskiego». 95 JO 1945/17/96, Art. 1. En polonais: « Obywatele Państwa Polskiego, wpisani po dniu 31 sierpnia 1939r. [...]
do trzeciej lub czwartej grupy niemieckiej listy narodowej [...] posiadają pełnię praw obywatelskich, jeżelo
wciągnięci zostali na tę listę wbrew swojej woli lub pod przymusem, a swoim zachowaniem wykazali polską
odrębność narodową.».
255
Fils/fille de (prénom du père) (prénom et nom de jeune fille de la mère)
Né le… à district de
Habitant à département
Au moment de l’inscription sur la liste nationale j’habitais à
Déclare avoir été inscrit(e) par les autorités d’occupation allemandes contre ma volonté (sous la
contrainte) en (année) dans le groupe
III Volksliste
IV Volksliste
Conscient(e) de mon appartenance nationale polonaise je jure solennellement de rester fidèle à la
Nation et à l’État démocratique polonais ainsi que de remplir scrupuleusement mes devoirs de citoyen.
Lieu date
Signature96
Au-delà de la précision des éléments demandés, cette déclaration a un double objectif : un but
explicite, national, vérifier le degré d’attachement de tel individu à la nation polonaise, un but
implicite, politique, de légitimer le pouvoir en place. En effet, les Volksdeutsche en instance
de réhabilitation doivent jurer fidélité non seulement à la nation polonaise, mais aussi à
« l’État démocratique polonais », forçant ainsi non seulement les intéressés à reconnaître que
l’État polonais de l’époque est démocratique, mais aussi en un certain sens à le légitimer en
proclamant leur attachement à lui. Le processus encore plus précis et détaillé pour les
Volksdeutsche militaires, enrôlés souvent de force dans la Wehrmacht. Pour un certain
nombre d’entre eux, retenus prisonniers à l’étranger, ce sont les agents consulaires polonais
des pays dans lesquels se trouvent les camps de prisonniers qui recueillent leurs déclarations
de fidélités, auxquelles on joint le formulaire suivant à remplir, afin de sonder leurs rapports à
la nation polonaise et la nature profonde de leur engagement :
Prénom et nom
Preuves de la nationalité polonaise (documents administratifs)
Citoyenneté avant le 1er septembre 1939
Citoyenneté après le 1er septembre 1939
Lieu et date de l’obtention de la citoyenneté allemande
Inscription sur la Volkslist : catégorie de la Volkslist
Localité d’inscription sur la Volkslist
Service dans l’armée polonaise
Service dans l’armée allemande
Date et lieu d’incorporation dans l’armée allemande
Participation aux combats et à l’occupation
96 AAN/MAP/766/p. 123.
256
Grade dans l’armée allemande
Ce qu’il fait dans l’armée allemande
Distinctions et décorations allemandes
Appartenance à des organisations avant le 1er septembre 1939
Appartenance à des organisations après le 1er septembre 1939
Appartenance aux SS, SA, NSDAP ou Hitler Jugend et de quand à quand
Date lieu signature97
Les Volksdeutsche sont donc soumis à une vérification précise de leur passé pouvoir s’ils
peuvent être réhabilités. Le processus dure quelques années, jusqu’en 1948, et le sort des
Volksdeutsche non réhabilités poussent les autres à obtenir à tout prix leur réhabilitation. Les
Volksdeutsche du 1er groupe, et un certain nombre du 2ème groupe, sont en effet mis dans des
camps de travail, en conformité avec la loi du 6 mai 1945, qui dans son article 16 stipule que
les Volksdeutsche convaincus d’intelligence avec l’ennemi, sous quelque forme que ce soit, y
compris la simple inscription opportuniste sur la Volksliste, sont passibles d’être mis en
détention, soumis au travail forcé, condamnés à la privation définitive de leurs droits civiques
et à la perte de tous leurs biens. Un certain nombre de camps, pour la plupart hérités des
camps nazis, sont donc réouverts pour eux, comme les camps de Jaworzno, à la frontière
orientale de la Haute-Silésie ou Potulice, à l’ouest de Bydgoszcz en Poméranie. Dans ces
camps se poursuivent les opérations de réhabilitation, pour s’assurer que dans la précipitation
et le chaos de l’après-guerre, il n’y ait pas eu des Volksdeutsche internés pour de mauvaises
raisons. La lecture des rapports de la Commission interministérielle98 pour les affaires des
Volksdeutsche rédigés pour ces deux camps sont particulièrement intéressants, car ils
permettent de préciser les critères pris en compte par l’État polonais pour juger de
l’attachement et de la fidélité des Volksdeutsche à la nation polonaise. Voici un extrait du
rapport concernant le camp de Jaworzno, en date du 9 juillet 1948 :
Les critères généraux suivis par la Commission dans son examen étaient : la connaissance de la langue
polonaise, la volonté de l’interné, la situation familiale, dans ce dernier cas ce critère était assez
important en cas de grand nombre d’enfants, la profession du demandeur, l’examen de son activité (en
97 AAN/MAP/766/ p. 154. 98 Cette commission compte trois membres principaux, chacun étant délégué d’un des ministères impliqués dans
la procédure de réhabilitation. Il est intéressant de voir de quels ministères il s’agit, cela permettant de se faire
une idée de la manière dont l’État polonais envisage cette réhabilitation. Il s’agit donc des délégués du ministère
de la Justice, de la Sécurité publique et de l’Administration publique. La réhabilitation a donc bien une nature
judiciaire, en un sens punitive.
257
se fondant sur les interrogatoires, les actes juridiques, les organes de la Sécurité publique […]) avant-
guerre et pendant l’occupation.99
À côté de critères objectifs et relativement simples (niveau de langue, activités pendant
l’Occupation) sont pris aussi en compte des critères plus subjectifs (la volonté de la
personne) ; surtout, sont pris en compte des critères ne concernant pas le rapport du
Volksdeutsche à l’État polonais, mais la valeur que ce dernier peut représenter pour cet État.
En effet, le critère familial et professionnel permet de nuancer l’approche rigide, parfois
impitoyable, des critères objectifs. On peut supposer que dans certains cas, un Volksdeutsche
pas entièrement irréprochable a pu bénéficier d’une certaine clémence lors de la réhabilitation
car il avait une famille nombreuse pouvant permettre de renforcer la démographie polonaise,
ou des qualités professionnelles utiles à la reconstruction de la Pologne. L’écart entre le
discours officiel, volontairement sévère pour répondre à une demande sociale de vengeance
et/ou de justice de la part de la société polonaise, et une réalité un peu plus nuancée est donc
ici perceptible. Cependant, bien des Volksdeutsche, même les plus irréprochables, ont eu à
affronter, parfois longtemps après la guerre, le regard suspicieux de leurs compatriotes
polonais. Cela va être aussi le cas du pendant des Volksdeutsche de l’autre côté de l’ancienne
frontière d’avant 1939 : les « autochtones ».
B. Des « retrouvailles » manquées avec les autochtones polonais
Les « autochtones » polonais sont, dans la terminologie de l’après-guerre, les populations
de citoyenneté allemande mais d’origine slave voire polonaise habitant dans les confins
orientaux de l’Allemagne d’avant-guerre. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, ils sont
évalués à environ 1 million de personnes, réparties dans les territoires frontaliers de
l’Allemagne d’avant 1939100. Au nord-est, dans le sud de la Prusse orientale, habitent les
Varmiens et les Mazures, au nombre d’environ 300 000. Au nord-ouest, dans l'est de la
Poméranie occidentale, se trouvent quelques milliers de Cachoubes et quelques centaines de
Slovinces. Au sud-ouest enfin, en Haute-Silésie, habitent les Silésiens qui sont près de
800 000. De nombreux Silésiens et Cachoubes habitaient déjà en Pologne avant 1939. Outre
99 AAN/MAP/766/p. 157. En polonais: « Ogólne kryteria, jakimi Komisja kierowała się przy tej ocenie były:
znajomość języka polskiego, wola internowanego, stan rodzinny, przyczym kryterium to było dość istotne np.
przy dużej ilości dzieci, zawód petenta, ocena jego działalności (na podstawie przesłuchań, akt sądowych, wład
bezpieczeństwa publicznego [...]) w okresie przedwojennym i w czasie okupacji.». 100 SAKSON Andrzej, « National minorities in Northern and western Poland“ (les Minorités nationals dans la
Pologne septentrionale et occidentale) in Institute for Western Affairs, www.iz.poznan.pl, après 2008, p. 3.
258
ces trois foyers principaux, quelques milliers de Polonais sont dispersés sur le pourtour de la
Grande-Pologne. Ce sont donc ces populations, souvent majoritaires localement mais
minoritaires à l’échelle de l’ensemble des territoires recouvrés, qui sont considérées comme
étant les autochtones par excellence, descendants des populations originelles des territoires
recouvrés, alors que les Allemands, dans l’idéologie polonaise de l’époque, sont considérées
comme des allochtones à ces territoires, non germaniques vers l’an 1000.
Les autochtones sont érigés en symboles de la polonité des territoires recouvrés par le
pouvoir communiste et les intellectuels polonais, mais sont bien vite perçus par les
populations polonaises allochtones comme des étrangers et finissent, pour un certain nombre
d’entre eux, par se sentir étrangers à la nouvelle société dans laquelle ils vivent. L’histoire des
autochtones des territoires recouvrés semble alors se résumer en un paradoxe : une sédentarité
qui devient marginalité puis extranéité. La polonité prétendue des autochtones est en effet
rapidement remise en question. Peu d’autochtones parlent la langue polonaise commune, ce
qui est problématique puisque la langue est mise en avant comme principal critère distinctif.
Si les autochtones du pourtour de la Grande-Pologne parlent bien le polonais, ils sont très
minoritaires. S’agissant des trois composantes principales au sein des autochtones, tous
parlent soit une langue slave apparentée au polonais, soit un dialecte du polonais plus ou
moins proche du polonais littéraire. Les populations les plus étrangères selon le critère
linguistique sont les Cachoubes et les Slovinces, dont le parler a fini par être reconnu comme
une langue à part entière, quoique très proche du polonais. Les Varmiens et les Mazures
parlent un dialecte du polonais, le mazovien, qui a évolué séparément et a adopté en outre de
nombreux germanismes. Enfin, les Silésiens parlent un dialecte du polonais, moins perméable
à la germanisation que le parler des Mazures. Les différences linguistiques, les accents parfois
allemands des dialectes employés par les autochtones entraînent dans nombre de cas leur
assimilation aux Allemands.
La religion joue aussi un rôle dans la formation d’une extranéité. Dans la mentalité
polonaise de l’époque, il y a une identification quasiment automatique entre catholicisme et
polonité, alors que les confessions chrétiennes autres sont regardées comme preuve
d’extranéité, le protestantisme étant par exemple assimilé à la germanité. Or il se trouve que
certains autochtones ne sont pas de confession catholique. Ainsi, si les Cachoubes sont
catholiques, les Slovinces sont luthériens. La même distinction existe entre Varmiens,
catholiques, et Mazures, luthériens. Le protestantisme de certains des autochtones est ainsi
259
vecteur de distinction et source de méfiance de la part des Polonais allochtones arrivant sur
ces terres. La prise de conscience de différences entre Polonais et autochtones influe sur la
politique menée par les autorités polonaises à l’égard des autochtones.
L’État communiste polonais en formation lance alors une politique d’intégration à leur
égard, qui est décrite comme une « repolonisation ». Ce terme fait partie intégrante du
discours selon lequel les territoires recouvrés sont intégralement polonais, terres auxquelles il
suffirait de rendre leur polonité effacée par l’expansion allemande. Il reconnaît en même
temps les limites à la polonité des autochtones. D’où la mise en place de cours de
repolonisation qui, dans certains cas, sont des cours de polonisation. Ils concernent un nombre
non négligeable de personnes, plusieurs dizaines de milliers en 1946 ; l’étude comparative du
pourcentage d’autochtones adultes assistant à ces cours par rapport à la population totale
d’autochtones selon les voïévodies peut donner une idée du degré d’extranéité selon les
régions.101
Voïévodies Nombre d’autochtones en
novembre 1946
Nombre d’élèves en mai
1946
% par voïévodies
Wrocław 24 326 6 542 26.9
Silésie 691 372 28 927 4.1
Szczecin 25 575 1 200 4.7
Gdańsk 18 841 1 800 9.6
Tableau montrant le pourcentage de personnes assistant à des cours de « repolonisation » en 1946
De ce tableau, nous pouvons déduire que les autochtones les plus germanisés se trouvent dans
les voïévodies de Gdańsk et de Wrocław et, en se fondant sur ce seul critère, en déduire un
plus grand degré d’extranéité des autochtones de ces deux voïévodies.
La repolonisation se fait aussi par le processus de vérification nationale, qui
transforme les autochtones en citoyens polonais. S’il est présenté comme le processus
juridique de réintégration des autochtones au sein de la nation polonaise, il peut aussi être lu
comme l’expression d’une certaine défiance de l’État à l’égard des populations autochtones.
En effet, pour devenir citoyen polonais, l’autochtone doit en faire la demande auprès de la
commission de vérification de son district de résidence. Cette dernière examine alors la
demande, en regardant notamment l’attitude de cet autochtone pendant la guerre, son
appartenance éventuelle aux organisations nazies. Sont examinées aussi le degré de polonité
109 AAN/MZO/1472/p. 68 et AAN/MZO/B-107/p. 28.
260
linguistique du demandeur, et surtout sa volonté d’apprendre ou de perfectionner son
polonais. Une fois la demande validée par la commission, l’autochtone doit encore prêter
serment de fidélité à la nation et à l’État polonais. L’écart entre les discours et la réalité des
traitements provoque alors un désenchantement, voire parfois un rejet de la Pologne chez
certains autochtones, qui se retranchent alors dans une sorte d’extranéité de défense ou
d’opposition.
La repolonisation est dans un premier temps mal vécue. La plupart du temps, elle est
prise pour une assimilation menaçant leur identité locale. L’opposition la plus visible à cette
politique est le refus de certains autochtones à faire la demande de citoyenneté polonaise, à se
soumettre à la procédure de vérification nationale. Nous disposons de statistiques qui
permettent de mesurer l’ampleur diverse prise par le mouvement d’opposition à la vérification
nationale, en novembre 1946, après qu’a expiré le délai pour déposer les demandes de
vérification102.
Voïévodies Vérifiés Non-vérifiés % de non-vérifiés
Silésie 684 872 6 500 0.9
Gdańsk 17 944 897 0.5
Szczecin 19 585 5 990 23.4
Poznań 6 318 5 161 45.0
Wrocław 16 254 8 072 33.2
Olsztyn 69 470 33 869 32.8
Territoires recouvrés 824 443 57 789 7.0
Tableau montrant le pourcentage d’autochtones non-vérifiés par voïévodies en 1946
Les résultats diffèrent de ceux présentés dans le tableau précédent. Selon le critère
linguistique, les autochtones les plus étrangers étaient ceux des voïévodies de Wrocław et de
Gdańsk, alors que selon le critère de prise de position par rapport à une assimilation à la
nation polonaise, les autochtones les plus réticents à la polonisation, donc les plus étrangers,
seraient les habitants de la Voïévodie de Poznań, pourtant très polonisés, ceux des Voïévodies
d’Olsztyn (les Varmiens et les Mazures), de Szczecin. L’extranéité est confirmée pour la seule
Voïévodie de Wrocław.
Le véritable critère d’extranéité n’est donc pas tant la langue, la religion, le patronyme
d’un autochtone, que le degré de conscience nationale, autrement dit la représentation mentale
qu’il se fait de son appartenance à une nation plutôt qu’à une autre. Ce critère est ainsi le
102 AAN/MZO/B-107/p. 28.
261
facteur important, confirmant ou infirmant les critères précédant. C’est le cas par exemple
pour les Mazures, dont la conscience identitaire est ainsi décrite dans un exposé intitulé le
« Problème Mazure » prononcé lors de la 3ème session du Conseil scientifique pour les
problèmes des territoires recouvrés (16-19 juin 1946) : « [une population] qui n’a jamais
appartenue directement auparavant à la Pologne, mais qui a cependant gardé sa langue, avait
une conscience faible, et qui consiste avant tout en un sentiment de distinction mazure au sein
d’un milieu germanique. 103». Ainsi, l’autodéfinition des autochtones est le facteur principal
limitant leur polonité, puisque certains autochtones s’identifient, malgré certains caractères
distinctifs, avec l’Allemagne (Slovinces) quand d’autres ont une identité régionaliste, à mi-
chemin entre les identités allemandes et polonaises (Mazures et Varmiens). Cette extranéité
est renforcée par la marginalisation sociale qui frappe la majeure partie des autochtones.
Pour les Polonais arrivant dans les régions habitées par les autochtones, et encore
marqués par les crimes de guerre allemands, les autochtones, notamment les plus germanisés,
sont d’emblée assimilés aux Allemands. Les populations polonaises allochtones sont
méfiantes, voire hostiles, à l’égard des autochtones, attitudes qui se manifestent par de
nombreux abus. Issus avant tout des classes populaires, puisque majoritairement paysans
voire ouvriers, les autochtones voient leurs conditions de vie se dégrader encore davantage
après-guerre. Les questions foncières sont au cœur des problèmes envenimant les relations
entre les deux communautés, les Polonais s’installant sur les territoires recouvrés justifient
souvent la confiscation d’une ferme à une famille autochtone par le fait que cette dernière,
même si elle a été vérifiée positivement et reconnue comme polonaise, ne le serait en fait pas
vraiment.
Les rapports de l’administration locale font souvent état de ces abus ; les
administrations régionales et nationales tentent d’y remédier en promulguant des décrets de
protection des autochtones, insistant sur leur polonité. Ainsi, dans son Bulletin d’information
interne de 1947, le PZZ se fait l’écho de ces discriminations et de l’étrangéisation des
autochtones, notamment en Varmie-Mazurie : « L’assimilation de cette population,
particulièrement celle de confession évangélique, aux Allemands, est devenu pratiquement un
phénomène chronique ; un fait digne de mépris est que cette atmosphère est avant tout créée
103 AAN/MZO/1695/p. 75. En polonais: « [ludność] która bezpośrednio do Polski nigdy nie zależała, jednak
mowę swą zachowała, uświadomienie posiadała słabe, a polegającego głównie na poczuciu odrębności
mazurskiej wśród otoczenia germańskiego.».
262
par des colons désirant voler les biens de cette population 104». Est ainsi condamnée la
mauvaise foi de certains Polonais exagérant les caractères distinctifs des autochtones. Ce
problème socio-économique est le principal responsable de l’échec relatif de l’intégration des
autochtones à la nation polonaise. Cet échec varie selon les groupes mentionnés, de quasi-
total pour les Slovinces à relativement faible pour les Silésiens. Dès lors, certains autochtones
font des demandes de rapatriement vers l’Allemagne, notamment à partir des années 1947-
1948, puis à partir de 1955-1956. L’extranéité est alors double : c’est non seulement une
partie non négligeable des autochtones qui se perçoit comme étrangère à la Pologne, mais
encore la majorité des Polonais allochtones qui les perçoivent comme tels. Il s’agit alors pour
un certain nombre d’autochtones d’une marginalisation intégrée, voulue et entretenue, dans le
but de pouvoir un jour partir de Pologne et émigrer en Allemagne. Elle frappe en fait toute la
population des territoires recouvrés ce que l’on va voir avec le « syndrome de l’éphémère ».
C. Le syndrome du temporaire
L’une des caractéristiques principales de la marginalisation de l’ensemble de la population
habitant les territoires recouvrés est ce que l’on pourrait appeler le « syndrome du
temporaire ». Il ne s’agit pas d’un concept formellement défini, mais le terme revient souvent
sous la plume des spécialistes de la société polonaise des territoires recouvrés105. La
traduction est imparfaite, car le terme exact correspondant en français n’existe pas : en
polonais, syndrom tymczasowości peut se traduire littéralement par « syndrome de ce qui est
temporaire »106. Il désigne l’état psychologique dans lequel ont vécu une bonne partie des
104 APP/PZZ/962/p. 32. En polonais : « utożsamienie tej ludności, zwłąszcza wyznania ewanglickiego, z
niemcami stało się już prawie nagminnym zjawiskiem, przy czym pożałowania godnym faktem jest, iż atmosfera
ta stworzona jest głównie przez osadników pragnących zagrabienie mienie tej ludności». 105 Entre autres Andrzej Makowski (« Pomorze Zachodnie w polityce gospodarczej Polski w latach 1945-
1960 » (la Poméranie occidentale dans la politique économique de la Pologne entre 1945 et 1960) in
KOŁOWSKI Kazimierz (réd), Pomorze Zachodnie w latach 1945-2005 : wybrane problemy polityczne,
administracyjne, demograficzne i ekonomiczne (la Poméranie Occidentale de 1945 à 2005 : problèmes
politiques, administratifs, démographiques et économiques choisis), Książnica Pomorska (la Librairie
Poméranienne), Sczczecin, 2005), Antoni Czubiński (« Polska i Pomorze Zachodnie w latach 1945-1995 » (la
Pologne et la Poméranie occidentale dans les années 1945-1995 in KOZŁOWSKI Kazimierz (réd.), Pomorze
Zachodnie, 50 lat w granicach Polski, (la Poméranie occidentale, 50 ans à l’intérieur des frontières de la
Pologne), Kuratorium oświaty w Szczecinie/ Polskie Towarystwo historyczne/ Archiwum Państwowe w
Szczecinie (Office de l’éducation de Szczecin/ Association historique polonaise/ Archives d’Etat de Szczecin),
Szczecin, 1996) Kazimierz Kozłowski (KOZŁOWSKI Kazimierz , « Nastroje społeczne na Pomorzu
Zachodnim na tle procesów osiedleńczych (1945-1947) » ( Les réactions sociales en Poméranie occidentale par
rapport aux processus colonisateurs 1945-1947) in Dzieje najnowsze (Histoire contemporaine), 37/4, p. 151-176,
2005. 106 tymczasowy signifie temporaire. Le substantif, s’il existe en anglais, temporariness, n’existe pas en français ;
on utilisera donc l’adjectif « temporaire » sous une forme substantivée.
263
nouveaux habitants des territoires recouvrés, notamment ceux qui ne sont pas nés sur ces
terres. Les définitions sont nombreuses, mais on peut rapporter les paroles d’un philologue
polonais, Stanisław Kolbuszewski, citées dans un chapitre de l’ouvrage de référence
présentant les études sociologiques consacrées aux territoires recouvrés107 :« l’Homme ne
peut vivre durablement au milieu de choses qui lui sont étrangères, il ne peut vivre avec une
conscience éternelle d’un caractère éphémère et sans soutien de la part du passé et de la
tradition ; la vie cependant prend les formes de durabilité seulement quand il possède son
propre toit, quand il se sent chez lui ». Autrement dit, le « syndrome du temporaire » est une
aliénation entraînant un état psychologique d’incertitude. L’extranéité physique et culturelle
du nouveau cadre de vie des populations, l’incertitude géopolitique quant au sort définitif de
ces territoires entraînent chez les populations polonaises peuplant ces régions le sentiment que
leur présence n’est que temporaire, et donc retarde d’autant plus l’appropriation de ces
régions et l’agrégation des groupes humains divers en une seule société.
En effet, le problème du « syndrome du temporaire » pose la question de l’adaptation des
nouvelles populations à leurs nouveaux lieux de vie. Dans la plupart des cas, jusqu’à la fin des
années 1950 au moins, il est difficile de parler d’intégration, notamment dans les générations
plus anciennes, et particulièrement dans les populations des confins orientaux, qui espèrent
retourner sur leurs terres. Dans le chapitre précédemment cité, Władysław Jacher distingue
trois étapes de l’adaptation des populations à leurs nouveaux cadres de vie, parallèlement à la
formation de liens sociaux, indispensables pour pouvoir parler de sociétés régionales et non
plus de communautés vivant simplement côte à côte108. Sur le court terme, les allochtones
s’adaptent aux nouvelles conditions géographiques et aux conditions socio-économiques (en
général une affaire de mois). Sur le moyen terme, on assiste à la création de liens locaux par
le mariage, la fondation de familles, le rapprochement avec les voisins. À l’endogamie intra-
communautaire est peu à peu substituée une exogamie inter-communautaire. Cette deuxième
étape prend plusieurs années ; d’un point de vue sociologique la borne chronologique de fin
d’études prend tout son sens car à la fin des années 50, au début des années 60, cette
deuxième phase est dans l’ensemble terminée. Enfin, sur le long terme, une identité locale se
créé. Il a fallu du temps pour qu’émerge une communauté régionale créant un rapport affectif
107 JACHER Władysław, « le problème de l’adaptation socioculturelle de la population polonaise sur les Terres
occidentales et septentrionales après 1945 » in MICHALAK Andrzej, SAKSON Andrzej et alii, Polskie Ziemie
Zachodnie : studia socjologiczne (les Terres Occidentales Polonaises : études sociologiques), IZ, Poznań, 2011. 108 JACHER Władysław, op. cit., p. 67-78.
entre l’habitant et ce qu’il considère désormais comme sa petite patrie, son « heimat ». Ce
processus de régionalisation, au sens de création d’une communauté socio-culturelle régionale
consciente de ses traits distinctifs par rapport aux autres régions n’a pu, à cause du
« syndrome du temporaire » et des aléas de la géopolitique, commencer réellement qu’à partir
des année 1970, et a pris un tournant décisif dans les années 1990.
Dans les années 1940 et 1950 cependant, une appropriation pleine et entière des territoires
recouvrés n’est pas encore à l’ordre du jour. Beaucoup ressentent ce « syndrome du
temporaire », qui laisse de nombreuses traces dans les enquêtes sociologiques. L’essor de la
sociologie polonaise donne en effet aux chercheurs polonais des outils intéressants pour
pouvoir étudier le degré d’intégration des Polonais allochtones à leur nouvel environnement à
l’Ouest et au Nord de la Pologne109. Ces enquêtes sont réalisées à la suite de l’Octobre
polonais ; elles sont partie intégrante du programme lancé par l’équipe de Gomułka pour
permettre un rattrapage socio-économique des territoires recouvrés. Leurs résultats vont dans
le sens d’une adaptation partielle des populations allochtones à leurs nouveaux lieux de vie.
Quelques enquêtes sociologiques intéressantes nous montrent à la fois la réalité de la vie des
populations, leur degré d’attachement à leurs habitats, la présence ou l’absence de liens entre
les communautés diverses fondant la société des territoires recouvrés. Trois ont retenu notre
attention : une enquête réalisée en 1958 auprès des élèves du lycée pédagogique de Mrągowo,
en Varmie-Mazurie, qui se concentre avant tout sur les relations entre autochtones et
allochtones, une réalisée la même année auprès de diverses personnes, d’horizons socio-
professionnels différents, dans la ville de Gubin, ville-frontière de la voïévodie de Lubusz110.
Cette dernière est la plus complète, à la fois par l’échantillon de personnes interrogées et par
l’ampleur des questions posées. Enfin, la dernière date de 1959, elle a été faite à Kostrzyn sur
l’Oder, là aussi ville-frontière du Nord de la voïévodie de Lubusz ; elle reprend les principes
de la précédente quant à l’échantillon de personnes interrogées, mais est moins complète que
la précédente dans le questionnement, puisqu’il s’agit avant tout de souvenirs d’habitants sans
questions précises. Les grandes idées de la deuxième enquête, la plus complète, seront
restituées.
109 Voici quelques sociologues qui se sont intéressés aux territoires recouvrés pendant la période d’étude :
Rajmund Buławski, Kazimierz Dobrowolski, Paweł Rybicki, Andrzej Kwilecki, Zygmunt Dulczewski. Le
chapitre 4 s’intéressera plus en détails aux spécialistes polonais des territoires recouvrés. 110 Respectivement, des archives de l’Institut occidental de Poznań : AIZ/121-6, AIZ/121-7 et AIZ/121-10.
265
La représentativité de l’enquête pourrait être sujette à caution : Gubin est une ville-frontière
particulière, constituée de la partie orientale de l’ancienne Guben, située au bord de la Neisse
de Lusace. À l’extrémité des territoires recouvrés, marquée par une forte présence militaire,
elle est jusqu’en 1956 une ville fermée. La teneur des réponses peut avoir été influencée par
ce contexte, pouvant amener à des phénomènes exceptionnels qui ne se rencontreraient pas
dans le reste des territoires recouvrés. On ne pense pas qu’il en soit ainsi. En effet, d’une part,
si distorsion il y a, c’est dans les proportions, non dans la nature des phénomènes en eux-
mêmes. La lecture d’autres documents111, plus ponctuels, permet de voir que les phénomènes
sociologiques observés à Gubin semblent être les mêmes que dans le reste des territoires
recouvrés ; peut-être sont-ils tout au plus amplifiés par la présence de la frontière et la nature
militaire de la ville. D’autre part, l’enquête a eu lieu en 1958, près de deux ans après la
suppression du statut militaire de la ville, une normalisation est en cours, présente dans
certains témoignages. Cette enquête se divise en deux grandes parties : elle se compose tout
d’abord des témoignages d’un certain nombre de personnalités de la ville. Nous ignorons si
des questions ont été posées à ces personnes pour influencer leurs récits ; nulle trace n’en a été
trouvée. La seconde partie est composée d’une liasse de questionnaires sociologiques remplis
par des habitants ordinaires de la ville.
Le processus d’adaptation des populations à Gubin, longtemps gelé par le stalinisme,
particulièrement rigoureux dans cette ville, est en cours en 1957-1958, et pour un certain
nombre de personnes il est même terminé. Néanmoins, particulièrement dans les témoignages,
le « syndrome du temporaire » se trouve parfois, même si certaines personnes notent que la
ville est devenue depuis peu plus vivable. Deux témoignages ont particulièrement retenu notre
attention : celui du directeur du lycée technique, et celui d’un ingénieur, récemment arrivé
dans la ville. Les deux font part de ce sentiment de ne pas être chez soi, d’être plongé dans
une incertitude, comme si leur vie sur place ne devait s’écrire qu’en pointillés. Ainsi le
directeur de dire : « Il existe ici un certain caractère éphémère. Tout le monde traite tout de
manière temporaire et ce sentiment s’empare de moi également, je ne sais même pas si je
resterai ici définitivement. »112. L’envie de repartir montre bien à quel point l’adaptation est
111 Notamment TROSIAK Cezary, « O Tożsamości regionalnej na Ziemiach Zachodnich i północnych” (De
l’Identité régionale dans les terres occidentales et septentrionales), in Siedlisko, Volume 5, p. 1-7, IZ, Poznań,
2008. 112 AIZ/ 121-6. En polonais: « Tutaj istnieje jakaś tymczasowość. Wszyscy traktują wszystko za czasowe i mnie
ogarnia to uczucie i ja sam nie wiem czy tutaj zostanę na stałe.».
266
difficile. Pour expliquer ce sentiment, il met en avant le manque total de lien social,
notamment chez les intellectuels, et l’atomisation de la société gubinienne en petits groupes
cloisonnés n’entretenant que très peu de relations entre eux : « Les faibles contacts entre
intellectuels, leur niveau faible et les préjugés envers eux ont pesé sur sa vie. Cela entraîne le
fait que les personnes se replient sur des groupes. »113. L’ingénieur n’est pas en reste, parlant
de sa réaction et celle de sa femme lorsqu’il a appris la nouvelle de sa mutation dans la ville :
« J’ai pris la nouvelle du transfert avec calme, mais ma femme ne voulait pas s’installer sur la
frontière, près de l’Allemagne. »114. La concision de cette phrase est lourde de sous-entendu,
comme si être muté dans les territoires recouvrés, et dans ce recoin particulièrement, était
synonyme d’épreuve. La proximité avec l’Allemagne renvoie à la peur, encore bien présente
malgré les accords de Görlitz de 1950, d’un retour des Allemands sur ces terres, catalysant le
syndrome du temporaire.
À la lecture des questionnaires, le portait est bien plus nuancé, même si certaines idées se
retrouvent. Pour des raisons techniques, on n’a pu prendre connaissance que de 31
questionnaires, mais les réponses qu’ils nous apportent sont assez éclairantes en elles-mêmes.
Il s’agit de pages recto-verso dactylographiées comportant 31 questions, assez précises, et qui
permettent de donner une idée des grands événements de la vie des habitants : lieu et date de
naissance, statut marital, date d’arrivée en Pologne après-guerre et d’arrivée à Gubin,
maintien de contacts avec la famille restée au pays, type de travail et salaire, appartenance à
des organisations politiques et autres associations, identité linguistique, type d’habitat et
grandeur de la famille. Nous avons décidé de traiter ce questionnaire en prenant en compte la
période d’arrivée en Pologne (premier flux des années 1945-1949, second des années 1955-
1959), et l’origine géographique des arrivants (personnes des confins du Sud-Est, c’est-à-dire
de la RSS d’Ukraine, ou des confins du nord-Est, autrement dit les RSS de Biélorussie et de
Lituanie). Cette double distinction au sein des habitants sera croisée avec deux autres
informations, le degré d’intégration culturelle (notamment en comparant les langues parlées
avant et après l’arrivée en Pologne) et le degré d’intégration socio-économique (possession
d’un emploi, et surtout contentement d’être arrivé à Gubin ou non), indicateurs qui nous
113 Idem. « Słaby kontakt między inteligencją, jej niski i poziom i uprzedzenie do inteligencji zaważały na jej
życiu. To doprowadziło do stanu, że ludzie zamykają się w grupy.». 114 Idem. «Ja przeniesienie przyjąłem spokojnie, ale żona nie chciała przeprowadzać się nad granicę, blisko
Niemiec.».
267
permettront d’avoir une idée sur le degré d’adaptation des populations données et donc leur
degré de perméabilité à ce syndrome du temporaire.
Population de
Gubin
Polonité
exclusive115
Polonité non
exclusive
Polonisation/
repolonisation en
cours
Absence de
polonisation
Arrivée en période
1 (1945-1949)
7 (47 %) 4 (27 %) 4 (27 %) 0
Arrivée en période
2 (1955-1959)
4 (25 %) 1 (6 %) 7 (44 %) 4 (25 %)
Tableau montrant le degré d’intégration culturelle de la population de Gubin selon la période
d’arrivée
Population de
Gubin
Polonité exclusive Polonité non
exclusive
Polonisation/
repolonisation en
cours
Absence de
polonisation
Originaires des
confins du Sud-Est
5 (63 %) 2 (25 %) 1 (12 %) 0
Originaires des
confins du nord-Est
6 (27 %) 3 (14 %) 9 (41 %) 4 (18 %)
Tableau montrant le degré d’intégration culturelle de la population de Gubin selon la région
d’origine
115 On précise la signification des degrés d’intégration culturelle : des plus intégrés (Polonité exclusive, le
polonais étant la langue parlée avant et après l’arrivée en Pologne) aux moins intégrés (absence de polonisation,
la langue parlée avant et après l’arrivée n’étant pas le polonais), en passant par la polonité non exclusive
(polonais + une autre langue parlés avant l’arrivée en Pologne) et la polonisation/repolonisation en cours
(polonais non parlé avant l’arrivée, mais parlé depuis l’arrivée).
268
Population de Gubin Adaptation totale116 Adaptation partielle Absence d’adaptation
Arrivée en période 1 9 (60 %) 3 (20 %) 3 (20 %)
Arrivée en période 2 5 (33 %) 6 (40 %) 4 (27 %)
Tableau montrant le degré d’intégration socio-économique de la population de Gubin selon la
période d’arrivée
Population de Gubin Adaptation totale Adaptation partielle Absence d’adaptation
Originaires des confins
du Sud-Est
4 (50 %) 2 (25 %) 2 (25 %)
Originaires des confins
du nord-Est
10 (45 %) 7 (32 %) 5 (23 %)
Tableau montrant le degré d’intégration socio-économique de la population de Gubin selon la
région d’origine
D’après ces statistiques, l’adaptation des populations aux territoires recouvrés, et
particulièrement à la ville de Gubin, est en cours en 1958. Elle est cependant loin d’être
achevée. Il apparaît, sans surprise, que le facteur majeur jouant en faveur de l’adaptation, et
donc de la disparition du « syndrome de l’éphémère », est la date d’arrivée dans la région.
Que cela soit d’un point de vue culturel (74 %), ou d’un point de vue socio-économique
(80 %), les personnes arrivées juste après la Seconde Guerre mondiale sont intégrée ou en
cours d’intégration, alors que chez les personnes arrivées à la faveur de la déstalinisation, ces
proportions ne sont respectivement que de 31 et 73 %. Ces dernières données peuvent être
majorées : l’acclimatation rapide à la ville peut résulter pour ceux arrivés en 1955-1958
davantage d’un effet de soulagement d’être partis d’URSS que d’un réel enthousiasme à l’idée
de commencer une vie nouvelle à Gubin. De nombreuses réactions vont dans ce sens : « Ici
c’est mieux, moi seule je peux gagner pour nourrir mes vieux parents et là-bas je n’y arrivais
116 Les deux tableaux suivants montrent ce que l’on a appelé une intégration socio-économique (contentement
d’habiter à Gubin ou désir d’en partir, possession d’un travail sur place, sensation globale). Par adaptation totale,
on entendra une personne contente d’être arrivée sur place et d’y habiter. L’adaptation partielle se caractérise par
un contentement global, mais par la mise en avant d’un ou plusieurs bémols. L’absence d’adaptation se définit
par un mécontentement clairement exprimé et/ou un désir de partir de Gubin. Dans certains cas, notamment pour
ce qui est de l’intégration, on a quelques doutes sur la réalité de cette intégration totale, car pour certains le
contentement de vivre à Gubin semble être relatif, et provenir davantage d’un soulagement d’être parti des
confins que d’une joie réelle d’habiter à Gubin. Néanmoins, les réponses étant souvent courtes, et n’exprimant
pas de griefs à l’égard du nouveau lieu de vie, il est difficile d’avoir une idée plus précise de la pensée réelle de
ces personnes, ce qui explique le choix de les mettre dans la case intégration malgré tout.
269
pas. » ou encore : « Je me plais bien ici, qu’il donne seulement un appartement je ne veux rien
de plus, je me suis tirée de l’enfer. C’est dur sans appartement. »117. L’adaptation est fonction
de la période d’arrivée, elle est bien plus poussée pour les primo arrivants que pour les
personnes d’installation récente. L’origine géographique joue aussi un rôle, mais de moindre
importance : on constate une bien meilleure intégration culturelle des habitants originaires des
confins du Sud-Est (88 %) que de ceux du Nord-Est (41 %). Cet écart peut s’expliquer à la
fois par la composition des flux migratoires : en 1945-1949, ce sont avant tout les Polonais les
plus conscients nationalement qui partent de ces régions. Si la grande majorité des réserves
migratoires sont taries après cette date dans le Sud-Est, il n’en va pas de même dans le Nord-
Est où subsiste encore une population polonaise de plusieurs centaines de milliers de
personnes, mais à la conscience nationale plus malléable, ce qui se voit notamment par une
utilisation accrue de langues autres que le polonais. C’est elle qui fournit l’essentiel des
contingents des personnes arrivant à partir de 1955, et qui creuse la différence entre les deux
communautés. Il y a aussi une explication plus historique : l’antagonisme polono-ukrainien
dans le Sud-Est, qui a cristallisé de manière plus précoce et plus forte les identités nationales,
alors que dans le Nord-Est, l’absence d’antagonisme équivalent explique que l’on peut très
bien parler biélorusse chez soi en ayant seulement des rudiments de polonais, tout en se
considérant polonais. Quoiqu’il en soit, la différence d’intégration entre les deux origines
géographiques ne se retrouve qu’au niveau culturel, car au niveau socio-économique les taux
sont équivalents (75 et 77 %). Pour conclure, ce sont avant tous les critères culturels qui
décident du degré d’adaptation et qui ralentissent, avec le contexte géopolitique, la disparition
du « syndrome du temporaire ». Après 1956, le critère socio-économique a tendance à
favoriser l’intégration, contrairement à ce qui s’est passé pendant le stalinisme, période de
marginalisation des territoires recouvrés.
IV Des territoires délaissés
La marginalisation des territoires recouvrés se voit à travers l’amnésie mémorielle voulue
par l’État pour faire disparaître de ces terres tous leurs liens avec l’histoire allemande, ce qui
revient dans certains cas à effacer quelques siècles d’histoire, et la marginalisation
économique qui découle du relatif abandon de ces régions par le plan sexennal.
117 Comme les statistiques des tableaux précédents, tout cela provient du dossier consulté à l’Institut occidental
de Poznań AIZ/ 121-7.
270
A. Tabula rasa : la chasse aux vestiges allemands
La marginalisation des territoires recouvrés se remarque tout d’abord dans l’élimination
systématique de tous les hauts lieux de la mémoire allemande. Dans le cadre de la
polonisation des territoires, l’administration locale, suivant parfois les directives du
gouvernement central, réalise une destruction assez systématique de tous les lieux symboles
de la germanité de cette terre. Ces actions précèdent souvent le sacage par certains civils
polonais d’un patrimoine considéré comme ennemi. Les exemples étant nombreux, trois cas
de figures seront abordés : le patrimoine matériel détruit/ non-reconstruit, le patrimoine
matériel polonisé, enfin, plus spécifiquement, l’effacement de la germanité de ces régions par
les changements toponymiques des noms de lieux et de rues.
Pour ce qui est du patrimoine détruit ou non-reconstruit, les exemples sont abondants. Un type
d’édifice a particulièrement été pris pour cible : les palais élevés à l’époque moderne et
contemporaine par les grandes familles aristocratiques prussiennes. Ce patrimoine avait le
désavantage de représenter à la fois l’Allemagne honnie, et la domination des grands
propriétaires terriens sur la classe paysanne. Ainsi, avec cette grille de lecture en tête, de
nombreux palais ont soit été détruits, soit non-reconstruits après-guerre, pour leur charge
symbolique. Dans la première catégorie, on trouve notamment le Palais de Szczodre (en
allemand Schloss Sibyllenort), situé dans les environs de Wrocław, et qui a appartenu à
plusieurs grandes familles allemandes (entre autres les Wettin)118. Brûlé en 1945, il a, au lieu
d’être au moins conservé, été presque entièrement démantelé. Dans la seconde catégorie, on
trouve le palais des Promnitzow à Żary, changé par la suite en prison prussienne, et qui lui
aussi brûlé en 1945, a été conservé à l’état de ruine. Ces destructions ne concernent pas
seulement des bâtiments isolés, mais se retrouvent également à l’échelle des villes. Si les
villes des territoires recouvrés ont eu beaucoup à souffrir de la guerre, un certain nombre de
leurs quartiers n’avaient subi en 1945 que de dommages superficiels. Là encore, les autorités
locales ont décidé de démanteler des rues ou des quartiers entiers, en se fondant sur le seul
critère de l’origine nationale de leurs bâtisseurs. Pour justifier le procédé, on mettait en avant
que les briques récupérées sur les demeures détruites devaient servir à la reconstruction de la
vieille ville de Varsovie, vengeance a posteriori pour la destruction de la capitale polonaise.
Elles ont participé à cette reconstruction dans la mesure où elles étaient réutilisables, ce qui
s’est avéré ne pas toujours être le cas. De nombreuses villes des territoires recouvrés ont été
concernés par ces démolitions volontaires : l’un des cas les plus emblématiques est la ville de
Nysa (Neisse) en Silésie d’Opole, certes assez touchée par la guerre, mais dont la
reconstruction semblait possible119. Pour des motifs idéologiques, celle que l’on appelait
parfois la « Rome silésienne » pour son architecture Renaissance a été en grande partie
déconstruite après-guerre. Enfin, dernière catégorie de patrimoine concernée par ces
destructions préméditées, les nombreux monuments allemands. Ce sont ceux qui ont été les
premiers touchés, leur élimination étant la plus simple. Particulièrement symboliques, ils
représentaient comme nuls autres la présence allemande multiséculaire sur ces territoires.
Ainsi, la statuaire et les monuments aux morts allemands, de même que les cimetières, ont eu
particulièrement à souffrir. On pourrait multiplier les exemples un seul cas sera évoqué : celui
du monument équestre élevé à Wrocław en 1896 en l’honneur de Guillaume Ier120. Sa
destruction a été réalisée en grande pompe lors d’une cérémonie officielle le 21 octobre 1945.
La place est restée longtemps vide à son emplacement, et ce n’est que le 15 septembre 2007
qu’une polonisation symbolique de cet ancien lieu de mémoire allemand a eu lieu avec
l’érection d’une statue équestre de Boleslas Ier le Vaillant, symbole polonais antithétique à ce
que représente Guillaume Ier dans un certain roman national allemand (expansionnisme
polonais vers l’ouest contre expansionnisme allemand vers l'est).
Dans un certain nombre de cas, le patrimoine n’a pas été détruit, mais il a été polonisé, pour
en faire le témoin de la polonité originelle de ces terres. Cette politique historique concerne
surtout les édifices de la période polonaise ou immédiatement postérieure. Un exemple d’une
semblable politique concerne le réseau de châteaux médiévaux des territoires recouvrés et qui,
par le simple fait qu’ils aient été construits à l’époque polonaise ou à l’époque où les Slaves
occidentaux dominaient la région, ont été élevés au rang de témoins de polonité, même si dans
bien des cas ils ne gardent pas grand-chose de leur période polonaise. Il en va ainsi de nombre
de châteaux silésiens, auxquels on a accolé l’épithète de « piastiens », pour rappeler qu’ils ont
été élevés par les ducs et comtes de la dynastie des Piast qui a longtemps régné sur les petites
principautés silésiennes, pour certains jusqu’au XVIe siècle. L’Association polonaise de
tourisme (PTTK) a même établi un chemin de randonnées des « châteaux piastiens »
119 FOLTYN T., « Zniszczenia zabytkowego śródmieścia Nysy », (les Destructions de la vieille ville de Nysa) in
Śląsk Opolski (la Silésie d’Opole), n° 2, Opole 2000, p. 13-18. 120 THUM Gregor, Obce miasto Wrocław. 1945 i potem (Wrocław, ville étrangère. 1945 et après), Via Nova,
Wrocław, 2004, p. 343.
272
traversant la Basse-Silésie. De même, à Szczecin, le château des Griffons, la dynastie
d’origine slave qui a régné sur la région jusqu’en 1648, a été reconstruit avec piété après-
guerre dans le style renaissance, époque où la principauté était encore indépendante du
Brandebourg, pour montrer la permanence de l’influence slave (assimilée à l’influence
polonaise) et mettre en avant le caractère supposé relativement bref de la présence allemande,
alors même qu’au XVIe siècle, la Poméranie centrale autour de Szczecin est déjà entièrement
germanisée.
Dernier exemple de la destruction de la mémoire allemande sur ces terres et de leur
polonisation, les changements dans les noms des rues des villes de la région, qui montrent une
guerre des mémoires. Wrocław a fait l’objet d’un certain nombre d’études sur ces processus
d’appropriation de la ville par des mémoires concurrentes121. Les choix des nouveaux noms
polonais des rues n’ont bien entendu pas fait au hasard, mais selon une logique nationaliste
antiallemande conduisant à effacer le moindre nom à consonnance germanique122. Une
typologie des changements peut être faite selon le type de noms, montrant l’ampleur de l’anti
germanisme des nouveaux édiles de la cité. Tout d’abord, certains changements apparaissent
comme assez évidents : ceux portant sur des rues portant les noms de symbole du
nationalisme allemand. Elles ont souvent été rebaptisées d’après l’équivalent symbolique dans
le panthéon national polonais. Ainsi, la rue Bismarck a été rebaptisée en rue Boleslas le
Vaillant. À travers les toponymes viaires, une lutte symbolique et à l’œuvre : la rue Gerhart
Hauptmann, écrivain allemand rallié au nazisme devient la rue Maria Konopnicka, poétesse
polonaise combattant pour l’indépendance de la Pologne. La place Hindenburg devient de
même la place des insurgés de Silésie, et celle des Hohenzollern celle de Jakub Szela, du nom
de la figure principale de la jacquerie paysanne que sont les massacres de Galicie (1846). Les
pouvoirs politiques de l’époque désirent trouver des figures contredisant les figures
allemandes non seulement du point de vue national, mais aussi idéologique et social.
L’opposition n’est pas systématique, la rue recevant parfois un nom neutre. La rue Frédéric-
Guillaume III reçoit un toponyme purement géographique, devenant rue de Legnica, la rue du
Kronprinz est transformée en rue « étoilée ». Il est cependant saisissant que ce processus
121 On pense notamment à : THUM Gregor, Obce miasto Wrocław. 1945 i potem (Wrocław, ville étrangère.
1945 et après), Via Nova, Wrocław, 2004 et MOORHOUSE Roger, DAVIES Roman, Microcosm : portrait of a
Central European City, Jonathan Cape, Londres, 2002. 122 Pour réaliser cette étude, on s’est appuyé sur ce site : http://www.wratislavia.net/breslau_names.pdf donnant
les correspondances entre anciens et nouveaux noms de rues de la ville de Wrocław. (consulté le 25/04/2018).
s’étende à des noms qui a priori n’ont pas de connotation nationaliste allemande. En fait, ce
sont tous les noms allemands qui sont visés : aucune exception ne semble tolérée, même les
personnes allemandes appartenant au patrimoine universel. Ainsi, la rue Beethoven n’échappe
pas à la polonisation, étant renommée du nom d’un compositeur polonais de la fin du
XIXe siècle, Mieczysław Karłowicz ; de même la rue Schubert, que l’on pourrait penser
pouvoir être épargnée, son patron étant autrichien, est renommée en rue Józef Elsner,
compositeur ayant appris la musique à Chopin. La germanité est ici assimilée à la nationalité
allemande : tout ce qui est allemand culturellement est frappé d’opprobre dans les années
suivant la fin de la guerre. Ce processus trouve son paroxysme dans le changement du nom
des rues des hommes politiques de gauche ou d’extrême-gauche, alors que le critère politique
aurait pu l’emporter ici sur celui de la nationalité. Non seulement la Place Lassalle, pourtant
père de la social-démocratie allemande, est transformée en Place des héros du ghetto, mais la
rue Karl Marx, pourtant mis à l’honneur dans un pays devenu après 1945 communiste, est
appelée rue d’Opole. Cette transformation est d’autant plus significative que le nouveau nom
reprend ici le nom donné à la rue par les nazis en 1933. On peut toutefois se demander dans ce
cas si c’est l’origine allemande qui est le vrai problème, ou la faible adhésion des Polonais au
marxisme, ou encore la neutralité du nouveau nom de 1933, repris en 1945 car pouvant
convenir à tout le monde. Ces changements ne concernent que les noms de rue de personne.
Dans les autres cas, les Polonais se contentent souvent de traduire les noms en polonais ; de
même que pour les noms de rue renvoyant à des villes, les toponymes germaniques sont
polonisés. Quelques exceptions sont toutefois à noter, qui montrent encore une fois le
tropisme antiallemand des nouvelles autorités municipales. Dans les cas où les villes en
question ne sont pas devenues polonaises en 1945, le nom est changé, même si ces villes ne
font plus partie de l’Allemagne. Ainsi, la rue de Königsberg ne devient pas rue de
Kaliningrad, mais rue de Kwidzyń, ville anciennement allemande mais devenue polonaise se
situant dans la même direction que Kaliningrad, alors que la rue Königshütte devient bien la
rue de Chorzów, la ville étant en Pologne. De même pour la Rue de Memel ; elle ne devient
pas rue de Klaïpeda, ville nouvellement soviéto-lituanienne, mais rue de Giżycko. Ce
principe est étendu aux régions : la rue du Brandebourg, région encore allemande après 1945
devient la rue de Lubusz, région correspondant à l’ancien Brandebourg oriental mais qui est
située en Pologne. L’effacement de la mémoire allemande prend donc des proportions
gigantesques, de sorte que les territoires recouvrés, mutilés historiquement, se retrouvent dans
une certaine marge. Cette dernière se remarque aussi d’un point de vue économique, puisque
274
la politique économique de la Pologne communiste délaisse assez longtemps les territoires
recouvrés.
B. Une planification aggravant la désorganisation économique
La politique économique de la Pologne d’après 1945 part du présupposé suivant : les
territoires recouvrés étant anciennement allemands, ils possèdent un plus haut niveau de
développement économique que les territoires centraux polonais avant 1945. Ce constat exige,
selon les autorités, un rattrapage économique des « terres anciennes » par rapport aux
territoires recouvrés, et donc induit plus ou moins explicitement une marginalisation
économique, du moins temporaire, des territoires recouvrés par rapport au reste de la Pologne.
Ce constat et cette politique néglige un fait : l’état désastreux dans lequel se trouvent les
territoires recouvrés après 1945, victimes de grandes destructions liées aux combats intenses
de 1944-1945, qui en font les régions allemandes les plus sinistrées de la guerre, même si
elles ont été longtemps épargnées par la guerre, notamment des bombardements intenses
qu’ont subi les villes d’Allemagne occidentale. 73 % du potentiel industriel des territoires
recouvrés est détruit en 1945, soit plus que celui de la Pologne centrale, détruit à 65 %123.
Après 1945, les territoires recouvrés subissent des vagues successives de destruction et de
dévastation : les incendies de ville des troupes soviétiques, leur démantèlement de matériel
industriel et son envoi en URSS, les pillages des maraudeurs polonais et les démantèlements
de matériel industriel à destination de la Pologne centrale. Si le plan triennal (1947-1949)
entame la reconstruction des territoires recouvrés sans faire de différenciation avec les autres
régions polonaises, il n’en va pas de même à l’époque stalinienne.
Avec le Plan sexennal (1950-1955), toute spécificité régionale est niée, la planification
soviétique se caractérisant par une centralisation extrême. Ce plan est caractérisé par un sous-
investissement à destination des territoires recouvrés : si 34 % des investissements étaient
dirigés vers ces régions lors du plan triennal, ce qui correspondait grosso modo à la proportion
du territoire qu’elles représentent, ce pourcentage tombe à 18 % seulement pendant le plan
sexennal. La reconstruction, considérée comme terminée pour ces territoires en 1949 ne l’est
123 Pour les statistiques et les thèses principales de cette sous-partie, on s’inspire des travaux de Robert
Skobelski, spécialiste de la politique économique stalinienne sur les territoires recouvrés, notamment à travers
cet ouvrage : SKOBELSKI Robert, Ziemie zachodnie i północne Polski w okresie realizacji planu
sześcioletniego : 1950-1955 (les Terres occidentales et septentrionales de la Pologne pendant la période de la
réalisation du plan sexennal: 1950-1955), Redakcja Wydawnictw Humanistyczno-Społecznych UZ (la
Rédaction des Éditions des Sciences Humaines et Sociales de l’Université de Zielona Góra), Zielona Góra, 2002.
275
en fait pas, et est arrêtée pendant toute l’étendue du plan sexennal. Celui-ci se manifeste par
un très grand déséquilibre des investissements étatiques, 60 % de ces derniers allant à
seulement trois voïévodies, toutes situées dans les territoires anciens (Varsovie, Cracovie,
Katowice), alors que deux des voïévodies des territoires recouvrés, Koszalin et Olsztyn, ne
recueillent à elles deux qu’à peine 1 % du total. À l’intérieur même des territoires recouvrés,
un net déséquilibre des investissements industriels est perceptible en faveur de la Basse-
Silésie, principale région industrielle de l’ensemble. La plupart des régions des territoires
recouvrés sont marginalisées. Les voïévodies de Zielona Góra, Szczecin, Koszalin, Olsztyn,
régressent d’un point de vue de l’industrialisation, le plan entérinant la disparition de la
majeure partie du tissu industriel de ces régions, mis à part le pôle industriel de Szczecin qui
est reconstruit et même développé. Un exemple de l’absurdité d’une centralisation industrielle
poussée à l’extrême et le démantèlement des conserveries de poisson se trouvant dans les
petites villes du littoral de la Baltique, qui sont transférées et regroupées à Katowice, à des
centaines de kilomètres à l’intérieur des terres. Parallèlement, le plan sexennal encourage la
transformation de la plupart de ces voïévodies en grenier à blé de la Pologne, en y effectuant
des investissements agricoles supérieurs à la moyenne nationale. Ces investissements sont
réalisés dans le cadre de la tentative de collectivisation, qui on l’a vu touche particulièrement
ces territoires124, mais là encore en ne prenant pas assez en compte les réalités locales. La
faible qualité des terres arables poméraniennes rend la tâche ardue, et l’impopularité de la
collectivisation remet en question les quelques progrès réalisés.
La situation est donc critique dans bon nombre de campagnes des territoires recouvrés à la fin
du stalinisme polonais : atonie économique généralisée, surreprésentation d’emplois ruraux
peu dynamiques du fait des problèmes d’efficacité des collectivités de production agricoles.
En 1956-1957, dans le contexte général de mise en cause du stalinisme, notamment pour ses
échecs économiques, la situation des territoires recouvrés est au cœur des projets de réformes.
Le Bulletin de l’Agence de presse occidentale n° 1125 de 1957 met bien en avant les
négligences économiques de la période stalinienne, tout considérant que la politique
économique de la Pologne sur la période 1945-1956 reste globalement un succès. Ce constat
nuancé et en partie contradictoire porte d’ailleurs avant tout sur l’agriculture : « On obligeait
les paysans venus des régions surpeuplées avec l’espoir de diriger leur propre ferme sur les
124 Cf. le présent chapitre, IIB. 125 Cette agence fait paraître des articles relayant le point de vue gouvernemental, à destination des élites
occidentales.
276
Territoires occidentaux à adhérer aux coopératives de production. »126 ; ce sont plus les
conséquences négatives de la collectivisation, donc de la mise en valeur agricole des terres,
qui sont évoqués, que les erreurs industrielles, mentionnées de manière vague et générale. Le
plan quinquennal (1957-1961) cherche à corriger les errements de la période stalinienne, en
investissant davantage, notamment d’un point de vue industriel, dans les territoires recouvrés.
Les investissements passent de 18 à 24 % entre 1955 et 1960, de nouvelles branches de
l’industrie sont développées, notamment en Silésie, mais les déséquilibres perdurent127.
Surtout, la volonté politique, dans le cadre de la normalisation de Gomułka, fait vite défaut. À
l’occasion de quinzième anniversaire de la Pologne populaire (1959) puis du rattachement des
territoires recouvrés à la Pologne (1960), la légère autocritique de l’Octobre polonais cède de
nouveau la place à une auto-glorification des réalisations du peuple polonais et de l’État
communiste, menant à considérer que la reconstruction de ces territoires est finie. À grand
renfort de statistiques, le Bulletin de l’Agence de presse occidentale no 7 de 1960128 tend à
prouver que depuis que les Polonais ont repris les territoires recouvrés, un grand
développement économique a eu lieu dans ces régions, ce qui est vrai. Là où un écart se
creuse avec la réalité, c’est dans la réalité du rattrapage économique : en 1960, tous les
niveaux de production d’avant-guerre auraient été dépassés, signant par là-même la fin de la
reconstruction et la fin de la nécessité d’une politique économique spécifique pour les
territoires recouvrés. Or quand on regarde de plus près les chiffres fournis, ils ne reflètent pas
la réalité. On fait ainsi état d’une production électrique multipliée par 2,5 entre la période
allemande et la situation de 1960, mais en se référant aux nombres de 1936, soit avant le plan
de 4 ans qui a amené une croissance industrielle nette. Une comparaison honnête aurait été de
prendre les nombres de 1944, alors même que la croissance économique de ces territoires,
hors de portée des raids alliés, a été encore plus soutenue pendant la guerre. Les résultats
économiques de la Pologne populaire auraient été moins flatteurs. Néanmoins, ces statistiques
faussées et des développements économiques impressionnants, mais ponctuels, permettent de
formuler la thèse selon laquelle ces régions, marginalisées économiquement au sein de
l’Allemagne, sont devenues motrices au sein de la Pologne :
L’industrie des voïévodies de l’Ouest et du Nord n’a pas seulement été reconstruite et développée. Elle
a subi, au cours de quinze dernières années, des transformations structurelles qu’on pourrait définir
126 Bulletin de la ZAP (Zachodnia Agencja Prasowa) n° 1, 1957, p. 20, Bibliothèque des Slaves, Paris 1. 127 Cf. chapitre 2, IIIC, 1. 128 Bulletin du ZAP n° 7, 1960, p. 12-19, Bibliothèque des Slaves de Paris 1.
277
comme le passage du stade de réserve insignifiante de matières premières pour le potentiel industriel
de l’Allemagne- à celui d’industrie hautement développée qui constitue un élément important de
l’économique polonaise.129
Ces affirmations seront de nouveau examinées lors de l’étude de l’argument économique130.
La planification économique a donc été synonyme de reconstruction partielle de ces régions,
d’accroissement des écarts entre les différentes parties des territoires recouvrés, de raréfaction
du tissu industriel que ne peut masquer le développement intensif de quelques pôles
industriels. À l’orée des années 1960, la marginalisation relative de ces régions tend donc à
devenir structurelle, avec des nuances selon les voïévodies, celles de Silésie étant bien plus
développées que les autres, plus agricoles. Cette marginalisation tranche avec l’intérêt de
nombreux chercheurs polonais pour les territoires recouvrés, ces derniers étant au cœur des
préoccupations du vaste mouvement intellectuel qu’est la Pensée occidentale polonaise.
La place des territoires recouvrés au sein de la nouvelle Pologne en construction est donc
difficile à évaluer. S’ils semblent avoir été au centre des attentions du gouvernement
provisoire polonais, lors de la course contre la montre des années 1944-1948 puisqu’il fallait
poloniser le plus rapidement possible ces régions afin de ne pas donner d’arguments
supplémentaires aux Allemands pour revendiquer ces terres, la stalinisation pénalise
fortement ces terres. Alors que l’intensité des flux de population qui s’y installent et la portée
symbolique des enjeux agraires qu’elles représentent en avaient fait des pièces maîtresses de
la construction d’un capital de légitimité par les communistes, la suppression du ministère des
Territoires recouvrés en 1949 et le stalinisme polonais les ignorent largement. Les processus
d’intégration au reste de la nation polonaise stagnent, voire refluent dans certains domaines.
L’assimilation des autochtones marque vite le pas, le passé allemand de ces régions et leur
identification au nationalisme polonais en font des mal-aimées du pouvoir stalinien. L’échec
du Plan sexennal, encore plus grand ici que dans les terres anciennes, va faire le reste : alors
que les territoires recouvrés sont centraux en 1945, elles sont marginalisées entre 1950 et
1955. Les commémorations du 10ème anniversaire de la victoire sur l’Allemagne vont les tirer
quelques peu de l’oubli relatif131, tandis que le dégel de Gomułka leur redonne une place
129 Bulletin du ZAP n° 5, 1961, p. 27, Bibliothèque des Slaves de Paris 1. 130 Cf. chapitre 6, III. 131 Cf. chapitre 8, IB.
278
privilégiée dans les politiques du pouvoir communiste. Pourtant, elles ont été un objet d’étude
récurrent pour les différents foyers de la pensée occidentale polonaise
279
Chapitre 4 : les foyers de la pensée occidentale polonaise
Après avoir rappelé le contexte international, national et régional de la question des
territoires recouvrés, le présent chapitre a pour but de présenter les hommes, les institutions,
les associations chargés de forger, exposer, transmettre cette pensée. Trois générations de
spécialistes des territoires recouvrés seront d’abord étudiées d’un point de vue scientifique et
politique, ce qui nous permettra de dresser une géographie polonaise des recherches
universitaires sur ces régions. Dans un deuxième temps nous recenserons les instituts de
recherches fondés plus spécifiquement pour mener des travaux sur ces terres, avant de voir
dans un dernier temps les associations socio-politiques, à la confluence entre le politique et le
scientifique, chargées de diffuser dans la société polonaise les thèses de la pensée occidentale
polonaise.
I Les spécialistes en sciences humaines et sociales
De quel milieu venaient les spécialistes qui travaillaient sur la question des territoires
recouvrés dans la Pologne du XXe siècle, leur particularité éventuelle, leur importance et leur
diversité. Le terme de « spécialiste polonais » correspond à un groupe de personnes qui ont
réalisé des études universitaires et dont les territoires recouvrés ont constitué le thème de
travail exclusif, majoritaire ou suffisamment important pour constituer une période bien
distincte dans leur carrière professionnelle. Leurs travaux sont utilisés ou mentionnés dans la
présente thèse. S’ils ont en commun le fait d’être tous diplômés de l’enseignement supérieur,
il ne s’agit pas tous d’universitaires, que nous définirons ici comme des personnes qui ont
connu une véritable carrière à l’université, ou dans toute autre institution d’enseignement
supérieur. Les chercheurs universitaires constituent toutefois la très grande majorité de
l’échantillon proposé à l’étude (95 % pour la première génération, 83 % pour la deuxième,
85 % pour la troisième). Pour les présenter, le critère chronologique a été retenu, de sorte que
ces spécialistes seront distingués selon leur moment de formation universitaire, sachant
l’importance que la période des études peut avoir sur les méthodes, les présupposés
idéologiques, les cadres institutionnels des travaux. Ainsi, trois générations seront
280
successivement examinées, en essayant de montrer à la fois leurs spécificités, ce qu’elles
peuvent avoir de commun entre elles, et les évolutions sur le long terme1 : une première
génération (20 personnes), formée au temps des partages de la Pologne, une deuxième, la plus
nombreuse (35 personnes), qui a étudié dans l’entre-deux-guerres, la troisième, la moins
nombreuse car tronquée2 (13 personnes), qui est passée par l’université après la Seconde
Guerre mondiale. Les tableaux suivants indiquent les noms des spécialistes étudiés et les
sources ayant permis de reconstituer les éléments essentiels de leurs trajectoires personnelles.
1ère génération (née entre 1871 et 1893)3
Franciszek Bujak, Jan Stanisław Bystroń, Jan Czekanowski, Kazimierz Kaczmarczyk, Józef
Kostrzewski, Władysław Kowalenko, Stanisław Kozierowski, Eugeniusz Kwiatkowski, Tadeusz
Lehr-Spławiński, Stanisław Pawłowski, Eugeniusz Romer, Mikołaj Rudnicki, Jan Rutkowski, Bożena
Stelmachowska, Emilia Sukertowa-Biedrawina, Kazimierz Tymieniecki, Józef Widajewicz, Andrzej
Wojtkowski, August Zierhoffer, Florian Znaniecki
1 L’échantillon étant par nature incomplet et non exhaustif, les tendances nous semblent plus significatives que
les nombres absolus. Les pourcentages seront à relativiser là où les informations manquent. N’ont été
mentionnées que les personnes dont les travaux ont été intégrés dans le corpus et sur lesquelles des informations
fiables ont pu être collectées. 2 Ne sont ici considérées que les personnes actives entre 1945 et 1961 (à l’exclusion des spécialistes de la
question qui commencent leurs recherches ou leurs actions en lien avec les territoires recouvrés après 1961).
Stanisław Pawłowski est le seul qui déroge à la règle, puisqu’il a été tué par les Allemands en 1940. Il a été
rajouté pour son important apport à la pensée occidentale polonaise. 3 Les informations concernant ces spécialistes sont tirées de (dans l’ordre alphabétique pour chaque historien) :
Biogramy Uczonych polskich (Vies des savants polonais, par la suite BUP,) Volume 1, Tome 1, Ossolineum,
Wrocław, 1983, p. 166-171, BUP V1/T1, p. 176-179, Ksiega jubileuszowa 50-lecia Katolickiego Uniwersytetu
Lubelskiego (Livre du cinquantième anniversaire de l’Université catholique de Lublin), Lublin, 1969, p. 228,
BUP V1/T2, p. 14-17, BUP V1/T2, p. 138-143, KOWALENKO Władysław in KORCZ Władysław, Ziemie
Zachodnie w badaniach historyków polskich (les Territoires Occidentaux dans les recherches des historiens
polonais), Wyższa Szkoła Pedagogiczna (École Supérieure de Pédagogie), Zielona Góra, 1989, BUP V1/T2,
p. 168-170, BUP V1/T2, p. 286-289, BUP V1/T2, p. 303-308, Pawłowski Stanisław in Polski słownik
biograficzny (Dictionnaire biographique polonais, PAN, T 25/ V106, Varsovie, 1980, p. 513-516,
KOSSOWSKA-CEZAK Urszula, Eugeniusz Romer – w 140. rocznicę urodzin (Eugeniusz Romer, pour le 140ème
anniversaire de sa naissance) in Przegląd Geofizyczny (Revue de géophysique), 2011, p. 111-121, BUP V1/T3,
p. 188-192, BUP V1/T3, p. 200-205, Bibliothèque de voïévodie d’Olsztyn,
http://www.wbp.olsztyn.pl/onas/patron.htm, TYMIENIECKI Kazimierz in KORCZ Władysław, op. cit., BUP
V1/T3, p. 493-495, STRZELCZYK Jerzy (réd.), Wybitni Historycy Wielkopolscy (les grands Historiens de
Grande-Pologne, par la suite WHW), WP, Poznań, 2010, p. 374-389, ZIERHOFFER August in Wielkopolski
Słownik Biograficzny (Dictionnaire biographique de Grande-Pologne), Varsovie/Poznań, PWN, 1981, BUP
Tableau représentant les générations de spécialistes en fonction de leur lieu de naissance9 (tableau
1/T1)
Origines sociales 1G 2G 3G
Paysannerie 15 % 3 % 0 %
Artisan/ouvrier 5 % 0 % 8 %
Classe moyenne10 0 % 9 % 8 %
Bourgeoisie/professions
intellectuelles
45 % 14 % 15 %
Propriétaires terriens 25 % 3 % 8 %
Non-renseigné 15 % 71 % 61 %
Tableau représentant les origines sociales des générations de spécialistes11 (T2)
7 Le terme de Pologne correspond ici à l’étendue territoriale occupée par la IIème République. La Pologne
autrichienne renvoie donc à la Galicie, la Pologne prussienne à la Grande-Pologne, la Cujavie-Poméranie, la
Haute-Silésie, la Pologne russe au Royaume du Congrès et aux confins orientaux anciennement russes. Pour la
dernière rubrique « autre/non-renseigné, il s’agit soit de personnes nées à l’étranger, soit de personnes dont nous
n’avons pu trouver le lieu de naissance. 8 Les nombres entre parenthèses renvoient aux pourcentages recalculés en excluant la dernière rubrique. 9 Pour mémoire, voici la moyenne des proportions de répartition de la population polonaise entre les différents
territoires polonais entre 1900 et 1940 : Pologne prussienne : 14 %, Pologne autrichienne : 27 %, Pologne russe :
59 %. Les pourcentages sont tirés de : GAWRYSZEWSKI Andrzej, Ludność Polski w XX wieku (la Population
de la Pologne au XXe siècle, PAN, Varsovie, 2005, p. 82. 10 Cette catégorie est une hypothèse formulée à partir des métiers donnés des parents (par exemple petit
fonctionnaire ou enseignant dans une école primaire ou secondaire). 11 Nous ne ferons pas d’utilisation approfondie de ce tableau, vu le caractère très partiel des informations
collectées, notamment les taux élevés de la ligne « non-renseigné » ne permettant pas aux résultats d’être
Tableau représentant les liens entre générations de spécialistes et partis politiques polonais (T6)
Liens avec le pouvoir17 1G 2G 3G
Oui 45% 24% 23%
Non/Non-renseigné 55 % 76 % 77 %
Tableau représentant le degré d’insertion des générations de spécialistes dans les structures de
pouvoir (T7)
13 La résistance active est le fait de faire partie d’une organisation de résistance, notamment en participant aux
combats ou en occupant un poste à haut degré de responsabilité. La résistance scientifique correspond au fait
d’enseigner ou d’étudier dans une institution d’enseignement supérieur polonais. Suivre des études ne peut se
faire pendant la guerre pour des Polonais que de manière clandestine. Pour l’emprisonnement et la déportation,
nous n’avons retenu que les personnes dont cette situation a constitué la majorité de l’expérience de guerre.
D’autres personnes, notamment des catégories précédentes ou de la suivante, ont été ponctuellement arrêtées ou
déportées. 14 15 % seulement pour la résistance scientifique. 15 Les pourcentages entre parenthèses représentent la proportion représentée par l’option politique donnée
relativement à la catégorie de spécialistes ayant un engagement politique. 16 Cette catégorie comporte entre autres le parti agrarien (PSL), le parti chrétien-démocrate (SD), les divers
groupements politiques catholiques de la Pologne communiste comme PAX. 17 Par lien avec le pouvoir, on entend la présence de tel ou tel spécialiste dans une institution étatique
d’importance nationale dans des domaines autres que scientifique ou pédagogique (ministère, parlement,
administration d’importance nationale, etc…). Ont été prises en compte la IIème République (1918-1939), le
gouvernement en exil à Londres (1939-1944) et la période de la République populaire de Pologne (1944/1952-
1989).
286
Domaines de spécialités18 1G 2G19 3G
I Histoire ancienne des territoires recouvrés
*histoire/anthropologie/ archéologie, genèse de l’État
polonais, antiquité slave
*histoire médiévale des territoires recouvrés
35 %
15 %
20 %
11 %
0 %
11 %
8 %
8 %
0 %
II Traces linguistiques slaves des territoires recouvrés
*littérature linguistique slave occidentale
*toponymie/onomastique slave occidentale
20 %
15 %
5 %
12 %
6 %
6 %
0 %
0 %
0 %
III Mise en valeur des territoires recouvrés
*aménagement, planification, développement économique
*géographie et géologie des territoires recouvrés
20 %
5 %
15 %
15 %
6 %
9 %
8 %
0 %
8 %
IV Étude des populations des territoires recouvrés
*ethnologie des populations slaves occidentales
*sociologie des territoires recouvrés
15 %
10 %
5 %
0 %
0 %
0 %
8 %
0 %
8 %
V Histoire des relations germano-polonaises
*histoire générale des relations germano-polonaises
*histoire de la 2ème Guerre mondiale, des politiques nazies et
de la question de l’Oder/Neisse
5 %
5 %
0 %
20 %
11 %
9 %
23 %
0 %
23 %
VI Histoire plus récente des territoires recouvrés
*histoire régionale des territoires recouvrés
*histoire moderne et contemporaine des territoires recouvrés
et des États slaves occidentaux
5 %
0 %
5 %
34 %
20 %
14 %
53 %
38 %
15 %
Tableau représentant l’évolution des domaines de spécialités des générations de spécialistes (T8)
18 Les domaines de spécialité ont été établis en fonction de l’étude de la bibliographie de chaque spécialiste, en
dégageant pour chacun le domaine qui a constitué la ligne directrice de ses travaux. 19 Pour la deuxième génération, 8 % des domaines de spécialité n’ont pas été définis, soit qu’ils soient trop
vagues, soit qu’ils n’aient pas été clairement identifiés.
287
Grands domaines d’études20 1G 2G 3G
A. Histoire de la slavité/polonité de
ces terres
55 % 23 % 8 %
B. Histoire des conflits polono-
allemands pour ces terres
10 % 56 % 76 %
C. Savoirs pratiques pour mettre en
œuvre des politiques sur ces
terres
35 % 15 % 16 %
Tableau représentant l’évolution des grands domaines d’études selon les générations de
spécialistes (T9)
Ces tableaux servent de bases de données pour pouvoir présenter désormais chacune des trois
générations, en insistant sur leurs caractéristiques spécifiques.
A. La génération formée au temps des partages
La première génération du temps des partages, formée à l’époque où la Pologne n’existait
pas sur les cartes d’Europe, a commencé sa carrière universitaire dans les dernières années de
la Belle-Époque ou dans l’immédiat après-guerre. Elle se confond avec le recouvrement par la
Pologne de l’indépendance et s’identifie plus particulièrement à la IIème République polonaise.
Elle se distingue par l’origine géographique de ses membres : contrairement à ce qui pourrait
être pensé, la majeure partie de ses membres, 45 %, proviennent de Galicie, partie
autrichienne de la Pologne qui a priori pourrait être moins intéressée par la question des
confins occidentaux que la Pologne prussienne21. La raison de cette surreprésentation
galicienne tiendrait à deux faits : la géographie universitaire polonaise de l’époque et la
situation politique particulière de la Galicie. D’une part, la Galicie concentre les deux seules
universités de langue polonaise existantes à l’époque, l’Université Jagellonne de Cracovie et
l’Université Jean Casimir de Lwów. Dans les autres parties de ce qui va devenir la Pologne en
1919, seule existe l’Université de Varsovie, dont la langue d’enseignement est le russe. La
partie prussienne ne possède aucune université, et les futurs territoires recouvrés n’en
comptent qu’une, celle de Wrocław, de langue allemande. En outre, la politique d’autonomie
prônée à partir de 1867 en Autriche-Hongrie renforce le mouvement national polonais en
Galicie, entraînant un degré de conscience national élevé, même dans les catégories
20 Le A correspond à la fusion des I et II du tableau précédent, le B à la fusion du V et VI, le C à celle du III et
IV. Ce dernier tableau a été réalisé pour renforcer la lisibilité des grandes évolutions selon les générations. 21 Cf. T1.
288
populaires de la population. D’un point de vue social, la première génération est la seule pour
laquelle peut être réalisée une typologie des origines sociales des parents des spécialistes22. Le
tableau 2 révèle une assez grande diversité des origines sociales, avec une surreprésentation
de familles originaires de la bourgeoisie et de la classe des propriétaires terriens, ce qui n’a
rien d’original pour l’époque. Le fait que 15 % de ces spécialistes vienne de la paysannerie est
significatif : certes cette proportion est largement en deçà du pourcentage de paysans dans la
population polonaise de l’époque23, mais elle montre néanmoins que des promotions sociales
individuelles existaient alors. La majeure partie de cette génération provenant de Galicie, il est
logique de trouver une surreprésentation des universités galiciennes dans les lieux de
formation supérieure de ces spécialistes : environ 60 % pour Cracovie et Lwów24. La
particularité de cette première génération réside dans l’important pourcentage de spécialistes
qui ont, à un moment ou à un autre de leur formation, poursuivi des études dans une université
étrangère25. Cela s’explique par un choix par défaut : le manque d’universités sur les terres
polonaises, sans parler du manque d’universités polonaises. D’autre part, la réalité territoriale
de l’époque est également un élément à prendre en compte : dans un contexte d’incorporation
des terres polonaises à d’autres pays, les circulations universitaires et estudiantines sont plus
aisées. La science est plus décloisonnée qu’elle ne va l’être dans l’après-guerre, époque où
une rivalité existe notamment entre les Universités polonaises et allemandes, ces dernières
étant moins enclines à accueillir en leur sein des étudiants appelés à se spécialiser dans la
pensée occidentale polonaise. Concernant les lieux de travail principaux de cette génération,
nulle originalité à signaler : la Pologne prussienne tient une place prééminente. La seule
particularité réside dans le fait que Poznań occupe une place encore plus importante dans les
carrières professionnelles que les autres centres urbains de la Pologne occidentale : 55 %26.
Cette place hégémonique de la capitale de la pensée occidentale dans les lieux de travail des
savants polonais se comprend si l’on observe la carte des institutions d’enseignement
supérieur de l’époque : sur les terres polonaises prussienne ne se trouve encore aucune autre
université. Les instituts de recherche dédiés à la pensée occidentale polonaise27 ont été créés
22 Cf. T2. 23 Presque 60 % au début du XXe siècle selon GAWRYSZEWSKI Andrzej, op. cit., p. 339. 24 Cf. T3. 25 Près de 65 % de l’échantillon, ce qui en fait la génération la plus concernée, et de loin. Par université étrangère
on entend un établissement d’enseignement supérieur ne se trouvant pas sur le territoire de la future Pologne. 26 Cf. T4. 27 Cf. chapitre, IIA.
289
plutôt par les membres de la deuxième génération, la première se réservant les postes les plus
prestigieux, à l’université. De fait, un certain nombre de spécialistes de ce premier groupe
occupe des places centrales dans la recherche polonaise de l’entre-deux-guerres. Cela
explique leur traitement pendant la Seconde Guerre mondiale, qui les distingue aussi du reste
des spécialistes. Ainsi, d’après le Tableau 5, cette génération est la plus touchée par les
emprisonnements et les déportations (près de 40 %). En 1939, la plupart de ses représentants
sont au sommet de leur carrière universitaire, ce qui les met en première ligne de la politique
nazie d’extermination et de mise au pas des élites intellectuelles polonaises28. Pourtant,
paradoxalement, cette génération apparaît comme la moins politisée de toutes : près de 75 %
de ses membres n’ont aucune affiliation ou sympathie politique marquée, le reste se déclarant
très majoritairement pour la démocratie-nationale, parti soutenant ouvertement les fondements
géopolitiques sur lesquels est bâtie la pensée occidentale polonaise29. Cette sous-politisation
relative par rapport aux générations ultérieures peut s’expliquer par le fait que ces spécialistes
n’avaient pas à s’inscrire dans un parti particulier pour favoriser leur carrière. En outre, ils
sont nés à une époque où les partis ne sont pas encore (du moins en Russie et en Autriche) au
cœur du jeu politique. En revanche, c’est la génération qui a le plus servi l’État polonais :
45 % d’entre eux ont eu des responsabilités politiques ou ont effectué des missions au service
de tel ou tel gouvernement, que ce soit à l’époque de la IIème République ou aux débuts de la
Pologne communiste (jusqu’en 1950-1952)30. Génération qui a vu le rétablissement d’une
Pologne indépendante, elle est sans doute dotée d’un plus grand sens civique que les autres ou
du moins a eu plus la possibilité de le manifester. La renommée d’un grand nombre de ces
spécialistes explique également la plus grande volonté de l’État d’utiliser leurs compétences.
S’agissant des domaines d’études de prédilection de cette première génération, les grands
domaines A et C définis dans le tableau 9 sont nettement surreprésentés pour ce premier
groupe. Pour ce qui est du domaine A, l’intérêt poussé de ces spécialistes pour l’archéologie,
l’histoire médiévale, les traces linguistiques slaves des territoires recouvrés peut se
comprendre par la situation intellectuelle de ces régions en tant qu’objet d’étude scientifique à
l’époque. À l’époque des partages, la science allemande a un quasi-monopole sur
l’élaboration de savoirs sur ces territoires31, il apparaît donc comme primordial pour les
scandinaves, il fait partie des pères fondateurs de l’Université de Poznań, où il organise
l’Institut slave occidental et le dote d’une revue dont il reste longtemps le rédacteur, Slavia
Occidentalis. Lié à la démocratie-nationale dans sa jeunesse35, ses orientations politiques
n’ont toutefois pas été un obstacle pour que son savoir linguistique immense soit utilisé par
des gouvernements aux sensibilités différentes des siennes : dans les années 1920 lorsqu’il est
sollicité pour poloniser les noms de villages trop allemands de Cachoubie, en Pologne
communiste en tant que directeur, de 1946 à 1971, de la Commission pour l’établissement des
noms de lieu36. De même, l’intérêt prononcé de cette génération pour la recherche des traces
slaves des territoires recouvrés se voit dans le développement des recherches onomastiques,
dont le Père Stanisław Kozierowski (1874-1949) est un des spécialistes éminents. Son célèbre
Altas des noms géographiques du domaine slave occidental37 ouvre la voie aux travaux de la
Commission pour l’établissement des noms de lieu dont il fait également partie. Troisième
thème de recherches de prédilection de cette première génération, la planification et
l’aménagement du territoire, représentés particulièrement par Eugeniusz Kwiatkowski (1888-
1974), qui symbolise sans doute mieux que tout autre le lien particulier entre sphère politique
et scientifique de cette première génération. Après des études à la Polytechnique de Lwów et
à Munich, ingénieur chimiste de formation, il devient le maître d’œuvre de la planification
économique polonaise, et ce dès les années 1920. Il supervise les travaux de construction du
port de Gdynia, alors unique fenêtre de la Pologne sur le monde. Lié lui aussi à la
Démocratie-nationale, ses compétences le rendent indispensables autant au régime
piłsudskiste, dont il est entre autres le ministre de l’industrie et du commerce (1926-1930),
qu’au régime communiste, qui le nomme directeur de la Délégation du gouvernement
polonais pour la reconstruction du littoral38 (1945-1948) avant qu’il ne soit marginalisé par la
stalinisation. Symbole du prix payé par cette génération pour ses travaux scientifiques et les
engagements politiques qu’ils sous-tendaient, Stanisław Pawłowski (1882-1940) est un de ces
nombreux Galiciens qui sont allés jeter les fondements de l’Université de Poznań, avant d’en
devenir le recteur en 1932/1933. Il y organise l’Institut de géographie. Ses travaux portent sur
la géographie de la Pologne occidentale et il parvient à l’apogée de sa carrière en devenant en
35 BUP V1/T3, p. 191. 36 Commission refondée en 1945, rattachée au Conseil des ministres, dont le but a été, durant la sortie de guerre,
de poloniser les milliers de toponymes des territoires recouvrés. 37 Atlas nazw geograficznych słowiańszczyzny zachodniej, T1/2/3, 1934-1937, Poznań. 38 Delegatura Rządu dla spraw wybrzeża w Gdańsku. Organisme rattaché au conseil des ministres, formé le 12
septembre 1945.
292
1938 le vice-président de l’Union géographique internationale, carrière abrégée par
l’Allemagne nazie : arrêté dès octobre 1939, il est fusillé le 6 janvier 1940. Enfin, dernière
trajectoire de vie, plus originale, celle d’Emilia Sukertowa-Biedrawina (1887-1970) ; rare
femme de ce milieu, elle est représentative de la volonté d’un certain nombre de spécialistes
de populariser la problématique des territoires recouvrés auprès de la société. Écrivaine et
ethnographe, elle fait partie dès 1921 de l’Union de défense des confins occidentaux et
s’installe dans le district de Działdowo, seul district de l’ancienne Prusse orientale à avoir été
rattaché à la Pologne après Versailles. Elle y entame des études auprès des populations
mazures, dont elle devient une éminente spécialiste et dont elle cherche à favoriser
l’intégration au sein de la société polonaise. Après-guerre, elle jette les fondements de la vie
scientifique polonaise dans la voïévodie d’Olsztyn, en travaillant au sein de l’Institut mazure
(1945-1948). Ces survols biographiques montrent le caractère précurseur de cette première
génération de spécialistes qui ont contribué à réintégrer les territoires recouvrés dans les
centres d’intérêts scientifiques et politiques polonais ; elle a aussi permis l’éclosion d’une
deuxième génération de chercheurs.
B. La génération de l’entre-deux-guerres
La génération formée dans l’entre-deux-guerres entame sa carrière professionnelle,
souvent universitaire, à partir de la fin des années 1920, un certain nombre de parcours ayant
été perturbés voire retardés par la parenthèse de la Seconde Guerre mondiale. Elle a un rôle
fondamental dans la création des instituts scientifiques spécifiquement dédiés à tel ou tel
domaine de la pensée occidentale polonaise, pendant l’entre-deux-guerres déjà mais surtout
après-guerre, période très féconde pour les institutions scientifiques spécialisées dans les
territoires recouvrés.
L’origine géographique de cette génération est encore plus circonscrite à la Galicie, ce qui
paraît étrange à une époque où la Pologne prussienne a désormais sa propre université, celle
de Poznań, fondée en 1919. 57 % des spécialistes viennent de Galicie, et jusqu’à 60 % y
effectuent leurs études39. Si le choix de Cracovie et de Lwów peut encore se comprendre par
la célébrité et l’ancienneté de leurs institutions d’enseignement supérieur par rapport à une
Université de Poznań en cours de constitution, l’origine géographique galicienne de la
majeure partie des spécialistes interroge. Une piste d’explication serait à chercher du côté de
39 Cf. les tableaux 1 et 3.
293
la géographie politique polonaise. La Galicie a été le lieu de développement de la Démocratie-
nationale, et lors de l’entre-deux-guerres, sa partie orientale est un des bastions du
Mouvement chrétien d’unité nationale40, un des premiers avatars politiques de la démocratie-
nationale dans la Pologne de l’entre-deux-guerres. De même, la Galicie en général est le
bastion du PSL-Piast, parti agrarien de droite, proche du précédent parti. Or ces deux partis
ont une vision géopolitique privilégiant davantage le tropisme piastien que le tropisme
jagellonien41, ce qui pourrait expliquer l’origine géographique majoritaire des spécialistes de
la pensée occidentale polonaise, alors même que d’un point de vue géographique ils devraient
être moins concernés par ces questions. En outre, le recensement de 1921 montre que ce sont
certains districts de Galicie qui comptent les proportions nationales les plus élevées de
diplômés du secondaire, ce qui ouvre sans doute plus facilement aux Galiciens la voie du
supérieur42. Le développement des universités polonaises, notamment celle de Poznań et la
rupture d’une partie de l’ancien réseau d’échanges scientifiques consécutive aux
recompositions territoriales de l’après-guerre expliquent sans doute le moindre taux d’études à
l’étranger, avec une réorientation partielle des flux d’étudiants vers les universités non-
germaniques43. S’agissant des lieux d’exercice de leur profession, Cracovie, contrairement à
Lwów, reste un pôle attractif pour ces spécialistes, à hauteur de 20 %, la Pologne prussienne
restant le principal lieu de travail (plus de 60 %). La nouveauté consiste en un début de
diversification des lieux de travail dans cette région de la Pologne44. Poznań et son université
restent de loin le principal endroit de profession des spécialistes de la question occidentale,
mais de nouvelles perspectives s’ouvrent après 1945, avec la fondation de l’Université
Nicolas Copernic à Toruń (1945), la réouverture de celle de Wrocław la même année,
l’établissement d’Écoles supérieures de pédagogie dans les autres chefs-lieux de voïévodies,
embryons de futures universités. Certains des spécialistes de cette deuxième vague y accèdent
à leurs premiers postes, d’autres s’y installent, après la période agitée de la Seconde Guerre
mondiale. Si elle a été moins touchée que la précédente par les emprisonnements et les
40 Chrześciański Związek Jedności Narodowej (CZJN). Les résultats des élections de 1922 sont tirés de :
BRZOZA Czesław, SOWA Andrzej Leon, Historia Polski 1918-1945, (Histoire de la Pologne de 1918 à 1945),
Wydawnictwo literackie (Éditions littéraires), Cracovie, 2009, p. 265. La majeure partie des districts de Galicie
orientale ont voté à plus d’un tiers de voix pour le CZJN ; les Ukrainiens ne votant pas ou peu pour ce parti pour
le rapport de ce mouvement aux minorités, on en déduit que la majorité des Polonais de la région en sont donc
des électeurs. 41 Pour rappel, le fait que la Pologne soit plutôt appelée à se développer vers l’ouest que vers l’est. 42 Gawryszewski Andrzej, op. cit., p. 320. 43 Cf. T3. 44 Cf. T4.
294
déportations, elle se signale par son plus grand degré d’engagement dans la résistance active
et scientifique : près de 29 % de l’échantillon45. Tout un groupe de personnes en provenance
de Grande-Pologne s’est engagée autour de l’organisation Patrie groupée autour de Zygmunt
Wojciechowski et liée à la Démocratie-nationale. De nombreux spécialistes ont, malgré
l’interdiction, donné des cours ou étudié dans les structures universitaires clandestines,
principalement à l’Université secrète des terres occidentales46, mais aussi dans les Universités
de Cracovie et de Lwów clandestines. La politisation de cette génération est plus marquée que
pour la première, bien qu’elle reste minoritaire : le tableau 6 nous montre seulement 36 %
d’engagement politique ou de sympathies politiques marquées. Trois courants majoritaires
permettent d’ébaucher une classification des rapports de ces spécialistes au pouvoir
communiste d’après-guerre. Le premier est celui de la démocratie-nationale, dans la tradition
de la pensée occidentale polonaise, idéologiquement proche des conceptions géopolitiques de
Dmowski47. Le deuxième courant est le communisme, notamment chez certains représentants
plus jeunes. Il peut s’agir d’un engagement de conviction ou d’une stratégie de carrière : la
plupart des spécialistes de cette génération arrivent dans la vie active au moment de
l’installation des communistes au pouvoir. Se dessine alors la distinction opérée
précédemment entre adhésion calculée ou de principe au régime48. Le dernier courant enfin
est plus hétérogène : agrariens, catholiques divers, que ce soit des démocrates-chrétiens ou des
membres de PAX49. Ces options politiques sont souvent le moyen de trahir le moins possible
leurs idées politiques tout en essayant de tirer le meilleur parti du régime en place en lui
donnant des gages pour se faciliter l’exercice de leur métier. Dans le contexte de l’après-
guerre, où la liberté intellectuelle se fait rare et l’engagement politique libre est de moins en
moins possible, il n’est pas surprenant de constater une bien moindre insertion de cette
génération dans les structures de pouvoir du régime : seul 24 % de la génération a eu un poste
de responsabilité politique. Ce repli sur le scientifique, cette moindre participation la vie
publique correspond à l’attitude polonaise majeure de la société polonaise par rapport au
régime : une tolérance qui peut signifier aussi bien une opposition implicite qu’une
indifférence résignée.
45 Cf. T5. 46 Tajny Uniwersytet Ziem Zachodnich, université de Poznań transférée à Varsovie et active entre 1940 et 1944. 47 Cf. chapitre introductif, IIA. 48 Cf chapitre 2, IIC, 1. 49 Cf chapitre 2, 3b.
295
La deuxième génération de spécialistes de la pensée occidentale polonaise entame des
transformations que la génération suivante va porter à son terme s’agissant des domaines de
spécialité. Le tableau 9 montre une spécialisation dans le grand domaine B (56 %), alors que
les deux autres grands domaines, s’ils sont significatifs, régressent fortement. S’il y a
permanence d’un intérêt pour l’histoire de la slavité et de la polonité des territoires recouvrés
au Moyen-Âge, l’histoire des conflits polono-allemands, plus largement des relations
germano-polonaises, notamment aux périodes modernes et contemporaines, se développe.
Cette évolution peut se comprendre par l’empreinte plus forte que la Seconde Guerre
mondiale a pu laisser sur cette génération : elle en est l’un des thèmes d’étude favoris. L’essor
de l’histoire moderne et contemporaine des territoires occidentaux correspond à une volonté
de montrer la permanence de la polonité dans l’histoire de ces régions. Il fallait combler la
lacune historique laissée par l’ancienne génération, qui en ne s’intéressant prioritairement
qu’à l’histoire plus ancienne, avait conduit à une rupture chronologique entre les territoires
recouvrés médiévaux et ceux de 1945. Écrire le maillon manquant, et significatif, de l’histoire
polonaise des territoires recouvrés a donc été un des grands chantiers de recherche de ce
groupe. Enfin, ces spécialistes ont également lancé les études d’histoire locale, dans un
contexte d’après-guerre où une meilleure connaissance des histoires régionales permettait
d’hâter le processus d’appropriation de leurs nouveaux lieux de vie par les Polonais
allochtones.
Ce développement de l’histoire locale se voit chez Ewa Maleczyńska (1900-1972) et
Władysław Czapliński (1905-1981). Ils ont choisi après-guerre le même domaine de
spécialité : l’histoire régionale de la Silésie, mais leurs opinions politiques sont opposées,
montrant ainsi la diversité des rapports au régime communiste au sein de cette génération. Les
deux proviennent de Galicie, l’une de Galicie orientale, l’autre de Galicie occidentale, l’une
réalisant ses études à l’Université de Lwów, l’autre à l’Université de Cracovie. Czapliński a
réalisé une partie de son cursus universitaire à l’étranger. Alors qu’il est déjà inséré dans le
milieu universitaire avant-guerre, travaillant à l’Université Jagellonne, Maleczyńska est
professeur d’histoire en collège. Après-guerre, ils s’établissent tous les deux à Wrocław, où
avec Karol Maleczyński (1897-1968), mari de Maleczyńska et lui aussi professeur d’histoire,
ils jettent les bases de l’historiographie polonaise en Basse-Silésie. Se spécialisant dans
l’histoire de la Silésie et entreprenant d’en démontrer les liens avec l’histoire polonaise, l’un
comme l’autre étudie l’histoire médiévale et moderne de la Silésie. Les opinions politiques les
296
séparent : élève de Władysław Konopczyński, professeur d’histoire démocrate-national,
Czapliński, fortement lié à l’Église catholique, est le seul qui, en plein stalinisme, ose écrire
un article élogieux à l’occasion de la mort de son ancien maître en 1952, alors que ce dernier
est mis à l’index par le régime50. Dans une posture d’opposition implicite, il est freiné dans sa
carrière : ce n’est qu’en 1956, à la faveur de l’Octobre polonais, qu’il est nommé professeur
titulaire de l’Université de Wrocław. De son côté, Maleczyńska s’engage résolument en
faveur du régime communiste. D’abord membre du PPS à partir de 1947, elle passe au PZPR
en 1948 à la faveur de la fusion du PPS et du PPR. Elle y accède à de hauts postes de
responsabilité, puisque mise à part la période stalinienne, elle est membre du comité du PZPR
de la voïévodie de Wrocław, puis après l’Octobre polonais, suppléante d’un membre du
Comité central sans que cela accélère sa carrière. Il est frappant d’observer l’hétérogénéité
politique de cette génération : deux personnes ayant suivi jusqu’en 1945 un cursus
relativement similaire, aux origines géographiques communes, et aux spécialisations
semblables, ont des options politiques radicalement divergentes : opposition implicite pour
Czapliński, adhésion par principe pour Maleczyńska. Néanmoins, leurs travaux ont permis de
grandes avancées dans la connaissance de l’histoire silésienne, notamment par l’intermédiaire
de la revue scientifique historique de l’Association scientifique de Wrocław, Sobótka, créée
en 1946 et dont Maleczyńska est rédactrice entre 1950 et 1971. Malgré leurs opinions
politiques, leurs travaux restent encore relativement peu marqués idéologiquement dans une
période où ce genre d’ouvrages tend à faire exception. Ce n’est pas le cas des travaux de
Karol Stojanowski (1895-1947), véritable idéologue, mêlant allégrement science et politique.
Fortement lié à la démocratie-nationale avant-guerre, résistant actif pendant la guerre, il se
spécialise dans les relations polono-germaniques. S’il démontre les présupposés racistes de la
politique allemande de l’entre-deux-guerres, il développe lui-même des théories racistes sur
les peuples slaves qu’il appelle à l’unité. Nommé à l’Université de Wrocław en 1946, sa mort
prématurée lui a sans doute épargné quelques problèmes avec le régime stalinien par la suite,
vu son engagement idéologique et notamment sa participation à la guerre polono-bolchévique.
Avoir combattu contre la Russie bolchévique ne constitue pas cependant un critère
rédhibitoire propre à entraver ou bloquer une carrière. Ce moment de la vie de Zygmunt
Wojciechowski (1900-1955) ne l’a pas empêché, malgré les chicanes de l’époque stalinienne,
de développer la pensée occidentale polonaise depuis l’Institut occidental qu’il a créé en 1945
50 Cf. CZAPLIŃSKI Władysław in KORCZ Władysław, op.cit.
297
à Poznań. Chef de file de cette école de pensée à partir des années 1930, ses conceptions
géopolitiques, similaires à celle des communistes, lui ont sans doute valu d’échapper aux
purges politiques staliniennes. Originaire de Galicie orientale, il effectue ses études à Lwów.
Sans faire partie du Mouvement national, il en est proche. Dès la fin de ses études en 1925, il
rejoint l’Université de Poznań. C’est là qu’il y développe sa théorie des « terres
maternelles »51 de la Pologne, qui correspond territorialement à la Pologne de l’an 1000 ; cette
théorie développée entre autres dans La Pologne sur la Vistule et l’Oder au Xe siècle52
anticipe la forme territoriale de la Pologne d’après 1945, convenant parfaitement aux
communistes polonais. Pendant la guerre, ses livres étant particulièrement visés par les
Allemands, il se réfugie à Varsovie, où il rejoint le mouvement de résistance Patrie, dont le
but est à la fois de lutter scientifiquement pour la polonité des confins occidentaux et préparer
l’extension de la Pologne à l’ouest à la fin de la guerre. Il occupe un poste de direction au sein
de la Délégation du gouvernement de la République pour le pays. À la fin de la guerre, malgré
ses sympathies prononcées pour le mouvement national, il choisit une option néopositiviste53
et considère que le régime qui se met en place est celui qui peut offrir le plus de garanties
pour la réalisation des projets de la pensée occidentale polonaise. Il entreprend donc d’adhérer
par calcul au nouveau système politique pour réaliser un réseau important d’institutions
spécialisées permettant le développement des études sur les territoires recouvrés. L’Institut
mazure, qui devient en 1948 une section de l’Institut occidental, la section de Wrocław de
l’Institut silésien sont, directement ou indirectement, ses initiatives. Théoricien et organisateur
des foyers scientifiques de la pensée occidentale polonaise après 1945, Wojciechowski est
sans doute le chercheur de proue de ce courant idéologique et scientifique. Celui qui aurait pu
le concurrencer est mort trop tôt : Teodor Tyc (1896-1927). Son exemple est intéressant, car il
concentre un certain nombre d’originalités et de caractéristiques des spécialistes de la
deuxième génération. D’originalité d’abord, car son ascendance allemande (il est issu d’une
famille allemande polonisée de fraîche date) ne l’a pas empêché d’être un ardent patriote
polonais. Né et ayant passé la majeure partie de son enfance en Allemagne, sa vie est un
exemple d’engagement politique précoce et de carrière scientifique courte mais dense. Enrôlé
dans l’armée allemande, il la quitte en 1919 pour rejoindre presque aussitôt les organisations
patriotiques polonaises silésiennes qui luttent lors des trois insurrections de Silésie (1919-
51 Cf. chapitre introductif, IIC. 52 Polska nad Wisłą i Odrą w X wieku, Varsovie, 1939. 53 Cf. chapitre 2, IIIC.
298
1921) pour le rattachement de la Haute-Silésie à la Pologne. Il fonde en 1921 l’Union de
défense des confins occidentaux polonais, dont on reparlera dans ce chapitre (IIIA). Rédacteur
du journal de l’organisation, la Tour de guet occidentale, il mêle activités politiques et
scientifiques et cofonde en 1925 l’Institut baltique dont il devient le premier directeur en
1926, avant d’obtenir un poste de maître de conférences à l’Université de Poznań en 1927,
quelques jours avant sa mort. Il existe cependant des exemples de spécialistes prenant des
distances avec la sphère politique, comme Michał Sczaniecki (1910-1977). Originaire d’une
famille noble de Grande-Pologne, formé à Poznań et à Paris, fait prisonnier en 1940 en
France, sa carrière commence à Poznań pour se terminer à Varsovie. Il fait partie, en 1945-
1946, des expéditions scientifiques lancées par l’Institut occidental vers la Terre de Lubusz,
dont il va devenir un grand spécialiste de l’histoire. D’origine noble, peu enclin à des
sympathies envers le communisme, il utilise toutefois régulièrement une méthodologie
marxiste dans ses travaux, signe d’une tolérance du régime ou d’une adhésion plus calculée,
qui le mène à occuper à partir de 1965 la prestigieuse chaire d’histoire générale de l’État et de
l’histoire du droit à l’Université de Varsovie54. Enfin, la deuxième génération de spécialistes
recèle aussi des non-universitaires qui participent pleinement au développement des savoirs
polonais sur les territoires recouvrés. C’est le cas de Leopold Gluck (1913-1989), passé par
l’École de sciences politiques de Varsovie, spécialiste de l’économie et des finances. Son
intérêt pour les territoires recouvrés a été important ponctuellement, puisqu’il a contribué
fortement à l’intégration de ces régions au reste du territoire polonais en ayant un poste de
haut-fonctionnaire au ministère des Territoires recouvrés entre 1946 et 1949. La deuxième
génération des spécialistes apparaît comme la plus diversifiée du point de vue des profils de
savoirs et de l’éventail des sensibilités politiques. Plus intéressée par l’histoire moderne et
contemporaine de ces territoires comme enjeux de luttes entre Pologne et Allemagne, elle est
marquée par la Seconde Guerre mondiale, a un engagement politique important, un rapport au
régime communiste ambiguë, un certain nombre de ses membres ne sachant pas s’adapter à
tous les impératifs du système. C’est moins le cas de la dernière génération, formée par les
deux premières, mais dans un contexte idéologique radicalement nouveau qu’est la Pologne
communiste, et avec des spécificités la distinguant.
54 « 3. Un savant autodidacte », Michal Sczaniecki in KORCZ Władysław, op.cit.
299
C. La génération de l’après-guerre
La troisième génération de spécialistes des territoires recouvrés poursuit en un sens
certaines tendances antérieures à la Seconde Guerre mondiale ; dans d’autres domaines elle
innove. Elle est significative en premier lieu du développement des structures universitaires
polonaises dans les territoires recouvrés, avec une spécialisation de plus en plus poussée des
pôles scientifiques de la Pologne occidentale dans la pensée occidentale polonaise, alors que
les autres régions de la Pologne s’en détournent presque totalement. Cette spécialisation se
voit à un certain nombre de niveaux : recrutement des spécialistes centré sur la Pologne
prussienne (84 %), lieu de formation (77 %), avec une prépondérance nette de Poznań (69 %),
lieu de travail principal (62 %)55. Les proportions sont à nuancer du fait de la modestie de
l’échantillon mais suffisamment nettes pour les estimer comme représentatives : elles
confirment les tendances déjà dessinées par la deuxième génération. S’agissant des lieux
d’étude, le même degré d’ouverture à l’étranger que pour le groupe précédent se retrouve : le
passage au régime communiste n’a semble-t-il pas porté attente aux réseaux de circulation des
futurs spécialistes, et nous ne notons même pas de réorientation significative des séjours
d’études vers l'est. Concernant les lieux de travail, une nouveauté majeure : la proportion
élevée de spécialistes (38 %) travaillant majoritairement à Varsovie, ville qui jusque-là n’était
pas un pôle de recherches sur ces questions. Elle peut s’expliquer par la centralisation des
institutions scientifiques entreprise par le pouvoir communiste polonais, sur le modèle
soviétique, notamment à travers la création d’une seconde Académie des sciences polonaise
en 195156. L’Université de Varsovie manifeste alors un rayonnement qu’elle n’avait pas à ce
point avant-guerre. La dernière génération imite la précédente dans l’attitude qu’elle a
pendant la guerre, à ceci près que sa participation à l’enseignement clandestin est moindre
(15 % au lieu de 29 %), ce qui s’explique par la jeunesse de ses membres, qui n’ont pour la
plupart pas l’âge d’enseigner. D’un point de vue politique, cette troisième vague de
spécialistes des territoires recouvrés se distingue nettement des deux précédentes. Elle est la
plus politisée, membre à près de 54 % d’un parti, avec en outre une domination nette du
PZPR57. Il semble donc que pour une proportion non négligeable de cette génération,
l’engagement politique, malgré les conditions de la Pologne de l’époque, fasse partie
intégrante du parcours du chercheur. Dans la plupart des cas, il semblerait que cela soit une
55 Cf. les Tableaux 1, 3 et 4. 56 La Państwowa Akademia Nauk, rivale de la traditionnelle Państwowa Akademia Umiejętności de Cracovie. 57 Cf. le T6.
300
adhésion plus par principe que par calcul, car les personnes restent majoritairement encartées
jusqu’à la mort ou jusqu’à l’effondrement du système. Cette fidélité au PZPR s’expliquerait
par le fait que la génération étudiée entre dans la vie active au moment où naît la Pologne
communiste, ce qui tisse entre le régime et elle un lien particulier dont ne peut se prévaloir
aucune des générations antérieures. Pour certaines personnes, l’engagement politique apparaît
comme plus calculé et plus superficiel, car il ne s’accompagne pas d’une participation à la vie
publique. Au contraire, le tableau 7 montre un degré similaire d’intégration aux structures de
pouvoir que pour la génération précédente, correspondant à une position de repli. Cette
dernière peut s’interpréter doublement : une tolérance méfiante ou une opposition implicite au
régime, mais aussi une progression de la conscience de l’indépendance du scientifique par
rapport au politique malgré le contexte idéologique.
Les domaines d’études choisis par les spécialistes amplifient les tendances observées à la
deuxième génération. Le domaine A régresse nettement, le domaine B progresse encore,
rassemblant désormais la grande majorité des études de la pensée occidentale polonaise. Près
des trois-quarts des domaines de recherches concernent l’histoire des relations germano-
polonaises et l’histoire récente des territoires recouvrés58. Il ne s’agit plus, à travers des
travaux scientifiques ou des expertises, de prouver la polonité ou la slavité de ces terres, ces
faits vont de plus en plus de soi dans la société polonaise de l’époque, mais de faire face au
révisionnisme, supposé ou réel, de l’Allemagne de l’Ouest, ce qui se voit par une floraison
d’études sur la question de l’Oder-Neisse59. Les spécialistes s’érigent alors en gardiens de la
raison d’État polonaise. Ce tropisme est à relier avec le contexte international de l’époque, la
frontière occidentale polonaise n’étant acceptée officiellement qu’à partir de 1970.
Parallèlement, l’accent est mis sur l’étude de l’histoire régionale plus récente de ses régions,
montrant notamment les liens des territoires recouvrés avec le mouvement national et ouvrier
polonais. Cet intérêt pour l’histoire régionale se voit notamment dans le parcours de Marian
Biskup (1922-2012). Originaire de Cujavie, il est l’un des premiers étudiants de l’Université
Nicolas Copernic de Toruń, où il effectue par la suite sa carrière professionnelle.
Collaborateur ponctuel à l’Institut occidental, il se spécialise dans l’histoire de la Poméranie
de Gdańsk, et au-delà dans l’histoire des relations polono-teutoniques, ce qui lui permet
58 Cf. T9. 59 23 % des spécialistes traitent de la politique nazie envers la Pologne, de l’histoire des relations germano-
polonaises depuis la Seconde Guerre mondiale, de la justification, notamment juridique, de la frontière
occidentale de la Pologne.
301
d’étudier cette région relevant à la fois des terres anciennes et des territoires recouvrés à
diverses périodes. Un autre représentant de ces études régionales, quoique à une autre échelle,
est Gerard Labuda (1916-2010), la principale figure de la pensée occidentale polonaise telle
qu’elle s’est pratiquée pendant la période communiste postérieure à 1956, qui a été la figure
tutélaire pour un bon nombre de personnes des générations de chercheurs ultérieurs. Né en
Cachoubie, il réalise ses études avant tout à Poznań avant, pendant, et après la Seconde
Guerre mondiale. Il reste toute sa vie rattaché à ce centre universitaire, et se spécialise dans
l’histoire de la « Grande Poméranie », terme qu’il développe dans un livre programme publié
en 1947 : la grande Poméranie dans l’histoire de la Pologne60. Pour lui, les terres allant de la
Poméranie antérieure à la Prusse orientale présentent une unité géographique, et seule leur
incorporation à la Pologne peut leur donner une unité politique. Ce concept est donc
polémique, mais a lancé plus d’un demi-siècle de recherches intenses sur l’histoire de la
Poméranie avant tout, mais aussi sur les relations entre Polonais, Germains et Scandinaves. Il
organise les recherches sur la Poméranie en créant en 1953 au sein de l’Institut d’histoire du
PAN un institut d’histoire de la Poméranie, avant de devenir directeur de l’Institut occidental
entre 1958 et 1960. Il termine sa carrière en étudiant sa petite patrie, la Cachoubie, pièce
centrale de la Grande Poméranie. Ces deux personnes sont des exemples de spécialistes
évoluant de manière indépendante ou du moins autonome par rapport au régime communiste.
La dernière personne symbolique de cette génération est un exemple de spécialiste fortement
lié à la Pologne populaire : Antoni Czubiński (1928-2003). Originaire de Grande-Pologne, il
étudie l’histoire à l’Université de Poznań et se spécialise à la fois dans l’histoire régionale,
celle de Grande-Pologne, et dans l’histoire contemporaine des relations germano-polonaises,
thèmes de prédilection des membres de la troisième génération. Membre du PZPR, c’est un
historien marxiste dont l’affiliation au parti va au-delà de la simple commodité ou de la
stratégie de carrière. Il est ainsi rédacteur, entre 1971 et 1974, du très officiel du Champ de
bataille61. S’il en est évincé assez rapidement, les censeurs lui reprochant le ton nationaliste et
révisionniste de certains articles, il reste fidèle jusqu’au bout au système communiste62. Dans
les années 80, il est nommé directeur de l’Institut occidental. Son exemple et celui de Labuda
montrent en tous cas que la pensée occidentale polonaise pouvait se développer en Pologne
communiste, quelque soit le type de rapport choisi par le spécialiste envers le pouvoir : sur la
60 Wielkie Pomorze w dziejach Polski, Editionn occidentale, Poznań, 1947. 61 Il s’agit du trimestriel édité par le PZPR, spécialisé dans l’histoire du mouvement ouvrier. 62 WHW, p. 751-752.
302
réserve (tolérance plus ou moins limitée) ou adhésion (intéressée ou sincère). Cette génération
reflète ainsi un système scientifique original au sein du bloc de l’Est. Après les années
d’asservissement intellectuel du stalinisme, une tolérance relative dans la méthodologie de
conduite des recherches est laissée, notamment à l’égard de la pensée occidentale polonaise,
alliée potentielle du parti communiste ne serait-ce que pour la vision géopolitique qu’elle
véhicule de la Pologne. La diversité de ces personnes, leur important niveau d’engagement
scientifique et politique entraînent la formation de toute une série de centres scientifiques
dédiés spécifiquement à l’étude des territoires recouvrés.
II Une floraison de centres scientifiques
La pensée occidentale polonaise a certes été développée et répandue dans des structures
universitaires, mais elle a été particulièrement forgée et précisée dans un certain nombre
d’instituts de recherches formant un réseau scientifique qui évolue au gré des évolutions
politiques de la Pologne, entre le recouvrement par la Pologne de son indépendance en 1918
et l’éphémère dégel de Gomułka (1957-1961). Les Instituts baltique et silésien sont les
premières structures scientifiques à être spécifiquement dédiées aux recherches sur les
problématiques de la pensée occidentale de la Pologne. En 1944-1945 est fondé l’Institut
occidental qui devient rapidement le cœur du réseau de recherches sur les territoires recouvrés
dans la Pologne communiste. Parallèlement à cet institut émergent, disparaissent,
réapparaissent un ensemble d’instituts de moindre ampleur, plus spécialisés, qui contribuent à
étoffer cette pensée occidentale polonaise.
A. Les instituts de l’entre-deux-guerres
Deux instituts dédiés à des thèmes précis de la pensée occidentale polonaise ont été fondés
dans l’entre-deux-guerres : l’Institut baltique (Instytut Bałtycki) en 1925-1927 et l’Institut
silésien (Instytut Śląski) en 1934. Ils jettent les fondements d’une institutionnalisation des
recherches sur les confins occidentaux polonais63, après qu’elles sont restées longtemps du
ressort de recherches personnelles d’universitaires.
L’Institut baltique a eu une assez longue genèse. Presque deux ans se sont écoulés entre la
première réunion de fondation, le 25 août 1925, et le début effectif des recherches, en janvier
1927. Entre temps, le statut de l’association a été enregistré en février 1926. Son domaine de
63 Pour mémoire, cf. chapitre introductif II, introduction.
303
recherche est ainsi défini dans son statut : « l’étude des relations économiques, politiques,
nationales de la côte baltique du point de vue des intérêts polonais qui lui sont liés »64.
D’emblée son activité scientifique est subordonnée à la raison d’État, notamment à sa
politique maritime, cruciale dans l’entre-deux-guerres vu l’étroitesse du corridor poméranien.
Parmi les personnes mentionnées dans la sous-partie précédente, Teodor Tyc, qui devient le
premier directeur de l’Institut, et le Père Stanisław Kozierowski font partie des fondateurs. Le
centre de recherche élargit peu à peu son domaine de recherches à l’ensemble de la
problématique maritime polonaise, selon trois axes : le transport et le commerce maritime, les
études sur la région poméranienne, les recherches sur les relations polono-scandinaves.
L’Institut a notamment été le précurseur du concept de « Grande Poméranie », qui va être
forgé plus tard par Gerard Labuda dans un de ses travaux les plus célèbres65 : « L’Institut a
élargi le domaine de la thématique territoriale poméranienne afin de prendre en compte toutes
les terres limitrophes de la Baltique, faisant partie de l’affrontement et des rivalités
pluriséculaires germano-polonaises »66. Il fait la promotion de la Poméranie polonaise, et la
défend contre les remises en cause allemandes de la frontière issue du Traité de Versailles.
Situé à Toruń et à Gdynia, il se développe de manière dynamique pendant dix ans.
L’Institut silésien a quant à lui été fondé en mai 1934. Il a une fonction similaire à celle de
l’Institut baltique, assurer la « défense scientifique »67 de la Silésie polonaise face au
révisionnisme de la science et de l’idéologie allemande. Toutefois, il est d’une envergure bien
moindre que son homologue chargé des affaires maritimes et poméraniennes polonaises,
apparaissant avant tout comme une annexe scientifique de l’Académie polonaise des sciences
de Cracovie68. Spécialisé dans l’ethnographie des populations silésiennes, il a pour but
premier de collecter les traces de folklore silésien, les danses et les chants populaires
notamment, et de donner des nouvelles de la Silésie polonaise, en faisant paraître des
communiqués réguliers à destination du gouvernement et de la presse. Sa spécialisation
64 AAN/MZO/80/p. 9. 65 LABUDA Gerard, Wielkie Pomorze w dziejach Polski (la Grande Poméranie dans l’histoire de la Pologne),
Wydawnictwo zachodnie (Éditions occidentales), Poznań, 1947. Dans ce livre, Labuda formule la thèse selon
laquelle la Poméranie rassemble tout le littoral méridional de la Baltique. Les régions allant de la Poméranie
antérieure à la Prusse orientale auraient une unité géographique qui devrait déboucher sur une unité politique,
réalisable seulement au sein de l’État polonais. 66 AAN/MZO/80/p. 9. 67 naukowa obrona. AAN/DRSW/119/p. 89. 68 Polska Akademia Umiejętności, (PAU).
304
scientifique, ethnographique et linguistique, est le reflet de celle du pôle universitaire et
scientifique cracovien.
Ces deux instituts, qui ont contribué à développer la connaissance polonaise sur les confins
occidentaux, ont été en première ligne des joutes scientifiques et idéologiques avec les savants
allemands. L’institut baltique a publié près de 500 travaux divers entre 1927 et 1939, l’Institut
silésien un peu moins d’une centaine entre 1934 et 193969. Perçus comme particulièrement
nocifs par les autorités allemandes, notamment pendant la période nazie, ils figurent parmi les
cibles privilégiées du nationalisme allemand anti-polonais. De fait, dès l’occupation des
sièges de ces instituts en 1939, les Allemands non seulement les ferment et les suppriment,
mais confisquent et détruisent en grande partie leurs productions scientifiques, leurs
bibliothèques voire leurs archives. L’Institut baltique, situé en Poméranie, région ayant subi la
répression allemande la plus féroce, cesse d’exister, alors que l’Institut silésien réapparait
dans la clandestinité à partir de novembre 1942, à Varsovie, Cracovie et Lwów. Il faut
attendre la fin de la guerre pour que ces deux Instituts soient réellement reconstitués, selon
des modalités que nous examinerons par la suite70. Le réseau scientifique de la pensée
occidentale polonaise commence à se reconstituer à partir de 1944, avec la fondation
informelle de l’Institut occidental.
B. L’Institut occidental
Les racines de l’Institut occidental remontent à la Seconde Guerre mondiale, voire à l’entre-
deux-guerres, selon une généalogie retracée avec précision dans un livre d’un des chercheurs
de l’Institut, Zbigniew Mazur71. Le second conflit mondial a été fondamental pour la
cristallisation du milieu duquel émerge l’Institut occidental. Dès la fin du mois de septembre
1939 est fondée à Poznań l’organisation de résistance Patrie72 ; Wojciechowski, futur
directeur de l’Institut, la rejoint quelques semaines plus tard. Elle rassemble majoritairement
des activistes ou de sympathisants du Mouvement national. Son guide spirituel, le Père
Prądzyński, la définit comme « une organisation clandestine à caractère social, unissant tous
69 Pour l’Institut baltique, cf. AAN/MZO/80/p. 10, pour l’Institut silésien, cf. AAN/DRSW/119/p. 90. 70 Cf. cette sous-partie, paragraphe C. 71 MAZUR Zbigniew, Antenaci : o politycznym rodowodzie Instytutu Zachodniego (les Ancêtres: la généalogie
politique de l’Institut Occidental), IZ, Poznań, 2002. 72 Ojczyzna Cf. pour plus de précisions : MAZUR Zbigniew, Antenaci : o polictycznym rodowodzie Instytutu
les Polonais »73. De fait, si elle est officiellement sans parti, elle a une couleur idéologique
marquée, le national-catholicisme, branche du nationalisme polonais. Dans les conditions
d’occupation extrêmes de la Pologne occidentale annexée au Reich74, les activités de
résistance sont limitées : propagande de la pensée occidentale polonaise, notamment par
l’enseignement clandestin, activités caritatives. Malgré les précautions, le fait que nombre de
membres fassent partie d’un cercle restreint d’amis et de proches, une série d’arrestations
affaiblit grandement l’organisation en 1941-1942, obligeant les rescapés à se replier à
Varsovie. Commence alors la mise en place, au sein de la Délégation gouvernementale pour
le pays, d’institutions spécifiques dédiées aux terres occidentales polonaises, tenues
principalement par les membres de Patrie75. Ces derniers préparent l’après-guerre, à la fois
dans les confins occidentaux et dans ce qui va devenir les territoires recouvrés. Au sein de la
Délégation est mis en place le Bureau occidental, préparant la prise en charge administrative
des territoires recouvrés ; il s’agit de l’embryon du Bureau des terres occidentales du
ministère de l’Administration publique qui devient, à la fin 1945, le ministère des Territoires
recouvrés76. De même est fondée la Section occidentale du Département de l’information77,
appelée à être le Département occidental du ministère de l’Information d’après-guerre. Cette
section centralise les expertises concernant les futurs territoires recouvrés et publie des
informations, des brochures exposant les projets polonais à l’égard de ces régions, notamment
à partir de 1942 et la création du périodique les Territoires occidentaux de la République78.
C’est au sein de ces institutions et parmi les membres de Patrie que naît progressivement, de
plus en plus nettement à partir de 1943, l’idée de fonder un « Institut occidental de sociologie
et de propagande »79. Derrière ce nom se cache l’ébauche de l’Institut occidental.
Cet institut naît de manière informelle à la fin de 1944. Après l’échec de l’Insurrection de
Varsovie, les membres du groupe Patrie, rassemblés autour de Wojciechowski se retrouvent
dans une localité proche de la capitale et forment l’Institut occidental. Encore faut-il que les
autorités reconnaissent sa création. Dès le début, malgré l’orientation politique presque
exclusivement anti-communiste des fondateurs, le personnel scientifique de l’Institut
73 Idem, p. 234. 74 Cf. chapitre 2a. 75 Les informations sont tirées de MAZUR Zbigniew, op. cit., IV, 5, p. 426-448. 76 Successivement, Biuro Zachodnie, Biuro Ziem Zachodnich, Ministerstwo Ziem Odzyskanych. 77 Sekcja Zachodnia. 78 Ziemie Zachodnie Rzeczypospolitej. 79 Zachodni Instytut Socjologiczno-propagandowy. MAZUR Zbigniew, op. cit., IV, 5, p. 430.
306
occidental entend collaborer avec les nouvelles autorités polonaises au nom de la raison d’État
polonaise. Pour Wojciechowski, cette dernière signifie avant tout le retour de la Pologne dans
ses frontières piastiennes, ce qui convient tout à fait aux communistes. Ainsi, du fait de
l’adoption par le gouvernement pro-communiste du programme territorial de la pensée
occidentale polonaise, les milieux scientifiques la promouvant se rallient, avec plus ou moins
d’enthousiasme, à la nouvelle Pologne en cours de formation. Dans le mémorandum qu’il
présente le 12 février 1945 à Edward Osóbka-Morawski, Premier ministre du gouvernement
provisoire polonais, Wojciechowski propose explicitement ses services et celui de ses experts
au nouveau gouvernement, mettant la science au service du politique :
L’Institut occidental est un centre scientifique de recherche, fondé sur la coopération des savants de
toutes les universités polonaises, spécialisés dans les problèmes polono-allemands et pouvant servir,
par les résultats de ces recherches, aux autorités gouvernementales, aux associations sociales, dans le
domaine des besoins politiques internes et externes de l’État80.
Le mémorandum fait ainsi de l’Institut naissant un défenseur de la raison d’État polonaise,
mettant en avant la pensée occidentale polonaise comme véritable cause nationale, à laquelle
doivent coopérer tous les universitaires polonais. Le programme de recherches, notamment en
histoire, dressé par ce mémorandum est très vaste, tandis que Wojciechowski n’entend pas
cantonner son projet à de simples recherches coupées de la réalité81. Le savoir constitué par
son institut doit être utile à la société, transposable dans des cas concrets pour servir à des
politiques bien précises. Il prévoit ainsi de faire des savants des experts au service du
gouvernement, comme le montrent certains des objectifs qu’il leur fixe :
- Des expertises concernant les problèmes nationaux des territoires occidentaux
- Des expertises concernant les problèmes économiques des territoires occidentaux
- Des expertises pour les problèmes démographiques et de peuplement des territoires
p. 47. 81 CZUBIŃSKI Antoni, op. cit., p. 47-48. Wojciechowki mentionne ainsi l’histoire des relations germano-
polonaises, l’histoire médiévale et moderne de la Silésie, l’histoire de la Poméranie occidentale, l’histoire de
Gdańsk, l’histoire médiévale et moderne de la Prusse orientale, l’histoire de la colonisation allemande à l’est de
l’Oder. 82 Idem, p. 48.
307
Cette offre de service est acceptée rapidement par le gouvernement polonais, qui reconnaît le
27 février 1945 l’existence légale de l’Institut occidental. La force du nouvel Institut réside
dans le fait qu’outre les savants lui étant directement rattachés, il coopère avec des chercheurs
d’autres universités polonaises, notamment l’Université de Poznań et de Cracovie, et les
nouvelles universités fondées à Wrocław et Toruń dans l’immédiat après-guerre. Le
développement exceptionnel des institutions spécialisées dans la pensée occidentale polonaise
explique la grande fécondité de l’Institut, qui publie de nombreux livres jusqu’en 1949. Un
document émanant du Conseil scientifique de l’Institut occidental83, non daté mais postérieur
au 14 octobre 1955, date du décès de Wojciechowski car faisant le bilan des activités de
l’Institut sous sa direction, distingue trois grandes orientations de recherche de l’Institut entre
1945 et 1955, en esquissant un tournant vers 194984. Ses trois thèmes de recherche sont menés
de front, mais en insistant davantage sur un des thèmes au gré des évolutions politiques.
Ainsi, jusqu’en 1949 dominent les travaux sur les territoires recouvrés85. En parallèle sont
publiés des ouvrages sur les relations polono-allemandes et sur l’histoire des Slaves
occidentaux et de la genèse de l’État polonais. Avec le tournant stalinien de 1948-1949, les
autorités communistes désapprouvent la ligne éditoriale de l’Institut occidental concernant les
territoires recouvrés, la trouvant trop nationaliste, ce qui oblige Wojciechowski à adapter son
programme de recherches. Dépendant largement des subventions étatiques pour le
fonctionnement de son institut86, il oriente les études vers des thèmes davantage susceptibles
de plaire au pouvoir : les relations germano-polonaises, érigeant son institut comme bastion
de résistance au révisionnisme ouest-allemand, les relations entre Slaves occidentaux, qui ont
83 AIZ/3-2, documenté non numéroté. 84 Pour comprendre le tournant, les documents officiels de 1955 étant encore remplis de silences staliniens, on
s’est fondé aussi sur le recueil de sources : MAZUR Zbigniew, CHONIAWKO Andrzej, Instytut Zachodni w
dokumentach (l’Institut Occidental au fil des documents), IZ, Poznań, 2006. 85 Pour la liste entière, Cf. le chapitre sur les sources, ne seront ici rapportés que les ouvrages majeurs :
KIEŁCZEWSKA Maria, GRODEK Andrzej, Odra-Nisa : Najlepsza granica Polski, (Oder-Neisse : la meilleure
frontière de la Pologne), IZ, Poznań, 1945, KIEŁCZEWSKA Maria, o Podstawy geograficzne Polski (sur les
Fondements géographiques de la Pologne), IZ, Poznań, 1946, LABUDA Gerard, Wielkie Pomorze w dziejach
Polski (la Grande Poméranie dans l’histoire de la Pologne), Wydawnictwo zachodnie (Éditions occidentales),
Poznań, 1947, SOSNOWSKI Kirył, SUCHOCKI Mieczysław (réd.), Dolny Śląsk (la Basse-Silésie), Tome I de
la série de monographie « Ziemie Staropolski » (les Terres de l’ancienne Pologne), IZ, Poznań, 1948,
DERESIEWICZ Janusz (réd.), Pomorze Zachodnie (la Poméranie Occidentale), Tome II de la série de
monographie « Ziemie Staropolski » (les Terres de l’ancienne Pologne), IZ, Poznań, 1949. 86 Un rapport d’audit des 27-31 octobre 1947 réalisé par le ministère des Territoires recouvrés
(AAN/MZO/1474/p. 128-129) indique les subventions suivantes pour l’Institut occidental (ce qui représente une
part importante mais non déterminée de son budget) : 2 millions de zlotys du Conseil des ministres, 5,775 du
ministère des Territoires recouvrés, 0,68 million du ministère de l’Éducation, 0,436 million d’autres organismes.
Au moins 95 % des subventions sont d’origine étatiques, ce qui place l’Institut dans une situation de dépendance
Granica Zachodnia Polski (la plus vieille Frontière occidentale de la Pologne), IZ, Poznań, 1952. 88 Entre autres : WIDAJEWICZ Józef, Niemcy wobec Słowian połabskich (les Allemands envers les Slaves de
l’Elbe), IZ, Poznań, 1946, BUKOWSKI Andrzej, Regionalism kaszunski. Ruch naukowy, literacki i kulturalny
(le Régionalisme cachoube. Le Mouvement scientifique, littéraire et culturel), IZ, Poznań, 1950, WACHOWSKI
Kazimierz, Słowiańszczyzna Zachodnia (les Slaves Occidentaux), IZ, Poznań, 1950. 89 Cf. le paragraphe suivant, IIC, sur les autres instituts de recherche dédiés à la pensée occidentale polonaise. 90 Parmi les employés de l’Institut sont distingués, reprenant la terminologie de l’époque, les travails
scientifiques (chercheurs à proprement parler), administratifs (secrétaires et autres), manuels (techniciens,
femmes de ménage). 91 Les nombres sont tirés de AAN/MZO/1474/p. 128-129, AIZ/5-2, non-numéroté, et CZUBIŃSKI Antoni, op.
cit., p. 17, p. 19.
309
Malgré les difficultés de l’époque stalinienne, la première décennie de travail de l’Institut
occidental est particulièrement féconde, avec 93 livres publiés, sans compter les brochures,
même si du fait des difficultés financières et du manque de papier le rythme d’édition n’a été
soutenu que jusqu’en 194992. La mort de Wojciechowski, qui correspond à peu près à la fin
du stalinisme, débute une nouvelle période pour l’Institut occidental. Alors que s’ouvre la
question de la succession, la femme de Wojciechowski transmet aux membres de l’Institut le
testament scientifique de son mari, document intéressant car permettant de voir le point de
vue du fondateur sur cette structure scientifique. Il résume la ligne directrice du centre de
recherches pendant la première décennie de son existence :
I La recherche scientifique sur les problèmes liés à la frontière occidentale de la Pologne […] II La
création pour l’étranger d’un stock d’informations durable, sérieux, digne de confiance sur ces
questions […] III La prise de conscience de la société polonaise de la grande importance pour la
Pologne de fixer la frontière sur l’Oder et la Neisse et les problématiques liées à cela93
La justification de la nouvelle frontière occidentale est ainsi le dénominateur commun de
toute l’activité scientifique de l’Institut jusqu’en 1955-1956. Ce document permet de se rendre
compte des deux dimensions, extérieure et intérieure, de la pensée occidentale polonaise :
sensibiliser l’opinion polonaise pour hâter l’appropriation des terres, convaincre l’opinion
publique internationale, à défaut de la polonité de ces terres, du moins du bien-fondé qu’elles
appartiennent à la Pologne. Wojciechowski est cependant conscient des limites de ce
programme de recherches et du fait qu’il ne répond pas, ou plus entièrement, aux desiderata
du pouvoir. Il ébauche dans ce document des pistes de recherches nouvelles, susceptibles de
davantage plaire aux autorités communistes, ce qui assurerait la survie de son œuvre. Ainsi est
proposée, dans un jargon marxisant, l’étude de l’Allemagne contemporaine, notamment « les
réalisations de la République démocratique allemande : idéologiques, économiques et
culturelles, en les opposant à la politique des cercles aristocratico-militariste de l’Allemagne
de l’Ouest »94. Ces projets sont validés par le conseil scientifique, qui vote un nouveau
programme de recherches lors de l’Assemblée générale des membres de l’Institut le 22 février
1956. Les destinées de l’Institut sont confiées à Kazimierz Piwarski95, membre du PZPR
92 Idem, p. 17. 93 CZUBIŃSKI Antoni, op. cit., p. 57. 94 Idem. Par « cercles aristocratico-militaristes » on a traduit l’expression polonaise polityki kół junkiersko-
militarystycznych. 95 1903-1968. Historien spécialiste de la Prusse orientale, de la Silésie et des relations polono-tchèques.
310
depuis 1948, qui est successivement président (1956-1958) puis directeur de conseil
scientifique de l’Institut (1958-1965) et sous l’égide duquel la marxisation de l’Institut
s’accélère. Si le programme est un amalgame entre les différents domaines de recherches déjà
étudiés dans cette structure scientifique, ces derniers sont hautement imprégnés d’idéologie ;
le nationalisme, bien que pourchassé officiellement, reste implicite, alors que se développe
grandement le marxisme, ce dont témoigne le vocabulaire employé :
Les travaux […] doivent être adressés aux milieux suivants :
1. À la société polonaise au pays et à l’étranger ;
2. Aux camarades et aux amis de l’étranger, particulièrement les forces progressistes allemandes
3. À l’intelligentsia bourgeoise
[…] l’institut devra donner une évaluation scientifique des causes et des conséquences de l’appui
durable de la Pologne sur l’Oder et la Neisse, liant en même temps cette problématique à la lutte des
forces de progrès en Allemagne et au rôle de la RDA comme avenir de l’Allemagne. […] l’Institut
devra fournir des informations honnêtes et actuelles sur la Pologne sur l’Oder et la Neisse, le
développement de la RDA et des forces de progrès en Allemagne, sur les activités de la Réaction
allemande par le passé et aujourd’hui, et particulièrement celles de l’hitlérisme, du fascisme, du
militarisme et du révisionnisme. Enfin l’Institut doit de manière permanente rappeler au monde les
crimes hitlériens.96
Se retrouvent encore les dimensions extérieure et intérieure de la pensée occidentale
polonaise ; de même, cette citation indique le caractère ambigu des activités de l’institut : à la
fois centre de recherches et de propagande, forgeant à la fois histoire et politique mémorielle.
Les successeurs de Wojciechowski reprennent ses dernières indications de travail, tout en
accentuant le caractère marxiste de l’Institut. L’intégration de ce dernier aux structures
officielles et marxisantes du PAN, que l’ancien démocrate-national avait tout fait pour
retarder, est finalement chose faite par la résolution 121/62 du 31 mars 1962 du Conseil des
ministres97. Il s’agit d’un compromis, ménageant au moins les apparences d’indépendance de
l’Institut occidental ; en tant qu’association, il est toujours sous la direction d’un Conseil
scientifique élu par l’Assemblée générale des membres de l’association, en tant qu’institut, il
passe sous le contrôle du PAN qui finance son budget. De nombreux ouvrages paraissent, de
plus en plus axés sur les thématiques polono-allemandes ou les problèmes socio-économiques
96 CZUBIŃSKI Antoni, op. cit., p. 82. 97 Idem, p. 84.
311
des territoires recouvrés après 195698. Conséquence du programme de recherches de 1956,
l’Institut bénéficie d’une plus grande lisibilité internationale par la publication en langues
étrangères de sa revue scientifique, la Revue occidentale, à partir de 1960 en anglais, à partir
de 1965 en français99. L’Institut occidental, à la pointe des recherches de la pensée
occidentale polonaise, se distingue des autres lieux de recherche sur la même thématique par
le fait qu’il a été le seul à perdurer pendant toute la période d’étude (1945-1961) et qu’il a été
le seul à traiter de l’ensemble des thèmes du champ de recherche qui nous intéresse.
C. Une floraison d’instituts de recherche après-guerre
De 1945 à 1961 va naître, disparaître, réapparaître un ensemble d’instituts spécialisés dans
certains segments de la problématique des territoires recouvrés. Ils sont fondés selon des
logiques régionales : dès 1943, apparaît un Institut mazure, chargé de l’étude de la Varmie-
Mazurie, en 1945 réapparaît l’Institut baltique, chargé de la Poméranie et des affaires
maritimes de la Pologne, en 1945, l’Institut silésien, chargé plus particulièrement de la Silésie.
L’Institut occidental reprenant certains thèmes de recherches des autres centres scientifiques,
ce réseau de savoir dédié aux territoires recouvrés va se retrouver vite mis en rivalité par le
pouvoir communiste selon des modalités que nous présenterons par la suite.
Chronologie représentant les instituts spécialisés dans la pensée occidentale polonaise entre 1943
et 1963
98 Par exemple NOWAKOWSKI Stefan, Adaptacja ludności na Śląsku Opolskim (l’Adaptation de la population
en Silésie d’Opole), IZ, Poznań, 1957. 99 Przegląd Zachodni, paraissant depuis 1945. La version anglaise est dénommée Polish Western Affairs, la
version française la Pologne et les affaires occidentales.
312
1. L’Institut mazure (1943-1948)
Cet institut est fortement lié à la personnalité d’Emilia Sukertowa-Biedrawina100. Héritier des
études régionales et des expériences de repolonisation menées, notamment par elle, dans le
district de Działdowo pendant l’entre-deux-guerres, il a été fondé dans la clandestinité dès
1943 dans les environs de Varsovie. Il est fondé de manière officielle, à Olsztyn, le 17 juillet
1945. La double nature de ses missions, à la fois scientifique et socioculturelle, apparaît dans
son statut :
Le but des activités de l’Institut mazure sont :
D’entreprendre et de soutenir les recherches scientifiques dans le domaine des relations culturelles,
sociales, historico-politiques, économiques, naturelles et géographiques de la région littorale de
Mazurie
De populariser la connaissance sur la région lacustre mazure101.
Cette institution est ainsi appelée à mieux connaître la région de Varmie-Mazurie, son histoire
notamment, et à réaliser un travail « dans le domaine des relations culturelles, sociales », ce
qui signifie réaliser un travail d’aide sociale et de prise de conscience de leur polonité auprès
des Varmiens et des Mazures. De fait, la modestie de l’équipe scientifique, réduite à certaines
périodes à Sukertowa-Biedrawina, et l’absence quasi-totale de sources d’archives polonaises
ou traduites en polonais concentre l’essentiel des forces de l’institut sur le travail de
repolonisation à destination des autochtones. Ainsi, de 1945 à 1948, l’Institut donne des cours
de polonais aux Mazures102, leur apporte une aide matérielle. Les autochtones de Mazurie font
l’objet d’une propagande importante pour les convaincre de leur polonité, et l’Institut en est
au premier rang ; il fait paraître deux brochures explicites, l’une intitulée la Polonité des
Mazures et des Varmiens, l’autre les Combattants mazures (1945-1946), organise des
expositions en lien avec l’histoire de la Mazurie. En 1947, Sukertowa-Biedrawina prononce
une conférence sur « la slavité des terres de la voïévodie d’Olsztyn »103. Les conditions de
travail sont cependant difficiles, tant par le manque de subventions que par les conditions dans
lesquelles il se déroule. Ainsi, pour l’année 1947, l’Institut mazure ne reçoit que 1,5 millions
100 Cf. le présent chapitre, IA. 101 Statut de l’Institut mazure d’Olsztyn (9 juillet 1945) in AIZ/62. Le terme « région lacustre » traduit le
polonais pojezierze. 102 Près de 400 selon Emilia Sukertowa-Biedrawina, dans son Rapport d’activités de l’Institut mazure in AIZ/62. 103 AAN/MZO/1482/p. 26.
313
de zlotys de subventions, à comparer aux 17,1 millions de l’Institut silésien à Wrocław pour
1949, qui n’est qu’une branche de l’Institut silésien, puis de l’Institut occidental104, à une
époque où commencent les réductions budgétaires à l’encontre du réseau scientifique
occidental105. En outre, le travail de repolonisation et d’aide aux autochtones est
singulièrement compliqué par les tensions entre populations autochtones et allochtones, ce qui
fait écrire à Sukertowa-Biedrawina dans son rapport de 1948 :
Ces trois années de travail ont été accompagnées de grandes difficultés. Non seulement du fait du
manque de fonds, de travailleurs qualifiés, mais aussi du manque de compréhension des autorités dans
la première période de l’après-guerre, du rapport haineux de nombreux arrivants de la Pologne centrale
et des confins, de la misère de la population autochtone, tout rendait difficile le travail culturel et
scientifique.106
Les difficultés s’accumulant, les autorités envisagent de supprimer l’Institut, ce que
Wojciechowski va empêcher pendant un temps107.
2. L’Institut silésien (1942/1945-1949)
L’Institut silésien est une institution scientifique d’une tout autre envergure, ne serait-ce que
parce qu’elle existait déjà avant-guerre. Officiellement, il est refondé le 25 janvier 1945 à
Cracovie, en lien avec l’Académie des sciences polonaise (PAU), avant de réintégrer son
siège traditionnel de Katowice le 12 février. L’ouverture officielle se fait le 10 juin, sous
l’égide de son directeur, Roman Lutman108, qui réintègre son poste. L’Institut se développe de
manière intense : le 1er septembre, une antenne conséquente de l’Institut silésien est ouverte à
Wrocław et confiée à Karol Maleczyński109 ; le 1er décembre, une section bien plus modeste à
Varsovie. Ce centre de recherche est similaire par la taille à l’Institut occidental, employant,
au 31 décembre 1946, 32 personnes110. Les domaines d’étude qu’il recouvre sont variés, avec
104 Pour les subventions de l’IS, cf. AIZ/64-1. Pour celles de l’IM : AAN/MZO/1482/p. 45. 2/3 des fonds
viennent du ministère des Territoires recouvrés, 1/3 de celui de l’Éducation. 105 Par cette expression, on comprendra par la suite l’ensemble des Instituts spécialisés dans l’étude des
territoires recouvrés : Institut occidental, baltique, silésien, mazure et les structures héritières, ainsi que les
chercheurs y travaillant ou coopérant avec eux. 106 AIZ/62, Rapport d’activités de l’Institut mazure. 107 Cf. plus loin, le paragraphe « La quasi-disparition du réseau scientifique occidental à l’époque stalinienne » 108 1897-1973. Historien et juriste polonais. Directeur de l’Institut silésien (1934-1939, 1945-1949, 1957-1963). 109 1897-1968. Mari d’Ewa Maleczyńska évoquée en IB, il est l’une des figures de l’Université polonaise de
Wrocław. Fondateur de la revue de l’Association des amateurs d’histoire de Wrocław, Sobótka, en 1946, il se
spécialise dans l’histoire médiévale et moderne de la Silésie, notamment celle de sa polonité et de ses relations
avec la Pologne. 110 AAN/DRSW/119/p. 95.
314
la commission « sociographique », reprenant notamment les travaux ethnographiques menés
avant-guerre mais qui évolue de plus en plus vers la sociologie moderne, ou la commission
historique, littéraire, économique, « physiographique » donc géographique et sociale. Ces
domaines se retrouvent dans les sections de l’Institut silésien de Wrocław. De nombreux
communiqués scientifiques paraissent, ainsi que des ouvrages111. Le rapport d’activité de
l’Institut silésien pour le 1er trimestre de 1948 donne une idée de l’étendue et de la teneur des
réalisations scientifiques de ce centre de recherches112. En un trimestre, 11 livres et 21
communiqués paraissent, notamment le Dictionnaire des Silésiens méritants et le
Dictionnaire de la polonité de la Silésie, tous les deux sous la direction de Karol Maleczyński.
Des fouilles préhistoriques sont menées, notamment à Opole, profitant de la reconstruction ;
l’archéologie est en ces années particulièrement mise à contribution pour révéler les vestiges
médiévaux, censés être plus polonais que les constructions de la période moderne. Entre 1945
et 1948, le domaine d’activité de l’Institut silésien ne cesse de s’étendre, englobant
successivement la Basse-Silésie et les relations polono-tchécoslovaques. Contrairement à son
homologue d’Olsztyn, il apparaît florissant quand parviennent les premières rumeurs de
fermeture, mais il a l’inconvénient, comme les autres instituts, d’être majoritairement
dépendant pour son équilibre budgétaire des subventions étatiques. Ainsi la seule section de
Wrocław a un budget constitué à près de 70 % de subventions, très majoritairement d’origine
ministérielle ou de l’administration régionale113. Dans un contexte de communisation de la
Pologne, cette dépendance est utilisée par les autorités communistes comme d’un levier pour
forcer les instituts scientifiques à se mettre au diapason des canons marxistes-léninistes
s’agissant des recherches scientifiques ; le cas échéant, une forte réduction des subventions
permet d’étouffer les institutions récalcitrantes.
3. L’Institut baltique (1945-1950)
Le statut de l’Institut baltique de 1946 change peu de choses aux objectifs scientifiques, par
rapport à ceux fixés par le premier statut rédigé 20 ans auparavant114. Il s’agit d’entreprendre
« l’étude des problématiques maritimes, de la Poméranie et des pays de la Baltique, en
111 Entre autres : JAMKA Rudolf, POPIOŁEK Kazimierz, Przeszłość Śląska w zwięzłym zarysie (Brève esquisse
du Passé de la Silésie), IS, Wrocław, 1948. 112 AAN/MAP/40/p. 72-81. 113 AIZ/64-1. 17,1 millions de zlotys sur 24,4 millions. Sur les 17,1 millions, 4,8 proviennent du ministère de
l’Éducation, 4,8 du ministère des Territoires recouvrés, 3 millions du présidium du Conseil des ministres, 2
millions de la voïévodie de Haute-Silésie, 1,5 million de celle de Wrocław. 114 Cf. IIA.
315
insistant sur les besoins de la raison d’État polonaise. »115. L’Institut baltique marche donc sur
les traces de son prédécesseur d’avant-guerre. En février 1945, son directeur, Józef
Borowik116 obtient l’autorisation de reformer l’Institut, réorganisé progressivement à partir de
mars. Ses collections et ses fonds d’archives ont encore plus souffert de la politique
antipolonaise du Reich que celles de l’Institut silésien du fait de sa situation, la Poméranie,
région polonaise où la répression a été la plus forte. Il est organisé en quatre départements,
géographiquement dispersés et qui reflètent le caractère quelque eu éclectique de ses
spécialisations : les bureaux de direction et l’administration sont à Sopot, le département
maritime est dispersé entre divers bureaux à Sopot, Gdynia et Gdańsk, le département des
études poméraniennes s’installe d’abord à Toruń, puis à Bydgoszcz, où se situe également le
département d’édition. Par la suite, après la création en septembre 1945 du Musée maritime à
Szczecin, l’Institut baltique ouvre également une section dans cette ville et finit par gérer le
Musée. L’Institut est à ses débuts d’une taille équivalente à celui de Poznań. Il emploie déjà
61 personnes au 1er septembre 1945117. Son rapport d’activités pour le 1er semestre de 1948
permet de se faire une idée du travail qui y est réalisé118. Un travail d’expertise « les résultats
économiques des territoires recouvrés » a été adressé au ministère des Territoires recouvrés.
Un cycle de six conférences réalisées pendant ce semestre donne l’étendue des spécialités de
ce centre de recherches, notamment l’histoire des pays de la Baltique, les relations polono-
scandinaves, la politique maritime de la Pologne, l’économie maritime polonaise, l’histoire de
la flotte polonaise. L’Institut baltique semble avoir une renommée nationale et internationale
assez grande, puisque la sous-section concernant les bibliothèques nous indique qu’en février
1948, celles-ci sont en contact avec 293 institutions et rédactions de périodiques scientifiques,
dont 107 à l’étranger119. Malgré ces réalisations et cette activité florissante, l’Institut baltique
va lui aussi être la proie de la politique scientifique et culturelle de l’État-parti, d’autant que
dans ses attributions, comme l’Institut silésien, il est en rivalité avec l’Institut occidental dont
il partage une partie du programme de recherche.
115 AAN/MZO/80/p. 1. 116 1891-1968. Spécialiste en ichtyologie, il étudie l’histoire et l’économie de la Poméranie de Gdańsk et
occidentale. Directeur de l’Institut baltique de 1927 à 1950. 117 AAN/MZO/80/p. 13. 118 ANN/MZO/80/p. 141-154. 119 Idem, p. 143.
316
4. La quasi-disparition du réseau scientifique occidental à l’époque stalinienne
Les instituts spécialisés dans la pensée occidentale polonaise ont de nombreuses raisons de
déplaire au pouvoir communiste. Créés avant-guerre, ils représentent le monde scientifique de
la IIème République, un milieu à la fois très majoritairement hostile à la pensée communiste (la
majeure partie des membres de ces instituts ont été proches du Mouvement-national ou de la
démocrate-chrétienne) et une méthodologie scientifique non marxiste. En outre, dans le
contexte d’après-guerre, ils représentent des îlots de liberté intellectuelle relative remettant en
cause à long terme le monopole politique que le parti communiste est en train alors de bâtir.
Entre 1948 et 1953, dans le cadre de la stalinisation de l’État polonais, le savoir et la culture
en général et les sciences humaines en particulier deviennent un enjeu de pouvoir pour le
PZPR. Le réseau scientifique occidental, trop indépendant et trop peu marxiste au goût du
parti, est progressivement démantelé, en profitant des concurrences implicites entre instituts.
Le parti joue sur l’efficience du travail accompli dans les instituts (éviter que les domaines des
uns n’empiètent sur celui des autres) et sur la rentabilité (modulation des subventions
accordées en fonction des buts politiques).
Dans un premier temps, le parti communiste veut réorganiser le champ de recherches sur la
pensée occidentale polonaise en supprimant les instituts qui font doublon. C’est dans ce
contexte que, dès le premier semestre de 1948, des projets de regroupements voire de fusions
d’instituts sont mis en place. Ainsi, une réunion a lieu le 2 mars 1948 entre les représentants
de l’Institut occidental, l’Institut baltique et l’Institut silésien, à l’École supérieure de
commerce de Varsovie. Les représentants des trois écoles discutent d’un projet de « Conseil
des instituts », organe administratif qui présenterait l’avantage pour le pouvoir de mieux
contrôler les activités des instituts. En outre, contrairement aux sièges des instituts, dispersés
en province, celui de conseil serait à Varsovie, proche des lieux de pouvoir. Ce conseil est
censé officiellement mieux coordonner les travaux entre instituts, dans les faits, c’est bien la
première étape dans la subordination de ces instituts au pouvoir, derrière des apparences de
simple contrôle de gestion du fait d’une « obligation d’envoyer au Conseil toutes les
informations et les clarifications demandées, particulièrement tous les trimestres des rapports
d’activité et des rapports financiers, les transcriptions des protocoles de séances des autorités
des instituts »120. Ce projet va même jusqu’à demander de soumettre au conseil et donc
indirectement aux autorités centrales de Varsovie tout projet de changement de statut. En
120 AAN/MAP/40/p. 5.
317
effet, ce conseil serait dirigé par un présidium dont le président doit être nommé par le
Premier ministre121. Des réunions sont organisées dans les mois suivants, mais au projet
étatique de regroupement va se substituer celui de Wojciechowski : une absorption des
instituts par l’Institut occidental, l’institut absorbé étant transformé, sous forme réduite, en
antenne régionale de l’Institut occidental. C’est un stratagème du directeur de ce centre de
recherche à la fois pour sauver son propre institut et pour permettre aux autres de perdurer,
quoique sous une forme embryonnaire. Le premier à être concerné est l’Institut mazure, qui
devient la section régionale d’Olsztyn de l’Institut occidental à partir du second semestre de
1948. Après avoir un temps envisagé sa suppression pure et simple, les autorités se rallient à
la proposition de Wojciechowski de reprendre l’Institut mazure. Le même scénario est utilisé
pour les autres instituts ; l’Institut silésien est incorporé en 1949 à l’occidental. Le siège de
Katowice est supprimé purement et simplement, la section de Wrocław devient l’antenne de
l’Institut occidental pour la Silésie. Enfin, l’Institut baltique est supprimé en deux temps.
Profitant de son ambivalence, à la fois tourné vers le domaine maritime et le domaine
terrestre, la section d’études de la Poméranie est transférée en 1949 à Toruń pour devenir
l’antenne régionale de l’Institut pour la Poméranie, avant que la partie de l’institution dédiée
aux études maritimes ne soit intégrée à l’Institut maritime en 1950, nouvellement créé et
répondant aux critères de scientificité du marxisme-léninisme. À l’orée du stalinisme,
l’Institut occidental pourrait apparaître comme gagnant, puisqu’il a réussi à imposer, par
l’habileté de son directeur, un monopole sur les questions occidentales. Nombre de chercheurs
de l’Institut pratiquent à l’époque une sorte de schizophrénie scientifique, en essayant de
continuer les études sur les territoires recouvrés alors qu’elles ne sont plus populaires dans les
cercles du pouvoir tout en adoptant des tournures de langage marxiste pour donner à leur objet
de recherche suspicieux une patine communiste. Ce processus de marxisation de la
méthodologie, du vocabulaire et des thèmes de recherche se voit particulièrement dans les
antennes régionales de l’Institut occidental. Le plan de travail de la section de l’Institut à
Wrocław en 1952 est significatif à cet égard122. Les thèmes de recherche reflètent les intérêts
de l’histoire marxiste : histoire de la classe ouvrière en Silésie, de l’expropriation des paysans
en Haute-Silésie, du peuplement et de l’économie de la région à l’époque moderne et
contemporaine. L’histoire socio-économique des « classes laborieuses », chère aux historiens
marxistes, est à l’honneur, alors que nombre d’entre eux ne sont pas communistes.
121 AAN/MAP/40/p. 18. 122 AIZ/64-3. Plan de travail pour 1952.
318
Cette adaptation, au moins formelle, de nombre de travaux de la pensée occidentale polonaise
à la conception marxiste de l’histoire, ne suffit pas au parti communiste. À l’apogée du
stalinisme, tout centre de recherches qui agit en dehors des structures officielles soviétisées
est considéré avec suspicion. Après avoir survécu au tournant des années 1948-1950 en
incorporant les autres instituts occidentaux, l’Institut occidental commence lui-même à être
remis en question, surtout après la création du PAN en 1951 et de son Institut d’histoire
l’année suivante. Entre 1950 et 1953, l’Institut occidental voit ses subventions fondre, selon
une stratégie de l’étouffement économique. Wojciechowski écrit de nombreuses lettres aux
autorités locales du PZPR et aux structures du PAN, faisant valoir l’importance de son institut
dans la lutte contre le révisionnisme ouest-allemand et se mettant lui aussi au vocabulaire
marxiste. Malgré les difficultés, il parvient à sauver son institut, mais au prix d’une grande
mutilation : les antennes régionales de Wrocław, Cracovie, Toruń et Olsztyn sont fermées ou
transférées à d’autres instituts en 1953. À l’intérieur même de l’Institut à Poznań, les sections
des études sur la genèse des villes de Pologne occidentale et du domaine slave occidental, et
de l’histoire de l’Allemagne, sont supprimées123. La structure reste quelque temps dans un état
d’hibernation, ne publiant presque aucun livre. 1955 est une année tournant, anticipant
l’Octobre polonais. Si après la mort de Wojciechowski le 14 octobre, une fermeture est
envisagée, une des collaborateurs de l’Institut, Gerard Labuda124, parvient à convaincre les
autorités de le laisser ouvert, contre une réorientation des recherches dans un sens plus fidèle
au matérialisme historique, ce dont témoigne le projet de février 1956 évoqué plus haut125.
Avec l’arrivée de Gomułka au pouvoir, les initiatives se multiplient pour rouvrir les instituts
supprimés à la fin des années 1940.
5. La renaissance du réseau scientifique occidental
Le dégel de Gomułka est une période favorable pour la renaissance, voire l’étoffement des
instituts chargés des affaires des études occidentales. À la différence de la période d’immédiat
après-guerre, le parti communiste préside bien plus à la recréation de ces structures de
recherches, qui sont d’emblée plus idéologisées que celles de la sortie de guerre. Le premier à
reparaître est l’Institut silésien. L’Institut scientifique silésien est fondé par une Directive du
comité régional du PZPR de Katowice, le 13 mars 1957. Centre de recherche plus
archéologique, reprenant pour la plupart la structure de l’Institut d’avant 1949. Les travaux de
la section historique montrent l’amalgame des thèmes anciens et nouveaux. À côté des
traditionnelles études ethnographiques, menées avant-guerre, figurent l’étude de l’histoire de
la Silésie d’Opole dans l’entre-deux-guerres, notamment du mouvement communiste régional,
ou les traditionnelles études germaniques, qui se retrouvent dans nombre d’autres instituts de
la pensée occidentale polonaise de la fin des années 1950, études germaniques étant
comprises majoritairement comme lutte contre le révisionnisme de la RFA. À partir de 1957
s’engagent aussi des discussions pour refonder l’Institut baltique, qui débouchent sur sa
réouverture le 20 décembre 1958, même si c’est sous une forme réduite, puisque les
problématiques strictement maritimes, restent du ressort de l’Institut maritime : « entreprendre
et soutenir les études scientifiques dans le domaine des problèmes résultant de la situation
baltique de la Pologne- en veillant particulièrement aux problématiques sociales,
démographiques, culturelles, économiques et historiques de la Poméranie et des pays de la
Baltique.127 ». Dernier des instituts d’après-guerre l’Institut mazure est refondé sous une autre
appellation, le 28 décembre 1961, sachant que le « Centre de recherches historiques Wojciech
Kętrzyński » d’Olsztyn n’est opérationnel que début 1963. Une nouveauté à signaler : en mai
1961 est fondé un nouvel institut, l’Institut de Poméranie occidentale, de moindre ampleur, à
Szczecin. Ainsi s’achève le processus de reconstitution et de développement du réseau
scientifique occidental accompli pendant les années du dégel de Gomułka. La normalisation et
la première moitié des années 1960 sont l’apogée de ce réseau. Les foyers de conception de la
pensée occidentale polonaise ont donc perduré, avec des aléas certes, sous des régimes
politiques différents : république parlementaire polonaise, autoritarisme de la Pologne des
années 30, Occupation, sortie de guerre, stalinisme, dégel de Gomułka, montrant ainsi
126 APANpo/Z.Kaczmarczyk/95/p. 72-81. 127 STRAUCHOLD Grzegorz, Myśl zachodnia i jej realizacja w Polsce ludowej w latach 1945-1957 (la Pensée
occidentale et sa réalisation dans la Pologne populaire dans les années 1945-1957), Toruń, 2003, p. 435.
320
l’importance de ce courant d’idée. La résonnance de ces dernières se voit aussi par leur
influence sur la société, qui se mesure notamment par les organisations qui relaient cette
pensée auprès de la société, et qui contribuent également à la forger.
III Entre science et politique : les associations sociopolitiques
Des associations, souvent de masse, ont joué un grand rôle dans la définition des
thèmes de la pensée occidentale et dans leur popularisation auprès de la société polonaise, ce
pourquoi elles sont traitées dans le chapitre sur les foyers de la pensée occidentale polonaise.
Là encore, les continuités entre associations, notamment en ce qui concerne les buts et le
personnel, sont évidentes, malgré les bouleversements politiques de la Pologne entre les
années 1920 et l’orée des années 1960. La principale d’entre elles concernant les territoires
recouvrés, l’Union occidentale polonaise, et son ancêtre l’Union de défense des confins
occidentaux, feront l’objet de la première sous-partie128. L’après-guerre est favorable à la
formation d’associations de moindre ampleur, rattachées de près ou de loin à la pensée
occidentale, et qui complètent les activités de l’UOP. Enfin, après la parenthèse stalinienne,
l’UOP connaît une résurgence sous la forme de l’Association pour le développement de
territoires occidentaux129.
A. L’Union de défense des confins occidentaux et l’Union occidentale polonaise
1. L’Union de défense des confins occidentaux (1921-1934)
L’UDCO est née de manière progressive comme confédération de structures
régionales dont le but était la défense des terres polonaises anciennement allemandes face au
nationalisme allemand, particulièrement prussien, remettant en cause l’ordre territorial issu du
Traité de Versailles. Les fondements de cette organisation sont les comités de plébiscite
fondés par les Polonais et les Silésiens pro-polonais en Haute-Silésie dans l’attente du
plébiscite du 20 mars 1921. Parallèlement, un Comité de défense de la Haute-Silésie130 est
mis en place en novembre 1919. Il sera l’embryon structurel de la future UDCO. Durant l’été
1921, les comités locaux du CDHS décident de former l’UDCO. Il est intéressant de voir que
128 Polski Związek Zachodni et Związek Obrony Kresów Zachodnich. On utilisera les abréviations calquées sur
les initiales françaises, UOP et UDCO. 129 Towarzystwo Rozwoju Ziem Zachodnich. L’abréviation française correspondante sera : ADTO. 130 Komitet Obrony Górnego-Śląska. Le raccourci est CDHS.
321
l’initiative de la formation de cette organisation vient de la société, ce qui est de moins en
moins le cas par la suite pour les avatars successifs de l’organisation. En mars 1922, l’UDCO
devient une organisation quasiment nationale par la fusion de toutes les sections régionales,
en attendant le ralliement en 1929 de l’Association de défense des confins occidentaux qui
était active en Galicie occidentale. Son statut, dans sa version de 1929, dessine les contours
des objectifs de l’organisation avec une neutralité qui étonne d’une part quand on sait l’anti-
germanisme, le patriotisme polonais, pour ne pas dire le nationalisme qui animaient nombre
de ses membres, et qui détonne par rapport aux statuts ultérieurs, qui vont nommer bien plus
explicitement l’ennemi. Le statut explique ainsi que « L’Union de défense des confins
occidentaux est une organisation sans-étiquette politique, rassemblant toutes les forces de la
société polonaise dans le but de défendre les intérêts nationaux des terres occidentales de la
République. »131. L’unanimisme national dont se prévaut l’UDCO n’est dans les faits qu’un
vœux pieux : un examen de la géographie de recrutement des membres permet de voir que si
elle s’est développée sur tout le territoire de la Pologne, elle n’a été importante localement
que dans les voïévodies des confins occidentaux comme le montre le tableau ci-dessous
Tableau représentant la répartition géographique des membres de l’UDCO puis de l’UOP entre
1925 et 1937133
131 APP/PZZ/3/p. 57-76, Art. 2. 132 Les proportions sont tirées de calculs fondés sur GAWRYSZEWSKI Andrzej, Ludność Polski w XX
wieku (la Population de la Pologne au XXème siècle, Instytut Geografii i Przestrzennego Zagospodarowania im.
Stanisława Leszczyckiego PAN (Institut de géographie et d’Aménagement du territoire (S. Leszczycki) de
l’Académie polonaise des Sciences), Varsovie, 2005, p. 84. 133 Les chiffres sont tirés de MUSIELAK Michał, Polski Związek Zachodni 1944-1950 (l’Union polonaise
occidentale 1944-1950), PWN, Varsovie, 1986, p. 24-25.
La pensée occidentale polonaise n’est réellement populaire à grande échelle que dans les
confins occidentaux, comme le montre la disproportion entre la population des confins
occidentaux et la proportion de membres parmi leurs habitants (14 % de la population pour
environ 80 % des membres). De même, l’apolitisme proclamé est en fait à relativier. Comme
l’indique Musielak « le caractère sans-étiquette ne signifiait pas pour l’UDCO
l’apolitisme. »134. Dans les faits, l’UDCO est de la couleur politique des régions dont
proviennent la majorité de ses membres : le Mouvement national en Poznanie et en
Poméranie, la Démocratie-chrétienne en Haute-Silésie. Cette idéologie politique marquée
n’empêche pas l’organisation de manifester une véritable souplesse tactique, confinant parfois
à l’opportunisme, ou du moins à un pragmatisme poussé. En effet, la réalisation des objectifs
de la pensée occidentale étant à ses yeux tellement importante qu’elle est prête dans les faits à
travailler avec n’importe quel gouvernement dont l’engagement serait prononcé dans ce
domaine. Son activité de lobbying auprès des gouvernements successifs de la IIème République
ne constitue pas cependant l’essentiel de ces actions. Celles-ci sont diverses : aide culturelle
aux Polonais d’Allemagne, actions de repolonisation par l’organisation de colonies de
vacances pour les enfants polonais d’Allemagne, organisations de manifestation face aux
expressions du révisionnisme allemand, sensibilisation de l’opinion publique polonaise à la
question des confins occidentaux. Nombre de ces thèmes se retrouvent dans les actions
menées par l’UOP après-guerre. Le pragmatisme politique de l’organisation, sa dépendance
financière partielle face au gouvernement la rendent vulnérable aux évolutions de la politique
polonaise de l’entre-deux-guerres. Le 26 janvier 1934 est signé un Pacte de non-agression
entre la Pologne et l’Allemagne. Dans ce contexte, l’anti-germanisme de l’UDCO commence
à être gênant aux yeux du pouvoir. Influencée par les directives gouvernementales,
l’Assemblée générale de l’UDCO change son statut en novembre 1934 et se transforme en
UOP.
2. l’Union occidentale polonaise (1934-1939 et 1939-1944)
La nouvelle organisation est plus étroitement liée au pouvoir, ce qui se traduit
symboliquement par le transfert de son siège à Varsovie. Cette transformation est mal perçue
134 MUSIELAK Michał, op. cit., p. 25. En polonais „bezpartyjność w ujęciu ZOKZ nie oznaczała
apolityczności.”.
323
et comprise par un certain nombre de militants, près d’un tiers des militants de l’UDCO ne se
réinscrivant pas à l’UOP. Cette baisse du nombre d’inscrits est notable notamment dans le
district de Poznań, bastion de la Démocratie-nationale et qui considère que la réorganisation
de l’association est une subordination totale au gouvernement piłsudskiste et à la Sanacja,
ennemie politique du Mouvement national. Les directives du gouvernement et la baisse des
membres désorganisent un temps l’UOP, dans un contexte international où la Pologne essaie
de se rapprocher de l’Allemagne, entre autres pour garantir davantage de droits à la minorité
polonaise d’Allemagne. Toutefois, l’échec de cette politique est bientôt flagrant : à partir de
1937, la répression s’abat sur les activistes du mouvement national polonais en Haute-Silésie,
tandis que s’accélère la germanisation de la Prusse orientale méridionale. L’UOP peut alors
renouer avec son activité d’avant 1934, en organisant des manifestations massives contre la
politique anti-polonaise de l’Allemagne. Par ses racines idéologiques, durant toute la période
d’avant-guerre l’UCDO-UOP est ouvertement hostile à l’URSS et au communisme.
Après le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’UOP devient une des cibles
privilégiées des nazis, pour lesquels l’appartenance à cette organisation est jugée sévèrement.
La répression contre les cadres de l’association explique que l’UOP ne puisse se reconstituer
progressivement et partiellement qu’à partir de 1942. Au sein de la Délégation du
gouvernement pour le pays, un groupe est formé, « Occident »135, sorte d’UOP clandestine,
dont la mission est de soutenir les travailleurs forcés polonais en Allemagne. En lien avec les
divers projets de revendications territoriales en cours de préparation136, l’UOP clandestine
réalise des études sur le nombre de Polonais d’Allemagne dans les territoires à annexer, et
ébauche la politique de repolonisation à mener. Les activistes de l’UOP sont majoritairement
les mêmes que ceux d’avant-guerre, et contrairement à ce que va proclamer l’organisation
officielle, l’UOP clandestine, si elle réclame des ajustements territoriaux à l’ouest en faveur
de la Pologne, ne remet pas en cause sa frontière orientale. Au cours de la guerre, l’activité
d’Occident s’étend également aux prisonniers de guerre polonais en Allemagne. Des
expertises sont réalisées pour favoriser l’intégration des nouveaux territoires après-guerre, par
exemple en distribuant des brochures de propagande aux autochtones, notamment en Varmie-
Mazurie. À côté du pôle scientifique, représenté par les résistants de Patrie, les membres de
135 Zachód. 136 Cf. chapitre 1, IIB, 2.
324
l’UOP clandestin sont sans doute les personnes les plus à même de prendre en charge
l’intégration des territoires recouvrés à la Pologne en 1945.
3.L’ Union occidentale polonaise (1944-1949)
L’UOP réapparaît progressivement, à partir de militants de l’UOP d’avant-guerre et de
l’Union des Polonais en Allemagne. Le 9 octobre 1944 est formée en Mazovie l’Union des
expulsés et réfugiés des terres occidentales de la République polonaise137. Le même mois, une
association aux buts similaires est formée en Lublin, l’Union des terres occidentales138. Pour
essayer de coordonner les actions de ces deux organisations est créée à son tout la
Commission d’organisation de l’Union des Polonais des terres occidentales139.C’est à partir
de cette superstructure qu’est reformée l’UOP. Le 13 novembre 1944 la Commission refonde
officiellement l’UOP, en accord avec le président du PKWN Edward Osóbka-Morawski, qui
reconnaît l’organisation le 21 novembre. L’association reformée n’est cependant pas
exactement la même idéologiquement que celle d’avant-guerre. Elle doit s’insérer dans la
coalition politique de façade bâtie par le PPR pour parvenir à moyen terme au pouvoir. Cet
objectif se reflète encore assez implicitement dans les buts de l’UOP tels que définis par son
statut de 1945 :
Le PZZ [UOP] est une organisation sociale fondée sur des règles démocratiques qui mobilise les
efforts de la société polonaise pour un développement dans tous les domaines des terres occidentales
polonaises, et pour maintenir la vigilance de la nation polonaise face au danger de résurgence de
l’impérialisme allemand.140
L’utilisation des termes « règles démocratiques » et « impérialisme » est une nouveauté car,
encore vagues, ils laissent la porte ouverte à une socialisation ultérieure de l’association ; en
outre, ils tranchent avec la neutralité absolue des objectifs inscrits dans le statut de l’UDCO
de 1929. Le « recouvrement » des confins occidentaux géopolitiques141 change la donne et
élargit grandement le spectre des activités de l’UOP, qui sont longuement établies dans
l’Article 5 du statut :
137 Związek Wysiedleńców i Uchodźców z Ziem Zachodnich Rzeczypospolitej Polskiej. 138 Związek Ziem Zachodnich. 139 Komisja Organizacyjna Związku Polaków Ziem Zachodnich, pour toutes ces informations, cf. MUSIELAK
Michał, op. cit., p. 66-67. 140 APP/PZZ/3/p. 23. 141 Cf. chapitre introductif, II, introduction.
325
1. La reconstruction de la polonité et le développement de la vie sociale sur les terres occidentales, la
formation de liens sociaux durables entre les populations polonaises autochtone, rapatriée, réemigrée,
transférée
2. L’effacement de la vie polonaise de l’élément allemand et des restes de germanité
3. L’approfondissement de la vigilance de la société envers le danger de la résurgence de
l’impérialisme allemand
4. Le maintien des liens avec les émigrés polonais à l’étranger, l’attirance de leurs forces créatrices
pour reconstruire le pays, notamment les territoires occidentaux […]
5. L’expansion et le renforcement, dans la société, de la conscience des terres occidentales, de leur
signification pour l’État et la nation polonais […]142
Ces objectifs montrent la prise en compte par l’UOP du travail social à accomplir pour
intégrer pleinement les territoires recouvrés à la Pologne : repolonisation des autochtones et
des territoires en eux-mêmes, lutte contre les influences allemandes intérieures et extérieures,
sensibilisation des Polonais de Pologne et de l’étranger à la cause des territoires recouvrés.
L’action la plus importante de l’UOP durant la période de l’après-guerre a été orientée vers
les autochtones, afin de faciliter leurs conditions de vie et leur intégration au sein de la
nouvelle société polonaise en formation. Bien souvent, les activistes de l’UOP se sont mués
en avocats des autochtones dans les multiples conflits, souvent fonciers, qui ont opposé ces
derniers aux allochtones. Les domaines d’action de cette association ne se réduisent cependant
pas à cette aide. Le programme de travail de l’UOP pour 1946 donne ainsi une idée de
l’étendue de ses réalisations :
142 APP/PZZ/3/p. 23-24.
326
Période de l’action (pour 1946) Type d’actions (entre autres)
Janvier-avril Cours d’information sur le peuplement et les problèmes des territoires
recouvrés
Mai Semaine des terres occidentales (2 au 9), 2 mai, commémoration du 25ème
anniversaire de la 3ème Insurrection de Silésie, 25ème anniversaire de l’UOP
Juin Mois du livre pour les territoires recouvrés
Juillet Commémoration de la bataille de Grunwald le 14 juillet, popularisation des
connaissances sur la Varmie-Mazurie
Mois d’été Voyages touristiques organisés vers certains lieux des territoires recouvrés
Septembre Commémorations du début de la Seconde Guerre mondiale, 8 septembre
manifestation à Westerplatte (Gdańsk)
Octobre Manifestation le 4 octobre de la polonité de Szczecin et de la Poméranie
occidentale
Décembre Action de publicité et de propagande en faveur de la Terre de Lubusz.
Commémoration le 27 décembre de l’Insurrection de Grande-Pologne
Tableau représentant les principales activités de l’UOP pour l’année 1946143
L’UOP développe ainsi une activité de popularisation des territoires recouvrés et une
politique historique de grande ampleur. Ces accents patriotiques, souvent nationalistes, sont
dans un premier temps tolérés par les autorités communistes qui essaient de les récupérer à
leur profit. Souvent, devant les difficultés matérielles importantes des années 1945-1947,
l’UOP supplée l’État impuissant à assurer certaines de ses fonctions (campagnes de soins à
destination des populations autochtones, cours de repolonisation organisés en dehors des
cadres des structures scolaires officielles). Elle organise la manifestation d’unité nationale
qu’est le Congrès des autochtones des 9-10 novembre 1946, pendant lequel, malgré les
précautions prises, les premiers signes de mécontentements et d’échec de la politique
gouvernementale envers les autochtones commencent à se faire sentir. Elle joue un rôle
important dans les opérations de peuplement des territoires recouvrés, contribuant pour la
seule année 1945 à l’installation de plus de 200 000 Polonais sur ces terres, soit environ 15 %
du total144. Dans de nombreuses voïévodies des territoires recouvrés, elle se charge des
143 Tableau réalisé à partir de APP/PZZ/593/p. 3-4. 144 MUSIELAK Michał, op. cit., p. 196.
327
opérations de vérification nationale des autochtones et essaie de convaincre les récalcitrants à
se faire reconnaître comme polonais. Pour hâter la repolonisation et développer la vie
culturelle locale, elle fonde un certain nombre de « Maisons sociales », sorte de maisons de la
culture servant autant à tisser des liens sociaux entre groupes humains divers, que de lieu de
repos, de loisir et d’instruction, pour les autochtones et les analphabètes. Jusqu’en 1947,
l’UOP se développe de manière dynamique :
Ensemble de voïévodies Nombre de membres de
l’UOP
% de membres par rapport
total
% de la population des
groupes de voïévodie par
rapport à la population totale
(1946)
Terres anciennes145 55 124 37.7 55.3
Confins occidentaux + Silésie
d’Opole et Terre de Lubusz146
64 188 43.9 31.3
Voïévodies constituées
uniquement de régions des
territoires recouvrés147
27 013 18.4 13.4
Total Pologne occidentale et
septentrionale
91 201 62.3 44.7
Total Pologne 146 325 100 100
Tableau représentant la répartition géographique des membres de l’UOP au 2ème semestre de
1947148
Comme pour l’UDCO, une disproportion peut être constatée entre les « terres anciennes » (la
Pologne centrale et orientale d’avant-guerre) et la Pologne occidentale (confins occidentaux et
territoires recouvrés), puisque les terres anciennes rassemblent 55 % de la population
polonaise mais moins de 40 % des membres de l’UOP, alors que la Pologne occidentale
regroupe plus de 60 % des membres de l’UOP contre 45 % de la population polonaise. La
cause des territoires recouvrés ait progressé dans la société polonaise, la question n’intéressant
plus avant tout les habitants des marges occidentales du pays. Ce développement de la pensée
occidentale polonaise par l’intermédiaire de l’UOP s’arrête toutefois alors que les menaces
commencent à se préciser pour cette association.
145 Il s’agit des voïévodies de : Białystok, Kielce, Cracovie, Lublin, Łódź, Rzeszów, Varsovie. 146 L’ensemble regroupe les voïévodies de Bydgoszcz, Gdańsk, Katowice et Poznań. 147 Les voïévodies de Wrocław, Szczecin et Olsztyn font partie de cet ensemble. 148 APP/PZZ/584/p. 90.
328
L’UOP n’est en effet plus une organisation pleinement indépendante : des hommes fidèles au
régime ont été placés dans les structures dans nombre de postes de responsabilité, si bien que
l’association est un auxiliaire efficace du parti pour sa prise de pouvoir. Elle fait en effet
campagne pour les « trois oui » au référendum de juin 1946 et pour le « Bloc démocratique »
à l’occasion de l’élection de l’Assemblée constituante de janvier 1947. Malgré tout, le PPR ne
cesse de se méfier de l’organisation, trop indépendante encore à ses yeux, rappelant
l’ancienne Pologne et trop nationaliste à ses yeux, comme en témoigne le soutien de nombre
de ses membres à la cause d’une Lusace indépendante en 1945-1946. Dès avant la prise finale
du pouvoir par le PPR au Congrès de fondation du PZPR de décembre 1948, une offensive est
lancée à son encontre. Les membres trop nationalistes ou perçus comme tels sont purgés,
tandis que les comités régionaux du PPR puis du PZPR poussent leurs membres à s’inscrire
en masse dans les districts de l’UOP pour peser sur les instances décisionnelles. Malgré tout,
l’UOP ne présente pas le profil idéologique voulu par le gouvernement communiste, d’où le
projet mis en place à partir de la fin de 1948 de fusionner l’UOP avec la Ligue maritime149,
organisation bien plus sensible aux injonctions du pouvoir. Après de multiples résistances
locales durant l’année 1949, l’UOP et la LM fusionnent en une seule organisation début avril
1950 : la nouvelle organisation reprend le nom de Ligue maritime, et la majeure partie des
membres du Bureau central (38 sur 18) provient de la Ligue maritime150. Cette fusion est en
fait une absorption Un ordre du jour d’une réunion de la Direction de l’UOP de Wrocław en
1949, en vue de préparer la réunion nationale devant acter la « fusion » avec la Ligue
maritime, est très significatif de ce que reprochaient les autorités communistes à l’UOP :
I Analyse critique de l’activité de l’UOP entre 1944 et 1949 :
a. Les tendances nationalistes au sein de l’UOP
b. L’influence de la petite bourgeoisie au sein de l’UOP […]
c. Un manque de clarté concernant la coopération avec les partis politiques dans les échelons
inférieurs
d. L’encombrement par l’idéologie d’avant-guerre, pesant pour l’émergence d’une nouvelle
idéologie de l’UOP
149 La Ligue maritime, association sociopolitique polonaise, a été fondée en 1924 pour sensibiliser l’opinion
publique aux problématiques maritimes. À partir de 1930, elle devient Ligue maritime et coloniale, réclamant
pour la Pologne un espace colonial. Reprise en main bien plus directement par les communistes en 1945, elle est
bien plus malléable aux directives de l’État-parti que l’UOP. 150 STRAUCHOLD Grzegorz, op. cit., p. 370.
329
e. Des liens faibles avec les classes ouvrière et paysanne.151
En d’autres termes, le pouvoir communiste perçoit l’UOP comme une association nationaliste,
représentant les intérêts des classes dominantes, distantes par rapport aux « masses
laborieuses » et aux alliances politiques douteuses (avec des partis opposés à la mainmise des
communistes sur le pouvoir), autant d’accusations qui sont fatales pour l’UOP, qui comme
nombre d’instituts du réseau scientifique occidental, fait les frais de la stalinisation de la
Pologne, et ce pour le plus grand malheur des autochtones, privés de l’aide de l’association et
définitivement marginalisés.
Malgré son importance, l’UOP n’a pas été la seule association à promouvoir la pensée
occidentale polonaise : d’autres, moins importantes, ont également existé après-guerre.
B. Les associations de moindre envergure liées à la pensée occidentale polonaise
D’autres associations s’occupent également de la problématique liée aux territoires
recouvrés ; ne seront abordées ici que certaines de celles qui traitent d’un segment particulier
de la pensée occidentale polonaise152 : la relation aux autres nations slaves occidentales, et
notamment à la petite nation lusacienne. La question sorabe est intéressante à traiter du point
de vue des associations liées à la pensée occidentale polonaise, car elle montre les limites de
la tolérance du parti communiste envers cette dernière. Dans l’Europe médiane d’après-
guerre, de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer l’indépendance de la Lusace par rapport à
l’Allemagne. Elles se regroupent dans des associations en faveur de la Lusace, que ce soit en
Pologne ou en Tchécoslovaquie, et tentent de créer des mouvements d’opinion en faveur de
l’indépendance de cette région ou du moins de son rattachement à l’un des deux États slaves
voisins. En Pologne, l’association la plus connue en faveur de la Lusace est l’Union
académique des amis de la Lusace, dite Prołuż, originale à plus d’un titre153. Elle est l’une des
rares, sinon la seule, des organisations fondées encore en temps de guerre (1943) à rester
pleinement indépendante vis-à-vis du nouveau pouvoir en place à partir de 1944-1945. C’est
une organisation de jeunesses, fondée par un étudiant de Poznań Alojzy Matyniak, regroupant
151 STRAUCHOLD Grzegorz, op. cit., p. 369. 152 D’autres associations sont liées, plus ou moins lâchement, à la large problématique des territoires recouvrés,
entre autres l’Association d’amitié polono-tchécoslovaque (Towarzystwo przyjaźni polsko-czechosłowackiej) ou
l’Union des colons militaires (Związek Osadników Wojskowych). 153 Związek akademicki pryjaciół Łużyc.
330
avant tout des étudiants, mais aussi des lycéens, et dont les cercles sont présents à ce titre dans
les universités polonaises voire dans certains lycées. L’association entre pleinement dans les
critères sociopolitiques des milieux de la pensée occidentale polonaise : fortement liée avec
l’Armée de l’intérieur pendant la guerre, elle est également proche du Mouvement national et
a son bastion en Grande-Pologne. Elle a été légalisée le 12 septembre 1945 à Krotoszyn, au
sud-est de Poznań, sur l’instance de l’Université de Poznań et reconnue d’emblée par le
ministère de l’Éducation154. Lors de son premier congrès national, le 18 novembre 1845, elle
étend son activité à toute la Pologne. Le 6 décembre, son statut est confirmé ; l’association a
pour but :
a) La défense du droit à la liberté de la nation sorabe, la sensibilisation du pays et de l’étranger à
l’importance de la question sorabe, l’échange mutuel des conquêtes culturelles entre les
nations polonaise et sorabe
b) L’étude et la propagande des problématiques du domaine slave occidental ainsi que la
réalisation de sa reslavisation
c) L’éveil de la vigilance du monde face au danger allemand155
Comme souvent, les dimensions intérieure et extérieure de la pensée occidentale polonaise
sont mêlées ; de même, la volonté de reslavisation se retrouve ainsi que la mise en garde
contre l’ennemi allemand. En 1946-1947, l’association reste très active, et coopère activement
avec l’UOP, puisque les deux organisations ont des domaines d’activité semblables. Ainsi,
Prołuż cherche à faire sortir des camps de prisonniers allemands les Sorabes. Plus
généralement, l’association essaie de sensibiliser l’opinion polonaise à la question sorabe pour
donner du poids à ses revendications indépendantistes. Elle agit par plusieurs biais : cours sur
l’histoire et le culture sorabe, articles dans les journaux, représentations artistiques,
manifestations, comme lors des anniversaires de la Paix de Budziszyn (Bautzen) de 1018 par
laquelle le territoire sorabe avait été rattaché à la Pologne. Des demandes de bourses d’études
en Pologne pour des étudiants sorabes sont régulièrement demandées au ministère de
l’Éducation. En lien avec l’UOP et les autres associations pro-sorabes, Prołuż organise les 5
et 6 octobre 1946 le premier Congrès des études sorabes à Poznań, d’où émerge un Conseil
scientifique pour les affaires sorabes. Dans le domaine international, l’association appuie
154 La chronologie des principaux événements de l’histoire de Prołuż a été trouvée dans les Archives numériques
de Prołuż, 12/1, p. 7-11. https://proluz.wordpress.com/. 155 Archives numériques de Prołuż, 5/5, p. 4.
d’universitaires, dont Witold Taszycki159 et Józef Widajewicz160, directeurs et vice-directeurs
de l’organisme, spécialisés dans la linguistique slave. Elle est régulièrement sollicitée pour
des conférences ou des expertises sur les Sorabes, du moins avant l’avènement explicite du
régime communiste en 1948-1949, à l’occasion duquel elle disparaît, comme la majeure partie
du reste du réseaux scientifique et associatif occidental. Ce dernier ne se reconstitue, pour les
associations également, qu’à la faveur du dégel de Gomułka.
C. L’Association pour le développement des territoires occidentaux
Les années 1956-1957 présentent un certain parallélisme avec la période de 1944-1945.
Une série d’institutions du réseau scientifique, associatif et médiatique occidental sont
reformées, à ceci près que le cadre politique est radicalement différent. Alors que le contexte
politique de l’après-guerre est encore celui d’un pluralisme politique, certes relatif et
partiellement factice, mais réel, celui du dégel de Gomułka est marqué par le monopole
politique du parti communiste. Cela a son importance sur la nature des institutions
occidentales refondées à cette époque. Outre les instituts de recherche, un besoin de reformer
une grande association d’action sociale et de popularisation des territoires recouvrés se fait
sentir. L’Octobre polonais et les mois qui suivent sont une parenthèse pendant laquelle le parti
ne contrôle plus entièrement les impulsions venant du cœur de la société. L’initiative de
recréer une association aux objectifs similaires à l’UOP vient de deux groupes d’activistes
distincts : un groupe d’employés de l’ancien ministère des Territoires recouvrés regroupés
autour de Leopold Gluck161 et un autre composé de journalistes et de députés des territoires
occidentaux dont certains faisaient partie de l’ancienne UOP. Après une rencontre
préliminaire avec Gomułka, un Comité d’organisation se met en place en avril 1957, avec un
certain nombre de communistes en son sein faisant office de « contrôleurs » du respect de la
ligne idéologique officielle du parti, qui débouche le 26 mai 1957 sur le Congrès fondateur de
l’Association pour le développement des territoires occidentaux162. Son nom est évocateur : le
nom de « territoires recouvrés », employé de manière courante et officielle jusqu’en 1948-
1949, n’est pas repris, jugé trop nationaliste, et est remplacé par l’expression plus neutre de
159 (1898-1979). Professeur à l’Université de Lwów puis Cracovie, il est spécialiste de la langue polonaise et de
linguistique slave occidentale, participant notamment aux travaux de repolonisation des toponymes des
territoires recouvrés. 160 (1889-1954). Professeur à l’Université de Poznań puis de Cracovie, il est spécialiste de l’histoire médiévale
du domaine slave occidental, de la Pologne, des relations polono-scandinaves. 161 Cf. le présent chapitre, IIB. 162 Towarzystwo Rozwoju Ziem Zachodnich.
333
« territoires occidentaux ». En, outre l’accent est mis sur le « développement », cantonnant le
plus possible l’organisation au domaine socio-économique et l’écartant de la sphère politique,
si ce n’est pour se faire le porte-voix de l’idéologie du parti. À l’occasion du Congrès
fondateur, des « thèses de programme » sont mises en avant :
1. Les terres occidentales, intégrées pour toujours en un seul organisme étatique et national de la
Pologne, demandent un effort redoublé de toute la société pour profiter pleinement de leur grand
potentiel de développement.
2. Le grand devoir de notre génération […] est de faire des territoires occidentaux le fondement de la
force économique et de la prospérité nationale.
3. Tous les Polonais, du pays ou de l’étranger […] se sentent liés par un sentiment profond et un soin
économique avec les territoires occidentaux.
4. L’Association voue particulièrement une vivante et profonde amitié envers la population originelle,
qui a donné tant de combattants pour la polonité des terres des bords de la Neisse de Lusace, de l’Oder
et de la Baltique […]
5. Les buts élémentaires de l’Association sont :
a) la coopération avec les institutions étatique et le soutien dans le développement des terres
occidentales
b) l’éveil de l’initiative créatrice de la société et la mobilisation persévérante et quotidienne de ses
forces pour la réalisation de cette grande cause nationale ;
c) l’aide envers les autorités administratives pour continuer l’action de peuplement […]
d) l’éveil et le renforcement d’un sentiment profond d’appartenance éternelle à la nation polonaise
parmi la population d’origine locale, qui a perduré et a rejeté les tentatives séculaires de germanisation
[…]
e) Répandre au pays et à l’étranger des éditions et des publications répondant aux tentatives de
révisionnisme à l’égard de nos frontières occidentales
f) […] contribuer à renforcer l’opinion dans les sociétés des autres pays que nos frontières occidentales
sont les frontières inviolables de la paix en Europe 163
Trois lignes directrices peuvent se dégager de ce programme : l’aide au développement
économique et démographique des territoires recouvrés, la popularisation des territoires
recouvrés, en Pologne et à l’étranger, notamment du point de vue des réalisations de la
Pologne populaire sur ces terres, afin notamment de contrer le « révisionnisme ouest-
allemand » ; enfin, tâche qui tient particulièrement à cœur à l’ADTO, l’aide à la population
autochtone est mise en exergue. Là encore, le vocabulaire employé a changé, les
« autochtones » étant après 1956 la plupart du temps désignés comme « population
originelle »164, ce qui peut être interprété comme une volonté de rompre avec la période
antérieure, que le terme d’« autochtones » devait trop personnifier. Implicitement, l’ADTO
163 AAN/TRZZ/1/p. 135-136. 164 ludność rodzima.
334
reconnaît les erreurs de gestion, tant économiques que sociales, de ces régions pendant la
période stalinienne, et entend venir en soutien de la politique étatique pour essayer de les
réparer. Le programme ainsi dessiné est large, et reprend les thèmes principaux de celui de
l’UOP. La différence fondamentale entre les deux associations est à chercher dans le statut, et
montre le degré d’ingérence de l’idéologie communiste dans la vie publique, notamment
associative. Ainsi, le Statut de 1960 de l’association s’ouvre par une citation du discours de
nouvel an de Gomułka du 31 décembre 1957 : « La Pologne est seulement une. La Pologne
est ici- entre le Bug et l’Oder et la Neisse de Lusace »165. Ce statut, à la différence de tous les
autres, s’ouvre par un préambule grandiloquent, louant notamment le rôle du parti dans la
réintégration des terres occidentales à la Pologne et utilisant une rhétorique résolument
marxiste. Reprenant la thèse de l’indivisibilité et surtout de l’unicité des terres anciennes et
nouvelles de la Pologne, il proclame :
Les terres occidentales et septentrionales de la Pologne sur l’Oder, la Neisse de Lusace et la Baltique,
antiques héritages piastiens, sont revenues à la Mère-patrie après des siècles de domination allemande.
Par un effort plein de sacrifices de toute la nation, sous la direction du Parti et du gouvernement de la
Pologne populaire, elles ont été peuplées et aménagées. Comme voici quelques siècles, elles sont de
nouveau aujourd’hui une partie intégrante de l’État polonais et de l’espace national polonais.166
Cette citation mobilise à la fois des références à la pensée occidentale classique, proche du
nationalisme, avec le mention de « piastiens » et d’« espace national polonais », mais en
même temps loue la politique communiste. L’histoire de la Pologne et des relations polono-
allemandes y est passée en revue, dans une interprétation marxiste de cette histoire :
« L’aveuglement de classe des aristocrates n’a pas permis de faire toute la récolte de la
victoire de Grunwald. Au lieu de défendre ses biens à l’ouest et au nord, on a commencé à
étendre le bras sur les terres des nations slaves sœurs à l'est. »167. Sont ici condamnées à la
fois la classe aristocratique et la géopolitique jagellonne de la Pologne, remettant en cause les
siècles d’expansion polonaise à l'est. Après l’éloge de la Révolution russe comme cause
originelle du recouvrement de l’indépendance de la Pologne en 1918 et cause profonde du
retour des territoires occidentaux à la Pologne en 1945, le préambule poursuit dans une
manifestation d’unanimisme national et de soutien inconditionnel supposé au parti :
165 AAN/TRZZ/175/p. 202. En polonais : « Polska jest tylko jedna. Poska jest tu- między Bugiem a Odrą i Nysą
Łużycką”. 166 Idem. 167 Id., p. 203.
335
« L’œuvre d’aménagement des terres occidentales et septentrionales a unifié toutes les forces
patriotiques de la nation polonaise autour de la Plate-forme du Front d’unité nationale ainsi
que de la direction du Parti ouvrier unifié polonais. »168. Enfin, se démarquant notamment de
ce qui avait été reproché à l’UOP à partir de 1949, un nationalisme antigermanique global ne
distinguant pas les « bons » et les « mauvais » allemands, le Statut fait l’éloge de la RDA et
cible clairement ses ennemis : « Nous n’identifions par la nation allemande avec les
militaristes et les revanchards d’Allemagne de l’Ouest. L’amitié et la collaboration ont unies
plus d’une fois les forces progressistes des nations polonaise et allemande. »169. L’ADTO est
donc entièrement inféodée au pouvoir communiste, et son but même, indiqué dans
l’introduction du rapport d’activités pour 1957-1962 est de concourir à l’édification du
socialisme par son action sur les territoires recouvrés : « En agissant pour le développement
des terres occidentales et septentrionales, l’ADTO sert la nation, sert la Pologne et participe à
la construction du socialisme »170. Elle devient donc une association de masse orientée tant
vers le développement effectif des territoires occidentaux que vers le soutien au parti et la
canalisation des initiatives venant de la société vers lui. Entre 1957 et 1961, elle connaît un
fort développement, comme l’indique le tableau suivant :
168 Ibidem, p. 204. 169 Ibid., p. 205. 170 AAN/TRZZ/252/p. 2.
Tableau représentant l’évolution du nombre et du pourcentage de membres de l’ADTO selon les
voïévodies entre 1957 et 1961174
Ce tableau indique que la cause des territoires occidentaux reste encore majoritairement une
affaire régionale, les terres anciennes de la Pologne y étant moins sensibles, et ce dans une
171 Pour des raisons pratiques, on a choisi de ne représenter les chiffres précis que pour les voïévodies des
territoires recouvrés et des anciens confins occidentaux. 172 D’après les chiffres donnés (datant de 1965) par la Wielka Encyklopedia Powszechna (Grande Encyclopédie
générale, PWN, T9, Varsovie, p. 5, 1967. 173 Les pourcentages en italique indiquent les taux de membres supérieurs à la proportion que représente la
population de la voïévodie au niveau national. 174 AAN/TRZZ/263/p. 46.
337
proportion plus prononcée qu’en 1947175. En outre, l’ADTO ne semble pas avoir remporté un
succès aussi franc, tout du moins aussi rapide, que l’UOP. En effet, en deux ans, cette dernière
est parvenue à environ 135 000 membres, alors que l’ADTO n’atteint pas ce nombre en quatre
ans d’existence alors que la population polonaise a augmenté entre temps, il faut peut-être y
voir l’effet combiné d’une certaine désillusion quant aux capacités d’actions réelles de
semblables associations, voire sans doute une méfiance à l’égard d’une organisation proche
du pouvoir, nombre de membres de 1947 ayant pu refuser de prendre part à une sorte de relai
des autorités pour les territoires recouvrés. Le tableau dessine en outre une différence entre les
territoires recouvrés et les confins occidentaux. Il est logique que ces premiers soient encore
davantage surreprésentés que les seconds (en 1961 ils représentent presque le même
pourcentage de membres alors que les confins occidentaux sont plus peuplés d’un tiers que les
territoires recouvrés). Toutefois, une plus grande lenteur dans la constitution de l’organisation
dans les voïévodies des territoires recouvrés peut se remarquer, avec en 1957-1958 souvent
des pourcentages de membres inférieurs au poids réel de ces voïévodies polonaises dans la
population alors que l’organisation se développe d’emblée de manière très dynamique dans
les confins occidentaux. Cette distorsion peut s’expliquer par les différences sociales entre les
deux territoires ; la diversité des groupes humains dans les territoires recouvrés, les problèmes
de liens sociaux peuvent expliquer les difficultés à faire surgir d’emblée des initiatives
collectives là où les anciens réseaux et cercles de sociabilité de la pensée occidentale polonais
n’ont plus qu’à être réactivés dans les anciens confins occidentaux. Il n’en reste pas moins
que le développement numérique de l’organisation est le signe d’un certain succès reflétant
l’ampleur des activités de l’organisation.
Cette dernière se voit dans le panorama des réalisations de l’organisation dressé dans un
rapport de 1962176, qu’il faut certes manier avec précaution puisque c’est une source interne,
mais qui permet néanmoins de donner une idée de l’étendue et de la diversité des activités
qu’elle mène. Seules certaines actions emblématiques seront évoquées. L’organisation est
structurée en divers comités, chargés de missions bien précises : le Conseil scientifique, la
Commission économique et la Commission de développement de l’Oder, la Commission
socioculturelle, la Commission de la propagande et la Commission de la Polonia. D’un point
de vue scientifique l’ADTO organise des sessions de réflexion sur des thèmes particuliers,
175 Cf. « Tableau représentant la répartition géographique des membres de l’UOP au 2ème semestre de 1947 ». En
1947, 38 % des membres viennent des terres anciennes, en 1961 à peine le quart. 176 AAN/TRZZ/252/p. 1-25.
338
comme par exemple en 1960 « la problématique du développement des petites villes des
territoires occidentaux », un certain nombre d’entre elles ne s’étant pas relevées de la Seconde
Guerre mondiale voire n’ayant pas encore été entièrement reconstruites. Dans le domaine
économique, l’ADTO collabore avec la Commission extraordinaire pour les terres
occidentales et réalise des expertises locales pour aider les politiques gouvernementales.
Ainsi, grâce à des expertises de membres de l’association à Frombork, la reconstruction de
cette ville peut être menée à bien. Des actions de peuplement des territoires recouvrés sont
encore menées à bien ; en 1961, ce sont près de 400 familles de la voïévodie de Kielce qui
sont installées par l’ADTO dans la voïévodie de Koszalin177. L’association aide aussi au
développement culturel des territoires recouvrés en soutenant des associations locales, comme
l’Association des amis de la Terre de Kłodzko. Des formations sont organisées dans le cadre
du « Studium des connaissances de la Poméranie » à Koszalin ; en cinq ans, ce sont près de
500 instituteurs178 qui sont formés à l’enseignement de l’histoire de la Poméranie notamment.
La Commission de la propagande est particulièrement active ; en cinq ans, 200 expositions
ont été organisées, dont certaines au titre évocateur « les Terres occidentales attendent des
diplômés de l’enseignement supérieur »179. Enfin, le lien avec l’étranger n’est pas oublié, avec
la réactivation des « Semaines des territoires occidentaux », qui se déroulent tant en Pologne
qu’à l’étranger. L’ADTO est ainsi le dernier avatar des organisations sociopolitique agissant
pour la polonité et le développement au sens large des confins occidentaux, puis de la Pologne
occidentale toute entière. Organisation de masse, officiellement non-politique mais dans les
faits très politisée, elle n’a eu de cesse de se rapprocher de plus en plus du pouvoir durant son
demi-siècle d’existence, à travers ses nombreux avatars, de l’UDCO de 1921 jusqu’à sa
dissolution finale en 1971. Outil de légitimation du pouvoir communiste, elle a contribué à
relayer, développer et mettre en pratique la pensée occidentale polonaise forgée avant tout
dans les sphères universitaires, et donc nous allons voir la diversité dans les trois chapitres
suivants.
Le discours polonais sur les territoires recouvrés est donc fruit de multiples contextes.
Héritier d’une tradition historiographique remontant aux partages, la pensée occidentale
polonaise, s’inscrivant dans une géopolitique piastienne, il a été formalisé durant l’entre-deux-
177 Idem, p. 12. 178 Idem, p. 18. 179 Ibidem, p. 21.
339
guerres et catalysé par la Seconde Guerre mondiale. Ses auteurs sont des universitaires qui ont
forgé à partir des années 1920 un réseau scientifique occidental qui entend faire concurrence
au réseau allemand de l’Ostforschung. Rescapés de la Seconde Guerre mondiale,
Wojciechowski et son équipe franchissent le pas d’une collaboration active et stratégique avec
les autorités communistes. Un pacte tacite est passé entre les spécialistes de la pensée
occidentale polonaise et le pouvoir communiste : en échange d’un soutien de fait au régime,
ils conservent une liberté d’action assez grande dans le cadre d’un régime qui évolue
rapidement vers une dictature communiste. La période stalinienne n’est qu’une parenthèse, le
dégel de Gomułka apparaissant bien vite comme un nouveau printemps pour le réseau
scientifique occidental. Les chercheurs de Poznań et des autres centres scientifiques des
territoires recouvrés apportent en effet une caution importante à la légitimation d’un régime
sans légitimité réelle. La variété du discours occidental est en effet à la fois le témoin des
efforts réalisés par les Polonais pour prouver leur bon droit à la face du monde que de
l’importance de l’appropriation de ces régions par la Pologne pour les communistes.
340
341
Troisième partie :
Le discours légitimant le rattachement à la Pologne
342
343
Chapitre 5 : des terres revendiquées comme polonaises
Le cœur de l’argumentaire polonais qui vise à justifier le rattachement des territoires
recouvrés à la Pologne est constitué par l’argument selon lequel ces régions seraient
intrinsèquement polonaises. Cette rhétorique est employée dans la sphère intérieure comme
dans la sphère extérieure de la question occidentale ; elle est utilisée tant pour légitimer ce
rattachement aux yeux des gouvernements et des opinions publiques étrangers que pour
convaincre le peuple polonais, même si elle est plus recevable aux yeux du second. Elle est
donc davantage développée sur le front intérieur. Les auteurs de la pensée occidentale
polonaise, notamment les savants, entendent prouver cette polonité par la géographie,
l’histoire, la démographie, ainsi que par le fait accompli : plus les Polonais aménagent ces
régions, plus ils se les approprient.
I L’argument géographique
L’argument géographique cherche à justifier la nouvelle frontière occidentale polonaise et
le nouvel espace national polonais, en mettant en avant la naturalité de la frontière occidentale
polonaise, et en donnant une définition géographique du territoire polonais. La pointe de
l’argumentaire consiste à montrer que les frontières polonaises de 1945 sont très largement
des frontières naturelles ; par là-même, elles seraient légitimes et donc indiscutables. La
notion de « frontière naturelle » n’a pas encore été critiquée ; mieux, elle est monnaie
courante. De même que la France de l’époque continue de voir dans le Rhin sa frontière
naturelle avec l’Allemagne, de même la Pologne considère l’Oder et la Neisse comme sa
frontière naturelle occidentale.
A. L’Oder-Neisse, frontière naturelle de la Pologne et de l’Allemagne ?
L’argument géographique repose d’abord sur le caractère prétendument « naturel » de la
frontière avec l’Allemagne. Les spécialistes polonais, notamment les géographes ont un
rapport ambigu envers l’Oder-Neisse. D’un côté, ils mettent officiellement en avant la double
naturalité de la frontière sur l’Oder-Neisse : elle est naturelle puisqu’elle s’appuie sur des
cours d’eau sur presque tout son parcours et sur l’histoire, car cette frontière naturelle
ressemble à la frontière de la fin du Xe siècle, qui déjà se serait largement appuyée sur des
344
obstacles naturels. D’un autre côté, peut-être avec plus de force que d’autres spécialistes, ils
en pointent son insuffisance, en plaidant pour une frontière encore plus occidentale, qui
correspond à la ligne du partage des eaux entre les bassins de l’Oder et de l’Elbe. Ce faisant,
ils ne remettent pas tant en question le concept de « frontière naturelle » que la capacité des
fleuves à assumer ce rôle. Cette interrogation se retrouve dans un article1 d’August
Zierhoffer2. Il remet en cause les capacités des cours d’eau à séparer les espaces, sous prétexte
que « les rivières sont un facteur de liaison, pas de division. »3. Appliquant ce principe à
l’Oder, il fait remarquer qu’en faire une frontière sur la partie inférieure de son cours revient à
éliminer son potentiel économique et à en faire une marge : « L’inclusion d’une artère si
vivante au sein d’une bande frontière morte enlèverait à l’Oder ses valeurs économiques »4.
En effet, dans la perspective de relations avec l’Allemagne qui ne sauraient être que
mauvaises, l’Oder transformée en frontière ne pourrait être autre chose qu’un front, et s’avérer
par conséquent inexploitable d’un point de vue économique. Les géographes polonais sont
ainsi partisans, au moment de la sortie de guerre, d’un révisionnisme vis-à-vis du statu quo
territorial de Potsdam, et demandent un report de la frontière occidentale de la Pologne vers
l’ouest pour inclure tout le bassin versant du fleuve à l’intérieur des frontières polonaises, et
ne pas faire ainsi de l’Oder une frontière. Le caractère provisoire des décisions de Potsdam
n’est donc pas uniquement perçu comme un handicap par les Polonais, mais comme une
opportunité pour étendre encore plus à l’ouest le territoire national. Ainsi, en conclusion de
son article, Zierhoffer précise : « le postulat du rattachement à la Pologne d’une bande étroite
de quelques kilomètres de large du bassin occidental de l’Oder et de la Neisse, comprenant
environ 4 500 km², en d’autres termes le postulat de la fixation de la frontière occidentale de
la Pologne le long de la ligne du partage des eaux entre l’Oder et l’Elbe. »5. Cette demande
d’amélioration de la frontière occidentale au profit de la Pologne se retrouve dans un certain
nombre de travaux, de géographie physique, politique ou historique. Elle a été le mieux
1 ZIERHOFFER August, « Problem zachodniej granicy Polski w świetle geografii politycznej » (le Problème de
la frontière occidentale de la Pologne à la lumière de la géographie politique) in Przegląd Zachodni, (la Revue
occidentale) p. 203-217, Vol. I, 1947. 2 (1893-1969). Professeur de géographie et de géologie, spécialisé dans la géographie du peuplement et la
géographie économique. Il enseigne d’abord à l’Université Jean Casimir de Lwów, puis à partir de 1945 à
l’Université Adam Mickiewicz de Poznań. 3 ZIERHOFFER August, op. cit., p. 205. 4 Idem, p. 210. 5 Idem, p. 212.
345
développée dans un ouvrage au titre éloquent De la Rive gauche de l’Oder6. Ce livre
démontrer que la nouvelle frontière germano-polonaise optimale doit renouer avec une
frontière doublement naturelle : une frontière géographique théorique, entre Bassin de l’Oder
et Bassin de l’Elbe, qui correspondrait grosso modo avec la frontière occidentale polonaise de
la fin du Xe siècle. Cette dernière se trouve idéalisée et essentialisée comme étant la véritable
frontière polonaise à l’ouest, sachant que cette dernière n’a pas tenu très longtemps. Les
comparaisons de cartes explicitent cette proximité dans le tracé des deux frontières :
Cartes montrant la frontière historique de la Pologne du Nord-Ouest vers 1000 (en noir) et la
frontière du Bassin versant de l’Oder7 (en pointillés, figure 4 de la légende) ainsi que la frontière
issue du Traité de Potsdam (rajoutée en rouge)
6 KIEŁCZEWSKA Maria, GLUCK Leopold, KACZMARCZYK Zdzisław, O Lewy Brzeg Odry (de la Rive
gauche de l’Oder), IZ, Poznań, 1946. 7 KIEŁCZEWSKA Maria, GLUCK Leopold, KACZMARCZYK Zdzisław, Op. cit., p. 33 et ZIERHOFFER
August, op. cit., p. 211.
346
Le tracé de la frontière occidentale historique polonaise est donc sujet à débat. Les sources
ne sont pas très nombreuses, contradictoires, et les articles de l’époque sont parfois
divergents8. La reconstitution proposée dans le livre de Kiełczewska9 exagérerait l’étendue de
la domination polonaise sur la rive gauche de l’Oder au niveau de la Terre de Lubusz, la
faisant aller jusqu’à la Spree. La frontière dessinée est assez théorique, dans une région qui
connaît encore un mode d’organisation largement tribal et où l’appartenance étatique, en
l’occurrence ici au Duché puis au Royaume de Pologne, reste floue. De même, la carte ne
montre que la partie septentrionale de la frontière, pas sa partie méridionale, sans doute parce
qu’historiquement la frontière entre la Silésie médiévale polonaise et la Lusace intégrée à
l’Empire était fixée sur le Bóbr ou la Kwisa selon les auteurs, deux affluents gauches de
l’Oder, mais situés un peu plus à l'est que la Neisse de Lusace. La frontière historique est ici
en défaveur de la Pologne par rapport à la frontière géographique idéale postulée, qui intègre
quelques kilomètres de la rive gauche de la Neisse. L’exemple montre néanmoins
l’importance de la géographie historique et de la géographie physique dans la recherche par
les Polonais de la « bonne frontière » avec l’Allemagne. Les revendications formulées par les
chercheurs polonaises se retrouvent ainsi dans les documents de travail du Bureau des
Travaux pour le Congrès. Ainsi, une note non datée de cette institution intitulée « la ligne du
bassin versant, ligne directrice pour fixer la frontière »10 propose sensiblement la même
frontière que celle des spécialistes de la géographie politique polonaise : « La fixation de la
ligne frontière le long de la ligne du partage des eaux entre l’Oder et l’Elbe satisfait
entièrement la majorité des revendications en lien avec l’économie fluviale. »11. La raison
d’État polonais s’appuierait donc sur une réalité ancrée dans le sol, et étayée par des
arguments historiques et économiques, comme le montre l’assimilation de la Pologne au
territoire des bassins versants de la Vistule et de l’Oder.
B. Les bassins de l’Oder et de la Vistule, berceau naturel de la Pologne
La géographie polonaise de l’entre-deux-guerres et celle d’après-guerre se placent toutes
deux dans le paradigme du déterminisme géographique promu par certains courants de la
géographie issus du XIXe siècle, notamment l’école allemande de géographie. Pour elle, il y a
8 Cf. le présent chapitre, IIA. 9 (1906-1980). Professeur de géographie, a participé à la fondation de l’Institut occidental. Il est titulaire d’un
poste de professeur à la nouvelle Université Nicolas Copernic de Toruń à partir de 1946. 10 AMSZ/18-331, pas de numérotation officielle. 11 Idem, p. 11.
347
ou il doit y avoir adéquation entre le territoire d’un peuple et un milieu géographique
particulier. Ce milieu naturel spécifique a l’avantage de donner une base territoriale à un État-
nation, et de faire de la géographie un argument d’autorité dans des débats idéologiques pour
fixer les frontières dans une Europe médiane où les contours des peuples ne peuvent se
dessiner nettement sur des cartes. Dans le livre des Fondements géographiques de la
Pologne12, Maria Kiełczewska formule une nouvelle vision géographique de la Pologne,
énième tentative de fixer géographiquement une réalité politique mouvante13. Elle commence
par mettre en valeur le rôle fondamental à ses yeux de la géographie dans la fixation d’une
définition territoriale de la Pologne et s’oppose à tout autre principe qui serait érigé pour
dessiner les frontières nationales : « À côté de l’image ethnique de la Pologne apparaît avec
l’évolution de la géographie la tendance à définir la Pologne comme une région naturelle,
l’apparition de la conception géographique de la Pologne. »14. Avec d’autres géographes de
l’époque, elle critique les conceptions historiques ou ethniques de la Pologne, ainsi que
certaines conceptions géographiques passées du pays, notamment celle de Nałkowski. Ce
dernier s’attache à montrer que ce qui constitue l’identité géographique de la Pologne, c’est le
caractère transitoire du pays, sa capacité à assurer la transition entre l’Europe occidentale et
l’Europe orientale, justifiant ainsi des prétentions territoriales potentielles qui vont de l’Oder
au Dniepr. Contre cette idée d’identité mêlée, Kiełczewska et la majorité du milieu
géographique polonais en 1945 proposent une définition géographique du pays fondée sur la
cohérence d’un territoire qui se confond avec les bassins des deux principaux fleuves : l’Oder
et la Vistule : « La Vistule n’a pas de contact aussi long avec un autre fleuve qu’avec l’Oder,
et le bassin de la Vistule n’est aussi lié au bassin de l’Oder qu’avec aucun autre. »15. Les liens
entre le bassin de l’Oder et celui de la Vistule sont au fondement de l’argument géographique
polonais qui justifie la translation de la Pologne vers l’ouest en 1945.
Cette définition de la Pologne a un avantage, esquissé dans la précédente sous-partie :
ancrer les frontières polonaises de 1945 non seulement dans la géographie, mais encore dans
l’histoire originelle de la Pologne. Kiełczewska opère ainsi un rapprochement entre sa
définition et celle, historique, proposée entre autres par Zygmunt Wojciechowski avant-
12 KIEŁCZEWSKA Maria, o Podstawy geograficzne Polski (des Fondements géographiques de la Pologne), IZ,
Poznań, 1946. 13 Pour voir les diverses définitions géographiques de la Pologne, Cf. le chapitre introductif, IIA. 14 KIEŁCZEWSKA Maria, op. cit., p. 16. 15 Idem, p. 31.
348
guerre, la « Pologne maternelle »16. En ce sens, l’identification de la Pologne aux bassins de
l’Oder et de la Vistule est un complément de la théorie historique de la Pologne originelle,
formulée par Wojciechowski avant-guerre17, qui sera précisée dans la sous-partie suivante de
ce chapitre. Le parallèle de Kiełczewska fait correspondre à peu près les deux territoires :
La conception de la Pologne maternelle […] C’est un espace, peuplé par des tribus liées par l’origine,
la langue et la culture spirituelle, qui se sont unies pour former la nation polonaise. Les frontières de
l’extension de ces tribus recoupent les frontières du bassin de l’Oder et de la Vistule. Dans le bassin de
l’Oder les tribus silésiennes, les Polanes et les Poméraniens occupent les trois régions occidentales : la
Silésie sur l’Oder supérieur, la Grande-Pologne sur les bords de la Warta et l’Oder moyen ainsi que le
territoire de l’embouchure de l’Oder avec toute la bande littorale de la Poméranie. Les Vislanes et les
Mazoviens résident sur la Vistule18.
La Pologne maternelle de Wojciechowski, qui rassemble les cinq tribus polonaises originelles,
se retrouve ainsi dans le milieu naturel. Ce parallélisme frappant est également souligné par
des historiens comme Zdzisław Kaczmarczyk19 dans son article « les Facteurs géographiques
dans le développement historique de la Pologne »20. Il se réfère d’abord aux travaux de
Wojciechowski et de Kiełczewska : « La conception de la Pologne sur l’Oder et la Vistule en
tant qu’entité séparée [Kiełczewska] se recoupe totalement avec la conception des terres
maternelles forgée par Z. Wojciechowski. »21. Il exprime ensuite à sa manière le
déterminisme géographique des géographes polonais : « même encore aujourd’hui, les
conditions géographiques sont capables d’agir avec une précision quasi mathématique dans le
domaine des phénomènes politiques »22, trahissant par là une tentation de faire de l’histoire
une science exacte, avec la recherche de lois intangibles d’explication de l’histoire ; le milieu
géographique en serait une. Il retranscrit enfin l’idée des deux bassins fluviaux comme bases
territoriales de la Pologne en une analyse historique : il assimile le réseau hydrographique de
16 Polska macierzysta. Une autre traduction pourrait être la « Pologne originelle », mais la nuance de sens
affective qui renvoie à la maternité était perdue. Il s’agit à la fois de souligner que le territoire polonais de 1945
est le territoire originel de la Pologne et que c’est de ce territoire-là qu’a accouché l’État polonais. 17 Cf. chapitre 4, IB. 18 KIEŁCZEWSKA Maria, op. cit., p. 20. 19 (1911-1980). Professeur d’histoire médiévale spécialisé dans les relations germano-polonaises. Formé à
l’Université de Poznań, c’est un des membres principaux de l’Institut occidental. 20 KACZMARCZYK Zdzisław, « Czynniki geograficzne w rozwoju dziejowym Polski » (les Facteurs
géographiques dans le développement historique de la Pologne) in Roczniki Historyczne (Annales historiques),
p. 1-33, Volume XVI, 1947. 21 KACZMARCZYK Zdzisław, op. cit., p. 32. 22 Idem, p. 19.
349
l’Oder et celui de la Vistule aux régions qui ont été historiquement les centres politiques de la
Pologne, la Grande-Pologne et la Petite-Pologne :
L’espace de la Pologne maternelle, malgré une grande cohésion, cache en lui une dualité intérieure
incarnée par l’opposition entre la Pologne de l’Oder et la Pologne de la Vistule. […] La concurrence
entre la Petite-Pologne et la Grande-Pologne est connue. […] La Pologne maternelle possède deux
axes : l’Oder et la Vistule, et deux ouvertures sur la Baltique, amenant les forces vitales de la Pologne
à Gdańsk et à Szczecin.23
La géographie historique semblerait donc, aux dires de Kaczmarczyk, confirmer cette
assimilation de la Pologne aux bassins des deux fleuves. La géopolitique développerait cette
idée : tant que la Pologne de l’Oder (Grande-Pologne, plus rarement la Silésie) présidait aux
destinées de la Pologne, c’est-à-dire jusqu’au début du XIVe siècle, la Pologne était tournée
vers l’ouest. Lorsqu’après 1320, c’est la Petite-Pologne et donc la Pologne de la Vistule qui a
pris l’ascendant définitif sur la Pologne de l’Oder, non seulement l’État polonais s’est tourné
vers l'est mais il a encore perdu l’essentiel de la Pologne de l’Oder. Selon la science polonaise
de l’époque, l’anthropologie confirme la conception géographique de la Pologne défendue par
Kiełczewska, idée présente dans un article de Jan Czekanowski24, qui reprend la thèse de
l’autochtonie des Slaves dans le bassin de l’Oder et de la Vistule formée par Józef
Kostrzewski25. Dans « le Peuplement archaïque des bassins de l’Oder et de la Vistule »26,
Czekanowski établit un lien entre les ancêtres des Polonais et l’espace hydrographique des
deux fleuves mentionnés : « Les liens stricts entre les bassins de l’Oder et de la Vistule sont
rendus apparents par la structure anthropologique de la population avec une évidence pas
moins grande que dans la configuration physique générale [des territoires] »27. Ce dialogue
entre plusieurs disciplines, la géographie, l’histoire, l’anthropologie, prouve bien qu’il existe
une réseau scientifique occidental28 dans lequel circulent les savoirs concernant les territoires
recouvrés, et au sein duquel chaque discipline agit en corrélation avec les autres. Les avancées
23 Idem, p. 4-5. 24 (1882-1965). Anthropologue, ethnographe et linguistique de l’Université de Lwów jusqu’en 1945, date à
laquelle il devient professeur à l’Université de Poznań. 25 Cf. chapitre introductif, IIC, et chapitre 4, IA. 26 CZEKANOWSKI Jan, « Prazasiedlenie dorzeczy Odry i Wisły w świetle badań antropologicznych » (le
Peuplement archaïque des bassins de l’Oder et de la Vistule à la lumière des fouilles archéologiques) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale) p. 969-978, Vol. II, 1946 27 CZEKANOWSKI Jan, op. cit., p. 977. 28 Cf. chapitre 4, IIC.
350
faites en géographie sont utilisées pour l’histoire et vice versa, les études d’anthropologie
confirment a posteriori les théories émises en géographie.
Revenant à la stricte géographie, il peut être mis en avant que la conception de la Pologne
comme somme des bassins versants de l’Oder et de la Vistule implique une autre vision
géographique du pays : celle d’une Pologne baltique, pays largement ouvert sur la mer29.
Cette idée se retrouve dans les travaux de Kiełczewska : « La Pologne maternelle est un pays
baltique non seulement par son appui large sur la côte baltique, mais aussi du fait de
l’hydrographie de son territoire. Toute la Pologne appartient au bassin versant de la Baltique.
Son caractère baltique n’est donc pas moindre que celui de la Suède, de la Finlande de
l’Estonie ou de la Lettonie. »30. Le but est de montrer le changement d’identité fondamental
de la Pologne, qui d’un pays de transition entre l’Est et l’Ouest du continent devient
résolument occidental, et de pays quasiment continental devient une région à la fois
continentale et maritime. L’ensemble des travaux des géographes et autres chercheurs de la
pensée occidentale polonaise tend à démontrer, en prouvant la naturalité de l’Oder comme
frontière et en assimilant la Pologne aux bassins de l’Oder et de la Vistule, que non seulement
les territoires recouvrés font pleinement partie de la Pologne, mais que le nouveau territoire
national est tout à fait cohérent. À lire les chercheurs de la pensée occidentale polonaise, il
s’agirait même d’une sorte de panacée.
C. Un territoire aux limites naturelles : de la Baltique aux Carpates, entre
Bug et Oder
L’idée selon laquelle les territoires recouvrés s’insèrent dans un territoire polonais
géographiquement délimité par des frontières naturelles et cohérentes est l’argument
géographique ultime pour justifier leur rattachement à la Pologne. Cette dernière serait ainsi
clairement délimitée par quatre limites naturelles : au nord la Mer baltique, au sud les chaînes
montagneuses des Sudètes et des Carpates, à l’ouest l’Oder-Neisse, à l'est enfin le Bug. Une
telle définition de la Pologne apparaît nettement dans l’ouvrage de Kiełczewska : « Le lien
entre les bassins de l’Oder et de la Vistule en un ensemble spatial trouve son expression plus
profonde dans la morphologie du terrain. […] Au sud ces deux bassins sont bordés par le
rempart montagneux des Sudètes et des Carpates […] Au nord la Pologne atteint la Baltique,
29 L’idée sera développée de manière plus précise dans le chapitre 6, IVA. 30 KIEŁCZEWSKA Maria, op. cit., p. 34.
351
qui représente sa frontière naturelle »31. L’idée de frontière naturelle est ici reprise et étendue
à tous les segments de frontières possibles. Une note du Bureau des Travaux pour le Congrès,
du ministère des Affaires étrangères, met en avant que la majeure partie des frontières de
1945 s’appuient sur des obstacles naturels, ce qui est bien entendu un argument en faveur de
leur maintien32. D’après le tableau suivant, tiré de cette note, près des trois-quarts des
nouvelles frontières polonaises sont naturelles :
Type de frontières Longueur (kilomètres) % du total
Maritime 523 14.7
Fluviale 980 27.6
Montagneuse 1203 34.5
Artificielle 860 24.2
Tableau représentant les types de frontières de la Pologne de 194533
L’auteur, inconnu de ce document non daté34, explicite les caractéristiques qui font de ces
frontières une sorte de délimitations optimales pour la Pologne, notamment par rapport à
celles de l’entre-deux-guerres : « 1. Elles sont nettement plus courtes, 2. La frontière avec
l’Allemagne est particulièrement courte, 3. La frontière maritime est bien plus longue que
précédemment, 4. Les frontières montagneuses représentent un fragment relativement long
(34,5 %) ».35 . L’analyse insiste à la fois sur la rationalité des nouvelles frontières, leur
caractère naturel et sécuritaire ; ce dernier argument est repris par la suite dans l’argumentaire
de la pensée occidentale polonaise36.
L’idée que les frontières polonaises sont très majoritairement naturelles va de pair avec celle
que le nouveau territoire polonais est un ensemble cohérent, contrairement à certains
précédents avatars territoriaux de la Pologne au cours de l’histoire. Cette vision du nouveau
31 Idem, p. 31. 32 Elle s’intitule, en reprenant le titre de l’ouvrage de Kiełczewska, « les Fondements géographiques de la
Pologne actuelle ». 33 D’après AMSZ/18-41/p. 4. 34 Il s’agit probablement d’un document de 1947 (la majorité des documents consultés du MSZ datait de cette
année), écrit par un des spécialistes du ministère des Affaires étrangères en vue de la Conférence de paix. 35 Idem, p. 5. 36 Cf. chapitre 6, IIB.
352
territoire est visible dans un article spécialisé de Julian Czyżewski37, qui étudie
mathématiquement les frontières du nouvel État polonais38. Cette « Contribution à l’analyse
cartométrique des frontières de la Pologne » met en avant la nouvelle Pologne comme un pays
aux frontières idéales : « Les frontières de la Pologne actuelle ont été tracées de telle sorte
qu’elles ne forment ni des presqu’îles, enfoncées trop loin dans la profondeur des États
voisins, ni des baies incurvées vers l’intérieur du pays. »39. À travers cette phrase, il cible
nettement la Pologne de l’entre-deux-guerres, avec des presqu’îles comme la Grande-Pologne
entourée de trois côtés par l’Allemagne ou la région de Wilno, coincée entre la Lituanie et la
République soviétique socialiste de Biélorussie. Czyżewski utilise des formules
mathématiques pour prouver le degré de cohérence des nouvelles frontières du pays. Ainsi, il
prend un indicateur de compacité afin de mesurer « le rapport de la longueur de ses frontières
[étatiques] à la longueur du périmètre du cercle dont la surface est égale à la superficie d’un
État donné. »40. Afin de réduire l’arbitraire de la formule, il prend le même indicateur,
emprunté à un collègue géographe, mais calculé d’une manière différente. Le résultat figure
dans le tableau présenté ci-dessous :
Frontières selon la date Indicateur de compacité
(Czyżewski)41
Indicateur de compacité
(Steinhaus)42
1945 (accords de Potsdam) 127 % 909
1938 (IIème République) 172 % 786
1772 (avant le 1er partage) 210 % 829
1494 (Casimir Jagellon) 164 % 875
1370 (Casimir le Grand) 228 % 663
1138 (Boleslas III Bouche-Torse) 135 % 886
992 (Mieszko Ier) 137 % 867
Tableau présentant deux indicateurs de compacité utilisés dans l’article de Czyżewski43
37 (1890-1968). Non intégré dans la liste des chercheurs présentée dans le chapitre 4. Nous n’avons pas eu accès
à des sources nombreuses et sûres qui auraient permis de l’insérer dans la prosopographie. Géographe de
l’Université de Lwów, il fonde après 1945 l’Institut de géographie de l’Université de Wrocław et s’intéresse à la
géographie de la Basse-Silésie. 38 CZYŻEWSKI Julian, « Przyczynek do analizy kartometrycznej granic politycznych Polski » (Contribution à
l’analyse cartométrique des frontières politiques de la Pologne” in Przegląd geograficzny (la Revue
géographique), p. 59-79, 1949. 39 CZYŻEWSKI Julian, op. cit., p. 64. 40 Idem, p. 68. 41 Pour le premier indice, plus le rapport est bas, plus le territoire est compact. 42 Pour le second indice, plus le pourcentage est élevé, plus le territoire est compact.
353
Le double indicateur pris pour donner une idée de l’époque où le territoire polonais était le
plus compact, donc le plus cohérent, ce qui réduit ainsi les risques de conflits et permet une
meilleure défense du territoire, aboutit à un résultat peu équivoque. Dans les deux cas, le
territoire qui apparaît comme le plus compact est celui de la Pologne de 1945. La Pologne de
1945 renvoie en termes de compacité à la Pologne de Boleslas III Bouche-Torse et de
Mieszko Ier, c’est-à-dire à la Pologne des Piast, même si le second indice fait passer la
seconde après celle de Casimir Jagellon.
Czyżewski met implicitement en avant le fait que la possession par la Pologne des territoires
recouvrés est nécessaire pour avoir un territoire cohérent : ces derniers font en effet partie des
deux premiers territoires comparés dans ce tableau. L’analyse morphologique de la Pologne
semble ainsi donner raison à l’argumentaire polonais, même si rien ne nous dit que Czyżewski
n’a pas sélectionné les deux indicateurs qui lui permettaient d’obtenir cette réponse, en
négligeant d’autres qui auraient donné des résultats un peu différents. Quoiqu’il en soit, un
simple regard sur une carte permet de voir que le tracé frontalier de la Pologne des origines et
l’actuel sont proches et sont sans doute les moins complexes de toute l’histoire polonaise.
Les versions du territoire national qui comprennent les territoires recouvrés (en gris et les
deux délimitations en partant du bas) dessinent ainsi le contour d’un espace polonais idéal,
montrant bien la centralité de ces régions pour fonder un État polonais viable. Cette
appartenance naturelle des territoires recouvrés à la Pologne a également été étudiée d’un
point de vue historique, en montrant que ces régions ont fait partie des fondements de la
Pologne des Piast.
43 CZYŻEWSKI Julian, op. cit., p. 69 et 71.
354
Carte tirée de l’article de Czyżewski montrant les différents territoires polonais au fil des siècles44
II L’argument historique
Histoire et géographie se complètent pour prouver que le territoire polonais de 1945 est
justifié non seulement d’un point de vue de la logique géographique (naturalité et cohérence
des frontières) mais aussi du point de vue de la justice historique45. Après les géographes, ce
sont les historiens qui entrent en scène pour mettre en avant les droits historiques des Polonais
sur les territoires recouvrés, et ce par trois biais. Dans un premier temps, ils soulignent que les
frontières de 1945 sont similaires à celles de la Pologne des premiers Piast, qui est interprétée
de manière anachronique comme un État-nation. Par la suite, les médiévistes et modernistes
polonais mettent en avant la germanisation progressive des territoires recouvrés
44 Idem, p. 79. 45 Ce terme sera explicité par la suite
355
originellement polonais par divers États germaniques compris, là aussi de manière
anachronique, comme des préfigurations de la Prusse voire de l’Allemagne unie de 1870.
Enfin, l’histoire polonaise, liée à la linguistique et à l’onomastique, tend à montrer la
permanence et l’historicité de la polonité des territoires recouvrés en montrant la slavité des
toponymes, même germanisés, des villes et villages des territoires recouvrés. Là encore, ce
dernier point donne un prétexte à certains savants pour revendiquer des territoires allemands
au-delà de l’Oder-Neisse, puisque les toponymes slaves sont légion dans la zone d’occupation
soviétique de l’Allemagne, notamment le Mecklembourg et le Brandebourg.
A. La Pologne des premiers Piast retrouvée
L’argument historique principal pour justifier le rattachement des territoires recouvrés à la
Pologne est de montrer qu’ils ont une place de choix dans l’État polonais originel, la Pologne
des premiers souverains Piast, le duc Mieszko Ier (960-992) puis le roi Boleslas Ier le Vaillant
(992-1025). Cet argument s’insère dans deux mouvements historiographiques polonais
majeurs : le premier, qui émerge dans l’entre-deux-guerres, est symbolisé par le concept de
« terres maternelles »46 théorisé par Zygmunt Wojciechowski47. Le second, plus général, est
un programme d’études autour des origines de l’État polonais, qui lie histoire et archéologie,
et est lancé après la Seconde Guerre mondiale. Les deux tendent à prouver que la véritable
Pologne est celle qui correspond territorialement à l’État des premiers Piast. Ils rejoignent ici
la définition géographique de la Pologne présentée dans la sous-partie précédente.
Le concept de « terres maternelles » est forgé par Wojciechowski dans l’entre-deux-
guerres48. Il s’agit de l’outil historiographique principal pour montrer la polonité originelle
des territoires recouvrés, et leur importance fondamentale pour la Pologne. Il montre le degré
d’idéologie présent à l’époque dans la science historique, notamment la pensée occidentale
polonaise. Wojciechowski, dans une interview donnée peu de temps avant sa mort en 1955,
lie la genèse de ce concept à une de ses lectures d’adolescence, l’Allemagne, la Russie et la
46 ziemie macierzyste. L’adjectif macierzysty renvoie au caractère maternel en ce qu’il est la matrice de quelque
chose. Pour faciliter la traduction, nous avons retenu le terme de « maternel » en français en prenant le parti
d’expliciter le terme par la suite. 47 Cf. chapitre 4, IIA, pour sa biographie. 48 Pour ce qui est de l’histoire du concept, nous nous sommes appuyés particulièrement sur l’ouvrage
MAZUR Zbigniew, Antenaci : o politycznym rodowodzie Instytutu Zachodniego (les Ancêtres: la généalogie
politique de l’Institut Occidental), IZ, Poznań, 2002 et plus particulièrement le chapitre « les terres
question polonaise49 de Dmowski. Ce livre lui donne l’idée de rapprocher le territoire
d’origine de la Pologne du développement territorial de la Prusse. Il expose pour la première
fois le concept de terres maternelles lors d’une conférence donnée en 1932 à l’Institut
baltique, intitulée « le Développement territorial de la Prusse en lien avec les terres
maternelles de la Pologne », alors qu’il n’est encore que jeune professeur associé de
l’Université de Poznań. Dans ce discours, publié sous forme de brochure en 1933, il fait de la
possession des territoires recouvrés un des moteurs principaux de l’histoire de la Pologne, et
l’enjeu majeur des relations germano-polonaises :
Les espaces au bord de l’Oder et de la Baltique ont pris ainsi une importance notoire, ils ont
commencé de fonctionner comme des territoires à la signification géopolitique exceptionnelle, car leur
possession ou leur perte pouvait décider de l’existence de l’État polonais ou prussien, du moins de leur
statut en Europe centrale ou de leur possibilité de conduire une politique étrangère active que cela soit
à l'est ou à l’ouest.50
La genèse des « terres maternelles », l’appellation de « Pologne maternelle » existant aussi
parfois, peut également être comprise comme une transcription polonaise de concepts qui se
trouvent originellement dans la géographie et la géopolitique allemandes, et qui ont été
connus en Pologne par l’entremise du milieu scientifique poznanien, dont Wojciechowski est
un des membres éminents. Les ziemie macierzyste polonaises sont une adaptation de
Mutterland (le « pays maternel ») et de Kerland (le « pays originel »), trouvés dans les
travaux de Friedrich Ratzel et d’Otto Maull51. Les terres maternelles polonaises reprennent les
deux nuances de sens qui se retrouvent dans ces termes. Le Mutterland est compris comme le
territoire métropolitain national à partir duquel un État s’est étendu vers des territoires
coloniaux qui lui sont contigus et qu’il assimile progressivement. Dans l’esprit de la
géopolitique allemande, le Mutterland est l’Allemagne occidentale et centrale, les colonies
étant les territoires allemands de l’Est et potentiellement d’autres régions slaves, notamment
polonaises, à germaniser. Wojciechowski reprend cette idée, en faisant de la Pologne
maternelle le Mutterland de la Pologne, alors que les confins orientaux, compris comme les
territoires rattachés à la Pologne à l'est depuis le XIVe siècle mais non originellement polonais
sont les colonies polonaises. De même, la notion de Kernland signifie l’espace autour duquel
49 Niemcy, Rosja i Kwestia Polska, Altenberg, Lwów, 1908. Il s’agit d’un des ouvrages majeurs de l’idéologue
de la démocratie-nationale. 50 MAZUR Zbigniew, Op. cit., p. 170. 51 Plus particulièrement RATZEL Friedrich, Politische Geographie, R. Oldenbourg, Munich/Leipzig, 1897 et
MAULL Otto, Politische geographie, Gebrüder Borntraeger, Berlin, 1925.
357
s’est formé un État ; Wojciechowski réutilise cette notion pour ses ziemie macierzyste, et en
fait l’origine de l’État polonais. Il développe même cette notion en distinguant au sein des
terres maternelles le « berceau »52 de l’État polonais, qui est la Grande-Pologne. Il étend ce
berceau à une bonne partie des territoires recouvrés, en revalorisant la Pologne occidentale,
centrée sur l’Oder, par rapport à une Pologne orientale, centrée sur la Vistule, plus pauvre, et
dont l’expansion vers l'est a coûté à la Pologne non seulement les territoires recouvrés mais
son existence même en tant qu’État. Wojciechowski, dès la fin des années 1930, retranscrit ce
concept de « terres maternelles » de manière cartographique. Il prend en compte plusieurs
facteurs : l’extension du peuplement slave53 polonais vers l’an 1000, le territoire originel de
l’État polonais à la fin de la vie de Mieszko Ier (992), les directions de l’extension de la
dynastie piastienne, notamment le nord et l’ouest54, des critères géographiques et stratégiques,
semblables à ceux développés par les géographes polonais de l’époque et qui ont été étudiés
dans la sous-partie précédente. Cette carte a connu deux versions, selon qu’elle intègre ou non
les territoires perdus en 981 par Mieszko Ier aux détriments de la Rus’ de Kiev55. Celle qui est
présentée ci-dessous date de 1945 et intègre les grody czerwieńskie, ce qui n’est sans doute
pas neutre politiquement à une époque où une partie de ces territoires frontaliers viennent
d’être cédés à l’URSS.
52 « kolebka », il n’y a pas de référence précise pour ce terme, qui est utilisé régulièrement dans ses écrits sans
être explicité. 53 Concernant le peuplement slave, il faut entendre par là le peuplement des cinq tribus constitutives selon lui de
la nation polonaise vers l’an 1000 : les Poméraniens, les Polanes, les Silésiens, les Vislanes et les Mazoviens.
Cela correspond à l’ensemble des populations qui deviennent polonaises par la suite, ou qui font partie du groupe
linguistique léchitique (divers dialectes du polonais, Poméranien [dont le dernier dialecte parlé encore de nos
jours est le cachoube], Polabe [disparu au cours du XVIIIe siècle]). 54 Concernant la géopolitique piastienne, opposée à la géopolitique jagellonne, Cf. chapitre introductif, IC. 55 Il s’agit du territoire des Grody czerwieńskie, littéralement les « cités de Czerwień », situées de part et d’autres
de la frontière polono-ukrainienne actuelle, qui comprend notamment les villes actuelles de Lwów et Przemyśl.
358
Carte représentant les « terres maternelles »56 de la Pologne57
Le territoire dessiné par cette carte correspond à peu près à la Pologne de 1945, sans la Prusse
orientale peuplée alors par les Prussiens baltes, et avec une frontière occidentale qui ne
recoupe pas exactement la Ligne Oder-Neisse. La Pologne de l’époque va plus loin au nord-
ouest que celle de 1945, et intègre des portions de la Terre de Lubusz allemande et de la
Poméranie antérieure. En revanche, elle ne s’étend au sud-ouest que jusqu’à la Kwisa,
affluent du Bóbr, lui-même affluent de l’Oder un peu plus oriental que la Neisse de Lusace.
La Pologne de 1945 apparaît ainsi comme un retour à la « norme historique » qui se confond,
aux yeux de la pensée occidentale polonaise, avec la Pologne des premiers Piast, pendant
historique de la Pologne géographique de Kiełczewska. Cette Pologne maternelle participe de
de luttes), IZ, Poznań, 1945, p. 21. 57 En rouge, le tracé de la ligne Oder-Neisse, au Sud-Est de la Pologne, les grody czerwieńskie identifiées comme
« territoires perdus en 981
359
l’idéalisation du temps des premiers Piast en Pologne. Cette idéalisation n’est pas spécifique à
la période d’après-guerre : elle plonge ses racines dans l’époque des Lumières et du début des
partages. Les célèbres Chants historiques de Niemcewicz58 célèbrent déjà Piast, un des
souverains polanes légendaires supposément ancêtre de Mieszko Ier. L’historiographie
polonaise depuis Niemcewicz, puis la politique polonaise depuis la seconde moitié du
XIXe siècle, louent pour des raisons diverses la Pologne des premiers Piast59. Les historiens de
l’École historique de Cracovie font des premiers souverains Piast des modèles d’absolutisme
monarchique qui est pour eux le remède aux maux qui ont rongé la Pologne et ont expliqué sa
chute. De même, la Démocratie-nationale loue la géopolitique piastienne, réaliste et qui
permet à la Pologne d’être un État réellement fort et occidental en faisant du Saint-Empire son
principal ennemi. Les agrariens du PSL, notamment les branches les plus conservatrices du
mouvement, donnent pour leur part des premiers souverains Piast des images d’Épinal en en
faisant des monarques proches du peuple et des intérêts paysans.
Cette Pologne des premiers Piast est redécouverte par un autre mouvement historiographique,
qui prolonge et développe le concept de « terres maternelles » proposé dès l’entre-deux-
guerres par Wojciechowski, et repris après-guerre. Il s’agit plus précisément d’un programme
de recherche sur les origines de l’État polonais, qui lie histoire médiévale et archéologie, mais
aussi histoire et idéologie. En effet, l’État communiste catalyse ce mouvement qui est une des
premières actions entreprises pour fêter le millénaire de l’État polonais. Ainsi, le 3 mai 1949
est formée, à l’initiative du ministère de la Culture et de l’Art, une Direction des études sur les
origines de l’État polonais60, confiée à Aleksander Gieysztor61. Elle est chargée de mener des
fouilles archéologiques dans un certain nombre d’endroits considérés comme fondamentaux
pour comprendre la genèse de l’État polonais, au cours du Xe siècle et si possible avant. Le
but officiel est de mieux connaître une période qui a laissé peu de sources écrites, et donc de
compenser par l’archéologie ce que l’historien ne pouvait savoir par manque de sources. Le
but officieux, idéologique, est de démontrer le développement important de l’État polonais,
58 NIEMCEWICZ Julian Ursyn, Śpiewy historyczne, Varsovie, 1816. 59 Cf. les chapitres d’Adam Galos (les Piast dans l’historiographie) et de Marian Orzechowski (les Piast dans la
pensée politique polonaise) in HECK Roman (réd.), Piastowie w dziejach Polski (les Piast dans l’histoire de la
Pologne), ZNimO, Wrocław, 1975. 60 Kierownictwo badań nad początkami Państwa Polskiego. Il est dirigé directement jusqu’en 1954 par
Gieysztor, avant d’être intégré à l’un des nouveaux départements du PAN, l’Institut d’histoire de la culture
matérielle polonaise, créé en 1949 (en polonais Instytut historii kultury materialnej polskiej). 61 (1916-1999). Important spécialiste d’histoire médiévale polonaise, lié au nouveau système scientifique mis en
place par le régime communiste avec l’Académie des Sciences polonaise (PAN).
360
voire de prouver que des structures étatiques protopolonaises existaient déjà avant les années
960 afin de faire face aux scientifiques allemands minimisant la portée du premier État
polonais unifié (années 960-1034), et de déconnecter la date d’apparition dans l’histoire de
l’État polonais de celle du Baptême de la Pologne (966). Plus spécifiquement, il s’agit de
donner de la matière aux historiens polonais et notamment aux médiévistes pour démontrer la
polonité originelle de nombre de villes des territoires recouvrés. La période d’après-guerre est
particulièrement propice à cela ; car elle profite des destructions de guerre importantes,
notamment dans les villes des territoires recouvrés. Un certain nombre de fouilles
archéologiques sont lancées à la faveur de la reconstruction. Deux campagnes de fouilles sont
entreprises, qui concernent nombre de villes occidentales, mais aussi des lieux liés à la
Pologne originelle et où avaient déjà eu lieu parfois des fouilles dans l’entre-deux-guerres62.
Un premier bilan de ces diverses recherches, historiques et archéologiques, est dressé par
Gieysztor dans un article du Trimestriel historique63 de 1954. Ce dernier permet de recenser
un certain nombre de transformations et la diversité d’approches à l’œuvre dans
l’historiographie polonaise de la période stalinienne. En effet, le style et la méthodologie
historique utilisés dans cet article montrent que nous sommes en présence d’une interprétation
marxiste-nationale des premiers temps de la Pologne. Dans un premier temps, Gieysztor
critique un certain nombre d’hypothèses formulées par certains de ses prédécesseurs, entre
autres les historiens conservateurs galiciens de l’École de Cracovie, selon lesquels ce sont les
individualités et l’initiative politique d’hommes exceptionnels comme les premiers souverains
Piast qui ont construit l’État polonais. Il dresse ensuite les objectifs de la science historique
polonaise et notamment de la Direction des études sur les origines de l’État polonais qui
montrent que cette dernière sert à la fois la raison d’État polonaise et l’idéologie communiste :
La ruine de l’État bourgeois a rendu évidente l’ascientificité de la conception de l’État au-delà des
classes ; cela a ouvert la voie à des recherches sur la genèse de l’État vieux-polonais dans le but de
saisir les phases du processus historique qui ont conduit à la formation des classes sociales. Le retour à
62 La première vague de fouilles concerne les sites suivants : Szczecin, Gdańsk, Poznań, Ostrów Lednicki,
Gniezno, Biskupin, Kruszwica, Łęczyca, Opole, Sobótka, Cracovie (le Wawel). La seconde comprend
Wrocław, Sobótka, Trzemeszno, Błonia, Varsovie (faubourg de Bródno Stare et ruines du château royal), Giecz,
Cieszyn, Wiślica et les Murs de Silésie. En italique sont indiqués les sites des territoires recouvrés, en gras les
lieux de pouvoir de l’État polonais des origines. La liste est tirée de KIERSNOWSKI Ryszard, « Badania nad
początkami Państwa polskiego» (Etudes sur les origines de l’Etat polonais) in Kwartalnik Historyczny, p. 346-
353, Cracovie, 1949. 63 GIEYSZTOR Aleksander, « Geneza Państwa Polskiego w świetle nowszych badań » (la Genèse de l’Etat
polonais à la lumière des recherches récentes), Kwartalnik historyczny, Varsovie, p. 103-136,1954.
361
la structure territoriale des premiers Piast a ravivé l’intérêt de la science pour les terres occidentales et
leur rôle dans l’histoire la plus ancienne de la Pologne.64
L’adoption du matérialisme historique marxiste comme présupposé idéologique et
méthodologie historique est ici évidente : ce ne sont pas des individualités ou des structures
politiques qui ont entraîné la sociogenèse de la Pologne féodale, mais bien plutôt l’évolution
des techniques et des structures socio-économiques, notamment la formation d’une société de
classe préféodale, qui ont conduit à la formation d’un État, société de classe et État exploitant
étant intimement liés dans le marxisme. L’adoption de telles méthodes, et les résultats des
fouilles archéologiques menées entre la fin des années 1940 et le début des années 1950,
montrent selon Gieysztor, que les origines de l’État polonais sont à rechercher bien au-delà de
la date symbolique de 966, ainsi que l’ancienneté du développement de structures préétatiques
et du peuplement protopolonais de ce qui devient par la suite la Pologne des premiers Piast.
Cela permet à la fois de remettre en cause le roman national catholique polonais et renforce la
position de la pensée occidentale polonaise face à la science allemande : « Nous savons peu
de choses sur les étapes du développement de l’État des Polanes. Les territoires très étendus
occupés par eux au Xe siècle indiqueraient que leur territoire s’est formé dans la seconde
moitié du IXe siècle du fait de l’union de plusieurs microétats. »65. L’histoire marxisée des
années 1950 réduit ainsi l’importance de la dynastie des Piast dans le processus de formation
de l’État polonais, met l’accent sur des évolutions socio-économiques, mais conserve
l’analyse géopolitique de la pensée occidentale polonaise, qui voit dans les premiers Piast des
hommes d’État qui avaient compris l’intérêt national polonais et avaient indiqué le véritable
ennemi de la Pologne : un Saint-Empire romain germanique trop rapidement confondu avec
l’Allemagne.
Ces deux courants de pensée et ces deux manières d’écrire l’histoire des premiers temps de la
Pologne se retrouvent dans les écrits des historiens de la période. Ils permettent de justifier la
polonité des territoires recouvrés par l’histoire. Les exemples de ce type d’argumentaire
seraient trop nombreux à donner ; nous nous contenterons d’en analyser rapidement un,
représentatif de la masse des autres. Il s’agit d’une expertise écrite pour le Bureau des
Travaux pour le Congrès du ministère des Affaires étrangères par un savant polonais,
64 GIEYSZTOR Aleksander, op. cit., p. 109. 65 Idem, p. 133.
362
Kazimierz Piwarski66 intitulée « la Justification historique de la frontière sur l’Oder et la
Neisse »67. Elle reprend le concept de Pologne piastienne, en faisant de manière classique un
État-nation avant l’heure pour les Polonais et, plus largement, pour tous les Slaves
occidentaux plus ou moins apparentés aux Polonais au sein du groupe linguistique léchitique :
L’État des Piast était alors homogène ethniquement, en tant qu’État léchite et slave, montrant une
tendance compréhensible à l’unification de tous les Slaves occidentaux, ce que désirait Boleslas le
Vaillant […] L’État des Piast comprenait le bassin de la Vistule et de l’Oder, formant un complexe de
terres homogène géopolitiquement, liées entre elles presque idéalement en un système économique,
logistique, stratégique, donnant à l’État d’excellents fondements pour le développement et la
puissance68
Le caractère ambivalent de nombre de travaux historiques de l’époque, à la fois œuvres
scientifiques et travaux de propagande politique, émerge notamment de la conclusion donnée
au document : « Si l’État polonais doit être capable de vivre, il doit revenir à ses fondements
sains, c’est-à-dire posséder tout le bassin de l’Oder et de la Vistule, avec un large accès à la
mer. Des réflexions historiques et géopolitiques émerge clairement la conception de la
Pologne occidentale, retour à la seule conception justifiée de la Pologne piastienne. »69. Cette
expertise, écrite en vue du Congrès de paix avec l’Allemagne, rapproche ainsi clairement la
Pologne de 1945 des terres maternelles, de la Pologne piastienne. Comme la Pologne
piastienne représenterait une approche géopolitique validée par l’expérience historique en
raison de son caractère d’État-nation, Piwarski prouve ainsi le bien-fondé des frontières
polonaises de 1945 et justifie le rattachement des territoires recouvrés à la Pologne.
L’archéologie est également mobilisée pour renforcer cette utilisation de l’histoire à des fins
idéologiques. Les fouilles initiées sous l’égide de Gieysztor au sein de la Direction des études
sur les origines de l’État polonais ont été poursuivies de nombreuses années durant par un
archéologue de renom, Witold Hensel70, qui est, toutes proportions gardées, l’équivalent de
Józef Kostrzewski pour la Pologne de l’après-guerre. Dans un article de 1966, il insiste sur
l’ampleur des recherches archéologiques menées en Pologne populaire dans les territoires
66 (1903-1968). Professeur d’histoire lié à l’Université Jagellonne, spécialiste d’histoire moderne. 67 AMSZ/18-333. En polonais « Uzasadnienie historyczne granicy na Odrze i Nysie.». Le document n’est pas
daté, nous pouvons toutefois supposer qu’il date de 1947, comme la majeure partie des documents de ce fonds
documentaire. 68 AMSZ/18-333, p. 1. 69 Idem, p. 7. 70 (1917-2008). Archéologue polonais, directeur de l’Institut de l’histoire de la culture matérielle du PAN à partir
de 1954.
363
recouvrés en une vingtaine d’années : près de 140 chantiers de fouille71. Il reste dans une
analyse archéologique polonaise classique, ce qui montre là encore une certaine continuité
entre les sciences historiques polonaises de l’entre-deux-guerres et d’après-guerre. Pour lui, le
résultat de ces recherches est sans équivoque ; elles prouvent bien la polonité originelle des
« terres maternelles » et donc des territoires recouvrés. Il valide par conséquent la théorie de
l’autochtonie des Slaves, interprétant les résultats des fouilles comme démonstratifs du
caractère protoslave des populations de la culture lusacienne, vivant entre 1300 et 500 avant
Jésus-Christ dans les bassins de l’Oder et de la Vistule. Les territoires recouvrés sont donc
perçus par la majorité des spécialistes polonais comme intégralement polonais, du moins
slaves à l’époque de l’origine de l’État polonais, et ce depuis longtemps. La pensée
occidentale polonaise cherche alors à retracer les étapes de germanisation de ces territoires.
B. L’annexion progressive par les Allemands
Après avoir insisté sur la polonité originelle des territoires recouvrés, les auteurs polonais
mettent en avant la progressivité de leur germanisation en même temps qu’ils tendent à la
minimiser et à la diaboliser72. En outre, ils adoptent, à l’instar des géographes, un
déterminisme, historique cette fois. Ce dernier réinterprète a posteriori le processus de
germanisation des territoires recouvrés comme une entreprise préméditée de la part
d’Allemands auxquels les historiens polonais confèrent un peu rapidement une conscience
nationale et une volonté de nuire aux autochtones slaves dès le Moyen-Âge et la création de
l’État polonais73.
La pensée occidentale polonaise s’intéresse particulièrement au processus de
germanisation des territoires recouvrés et en fait l’enjeu d’un débat face à l’historiographie
allemande traditionnelle de l’entre-deux-guerres. Deux thèses s’opposent. La première,
soutenue par l’historiographie allemande et plus particulièrement l’Ostforschung, met en
avant l’intensité de la colonisation allemande des territoires recouvrés et donc de leur
germanisation dès le Moyen-Âge74. Celle de l’historiographie polonaise et plus
71 HENSEL Witold, « Vingt années de recherches archéologiques sur les territoires de l’Ouest et du Nord de la
République populaire de Pologne 1945-1965 », la Pologne et les affaires occidentales, Poznań, 1966, p. 366-
402. 72 Cf. plus particulièrement sur ce point le chapitre 6, IB. 73 L’évolution progressive de la germanité est le prélude à l’étude de la permanence de la polonité, étudiée plus
en détail dans le IIIA. 74 Les exemples sont nombreux, du milieu du XIXe siècle avec l’essor de la science statistique jusqu’aux années
1950 et 1960 avec les derniers représentants de l’Ostforschung idéologique. Nous nous contenterons de citer
364
particulièrement de la pensée occidentale polonaise minimise la portée de l’Ostsiedlung et
considère que la germanisation de portions notables des territoires recouvrés n’a été acquise
qu’à la période moderne, et est donc bien plus récente que ne l’écrivent les historiens
allemands. La différence d’interprétation de ce phénomène majeur des relations germano-
polonaises se voit notamment dans les diverses cartes publiées à ce sujet, qui montrent une
périodisation complètement différente du peuplement allemand à l'est et donc de la
germanisation des territoires recouvrés.
Cartes représentant l’évolution de la germanité à l'est et le maintien de la polonité dans les
territoires recouvrés75
La divergence dans la lecture de ce phénomène historique apparaît rapidement évidente entre
la carte proposée par Kuhn et celle de Kaczmarczyk76. Pour le premier, représentatif du
courant de l’Ostforschung mais même d’une part notable de l’historiographie allemande de
l’époque, la colonisation rurale allemande a atteint dès la fin du XIIIe siècle la majeure partie
deux chercheurs situés aux bornes chronologiques extrêmes : August Meitzen (1822-1910), statisticien allemand
qui s’est notamment intéressé à l’évolution de la population et aux effets démographiques de la colonisation
allemande en Silésie, Walter Kuhn (1903-1983), professeur d’histoire à l’Université de Hambourg notamment,
qui se spécialisait dans l’histoire de l’Ostsiedlung. 75 Cartes tirées de KUHN Walter, Geschichte der Deutschten Ostsiedlung in der Neuzeit, Histoire de la
colonisation allemande à l’est à l’époque moderne), Cologne, Böhlau Verlag, 1955 et KACZMARCZYK
Zdizsław, « Rozprzestrzenienie narodowości polskiej nad Odrą i Bałtykiem w późnym feudaliźmie » (la
Répartition de la nationalité polonaise sur l’Oder et la Baltique dans le féodalisme tardif) in Przegląd Zachodni,
Volume I, IZ, p. 25, 1953. 76 Pour les éléments biographiques, Cf. ce chapitre, IB.
365
de la Silésie et une moitié de la Poméranie occidentale (zones vert foncé et vert clair sur la
première carte). Pour Kaczmarczyk, représentatif de la pensée occidentale polonaise et de
l’essentiel de l’historiographie polonaise de la période, ne sont devenues allemandes à la fin
du XVe siècle, soit deux siècles plus tard, que les zones en blanc sur la carte, c’est-à-dire une
partie de la Basse-Silésie (le piémont des Sudètes) et une moitié de la Poméranie occidentale.
Les divergences peuvent se comprendre par les choix idéologiques des critères sélectionnés
pour réaliser ces cartes et surtout les figurés employés. Pour Kuhn, il s’agit de représenter les
zones dans lesquelles se sont installés des colons allemands, ce qui ne veut pas dire qu’ils
représentent la majorité de la population dans ces zones, mais le choix du figuré de surface
induit que les Allemands sont devenus la majorité voire la totalité de la population dans ces
espaces. Le but pour Kaczmarczyk est de montrer les zones où est encore parlée la langue
polonaise ou le dialecte silésien apparenté, ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait que des Polonais
dans ces régions, ni même qu’ils représentent la majorité absolue de la population.
Néanmoins, par un procédé similaire d’utilisation de figurés de surface, il est suggéré que les
espaces encore colorés à un siècle donné correspondent à un peuplement polonais majoritaire
voire exclusif. Les choix des figurés conduisent ainsi à des interprétations, fausses et
exagérées : une Basse-Silésie qui serait déjà peuplée très majoritairement d’Allemands en
1300 selon Kuhn et une Haute-Silésie encore presque intégralement polonaise en 1800.
La lecture du processus de germanisation intervient de part et d’autre dans une vision
diamétralement opposée de l’histoire démographique de ces territoires : pour les chercheurs
allemands de l’époque, la germanisation des territoires recouvrés est en fait une nouvelle
germanisation après une brève période de peuplement slave du VIIIe au XIIe siècle, alors que
pour leurs homologues polonais la germanisation de ces mêmes régions est la remise en cause
d’un peuplement slave autochtone bien plus ancien. En outre, le processus même de
germanisation est compris différemment. Ainsi, pour les représentants de la pensée
occidentale polonaise, il s’agit d’une germanisation linguistique et non ethnique,
contrairement à ce que prétend l’Ostforschung :
la germanisation des terres slaves, voire même strictement polonaises, ne s’est jamais réalisée par la
voie du refoulement des populations autochtones par les Allemands. Ces populations restaient partout
chez elles mais cédaient seulement après un long processus de pression et d’isolation à une
germanisation progressive. La population de ces espaces est majoritairement polonaise ou slave, bien
366
qu’elle parle aujourd’hui en allemand. Le rapport racial de la population allemande sur ces espaces
oscille selon le lieu entre 10 et 30 %, mais n’est jamais plus grand.77
La nuance apparaît ténue de prime abord : en réalité, pour les Polonais, elle change beaucoup
de choses, car elle fait des populations allemandes habitant les territoires recouvrés jusqu’en
1945 non pas des Allemands véritables, au sens ethnique voire pour certains racial du terme,
mais majoritairement des Slaves germanisés. Prouver que leur germanisation est récente
ouvre la perspective à une possible reslavisation de ces populations ; le livre cité de
Kaczmarczyk date de 1945 et a été rédigé pendant la guerre, à une époque où les spéculations
allaient bon train et où la repolonisation de ces « Slaves germanisés » semblait encore
possible78. La tendance à minimiser la portée de la germanisation des territoires recouvrés, à
mettre en avant la progressivité du phénomène et à insister davantage sur son caractère
linguistique plutôt qu’humain se retrouve dans de multiples travaux de l’époque, notamment à
l’échelon régional. Les citer tous serait impossible, deux études peuvent être analysées en
détail, car elle portent sur les principales régions des territoires recouvrés : la Silésie et la
Poméranie occidentale.
La Silésie a été étudiée en détail pour son importance majeure au sein des territoires recouvrés
mais aussi pour ses liens historiques nombreux avec la Pologne, bien plus aisément
identifiables que pour la Poméranie. Ainsi, un article de Zdzisław Kaczmarczyk79 retrace-t-il
en 1947 les étapes de la germanisation de la Silésie. Après avoir critiqué les thèses de
l’historiographie allemande concernant la Silésie « Selon la science allemande, le processus
de germanisation de la Silésie s’est réalisé déjà au Moyen-Âge, et donc au XIIIe siècle et au
XIVe siècle, résultat de la colonisation médiévale allemande »80, il entend prouver le maintien,
bien au-delà de ce qui était pensé jusqu’alors, de la polonité en Silésie. Il se concentre sur la
Basse-Silésie, puisque pour lui la Haute-Silésie n’est même pas sujet à débat ; elle
demeurerait largement polonaise jusqu’en 1945. Sa méthode est révélatrice de celle de la
plupart des historiens polonais à l’époque : il essaie de se fonder dans un premier temps le
plus possible sur des sources allemandes qu’il présente comme des arguments d’autorité en
77 KACZMARCZYK Zdzisław, Kolonizacja niemicka na wschód od Odry (la Colonisation allemande à l’est de
l’Oder), IZ, Poznań, 1945, p. 257. 78 Nous étudierons cette question plus précisément dans la sous-sous partie suivante. 79 KACZMARCZYK Zdzisław, « Problem germanizacji Śląska w świetle nowych badań » in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale) p. 931-943, Vol. II, 1947. 80 KACZMARCZYK Zdzisław, op. cit., p. 932.
367
faveur de la thèse qu’il prétend démontrer. Il cite un géographe et humaniste allemand
silésien, Bartholomäus Stein (1477-1520), à qui il prête un antipolonisme prononcé, pour
dessiner une géographie nationale de la Silésie à l’orée de l’époque moderne : « Malgré tout il
a dû reconnaître qu’au début du XVIe siècle, seule la rive gauche [de l’Oder] de la Basse-
Silésie présentait une majorité allemande, en revanche tout l’immense reste de la Silésie avait
une majorité polonaise. »81. Il se fonde également sur les archives silésiennes rescapées de la
guerre pour prouver la persistance de la polonité, en utilisant deux données : les listes de
citoyens de villes silésiennes en étudiant les patronymes, et les langues de culte utilisées dans
les paroisses catholiques ou luthériennes silésiennes. Avec ces deux indicateurs, qu’il
interprète de manière univoque comme des preuves de polonité ou de germanité, ce qui est à
nuancer surtout pour les patronymes, il arrive à dresser une géographie de la langue polonaise
en Silésie au fil des siècles82. En s’appuyant sur ces indicateurs, Kaczmarczyk démontre selon
lui que des îlots de polonité conséquents se maintiennent sur la rive gauche de l’Oder jusqu’à
la première moitié du XVIIIe siècle, ce qui va à l’encontre des thèses établies jusqu’alors par
les historiens allemands, voire même par certains historiens polonais. La colonisation
frédéricienne est interprétée comme un catalyseur certain de la germanisation de la Basse-
Silésie, ce qui permet à la fois de noircir l’État prussien et de montrer le caractère récent de la
germanisation de la région. Dans la conclusion de l’article, il écrit ainsi que « Tout le poids du
processus de germanisation doit être décalé dans les temps modernes jusqu’au XVIe siècle. Il
apparaît que la domination de la germanité en Basse-Silésie n’a eu lieu qu’aux XVIIe et
XVIIIe siècle, et que sa victoire totale [n’a été acquise] qu’au XIXe siècle. »83. L’ensemble
apparaît dans un premier temps comme convaincant, mais il pêche par une carence
structurelle des sources modernes : l’absence de recensement systématique des populations
des régions de Silésie et l’inexistence des catégories nationales dans une région où à l’époque
c’est le critère religieux qui sert de distinction. Ainsi, du point de vue allemand comme
polonais, il est difficile de pouvoir dire jusqu’à l’époque contemporaine le rapport de force
national réel dans ces régions ; le reste est spéculations, plus ou moins bien argumentées mais
qui restent biaisées par le haut degré d’idéologie des chercheurs de l’époque.
81 Idem, p. 935. 82 Une autre limite à cette approche est que Kaczmarczyk pose d’emblée le postulat que la Silésie, depuis le
Moyen-âge, parle la langue polonaise. Or avec le temps, même en admettant que le polonais est parlé en Silésie
depuis cette période, le dialecte polonais de Silésie, le silésien, a évolué de manière distincte du polonais
littéraire, notamment depuis que la Silésie a été séparée politiquement du reste de la Pologne en 1335. 83 Idem, p. 941.
368
Une même approche est utilisée dans un livre concernant la Poméranie occidentale84, écrit par
Kazimierz Śląski85 en 1954 ; la date d’écriture, en plein stalinisme polonais, implique un ton
différent et une insistance sur d’autres éléments du même problème scientifique. Le livre est
préfacé par Wojciechowski, qui en profite pour faire de cette étude une démonstration du
bien-fondé de la pensée occidentale polonaise en tant que pensée politique, en critiquant
l’orientation orientale de la géopolitique jagellonne : « La place de la Pologne était à
l’embouchure de l’Oder et sur la Baltique, et non dans les steppes ukrainiennes, dans
lesquelles l’élément féodal exploitait le paysan ruthène. »86 ; il en profite au passage pour
donner une teinte marxiste à ses propos, afin de démontrer sa bonne volonté à l’égard du
pouvoir communiste à l’époque où ce dernier, très méfiant à son égard, multiplie les
contraintes de travail pour l’Institut occidental. Śląski, à l’instar de Kaczmarczyk pour la
Silésie, va à l’encontre des thèses de l’historiographie allemande qui met en avant la précocité
de la germanisation de la Poméranie occidentale : « De manière générale dans la science
allemande s’est ancrée l’opinion selon laquelle la germanisation définitive de la Poméranie
centrale et d’au-delà de l’Oder a eu lieu dès le XIVe siècle »87. Śląski, en s’appuyant sur des
méthodes similaires à celle de son collègue pour la Silésie, revisite la chronologie de la
germanisation de la Poméranie, en identifiant dans l’introduction six périodes pour cette
dernière :
1. De 1124 à 1220, le début des influences allemandes en Poméranie en lien avec les transformations
de l’économie féodale et la réception du christianisme.
2. De 1220 au milieu du XIVe siècle- une période d’afflux intensifié d’éléments étrangers en lien avec
la fondation de villes et de villages sur le droit allemand.
3. Du milieu du XIVe siècle à la première moitié du XVIe siècle, la dénationalisation des parties
occidentales de la Poméranie par l’utilisation de la domination économique des villes.
4. Du milieu du XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, la disparition lente des traits originels en
Basse-Poméranie sous l’influence de la précarisation de l’existence du paysan poméranien dans le
cadre du régime féodal.
5. Du milieu du XVIIIe siècle jusqu’en 1945, une germanisation planifiée des Poméraniens par les
autorités prussiennes par l’afflux de colons allemands.
6. À partir de 1945- une repolonisation du pays.
84 ŚLĄSKI Kazimierz, Przemiany etniczne na Pomorzu Zachodnim w rozwoju dziejowym (les Transformations
ethniques en Poméranie Occidentale au cours de l’histoire), IZ, Poznań, 1954. 85 (1912-1990). Docteur habilité, spécialisé dans l’histoire de la Poméranie, rattaché à la nouvelle Université de
Toruń après-guerre. 86 ŚLĄSKI Kazimierz, p. IX. 87 Idem, p. 4.
369
Le gradient temporel n’est pas le même que pour la Silésie : Śląski reconnaît que la
germanisation est quasiment achevée pour la Poméranie de Szczecin et la moitié ouest de la
Poméranie occidentale à l’orée de la période moderne. Contrairement à ce qu’écrit
l’historiographie allemande, pour lui, la moitié orientale de la Poméranie occidentale est
encore bien polonaise88 au début du XVIe siècle, alors même que pour l’Ostforschung le XIVe
siècle signe déjà la germanisation de l’essentiel de la Poméranie occidentale. Une autre
différence existe entre le cas silésien et le cas poméranien, tels qu’ils sont étudiés
respectivement par Kaczmarczyk et Śląski. Dans le cas de Śląski, le contexte politique de
l’époque est celui d’une marxisation de l’histoire, là où Kaczmarczyk avait encore une liberté
d’écriture importante en 1947. Cela implique dans le cas de Śląski un intérêt bien plus
prononcé pour l’étude de l’influence des facteurs socio-économiques dans les processus de
germanisation : « La cause majeure de la germanisation de la Poméranie a été la structure des
relations sociales, qui s’est établie dans la période de dégénérescence du féodalisme. À partir
du XIIIe siècle la direction de toute la vie étatique et économique a été prise en main par
l’élément allemand. »89. Śląski reconnaît ainsi que toute une série de facteurs socio-
économiques ont favorisé une germanisation plus rapide de la Poméranie par rapport à la
Silésie, même s’il ne la décrit pas comme aussi rapide que les auteurs allemands. Il lie ainsi
habilement approche nationale (prouver l’importance de la polonité en Poméranie) et
l’approche marxiste (montrer l’importance des structures socio-économiques et faire des
paysans Poméraniens slaves les exploités des Junkers, des bourgeois et des ecclésiastiques
allemands ou germanisés de Poméranie). Il donne ainsi un gage de respectabilité à la pensée
occidentale polonaise à une époque où les autorités staliniennes l’accusent de nationalisme et
répriment certains de ses membres. Le caractère récent de la germanité des territoires
recouvrés est encore plus mis en avant par la multiplication des études linguistiques qui se
développent à l’époque en Pologne communiste.
88 Nous pouvons remarquer au passage la même assimilation des Poméraniens aux Polonais que dans le cas
évoqué précédemment de la Basse-Silésie. Cela est pour le cas présent d’autant plus problématique que les
différences linguistiques entre Poméraniens et Polonais sont bien établies, à la différence du polonais et du
silésien, dont les statuts respectifs sont encore débattus de nos jours. 89 ŚLĄSKI Kazimierz, op. cit., p. 252.
370
C. La polonité des toponymes régionaux
Nommer un lieu, c’est en prendre symboliquement possession. L’onomastique polonaise a
fort à faire en 1945 : repoloniser voire poloniser des milliers de noms de lieux à travers les
territoires recouvrés. La manière dont ces travaux de polonisation vont être réalisés est un
autre argument en faveur de la polonité des territoires recouvrés pour les savants de la pensée
occidentale polonaise. La démonstration de la polonité de ces régions par l’étude de la
toponymie régionale est un des courants principaux de la pensée occidentale polonaise, et ce
dès l’entre-deux-guerres. Des chercheurs polonais liés aux milieux occidentaux essaient alors
de reconstituer le paysage toponymique polonais des territoires recouvrés à une époque où
l’immense majorité des toponymes sont germanisés. Cette germanisation s’accentue encore
dans les années 1920 malgré le régime républicain allemand, puis lors des années 1930 avec
l’arrivée du nazisme au pouvoir en Allemagne : des politiques de germanisation des noms de
villes et de villages sont menées dans les cas où les racines slaves et polonaises sont trop
évidentes. Un des exemples emblématiques de ces germanisations tardives est l’actuelle ville
d’Olecko, à l’extrémité orientale de la Varmie-Mazurie. Jusqu’en 1928, la ville s’appelle
Marggrabowa ou Oletzko, noms aux consonances slaves explicites. Pour mettre en valeur la
fidélité de la ville à l’Allemagne lors du plébiscite du 11 juillet 192090, à l’occasion duquel
dans la ville et son district proche seules deux voix ont été données à la Pologne, la cité reçoit
le nom, typiquement allemand, de Treuburg, la ville fidèle. Pour faire face à ce mouvement de
dépolonisation et retrouver d’anciens noms slaves ou polonais tombés dans l’oubli, certains
savants polonais se lancent dans la rédaction de dictionnaires ou d’atlas de noms de lieux
polonais, qui vont grandement servir la politique de polonisation entreprise par l’État polonais
après 1945. Les plus connus d’entre eux s’intègrent dans l’œuvre du Père Stanisław
Kozierowski91. Ce dernier a rédigé entre autres un monumental Atlas des noms du domaine
slave occidental92 en trois tomes entre 1934 et 1937, montrant ainsi la polonité originelle des
territoires recouvrés, et la slavité toponymique de portions notables du Brandebourg et du
Mecklembourg. Tout ce travail préalable a été remobilisé après 1945 à des fins à la fois
pratiques : poloniser des régions au paysage toponymique très largement allemand pour le
90 Plébiscite organisé pour décider du rattachement de la Varmie-Mazurie à la Pologne ou de son maintien dans
la Prusse orientale allemande. 91 Cf. chapitre 4, IA. 92 Atlas nazw geograficznych Słowiańszczyzny Zachodniej, Nauka i praca, Poznań, 1934/1935/1937.
371
rendre plus familier aux Polonais s’y installant, et à des fins idéologiques : prouver la polonité
originelle des régions allemandes de l’Est.
Des structures chargées de poloniser les noms de lieux sont mises en place rapidement, au
sein desquelles certains représentants de la pensée occidentale polonaise occupent des places
de choix93. La rapidité de la mise en place de ces institutions s’explique par le chaos
toponymique en de nombreux endroits des territoires recouvrés ; elle n’empêche cependant
pas ce désordre, qui ne disparaît que progressivement au cours des années suivantes. Ainsi, la
ville de Reichenbach im Eulengebirge dans le piémont des Sudètes, possède jusqu’à trois
noms polonais utilisés simultanément : Rychbach puis Ryczonek pour les autorités
municipales, Reichenbach pour l’administration du district, Drobniszew pour les autorités
ferroviaires. La situation peut vite s’avérer fantaisiste pour un Polonais arrivant dans la
ville pour s’y installer : parti pour Reichenbach, descendu à la station de Drobniszew, il
arpente par la suite la ville de Rychbach… Ce n’est qu’en 1946 que la ville adopte un nom
officiel plus typiquement polonais, qui rompt avec le passé allemand : Dzierżoniów, du nom
du Père Jan Dzierżoń, prêtre silésien polonais spécialiste d’apiculture. Pour éviter des
appellations aléatoires qui seraient des polonisations maladroites des noms, une première
institution est mise en place dans la première moitié de 1945 par le Bureau administratif
régional des chemins de fer nationaux de Poznań, à laquelle de nombreux spécialistes
participent, notamment le Père Kozierowski. L’Institut occidental, nouvellement fondé en
février, participe pleinement à ce mouvement. Du 11 au 13 septembre 1945 une première
conférence onomastique a lieu à Szczecin, avec des représentants de l’Institut occidental et de
l’Institut baltique, qui fixe les règles générales de polonisation des toponymes des territoires
recouvrés : faire revivre les noms polono-poméraniens, faire disparaître les marques de
germanisation, surtout tardives, poloniser les noms germaniques94, effacer les traces de
93 Pour le paragraphe qui suit, nous nous sommes inspirés notamment de : YOSHIOKA, Jun., “Imagining Their
Lands as Ours: Place Name Changes on Ex-German Territories in Poland after World War II», In Tadayuki,
Hayashi; Fukuda, Hiroshi, Regions in Central and Eastern Europe: Past and Present (les Régions en Europe
Centrale et orientale : le passé et le présent), Slavic Research Center, Hokkaido University, 2007 http://src-
h.slav.hokudai.ac.jp/coe21/publish/no15_ses/14_yoshioka.pdf ainsi que GOŁASKI Janusz, « Ustalanie i
wdrażanie nazw obiektów fizjograficznych na Ziemiach Zachodnich i Północnych Rzeczypospolitej Polkiej” ( la
Fixation et l’instauration des noms de lieux géographiques sur les territoires occidentaux et septentrionaux de la
République polonaise) in Polski Przegląd Kartograficzny (la Revue polonaise de cartographie), T. 40, p. 46-53,
2008. 94 Il s’agit ici de poloniser les noms de villes ou de villages fondés par les Allemands et donc inexistants à
l’époque polonaise, pour lesquels il n’existe aucun équivalent historique en polonais.
certains dialectes95. Dans certains cas, il s’agit seulement de retrouver la forme ancienne,
slave, du toponyme ; dans d’autres de traduire un nom de localité signifiant quelque chose en
allemand, dans d’autres enfin, de construire un nom polonais à partir de rien. Pour donner des
noms officiels aux localités des territoires recouvrés, la Commission d’établissement des
noms de lieux96 a été réactivée en 1945, et rattachée en janvier 1946 au ministère de
l’Administration publique. Constituée d’un comité directeur de six membres, trois
scientifiques et trois fonctionnaires, elle est placée sous la direction de Stanisław Srokowski97
et se subdivise en trois commissions, chacune chargée d’une région spécifique des territoires
recouvrés et auxquelles participent des chercheurs des institutions du réseau scientifique
occidental98. La première siège à Cracovie et est constituée de membres de l’Institut silésien ;
elle est chargée de poloniser les toponymes silésiens. Une deuxième commission a également
son siège à Cracovie, et est composée de membres de l’Institut baltique et de l’Institut
mazure, dans le but de trouver de nouveaux noms aux lieux de Varmie-Mazurie. Enfin, la
troisième commission se trouve à Poznań ; les membres de l’Institut occidental y participent,
et polonisent les toponymes de Poméranie occidentale et de la Terre de Lubusz. Plusieurs
étapes jalonnent ce processus de dénomination : au sein des trois commissions, les historiens
compilent les sources afin de retrouver les anciens noms polonais ou slaves. Les linguistes
reconstruisent ensuite ces noms selon les règles phonétiques propres de la langue polonaise
moderne, processus qui révèle ainsi la nature des noms de lieux polonais des territoires
recouvrés : dans nombre de cas, ce sont des néologismes plus que des noms authentiques ; ils
témoignent en tous cas d’une hybridation entre noms anciens et adaptations à la langue
polonaise moderne, afin que leur tonalité soit la même que celle des noms de lieux de la
Pologne centrale. Par la suite, ces noms sont doublement vérifiés : par le Comité
géographique de l’Académie des sciences polonaise de Cracovie, puis par la commission
centrale de Varsovie. Ces institutions travaillent à plein régime : le nombre de localités qui
95 Il s’agit ici dans un cas de poloniser les noms de villes ou de villages fondés par les Allemands et donc
inexistants à l’époque polonaise, pour lesquels il n’existe aucun équivalent historique en polonais. Dans l’autre,
le but est de faire disparaître des noms poméraniens ; ils seront rétablis par la suite assez rapidement, tout en ne
se distinguant pas fondamentalement des noms polonais. 96 Komisja Ustalania Nazw Miejscowości. 97 (1872-1950). Géographe polonais, cofondateur et premier directeur de l’Institut baltique. Il n’a pas été intégré
à la liste de personnalités de la pensée occidentale polonaise car nous n’avons retenu aucune de ses œuvres dans
le corpus de sources, mais il mérite d’être mentionné dans ce courant historiographique. 98 Cf. chapitre 5, IIC.
373
voient leur nom allemand changé en nom polonais passe grâce à elles de 4 400 à la fin de
1946 à près de 32 100 à la fin de 195099.
La ligne directrice du travail de cette Commission est qu’elle ne fait que rétablir, dans un
certain nombre de cas, les toponymes polonais, et que ce faisant, elle permet de faire ressurgir
la polonité des territoires recouvrés. Elle se retrouve dans nombre de travaux scientifiques qui
portent sur l’onomastique des territoires nouvellement rattachés à la Pologne. Dans un article
de la Revue occidentale100, Stanisław Urbańczyk101 s’interroge sur le déroulement du
processus de transformation toponymique et défend ses principes face à une population
déroutée voire dans l’incompréhension face aux noms donnés par les commissions alors
qu’elles-mêmes ont déjà rebaptisé elles-mêmes leur nouveau lieu de vie. Il reprend la thèse de
la slavité originelle de la plupart des noms de lieu des territoires recouvrés : la forme
germanique n’est qu’une couche linguistique superficielle qu’il faudrait ôter ou élaguer pour
retrouver l’origine slave : « Majoritairement on sentait sous elles un fond élémentaire
polonais, bien que très souvent caché par les baptêmes allemands, que le régime hitlérien a
réalisé de manière massive. »102. Si Urbańczyk a raison de mettre en avant les racines slaves
de bien des noms de lieux des territoires recouvrés, il prend des libertés par rapport à la réalité
historique en oubliant que nombre de noms ont été allemands dès leur origine pour le cas de
villes ou villages fondés par des Allemands, et en faisant croire que le processus de
germanisation serait relativement récent, alors qu’il a été réalisé dans certains cas plusieurs
siècles auparavant. Cette déviation par rapport à la stricte vérité sert la thèse de la polonité
originelle et très majoritaire des territoires recouvrés. Malgré le processus très codifié de la
polonisation de ces toponymes, des difficultés émergent, notamment dans le rapport à la
tradition : faut-il reprendre les noms traditionnels ou non ? Dans ce domaine, les commissions
ne se prononcent pas de manière catégorique, et adoptent des attitudes différenciées par
rapport aux termes usuels, le critère essentiel étant la proximité du toponyme traditionnel avec
le polonais et son éloignement de toute forme germanique. Ainsi, elles adoptent deux attitudes
opposées concernant un certain nombre de noms de villes en Prusse orientale et en Poméranie
99 Cf. notamment WAGIŃSKA-MARZEC Maria, « Sekcja onomastyczna Instytutu Zachodniego » (la Section
onomastique de l’Institut occidental), Przegląd Zachodni (la Revue occidentale), p. 161-187, 2/2004. 100 URBAŃCZYK Stanisław, « Porządkowanie nazw miejscowych » (la Clarification des noms de lieux) in
Przegląd Zachodni, IZ, Volume II, p. 836-841. 101 (1909-2001). Professeur de linguistique à l’Université de Toruń jusqu’en 1948, puis dans celle de Poznań
jusqu’en 1956, avant de finir sa carrière à l’Université Jagellonne. 102 URBAŃCZYK Stanisław, op. cit., p. 836.
374
occidentale. En Prusse orientale, les noms polonais utilisés traditionnellement et par la
population locale sont trop proches des toponymes allemands : « La tradition nous a transmis
[…] nombre de noms en -bork, qui sont des polonisations des -burg allemands, comme
Wartembork, Ządzbork et autres. Une partie de la commission était d’avis qu’on ne devait pas
maintenir ces traces de la violence teutonique […] D’où le fait que Ządzbork est devenu
Mrągowo (en souvenir du lexicographe Mrongowiusz103) »104. Un certain nombre de noms de
petites villes régionales ont été polonisées de la sorte en Prusse orientale, pour faire oublier le
passé teutonique de la région, là où les commissions considéraient que les toponymes
polonais ne l’étaient pas assez, alors même que les noms allemands étaient assez
dissemblables, comme dans l’exemple étudié. En Poméranie occidentale, le choix de la
commission a été inverse : malgré des noms traditionnels poméraniens et non polonais, les
formes retenues ont été finalement les poméraniennes, par ailleurs peu différentes, car elles
montrent la préexistence, avant la germanisation, d’une société slavophone. Ainsi, « les
anciens Poméraniens, bien qu’ils parlassent une langue incroyablement proche du polonais,
possédaient cependant certains particularismes. La différence qui apparaît le mieux est la
prononciation -gard à la place du vieux-polonais -gród. En conséquence sont apparues en
Poméranie des noms comme Stargard et Białogard au lieu des nouveaux noms polonais
Starogród, Białogród. »105. Le choix peut apparaître comme d’autant plus incohérent que ces
noms rappellent étrangement les noms allemands de ces villes106. Cette proximité a été
remarquée par les nouveaux habitants polonais. Pour la commission cependant, il paraissait
plus important de faire apparaître la slavité antérieure des noms de villes là où elle existait,
quitte à faire émerger des particularismes régionaux. Les nouveaux noms polonais étaient
réservés aux villes fondées par les Allemands et dont le toponyme usuel polonais n’était que
la polonisation du nom germanique. Malgré cette exception, la règle est bien de faire
disparaître toute trace de germanité et faire ressurgir la polonité, comme en témoigne cette
injonction méthodologique au travail de repolonisation qui est en fait le critère ultime du
processus, trouvée dans un article de Marian Tyrowicz107, « la suppression immédiate des
103 Le nom allemand de la ville est Sensburg. Krzysztof Celestyn Mrongowiusz (1764-1855) Pasteur évangélique
polonais de Prusse orientale, représentant du mouvement régionaliste mazure ou national polonais (selon les
interprétations) en Varmie-Mazurie au XIXe siècle. 104 Idem, p. 839. 105 Idem, p. 840. 106 Stargard et Belgard. 107 (1901-1989). Professeur d’histoire contemporaine de l’École supérieure de pédagogie de Cracovie.
375
noms, trop fortement voire uniquement reliés à la germanité »108. Cette mise en évidence de la
polonité des noms de lieu et cette recherche de l’ancienne carte des noms de lieux polonais
des territoires recouvrés font écho à un autre argument employé par les Polonais pour justifier
le retour de ces régions à la Pologne : l’argument de la polonité et de la slavité originelle de
leurs populations.
III L’argument humain
L’argument humain se fonde avant tout sur l’antériorité et la permanence du peuplement
slave des territoires recouvrés, malgré leur germanisation très avancée voire quasi totale en
1945. Dans un premier temps, les savants polonais mettent en avant la durée du peuplement
polonais ou slave jusqu’à l’époque moderne, avant de montrer que des populations
slavophones se sont maintenues jusque dans la période contemporaine, ceux que le récit
officiel polonais appelle les autochtones109. Enfin, comme si certains d’entre eux sentaient que
ces arguments historiques étaient de peu de poids face à la réalité contemporaine (près de
90 % de germanophones sur les territoires recouvrés à la veille de la Seconde Guerre
mondiale), des représentants de la pensée occidentale polonaise insistent sur les tendances
démographiques des territoires recouvrés avant 1939 qui auraient marqué un retournement de
la conjoncture plus favorable aux Polonais. Ils soutiennent d’ailleurs leur argument par toute
une littérature allemande, nationaliste, catastrophiste quant au devenir national des provinces
orientales allemandes.
A. Une présence polonaise multiséculaire
La démonstration de la présence polonaise multiséculaire dans les territoires recouvrés est
le complément de la mise en avant de la germanisation, progressive et longue de ces
territoires, et sert à démontrer les droits polonais aux territoires recouvrés. Il est révélateur que
pour presque tous les travaux étudiés, aucune distinction n’est clairement faite entre slave
occidental (que ce soit poméranien, silésien ou autre) et polonais. Ainsi, Śląski, dans un
108 TYROWICZ Marian, « Jak przemianować ulice miast odzyskanych » (Comment changer les noms des rues
des villes recouvrées ?) in Przegląd Zachodni, p. 178-182, p. 181 pour la citation. 109 Cf. chapitre 3, IIIB.
376
article sur la « polonité »110 de la Poméranie, utilise tour à tour les qualificatifs de polonais ou
de slaves comme s’ils étaient interchangeables et signifiaient la même réalité :
Ainsi au début du XIVe siècle la Poméranie occidentale est restée un pays majoritairement slave. […] 111 Durant tout le XVIe siècle la Basse-Poméranie [région de Słupsk] a maintenu son caractère
polonais.112
Les populations slaves occidentales sont soit d’emblée considérées comme polonaises, soit
l’auteur utilise de manière alternée les termes « slaves », « polonais », « poméraniens »,
« silésiens ». Se réalise ainsi une captation nationale polonaise des Poméraniens qui, s’il est
indéniable qu’ils sont plus proches linguistiquement et culturellement des Polonais que des
Allemands avant leur germanisation, n’en laisse pas moins dubitatif, surtout à une époque où
la conscience nationale et même régionale est encore peu développée.
On traitera ici du maintien de la polonité dans les territoires recouvrés jusqu’à la fin de la
période moderne, alors que la sous-partie suivante sera dévolue à celle de l’étude du même
phénomène à l’époque contemporaine avec la problématique socio-culturelle des autochtones.
Il est intéressant de signaler les modalités selon lesquelles les spécialistes polonais des
territoires recouvrés s’attachent à suivre la permanence du peuplement polonais et de l’usage
de la langue polonaise ou apparentée dans ces régions. Les études sur ce thème ont d’ores et
déjà commencé avant-guerre, mais la nouveauté de la situation d’après-guerre réside dans le
fait que les Polonais ont désormais un large accès aux archives des régions concernées. Le fait
qu’elles soient en grande majorité en allemand n’est pas un problème pour les chercheurs qui
pour la plupart connaissent bien la langue, puisqu’ils proviennent très majoritairement soit de
l’ancienne Pologne prussienne soit de l’ancienne Pologne autrichienne113. Du point de vue de
l’idéologie de la pensée occidentale polonaise, par nature antiallemande, c’est même une
chance : leurs travaux sont d’autant plus inattaquables qu’ils se fondent sur des sources
allemandes. Le postulat de nombreux chercheurs polonais est que les sources allemandes
impartiales et de bonne foi, cachées ou inexploitées par les chercheurs de l’Ostforschung,
justifient le point de vue polonais sur ces territoires. Ainsi Zdzisław Kaczmarczyk cite les
110 ŚLĄSKI Kazimierz, « Dzieje polskości na Pomorzu Zachodnim » (Histoire de la polonité en Poméranie
occidentale) in Przegląd Zachodni, II, Poznań, p. 89-99, 1948. 111 ŚLĄSKI Kazimierz, op. cit., p. 95. 112 Idem, p. 97. 113 Cf. Tableau 1, chapitre 4.
377
travaux d’un des principaux représentants de l’Ostforschung, Hermann Aubin, pour montrer
que les campagnes de Wrocław sont encore largement polonaises au milieu du XVIIe siècle,
ce qui vient contredire l’idée popularisée par les historiens allemands selon laquelle, à la fin
du Moyen-Âge, la Basse-Silésie est déjà très majoritairement germanisée : « Les
exceptionnelles petites cartes réalisées par les chercheurs allemands dans les années
1935/1940 à l’Institut für geschichtliche Landeskunde de l’Université de Wrocław sous la
direction du professeur H. Aubin montrent la polonité des villages des environs de
Wrocław »114. La principale difficulté à laquelle se heurtent les savants polonais après-guerre
est l’état de ces archives régionales : les documents ont souvent été déplacés à la va-vite
devant l’avancée des troupes soviétiques, ce qui a conduit à la dégradation voire à la
disparition d’un certain nombre d’entre eux. Pire, nombre d’entre eux n’ont pas été réellement
mis à l’abri et sont restées dans les bâtiments d’archives, qui n’ont pas été épargnés par les
combats de 1945, ce qui a conduit à des pertes irrémédiables. Malgré cela, Kazimierz Śląski
se montre optimiste quant à la possibilité de décrire avec précision la permanence et les
contours du peuplement polonais au fil des âges : « Malgré tout et même dans les conditions
actuelles ces études ont permis de mettre à jour des matériaux, inaccessibles jusqu’alors au
scientifique polonais, et laissés de côté par la science allemande »115 alors que Zdzisław
Kaczmarczyk se montre plus lucide quant aux limites de ce programme de recherche et met
notamment en avant l’impossibilité d’aboutir à autre choses qu’à une cartographie de
l’étendue du peuplement polonais à divers moments de l’histoire, sans rien dire de précis sur
l’intensité de ce peuplement (le pourcentage de personnes parlant encore polonais
notamment) : « Nous n’utilisons ici en rien une échelle de pourcentage des rapports des
nationalités polonaises et allemandes, du fait du manque de données concrètes
particulièrement pour les XVIe-XVIIIe siècles, nous ne sommes pas toujours sûrs que cette
extension [du peuplement] corresponde à l’étendue du territoire compact habité par une
majorité polonaise »116. Malgré les difficultés et les incertitudes, les savants de la pensée
occidentale polonaise recherchent dans les sources paroissiales et civiles les traces de la
polonité ou du moins de la slavité des populations des territoires recouvrés.
114 KACZMARCZYK Zdzisław, « Rozprzestrzenienie narodowości polskiej nad Odrą i Bałtykiem » in Przegląd
Zachodni, I, p. 14, 1953. 115 ŚLĄSKI Kazimierz, op. cit., p. 89, 1948. 116 KACZMARCZYK Zdzisław, « Rozprzestrzenienie narodowości polskiej nad Odrą i Bałtykiem » in Przegląd
Zachodni, I, p. 9-27, 1953.
378
Comme évoqué précédemment117, les ouvrages et articles de la pensée occidentale
polonaise d’après-guerre montrent la permanence d’une polonité importante voire majoritaire
des territoires recouvrés jusqu’au seuil de l’époque moderne, avec un tournant dans les
rapports nationaux et une marginalisation de plus en plus marquée de la polonité après 1500.
Il est intéressant de noter que l’étude du maintien de la polonité de certaines régions des
territoires recouvrés conduit les chercheurs polonais à reconsidérer, ou du moins à nuancer,
l’assimilation constante de la polonité à la catholicité alors que la protestantisation entraînerait
automatiquement la germanisation. Un article118 de Michał Sczaniecki119 remet clairement en
cause le stéréotype, polonais-catholique, allemand-protestant dans son introduction : « Est-ce
le protestantisme en lui-même, et le cas échéant dans quelle mesure et à quelle époque, qui
représentait un facteur de germanisation de la population polonaise, et dans quelle mesure le
catholicisme a joué en faveur du maintien de la polonité dans la Terre de Lubusz. »120. Le cas
de cette région est intéressant car politiquement, à l’époque moderne, elle est divisée entre la
Pologne, l’État brandebourgeois et les États Habsbourg, ce qui induit trois politiques
religieuses différentes et offre un cas d’étude particulièrement révélateur. Dans un premier
temps, Sczaniecki met bien en évidence que la Réforme n’a pas touché les seuls
germanophones, mais que les polonophones ont été également concernés : « dans sa première
phase tout particulièrement (XVIe siècle) le processus de Réforme concernait à la fois la
population polonaise et allemande. »121. Dans un deuxième temps, il met en avant, ce qui est
peut-être un peu plus surprenant, le fait que la Contre-Réforme ne constitue pas un outil de
repolonisation, ce qui est logique dans les États Habsbourg, mais qui ne se retrouve pas
également dans la Contre-Réforme polonaise : « Même les Jésuites installés au XVIIe siècle à
Międzyrzecz et à Wschowa122 semblent plus préoccupés par la recatholicisation du pays que
par sa polonisation, puisque par exemple en 1760 la langue allemande devient la langue des
cours au collège de Międzyrzecz. »123. L’assimilation du protestantisme à la germanité et de la
polonité à la catholicité n’arrive que tardivement dans l’ère moderne, à partir du règne de
117 Cf. le présent chapitre, IIB. 118 SZCANIECKI Michał, « Kwestia narodowościowa i wyznaniowa w przeszłości Ziemi Lubuskiej » (la
Question nationale et confessionnelle dans le passé de la Terre de Lubusz » in Przegląd Zachodni, I, p. 586-600,
1948. 119 Pour sa biographie, Cf. chapitre 4, IB. 120 SZCANIECKI Michał, op. cit., p. 587. 121 Idem. 122 Villes polonaises des confins occidentaux et méridionaux de la Grande-Pologne. 123 Idem, p. 590.
379
Frédéric II et de la colonisation qu’il lance pour mettre en valeur les terres peu ou pas
occupées des marges orientales de son royaume : « Ces éléments ont de manière évidente
marqué de leur influence la vie économique du pays, donnant à la « deuxième colonisation »
le caractère d’un processus germano-protestant. »124. Le bilan de cet article montre une
appréciation nuancée du rôle du protestantisme dans la germanisation des territoires
recouvrés, et du rôle du catholicisme dans la préservation de la polonité :
Nous sommes contraints de souscrire à la thèse selon laquelle sur nos espaces [comme en Poméranie
occidentale, où se sont germanisés avant tout les Cachoubes protestants, les Slovinces], le
protestantisme, particulièrement à partir de la fin du XVIIIe siècle, a joué un rôle de germanisation
actif. Le rôle du latin détrôné n’a pas été repris par les langues nationales, comme c’était le but des
pères de la Réforme, mais seulement par la langue allemande. Contrairement au protestantisme, le
catholicisme n’a jamais joué un rôle agressif similaire de polonisation dans la politique des
nationalités.125
Les conclusions précédentes seraient à nuancer selon les régions, mais sont globalement justes
quant à l’absence de volonté de germanisation des pasteurs protestants jusque vers 1650 au
moins ; s’agissant du catholicisme, son assimilation à la polonité et à sa défense ne se voient
réellement qu’après les partages de la Pologne et donc à l’époque contemporaine. Les auteurs
polonais tendent donc à distinguer deux « Réformes », une première plus tolérante du point de
vue linguistique, encore que les écrits de Luther sur les populations slaves pourraient donner à
réfléchir, une seconde intolérante nationalement car devenue outil étatique de germanisation
De manière générale, les chercheurs mettent davantage en avant le rôle de l’État prussien dans
sa politique de germanisation, qui réduit l’Église luthérienne à un simple outil de
germanisation entre ses mains, outil qui s’acquitte d’ailleurs souvent docilement de cette
mission : « Dans l’État prussien, l’école, les administrations, l’Église évangélique se prêtaient
main forte pour condamner la langue polonaise. »126. Le maintien de la polonité échoit alors
aux élites encore polonisées et, le cas échéant, au peuple slave/polonais lui-même, ce qui
permet de lier dans certains articles aux présupposés méthodologiques marxistes l’étude de la
domination d’une classe sociale à celle du maintien de la polonité. Ainsi, concernant la
Silésie, Kaczmarczyk esquisse un national-communisme idéologique quand il met en avant
que c’est le paysan silésien qui a été le principal héros de la lutte pour la polonité, résistant à
124 Ibidem, p. 588. 125 Ibidem, p. 599. 126 KACZMARCZYK Zdzisław, op. cit., p. 22.
380
la fois à l’exploitation capitaliste personnifiée par la Prusse et incarnation de la double
résistance, prolétaire et polonaise, contre la domination de classe et nationale :
C’est particulièrement le paysan polonais de Silésie qui a sauvegardé plus longtemps sa polonité, c’est
lui qui dirigeait le mouvement paysan polonais et allemand, car il subissait à la fois une plus grande
pression et exploitation, ainsi que des chicanes nationales. […] La lutte pour la langue polonaise est
conduite de plus en plus par la population paysanne, menacée par sa perte.127
Ces analyses et ce ton sont souvent repris dans les articles étudiant le rôle de la population
autochtone dans le maintien de la polonité des territoires recouvrés.
B. Les autochtones, preuves du substrat polonais des populations des territoires
recouvrés
Nous nous contenterons ici de montrer comment le thème des autochtones est utilisé par
les spécialistes de la pensée occidentale polonaise pour renforcer l’argumentaire polonais en
faveur de la défense du rattachement des territoires recouvrés à la Pologne, alors même que
dans la plupart des régions de cet espace, ils sont minoritaires voire très minoritaires, à
l’exception notable de la Haute-Silésie.
L’idée principale est de démontrer que de nombreux autochtones dans les territoires
recouvrés et qu’ils se sont investis dans la défense de la polonité. Leur présence est
importante car elle peut donner de la substance à l’argumentaire polonais, notamment vers
l’extérieur. En effet, jusqu’ici, la rhétorique polonaise se fonde sur des traces historiques,
voire préhistoriques, qui n’ont pas perduré. Les autochtones ont donc une place centrale parmi
les arguments polonais, puisqu’ils sont les seules preuves vivantes de la polonité originelle
des territoires recouvrés en 1945. Le premier problème est celui de la quantification de cette
population, et notamment de son dénombrement avant-guerre. Le nombre de référence des
autochtones n’est pas celui d’après-guerre, mais celui de 1939, qu’il est difficile d’établir128.
Le premier souci des chercheurs polonais est ainsi d’essayer de le reconstituer. Ils partent du
principe que les statistiques allemandes officielles ne sont plus fiables depuis le début du
XXe siècle et explorent les documents secrets des administrations locales et des services de
127 Idem, p. 18. 128 Les spécialistes polonais de la question partent du principe que la politique de germanisation extrême pendant
la guerre, notamment envers les petits enfants polonais, les pertes de guerre et la fuite de nombreux autochtones
devant les Soviétiques en 1945 font que le nombre de 1946-1947 est forcément inférieur à celui de 1939, ce qui
est recevable jusqu’à une certaine mesure.
381
sécurité du IIIe Reich. Cette approche se remarque notamment dans l’article d’Alojzy Targ129
et dans celui de Władysław Rusiński130 à travers la mise en exergue de la manipulation des
statistiques nationales prussiennes pour restreindre l’importance de la minorité polonaise.
Cette minoration passe par deux stratagèmes : l’invention de la catégorie statistique
« bilingue » qui permet de faire baisser le nombre de polonophones au sens strict dans les
régions orientales de l’Allemagne, et la distinction, au sein des non-germanophones slaves,
entre Polonais, Cachoubes et Mazures. Ainsi, Targ explique :
L’un des moyens pour falsifier les statistiques démographiques était l’instauration des rubriques
bilingues, qui devait faciliter la tendance à la liquidation administrative de la population polonaise […]
les rubriques bilingues, instaurées pour la première fois en 1890, avait pour but d’assombrir le vrai
visage des structures nationales des provinces orientales.131
Par ce biais, la science statistique allemande parvient à donner l’impression d’une chute
drastique des membres de la minorité nationale polonaise notamment dans l’entre-deux-
guerres, ce qui rend difficile toute appréhension simple de la grandeur numérique de ce
groupe national avant-guerre. Ainsi en témoignent les données pour la Silésie d’Opole
compilées par Targ132 :
Années de recensement Locuteurs polonais Locuteurs polono-allemands Locuteurs polonais
(totalité)
1910 589 500 54 100 643 600
1925 155 100 387 400 542 500
1933 99 200 266 300 365 500
Tableau représentant l’évolution des locuteurs slavophones en Haute-Silésie entre 1910 et 1933
129 TARG Alojzy, « Polska ludność rodzima na Ziemiach Odzyskanych » (la population originelle polonaise des
Territoires recouvrés) in Przegląd Zachodni, I, p. 481-495, 1947. Targ (1905-1973) est un historien spécialiste
de la Haute-Silésie, membre de la Délégation du gouvernement pour le pays pendant la Seconde Guerre
mondiale et de l’Institut scientifique silésien après 1957. Il n’a pas été inclus dans la prosopographie esquissée
au chapitre précédent du fait de la modestie de sa place dans notre corpus, et du peu d’informations que nous
avons pu collecter sur lui. 130 RUSIŃSKI Władysław, « Autochtoni Ziem Odzyskanych, stan dzisiejszy i perspektywy jutra » (les
Autochtones des Territoires recouvrés, état actuel et perspectives pour l’avenir) in Przegląd Zachodni, II, p. 815-
824, 1946. Rusiński (1911-1986) est professeur à l’Université de Poznań, il se spécialise dans l’histoire socio-
économique générale de la Pologne. Il n’a pas été non plus inclus dans la liste des membres de la pensée
occidentale polonaise du chapitre 4 car ses problématiques de recherches sont trop peu liées à la pensée
occidentale polonaise. 131 TARG Alojzy, op. cit., p. 482. 132 Idem, p. 483.
382
S’il est indéniable que cette méthode statistique ne pouvait que conduire à réduire
artificiellement le nombre de personnes strictement catégorisées comme étant polonophones,
et diminue la minorité nationale polonaise, Targ néglige un peu trop vite, dans sa hargne de
retrouver un nombre conséquent d’autochtones, le fait que les cas de bilinguisme pouvaient
aussi signifier une réelle indétermination nationale, ce qui va apparaître au fur et à mesure que
les processus de repolonisation vont se heurter à des difficultés dans les années qui suivent la
parution de son article.
L’autre stratégie allemande pour modifier les résultats des recensements consiste à mettre à
part les Slaves non strictement polonophones, ce qui conduit à une minoration du nombre de
Polonais. Cette dernière peut se comprendre si la catégorie de Mazures ou de Silésiens
renvoyait à une auto identification, moins dans le cadre de recensements prussiens qui ne
demandent pas de déclarer une identité nationale ou régionale, mais la langue utilisée dans la
vie courante.133 L’article de Rusiński met en avant l’incohérence et les présupposés
idéologiques qui conduisent à la naissance de ces nouvelles catégories statistiques annexent
qui viennent complexifier l’appréhension des rapports nationaux en Allemagne orientale :
Alors que dans la première décennie du XXe siècle encore les statistiques allemandes, en conformité à
la vérité, comptaient les Mazures et les Cachoubes au sein des Polonais, et que les « Silésiens » en tant
que concept n’existaient pas du tout, alors que les cartes prussiennes des nationalités représentaient les
Polonais, les Cachoubes et les Mazures de la même couleur […] plus tard a été fait la « découverte »
des Mazures et des Cachoubes, et dernièrement même les Silésiens n’auraient rien à voir avec les
Polonais, mais formeraient des nations à part, quand ils ne seraient pas tout simplement rapprochés des
Allemands.134
Et Rusiński d’appuyer ses propos en citant les sources officielles allemandes135 pour le
recensement de 1925136 :
133 Sur ce sujet, nous renvoyons aux travaux de Morgane Labbé, notamment, LABBÉ Morgane, « Dénombrer les
nationalités en Prusse au XIXe siècle : entre pratique d’administration locale et connaissance statistique de la
population » in Annales de la démographie historique, no 105, p. 39-61, 2003, notamment les premières pages. 134 RUSIŃSKI Władysław, op. cit., p. 820. 135 Ces exemples montrent bien l’usage régulier et intensif que les chercheurs polonais font des documents
allemands, qu’ils critiquent ou qu’ils retournent, le cas échéant, contre les assertions des idéologues de
Tableau représentant le nombre de Slavophones en Allemagne en 1935 en distinguant les
polonophones et les autres locuteurs slavophones
Les chercheurs polonais mettent en avant le fait que ces falsifications ont commencé à se
produire alors que l’échec de la politique de germanisation menée dans les territoires de la
Pologne prussienne a commencé à apparaître comme évident. Ils interprètent de manière un
peu trop unanimiste ces modifications statistiques comme de simples écarts par rapport à la
réalité, alors qu’ils pourraient soit signifier une baisse réelle du nombre de Polonais en
Allemagne ou du moins le résultat d’une politique de camouflage des Polonais pour éviter les
chicaneries de l’administration ou des populations allemandes. Néanmoins, leur assurance à
voir dans ces modifications des falsifications semble se justifier dans la mesure où non
seulement des travaux postérieurs et impartiaux137 confirment cette assertion mais aussi par
les découvertes que commencent à faire les chercheurs polonais dans les archives allemandes
restées sur les territoires recouvrés d’après-guerre.
Ainsi, contrairement à ce qu’affirment les recensements allemands des années 1930 (1933 et
1939), la minorité polonaise silésienne demeure bien vivante, comme en témoigne une
expertise confidentielle réalisée en 1934-1935138 à la demande du mouvement Bund
Deutscher Osten139, peu suspect de sympathie pour la cause polonaise. Cette dernière se fonde
sur une enquête concernant le pourcentage de Messes dont les sermons sont dits en polonais
dans les districts de Haute-Silésie. Les résultats varient fortement parmi les treize districts
considérés, allant de 34,2 % pour le district urbain de Zabrze à 74,6 % pour celui de Strzelce,
avec une moyenne générale pour la partie de Haute-Silésie étudiée s’établissant à 57,1 %140,
ce qui semble bien infirmer la thèse des autorités selon laquelle la polonité disparaîtrait
137 Les travaux de Morgane Labbé cités dans la bibliographie et l’article cité précédemment. 138 ROGMANN H., Der Sprachgebrauch bei den Gottesdiensten in O/S, 1935. 139 Association sociopolitique nationaliste allemande mise en place par les Nazis en 1933 à la place de l’ancienne
Deutscher Ostmarkenverein, fondée en 1899 pour soutenir la politique de germanisation et de colonisation des
provinces prussiennes polonaises, et supprimée en 1934. Pour des informations complémentaires, voire le
chapitre « La polonophobie au programme : l’Association des marches orientales (1886-1914) » in SERRIER
Thomas, entre Allemagne et Pologne, Nations et identités frontalières, 1848-1914, Belin, Paris, 2002. 140 TARG Alojzy, op. cit.,p. 485.
384
rapidement des territoires orientaux de l’Allemagne. Il reste toutefois à préciser que ces
statistiques sont également à prendre avec précaution : à la tendance des statistiques officielles
qui minorent explicitement le nombre de Polonais ou de Slaves répond la tendance des
statistiques officieuses des organisations nationalistes allemandes à exagérer le nombre de
Polonais afin de renforcer la crainte allemande face au « péril slave »141. Pour toutes ces
raisons, difficultés de définir exactement ce qu’est un Polonais et manipulation des
statistiques officielles et officieuses, il apparaît compliqué de préciser le nombre de Polonais
dans les territoires recouvrés avant 1939. Les sources polonaises ont naturellement tendance à
grossir ce nombre, et à faire de l’estimation haute, 1,5 million, l’estimation basse : « Les
sources polonaises d’avant-guerre donnaient comme nombre minimal des Polonais en
Allemagne 1,5 million. […] le nombre de Polonais anciens citoyens allemands après la fin
totale de l’action de vérification et de rapatriement devrait atteindre les 2, voire même les 2,5
millions. »142. Comme indiqué dans un chapitre précédent143, il est évident que cette
estimation s’est révélée par trop optimiste, et que le nombre d’autochtones restés sur les
territoires recouvrés avoisinait le million, ce qui reste tout de même un argument non
négligeable pour mettre en avant le substrat polonais des populations qui y habitaient, même
s’ils constituent une minorité notable de la population face à une grande majorité germanique.
Ces autochtones sont héroïsés comme défenseurs de la polonité des terres qui « reviennent » à
la Pologne en 1945 ; bien souvent, dans les textes des auteurs de la pensée occidentale
polonaise, ils apparaissent tour à tour parés des ornements de la résistance contre la
germanisation et le nazisme. L’histoire de la minorité polonaise en Allemagne est alors
interprétée comme une épreuve fondatrice qui devait nécessairement déboucher, pour les plus
endurants des autochtones, sur la victoire finale de 1945 avec le retour à la mère-patrie
polonaise. Targ décrit ainsi l’attitude des autochtones dans l’histoire : « De cette épreuve, la
plus rude à l’échelle de l’histoire, elle [la minorité polonaise d’Allemagne] est sortie
victorieuse […] Cette population, perdurant pendant des siècles sur les terres de l’Oder, n’a
pas restreint son rôle à la seule défense et au maintien de son existence nationale. »144. Cette
141 Thème récurrent d’un certain nombre de travaux scientifiques ou de parutions journalistiques dans
l’Allemagne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Un exemple en est le livre suivant :
BERNHARD Ludwig, Das polnische Gemeinwesen im preußischen Staate (la Communauté polonaise dans
vision stéréotypée d’autochtones dans la lutte pour le maintien d’une identité nationale
idéalisée confine à une image d’Épinal que la réalité de la sortie de guerre écorne. Certains
chercheurs polonais en sont déjà conscients. L’assimilation des autochtones à une polonité
inconditionnelle est prise en défaut par les questions patronymiques soulevées par les
processus de repolonisation. Ces démarches ne se réduisent pas seulement à la vérification
nationale des membres de la communauté autochtone et à la délivrance de la citoyenneté
polonaise, elles se poursuivaient souvent par une polonisation de prénoms ou de noms jugés
trop voire typiquement allemands. Un article de Witold Taszycki145 traite précisément de ce
problème de polonisation des noms, et montre par là même les difficultés auxquelles se
heurtent les actions de repolonisation ; il remet également en cause la vision idéalisée
d’autochtones modèles de polonité. Taszycki demande dans cet article de créer un pendant de
la Commission pour l’établissement des noms de lieux pour les noms de personnes, face à la
multiplication des problèmes patronymiques. Ces problèmes sont de deux types : l’opposition
de certains autochtones à la polonisation de leurs noms, la complexité de poloniser un
patronyme intégralement germanique : « Premièrement on doit vaincre chez la jeunesse
autochtone des oppositions psychiques assez fortes, secondement la procédure même de
changement des prénoms et des noms est assez compliquée […] Plus souvent on trouve des
prénoms ou des noms purement allemands (Gerda, Ilga, Waltrand, Horst, Günter, Werner et
autres) »146. Quoi qu’il en soit, il est certain que des héros de la polonité avec des noms
typiquement germaniques ne peuvent que mettre à mal le mythe de l’autochtone résistant à la
germanisation. C’est pourquoi certains spécialistes de la question occidentale s’interrogent
dès les premières années après la fin de la guerre sur le bien-fondé de distinguer clairement
les autochtones du reste de la population polonaise. Cette isolation de ce groupe humain au
sein du peuple polonais risque de renforcer son particularisme culturel et d’enrayer le travail
de polonisation. Anticipant l’éradication de la catégorie « autochtone » opérée
progressivement à partir de 1949 par les autorités staliniennes, certains savants polonais
cherchent dès 1946-1947 un nom de substitution pour les autochtones, puisque ce dernier tend
à conférer à ces derniers un statut trop à part au sein de l’identité nationale polonaise. Il aurait
l’avantage de fondre davantage les autochtones dans la masse des Polonais. Ainsi, Mikołaj
145 TASZYCKI Witold, « Polszczenie imion i nazwisk » (la Polonisation des prénoms et des noms) in Przegląd
Zachodni, II, p. 148-149, 1948. Taszycki (1898-1979) est professeur de linguistique, spécialiste d’onomastique,
travaillant jusqu’en 1945 à l’Université Jean Casimir de Lwów puis à la Jagellonne de Cracovie après-guerre. Il
est membre en tant qu’expert linguiste de la Commission pour l’établissement des noms de lieux. 146 TASZYCKI Witold, op. cit., p. 148.
386
Rudnicki dans un petit texte147 publié dès 1947 dans la Revue occidentale, se fait le promoteur
d’un renouvellement de la terminologie qui catégorise les citoyens slaves allemands
nouvellement polonais. Il s’y livre à une analyse de l’étymologie du mot polonais pour
autochtone, autochton, auquel il reproche le fait qu’il s’agisse d’un néologisme et d’un
emprunt à la langue allemande : « Le terme autochton est nouveau, il a été récemment
introduit dans la langue polonaise et non pas de sa source primaire le grec ancien mais très
certainement de la littérature scientifique, principalement allemande. »148. Rudnicki pointe
donc l’incohérence ou l’ironie qu’il y a à donner à une réalité qu’on tente de poloniser ou en
tous cas de distinguer clairement de la germanité un nom qui provient justement de la langue
allemande, comme s’il y avait implicitement aveu d’une germanité implicite ou partielle de ce
groupe humain. Il propose de prendre un terme typiquement polonais pour qualifier les
autochtones, celui de tubylec, qui signifie « indigène » et désigne peu ou prou la même réalité
que autochton : « le terme tubylec est connu de la langue polonaise depuis le début du
XVIe siècle »149. Cette chasse à la germanité des termes même qui désignent les autochtones
est révélatrice du climat d’une époque caractérisée par un antigermanisme militant du fait de
la proximité du traumatisme de la guerre. Si la proposition de Rudnicki ne va être guère
retenue par la suite, les documents officiels et scientifiques polonais des années 1950 ont de
plus en plus tendance à utiliser pour les autochtones, en lieu et place de autochton, la
périphrase de ludność rodzima, qui peut se traduire par « population originelle ». Preuves de
la préservation au moins partielle des territoires recouvrés à travers les siècles, les autochtones
ne sont pas perçus uniquement comme seulement sur la défensive. Pour les spécialistes
polonais, l’étude de la démographie contemporaine des territoires recouvrés tendrait même à
indiquer un renversement de conjoncture après un long rempli des langues polonaise et
apparentée.
C. Une démographie en faveur des populations slaves ?
L’argument ultime des Polonais en matière démographique en ce qui concerne la polonité
des territoires recouvrés est de prouver que contrairement à ce que la science allemande
tendrait à montrer, il n’y aurait pas de réduction du nombre de polonophones des territoires
recouvrés à la période contemporaine, mais une tendance de plus en plus marquée non
147 RUDNICKI Mikołaj, « Czym zastąpić wyraz « autochton » ? » (Comment remplacer le terme
d’« autochtone » ?) in Przegląd Zachodni, I, p. 61-62, 1947. Pour la biographie de Rudnicki, cf.le chapitre 4, IA. 148 RUDNICKI Mikołaj, op. cit., p. 61. 149 Idem, p. 62.
387
seulement à un maintien des positions, mais même à une reconquête de certaines portions de
ces régions aux détriments de germanophones en perte de vitalité démographique. Ainsi, les
auteurs polonais accordent une grande importance au phénomène que les Allemands ont
baptisé le Landflucht150.
Les Polonais s’intéressent plus particulièrement au Landflucht en ce qu’il est un Ostflucht, un
reflux des populations des provinces orientales de l’Allemagne vers les régions occidentales.
Ils mettent ainsi en avant le fait que les territoires recouvrés à l’époque allemande présentent
un solde migratoire négatif et sont donc des régions en dépression démographique. Les
chercheurs polonais compilent les statistiques allemandes, notamment prussiennes, pour
évaluer l’ampleur du phénomène. Ainsi, un rapport151 non daté réalisé par un certain Józef
Szaniawski pour le compte du ministère des Territoires recouvrés récapitule les soldes
migratoires des districts des provinces orientales allemandes entre 1840 et 1939.
150 Ce terme recoupe à la fois l’exode rural et les migrations intérieures de l’Allemagne, des provinces orientales,
au solde migratoire négatif, vers les régions occidentales, notamment les grands bassins industriels et urbains. 151 AAN/MZO/1684/p. 114-124. « Zagadnienie odpływu ludnościowego w ciągu ostatniego wieku z Ziem
Odzyskanych a nasza akcja osadnicza na tym terenie » (la Problématique du reflux démographique des territoires
recouvrés durant le dernier siècle et notre action de peuplement de cet espace). Il est intéressant de voir que
l’étude de l’histoire démographique de ces territoires est mobilisée pour envisager leur repeuplement. Ce rapport
réalisé par un expert de Cracovie (seule information que nous avons pu trouver sur l’auteur du document) a été
fait pour la deuxième session du Conseil scientifique pour les problèmes des territoires recouvrés, qui a lieu entre
les 16 et 18 décembre 1945 à Cracovie. Le document date donc de 1945.
388
Districts/régences Solde migratoire (en
milliers) 1840-1870
Solde migratoire (en
milliers) 1870-1910
Solde migratoire (en
milliers) 1910-1939
Królewiec/Königsberg +6.2 -367.1 +6.3
Gąbin/Gumbinnen -26.9 -287.8 -81.8
Olsztyn/Allenstein -59.3 -121.3
Gdańsk/Dantzig +15.7 -159.6
Kwidzyń/Marienwerder -38.6 -429.4 -28.1
Szczecin/Stettin -76.0 -196.2 +23.4
Koszalin/Köslin -74.2 -298.7 -70.0
Frankfurt/Frankfurt -101.1 -314.1 +4.1
Piła/Schneidemühl -48.6
Wrocław/Breslau +1.8 -209.6 -121.0
Legnica/Leignitz -74.4 -146.2 -33.8
Opole/Oppeln -25.5 -235.7 -158.8
Total -393 -2703.7 -629.6
Rythme moyen par an -3.9/an -67.6/an -21.7/an
Tableau représentant les soldes migratoires des provinces orientales de l’Allemagne entre 1840 et
1939152
Le document précédent met ainsi bien en évidence le caractère structurel du solde migratoire
négatif des régions orientales de l’Allemagne, notamment pour la fin du XIXe siècle où se
cumulent différents phénomènes : exode rural des campagnes orientales vers les villes,
orientales mais surtout occidentales, industrialisation plus poussée de l’Ouest de l’Allemagne
alors que l’Allemagne orientale garde une spécialisation primaire plus marquée, émigration
allemande nombreuse vers l’Amérique dans les années 1880-1890. Si l’intensité des flux de
population de l’Est vers l’Ouest de l’Allemagne est bien réelle, les chercheurs polonais font
preuve d’idéologie en ce qu’ils exagèrent les conséquences démographiques de ce solde
migratoire négatif. En effet, ils ne mettent guère en avant que ce solde migratoire négatif est
compensé, plus ou moins largement, par un solde naturel très positif, qui permet aux
provinces orientales allemandes malgré l’ampleur du Landflucht d’avoir une réelle croissance
152 AAN/MZO/1684/p. 117.
389
démographique durant la période étudiée, ainsi que nous l’indique le tableau suivant réalisé
par nos soins :
Provinces Population
en 1871
(milliers)
Population
en 1895
Population
en 1900
Population
en 1905
Population
en 1910
Évolution
démographique
1871-1910
Population
en 1933
Population
en 1939 Évolution démographique
1910-
1939
1933-
1939
1871-
1939
Prusse
orientale
1 826 2 006 1 994 2 030 2 064 +13%
+0.33/a
2 056 2 186 6%
+0.21
6%
+1
+20 %
+0.34
Poméranie 1 431 1 574 1 634 1 684 1 716 +20%
+0.51/a
1 797 1 894153 10%
0.34
5%
0.83
+32 %
+0.55
Silésie 3 707 4 415 4 663 4 942 5 226 +41%
+1,05%
4 765 4 869154 155 2%
+0.33
Schleswig-
Holstein
993 1 286 1 387 1 504 1 619 +63%
+1,62%
1 420 1 590 12%
+2
Prusse
rhénane
3 580 5 106 5 758 6 436 7 120 +99%
+2,54%
7 690 7 915 11%
+0.38
3%
+0.50
+121 %
+2.09
Saxe 2 556 3 787 4 199 4 508 4 802 +88%
+2,26%
5 197 5 232 9%
+0.31
1%
+0.17
+105 %
+1.81
Bavière 4 852 5 818 6 175 6 524 6 876 +42%
+1,08%
7 775 8 223 20%
+0.69
6%
+1
+70 %
+1.21
Tableau indiquant l’évolution de la population de certaines régions de l’Empire allemand, de la
République de Weimar puis du IIIème Reich, entre 1871 et 1939156
Les régions choisies pour figurer dans ce tableau permettent de comparer les dynamiques
démographiques entre les différentes régions allemandes et voir si les conclusions polonaises
concernant la démographie des provinces orientales allemandes sont pertinentes. Ainsi, à côté
de trois régions prussiennes de l’Est (Prusse orientale, Poméranie et Silésie), ont été
sélectionnées deux provinces prussiennes de l’ouest (Prusse rhénane et Schleswig-Holstein),
ainsi que deux espaces qui n’appartiennent pas à l’État prussien (Saxe et Bavière). Pour une
plus grande représentativité, dans chaque cas, des régions à dominante rurale et industrielle
ont été choisies. Force est de constater que malgré la mise en exergue d’un gigantesque déficit
153 Pour les années 1933 et 1939, la marche frontière de Poznań et de Prusse occidentale, restants de la Prusse
occidentale non rattachés à la Pologne, ne sont pas inclus dans la province de Poméranie. 154 Pour les années 1933 et 1939, il s’agit de la Silésie sans la Haute-Silésie polonaise ce qui explique le recul
démographique par rapport à 1910. 155 Pour les quatre cases vides, le calcul des évolutions n’a pas été réalisé car il n’aurait pas été représentatif du
fait des changements d’étendue territoriale concernant à la fois la Silésie et le Schleswig-Holstein. 156 Les données ont été tirées de : MEURIOT Paul, « La Population de l’Empire allemand en 1900 », Journal de
la société statistique de Paris, T 42, 1901, p. 212, MEURIOT Paul, « La Population de l’Empire allemand en
1910 », Journal de la société statistique de Paris, T52, 1911, p. 533 et du recensement de la population
allemande de 1939 extrait de « Gebietseinteilung und Bevölkerung » in Statistik des Deutschen Reichs/
Statistisches Jahrbuch für das Deutsche Reich, Berlin, 1939.
390
migratoire des provinces orientales de la Prusse qui correspondent aux territoires recouvrés
polonais, les trois régions orientales voient leur population augmenter entre 1871 et
1939. Certes, quelle que soit la période considérée, ces trois régions ont une croissance
démographique moindre que le reste des régions allemandes (20 et 30 % environ seulement
pour la Prusse orientale et la Poméranie contre un doublement pour la Prusse rhénane et la
Saxe), mais un accroissement démographique n’en a pas moins lieu. Cette réalité vient
contrebalancer ou du moins nuancer l’analyse polonaise de la population des territoires
recouvrés dans le cadre de l’administration allemande.
Toutefois, comme s’ils avaient anticipé ce contre-argument, les spécialistes polonais vont plus
loin dans l’analyse démographique : lorsqu’ils reconnaissent implicitement un développement
démographique de ces territoires, ils le mettent sur le compte des Polonais et des autres
populations slaves, ce qui est là aussi à nuancer, puisque le premier tableau montre que les
districts à forte concentration de population non-germanophones (Olsztyn, Opole) connaissent
eux aussi un solde migratoire négatif, quoique décalé dans le temps (l’entre-deux-guerres
plutôt que l’avant Première Guerre mondiale). Ainsi, ils mettent en avant le fait que plus une
province allemande compte une minorité polonaise importante, plus cette dernière a un taux
de natalité notable :
Régions Haute-Silésie Prusse
orientale
Marche
frontière
Poméranie Basse-Silésie Moyenne
État prussien
Taux de
natalité (/1000)
26.5 23.2 22.1 20.5 19.9 18.6
Tableau représentant le taux de natalité dans les provinces orientales de l’Allemagne en 1928157
Les données rapportées ci-dessus semblent bien indiquer une corrélation entre pourcentage de
Polonais et niveau de la natalité : « Les provinces au nombre de population polonaise le plus
haut ont le solde naturel positif le plus élevé […] En revanche les provinces les plus
germanisées (Poméranie, Basse-Silésie) ont le solde naturel le plus réduit. »158. Cette
différence peut certes s’expliquer jusqu’à un certain point par un taux d’urbanisation plus
élevé dans les provinces les moins fécondes, mais d’une part la Poméranie reste une région
très rurale, alors que la Haute-Silésie compte un certain nombre de villes industrielles, ce qui
157 TARG Alojzy, op. cit., p. 490. 158 Idem.
391
tend donc à indiquer que la composition nationale est une clé importante pour comprendre ce
différentiel. Là encore, les militants de la cause des territoires recouvrés polonais s’appuient
abondamment sur des sources prussiennes qu’ils jugent inattaquables, aux yeux des
Allemands comme des Occidentaux, comme cet extrait d’une brochure statistique prussienne
de 1900 le montre:
Le plus haut accroissement naturel qui correspond en moyenne à un excédent de 21,6/1000 se retrouve
dans les districts de l’État prussien avec une population polonaise, mazure ou cachoube fortement
majoritaire. Plus le pourcentage de la population polonaise se réduit, plus cet excédent se réduit, pour
en fin de compte tomber à 9,1/1000 dans les districts à la population presque intégralement
allemande.159
Ce faisant, les auteurs polonais donnent l’impression d’abandonner les territoires recouvrés
par les Allemands qui s’insèrent pleinement dans leur argumentaire. Nous reviendrons sur les
reproches faits aux Allemands de mauvaise gestion économique de ces territoires160 pour nous
concentrer sur le dernier développement du présent argumentaire. Non seulement les Polonais
se seraient maintenus démographiquement, mais l’exode des Allemands vers l’ouest et leur
natalité moindre feraient que les populations polonaises et slaves auraient eu une dynamique
de développement positive lors des premières décennies du XXe siècle. Ainsi, un
retournement de conjoncture démographique se serait produit dans la première partie du
siècle, qui aurait conduit à une reconquête linguistique, partielle mais réelle, de certains
territoires. Les autochtones et les immigrants polonais en Allemagne sont ainsi perçus comme
les agents premiers de la reconquête de ces espaces pour la Pologne :
Ils n’ont pas seulement repoussé l’attaque sur leurs terres, mais se sont aussi d’eux-mêmes lancé à
l’attaque contre la terre intégralement allemande […] grâce à l’excédent naturel supérieur des Polonais
et à la migration des Allemands vers l’ouest161 une disproportion évidente s’est créée, entre le «vide
biologique » connu dans les districts allemands et des districts habités par une population polonaise
consciente nationalement à la densité en augmentation. […] Cet élément [les migrants polonais] était
formé par les masses nombreuses des travailleurs saisonniers, qui cultivaient depuis des dizaines
d’années les terres allemandes de l’Oder, et s’y installant souvent de manière permanente.162
159 RUSIŃSKI Władysław, op. cit., p. 818. 160 Cf. chapitre 7, IA. 161 La « migration des Allemands vers l’ouest » est décrite avec le terme utilisé en polonais pour désigner les
grandes invasions de la fin du Moyen-âge, « wędrówce na zachód », donnant ainsi un caractère éminemment
péjoratif à la population allemande, perçue comme barbare au sens propre du terme, étrangère. 162 Rusiński Władysław, op. cit., p. 819.
392
Tout est ainsi fait pour montrer une polonité en plein de développement, alors que la
germanité serait en plein marasme sur les territoires recouvrés. Les savants polonais mettent
en avant le caractère polonisateur de l’immigration de travail polonaise dans les régions
orientales de l’Allemagne. Cette immigration temporaire est un flux estimé à 600-700 000
personnes par an dans l’entre-deux-guerres163. Ce flux est certes notable, mais les auteurs
polonais exagèrent sa fonction polonisatrice. Outre le fait que la grande majorité des ouvriers
agricoles ne s’installait pas en Allemagne, ils négligent le fait que ceux qui y élisent domicile,
souvent des hommes dans le cadre d’une migration très largement masculine, se germanisent
assez rapidement dans le cadre de mariages mixtes avec des Allemandes. Ainsi, un rapport
intéressant164 d’un haut-fonctionnaire de la voïévodie de Wrocław de 1946 sur l’avancement
de l’action de repolonisation dresse un bilan sans appel de l’évolution nationale de cette
migration : « Ce groupe de personnes d’origine polonaise, les ouvriers agricoles, la moins
consciente d’un point de vue national et non endurante dans la lutte contre la germanisation
comme ont pu l’être les Haut-Silésiens ou les Poznaniens, dispersés à travers le territoire,
s’est très vite germanisé. »165. La réalité du travail de terrain de la nouvelle administration
régionale polonaise nuance voire dans certains cas contredit les affirmations des experts de la
pensée occidentale polonaise.
Enfin, les chercheurs polonais s’appuient sur un dernier argument pour prouver la vitalité
démographique des populations slaves. Ils caricaturent les différences de densité de
population entre les régions orientales de l’Allemagne et les régions occidentales de Pologne
qui leur sont limitrophes dans l’entre-deux-guerres, en donnant presque l’illusion que l’Est
allemand serait un monde vide et l’Ouest polonais un monde plein. Sans aller jusque-là, il
semble bien que le premier serait sous-peuplé quand le second serait surpeuplé. Ce
différentiel de densité entre deux régions adjacentes serait l’argument le plus convaincant
pour affirmer le bien-fondé du rattachement des territoires recouvrés à la Pologne : comme les
voïévodies occidentales de la Pologne d’avant-guerre étaient trop peuplées et que les régions
orientales allemandes commençaient à manquer cruellement de main-d’œuvre, comme
l’indiquent les flux de travailleurs saisonniers, il est logique d’achever politiquement ce qui
163 KRASEZWSKI Piotr, « Problem sezonowego wychództwa polskich robotników rolnych do Niemiec w latach
1919-1932 » (le problème des migrations saisonnières des ouvriers agricoles polonais en Allemagne dans les
années 1919-1939) in Przegląd Zachodni, 4, p. 25 (p. 25-45), 1985. 164 APW/UWW/VI-309/p. 20-21. 165 Idem, p. 20.
393
était commencé économiquement : la fusion de ces deux zones liées par des liens
économiques forts sous une seule autorité administrative. Targ met en avant la modestie des
densités des provinces allemandes de l’Est : « la densité moyenne de population était de 43,21
habitants par km² dans les régions frontalières (Grenzmark Posen Westpreussen), de 60,91
habitants par km² en Prusse orientale (Ostpreussen), de 62,19 en Poméranie (Pommern), entre
43 et 64 habitants par km² en Basse-Silésie (dans les districts ruraux) »166. À cette densité de
population relativement basse, les Polonais aiment à opposer des densités plus élevées du côté
polonais, notamment grâce à l’outil cartographique167 :
Carte représentant les différences de densité entre les régions allemandes orientales et les régions
polonaises occidentales en 1931-1933
L’argument humain repose donc sur une palette de critères pour montrer le maintien d’une
polonité vivante dans les territoires recouvrés jusqu’à 1945. Montrant une continuité dans
l’occupation de ces espaces par les Polonais, il est complété et actualisé régulièrement par un
dernier argument qui tend à démontrer la polonité intrinsèque des territoires recouvrés : celui
du fait accompli.
166 TARG Alojzy, op. cit., p. 489. 167 APP/PZZ/737/p. 272. Il s’agit d’une carte extraite d’un article d’une brochure de l’Agence de presse
occidentale publiée en anglais en 1947.
394
IV L’argument du fait accompli
Cette justification, malgré sa faiblesse puisqu’elle tient de l’argument d’autorité, est en
fait l’un des meilleurs atouts des Polonais dans leur lutte pour la reconnaissance internationale
de l’annexion des territoires recouvrés à la Pologne. En effet, elle met en avant les réalisations
des Polonais en termes d’aménagement et de peuplement de ces régions, qui rendent chaque
jour un peu plus inéluctable la reconnaissance de l’état de fait par les Allemands ou au moins
la communauté internationale. C’est la raison pour laquelle elle est particulièrement utilisée à
l’égard des Occidentaux. L’argument se développe en trois points : l’interprétation polonaise
des accords de Potsdam qui sanctionneraient la cessation de ces territoires à la Pologne, le
repeuplement de l’espace considéré par des Polonais et la mise en valeur de ce dernier par la
Pologne populaire. Des quatre types d’arguments présentés ici, c’est le moins scientifique
puisqu’il tend parfois à la pure propagande.
A. Une annexion légitimée par Potsdam
La légitimation du rattachement des territoires recouvrés à la Pologne passe par
l’interprétation polonaise des Accords de Potsdam. Selon les représentants de la pensée
occidentale polonaise, ces derniers auraient acté définitivement le transfert de souveraineté
des territoires recouvrés de l’Allemagne à la Pologne. Cet argument juridique met en avant
une continuité entre Yalta et Potsdam concernant la question de la frontière occidentale
polonaise avec consensus entre les Grands pour donner à la Pologne de grandes
compensations au nord et à l’ouest de ses frontières d’avant-guerre suite à la cession des
confins orientaux à l’URSS, le caractère novateur de Potsdam en termes de droit international,
accord qui se substitue aux précédents traités internationaux. Enfin, les Polonais interprètent
Potsdam comme la reconnaissance du caractère particulier des territoires recouvrés et de leur
annexion à la Pologne par les opérations de transferts des populations allemandes qu’ils
prévoient.
Ainsi, ils partent du principe que les accords de Potsdam sont contenus dans ceux de
Yalta, qui prévoient des dédommagements territoriaux conséquents à la Pologne au détriment
de l’Allemagne : « La Pologne devra obtenir des accroissements sensibles de territoires au
nord et à l'ouest »168 ; Yalta annonce Potsdam qui est un développement de décisions prises à
168 Communiqué final de la conférence de Yalta, titre VI. Consulté le 25/01/2019 sur le site : http://mjp.univ-
perp.fr/traites/1945yalta.htm.
395
l’unanimité entre les trois grands à Yalta : « Les décisions qui ont été prises à Yalta ont vu
leur pleine réalisation lors de la conférence de Potsdam. »169. Les auteurs polonais insistent
sur l’unanimité des trois puissances en Crimée et sur le fait que les décisions de Potsdam sont
les conséquences logiques de celles prises sur les côtes de la mer Noire pour pointer du doigt
l’incohérence des puissances anglo-saxonnes dont certains représentants remettent en cause,
moins d’un an après, l’extension polonaise vers l’ouest. L’insistance sur l’irrévocabilité des
décisions prises lors de ces deux accords, interprétés dans un sens favorable à la raison d’État
polonaise, se manifeste en effet particulièrement à chaque fois que des voix se font entendre à
l’Ouest pour remettre en cause la ligne Oder-Neisse. Chaque remise en cause entraîne une
réaction des chercheurs polonais sous forme d’articles ou de publications : ainsi, au discours
de Stuttgart du 6 septembre 1946170 répond entre autres l’article d’Alfons Klafkowski171, le
spécialiste en droit de l’Institut occidental, aux notes diplomatiques américaine, britannique,
française du 25 mars 1952 qui rappellent le fait que les frontières définitives de l’Allemagne
doivent être fixées par un traité de paix, la communauté scientifique polonaise réagit
également. Ainsi paraît entre autres un article de Krzysztof Skubiszewski172 qui rappelle
l’interprétation polonaise de Potsdam en la présentant comme la seule véritable et celle qui de
fait a été reconnue par les Occidentaux dans les premiers mois de l’après-guerre. Ainsi,
Skubiszewski, dans son article, s’attache à démontrer le caractère fondamental de Potsdam
dans le sort des territoires recouvrés, en prouvant la valeur juridique de ses décisions et la
supériorité sur tous les autres traités qui pourraient servir à définir le statut légal des territoires
recouvrés après-guerre. Il s’en prend notamment à l’argument des scientifiques révisionnistes
ouest-allemands selon lesquels la Charte de l’Atlantique remet en cause les décisions de
Potsdam173. Selon les trois premiers points interprétés par les juristes allemands « les États qui
169 KLAFKOWSKI Alfons, « Pozycja prawa Ziem Odzyslanych » (le Statut juridique des territoires recouvrés)
in Przegląd Zachodni, II, p. 992, 1946. 170 Cf. chapitre 1, IB. 171 KLAFKOWSKI Alfons, « Pozycja prawa Ziem Odzyslanych » (le Statut juridique des territoires recouvrés)
in Przegląd Zachodni, II, p. 991-1000, 1946. Klafkowski (1912-1992) est un cofondateur de l’Institut occidental,
professeur de droit à l’Université de Poznań, il a été président du Tribunal constitutionnel à la fin de la Pologne
populaire. 172 SKUBISZEWSKI Krzysztof, « Umowa poczdamwska jako jedyna podstawa prawna układu terytorialnego
Niemiec » (le Traité de Potsdam, seul fondement juridique à l’organisation territoriale de l’Allemagne) in
Przegląd Zachodni, IB, p. 514-530. Skubiszewski (1926-2010) est professeur de droit à l’Université de Poznań,
premier ministre des Affaires étrangères de la IIIe République polonaise. 173 Ces derniers se réfèrent surtout aux trois premiers points de la Charte :
1. Leurs pays ne cherchent aucun agrandissement territorial ou autre.
396
au nombre de 47 ont accepté la Charte de l’Atlantique ont renoncé à de quelconques
agrandissements territoriaux et se sont engagé à respecter la règle de l’autodétermination des
peuples. »174. Skubiszewski fait valoir en réponse que la Pologne, si elle a adhéré à la Charte,
l’a fait sous certaines conditions, notamment de recevoir des réparations et des compensations
territoriales de la part de l’Allemagne. S’ensuit une longue démonstration, qui s’appuie sur les
déclarations des principaux hommes politiques anglo-saxons de l’époque, qui nie à la Charte
de l’Atlantique toute valeur juridique et qui donc ne saurait s’imposer face aux accords de
Potsdam, dont la validité au regard du droit international est incontestable ou en tous cas bien
plus grande que celle du document signé en 1941. En tout état de cause, les principes de la
Charte de l’Atlantique ne sont, de la part de ses signataires, pas extensibles à l’Allemagne :
« les règles de la Charte de l’Atlantique ne s’appliquaient pas au règlement de la
problématique allemande. »175. Skubiszewski démontre ensuite que les puissances anglo-
saxonnes avaient envisagé des modifications territoriales au détriment de l’Allemagne,
notamment au moment de la seconde conférence de Québec176, ce qui montre que
l’Allemagne n’était pas concernée par les principes, non-normatifs, de la Charte de
l’Atlantique. En faisant valoir les liens entre Yalta et Potsdam et leur valeur de principales
sources de droit international pour le règlement des problèmes de l’après-guerre, les Polonais
adoptent un argumentaire apte à convaincre tous les vainqueurs, Occidentaux y compris. En
revanche, leur interprétation de Potsdam est moins consensuelle, même si elle possède une
cohérence.
Les savants de la pensée occidentale polonaise mettent en premier lieu en avant que les
territoires recouvrés obtiennent un statut particulier à Potsdam, et que la seule interprétation
tenable et logique de ces accords est un transfert de souveraineté de ces régions à la Pologne.
En effet, ils sont clairement distingués de la zone d’occupation soviétique : « Les territoires
2. Ils ne désirent voir aucune modification territoriale qui ne soit en accord avec les vœux librement exprimés
des peuples intéressés.
3. Ils respectent le droit qu'a chaque peuple de choisir la forme de gouvernement sous laquelle il doit vivre ; ils
désirent que soient rendus les droits souverains et le libre exercice du gouvernement à ceux qui en ont été privés
par la force.
Consulté le 25/01/2019 sur http://mjp.univ-perp.fr/traites/1941Atlantique.htm. 174 SKUBISZEWSKI Krzysztof, op. cit., p. 515. 175 Idem, p. 516. 176 Cette conférence qui a lieu du 12 au 16 septembre 1944 entre Américains et Britanniques est l’occasion d’une
présentation plus précise et d’une acceptation du Plan Morgenthau, qui prévoit des agrandissements de la France,
de la Pologne et de l’URSS au détriment de l’Allemagne, et une division du reste du pays en plusieurs États.
recouvrés ne peuvent pas être considérés comme une partie de la zone d’occupation
soviétique de l’Allemagne »177. Cette distinction nette entre les territoires recouvrés et la zone
d’occupation soviétique est mise en évidence aux yeux des Polonais par le double accord
polono-soviétique du 16 août 1945, qui fixe à la fois les frontières polono-soviétiques et le
montant des réparations auxquelles la Pologne peut prétendre de la part de l’Allemagne. Selon
les termes de cet accord, les Polonais ont droit à 15 % des réparations prélevées par les
Soviétiques dans leur zone d’occupation, ce qui permet aux spécialistes juridiques polonais de
faire valoir que ce faisant, les territoires recouvrés ne sont pas considérés comme une zone
d’occupation polonaise sur laquelle les Polonais pourraient prélever temporairement des
réparations, mais bien un territoire définitivement rattaché à la Pologne : « L’URSS dans son
accord d’août 1945 a distingué clairement les territoires recouvrés de la zone d’occupation
soviétique de réparations en Allemagne, traitant les territoires recouvrés comme un territoire
polonais souverain. »178. De même, les territoires recouvrés sont clairement distingués de
l’Allemagne occupée, puisque la juridiction du Conseil de contrôle allié ne s’y étend pas :
Les territoires recouvrés ne sont pas compris dans les compétences du Conseil de contrôle allié sur
l’Allemagne. […] le Conseil de contrôle allié détient le pouvoir souverain sur le territoire de
l’Allemagne occupée. À partir du moment où les compétences du Conseil de contrôle ne s’étendent
pas aux territoires recouvrés, on peut conclure de manière non équivoque que les Accords de Potsdam
ne considèrent plus les territoires recouvrés comme un territoire occupé.179
Si les accords de Potsdam n’ont pas défini clairement le statut des territoires recouvrés, et
renvoient au Traité de paix pour le fixer définitivement, les Polonais mettent en avant la
double distinction juridique qui est faite, qui donne à ces régions un caractère propre, les
déconnectant de fait de l’Allemagne. Comme ils parlent en outre des « anciens territoires
allemands » et qu’il faut que « l’État polonais [les] administre »180 les juristes polonais
donnent une définition très extensible du terme « administrer », interprétation soutenue selon
177 « Les chefs des trois gouvernements sont d'accord pour que l'État polonais administre, en attendant le tracé
définitif de cette frontière, les anciens territoires allemands qui sont situés à l'est d'une ligne partant de la mer
Baltique, immédiatement à l'ouest de Swinemünde, pour descendre le long de l'Oder jusqu'au confluent de la
Neisse occidentale, puis longer celle-ci jusqu'à la frontière tchécoslovaque, y compris la partie de la Prusse
orientale qui n'est pas placée sous l'administration soviétique en vertu de l'accord intervenu à la présente
conférence de la région de l'ex-ville libre de Dantzig, lesdits territoires ne devant pas être, à cette fin, considérés
comme faisant partie de la zone soviétique d'occupation de l'Allemagne. », Accords de Potsdam, Titre IX,
consulté le 26/01/2019 sur le site http://mjp.univ-perp.fr/traites/1945potsdam.htm. 178 KLAFKOWSKI Alfons, op. cit., p. 997. 179 Idem. 180 Cf. note sur le titre IX des Accords de Potsdam pour le texte complet.
ces terres, le Traité de Potsdam permet à la Pologne de jouer de l’argument du fait accompli
en peuplant et en mettant en valeur ces espaces.
B. La rapidité du repeuplement polonais
L’argument du fait accompli s’exprime dans un premier temps par le fait que le
peuplement des territoires recouvrés est rapidement devenu en majorité polonais et que ces
régions ont été repeuplées à la hauteur de leurs capacités d’accueil, fortement réduites par la
guerre. Il est particulièrement utilisé à l’encontre des dirigeants ouest-allemands, de
l’Ostforschung, et des cercles politiques occidentaux qui mettent en doute les capacités
polonaises à repeupler les territoires recouvrés. Cet argument consiste ainsi à mettre en avant
les réalisations des Polonais dans ces espaces ; le discours scientifique cède souvent le pas à
de la simple propagande, les statistiques et les faits avancés, qui sont certes exacts, sont
souvent interprétés dans le sens le plus favorable possible pour la Pologne. Cela explique
pourquoi la nature des sources utilisées change par rapport au reste du chapitre, ainsi que
l’identité des auteurs. Il s’agit pour partie d’articles de revues ou de rapport des ministères
polonais impliqués dans l’aménagement des territoires recouvrés, mais aussi d’articles de
presse chargés de mettre en avant les réalisations polonaises ; les savants spécialistes de la
question occidentale sont moins présents ; nous retrouvons davantage des experts anonymes
des ministères ou des journalistes représentant la pensée occidentale polonaise.
Dans le contexte d’incertitude face au devenir des territoires recouvrés, les Polonais
cherchent à rassembler le plus vite les preuves probantes de l’irrévocabilité de la polonité des
territoires recouvrés est devenue un fait irrévocable. L’article de Mścisław Olechnowicz185 sur
l’état du peuplement des territoires recouvrés au 1er janvier 1947 permet de faire un point
valorisant pour la Pologne afin de convaincre de la capacité des Polonais à mettre en valeur
les régions dont l’administration leur a été confiée à Potsdam. Si les anciennes provinces
orientales du Reich sont peuplées de 9,1 millions d’habitants en 1939 en comptant Gdańsk,
contre seulement 5,1 millions186 en 1947187, Olechnowicz n’en affirme pas moins le succès
185 OLECHNOWICZ Mścisław, « Akcja zaludnienia Ziem Zachodnich » (l’Action de peuplement des terres
occientales) in Przegląd Zachodni, I, p. 218-223, 1947. Olechnowicz (1905-1982) est professeur de philologie
russe à l’Université de Łódź. Vice-directeur puis directeur du PUR (Państwowy Urząd Repatriacyjny), le Bureau
étatique de rapatriement chargé entre autres du repeuplement des territoires recouvrés. Il n’a pas été inclus dans
la prosopographie du chapitre 4 car ses recherches ne portent pas sur ces régions. Il a certes eu un rôle important
dans l’aménagement de ces terres, mais nous n’avons guère utilisé ses travaux. 186 OLECHNOWICZ Mścisław, op. cit., p. 218. 187 Dont un demi-million d’Allemands.
400
des opérations de repeuplement polonaises, en montrant que les territoires recouvrés ont été
repeuplés dans les limites de leurs capacités : « La capacité d’absorption de cet espace a été
atteinte. De cette manière la Pologne a exploité toutes les possibilités réelles accessibles en ce
moment […] durant la période triennale (1947-1949), dans la mesure de l’accomplissement de
la reconstruction on prévoit la poursuite du repeuplement de ces terres. »188. À l’argument
révisionniste selon lequel les territoires recouvrés sont moitié moins peuplés qu’avant-guerre,
les Polonais répondent ainsi par le contre-argument de la saturation démographique de ces
régions, ce qui en 1947 peut se comprendre du fait de l’ampleur des destructions, notamment
dans les villes. Cependant, d’autres documents polonais de l’époque tendent à nuancer voire à
contredire cette thèse, en mettant en avant le sous-peuplement de ces régions dont les
potentialités démographiques ne seraient pas encore toutes exploitées. Un rapport189 du
Comité pour les affaires étrangères des territoires recouvrés rédigé par un expert anonyme
dresse un bilan démographique pour le premier semestre de 1947 en faisant bien ressortir que
certaines régions ont encore des capacités de peuplement, sans doute dues aux départs
d’Allemands et au lancement de la reconstruction, non prise en compte par Olechnowicz. Ces
statistiques permettent d’avoir un aperçu des proportions des nationalités allemandes et
polonaises sur ces terres, et mettent en valeur le caractère désormais nettement minoritaire des
Allemands dans ces régions190.
188 Idem, p. 223. 189 AAN/KSZZO/26/p. 24-70 « Ziemie Zachodnie zaludnione i zagospodarowane przez Polaków » (les
Territoires occidentaux peuplés et aménagés par les Polonais). Il date du premier semestre de 1947, et est
contemporain, sans doute légèrement postérieur, à l’article d’Olechnowicz, ce qui pourrait expliquer l’écart dans
l’appréciation des capacités démographiques des régions, des centaines de milliers d’Allemands ayant encore été
évacués pendant les premiers mois de 1947. Nous pouvons noter, comme dans le cas précédent, l’utilisation de
« territoires occidentaux » à la place du traditionnel et officiel « territoires recouvrés ». Les auteurs du rapport,
destiné à l’étranger, ont sans doute voulu donner à un aspect plus impartial à leur œuvre, de sorte qu’elle
apparaisse comme un travail d’experts, s’appuyant sur les statistiques et non sur une idéologie. 190 AAN/KSZZO/26/p. 25.
401
Voïévodies Polonais
(milliers
d’habitants)
% de
Polonais
par région
Allemands
(milliers
d’habitants)
%
d’Allemands
par région
Autres
(Milliers
d’habitants)
Populations
régionales
totales
Capacités de
peuplement (milliers
d’habitants)
Wrocław 1 394 89 % 171 11 % 5 1 570 0
Szczecin 741 82 % 166 18 % 2 909 358
Poznań 342 99 % 3 1 % 1 346 24
Olsztyn 387 87 % 56 13 % 0 443 253
Silésie-Dąbr 1 318 99 % 10 1 % 2 1 330 0
Gdańsk 352 93 % 25 7 % 1 378 67
Białystok 50 96 % 2 4 % 0 52 29
Total 4 584 91 % 433 9 % 11 5 028 731
Tableau représentant la population et la composition nationale des voïévodies des territoires
recouvrés au 1er janvier 1947
Toutefois, ce document, s’il ne fait pas valoir l’argument de la saturation des capacités
d’accueil de ces régions, en présente un autre pour renforcer l’idée de leur bonne gestion par
les Polonais, celui de la présence de réserves démographiques suffisantes pour les repeupler
entièrement. Ainsi, il proclame : « 4,5 millions de Polonais sur les terres occidentales, c’est
une réalisation importante de la Pologne ; ce nombre n’est toutefois par la limite des
possibilités polonaises. Nous prévoyons encore le retour en Pologne de 1 600 000 Polonais,
desquels une partie pourra s’installer dans les terres occidentales. »191. Ces réserves sont
constituées avant tout par des habitants de la Pologne centrale, mais les autorités attendent
beaucoup de la Polonia. Il apparaît qu’à la moitié de l’année 1947, l’évaluation de ces
réserves à un nombre aussi élevé est singulièrement optimiste, notamment pour ceux que la
science démographique polonaise appelle les réémigrés192, qui ne vont pas revenir aussi
nombreux que le gouvernement l’escomptait. L’enjeu est la reconstruction la plus rapide
possible des villes des territoires recouvrés, véritables vitrines de ces régions et baromètres du
succès de l’aménagement polonais. Ainsi, le rapport s’intéresse au repeuplement de la ville de
Szczecin, particulièrement détruite par la guerre, dont il donne les premiers recensements193 :
191 Idem, p. 29. 192 Cf. chapitre 3, IB.. 193 Idem, p. 30-31.
402
Date Population totale Polonais % de Polonais Allemands % d’Allemands
1939 268 000 200-2 000 ?194 0.1-1 % Environ 265 000 Environ 99 %195
04.08.1945 84 600 600 7 % 84 000 93 %
01.12.1945 89 900 29 900 33 % 60 000 67 %
01.07.1946 101 668 84 926 84 % 16 742 16 %
01.01.1947 125 997 112 221 89 % 13 776 11 %
Tableau représentant l’évolution de la population de Szczecin du point de vue numérique et
national entre 1939 et 1947
Si le niveau de population d’avant-guerre n’est pas encore atteint en 1947, les Polonais sont
devenus très majoritaires. L’argumentaire de la pensée occidentale polonaise répond aux
reproches faits aux Polonais de ne pouvoir repeupler entièrement les villes des régions par la
mise en exergue des destructions intenses qu’elles ont subies, prenant comme base de calcul
pour évaluer le succès des opérations de repeuplement non la population de 1939, mais les
capacités démographiques des villes après soustraction des pertes immobilières. Cette
approche se retrouve dans un document196 du ministère des Affaires étrangères qui fait le
point sur l’évolution démographique de certaines villes des territoires recouvrés en comparant
leurs populations à dix ans d’intervalle (1939-1949) tout en prenant en compte les
destructions de guerre. Cela donne des résultats flatteurs pour les Polonais, qui pointent la
rapidité du peuplement urbain par les Polonais, surtout au regard de l’état dans lequel ces
villes se trouvent en attente de leur reconstruction totale :
do-1939-r/ Consulté le 31/01/2019. Site internet des Passionnés de la ville de Szczecin se référant à un ouvrage
scientifique : E. Włodarczyk, « Próba krytycznego spojrzenia na dzieje Polonii Szczecińskiej do 1939 roku »,
(Essai d’un regard critique sur l’histoire de la Polonia de Szczecin) in GIEDROJ M., MIECKOWSKI J., (réd.),
Pomerania Ethnica, Éditions AMP/Pawel Majewski, Szczecin, 1998. 195 Cette première ligne ne figure pas dans le document originel et a été ajoutée par nos soins pour avoir une idée
de la situation démographique de départ. 196 ASMZ/10-644/p. 36-37.
Villes Population 1939 % de bâti détruit Capacités de
peuplement en
tenant compte des
destructions
Population 1946 Population 1948
Bytom 100.6 15 85.5 93.3 106.9
Gliwice 117.2 20 93.8 95.8 121.6
Gorzów 48.1 50 24.0 19.6 35.0
Kamienna Góra 13.7 5 12.8 12.8 15.0
Kluczbork 11.7 25 8.8 8.2 11.0
Kętrzyn 19.6 50 9.8 5.5 10.2
Koszalin 33.5 40 20.0 17.1 21.1
Legnica 83.7 60 33.5 24.4 46.9
Nowa Sól 17.3 30 12.1 6.0 14.5
Olsztyn 50.4 45 27.7 29.1 44.0
Opole 53.0 25 40.0 27.6 43.1
Piła 45.8 75 11.5 10.7 18.7
Strzelce Opo. 11.6 30 8.1 8.4 10.2
Słupsk 50.4 35 32.8 33.9 36.0
Stargard 39.8 70 11.9 9.7 19.2
Świdnica 39.1 30 27.4 21.4 31.5
Wrocław 629.6 65 220.4 168.5 270.0
Zabrze 126.2 5 119.9 104.2 123.0
Zielona Góra 26.1 10 23.5 15.9 31.0
Tableau représentant l’évolution de la population de certaines villes des territoires recouvrés entre
1939 et 1948197
Ce type d’approche vise à démontrer la bonne gestion polonaise de ces régions et de leur
repeuplement rapide. Toutefois, elle ne donne pas véritablement l’idée de la reconstruction
réelle des territoires recouvrés, et rien n’indique que les villes choisies ne l’ont pas été sur des
critères idéologiques : à la même époque, certaines villes, et non des moindres, ont encore une
population modeste, en deçà de leurs capacités. L’argument du repeuplement rapide des
territoires recouvrés est une constante de la rhétorique polonaise, puisqu’il se retrouve
également pendant la période de Gomułka, dans les Bulletins de l’Agence de presse
occidentale. La même technique de calcul y est utilisée pour faire ressortir davantage
197 En italique nous avons figuré les villes qui ont dépassé leurs capacités démographiques de 1945 à la suite des
destructions, en gras, les villes qui ont dépassé leurs populations de 1939.
404
l’ampleur du repeuplement polonais même si certaines populations urbaines n’ont pas
retrouvé encore leur niveau de 1939, comme en témoigne ce tableau :
Villes Population en
1939 (milliers)
% immeubles
utilisables en
1945
Capacité d’accueil
des villes (milliers)
Population en
1957 (milliers)
Évolution de la
population par
rapport à 1939
(base 100)
Évolution
démographique par
rapport aux capacités
d’accueil de 1945
(base 100)
Wałbrzych 64.1 100 64.1 110.6 174 % 174 %
Kłodzko 21.8 100 21.8 21.3 98 % 98 %
Zabrze 126.2 95 120 185.2 147 % 154 %
Zielona Góra 26.1 90 23.5 45.2 173 % 192 %
Bytom 101.1 85 86 178.8 176 % 208 %
Gliwice 117.3 80 94 129.2 110 % 137 %
Opole 53 75 39.8 56.5 106 % 142 %
Świdnica 39.1 70 27.5 34 87 % 124 %
Nowa Sól 17.2 70 12 24.3 141 % 203 %
Słupsk 50.4 65 32.7 50.6 100 % 155 %
Koszalin 35.3 60 20 39.2 110 % 196 %
Olsztyn 50.4 55 27.7 62 123 % 224 %
Malbork 27.3 55 15 23.9 87 % 159 %
Gorzów 48.1 50 24 48 100 % 200 %
Szczecin 383 50 191.5 244.2 64 % 128 %
Nysa 37.9 45 17 20.8 55 % 122 %
Świnoujście 30.2 45 13.6 8.7 28 % 64 %
Elbląg 86 40 34.5 71.7 81 % 208 %
Żary 25.9 40 10.4 21.6 83 % 208 %
Legnica 83.7 40 33.5 57.6 69 % 172 %
Wrocław 630 35 220 396.1 63 % 180 %
Brzeg 31.4 30 9.4 21.3 68 % 227 %
Piła 45.8 25 11.5 30.7 67 % 267 %
Kołobrzeg 36.6 20 7.3 11.7 32 % 160 %
Głogów 33.5 5 1.7 6.9 21 % 406 %
Tableau représentant l’évolution des populations de certaines villes des territoires recouvrés entre
1939 et 1957198
198 Bulletin de la ZAP no 2, 1959.
405
La double méthode comparative donne une image complètement différente de la situation : si
le point de repère est 1939, choix opéré par l’analyse allemande, force est de constater que
nombre de villes n’ont pas retrouvé leur niveau de 1939, notamment les petites villes de
province ou les grands centres urbains particulièrement touchés par les combats de 1945. Si le
point de repère est 1945, ce que privilégie l’analyse polonaise, alors les résultats sont
radicalement autres, et même des villes encore sous-peuplées comme Kołobrzeg ou Głogów
apparaissent comme bien repeuplées au regard de leurs destructions. La question est en réalité
celle de la rapidité de la reconstruction : est-il normal qu’elle ne soit pas achevée près de
quinze ans après la fin des hostilités ? Dernier argument démographique polonais, celui de la
vitalité de la population des territoires recouvrés, bien supérieure à celle des terres anciennes,
et qui couronne ce qui est perçu comme un succès polonais. Dans un Bulletin de l’Agence de
presse occidentale de 1961199, l’argument révisionniste ouest-allemand de la difficulté des
Polonais à repeupler ces régions est contré : « Alors que dans les territoires centraux la
population a augmenté en tout de 16 %, dans les territoires de l’Ouest et du Nord
l’augmentation était de 30,2 % »200. Au début de la période de Gomułka, la population des
territoires recouvrés n’a cependant pas encore dépassé celle d’avant-guerre, puisqu’elle est
estimée à 7,5 millions d’habitants en 1959201, ce qui montre soit l’ampleur de la tâche à
accomplir soit les difficultés polonaises de repeuplement de ces vastes espaces. Le
gouvernement communiste incite encore des Polonais de Pologne centrale à venir s’installer
sur ces terres, alors que les derniers rapatriés de la seconde vague de rapatriement en
provenance de l’URSS achèvent de s’y fixer202. Une brochure du Comité de voïévodie du
PZPR203 d’Olsztyn cherche par exemple à recruter des paysans pour pourvoir les cinq cents
exploitations agricoles encore inoccupées de Varmie-Mazurie, montrant par là-même que le
processus d’occupation des sols n’est pas encore tout à fait terminé. Malgré tout, le
repeuplement est indéniable, alors que le gouvernement tente d’achever la reconstruction de
certaines villes. La pensée occidentale polonaise ne manque alors pas d’insister sur les succès
des aménagements de ces régions.
199 Bulletin de la ZAP, no 3, 1961. 200 Idem, p. 46. Les proportions sont calculées à partir des chiffres donnés par les deux recensements de 1950 et
1960. 201 Bulletin de la ZAP, no 13, 1959, p. 6. 202 Cf. chapitre 3, IB. 203 AAN/TRZZ/798/p. 1-17.
406
C. Une reconstruction largement entamée par la Pologne
L’autre composante de l’argument du fait accompli est la mise en exergue des
aménagements polonais sur ces territoires, en matière de reconstruction ou de développement.
Nous nous bornerons ici à analyser l’idée générale de cet argument, puisque certains aspects
de la reconstruction et du développement de ces terres ont été soit abordés au chapitre 3, soit
vont l’être au chapitre suivant. Il s’agit pour les propagandistes de la pensée occidentale
polonaise de prouver que non seulement la reconstruction des territoires recouvrés a été
menée à bien, mais encore que la Pologne a bien développé ces régions, à un niveau souvent
supérieur à celui de 1939. Régulièrement, des bilans et des diagnostics sont réalisés par les
observateurs polonais, avec trois moments privilégiés : 1947-1949, dans un contexte d’attente
du traité de paix avec l’Allemagne et de bilan du Plan triennal (1947-1949), le milieu des
années 1950 qui coïncident avec les dixièmes anniversaires de la Pologne populaire et du
« retour » des territoires recouvrés à la mère-patrie, ainsi qu’avec le bilan du Plan sexennal
(1950-1955), et le tournant des années 1950 et 1960, qui correspond au 15ème anniversaire de
la Pologne populaire et à la fin du premier Plan quinquennal (1957-1961). L’argumentaire
polonais varie selon les contextes, mais l’appréciation finale reste la même : un succès du
développement des territoires recouvrés polonais, argument supplémentaire pour justifier la
présence polonaise sur ces terres.
Durant la première période, encore davantage que par la suite, le discours polonais met
l’accent sur l’importance des destructions de guerre, qui justifient qu’à la fin des années 1940,
les niveaux de production d’avant-guerre n’ont pas encore été retrouvés. Ainsi, dans un
document204 du ministère des Affaires étrangères de 1949, toute une série de chiffres sont mis
en évidence pour donner une idée de l’ampleur des destructions dans les territoires recouvrés :
en 1945, la production de charbon et d’acier ne représente qu’environ 60 % de celle d’avant-
guerre, 35 % pour l’énergie électrique, 0 % pour la cellulose205. Les territoires recouvrés
bénéficient d’une place de choix dans le Plan triennal, contrairement à ce qui va se passer
pendant le Plan sexennal. Ainsi, si seuls 26 % des investissements publics leur sont destinés
en 1946, cette proportion passe à 32 % en 1947 puis 38 % en 1948206. L’importance de ces
investissements explique l’état avancé de la reconstruction à la fin des années 1940. Malgré la
204 AMSZ/10-644/p. 21-27. 205 Idem, p. 21. 206 Idem, p. 23.
407
grandeur de l’effort consenti et une situation socio-économique indéniablement meilleure en
1949 qu’en 1945, les niveaux d’avant-guerre n’ont pour la plupart pas encore été retrouvés :
en 1945 42 % des chemins de fer sont en état de fonctionner, 75 % en 1949207. À cette époque
se met en place un canevas méthodologique pour évaluer les progrès de la mise en valeur de
ces terres par les Polonais : de grandes catégories statistiques sont mises en place : population,
industrie, agriculture, communications, ports maritimes, vie culturelle. L’évolution du
développement des anciennes régions allemandes se fait à travers ce prisme qui empêche
d’avoir une vision globale de la situation socio-économique de ces terres, en compartimentant
les données statistiques. La tonalité générale des documents et de la rhétorique polonais de
cette période, si elle est optimiste, n’est pas triomphaliste. S’il faut bien entend se méfier de la
fiabilité des statistiques dès la fin des années 1940, il semble qu’à cette époque un recul soit
encore possible. Les difficultés de développement sont évoquées assez directement,
notamment dans le domaine agricole. Ce n’est plus du tout le cas pour la période stalinienne.
Pour cette époque, nous disposons d’une série d’articles208 de la Revue occidentale de
l’Institut occidental qui font le bilan, voïévodie par voïévodie, de l’action entreprise par le
gouvernement polonais sur les territoires recouvrés depuis 1945 et permettent ainsi de
mesurer le chemin parcouru. Ils mettent en avant de manière moindre l’état des territoires en
1945. En revanche, ils se signalent par un haut degré d’idéologie, qui montre le niveau de
soviétisation de la Pologne en général et du monde scientifique polonais de l’époque209. La
rhétorique triomphaliste met en avant les succès polonais sur les territoires recouvrés, en les
liant fortement à l’existence du régime socialiste sur les terres polonaises. Chaque article est
une sorte de copié-collé où seules changent les données, mais où sont invariablement rappelés
207 Ibidem, p. 24. 208 Il s’agit des articles suivant : MYŚLENICKI Wojciech, « Przeobrażenia i osiągnięcia gospodarczo-społeczne
w województwie szczecińskim i koszalińskim » (les Transformations et les réalisations socio-économiques dans
la voïévodie de Szczecin et de Koszalin), in Przegląd Zachodni, I, p. 15-37, 1954, KRYŃSKI Henryk Edel,
« Osiągnięcia gospodarcze i kulturalne Województwa Gdańskiego » (les Réalisations économiques et culturelles
de la voïévodie de Gdańsk) in Przegląd Zachodni, I, p. 78-108, 1954, JANUSZKO Zbigniew, « Przeobrażenia i
osiągnięcia gospodarczo-społeczne województwa olsztyńskiego » (les Transformations et les objectifs socio-
économiques de la voïévodie d’Olsztyn) in Przegląd Zachodni, I, p. 109-133, 1954, KACZOROWSKI Wacław
et ZAJCHOWSKI Jan, « Osiągnięcia gospodarcze i kulturalne terenów odzyskanych Górnego-Śląska » (les
Réalisations économiques et culturelles des terres recouvrés de la Haute-Silésie) in Przegląd Zachodni, I, p. 354-
401, KRZYŻANIAK Zbigniew, « Osiągnięcia gospodarcze i kulturalne województwa zielonogórskiego » (les
Réalisations économiques et culturelles de la voïévodie de Zielona Góra) in Przegląd Zachodni, I, p. 402-424,
1954. 209 Cette marxisation du discours, des analyses et de leurs conclusions est présente certes, elle peut être le fait de
convictions des auteurs ; le plus souvent cependant, il s’agit d’une stratégie pour pouvoir encore exercer leur
métier.
408
les mérites de la Pologne populaire dans l’intégration et le développement des territoires
recouvrés au sein de l’État polonais. En voici quelques exemples :
Cet immense effort, dont le but est l’aménagement de la voïévodie de Szczecin et de Koszalin sur le
fondement de la planification socialiste, a été multiplié pendant la période de réalisation du plan
sexennal, a assuré l’obtention de résultats extraordinaires […] La vie économique de la voïévodie de
Szczecin et de Koszalin bat aujourd’hui au même rythme que celui de l’économie nationale.210
Les réalisations sont importantes et nous pouvons affirmer franchement qu’il est le résultat de deux
faits : 1) la libération de la Varmie et de la Mazurie du joug prusso-hitlérien et du rattachement de ces
terres à la Pologne, avec laquelle elles forment à tous points de vue une entité organique et 2) de la
prise en charge de ces terres par un pays qui construit le socialisme, unique raison qui a rendu possible
la mise en œuvre de transformations socio-culturelles radicales et a imprimé un rythme de construction
unique en son genre dans tous les domaines de la vie.211
De telles citations pourraient être multipliées, expliquant le développement
« extraordinaire » des territoires recouvrés par leur rattachement à la Pologne212 et
l’introduction du socialisme dans ce pays. Alors même que les premiers signes
d’essoufflement du Plan sexennal se multiplient, ces articles de 1954 montrent la force de la
propagande communiste et l’intégration de la pensée occidentale, qui en est une des caisses de
résonnance, à elle. Les citations choisies concernent deux voïévodies, celles de Poméranie
occidentale et de Varmie-Mazurie, qui ont particulièrement été délaissées par le Plan
sexennal213. L’écart entre les arguments de bonne gestion économique et la réalité de la
situation est donc maximal pour ces régions. Après le dégel de Gomułka, qui est une période
de plus grande lucidité sur la situation économique de ces territoires, où l’on insiste sur les
réalisations positives sans occulter les carences et les échecs, le début de la période de la
normalisation est l’occasion d’une nouvelle poussée de fièvre propagandiste afin de louer
l’action des communistes polonais sur ces terres. Elle est néanmoins moins marquée que
pendant la période stalinienne et la situation des régions en question s’est assez nettement
améliorée entre 1957 et 1961.
Le discours polonais sur l’état économique de ces territoires pendant cette dernière
période est de nouveau plus proche de l’argument rationnel que de la propagande, même si cet
aspect ne disparaît pas entièrement. Comme la série d’articles de 1954, l’Agence de presse
210 MYŚLENICKI Wojciech, op. cit., p. 15. 211 JANUSZKO Zbigniew, op. cit., p. 132. 212 Nous analyserons plus en détail, au chapitre 7, IA et IB, l’argument polonais selon lequel le statut
économique des territoires recouvrés est bien meilleur au sein de la Pologne qu’au sein de l’Allemagne. 213 Cf. chapitre 3, IIIB.
409
occidentale fait paraître dans ses bulletins de 1959 un certain nombre d’états des lieux
économiques par voïévodie des territoires recouvrés214. Le but est toujours le même : en
exposant les bons résultats économiques de ces régions, prouver au monde occidental que la
Pologne est une bonne gestionnaire des terres qui lui ont été confiées à la fin de la Seconde
Guerre mondiale. Pour la voïévodie de Wrocław, le Bulletin no 19 insiste sur la haute
productivité de l’agriculture régionale : « L’agriculture de la voïévodie de Wrocław compte
parmi les mieux développées du pays. La récolte moyenne des produits du sol est plus élevée
que celle du pays. »215, ce qui est un fait indéniable. L’auteur ne mentionne pas cependant que
ce résultat a sans doute pu être atteint par la décollectivisation des terres consécutive aux
réformes de Gomułka, alors que les fermes collectives avaient bien souvent un rendement
inférieur à l’agriculture privée. Le Bulletin no 28, qui étudie la voïévodie de Koszalin, prend
acte de la marginalisation économique de grandes portions des territoires recouvrés,
notamment dans cette région très agricole, et précise la réorientation économique du 1er Plan
quinquennal en faveur des territoires recouvrés : « Étant donné les nouveaux projets de
localisation des établissements de production dans les régions faiblement industrialisées et à
grand accroissement naturel à la suite de la nouvelle politique d’investissement de l’État, au
cours de ce plan quinquennal on augmentera les investissements dans les territoires de l’Ouest
et du Nord de la Pologne »216. De manière générale, tous ces articles destinés à l’opinion
publique étrangère217 insistent sur les bouleversements positifs qu’ont subi ces régions et sur
leur passage de terres marginalisées par les Allemands et à l’époque stalinienne à celles de
provinces choyées par le gouvernement polonais. Un autre bulletin218 caricature le contraste
entre les anciennes provinces orientales du Reich et les territoires septentrionaux et
occidentaux polonais : « Ces territoires qui furent autrefois une base d’agression contre
« l’Est », couverts à profusion de casernes plutôt que d’écoles et souffrant d’un déficit de
population, sont aujourd’hui les régions de la Pologne les plus riches en enfants et
écoles. »219. Pour peu, les journalistes de la ZAP en feraient les territoires de prédilection du
régime communiste : « Une nouvelle société, moderne, homogène, libre des rivalités de
214 Notamment les Bulletins no 19, 20, 24, 28, 30. 215 Bulletin de la ZAP no 19, p. 10, 1959. 216 Bulletin de la ZAP no 28, p. 6. 217 Les exemplaires sont d’abord rédigés en polonais, puis traduits en anglais et en français. Les citations sont ici
tirées de la version française. 218 Bulletin de la ZAP, no 9, 1961. 219 Bulletin de la ZAP, no 9, p. 48, 1961.
410
clocher grandit. »220, laboratoires de la société qu’ils veulent construire. Si les réalisations
sont indéniables, que ce soit en termes de reconstruction ou de développement, il convient de
les nuancer. Il est difficile de comparer des territoires à une vingtaine d’années d’intervalle,
sous un régime politique et socio-économique totalement différent, et en l’absence
d’indicateurs fiables prenant en compte la totalité de l’économie. Ainsi, dans la lignée des
statisticiens soviétiques, les représentants de la pensée occidentale polonaise n’opèrent pas ici
avec l’outil du PNB, mais donnent des indicateurs qui se rapprochent du produit matériel net,
en ne donnant que les chiffres de la production industrielle, dans une moindre mesure
agricole, mais en excluant les services. Ils peuvent ainsi mettre en avant une vision très
positive mais tronquée de la santé économique de ces régions, comme dans cet exposé221 de
l’Association pour le développement des territoires recouvrés paru à l’occasion du
20e anniversaire de leur « retour » à la Pologne : « Le résultat de la reconstruction et de la
construction de nouvelles entreprises industrielles dans les terres occidentales et
septentrionales est qu’elles disposent aujourd’hui d’un potentiel industriel bien plus grand
qu’avant-guerre. On estime que la production industrielle de ces terres est trois fois plus
élevée que ce qu’elle n’était avant-guerre. »222. Seule la production industrielle est ici prise en
compte.
Après avoir entendu prouver, de diverses manières et en mobilisant des disciplines comme
l’histoire, la géographie, l’anthropologie, la linguistique, la démographie, l’économie, que les
territoires recouvrés sont fondamentalement polonais, les représentants de la pensée
occidentale polonaise insistent sur le caractère crucial de ces régions pour la Pologne.
L’essentialisme polonais de ces territoires a une portée persuasive limitée pour un public non-
polonais ou non-averti. L’argumentaire polonais est donc constitué aussi d’un volet plus
pragmatique, qui ne se focalise par sur les droits historiques au sens large mais mène un
plaidoyer qui consiste à convaincre de la nécessité pour la Pologne et pour les territoires
recouvrés eux-mêmes, du changement territorial opéré à Potsdam.
L’argumentaire polonais est cette fois-ci envisagé d’un point de vue plus pragmatique, par
rapport aux intérêts que la Pologne peut en tirer. Ces derniers sont de plusieurs ordres :
contrairement à ce qu’affirme la composante juridique de l’argument du fait accompli1, les
scientifiques et propagandistes polonais considèrent parfois les territoires recouvrés comme
une réparation pour les destructions causées à la Pologne par l’Allemagne pendant la guerre.
Ils insistent également sur la valeur géostratégique de ces territoires, qui permettent
d’accroître le potentiel de défense de la Pologne face à l’Allemagne. Ils mettent en avant le
bénéfice économique que représentent ces régions pour leur pays. Enfin, ils font des territoires
recouvrés la clé pour donner une dimension géopolitique nouvelle à leur pays en l’aidant à
accéder au statut de puissance régionale, à même de garantir la paix dans cette partie de
l’Europe.
I Justice et réparation historiques
A. Un droit à réparation ?
La question des réparations après la Seconde Guerre mondiale a fait l’objet du même
débat que celui postérieur à la Première Guerre mondiale2. Nous nous fonderons ici sur l’une
des publications les plus récentes sur le sujet des réparations allemandes à la Pologne3. Le
terme réparation comporte plusieurs sens, et en polonais deux termes sont utilisés pour le
retranscrire : reparacje ainsi que odszkodowania4. Le premier mot désigne plutôt les
réparations générales, versements en nature ou en espèces d’État à État suite à un accord
1 Cf. chapitre précédent, IVA. 2 Périodiquement, le problème des réparations dues à la Pologne par l’Allemagne ressurgi dans le débat public
polonais. L’actuel gouvernement polonais s’est à nouveau saisi de la question au tournant de 2017-2018. 3 ŻERKO Stanisław, Reparacje i odszkodowania w stosunkach między Polską a RFA (les Réparations et les
compensations dans les relations entre la Pologne et la RFA), IZ Policy Papers, no 22, 2017. 4 D’un point de vue strictement linguistique, les deux termes ont la même valeur sémantique ; le premier n’est
que la transposition polonaise d’un mot d’origine latine.
412
international. Le second inclue le sens précédent mais l’élargit également à des réparations
individuelles, faites au cas par cas, d’un État à des particuliers dans le cadre de ce qui pourrait
s’apparenter à des dédommagements.
À cette question des réparations est liée celle de l’inclusion des territoires recouvrés dans le
total des réparations allemandes. D’un point de vue juridique comme de celui de l’opinion
publique polonaise, il semblerait que les territoires recouvrés soient à distinguer des
réparations dues, après la Seconde Guerre mondiale, à la Pologne par l’Allemagne. En effet,
les accords de Potsdam prévoient des réparations bien précises pour l’État polonais :
« L'Union des républiques socialistes soviétiques s'engage à régler sur sa propre part de
réparations les demandes de la Pologne au titre des réparations. »5. Les réparations polonaises
ont été clairement définies par l’accord polono-soviétique du 16 août 1945 qui prévoit que
15 % des réparations prélevées par les Soviétiques dans leur zone d’occupation soient livrées
à la Pologne6. Des accords complémentaires signés ultérieurement entre les deux parties
précisent l’étendue et la teneur de ces dernières7. Cependant, ces réparations sont rapidement
réduites de moitié en 1947. Enfin, à la suite du gouvernement soviétique, la République
populaire de Pologne y renonce par un décret du 19 août et une déclaration gouvernementale
du 23 août 1953 ; la décision prend effet le 1er janvier 1954. Cette renonciation, qui fait
encore aujourd’hui débat, a été formulée dans des termes défavorables à la Pologne : non
seulement la Pologne renonce aux réparations dans leur entier, mais encore étend-elle, à la
différence de l’URSS, cette renonciation à toute la nation allemande et pas seulement à la
RDA8. Par la suite, les gouvernements polonais, notamment sous Gomułka, vont essayer
néanmoins d’obtenir des réparations au moins sous la forme de compensations et de
dédommagements individuels.
Au-delà de l’inféodation manifeste de la République populaire de Pologne à l’URSS pendant
la période stalinienne, nous pouvons nous demander dans quelle mesure l’incorporation à la
Pologne des territoires recouvrés a pu jouer dans cette renonciation aussi radicale et étendue
des droits polonais aux réparations allemandes. Cela revient à s’interroger sur le statut de ces
5 Accords de Potsdam, Titre IV, alinéa 2, consulté le 11 février 2019 sur le site http://mjp.univ-
perp.fr/traites/1945potsdam.htm. 6 ŻERKO Stanisław, op. cit., p. 13. 7 Entre autres l’accord du 7 septembre 1945 qui transfère à la Pologne la propriété de tout le parc ferroviaire
roulant présent sur le territoire de la République, mais contre versement d’une indemnité à l’URSS. 8 C’est le terme « odszkodowania » qui est utilisé, pas « reparacje ».
territoires : ont-ils, malgré les considérations juridiques et l’opinion d’une majorité écrasante
des Polonais, été considérés comme une partie des réparations allemandes ? Du point de vue
polonais, ces régions sont en fait bien plutôt des compensations pour les confins orientaux
cédés à l’URSS : cette question n’est cependant pas soulevée dans la Pologne d’après-guerre
pour ne pas remettre en cause l’image positive que le nouveau gouvernement entend bâtir du
« grand frère » soviétique9. Cette interprétation est présente à l’esprit des Trois Grands
lorsqu’ils rédigent les textes finaux des Accords de Yalta et de Potsdam : « On doit souligner
toutefois que les acquisitions territoriales faites à l’ouest étaient considérées par les Trois
Grands comme une compensation de la Pologne pour les confins, c’est-à-dire les voïévodies
de la IIème République perdues en faveur de l’URSS. »10. Malgré tout réapparaît régulièrement
l’argument selon lequel les territoires recouvrés sont une partie des réparations auxquelles la
Pologne peut prétendre. Cependant, cette interprétation n’est pas très populaire, d’une part
elle peut entraîner une restriction logique des réparations prévues par les accords
internationaux, d’autre part, elle est constamment utilisée par les Allemands de l’Ouest pour
se libérer de tout paiement de réparations à l’égard de la Pologne. Elle apparaît ainsi assez peu
dans les sources, dans les premières années après-guerre ; elle est ensuite tue pendant la
période stalinienne, en lien avec la volonté du gouvernement de l’époque de renoncer à ces
réparations, et également passée sous silence à l’époque de Gomułka. Les efforts de ce dernier
pour obtenir des dédommagements individuels ne pourraient porter leurs fruits que si les
territoires recouvrés étaient exclus du domaine des réparations. Cependant, un rapport du
ministère des Affaires étrangères précédemment cité établit une liste générale des pertes de
guerre subies par la Pologne à cause de l’Allemagne et met en regard l’annexion de ces terres
et les destructions occasionnées par l’État allemand11 pour formuler par la suite la thèse
suivante : « Les terres occidentales de la Pologne représentent une compensation juste et
partielle pour les dommages perpétrés par les Allemands envers la population polonaise, pour
le vol des biens polonais et les pertes subies par la culture polonaise »12. Cette formulation du
9 Il est significatif, en ce sens, que cette thèse apparaisse plus souvent et de manière plus explicite dans les
ouvrages des auteurs polonais restés à l’étranger. Nous pouvons citer entre autres l’ouvrage suivant :
IPOHORSKI-LENKIEWICZ Witold, Granice Polski (les Frontières de la Pologne), Biblioteka Wolna Trybuna
(Bibliothèque de la Libre Tribune), Rome, 1947, sur lequel nous reviendrons plus loin [ notamment au point
no 2]. 10 ŻERKO Stanisław, op. cit., p. 3. 11 AAN/KSZZO/26/ p. 1-110. Ce rapport regroupe l’argumentaire préparé en vue de la Conférence de paix pour
justifier le rattachement des territoires recouvrés à la Pologne. Pour ne donner qu’un exemple : le rapport cité
évalué à 170 milliards de zlotys le coût de la reconstruction. AAN/KSZZO/26/p. 79. 12 Idem.
414
statut des territoires recouvrés comme dédommagement est assez rare pour être relevée ; elle
est un des moyens rhétoriques utilisés par les Polonais pour convaincre l’opinion
internationale de reconnaître définitivement l’annexion des terres en question. Ses faiblesses
intrinsèques, notamment en ce qu’elle affaiblit une position polonaise déjà précaire
concernant les réparations, font qu’elle n’est pas utilisée souvent. En revanche, les territoires
recouvrés sont bien considérés comme une réparation morale due aux Polonais par les
Allemands du fait de la réalité de relations germano-polonaises qui auraient été unanimement
négatives au fil des siècles.
B. Une interprétation biaisée de l’histoire germano-polonaise
La présentation du « retour » des territoires recouvrés à la Pologne comme un acte de
justice historique se fonde avant tout sur une présentation négative des relations germano-
polonaises dans l’histoire, dans laquelle la Pologne fait figure d’éternelle victime. Le procédé,
présent à la fois dans la presse et dans des travaux scientifiques, présente plusieurs
caractéristiques. L’Allemagne et la Pologne sont ainsi essentialisées à travers les siècles : la
Pologne de 1945 est la lointaine héritière de la Pologne des premiers Piast, qui est déjà en
substance la Pologne contemporaine13, tandis que l’Allemagne de 1945 est la continuatrice de
tous les avatars d’États allemands qui se sont succédé à travers les siècles. Les auteurs
polonais voient sans siller dans l’Empire romain germanique du Xe siècle le prototype de
l’État allemand moderne : ils utilisent sans distinction le terme de « Germains » et
« Allemands », et pour qualifier le Saint-Empire emploient régulièrement le terme d’«
Allemagne », quand ce n’est pas la « nation allemande » qui est elle-même incriminée :
« L’un des traits les plus caractéristiques de la nation allemande est sa tendance répétée à
l’hégémonie en Europe. »14. La citation est extraite d’un ouvrage écrit par Wojciechowski
pendant la guerre15. Ce dernier ayant le plus développé l’idée d’une lutte continuelle de
l’Allemagne avec la Pologne, nous le citerons ici abondamment. Dans cette vision de
l’histoire, il y a une continuité évidente entre les différentes formes d’États allemands qui se
seraient succédés dans l’histoire, et dont le plus accompli, notamment dans son rapport à la
Pologne en particulier et au monde slave en général, est la Prusse. Chaque avatar d’État
13 Ce qui est relativement juste mais caricatural puisqu’il est quasiment impossible de parler de conscience
nationale polonaise dès les Xe et XIe siècles. 14 A-PANpo/Wojciechowski/118/ p. 3. 15 WOJCIECHOWSKI Zygmunt, Stosunki polsko-niemieckie i problem Europy Środkowej (les Relations
polono-allemandes et le problème de l’Europe centrale), Biblioteka Wielkopolska, Varsovie, 1942.
415
allemand ou considéré comme tel se passerait ainsi le flambeau du Drang nach Osten, le
Saint-Empire unifié jusqu’au XIIIe siècle, l’État brandebourgeois au XIIIe-XIVe siècle et
l’Ordre teutonique du XIIIe au XVe siècle, la Prusse des Hohenzollern du XVIIe au XIXe puis
l’Empire allemand, la République de Weimar et le IIIe Reich. Tous auraient eu la volonté
d’étendre le domaine allemand vers l'est et de détruire plus ou moins totalement le peuple
polonais ou à défaut son État. Ainsi :
Le Drang nach Osten et la tendance à réaliser la « Mitteleuropa » caractérisent la politique allemande
déjà pendant le premier Moyen-Âge. Les réalisateurs particuliers de cette tendance deviennent les
dynasties des Luxembourg, des Habsbourg, enfin des Hohenzollern. Après la chute de ces derniers du
fait de la Première Guerre mondiale, la politique de Drang nach Osten et la tendance à réaliser la
Mitteleuropa est reprise par la République de Weimar, et enfin avec son étendue et son rythme
caractéristiques, Adolf Hitler.16
Toute l’histoire allemande est ainsi perçue comme une téléologie dont le sens final est
l’éclosion de l’Allemagne hitlérienne. Cette histoire est ramenée avant tout à une histoire des
relations internationales, et cette dernière réduite essentiellement à la politique étrangère de
l’État allemand ou de ce qui en tient lieu envers les pays slaves et notamment la Pologne.
Ainsi, les chercheurs polonais étendent le concept de Drang nach Osten non seulement
chronologiquement mais dans son acception même : tout ce qui est du ressort des relations
conflictuelles entre les Allemands et leurs voisins orientaux tombe nécessairement dans le
cadre interprétatif du Drang nach Osten. La citation précédente date ce phénomène du
Xe siècle, alors que s’il est compris dans son sens commun, il ne remonte qu’au XIIe siècle17.
L’anachronisme est un trait caractéristique de la pensée occidentale polonaise en ce qui
concerne sa vision des relations germano-polonaises : elle prête des concepts, le Drang nach
Osten ou le Lebensraum, et des pensées, l’idéologie nationaliste, à des hommes ou à des
entités bien avant que ces derniers n’apparaissent dans l’histoire. Wojciechowski n’hésite pas
à parler de Lebensraum en plein Moyen-Âge, alors même que ce concept n’a été forgé que
récemment18 : « Le monde allemand, qui à la fin du Xe siècle traitait tout l’espace à l’ouest de
l’Oder comme son Lebensraum »19. Tout est fait pour jeter une lumière sombre sur l’histoire
16 A-PANpo/Wojciechowski/118/p. 3-4. 17 Le Drang nach Osten est l’idée d’un développement privilégié de l’Allemagne vers l’est mais implique
également sa réalisation concrète à travers l’Ostsiedlung, qui ne commence pas avant le XIIe siècle. 18 Par Friedrich Ratzel dans l’ouvrage déjà cité : RATZEL Friedrich, Politische Geographie, R. Oldenbourg,
München und Leipzig, 1897. 19 WOJCIECHOWSKI Zygmunt, Polska-Niemcy. Dziesięć wieków zmagania (Pologne-Allemagne. Dix siècles
de luttes), IZ, Poznań, p. 13, 1945.
416
des relations polono-allemandes en diabolisant et essentialisant les Allemands. La Prusse est
l’incarnation de la posture allemande anti-polonaise, et sa présentation en démon slavophobe
est reprise à de maintes reprises. Le procédé se retrouve chez Wojciechowski, qui mêle à la
fois téléologie et essentialisme, puisque la raison de vivre de la Prusse n’aurait été que la
destruction de la Pologne : « Les terres polonaises étaient le marteau de la puissance de la
Prusse. Elles étaient le marteau en tant que bloc territorial, donnant sens à l’existence
géographique de la Prusse, en tant que réservoir de recrutement, en tant que grenier à blé.
Elles étaient aussi le marteau du point de vue de leur rôle démographique. »20. La Prusse est
ainsi caricaturée en État pirate qui vit du pillage et de l’annexion des autres États. La politique
de l’État prussien, notamment de Frédéric II, est ainsi comprise comme l’inspiration de la
politique hitlérienne envers les Slaves21 :
La défaite militaire subie par la Pologne en 1939 a permis aux Allemands la mise en place d’un tel
programme anti-polonais qui de manière radicale montre l’étendue de la haine allemande envers les
Polonais, haine entretenue pendant mille ans, sans même évoquer les luttes entre les Slaves polonais et
les Germains qui n’ont pas été retranscrites dans les sources. D’un point de vue territorial l’Allemagne
a décidé de réaliser en 1939 le programme forgé depuis 1795, programme d’annexion de la Poméranie
polonaise et de la Poznanie ainsi que la Pologne centrale jusqu’aux frontières du troisième partage22
Cette citation montre en outre la tendance à émettre des jugements fondés sur des parallèles
historiques dans lesquels, là encore, abondent les anachronismes. Ainsi dans la citation
précédente la politique nationale de Hitler serait le développement logique de la politique
nationale prussienne « depuis 1795 » et la polonophobie un trait constant des populations
germaniques. L’expansionnisme antislave est ainsi perçu comme congénital aux Prussiens
voire aux Allemands :
le « Preussentum » est une attitude consistant à traiter sa nation comme « nation élue de maître »,
exclusive vis-à-vis du monde extérieur et caractérisée par un puissant sentiment de hiérarchie de caste
dans les relations intérieures. » […] « C’est ainsi que l’éternel prussien s’est éveillé à un grand
moment de l’histoire dans un Allemand d’une petite ville paisible sur l’Inn- en un certain Adolf
Hitler.23
20 WOJCIECHOWSKI Zygmunt, op. cit., p. 225. 21 Au-delà du fait que Frédéric II ait été un modèle pour Hitler, il est réducteur de présenter le règne de ce roi
sous cet unique angle, même si les parallélismes sont bien entendu possibles. 22 Idem, p. 255. 23 Cette définition caricaturale de la « prussité » est donné dans le Bulletin de la ZAP no 16, 1958, p. 11.
417
La politique étrangère allemande, tout comme les attitudes des habitants allemands du
Royaume de Prusse, et Wojciechowski le reconnaît lui-même, ont été souvent sujettes à
variation à l’époque contemporaine, et ne sont donc pas aussi monolithiques et anti-polonaises
sur toute la période. Cependant, dans une interprétation de l’histoire qui fait de l’Allemagne
une réalité anhistorique depuis la fin du premier millénaire, réalité qui éprouve constamment
des sentiments anti-polonais et dont la raison d’être est la destruction de la Pologne, la
tentation de recourir aux parallèles historiques pour expliquer l’actualité des années de sortie
de guerre est régulière chez les représentants de la pensée occidentale polonaise. Des épreuves
d’articles destinés à paraître dans les numéros de 1946 et 1947 du journal de l’UOP, la
Pologne occidentale24, en sont des exemples. Une proposition d’article25 dont l’auteur est
inconnu établit ainsi un parallèle entre la sortie de guerre de la Seconde Guerre mondiale et la
période qui suit la grande victoire polono-lituanienne de Grunwald en 1410. Après un incipit
typique de la pensée occidentale polonaise dans sa manière de présenter les relations polono-
allemandes : « L’histoire du domaine slave est l’histoire d’une lutte continuelle avec
l’agresseur germanique, lutte pour la destruction totale du monde slave, que les Allemands se
sont donnés pour but final il y a près de mille ans, qu’ils réalisent invariablement et qu’ils
n’abandonnent jamais, même au jour de leur pire défaite, comme nous l’enseigne
l’histoire. »26, l’auteur émet la thèse selon laquelle les Allemands, malgré la lourde défaite
subie en 1945, n’ont pas renoncé à leur volonté de contrôler les espaces slaves et polonais :
Nous avons aujourd’hui une deuxième période post-Grunwald. Tous les éléments d’espérance en une
victoire dans un conflit ne serait-ce que dans un lointain avenir avec l’avant-garde naturelle du
domaine slave qu’est la Pologne semblent aujourd’hui perdus du côté allemand. Et cependant les
Allemands, dès le premier jour de leur défaite écrasante comme jamais dans l’histoire, ne perdent pas
espoir et comme l’a dit un jour Staline « il serait naïf de supposer que les Allemands ne renoncent
jamais à la vengeance et aux nouvelles conquêtes »27
S’ensuit un développement qui établit un parallèle entre ce que serait l’attitude des Allemands
en 1945-1946, celle de fomenter une revanche contre les Polonais pour récupérer les
territoires recouvrés, et celle de l’Ordre teutonique envers l’Union de la Pologne et de la
Lituanie après 1410. De même que lors du Concile de Constance (1414-1418), les
24 Polska Zachodnia. Cf chapitre 4, IIIA. 25 APP/PZZ/753/p. 33-36. Le brouillon d’article s’intitule « Refleksje pogrunwaldzkie », (Réflexions post-
Grunwald) et a sans doute été écrit dans la seconde moitié de 1946. 26 APP/PZZ/753/p. 33. 27 Idem, p. 34.
418
représentants de l’Ordre teutonique ont développé une intense propagande anti-polonaise pour
convaincre la Papauté et les États occidentaux de leur bon droit et du caractère hérétique et
antichrétien de la Pologne pour effacer les conséquences de Grunwald, de même les milieux
intellectuels allemands chercheraient par leur propagande révisionniste à discréditer la
Pologne aux yeux des Occidentaux pour faire revenir ses derniers sur les décisions de
Potsdam en ce qui concerne les territoires recouvrés. S’il est évident que les courants
révisionnistes sont très forts en Allemagne dans les années qui suivent la guerre,
l’assimilation de la situation géopolitique allemande d’après-guerre à celle de l’Ordre
Teutonique après sa défaite est bien plus hasardeuse. Il s’agit néanmoins de la tendance de la
pensée occidentale à faire de l’Allemagne une réalité quasi immuable et constamment anti-
polonaise pendant une part notable de l’histoire. En faisant de ce pays un trouble-paix et de la
Pologne une victime éternelle, les propagandistes polonais font du rattachement des territoires
recouvrés à la Pologne l’issue logique d’une philosophie de l’histoire pénitentielle.
C. Une philosophie de l’histoire28 pénitentielle ou rédemptrice ?
Le « retour » des territoires recouvrés à la Pologne en 1945 est interprété du point de vue
polonais comme le sens de l’histoire de la Pologne, et dans une moindre mesure celui de
l’Allemagne : « La lutte avec le torrent allemand représente l’axe autour duquel tourne
l’histoire de la Pologne. On peut cependant dire quelque chose de plus sur cette lutte. Son
déroulement et ses résultats sont l’un des facteurs les plus essentiels de l’histoire générale de
l’Europe. »29. Il s’agirait à la fois d’une juste punition pour des siècles de persécutions envers
les Polonais et les autres Slaves, tout autre type de relation entre Slaves et Allemands étant
bien entendu tue, et d’une juste récompense pour des années de luttes et de résistances. En ce
sens, 1945 est le point d’orgue d’une philosophie de l’histoire qui pourrait être qualifiée de
« pénitentielle ». Les bouleversements territoriaux, démographiques et géopolitiques de 1945
sont perçus comme un châtiment pour l’Allemagne, notamment dans la presse polonaise, plus
vindicative à l’égard des Allemands30. Plus largement, les malheurs qui s’abattent sur les
Allemands à la fin de la guerre sont considérés comme une expiation pour les crimes et les
28 Par philosophie de l’histoire, nous entendons à la fois l’idée générale selon laquelle l’histoire a un sens et de
manière plus particulière les diverses possibilités de caractériser ce sens à travers plusieurs philosophies
politiques. 29 A-PANpo/Wojciechowski/118/p. 3. 30 Cf. chapitre 7, IIIA, qui traite plus particulièrement de ce point.
419
persécutions commises envers les Polonais31. Dans cette vision des choses, le « retour » des
territoires recouvrés apparaît comme logique. Concernant les événements de 1945, les auteurs
polonais adoptent plusieurs grilles de lecture de l’événement, qui s’inscrivent plutôt dans une
philosophie de l’histoire rédemptrice32 de la Pologne : 1945 est-elle une fin de l’histoire, le
début d’une nouvelle histoire, le retour à l’histoire commencée au Xe siècle puis interrompue
par le Drang nach Osten et l’orientation de l’expansion polonaise vers l'est ? Cette dernière
conception ferait de l’histoire polonaise une vaste parenthèse que 1945 viendrait refermer.
Toutes ces interprétations se rejoignent toutefois en ce qu’elles considèrent 1945 comme le
point d’aboutissement logique du sort des territoires recouvrés, dont la place est en Pologne et
non en Allemagne.
Wojciechowski privilégie l’idée d’un retour à une Pologne piastienne, immémoriale et
mythifiée : « À la place du « Drang nach Osten » allemand arrive une époque d’une nouvelle
marche slave vers l’ouest. Celui qui ne comprend pas ce phénomène, ne concevra pas la
nouvelle époque, ne reconnaîtra pas la place de la Pologne dans la réalité qui nous entoure.
Au seuil de son deuxième millénaire la Pologne monte de nouveau la garde sur l’Oder. »33.
Pour d’autres, 1945 est l’aboutissement logique d’un processus de lutte pluriséculaire :
Pendant 700 ans le peuple poméranien a résisté à la dénationalisation. Sous le poids de l’exploitation
sociale, lié à la persécution nationale, l’extension de la langue polonaise ne cessait de se rétracter, car
la disproportion des forces était trop grande. Une partie des Poméraniens a cependant perduré jusqu’au
moment où les changements historiques ont rendu de nouveau à la Pologne les terres jadis perdues.
Aujourd’hui ils participent à la reconstruction de la Poméranie en tant que propriétaires, représentant
le lien vivant entre notre époque et le passé historique du pays.34
Śląski, s’il ne néglige pas le tournant de 1945, insiste cependant sur la continuité avec les
siècles précédents et met en avant l’advenue d’une ère nouvelle, celle d’une nouvelle Pologne,
nationale et plus juste socialement, caractéristique de nombre d’écrits polonais à partir de
31 Il s’agit là du point de vue de l’immense majorité de la population polonaise et de ses élites politiques et
culturelles, notamment les cercles de la pensée occidentale polonaise. 32 Par ce terme, nous comprendrons que le retour de la Pologne sur ses anciennes terres est interprété comme
moyen de salut, lui seul permettant d’assurer une viabilité politique et économique à la Pologne, voire dans
certains cas, notamment pour les auteurs influencés par le communisme, comme un véritable salut d’ordre moral.
Après des années d’errances à l’Est et de domination de populations étrangères, la Pologne arrête ce que certains
considèrent comme l’oppression de certains peuples pour mener une politique irréprochable dans le cadre du
de luttes), IZ, Poznań, p. 13, 1945, p. 262. 34 ŚLĄSKI Kazimierz, Przemiany etniczne na Pomorzu Zachodnim w rozwoju dziejowym (les Transformations
ethniques en Poméranie Occidentale au cours de l’histoire), IZ, Poznań, 1954, p. 255.
420
l’époque stalinienne, avec la marxisation du ton voire des présupposés idéologiques de la
science historique polonaise.
De manière générale, trois philosophies de l’histoire sont régulièrement utilisées par les
acteurs de la pensée occidentale polonaise pour présenter le rattachement des territoires
recouvrés à la Pologne comme un acte de justice. Ils les utilisent séparément ou
simultanément : de manière diffuse et la plupart du temps implicite, une philosophie de
l’histoire chrétienne, au sens où l’injustice commise appelle forcément un châtiment,
autrement dit, l’espérance que le mal reçoit toujours sa punition en fin de compte, avant même
l’au-delà. C’est le cas d’une expertise de Stanisław Leszczycki35 intitulée « les fondements
géopolitiques de nos revendications concernant les terres occidentales » et rédigée en mars
1945 pour le ministère des Affaires étrangères polonais. Dans ce document de nature pourtant
scientifique se glissent des expressions partisanes qui renvoient à une conception de la justice
de l’histoire : « Au nom de la justice la Pologne est en droit d’exiger des expiations et des
réparations, pour Varsovie et Poznań elle devrait recevoir Wrocław et Szczecin. »36. De
manière plus ouverte, les représentants de la pensée occidentale polonaise utilisent une
philosophie de l’histoire ratzélienne, qui s’inspire du darwinisme social. Prenant le contre-
pied de la théorie allemande du Lebensraum, ils mettent en avant le fait que les territoires
recouvrés sont l’espace naturel de la Pologne37. De la sorte, la possession par l’Allemagne de
ces régions qui ne font pas partie du milieu naturel de vie de la population allemande est
contre-nature et ne peut que se terminer à plus ou moins brève échéance. L’insistance sur le
retour de la Pologne à ses « terres antiques », souvent faite de manière pathétique et en
mythifiant des terres septentrionales et occidentales comme un sorte de terre promise, est
caractéristique de cela. Le rapport précédemment cité du Comité des Affaires étrangères des
territoires recouvrés38 proclame ainsi : « Actuellement les Polonais sont revenus sur leurs
antiques terres « piastiennes », qui appartenaient à l’État polonais pendant quelques siècles.
[…] 1945. En vertu de la conférence de Berlin la Pologne est revenue à ses frontières de l’an
35 AMSZ/18-355/p. 1-2. Leszczycki (1907-1996) est professeur de géographie à l’Université Jagellonne,
spécialisé dans l’aménagement du territoire et notamment les économies régionales, particulièrement dans les
territoires recouvrés. Membre du PZPR, il est sous-secrétaire d’État au sein du ministère des Affaires étrangères
de 1946 à 1950. 36 AMSZ/18-355/p. 1. 37 Cf. chapitre 5, I notamment. 38 AAN/KSZZO/26.
421
110039. Les terres, qui étaient le berceau de l’État polonais ont été rendues à la Pologne. »40. À
cette philosophie darwinienne du combat à mort pour son lieu de vie se surajoute une
philosophie de l’histoire plus marxiste, liée au nouveau régime politique qui se met en place
en Pologne à partir de 1944. Les territoires recouvrés, en tant que régions de l’État de Prusse,
incarnation du régime féodal, capitaliste et impérialiste allemand, ne pouvaient que revenir à
une Pologne socialiste. De même que le régime capitaliste est condamné à s’effondrer et à
être dépassé par une dictature du prolétariat, de même des territoires recouvrés prussiens,
gérés de manière coloniale et féodale par le centre germanique41 capitaliste, ne peuvent que
revenir, à la faveur du triomphe de la révolution communiste, à une Pologne socialiste et qui
les développera en conséquence. Cette vision est particulièrement présente dans un discours
prononcé par Edmund Męclewski en 1963 lors d’un congrès de l’Association pour le
développement des territoires occidentaux42. Il y insiste d’abord sur le fait que si le retour des
territoires recouvrés à la Pologne apparaît aux spécialistes comme logique, il y a eu un écart
sur ce point entre les propagandistes de la pensée occidentale polonaise et une partie notable
de la population polonaise, ce qui montre implicitement les limites de la portée de
l’argument présentement étudié: « pour une partie importante de notre société le retour de la
Pologne en 1945 sur ses terres maternelles a été certes un fait joyeux, mais en même temps
surprenant et assez inattendu »43. Il développe alors un argumentaire pour en démontrer la
double logique du point de vue historique, dans le cadre de la philosophie de l’histoire
nationale ratzélienne qui a déjà été évoquée et dans celui d’une philosophie de l’histoire
marxiste. Seule une Pologne populaire pouvait avoir l’espoir de retrouver un jour les
territoires recouvrés :
La Pologne est née de nouveau en 1945 dans les frontières dans lesquelles l’État polonais s’est formé
il y a près de mille ans et desquelles elle a été repoussée au fil des siècles. C’est un fait indiscutable,
39 Il est intéressant de noter ici que contrairement à ce qui est souvent mis en exergue par la pensée occidentale
polonaise, la Pologne de 1945 est la copie de celle de 1100, et non pas de 1000. Cette différence temporelle peut,
dans la logique du KSZZO, s’expliquer par une volonté de rapprocher au maximum de 1945 la période
d’appartenance de tous les territoires recouvrés à la Pologne pour renforcer au maximum l’argument historique
et historico-philosophique. 40 Idem, p. 73-74. 41 Nous développerons davantage cet argument au chapitre 7, IA. 42 Męclewski (1913-1992) est journaliste polonais, membre de l’organisation patriotique qui rassemble nombre
de représentants de la pensée occidentale polonaise Ojczyzna [Cf. chapitre 4, IIB]. Figure majeure de ce courant
de pensée, il est le directeur de l’Agence de presse occidentale pendant de nombreuses années et membre
fondateur de l’Association pour le développement des territoires occidentaux [Cf. chapitre 4, IIIC].
AAN/TRZZ/1014/p. 23-32. 43 AAN/TRZZ/1014/p. 23.
422
que notre retour sur l’Oder et la Neisse était conditionné et est lié on ne peut plus directement avec le
passage de la Pologne au socialisme, il était donc à la fois une libération nationale et une libération
sociale.44
Justice nationale et logique marxiste se combinent ainsi pour Męclewski, qui est représentatif
de la marxisation, pragmatique ou idéologique, d’une part notable de la pensée occidentale
polonaise, pour faire de l’annexion des territoires recouvrés un acte de justice historique
quelle que soit la philosophie de l’histoire choisie. À lire les Polonais, les trois grands
courants idéologiques dominant le XXe siècle, le christianisme45, le nationalisme, le
marxisme, se donneraient la main pour justifier ce retour. Quant à savoir si 1945 s’inscrit
simplement dans une philosophie de l’histoire ou si c’est un événement eschatologique
entrouvrant la possibilité d’une fin de l’histoire, la suite de l’argumentaire polonais en ce qui
concerne les anciennes provinces orientales du Reich semble y répondre. La perspective du
révisionnisme et donc du danger allemand semble faire de 1945 un jalon essentiel, mais non
ultime, de l’histoire des relations germano-polonaises et donc de celle des territoires
recouvrés. L’annexion de ces terres est alors justifiée du point de vue de la stratégie militaire
pour les bienfaits qu’elle apporte à la Pologne en termes de sécurité.
II Un enjeu géostratégique
Aux yeux des spécialistes de la question occidentale, la frontière sur l’Oder-Neisse a une
grande valeur du point de vue de la géostratégie, et ce pour quatre raisons, rappelées dans un
document du ministère des Affaires étrangères polonais de 194546. Elle réalise en effet
entièrement « les postulats de la sécurité de la Pologne »47 car elle permet :
1) La défense contre l’agression envers les Allemands en lien avec les États slaves
2) La problématique de la frontière la plus courte et la plus sûre
3) La liquidation de la Prusse orientale, de Gdańsk
4) La liquidation du coin silésien enfoncé entre la Pologne et la Tchécoslovaquie48
44 Idem. 45 Le christianisme n’est pas entendu ici comme religion mais comme pensée politique et sociale, dans la veine
de la démocrate-chrétienne. 46 AMSZ/18-355/p. 3-6. 47 Idem, p. 5. 48 Idem.
423
La ligne Oder-Neisse est donc une frontière optimale pour la Pologne en ce qu’elle est
comprise comme un front face à l’Allemagne. Le tracé de ce dernier est le meilleur possible
car l’Oder-Neisse permet un raccourcissement notable de la frontière germano-polonaise.
Enfin, elle supprime l’exclave allemande que représente la Prusse orientale. Comme ce type
d’argument a déjà été évoqué à l’occasion de l’étude de la pensée occidentale polonaise avant
et pendant la guerre49, cette sous-partie se contentera de préciser et développer le propos.
A. Une frontière occidentale faisant office de nouveau front
La nouvelle frontière occidentale polonaise est considérée dans un premier temps comme
un front entre la Pologne et l’Allemagne, qui garantit la sécurité de la première, ce qui est un
moyen supplémentaire de justifier les changements territoriaux. Ce front est compris au sens
propre comme au sens figuré. En effet, la pensée occidentale polonaise s’intéresse à l’Oder-
Neisse du point de vue de sa valeur stratégique et comme front idéologique, assurant l’unité
de la nation polonaise dans la lutte contre le révisionnisme allemand.
La frontière germano-polonaise est longtemps étudiée du seul point de vue de ses
avantages militaires. Les documents officiels répètent à l’envie l’argument selon lequel
l’unique moyen d’assurer une réelle sécurité à la Pologne face à l’Allemagne est de fixer sa
frontière sur l’Oder-Neisse. L’expertise déjà citée du Comité pour les Affaires étrangères des
terres occidentales résume ainsi le point de vue polonais en une phrase : « La nouvelle
frontière occidentale est la garantie de la sécurité de la Pologne »50, assertion qui est répétée
plusieurs fois dans ce même document. Affirmer n’est pas prouver : après-guerre fleurit toute
une littérature historique et géostratégique qui met en exergue les valeurs militaires de la
frontière occidentale polonaise. Une expertise anonyme du ministère des Affaires étrangères
« les conséquences de la perte de la Terre de Lubusz »51 illustre cette rhétorique : elle examine
les implications géostratégiques de la perte de cette région polonaise en 1250. Elle est typique
d’un mode de pensée sur le long terme, soutenu par une philosophie de l’histoire agonistique
entre Allemands et Polonais, selon laquelle l’acquisition de cette région par le Brandebourg
est l’origine lointaine d’un événement historique décrit comme inéluctable, la disparition de
l’État polonais à la fin du XVIIIe siècle. Dans un premier temps, le propos se veut
manière à protéger le long littoral baltique induit par les nouvelles frontières, il réclame
l’annexion à la Pologne de tout ou partie de l’île de Rügen : « Rugia est du point de vue des
opérations militaires, un des points stratégiques les plus importants de la Baltique. » […] « En
résumé, il apparaît clairement que c’est seulement la possession de Rugia ou au moins de ses
presqu’îles s’étendant vers l'est et le nord […] qui donne à la Pologne les possibilités de
défendre sa côte. »57. Cette surenchère dans les revendications territoriales alors même que
l’Oder-Neisse n’a été acceptée que du bout des lèvres par les puissances anglo-saxonnes à
Potsdam, pour irréaliste qu’elle est, n’en montre pas moins le fait que la nouvelle frontière
avec l’Allemagne est analysée par les Polonais avant tout d’un point de vue militaire. Avec le
temps, notamment après la fondation de la RDA, la frontière perdra en partie ce caractère
militaire. De front devant défendre la Pologne, elle sera de plus en plus interprétée comme
front idéologique à défendre.
Symboliquement en effet, la frontière Oder-Neisse apparaît comme le lieu d’une lutte
idéologique contre tout révisionnisme à l’encontre du statu quo postérieur à la Seconde
Guerre mondiale. Des déclarations volontiers unanimistes se sont manifestées dès la fin de la
guerre dans des milieux très divers pas forcément reliés à la pensée occidentale, pour défendre
cette frontière. Les Polonia sont ainsi des caisses de résonnance à l’étranger du discours forgé
en Pologne même sur cette limite politique, qu’elles soient anciennes ou récentes. Au sein de
la vieille Polonia nord-américaine paraît en 1947 un vibrant appel pour la défense des
acquisitions territoriales polonaises : La Question de la frontière est une question de vie ou de
mort pour les Polonais58. Dans le milieu de la Polonia italienne, plus récente et marquée
idéologiquement puisqu’elle est constituée majoritairement par les anciens soldats de l’armée
d’Anders, un livre qui traite du même sujet est publié la même année59. Dans ce dernier,
l’auteur nuance un point de vue radical parfois rencontré chez d’anciens soldats selon lequel
l’acceptation de la nouvelle frontière occidentale ne devrait aller de pair qu’avec le maintien
de l’ancienne frontière orientale. Ipohorski-Lenkiewicz reprend en partie l’argumentaire de la
pensée occidentale polonaise et conclue : « La frontière Oder-Neisse doit donc être considérée
57 AMSZ/18-413/p. 27/29. 58 WALKOWICZ Leon, Sprawa granicy zachodnej to dla Polaków to być albo nie być, (la Question de la
frontière occidentale est une question de vie ou de mort pour les Polonais), Chicago, 1947. 59 IPOHORSKI-LENKIEWICZ Witold, Granice Polski (les Frontières de la Pologne), Biblioteka Wolna
Trybuna (Bibliothèque de la Libre Tribune), Rome, 1947.
426
comme intentionnelle et rationnelle. »60. Le fait que cette dernière soit défendue quasiment
unanimement par tous les courants d’idée polonais, en Pologne ou à l’étranger, fait bien de la
nouvelle frontière un enjeu fort à défendre. Des années plus tard, le discours n’a pas changé :
il s’agit toujours de faire de l’Oder-Neisse le front de lutte contre le révisionnisme allemand,
ce qui se retrouve particulièrement dans les Bulletins de l’Agence de presse occidentale. Ce
combat par lequel se réalise l’unité de la nation est mis en exergue dans le Bulletin no 16 de
1958 qui titre notamment : « La Frontière qui unit tous les Polonais ». L’article recense
précisément toutes les condamnations du révisionnisme ouest-allemand réalisées par les
journaux des Polonia et conclut de manière quelque peu catégorique : « Tous les Polonais
soutiendront l’administration du pays sans tenir compte de sa tendance politique contre les
attaques allemandes visant les territoires polonais. L’administration actuelle, bien que
communiste, peut même compter sur les Polonais les plus anticommunistes, pour défendre la
frontière sur l’Odra et la Nysa lusacienne. »61. Il semble oublier que nombre de Polonais
rapatriés des confins orientaux abandonneraient sans grand regret leurs lieux de vie dans les
territoires recouvrés s’ils pouvaient se réinstaller sur leurs terres originelles. La frontière
occidentale n’en est pas moins élevée au rang de mythe qui concrétise les promesses de
développement et de prospérité que formule le gouvernement communiste polonais.
L’Agence de presse occidentale lie ainsi la défense de la Ligne Oder-Neisse à la défense des
acquis socio-économiques du régime, dans un autre article unanimiste, « À ce sujet, unanimité
complète parmi tous les Polonais » : « Toutes ces organisations, sans tenir compte de leur
idéologie et de leur point de vue politique, ont énergiquement pris fait et cause pour la
frontière qui a non seulement restitué à la Pologne ses territoires- ravis par les Allemands au
cours des siècles, mais qui garantit aussi le développement futur de la Pologne. »62. L’Oder-
Neisse est présentée comme condition géopolitique de survie de la Pologne, elle est aussi un
front idéologique pour le régime au pouvoir afin de faire oublier les dissensions internes à la
société polonaise. La récupération de la frontière par la propagande donne une idée de sa
valeur stratégique et symbolique dans un contexte où les dirigeants polonais prennent en
compte toutes les options, notamment celui d’une nouvelle guerre avec l’Allemagne. La
manière dont est utilisée la frontière occidentale pour légitimer le rattachement des territoires
recouvrés à la Pologne peut se comprendre si elle est analysée du point de vue de ses
60 IPOHORSKI-LENKIEWICZ Witold, op. cit., p. 12. 61 Bulletin de la ZAP no 18, 1958, p. 33-34. 62 Bulletin de la ZAP no 1, 1959, p. 3.
427
avantages concrets : le raccourcissement de la frontière avec l’Allemagne et la fin du risque
d’encerclement couru par la Pologne d’avant 1939.
B. Un raccourcissement conséquent de la frontière germano-polonaise
Si la Ligne Oder-Neisse renforce la sécurité de la Pologne, c’est parce qu’elle raccourcit la
frontière commune à la Pologne et à l’Allemagne. La situation géopolitique du pays s’en
trouve considérablement améliorée ; elle lui permet, en cas de conflit germano-polonais, de
concentrer ses forces le long d’une ligne droite grosso modo et non en arc de cercle comme
c’était le cas en 1939. Un tableau publié dans le rapport du Comité pour les affaires étrangères
des territoires recouvrés résume à lui seul l’évolution de la situation de la Pologne vis-à-vis de
ses voisins.
Longueur générale
des frontières
1938 Pourcentage 1945 Pourcentage % par rapport à
1939
Maritimes 140 2.5 492 15.5 351
Terrestres 5 389 97.5 2 690 84.5 50
Dont avec
l’Allemagne
1 912 34.6 402 12.6 22
Avec l’URSS 1 412 25.5 1 293 40.6 92
Avec
la Tchécoslovaquie
984 17.8 995 31.3 101
Total 5 529 100 3 182 100 58
Tableau comparant la longueur des différents segments de la frontière polonaise en 1938 et 194563
Le changement radical de forme de la Pologne en 1945 a également bouleversé les rapports
du pays par rapport à ses voisins. Si en 1938, la Pologne partage le plus de frontières avec
l’Allemagne, en 1945 c’est l’URSS qui est devenue le principal voisin de la Pologne. Cette
évolution apporte des avantages stratégiques non négligeables. Avec cinq fois moins de
frontières communes avec l’État allemand, il est désormais possible de mieux résister à une
éventuelle invasion de sa part. En outre, ce n’est pas seulement la longueur qui est
avantageuse, mais également le tracé : « Le raccourcissement de la frontière polono-
allemande n’est pas seulement la principale qualité de la nouvelle frontière. Elle a supprimé
en même temps « l’encerclement » de la Pologne par le nord, du côté de la Prusse orientale,
63 AAN/KSZZO/26/p. 75.
428
ce qui était la caractéristique de la frontière polono-allemande d’avant 1939. »64, ce sur quoi
les auteurs de la pensée occidentale mettent particulièrement en avant.
C. Le règlement du problème de la Prusse orientale
La revendication polonaise de la Prusse orientale ou au moins sa neutralisation est l’une
des plus anciennes, et a longtemps fait figure d’exigence principale des Polonais en temps de
guerre65, ce que les textes d’après-guerre ne manquent pas de rappeler pour montrer la
cohérence de la demande : « L’acquisition par la Pologne d’un large accès à la Baltique ainsi
que la liquidation du non-sens historique de la Prusse orientale représentait encore avant-
guerre l’un des postulats de la pensée politique polonaise. »66 Cette région allemande est
perçue comme une menace voire comme une hypothèque pour la Pologne, du fait de son
caractère excentré qui nécessite la mobilisation d’une partie des forces polonaises face à elle
en cas de guerre. La stratégie et l’histoire sont mobilisées pour montrer le caractère nocif de
son appartenance à l’Allemagne. D’un point de vue stratégique, le rôle de la Prusse orientale
dans la défaite polonaise lors de la campagne de septembre 1939 est souvent mis en avant,
notamment par le fait que des armées allemandes basées en Prusse menacent directement, dès
l’entame des hostilités, la capitale polonaise, distante de seulement 150 kilomètres de la
frontière prussienne67. La science historique est quant à elle mise à profit pour rappeler les
inconvénients pour la Pologne de l’appartenance de la Prusse orientale à différentes entités
allemandes au cours de l’histoire. Dans un premier temps, cette région est assimilée à l’Ordre
teutonique et à son action hostile à la Pologne, puisqu’elle est la colonne vertébrale de l’État
des moines-soldats : « Les Teutoniques se sont maintenus définitivement en Prusse orientale,
formant un réservoir de germanité supplémentaire dangereux sur les arrières de la
Pologne. »68. Si la Prusse allemande apparaît comme si dangereuse pour les Polonais, c’est
parce qu’elle risque de les couper de la mer et donc de les inféoder à un pouvoir étranger :
« L’idée des Hohenzollern est devenue l’utilisation du bastion de la Prusse orientale, pour
couper, par une action concertée double, la Pologne de la mer. »69. Sont ainsi mis en exergue
64 Idem. 65 Soit par une démilitarisation soit par l’octroi d’un statut d’État libre, distinct de l’Allemagne. Cf. chapitre
introductif IIC et chapitre 1, IIB. 66 IPOHORSKI-LENKIEWICZ Witold, op. cit., p. 12. 67 Nous traiterons davantage de l’utilisation des territoires recouvrés à des fins militaires par l’Allemagne dans le
chapitre 7, IIIB et IIIC. 68 AMSZ/18-403/p. 4. 69 Idem.
429
les nombreux conflits menés entre les Teutoniques puis les Prussiens contre les Polonais,
notamment au sujet de la Prusse. Cette région est donc perçue comme le berceau de l’État qui
a fini par détruire deux fois l’édifice étatique polonais, à la fin du XVIIIe siècle et en 1939.
L’expansionnisme de cette région spécifique de l’Allemagne est mis en avant à travers les
âges :
Quand l’Ordre teutonique a conquis l’État des Pruthènes- la Prusse orientale », il a entrepris de cette
position stratégique des efforts dans le but de prendre aux Polonais des territoires rattachant la Prusse à
la Marche orientale allemande, c’est-à-dire le Brandebourg […] Le recouvrement de l’indépendance
par la Pologne après la Première Guerre mondiale n’a pas conduit à la liquidation de la Prusse
orientale. De nouveau est apparu le « corridor », de nouveau les bases stratégiques sur la rive droite de
l’Oder menaçaient la sécurité de la Pologne. Par des routes antiques, vieilles de 900 ans, cinq armées
hitlériennes se sont jetées sur la Pologne le 1er septembre 193970
La continuité de l’expansionnisme allemand est ici incarnée par la Prusse. Alors que les États
allemands ou perçus comme tels passent ; Brandebourg, Ordre Teutonique, Prusse,
Allemagne impériale puis nazie, un dénominateur commun demeure : la Prusse orientale.
Cette dernière est perçue comme le cerveau de la politique antipolonaise, ce qui explique les
revendications polonaises pour détruire cette enclave. Il s’agit, ce faisant, d’anéantir les
tentations d’établir un continuum territorial entre la Prusse et le reste des régions allemandes
en l’annexant à la Pologne. Aux yeux des auteurs de la pensée occidentale polonaise, la Ligne
Oder-Neisse permet de garantir une sécurité maximale pour les Polonais ; elle permet encore,
en incorporant les territoires recouvrés, de renforcer l’économie polonaise dans toutes ses
dimensions.
III Une nécessité vitale pour l’économique polonaise
A. Un pôle de développement potentiel de la nouvelle Pologne
Les experts polonais insistent dans un premier temps sur la richesse des ressources
naturelles présentes dans les territoires recouvrés pour indiquer leur importance pour le
développement futur de la Pologne. De nombreux textes vantent ainsi le potentiel économique
de ces régions. Écrits dans les années 1940 et 1950, dans un contexte spécifique, celui de la
mise en place d’un modèle économique fondé sur la planification, la primauté absolue donnée
à l’industrie et la modernisation de l’agriculture, ils ont une vision du développement fondé
70 AAN/KSZZO/26/p. 76-77.
430
sur l’extraction sans limite des ressources naturelles de ces territoires. L’économie se réduit
pour eux aux secteurs secondaire et primaire, et le paradigme productif pour mettre en valeur
ces terres date de la deuxième Révolution industrielle, voire remonte à la première Révolution
industrielle. L’accent est ainsi mis sur le charbon et le fer, l’électricité, et le développement
d’une agriculture productiviste. Comme dans les autres économies socialistes de l’époque, le
secteur tertiaire est négligé, même si des réflexions sont bien lancées pour développer le
commerce, notamment en perfectionnant les réseaux de transport des territoires recouvrés.
Dans ces circonstances, les territoires recouvrés sont présentés comme une sorte de « terre
promise », aux nombreuses richesses naturelles, qui viennent largement étoffer celles de la
Pologne centrale, qui en compte moins. Dans un premier temps, ils permettent de réunifier le
bassin houiller de Haute-Silésie, aux deux-tiers polonais avant-guerre. Ce dernier est valorisé
comme étant la principale région industrielle du pays dont la possession permettra à la
Pologne de passer à un stade de développement supérieur. Les documents du ministère des
Travaux pour le Congrès de Londres mettent déjà en avant le caractère fondamental de la
Haute-Silésie pour l’économie polonaise71. Ils mettent aussi en avant l’interaction entre ce
pôle industriel et extractif et le reste de la Pologne, qui en est le débouché naturel : « La
Pologne et l’Europe du Sud-Est, comme nous venons de le dire, sont le seul Hinterland
naturel de la Haute-Silésie, tant d’un point de vue géopolitique que du point de vue des
communications et des transports. »72.
Les ressources naturelles les plus mises en valeur sont les minerais, importants mais
inégalement répartis dans les territoires recouvrés. Une brochure d’Antoni Wrzosek73 fait
ainsi le relevé de tous les gisements qui se situent sur ces territoires. Nous n’en ferons pas une
liste exhaustive, mais nous concentrerons sur les points essentiels qui montrent l’intérêt
économique qu’il y a pour la Pologne à posséder les territoires recouvrés. Ainsi, cet espace
fait du pays une puissance houillère de premier plan, atout non négligeable dans une
économie mondiale où le charbon demeure encore la source d’énergie principale. Trois
bassins d’extraction du charbon au sens large se trouvent sur les territoires recouvrés : le
bassin houiller de Haute-Silésie, le petit bassin de Wałbrzych, et les gisements de lignite,
71 Notamment un rapport rédigé en anglais : AAN/MPKwL/72/p. 137-153. 72 AAN/MPKwL/72/p. 149. 73 WRZOSEK Antoni, Bogactwa naturalne na Ziemiach Zachodnich (les Richesses naturelles sur les terres
occidentales), IS, 1947. Wrzosek (1908-1983) est un docteur en géographie, membre de l’Institut baltique durant
l’entre-deux-guerres, puis de l’Institut silésien après-guerre, il est spécialiste de la Silésie.
431
dispersés sur la bordure occidentale de la Pologne, notamment en Basse-Silésie et en région
de Lubusz. Ces derniers sont la continuation des gisements de lignite de Saxe et du
Brandebourg. Wrzosek insiste sur les estimations des réserves en charbon : « Les gisements
de charbon occupent ici un espace de 570 km² et les ressources en charbon sont estimées ici à
4,8 milliards de tonnes jusqu’à une profondeur de mille mètres. »74, pour ce qui est de la
Haute-Silésie, région qui se caractérise par des filons de très bonne qualité et aisément
accessibles. Les gisements sont bien plus modestes, de moindre qualité et à l’extraction plus
difficile dans le Bassin des Sudètes autour de Wałbrzych, qui n’est traité que comme un
gisement d’appoint (1,2 milliard de tonnes estimées75). Enfin, les spécialistes des territoires
recouvrés fondent des espoirs importants dans l’extraction du lignite, qui y serait abondant :
« Avant-guerre on estimait les ressources de lignite en Silésie à 7,4 milliards de tonnes »76.
Cette source d’énergie est perçue comme un élément de modernisation de la société et de
l’économie polonaises, ainsi qu’un moyen de parvenir à une plus grande autonomie dans les
sources d’énergie : « Le lignite est le fondement de l’électrification de la partie occidentale de
la Silésie et de la Terre de Lubusz, et peut en outre jouer un rôle important dans la fabrication
de carburant liquide synthétique. »77. La liquéfaction du lignite pour fabriquer de l’essence
synthétique, dans la lignée des ersatz allemands de la Seconde Guerre mondiale, fait ainsi
partie des plans de développement économiques polonais de la fin des années 1940, alors
même que les découvertes des gisements du pétrole du Golfe persique vont marginaliser cette
technologie. En revanche, le lignite, comme la houille, contribuent fortement à
l’électrification du pays, élément symbolique fort de modernisation de tout pays pour un
régime communiste.
La deuxième richesse présente sur les territoires recouvrés est constituée par un ensemble de
ressources minières en métaux ferreux et non-ferreux. Toutefois, ils apparaissent pour la
plupart à l’état de traces, puisqu’un certain nombre ont déjà été exploités et épuisés. Les
gisements en fer le sont presque ; les ressources minérales principales sont en 1945 le zinc et
le plomb. Par rapport à la période allemande, une seule nouveauté minéralogique est à
signaler, mais elle est de taille. Il s’agit de la découverte, en 1957, d’importants gisements de
cuivre de bonne qualité en Basse-Silésie. Au tournant des années 1950 et 1960 se constitue
74 WRZOSEK Antoni, op. cit., p. 8. 75 Idem. De fait, les mines de charbon y ferment dès les années 1970. 76 Idem, p. 10. 77 Ibidem, p. 11.
432
ainsi peu à peu un bassin d’extraction du cuivre de première qualité, situé entre les villes de
Legnica et Głogów, autour des villes de Lubin et de Polkowice78. Cette découverte est
doublement récupérée par la propagande de la pensée occidentale polonaise et celle de l’État :
elle permet de justifier un peu plus le rattachement des territoires recouvrés, et montre les
qualités d’aménageurs des Polonais. Un Bulletin de l’Agence de presse occidentale de juillet
195979 se montre particulièrement laudatif sur le potentiel économique de la Basse-Silésie en
lien avec les nouveaux gisements de cuivre : « Le retour de la Pologne dans ses anciennes
frontières piastiennes, le recouvrement des terres de l’Oder, a rajouté une nouvelle ligne dans
les bilans économiques de notre pays. La Basse-Silésie rendue à la patrie a apporté en dot des
gisements importants de cuivre. »80. De même, le potentiel prometteur de ces gisements,
toujours en activité aujourd’hui, met en valeur l’aménagement polonais des territoires
recouvrés pour contrer les allégations des révisionnistes allemands : « Ce qui a été ici
accompli dans les années d’après-guerre représente l’un des meilleurs exemples de notre
capacité à aménager les terres de l’Oder qui nous sont revenues. »81. Les sources utilisées se
contentent simplement de projections, la production n’ayant débuté dans la région qu’en
1965 ; néanmoins, les résultats ont été à la hauteur des espérances.
Les territoires recouvrés sont aussi bien pourvus en matières premières agricoles et, par leur
façade maritime, marines, ce sur quoi nous reviendrons dans le cadre de l’évaluation globale
du poids économique des territoires recouvrés : des documents très intéressants sur ce point
évoquent le corollaire de l’expansion de la Pologne vers l’ouest, la perte des confins
orientaux. Il s’agit de montrer d’une part l’intérêt économique des modifications territoriales
et en même temps d’atténuer le traumatisme national que représente la perte de régions
orientales auxquelles les Polonais sont étroitement liés de manière sentimentale. Une
expertise d’Andrzej Bolewski82 est un des rares documents qui vont dans ce sens : il compare
le poids économique de la Pologne de 1945 avec celle de 1938, en esquissant plus ou moins
nettement les différences de richesses entre territoires recouvrés et confins orientaux. L’idée à
démontrer est la suivante : « La Pologne dans les frontières actuelles a des potentialités
78 En Basse-Silésie, en bordure avec la Grande-Pologne. 79 AAN/TRZZ/482/p. 3-6. 80 Idem, p. 3. 81 Idem, p. 6. 82 AMSZ/18-30/p. 1-21. Bolewski (1906-2002) est un spécialiste en minéralogie, professeur à l’Académie des
usines et des mines (Akademia Górniczo-Hutnicza) de Cracovie.
433
économiques bien plus grandes que dans son état de 1938. »83. Si Bolewski indique certes la
perte du bassin pétrolier de Galicie orientale, autour de Drohobycz-Borysław-Truskawiec84,
au demeurant modeste : « Par conséquent la Pologne a perdu environ 75 % de sa capacité de
production pétrolière par rapport à la période d’avant-guerre. »85, il met en avant
l’augmentation nette des capacités charbonnières de la Pologne : « l’élévation des capacités de
production de houille de 66 % de 60 à 100 millions de tonnes par an »86. Il fait des territoires
recouvrés en général, et plus particulièrement de la Basse-Silésie, une terre riche en minerais
différents qui permet :
Le doublement des gisements et de la production des minerais de zinc et de plomb, contenant de
l’argent, du cadmium et du thallium.
Une production significative de minerai de cuivre
Une production de 50-60 kilogrammes d’or, de 8 000 tonnes d’arsenic…87
Bolewski ne se contente pas de faire une comparaison implicite entre les territoires recouvrés
et les confins orientaux, il met directement en regard leur valeur économique, et ce dans
plusieurs domaines. Il le fait notamment pour le domaine agricole, qui pourrait être à première
Tableau représentant le différentiel agricole entre la Pologne de 1938 et celle de 1945, en mettant
bien en avant le poids respectif des confins orientaux et des territoires recouvrés88
83 Idem, p. 18. 84 Au sud de la ville de Lwów. 85 Idem, p. 5. 86 Idem, p. 4. 87 Ibidem, p. 6. 88 Ibidem, p. 10.
434
S’il ressort de ce tableau que le potentiel agricole s’est amoindri dans l’absolu avec la perte
des confins orientaux et l’acquisition des territoires recouvrés, une analyse plus précise
permet de voir que ce potentiel n’est pas réduit en proportion : « La Pologne dans ses
nouvelles frontières peut utiliser de manière agricole 70,3 % de sa surface contrairement aux
65,7 % de sa superficie d’alors. »89. En outre, Bolewski fait ressortir d’autres éléments qui
permettent non seulement de nuancer cette réduction du potentiel agraire mais aussi de
montrer qu’il s’agit d’une illusion statistique. Les terres agricoles des territoires recouvrés
sont en effet cultivées de manière plus performante que les nombreuses terres de l’Est, et la
population de la Pologne s’est réduite dans une proportion plus importante que la surface
arable. En outre, la translation du pays vers l’ouest a renforcé d’autres ressources naturelles de
la Pologne, notamment les ressources halieutiques : « La multiplication par trois de la
longueur du littoral maritime ouvre de plus grandes possibilités pour les prises baltiques et de
haute-mer. »90, ce qui est bien signifié par le tableau suivant :
Espace Pologne de 1937 Poméranie et
Mazurie
Pologne de 1945 Augmentation des
possibilités
Prises maritimes
(milliers de
quintaux)
140 170 310 120 %
Tableau représentant l’évolution des prises dans la Pologne de 1937 et celle de 194591
Un nombre important d’indicateurs est ainsi mobilisé dans une entreprise qui s’apparente
véritablement à une opération de consolation de la nation polonaise de la perte des anciens
territoires polonais de l’Est. Ceux qui sont les plus parlants en termes de démonstration du
différentiel de développement entre les confins orientaux et les territoires recouvrés sont ceux
relatifs à la densité des réseaux de transport. Bolewski étudie le réseau routier et le réseau
ferroviaire92. Les résultats sont sans appel :
89 Ibidem, p. 10. 90 Ibidem, p. 13. 91 Idem. 92 Il ne prend en compte que les routes en dur, c’est-à-dire celles qui ont un revêtement régulier comme
l’asphalte, le béton, à l’exclusion des chemins et routes en terre.
435
Densité en km/100km² Confins orientaux Territoires recouvrés
Routes en dur 9.1 35.4
Chemins de fer 3.6 18.6
Tableau représentant la densité comparée des réseaux de transport entre les territoires recouvrés et
les confins orientaux93
Ces indicateurs permettent de figurer la différence entre des régions en sous-développement
économique, mal reliées au reste du territoire national, et des régions bien reliées,
connectables à la fois au réseau de transport polonais et allemand, et qui ont un niveau de
développement économique certains. Ils mettent en avant le potentiel économique des
territoires recouvrés, et le fait que ces derniers apparaissent complémentaires à la Pologne.
B. Des territoires complémentaires avec les anciens
Un autre aspect de l’argument économique insiste sur la cohérence retrouvée du territoire
polonais avec le « retour » des territoires recouvrés à la patrie. Il reprend une partie de
l’argument géographique de l’identification de la Pologne au bassin de la Vistule et de l’Oder
en insistant sur les liens économiques entre les deux et surtout sur l’importance économique
de l’Oder.
La complémentarité économique entre Pologne centrale et territoires recouvrés est avant tout
étudiée du point de vue de la Haute-Silésie. Sans revenir sur les conséquences néfastes de la
division de cette région à l’issue de l’arbitrage de la Commission interalliée pour la Haute-
Silésie, les spécialistes polonais insistent sur les liens entre le bassin houiller et les terres
anciennes, ces dernières étant considérées comme le débouché naturel de ses produits. Ainsi,
dans l’expertise du ministère des Travaux pour le Congrès déjà évoquée94, ils sont bien mis en
exergue : « La Pologne et l’Europe du Sud-Est, comme nous venons de le dire, sont le seul
Hinterland naturel de la Haute-Silésie, tant d’un point de vue géopolitique que du point de vue
des communications et des transports. »95 en s’appuyant paradoxalement sur l’expérience du
Gouvernement général pendant la Seconde Guerre mondiale. La disparition d’une frontière
politique réelle et d’une frontière douanière entraîne un développement important de la Haute-
93 Ibidem, p. 15. 94 AAN/MPKwL/72/p. 137-153. 95 Idem, p. 149.
436
Silésie dans son entier pendant ce conflit, ce qui démontre ainsi le non-sens de sa division et
la nécessité de la rattacher dans son entier à la Pologne : « La Haute-Silésie n’est pas
seulement un tout pour la première fois de son histoire. C’est aussi la première fois dans
l’histoire qu’elle a un hinterland naturel […] Le Gouvernement général est un marché naturel
pour l’industrie lourde de la Haute-Silésie. »96. S’il faut nuancer cette dernière affirmation,
puisque la région a déjà été unifiée grosso modo pendant la période prussienne, à l’exception
de la Silésie de Cieszyn, il n’est pas moins exact que son bon fonctionnement nécessite des
liens économiques forts avec la Pologne, voire son intégration à l’organisme économique
polonais. L’entre-deux-guerres a en effet conduit à une marginalisation de la partie du bassin
houiller restée en Allemagne, comme l’affirme un article de la Revue occidentale, « l’Oder,
ses problèmes et ses perspectives »97 : « L’industrie charbonnière de la partie allemande du
Bassin de Haute-Silésie […] a perdu tant son arrière-pays direct que le marchés étrangers
voisins (Pologne, Hongrie, Autriche) et était condamnée à écouler ses produits sur le marché
berlinois distant de 300 kilomètres. Il s’y est bientôt heurté à la concurrence du charbon du
Bassin de la Ruhr, transporté par voie fluviale et a succombé dans un combat inégal dans les
années 1930/1935. »98. Comme il n’est pas dans son intérêt que la Haute-Silésie soit divisée,
et que cette dernière est plus liée aux terres polonaises, notamment au bassin sidérurgique de
Dąbrowa-Górnicza qui fonctionne en osmose avec elle, il apparaît donc logique que ce bassin
revienne dans son entier à la Pologne.
Les territoires recouvrés sont présentés comme les parfaits compléments des terres de la
Pologne centrale centrées sur la Vistule. En effet, une modification sensible affecte
l’argumentaire polonais concernant les possibilités d’ouverture au monde de la Pologne. Dans
l’entre-deux-guerres, les représentants de la pensée occidentale polonais mettaient en avant
l’importance de la Vistule et la nécessité d’en contrôler l’embouchure comme unique fenêtre
de la Pologne sur le monde99. Dans la nouvelle configuration territoriale et géopolitique issue
de Potsdam, ils remettent partiellement en cause l’argumentaire d’avant 1939, en insistant sur
les possibilités de navigation limitées sur la Vistule et en mettant en avant les meilleures
qualités fluviales de l’Oder, avec son débouché naturel, le port de Szczecin. Ainsi, le bassin
de l’Oder servirait à écouler les produits de la Pologne centrale d’une meilleure manière que
96 Idem, p. 147. 97 DZIEWOŃSKI Zbigniew, « Odra, jej problemy i perspektywy » in Przegląd Zachodni, II, p. 918-930, 1947. 98 DZIEWOŃSKI Zbigniew, op. cit., p. 925. 99 Cf. chapitre introductif, IIC.
437
celui de la Vistule. Cette meilleure utilisation de l’Oder pour des raisons commerciales se
retrouve dans des textes de l’Union occidentale polonaise ou du ministère des Affaires
étrangères, comme par exemple un article en anglais de l’Agence de presse occidentale, « the
economic importance of Odra »100 du 18 juin 1947 :
L’union organique entre la Pologne et le système fluvial de l’Oder explique le fait que la possession de
cette rivière corresponde à l’intérêt vital de la Pologne. Des obstacles dans la navigation sur l’Oder ou
pour le port de Szczecin sont simplement impensables pour l’économie et la vie politique
polonaises. […] Il est impossible de transférer certaines fonctions économiques de l’Oder à la Vistule.
La Vistule, pour des raisons géographiques et hydrographiques n’est capable de fournir en charbon
que les voïévodies centrales. […] L’Oder au contraire a pour la Pologne une valeur inestimable,
puisque c’est une route de transport pour ses produits vers le grand monde.101
Le texte se fonde sur la différence entre la Vistule et l’Oder de l’époque ; le premier fleuve,
peu régularisé, ne permet une navigation fluviale significative que jusqu’à Toruń, c’est-à-dire
sur une petite partie seulement de son cours, alors même que grâce à des aménagements
divers, l’Oder peut être emprunté par des barques d’un tonnage moyen jusqu’à Koźle, port
fluvial de la Haute-Silésie, relié depuis la fin des années 1930 à Gliwice, ville de l’Ouest du
bassin houiller, par le canal éponyme. Cet intérêt renouvelé pour l’Oder donne lieu, dans la
seconde partie des années 1940, à des projets d’aménagement du fleuve, pour le rendre
navigable sur tout son parcours à des navires d’un tonnage plus important. Parallèlement à ces
aménagements fluviaux, qui n’ont pas été réalisés par la suite102, est pris aussi en compte le
réseau ferroviaire des territoires recouvrés qui permet un raccourcissement, parfois sensible,
de la distance des principaux centres industriels et urbains de la mer. Ainsi la possession de la
Pologne de l’Oder renforce les liens entre nombre de régions polonaises et la mer, facilitant
l’exportation des produits polonais par voie de mer. Le tableau suivant permet de voir le
déplacement de l’argumentaire de la pensée occidentale polonaise de Gdańsk vers Szczecin.
Ce changement peut s’expliquer d’un point de vue idéologique par une conscience d’une
position plus fragile de Szczecin d’un point de vue international : autant la possession de
Gdańsk à la Pologne est à peu près assurée pour la Pologne, autant celle de Szczecin, deux
fois réoccupée par les autorités allemandes entre mai et juillet 1945 et située sur la rive
gauche de l’Oder, ne va pas de soi pour les puissances occidentales. La rhétorique polonaise
100 APP/PZZ/737/p. 181-193. 101 Idem, p. 188. 102 Le but était de permettre la navigation de navires de classe III (plus de 650 tonnes) sur tout le cours de l’Oder,
en modernisant notamment la section centrale entre Wrocław et le confluent avec la Neisse de Lusace.
438
va alors chercher à présenter la possession de cette ville comme vitale pour l’économie
polonaise, comme elle l’avait fait pour Gdańsk avant-guerre.
Villes Distances par voie ferrée de
Szczecin
Distances par voie ferrée de
Gdynia
Poznań 218 294
Łódź 464 407
Kalisz 356 455
Katowice 521 558
Częstochowa 512 583
Kraków 603 650
Chorzów 525 537
Tableau représentant la distance entre certaines villes polonaises et les ports de Szczecin et de
Gdynia103
Si ce tableau montre bien la plus grande proximité de la majeure partie des villes industrielles
polonaises avec Gdynia, il est en partie biaisé ; il s’agit de Gdynia et non pas de Gdańsk, qui
dispose aussi d’un port et est un peu plus proche que Gdynia. En outre, ce tableau ne prend en
compte que certaines villes, notamment celles de la principale région industrielle du pays, la
Haute-Silésie. Elle montre que Łódź et son industrie textile sont plus proches de Gdynia et
n’évoque pas le cas de Varsovie, elle aussi plus proche de ce dernier port. Néanmoins,
l’obtention des territoires recouvrés raccourcit au moins en partie les trajets des produits
d’exportation, réduisant partiellement les coûts de transport et œuvrant à une complémentarité
entre la nouvelle Pologne occidentale et la Pologne centrale.
La possession de ces territoires rend également plus cohérente la Pologne au sein de laquelle,
à côté de la colonne vertébrale ancestrale de la Vistule désormais moins mise en valeur, figure
désormais un autre axe majeur, celui qui par l’Oder relie la région industrielle de la Haute-
Silésie au port de Szczecin en passant par certaines villes de Basse-Silésie. « La signification
économique de l’Oder dans l’organisme économique polonais se manifeste explicitement
dans les liens mutuels qu’ont par cette voie fluviale la région silésienne, avec son industrie
103 Idem, p. 187.
439
développée, les districts ruraux et enfin la mer avec le port de Szczecin. »104 écrit Leopold
Gluck dans une brochure publiée en 1948 par l’Institut occidental105. Enfin, la possession des
territoires recouvrés permet de rééquilibrer la répartition des secteurs économiques. À une
Pologne encore largement rurale d’avant 1939, peu industrielle et dans laquelle l’industrie est
concentrée dans quelques centres urbains essentiellement succède une Pologne à la répartition
industrielle plus équitablement répartie entre les régions :
la concentration industrielle principale, la Haute-Silésie, n’est plus située à la marge du reste du pays,
mais au centre des régions méridionales, liant les régions de Częstochowa, Kalisz, Łódź, de
Poméranie-Cujavie et de Poméranie de Gdańsk, elle forme le véritable axe territorial de l’État. […] En
outre les espaces industriels de Wałbrzych et de Wrocław à l’ouest et celui des Basses-Carpates et de
Sainte-Croix à l'est élargissent fortement le fondement et l’étendue des services industriels du pays au
sud.106
La translation de la Pologne vers l’ouest permet donc un rééquilibrage des régions
industrielles polonaises qui, de périphériques et isolées dans quelques villes, deviennent à la
fois plus centrales et mieux réparties sur une bonne moitié sud du territoire selon Kazimierz
Dziewoński dans son expertise sur « la Localisation de l’industrie en Pologne et les territoires
recouvrés »107. Plus généralement, l’argument économique révèle une mutation dans la
rhétorique des revendications territoriales polonaises ; à un Traité de Versailles qui aurait trop
pris en compte l’argument ethnolinguistique, les représentants de la pensée occidentale
polonaise d’après 1945 font un plaidoyer pour une prise en compte en premier lieu des
implications économiques des changements de frontières, comme souligné dans une autre
expertise anonyme réalisée pour le ministère des Affaires étrangères :
Aujourd’hui, après la Seconde Guerre mondiale, la règle de l’autodétermination des nations, bien
qu’elle n’ait rien perdu de son actualité, a cependant été mise à l’écart et a perdu sa signification
première. Sa place a été prise par une argumentation économicopolitique fondée sur l’économie, la
géographie économique et la théorie de la « sphère d’influence.108
4, IB pour la biographie de Gluck. 106 AMSZ/18-250/p. 6-7. 107 AMSZ/18-250/p. 1-15. Dziewoński (1910-1994).est un ingénieur, professeur de géographie et d’urbanisme,
directeur du Bureau principal de l’aménagement du territoire (Główny Urząd Planowania Przestrzennego) entre
1945 et 1949. 108 AMSZ/18-113/p. 94.
440
La prédominance de documents issus de ce ministère montre que cet aspect de la pensée
occidentale polonaise, fondé sur une approche plus empirique et supposée neutre, était perçu
comme pouvant davantage convaincre les interlocuteurs occidentaux de la Pologne dans la
quête de cette dernière pour la reconnaissance du rattachement des territoires recouvrés. Tout
est mis en place pour élargir les bienfaits économiques de cette annexion non seulement à la
Pologne, mais aux autres pays de la zone voire de l’Europe. Cependant, les avantages
économiques, notamment dans le secteur secondaire, de ce changement des frontières,
impliquent selon les Polonais d’autres points positifs : le règlement de la question agraire.
C. Une solution à la question agraire
Dans la lignée de l’argument démographique exposé au chapitre précédent109, les auteurs
polonais mettent en avant le fait que le rattachement des territoires recouvrés à la Pologne
permet de régler le cœur de la question sociale polonaise d’avant-guerre, la question agraire.
L’argumentaire polonais met ainsi en parallèle progrès social et libération nationale, la
libération des territoires recouvrés de la « domination allemande » allant de pair avec la
libération des paysans autochtones de ces régions et du soulagement des conditions de vie des
paysans de Pologne centrale. Cette propagande témoigne d’un unanimisme national qui fait
des territoires recouvrés une réserve foncière réglant le problème de la propriété de la terre en
Pologne que n’avaient pas réglé les réformes agraires, très partielles, de 1920 et de 1925.
Ainsi, toutes les options politiques polonaises trouvent leur compte dans les conséquences
agraires de ces changements territoriaux. Des phrases du type « Du fait de la victoire, la
Pologne est revenue sur les routes des Piast, et avec elle le paysan polonais libre a pris la
place du junker prussien. »110 expriment un certain national-communisme qui, dans le cadre
politique de plus en plus contraint de la Pologne d’après-guerre, convient à la fois aux
communistes, aux agrariens et aux démocrates-nationaux.
Les auteurs de la pensée occidentale procèdent à une double caricature de la situation en
Pologne et en Prusse avant-guerre pour justifier socialement les changements de frontières de
la fin de la Seconde Guerre mondiale. D’un côté, sacrifiant à un trait récurrent du débat
politique de la sortie de guerre polonaise, ils présentent la situation socio-économique de la
Pologne de l’entre-deux-guerres sous un jour exagérément négatif, puisqu’il est de bon ton,
109 Cf. chapitre 5, IIIC. 110 APP/PZZ/954/p. 18.
441
que ce soit chez les partisans ou les opposants au régime communiste, de critiquer la
IIème République. Ainsi, la brochure de propagande déjà étudiée111 insiste sur les faiblesses de
la Pologne d’avant 1939, la présentant comme un pays pauvre et enfoncé dans une crise
économique structurelle : « Le chômage dans les villes atteignait dans les faits près d’un
million de personnes. Le surplus de forces de travail à la campagne se montait à 4 millions de
personnes. »112. Aucune date ni aucune source ne sont indiquées dans la brochure. Pour ce qui
est du chômage, il peut s’agir de celui provoqué par la crise de 1929, ce qui serait la
généralisation d’une situation particulière, exceptionnelle. Pour le surplus de population de 4
millions de personnes dans les campagnes, qu’il faut comprendre comme le nombre de
paysans qui ne possèdent pas de terres ou trop peu pour faire vivre dignement leurs familles,
aucune précision n’est donnée, et nous ne savons pas s’il s’agit du surplus par rapport à la
population totale, auquel cas il faudrait en retrancher les nombreux paysans ukrainiens ou
biélorusses qui étaient dans ce cas, où les seuls paysans polonais susceptibles de pouvoir venir
repeupler les territoires recouvrés. En outre, ce nombre porte sur l’avant-guerre, il ne prend
pas en compte les pertes de guerre. Si la surpopulation agraire polonaise est un fait, elle est
souvent présentée de manière caricaturale, en opposant des territoires recouvrés allemands
sous-peuplés, quasiment déserts avant 1945, et des régions limitrophes polonaises qui seraient
bondées :
[…] du temps de la domination allemande, [il y avait ] d’immenses étendues de céréales et de grands
espaces forestiers et de pâtures, dans lesquelles il manquait des hommes pour les vivifier. Il manquait
d’un réel propriétaire, qui vivant sur son coin de terre, aurait trouvé son objectif et son bonheur dans la
culture de son petit lopin de terre maternelle. Tout à côté de ce désert, de l’autre côté de la frontière,
l’agriculteur étouffait dans la campagne polonaise.113
Les territoires recouvrés vidés de leurs populations allemandes apparaissent ainsi comme une
panacée, d’autant que la structure agraire de ces derniers à l’époque prussienne est favorable à
une large redistribution des terres. Autant l’opposition entre un monde plein polonais et un
monde vide prussien est largement exagérée, autant les statistiques d’occupation des sols dans
les anciennes provinces orientales du Reich sont parlantes et ouvrent en effet de larges
perspectives pour une politique agraire sociale. Dans la brochure de Gluck déjà évoquée114 se
111 Les Territoires recouvrés, avenir de la Pologne, publié par le PZZ en 1946. APP/PZZ/725/p. 82-97. 112 Idem, p. 84. 113 APP/PZZ/954/p. 18. 114 APP/PZZ/730/p. 72-101, Vers l’unité économique, IZ, Poznań, 1948.
442
trouvent des données très précises sur la répartition des exploitations agricoles selon la taille
et le nombre, datant d’avant le second conflit mondial. Elles montrent nettement les grandes
possibilités d’accueil de ces régions qui apparaissent comme une alternative plausible à
l’exode rural ou à l’émigration des paysans polonais à l’étranger :
Taille
exploitations
(ha)
Superficie totale % superficie Nombre
d’exploitations
% du total
0.5-5 414 000 4.3 200 000 41.2
5-20 2 230 000 23.5 209 000 43.0
20-100 2 437 000 25.7 68 000 14.0
+ de 100 4 420 000 46.5 9 000 1.8
Tableau représentant les différentes catégories d’exploitations agricoles des provinces orientales
du IIIème Reich en fonction de la superficie occupée et de leur nombre115
La forte inégalité dans la répartition des terres arables apparaît nettement : les microfundias
représentent près de 40 % du total des exploitations alors même qu’elles n’occupent que 4 %
de la superficie totale des terres cultivables. À l’autre extrémité se trouvent les latifundia des
Junkers, qui ne totalisent qu’à peine 2 % du nombre des exploitations mais qui à elles seules
regroupent presque la moitié des terres arables. L’argumentaire polonais met en avant que ces
grands domaines aristocratiques constituent une grande réserve foncière aisément divisible sur
laquelle des dizaines de milliers de nouvelles exploitations agricoles peuvent être formées.
Gluck prône ainsi « la transformation des fermes et latifundia des anciens junkers en
exploitations individuelles. »116 qui ouvre la voie à la « possibilité d’assainir la structure
professionnelle en Pologne en dirigeant les surplus des campagnes surpeuplées dans les
espaces des territoires recouvrés qui peuvent les absorber »117. De fait, tout un arsenal
législatif est mis en place à l’issue de la guerre pour réaliser ces projets et donner corps à
l’argumentaire polonais. Outre la loi du 3 janvier 1946118 qui entame la nationalisation de
larges portions de l’économie polonaise, un décret119 est pris le 8 mars 1946 qui concerne plus
115 APP/PZZ/730/p. 80. 116 Idem. 117 Idem, p. 99. 118 Cf. chapitre 2, IC, 3. 119 Journal officiel de la République de Pologne, 1946, no 13, Rubrique 87.
443
particulièrement les territoires recouvrés puisqu’il traite des propriétés abandonnées et
anciennement allemandes. Il stipule notamment que « Toute propriété (mobilière et
immobilière) de personnes, qui du fait de la guerre entamée le 1er septembre 1939 ont perdu
leur possession, et par la suite ne l’ont pas récupérée, est une propriété abandonnée aux yeux
du présent décret. »120. Les termes sont délibérément vagues pour être extensibles à souhait et
la suite du décret précise en outre que toutes les propriétés de citoyens allemands de
nationalité allemande sont confisquées121. Une fois confisqués, les biens, notamment fonciers,
sont redistribués ; c’est le sens du décret du 6 septembre 1946122 qui précise les orientations
générales données par la réforme agraire de septembre 1944 en indiquant les modalités de
répartition des terres précédemment allemandes123. Si les forêts sont majoritairement
déclarées bien public, le bois étant une matière première précieuse pour la reconstruction, le
texte prévoit une assez large redistribution des terres arables anciennement allemandes124. Le
décret précise qu’une partie de celles-ci est nationalisée, mais dans des proportions « qui ne
peuvent dépasser 10 % des surfaces agricoles »125. L’idée est bien de résoudre les problèmes
socio-économiques structurels de la Pologne de la Sanacja ; l’ironie du sort voudra
qu’ultérieurement, ce sont justement les territoires recouvrés qui seront les principales régions
concernées par la collectivisation des terres, ce qui remet partiellement en cause la validité de
l’argument étudié126. En outre, à l’époque de parution du décret, de nombreuses grandes
propriétés prussiennes, sont encore, notamment en Poméranie, exploitées par des prisonniers
de guerre allemands pour le compte des Soviétiques, et la rétrocession de ces terres à la
Pologne ne se fait que progressivement, dans la seconde moitié des années 1940. Les paysans
non propriétaires incités à s’installer sur les territoires recouvrés pour devenir propriétaires
vont se voir par la suite dépossédés de leurs terres nouvellement acquises par le gouvernement
au début des années 1950, ce qui explique aussi l’opposition du monde paysan à la
collectivisation. Quoiqu’il en soit, l’émigration de près de 3 millions de personnes de la
Pologne centrale vers les territoires recouvrés a indéniablement contribué à résoudre les
120 Idem, Partie I, article 1, alinéa 1. 121 Idem, article 2, alinéa 1. 122 Journal officiel de la République de Pologne, 1946, no 49, rubrique 279. 123 Pour ces questions, cf. chapitre 2, IC, 3. 124 Journal officiel de la République de Pologne, 1946, no 49, rubrique 279, Partie 1, article 3, alinéa 1. « ne sont
pas concernées [par la redistribution au profit de personnes privées] les forêts ou les espaces forestiers d’une
superficie supérieure à 25 hectares. ». 125 Idem, Partie II, article 7, alinéa 5. 126 Cf. chapitre 3, IIB.
444
problèmes de surpopulation rurales, ce qui va dans le sens de l’argumentaire de la pensée
occidentale polonaise. Les modifications territoriales subies par la Pologne à la sortie de la
guerre permettraient enfin au pays de changer de dimension, grâce notamment aux
caractéristiques socio-économiques des territoires recouvrés.
IV Un gage d’indépendance nationale
L’acquisition des territoires recouvrés à la fin de la Seconde Guerre mondiale est enfin
présentée comme un gage d’indépendance nationale. Cette dernière est étroitement liée au fait
que la Pologne bénéficie désormais d’un large accès à la mer, caractéristique qui lui permet,
selon les auteurs de la pensée occidentale polonaise, de changer de dimension. De la sorte, la
translation de la Pologne vers l’ouest est interprétée comme un moyen d’assouvir ses rêves de
grandeur nationale qui permet de faire oublier la blessure taboue de la perte des confins
orientaux, longtemps incarnation de cette grandeur nationale.
A. Un large accès à la mer, clé de voûte de l’indépendance nationale
Les spécialistes de la pensée occidentale polonaise insistent sur l’importance d’avoir
« récupéré » un large accès à la mer et en font une condition sine qua non de l’indépendance
et de la puissance polonaises. Ils rappellent tout d’abord les traditions maritimes de la
Pologne, avant de montrer la réalité des potentialités maritimes de la Pologne par la grandeur
de sa nouvelle ouverture sur la mer, qu’il lie étroitement à ses potentialités de développement.
Les représentants de la pensée occidentale polonaise aiment à rappeler l’histoire maritime de
la Pologne ; cependant, bien souvent, leurs écrits sont bien plutôt une redécouverte des liens
entre la Pologne et la mer qu’une tentative de montrer que la Pologne a été un pays maritime
dans l’histoire. En effet, dans la plupart des pensées politiques et l’opinion publique
polonaises, les questions maritimes n’ont commencé à être popularisées qu’à partir de la fin
du XIXe siècle et de l’émergence d’un nationalisme polonais moderne127. L’inconscient
national polonais a été longtemps plus retenu par les questions continentales, les immenses
confins orientaux en premier lieu. Ce n’est qu’à la faveur de la redécouverte des confins
occidentaux que la question de la mer a commencé à être évoquée et à prendre de
l’importance.
127 Cf. chapitre introductif, IIB et IIC.
445
Malgré cela, la sensibilisation de la population polonaise se fait par une mise en avant des
liens anciens de la Pologne et, plus généralement, des Slaves occidentaux, avec la mer.
L’ancienneté de ces liens est mise en avant par des historiens spécialistes de l’histoire
maritime de la Pologne, dont le plus célèbre est sans doute Władysław Kowalenko128. Engagé
dans l’entre-deux-guerres dans l’activité de la Ligue maritime et coloniale129, il popularise les
questions maritimes auprès de la population polonaise. Après-guerre, il s’occupe plus
particulièrement du volet maritime de la pensée occidentale polonaise en utilisant un
argumentaire similaire à celui qui est forgé pour les territoires recouvrés. De même que le
rattachement des anciennes provinces orientales du Reich à la Pologne ne serait qu’un juste
retour à la mère-patrie de régions arrachées par l’expansionnisme germanique, de même
l’acquisition par la Pologne d’un large littoral du fait de sa translation vers l’ouest n’est qu’un
retour à la situation originelle d’une Pologne naturellement ouverte sur la mer. Dans les
premières années suivant la guerre il développe cette pensée dans divers articles dans lesquels
il met en évidence les liens entre les Slaves occidentaux et la Baltique à la fin du premier
millénaire130. Ainsi, dans une conférences131 qu’il donne à l’occasion de la semaine des
territoires recouvrés de 1948, manifestation politique de l’UOP, il fait valoir qu’au IXe-
Xe siècles tout le littoral baltique situé à l'est du Danemark, jusqu’à l’embouchure de la
Vistule est parsemé de ports slaves actifs dans le commerce maritime notamment avec la
Scandinavie. Il lie dans un premier temps étroitement la puissance des populations slaves et
leur ouverture sur la mer : « L’histoire des tribus slaves, dont la force et la signification ont
émergé de la mer. »132 avant de mettre en évidence l’existence, à l’orée de la période
chrétienne, d’une structure étatique slave occidentale vivant en interaction avec la Baltique :
« En s’appuyant sur une série de ports baltiques de Lübeck jusqu’à Kołobrzeg, les
128 (1884-1966). Historien et archéologue, après-guerre professeur à l’Université de Poznań, membre actif de
l’Institut occidental et enseignant à la Haute École de commerce maritime de Gdynia (Wyższa Szkoła Handlu
Morskiego w Gdynii). 129 Liga Morska i Kolonialna. Association sociopolitique polonaise (1924-1939) qui militait pendant l’entre-
deux-guerres pour sensibiliser l’opinion publique polonaise à l’importance des questions maritimes et, à partir de
la radicalisation nationale du gouvernement polonais, pour l’obtention d’une colonie pour la Pologne. 130 KOWALENKO Władysław, „Starosłowiańskie grody portowe na Bałtyku” (les villes portuaires des anciens
Slaves sur les bords de la Baltique) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 378-419, Vol. I, 1950 et KOWALENKO Władysław, „najdawniejsze Związki prasłowian i słowian z Bałtykiem” (les Liens les plus
anciens des pré-Slaves et des Slaves avec la Baltique) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 5-38,
Vol. I, 1951. 131 APP/PZZ/731/p. 26-27. Elle s’intitule « la politique maritime polonaise à l’époque des Piast et des Jagellon ». 132 Idem, p. 26.
446
Poméraniens formaient un État typiquement maritime. »133. Kowalenko fait de l’État des
premiers Piast l’héritier des traditions maritimes des Poméraniens, puisque pour quelques
dizaines d’années la Poméranie, même au-delà de l’Oder, a été intégrée au premier État
polonais. Il déplore par la suite que la Pologne se soit détournée de la mer, puisque c’est de sa
position privilégiée en bord de mer qu’elle aurait tiré sa puissance : « Les siècles se sont
écoulés, avant que l’idée qu’une Pologne forte, c’est une Pologne maritime, se soit
généralisée. »134. Ce constat est partagé et encore plus développé par un autre spécialiste de
l’histoire maritime polonaise, Henryk Bagiński qui, au moment de son passage à Londres
pendant la guerre, écrit un livre destiné à montrer l’importance de la mer pour les Polonais à
la fois aux puissances alliées et à la fois à l’opinion publique polonaise135. Pour lui, le
désintérêt manifesté par la population polonaise et, pendant longtemps, par les élites
politiques polonaises, à l’égard de la Baltique, serait responsable de rien moins que des
partages puis de la disparition de la Pologne de la carte d’Europe à la fin du XVIIIe siècle :
« La négligence des affaires maritimes a conduit en conséquence aux partages de la
Pologne. »136. Publié en 1942 et en 1946, également en anglais, son ouvrage est réédité une
troisième fois en 1959. C’est une sorte de somme sur l’importance de la mer pour la Pologne,
à la fois du point de vue historique que géographique ou économique. Publié à l’occasion du
500ème anniversaire du retour de la Poméranie de Gdańsk à la Pologne137, il fait remonter les
liens entre la Pologne et la Baltique à l’époque antique, où les terres polonaises étaient le
centre du commerce de l’ambre notamment à l’époque romaine où une « route de l’ambre »
unissait Aquilée aux bassins de production des bords de la Baltique : « La Pologne, depuis les
périodes les plus reculées, est sous l’influence commerciale du monde antique, structurée du
sud vers la Baltique. »138. Factuellement vrai, l’argument n’en est pas moins biaisé puisqu’à
133 Idem. 134 Idem, p. 27. 135 Bagiński (1888-1973) est un colonel de l’armée polonaise, historien militaire. Il n’a pas été intégré dans le
corpus d’auteurs du chapitre 4 car il ne fait pas partie en tant que tel de la pensée occidentale polonaise.
Néanmoins, son livre Zagadnienie dostępu Polski do morza (le Problème de l’accès de la Pologne à la mer),
Książka i Wiedza (le Livre et la connaissance), Varsovie, 1959 participe pleinement de l’argumentaire de la
pensée occidentale polonaise dans le domaine maritime. 136 BAGIŃSKI Henryk, Zagadnienie dostępu Polski do morza (le Problème de l’accès de la Pologne à la mer),
Książka i Wiedza (le Livre et la connaissance), Varsovie, 1959, p. 60. 137 En 1454, un certain nombre de villes de Poméranie et de Prusse se révoltent contre l’oppression fiscale de
l’Ordre Teutonique et en appellent au roi de Pologne pour garantir leurs privilèges. Ainsi commence la Guerre
de treize ans (1454-1466), à la suite de laquelle par la paix de Toruń (1466) la Pologne récupère la Poméranie de
Gdańsk et ainsi un accès à la Baltique. 138 BAGIŃSKI Henryk, op. cit., p. 51.
447
cette époque la Pologne n’existait pas et que l’essentiel de ce commerce se faisait par voie
terrestre. Bagiński insiste en outre sur le lien essentiel entre la Pologne et la mer à l’époque
moderne, en montrant l’importance du port de Gdańsk comme interface entre la Pologne et le
monde. Le lien à la mer permet à la Pologne de commercer avec le monde et surtout de
garantir son indépendance :
Par conséquent la Pologne a récupéré au XVe et XVIe siècle par la Baltique sa position dans le
commerce mondial, position qu’elle avait perdue au sud du fait de l’extinction du commerce de la Mer
noire du fait des conquêtes turcs » […] « Depuis 1466, après la paix de Toruń, jusqu’aux partages de
la Pologne au XVIIIe siècle, toutes les importations et les exportations de la Pologne devaient, du fait
du système de voies de communication de la Vistule, passer entre les mains de Gdańsk139
Si l’importance de Gdańsk et de l’embouchure de la Vistule est bien mise en avant pour
l’ouverture à la mer de la Pologne, il est aussi courant en Pologne, depuis l’entre-deux-
guerres, de réclamer un littoral large, et non pas juste une petite fenêtre sur le monde. Nous
pouvons rappeler le révisionnisme polonais de l’entre-deux-guerres et les critiques de l’après-
guerre vis-à-vis des frontières polonaises d’avant 1939 en Poméranie140. Ainsi, Eugeniusz
Kwiatkowski141 met en avant que l’ouverture de la Pologne sur le monde ne pouvait se faire
de bonnes conditions à l’époque du « corridor poméranien », puisque d’une part, le littoral
polonais était pris en tenaille par la Poméranie et la Prusse orientale allemande : « Le petit
littoral polonais était serré entre deux puissantes redoutes allemandes, et en outre Gdańsk
réagissait comme un élément ennemi. »142 et que, d’autre part, il était très restreint, ne
dépassant pas les 150 kilomètres143. Il vante ainsi dans une expertise adressée au Comité pour
les Affaires étrangères des territoires recouvrés144 la cohérence du nouveau littoral polonais,
par rapport à celui d’avant-guerre : « Nous avons à notre disposition un nouveau littoral
maritime, qui n’est plus excentrique, marginal, mais situé de manière organique et à l’avant-
garde de presque tout l’arrière-pays polonais. »145. Kwiatkowski vante la longueur du nouveau
139 BAGIŃSKI Henryk, op. cit. p. 59. 140 Cf. chapitre introductif, IIC. 141 (1888-1974). Ingénieur de formation, homme politique polonais de la IIe République et de la Pologne
populaire dans ses premières années. En tant que ministre de l’industrie et du commerce (1926-1930) et ministre
des finances (1935-1939) il a fortement contribué à développé l’économie maritime de la Pologne à travers
notamment la construction du port de Gdynia. 142 AAN/MZO/1697/p. 8. 143 Dont presque la moitié rien que pour la presqu’île sableuse et de peu d’intérêt économique de Hel. 144 AAN/KSZZO/119/p. 1-7. L’expertise est intitulée de manière significative « la mer recouvrée ». 145 AAN/KSZZO/p. 4.
448
littoral postérieur à 1945, et montre son importance pour le développement économique et
donc l’indépendance nationale polonaise : « Dans nos mains se sont retrouvés trois grands
ports baltiques d’importance clairement internationale. Ils transportaient avant-guerre environ
25 millions de tonnes de marchandises. »146. Le rattachement des territoires recouvrés permet
donc à la Pologne de récupérer l’ancien port de Gdańsk, si important à l’époque moderne pour
le commerce de céréales, sécurise la position de celui de Gdynia, qui n’est plus une avancée
polonaise quasiment isolée du reste du pays, et donne à la Pologne pour la première fois
depuis longtemps le port de Szczecin. Le lien entre possession d’un long littoral, cohérence de
ce littoral, existence de ports importants le long des côtes et garantie d’indépendance de la
Pologne est un leitmotiv de la pensée occidentale polonaise : « En prenant le contrôle d’une
large partie de la côte baltique, la Pologne a renforcé sa position. […] les ports recouverts ont
augmenté l’importance potentielle de la Pologne dans le commerce international, puisqu’elle
a désormais une base économique bien développée de 500 kilomètres de littoraux. »147. Cette
importance du nouveau littoral polonais pour l’avenir économique de la Pologne se voit
particulièrement par le souci de son aménagement dont il fait l’objet.
Dans la Pologne de la sortie de guerre, le dirigisme étatique se développe dans des conditions
un temps similaire à celles de la majeure partie des pays européens à l’époque. Le plan
triennal n’est ainsi pas si différent dans sa conception du Plan Monnet (1946-1952) en
France148. Pour hâter la reconstruction, l’État prend en charge de grandes opérations
d’aménagement. Il en va de même en Pologne où, sous l’influence de Kwiatkowski et du fait
de l’importance accordée aux questions maritimes, le développement du littoral est supervisé
par une structure administrative adéquate créée pour l’occasion : la Délégation du
gouvernement pour les affaires du littoral149. Créée par ordonnance le 12 septembre 1945, elle
est confiée à Kwiatkowski et existe jusqu’en 1948. Son but est de coordonner les travaux des
organismes liés aux affaires maritimes polonaises afin de reconstruire et de développer au
plus vite ce secteur perçu comme vital pour l’économie polonaise. Plus particulièrement, le
statut de cette Délégation prévoit de150 :
146 Idem, p. 6. 147 APP/PZZ/737/p. 225. Il s’agit d’un Bulletin de l’Agence de presse occidentale rédigé en anglais et publié en
septembre 1947. 148 Cf. chapitre 2, IC, 3, pour le plan triennal. 149 Delegatura Rządu dla Spraw Wybrzeża. 150 AAN/DRSW/1/p. 56-62.
449
1. Reconstruire et utiliser les ports de commerce sur le littoral
2. Reconstruire les villes portuaires
3. Reconstruire et remettre en marche l’industrie maritime
4. Coopérer à l’action de peuplement des villes maritimes
5. Centraliser le budget d’investissement et de reconstruction ainsi que contrôler strictement les
travaux et les dépenses qui leur sont liées.151
L’interventionnisme étatique et les moyens donnés à Kwiatkowski montrent l’importance des
affaires maritimes aux yeux du gouvernement polonais et permet une remise en marche rapide
des ports de la Baltique, notamment ceux de Gdańsk et de Gdynia. Si Kwiatkowski vante la
rapidité du relèvement de ces deux ports : « La Pologne a ainsi atteint en avril pour les ports
du delta de la Vistule presque 50 % du tonnage de marchandises obtenu en 1938, la meilleure
année d’avant-guerre »152, il ne dit mot de la situation à Szczecin pour des raisons politiques.
La reconstruction et surtout l’utilisation du port de cette ville est rendue compliquée par le fait
que les Soviétiques aient pris en main sa gestion. Le port est en effet stratégique pour pouvoir
transférer en Union soviétique les produits issus des démontages industriels réalisés par
l’Armée rouge dans la zone d’occupation soviétique en Allemagne. Ainsi, ce n’est qu’en
septembre 1947 qu’un accord d’utilisation conjointe du port est signé par les autorités
polonaises et soviétiques, et le processus de rétrocession de toutes les installations portuaires à
la Pologne dure jusqu’en 1955. Malgré cela, l’économie maritime polonaise se développe, se
sorte qu’à la fin de notre période d’étude, un article d’un Bulletin153 de l’Agende de presse
occidentale peut triomphalement titrer : « La Pologne, pays maritime ». Au-delà du
renforcement des gages d’indépendance nationale, c’est bien d’un changement de statut du
pays que le retour à la mer signifie pour la pensée occidentale polonaise. Ce changement de
statut ouvrirait selon ses propagandistes à la Pologne des possibilités de développement sans
précédent, tranchant avec le goût d’inachevé de la quête de puissance entreprise jusqu’alors
par le pays.
B. Un changement de statut du pays
Le discours de la pensée occidentale polonaise dans le domaine maritime tire une double
conséquence de la large façade littorale octroyée à la Pologne en 1945 : premièrement la
151 Idem, p. 56. 152 KWIATKOWSKI Eugeniusz, « Polska i morze » (la Pologne et la mer) in la Revue occidentale, IZ, I, p. 422,
1946. 153 Bulletin n° 5 de 1961.
450
Pologne change de statut, passant d’un pays continental à un pays maritime. Secondement, ce
passage la fait entrer dans une nouvelle dimension, lui permettant de réellement devenir une
grande puissance, au moins régionale.
Le caractère maritime de la Pologne est mis en valeur de manière « scientifique » par
Kwiatkowski en comparant la Pologne de l’entre-deux-guerres et le pays depuis la fin de la
Seconde Guerre mondiale. Pour cela, il forge un indice de « maritimité » qui correspond au
rapport entre la longueur du littoral en kilomètres et le nombre d’habitants du pays en
question. Il met ainsi en avant le haut degré de maritimité de la Pologne grâce à sa translation
vers l’ouest :
Actuellement la situation a subi un changement radical. La disposition géographique de la nouvelle
Pologne fait face à la Baltique. Avant-guerre pour un kilomètre de littoral on comptait presque
460 000 habitants, alors qu’aujourd’hui il y en a un pour presque 50 000 personnes. C’est un
indicateur de « maritimité » plus favorable que ne l’avaient la Belgique ou l’Allemagne d’avant-
guerre.154
La mer est pour Kwiatkowski cet « instrument de la politique économique de la nouvelle
Pologne »155 qui permet de changer profondément sa nature, son ADN en quelque sorte.
Grâce à l’ouverture sur la mer, la Pologne subit une mue radicale, lui permettant de passer
d’un pays arriéré, majoritairement agricole, à un pays développé à l’économie diversifiée :
Le but élémentaire de la nouvelle Pologne d’un point de vue économique doit être une transformation
rapide de l’ancienne structure agraire intensive à une structure dynamique industrialo-commerciale.
Seulement une telle entité peut avoir une raison d’exister de manière autonome dans cet endroit de
l’Europe. […] « La Silésie et la mer représentent une globalité organique et indivisible. La valeur de
chacun d’entre eux se réduira ou augmentera selon l’étroitesse de leur attachement mutuel. Mais la
mer est aussi un puissant facteur de transformation de la psychique national.156
Non content de faire de la Pologne un État maritime, alors même que contrairement à l’entre-
deux-guerres, l’essentiel du commerce polonais se fait désormais par voie de terre et non plus
par voie de mer157, certains auteurs vont jusqu’à faire de son caractère maritime une donnée
fondamentale de son identité, comme Bagiński dans son ouvrage précédemment cité : « La
154 AAN/KSZZO/119/p. 6. 155 Titre d’une conférence donnée par Kwiatkowski à la IVe session du Conseil scientifique pour les problèmes
des territoires recouvrés qui se tient du 18 au 21 décembre 1946. 156 Idem, p. 19/20. 157 31 % du commerce polonais est maritime en 1959, contre 78 % en 1939, selon le Bulletin de l’Agence de
presse occidentale n° 5 de l’année 1961. Cependant, en valeur absolue, le trafic des ports de Gdynia/Gdańsk
passe de 15 millions de tonnes en 1939 à 20 millions en 1959.
451
Pologne maternelle, unie par les bassins de l’Oder et de la Vistule, possédant une ouverture
sur la Baltique, a été depuis les débuts de l’existence de l’État polonais liée à la mer et c’est
pourquoi le trait principal de la Pologne est sa « baltitude »158. Cette fondation de l’identité
polonaise sur la mer est évidemment une exagération, en raison d’abord de la fraction limitée
que représente le littoral dans la vie démographique et économique du pays159, puis du fait de
l’intérêt encore restreint que les Polonais portent, à la fin des années 1940 et au début des
années 1950, à la mer. Pour que la Pologne devienne vraiment pays maritime, une conversion
de l’identité nationale polonaise serait à accomplir.
C’est ce que pense Kwiatkowski, pour lequel la possession d’une large ouverture sur la mer
est également interprétée comme un facteur modifiant l’âme, le caractère national polonais.
De peuple paysan, attaché à sa terre, le peuple polonais est appelé à devenir un peuple plus
entreprenant et commerçant. Cette conversion est la condition nécessaire de la réussite du
pays et du but ultime recherché : l’accession à la cour des grands représentés par les États
industriels développés et les puissances maritimes. L’analyse cède alors rapidement le pas à la
propagande ; l’exaltation des potentialités données par la mer à la Pologne se confond souvent
en un éloge de la puissance du pays sans rapport véritable à la réalité du temps. Le Bulletin de
l’Agence de presse occidentale de septembre 1947 proclame ainsi que : « Maintenant que la
Pologne possède Szczecin et la rivière navigable de l’Oder, ainsi que le vaste complexe de
Gdańsk et de Gdynia, elle devient presque le seul partenaire possible pour le commerce
européen dans la Mer baltique. »160. C’est oublier les ports suédois, mais surtout la large
façade baltique de l’URSS, cette dernière devenant de fait la principale puissance de la
Baltique par l’annexion de multiples territoires en bordures de cette mer depuis 1940 : Carélie
finnoise, républiques baltes, plus récemment partie septentrionale de la Prusse orientale qui
devient par la suite l’enclave de Kaliningrad.
Kwiatkowski, comme Bagiński, lie la carence de développement économique de la Pologne
au cours des siècles à son caractère de pays plus ou moins enclavé : entièrement coupé de la
mer au Moyen-Âge, la Pologne n’a disposé que d’une fenêtre restreinte sur le monde à
l’époque moderne, devenant dépendante de Gdańsk pour écouler ses produits, ce qui l’a rendu
158 BAGIŃSKI Henryk, op. cit., p. 261. 159 Mis à part les deux régions métropolitaines de Gdańsk/Gdynia et de Szczecin/Świnoujście, le littoral polonais
est peu peuplé et dénué de grande ville, que ce soit en Poméranie centrale (Kołobrzeg-Koszalin-Słupsk) ou en
Varmie-Mazurie (Elbląg). 160 APP/PZZ/737/p. 226.
452
incapable, non seulement de devenir une grande puissance, mais de se maintenir en tant
qu’État. La situation est encore pire au XIXe siècle : « Les terres polonaises, coupées de la
mer, et la mer, coupée de son arrière-pays naturel, abandonnent pour tout un siècle le trajet de
la course économique des nations. »161. La nouvelle situation géographique de la Pologne, en
bord de mer, donne au pays une nouvelle arme dans la concurrence économique que se livre
les pays entre eux. Kwiatkowski en fait un argument de poids dans la lutte économique avec
l’Allemagne et une source de puissance : « Le nouveau littoral maritime peut devenir une
vraie source non seulement de régénérescence et de développement de la richesse nationale,
mais aussi d’une grande régénérescence de l’humeur nationale »162. Il est intéressant de voir là
le poids de la guerre et de l’expérience de l’entre-deux-guerres dans la conception des
relations internationales. La mer devient elle aussi un lieu de lutte, un front invisible entre la
Pologne et l’Allemagne. Kwiatkowski a sans doute à l’esprit les tensions commerciales avec
l’Allemagne ou encore la guerre douanière entre la Pologne et la Ville libre de Dantzig en
1925. La mer est perçue avant tout comme terrain de concurrence commerciale pour tenir tête
à la puissance allemande plutôt que comme lieu de coopération. Elle permet de cependant
aussi de trouver de nouveaux partenaires commerciaux : les pays scandinaves et ceux
d’Amérique latine sont particulièrement visés.
Ici point le dernier axe de l’argumentaire de la pensée occidentale polonaise : après avoir
cherché à démontrer le caractère polonais des territoires recouvrés, puis la nécessité de leur
possession par la Pologne, les savants et autres spécialistes polonais entendent démontrer les
bienfaits que l’Europe voire le monde peuvent retirer de la présence polonaise sur ces terres.
Il s’agit désormais d’extrapoler un certain nombre d’arguments déjà présentés dans ce
chapitre : économie, sécurité, et de les appliquer à l’échelle européenne.
161 KWIATKOWSKI Eugeniusz, « Polka i morze » (la Pologne et la mer) in la Revue occidentale, I, p. 418,
1946. 162 Idem, p. 423.
453
Chapitre 7 : une polonité des territoires recouvrés
stabilisant les relations internationales européennes
Le dernier pan de l’argumentaire polonais visant à légitimer le rattachement des
territoires recouvrés à la Pologne élargit la focale. Il cherche à montrer que le transfert de
souveraineté en question n’est pas seulement bénéfique à la Pologne, mais qu’il garantit un
meilleur équilibre des forces dans la région orientale de l’Europe et qu’il est ainsi le seul à
pouvoir assurer la paix et empêcher le déclenchement d’une nouvelle guerre. La pensée
occidentale polonaise cherche à sortir d’un plaidoyer pro domo qui ne peut convaincre
pleinement – ses représentants en sont conscients – les pays qui hésiteraient encore à
reconnaître l’Oder-Neisse. Comment les spécialistes de la question occidentale peuvent-ils
parvenir à internationaliser un problème géopolitique qui concerne en fait avant tout les
relations germano-polonaises ? Dans un premier temps, l’accent est mis sur le lien entre
stabilisation économique et retour de la paix qui serait impliqué par le transfert de
souveraineté des territoires recouvrés. Ensuite, ces bouleversements territoriaux restreignent
les possibilités d’un retour de l’expansionnisme allemand. Mieux, ils entraîneraient un
rééquilibrage régional : des territoires recouvrés au sein de la Pologne favoriseraient les pays
slaves. Enfin, la nouvelle frontière occidentale polonaise permettrait, dans une optique de
propagande socialiste, un renforcement du « camp de la paix ».
I Un rééquilibrage économique apaisant les relations germano-
polonaises
L’argumentaire polonais entend donc montrer que les anciennes provinces orientales
avaient une importance mineure dans l’économie allemande, voire qu’elles ont longtemps été
marginalisées par les dirigeants allemands, alors que les autorités polonaises en auraient
mieux perçu l’importance pour l’économie polonaise. Par conséquent, ces terres sont
marginalisées au sein de l’Allemagne, ce qui serait un facteur supplémentaire qui pousserait
ce pays à s’étendre à l’est. À l’inverse, si elles deviennent des motrices économiques au sein
454
de la Pologne, ce serait un bénéfice pour toute la région car cela rééquilibrerait le rapport de
force entre Pologne et Allemagne et modérerait les velléités impérialistes allemandes.
Pour rendre leur rhétorique irréprochable, les chercheurs et les experts polonais se fondent sur
les données statistiques allemandes d’avant-guerre pour montrer le rôle mineur joué par les
territoires recouvrés au sein de l’Allemagne. Si cette approche garantit une certaine honnêteté
intellectuelle, puisqu’ils ne peuvent être accusés de fournir de chiffres a priori complaisants,
elle est cependant incomplète, car elle ne prend en compte les statistiques économiques que
jusqu’à la veille de la guerre ; or, pendant cette dernière, l’importance économique des
anciennes provinces orientales du Reich a crû. Il est difficile de dire dans quelles proportions,
néanmoins ces régions ont été intensément développées d’un point de vue industriel à partir
du tournant de la guerre, en 1942. Pour faire face au pilonnage des industries dans l’Ouest et
le centre de l’Allemagne par les forteresses volantes alliées, les autorités nazies en ont
entrepris un transfert partiel dans les régions orientales de l’Allemagne, pour la plupart situées
hors de portée des bombardiers alliés, qu’ils partent du Sud-Est de l’Angleterre ou, plus tard,
du Sud de l’Italie ou des terrains d’aviation français. Ainsi, le bassin industriel minier de
Haute-Silésie est la dernière grande région houillère à être intacte à la fin de la guerre, tandis
que les plans de développement de l’industrie de guerre dans les Sudètes vont bon train. Ce
regain d’intérêt tardif et partiel pour les provinces orientales du Reich n’a pu certes renverser
le centre de gravité de l’appareil économique allemand, surtout sur une période si courte.
Toutefois, il s’agit de bien avoir à l’esprit que les nombres et surtout les proportions données
par les Polonais ont pu changer durant la guerre. Malgré cela, l’écart de développement
économique, notamment industriel, est si grand entre l’Allemagne occidentale (future RFA),
l’Allemagne centrale (future RDA) d’une part, et l’Allemagne orientale (grosso modo les
futurs territoires recouvrés) d’autre part que même l’industrialisation intense de ces dernières
régions à des fins militaires n’a pu inverser les tendances ; cela permet donc aux représentants
de la pensée occidentale polonaise d’opposer des régions orientales du Reich marginalisées à
des territoires recouvrés florissants au sein de la Pologne.
A. Des territoires déficitaires qui pousseraient à l’expansion de l’Allemagne
La démonstration de la marginalisation des anciens territoires allemands perdus à l'est au
sein de l’Allemagne est un argument très développé par les Polonais. Il répond à une intense
propagande des cercles révisionnistes ouest-allemands et, ce, dès les premiers mois de la
455
sortie de guerre1. Dans un contexte d’« année zéro » pour l’Allemagne, avec de graves
difficultés économiques, une désorganisation de la production agricole, les propagandistes de
l’Ostforschung essaient d’alarmer les alliés sur les conséquences supposément désastreuses
pour la population allemande de la perte des territoires recouvrés. Ces derniers sont élevés au
rang de grenier à blé de l’Allemagne, dont la perte compromettrait gravement les fournitures
alimentaires de première nécessité pour les Allemands. L’argument de l’approvisionnement
est le plus mis en avant, mais il s’insère globalement dans une rhétorique cherchant à prouver
aux alliés occidentaux l’importance économique des territoires recouvrés pour l’Allemagne, et
du fait que cette cession du territoire va nécessiter un plus grand engagement de leur part dans
l’aide sociale et le développement économique des zones de l’Allemagne dont ils assurent
l’administration. Pour faire face à cela, les savants polonais mettent au point une
argumentation qui vise d’abord à minorer l’importance de la perte représentée par les
territoires recouvrés pour l’Allemagne, en montrant dans un deuxième temps la modestie du
rôle économique joué par ces terres en Allemagne, dans le but, en définitive, d’accuser les
Allemands d’avoir délaissés le développement de ces régions.
Les auteurs polonais s’attachent ainsi à démontrer l’importance économique limitée de ces
terres pour l’Allemagne. Ils entreprennent de mettre à mal dans un premier temps ce qu’ils
présentent comme le « mythe » du grenier à blé qu’auraient constitué les territoires recouvrés
pour l’Allemagne. Ainsi le rapport déjà cité2 du Comité pour les Affaires étrangères des
territoires recouvrés met-il en avant que si les anciennes provinces orientales étaient auto-
suffisantes s’agissant des principales productions agricoles, les surplus de production des
territoires allemands de l’Est ne couvraient qu’une infime partie des besoins alimentaires de
l’Allemagne occidentale et centrale, qui devait avoir recours à des importations.
L’argumentaire de la pensée occidentale entend ainsi à prouver que la survie alimentaire de
l’Allemagne ne dépend pas de la possession des territoires recouvrés, contrairement à ce que
les révisionnistes allemands prétendent. Et de citer, chiffres à l’appui, des pourcentages qui
semblent bien confirmer l’incapacité de ces régions à nourrir le cœur industriel allemand :
1 Notamment le Göttinger Arbeitskreis, cercle de recherche de spécialistes allemands de l’Ostforschung repliés à
Göttingen après la perte des territoires orientaux de l’Allemagne d’avant-guerre. 2 AAN/KSZZO/26/p. 83-103.
456
Productions Surplus de production (tonnes ou
unités)
% des besoins des autres régions
allemandes
Céréales 325 000 3.2
Pommes de terre 670 000 2.5
Porcins 900 000 4.5
Bovins 200 000 1.5
Tableau représentant les surplus de production du secteur primaire des territoires recouvrés et la
proportion de couverture des besoins des autres régions allemandes qu’ils représentent3
Non contents de fournir ces statistiques, les spécialistes polonais renforcent leur argumentaire
en minorant les qualités agraires des territoires recouvrés. Hormis la Silésie, piémont des
Sudètes plus fertile, l’essentiel de ces terres, notamment la Poméranie, la Terre de Lubusz et
la Prusse orientale font partie de la plaine germano-polonaise, post-glaciaire et donc
composées de sols sablonneux formés par les moraines des anciens glaciers, peu fertiles. Le
document développe cette idée : « Ce rôle si modeste des territoires recouvrés dans
l’approvisionnement des autres régions de l’Allemagne peut s’expliquer par une qualité faible
de la terre, des conditions climatiques plus rudes, une plus grande superficie en forêts et de
terres en friches. »4. La moindre qualité des terres agricoles des territoires recouvrés est mise
en avant dans un autre document qui émane de l’UOP, la version anglophone du Bulletin de
l’Agence de presse occidentale du 14 février 1947.5 Elle apparaît au grand jour dans le tableau
suivant, même si l’écart de qualité n’est pas non plus considérable :
Territoires Terre de qualité pauvre et moyenne Terre de qualité bonne et meilleure
Reich de 1937 63 37
Territoires orientaux perdus 70 30
Tableau classant les terres agricoles en fonction de leur qualité dans l’Allemagne de 1937 et dans
Il ressort de ce tableau incomplet, puisqu’il ne donne pas les proportions pour l’Allemagne de
1945, que les territoires recouvrés amoindrissaient la qualité des terres arables dans
l’Allemagne d’avant-guerre.
Le sous-développement des anciennes provinces orientales allemandes devient plus évident si
son revenu régional est comparé à celui de l’Allemagne d’avant-guerre, en ayant toujours à
l’esprit que, pour les scientifiques polonais, il doit équivaloir approximativement au poids
territorial des territoires recouvrés, c’est-à-dire environ 20 %. Or, et de nombreuses
statistiques le mettent en avant, le poids économique des régions allemandes de l’Est est bien
inférieur, comme l’indiquent les statistiques de ce tableau extrait du Bulletin de l’Agence de
presse occidentale du 24 juillet 19477 :
Année Revenu national
allemand (milliards $)
Anciennes provinces
orientales8
Proportion des anciennes
provinces
1928 75.3 8.6 11.4
1932 56.8 6.8 12.0
1936 79.0 8.5 10.8
Tableau représentant le revenu comparé des anciennes provinces orientales et de l’Allemagne9
Ce tableau est parlant : il donne une image synthétique et globale de la vie économique de
l’Allemagne et de ses provinces orientales et révèle encore plus le retard économique des
territoires recouvrés par rapport au reste de l’Allemagne. Le fait que les anciennes provinces
orientales ont été dans un temps moins touchées par la crise économique de 1929, puisque
leur revenu n’a baissé que de 20 % alors que le revenu national s’est contracté de 25 % entre
1928 et 1932 est une réaction typique d’une région moins développée économiquement. La
crise de 1929 étant une crise financière, l’impact moindre de cette dernière sur ces provinces
montre que l’économie y était moins financiarisée, les capitaux plus rares, le développement
par conséquent moins grand. La reprise économique témoigne aussi de ce manque de
développement, puisqu’elle ne s’y fait pas aussi rapidement que dans le reste de l’Allemagne :
7 APP/PZZ/737/p. 219-224. 8 La partie nord de la Prusse orientale comprise, ce qui implique que la part des territoires recouvrés polonais est
un peu plus modeste que ce qui est indiqué là. 9 APP/PZZ/737, p. 220.
458
le revenu régional n’a pas retrouvé en 1936 son niveau de 1928, contrairement à ce qui se
passe dans le reste de l’Allemagne.
Ce sont cependant les ressources naturelles et l’industrie qui attirent le plus l’attention des
spécialistes polonais. Pour des personnes majoritairement acquises à une vision de l’industrie
comme locomotive de la machine économique, la sous-industrialisation de ces régions est à
leur yeux la preuve de l’arriération économique des territoires recouvrés au sein de
l’Allemagne. Les tableaux statistiques pouvant être ici multipliés, nous nous contenterons
d’en reproduire les plus parlants. La sous-industrialisation de ces territoires s’y voit
particulièrement par la modestie du nombre d’ouvriers, qui ne représentent même pas 10 %
des effectifs allemands :
Certaines branches de l’industrie Nombre d’ouvriers % du total allemand
Industrie de la construction 93 000 15.5
Industrie minérale 50 000 14.1
Industrie minière 62 000 13.9
Industrie du bois 36 000 13.3
Industrie énergétique 15 000 11.3
Industrie du papier 16 000 9.4
Industrie textile 26 000 7.5
Industrie métallurgique 51 000 4.5
Industrie électrotechnique 8 000 3.6
Industrie chimique 8 000 3.5
Total (plus branches non mentionnées) 522 000 9.0
Tableau représentant les effectifs ouvriers des territoires recouvrés par secteurs industriels ainsi
que la part de ces derniers dans la population ouvrière allemande en 193310
Il est à noter que les branches dont le pourcentage dans le total allemand se rapproche le plus
du poids territorial des territoires recouvrés et dépasse leur poids démographique sont avant
tout des industries extractives (minérale, minière, bois ainsi que la construction), plutôt à
faible valeur ajoutée, alors que les industries à forte ou plus forte valeur ajoutée (textile,
10 AMSZ/18-98/p. 6.
459
métallurgie, électrotechnique, chimie) sont bien inférieures au poids démographique et
territorial de ces régions en Allemagne11, ce qui tend à confirmer la vision d’une région moins
développée, réservoir de ressources primaires pour une Allemagne dont les poumons
économiques sont situés au-delà de l’Oder-Neisse.
Les Polonais nuancent en outre fortement le poids de ces régions dans l’industrie extractive
allemande, et notamment dans un premier temps pour la source d’énergie principale de
l’époque de la deuxième révolution industrielle qu’est encore le charbon. Une expertise du
Bureau des réparations de guerre12 insiste sur la faible part que représente le charbon des
territoires recouvrés dans la production totale allemande : « Sur les territoires recouvrés se
trouvent seulement 6,5 % des ressources de houille de [l’Allemagne]- le seul bassin de la
Ruhr renferme des réserves 10 fois plus grandes qu’en Silésie. »13. L’auteur anonyme de ce
document, cite des proportions encore plus faibles s’agissant du lignite (2,3 %) et du fer
(0,3 %)14. S’agissant de ce dernier minerai, une autre expertise du ministère des Affaires
étrangères démontre la part sans cesse plus réduite de la part du Bassin de Haute-Silésie dans
la fabrication allemande de fer15. Le but est de donner l’impression que ces territoires ont au
fil du temps une valeur décroissant pour l’Allemagne :
Années 1871 1881 1891 1901 1911 1913 192416 1932 1934
% de la Haute-
Silésie dans la
production
allemande
15 11 10 8 6 5 3 1 1
Tableau représentant la part de la Haute-Silésie dans la production nationale de fer17
La tendance à la baisse est très nette ; il convient cependant de ne pas généraliser et de ne pas
étendre la situation de cet indicateur précis à l’ensemble de l’économie. La réduction de la
11 Pour rappel, les territoires recouvrés représentent 21 % du territoire allemand d’avant-guerre, et 12 % de leur
population, selon la même expertise (AMSZ/18-98/p. 4). 12 AAN/BOW/222/p. 1-12. 13 Idem, p. 3. 14 Idem. 15 AMSZ/10-644/p. 32. 16 Les chiffres d’après-guerre ne prennent plus en compte que la partie allemande de la Haute-Silésie, un tiers du
Tableau représentant la densité en agriculteurs selon les régions d’Allemagne20
L’exode rural et le repli démographique allemand vers l’ouest ont fait perdre beaucoup de
main-d’œuvre à l’agriculture locale. Ces réalités nécessitent le recours à de nombreux
saisonniers originaires de Pologne. En 1932, pour réduire un chômage important (près de 6
millions de chômeurs), l’Allemagne limite la venue des ouvriers agricoles polonais. Mais,
18 Une expertise du ministère des Affaires étrangères (AMSZ/18-75/p. 44-46) va particulièrement dans ce sens,
dressant l’histoire du surendettement de l’agriculture de l’Allemagne orientale, et notamment de celle de la
Prusse orientale. 19 Cf. chapitre 5, IIIC. 20 APP/PZZ/737/p. 49. Nous avons mis en gras les nombres pour les régions orientales.
461
preuve du désintérêt de ces territoires de la part de la société allemande, trop peu de chômeurs
se présentent, ce qui aurait conduit à la mise en sous-culture ou à la mise en friche de près de
150 000 hectares au plus fort de la crise21. Les faibles résultats économiques des territoires
recouvrés au sein du Reich, le désintérêt relatif d’une partie importante de la société
allemande à leur égard, le fait que le développement économique de ces territoires ait dû être
en partie soutenu par des subventions publiques pour combler le déficit d’investissements
privés, tout cela est interprété par les spécialistes polonais comme une preuve que les
territoires recouvrés n’ont pas leur place au sein de l’Allemagne : « C’est un fait largement
connu que les territoires recouvrés, en tant que partie intégrante de l’Allemagne, régressent et
chutent économiquement. »22. Stanisław Kubiak23 de conclure de manière péremptoire dans
ce même document pour l’UOP : « La production industrielle sur les territoires recouvrés
n’était pas rentable pour les Allemands, en d’autres termes les espaces aujourd’hui recouvrés
par la Pologne étaient inutiles à l’Allemagne. »24. Si les territoires recouvrés sont considérés
comme inutiles à l’Allemagne par les Polonais, puisqu’ils seraient structurellement
déficitaires, leurs perspectives de développement seraient au contraire bien mieux assurées en
Pologne.
B. Une économie polonaise renforcée permettant une meilleure défense
Les spécialistes polonais des territoires recouvrés entendent par ailleurs démontrer le
caractère primordial des territoires recouvrés pour la Pologne : autant la production régionale
des territoires recouvrés était minimale par rapport à celle de l’Allemagne, autant elle serait
conséquente par rapport à celle de la Pologne et lui permettrait de réaliser un bond en matière
de développement25. Ce progrès économique est à interprété de manière géopolitique car il
permettrait d’améliorer le rapport de forces non seulement entre la Pologne et l’Allemagne,
mais entre l’ensemble des pays d’Europe médiane et l’Allemagne. Les territoires recouvrés
seraient ainsi gages d’une libération définitive de la tutelle économique instaurée par
l’Allemagne hitlérienne sur nombre de ces pays durant les années 1930.
21 Idem. 22 APP/PZZ/725/p. 28. 23 (1915-1978). Professeur d’histoire à l’Université de Poznań, spécialiste de la Grande-Pologne et de Poznań. 24 Idem, p. 29. 25 Nous n’insisterons guère sur ce dernier aspect, que nous avons déjà développé chapitre 6, IIIA et IVB.
462
Le Bureau des réparations de guerre met en regard les évolutions des revenus nationaux par
habitant de la Pologne et de l’Allemagne avant et après le changement territorial ; les mêmes
proportions s’y retrouvent :
Revenu national par habitant en zlotys Territoires recouvrés en Allemagne Territoires recouvrés en Pologne
Allemagne 2 394 2 136
Pologne 764 1 484
Tableau représentant les différences dans les revenus nationaux polonais et allemands selon
l’appartenance politique des territoires recouvrés26
L’enrichissement de la Pologne est manifeste alors que l’appauvrissement de l’Allemagne est
très relatif. Il convient cependant de nuancer cette approche : les spécialistes polonais
raisonnent ici en théorie, à partir des statistiques d’avant-guerre, qui ne prennent pas en
compte les destructions de guerre, bien plus importantes sur les territoires recouvrés que dans
l’Allemagne occidentale et centrale27. Ils ne prennent en compte ni l’appauvrissement
polonais ni l’appauvrissement allemand générés par le conflit. Néanmoins, si les valeurs sont
théoriques, l’ordre de grandeur des changements n’a pas varié sensiblement, et la guerre n’a
pas dû creuser encore l’écart économique entre l’Allemagne et la Pologne28. De même qu’un
certain nombre d’indicateurs économiques ont été mobilisés côté polonais pour prouver la
modestie de la part des territoires recouvrés au sein de la machine économique allemande,
d’autres sont mis en avant pour montrer au contraire leur importance au sein de l’organisme
économique polonais. Nous nous focaliserons sur certains exemples particulièrement parlants.
Le fait que ces territoires soient plus importants pour l’agriculture polonaise que pour
l’agriculture allemande29 ne constitue pas en soi un argument pour dire que la Pologne gagne
à acquérir ces territoires d’un point de vue agricole, surtout quand on sait qu’elle a perdu
26 AAN/BOW/222/p. 12. 27 Mis à part les bombardements des grandes villes, l’Allemagne occidentale a été largement épargnée par les
combats : après avoir percé le front allemand sur le Rhin en mars 1945, les Alliés occidentaux s’emparent en un
mois, sans grand combat, de l’essentiel des régions occidentales de l’Allemagne, alors qu’au même moment, les
combats font rage dans les provinces orientales où la Wehrmacht et l’Armée rouge se livrent un combat sans
merci. 28 Si approfondissement de l’écart il y a eu, ce qui est difficile à dire, c’est en faveur de l’Allemagne, ce qui
renforcerait encore plus, malgré tout, l’importance économique qu’ont les territoires recouvrés aux yeux des
Polonais pour la reconstruction et le développement de leur pays. 29 Cf. le présent chapitre, sous-partie précédente.
463
simultanément des confins orientaux, ce qui a réduit ses capacités de production dans
l’absolu30. Toutefois, et c’est l’une des rares fois où la perte des confins orientaux est
évoquée, la Pologne apparaît comme gagnante car même si elle a perdu des terres agricoles
conséquentes à l'est, la valeur des territoires gagnés à l’ouest est de loin supérieure à celle des
terroirs orientaux. Ces terres de moindre valeur31 pour les Allemands, qui en possèdent de
meilleures à l’ouest, deviennent des terres de bonne qualité par rapport à celles des confins
orientaux. Cette différence tient avant tout à une exploitation bien plus moderne des territoires
recouvrés manifeste quand les rendements à l’hectare sont comparés :
Céréales Quintaux par hectare dans les
confins orientaux
Quintaux par hectare dans les
territoires recouvrés
Blé 11.2 20.9
Seigle 10.0 15.9
Orge 10.2 21.0
Avoine 9.8 18.8
Pommes de terre 112 168
Betteraves à sucre 178 311
Tableau représentant les rendements à l’hectare dans les confins orientaux et les territoires
recouvrés avant-guerre32
La disproportion est flagrante : pour certaines cultures, les terres agricoles des territoires
recouvrés sont deux fois plus productives que celles des confins orientaux. Vu de cette
perspective, le transfert territorial apparaît réellement comme un grand gain pour la Pologne
et une perte limitée pour l’Allemagne. Il n’aggrave pas fondamentalement l’autosuffisance
alimentaire allemande qui de toute manière n’était pas atteinte avant-guerre, et permet à la
Pologne d’améliorer grandement son agriculture, ce qui est également un facteur stabilisateur
du point de vue social et diplomatique, empêchant le cloisonnement des marchés intérieurs, la
dépendance vis-à-vis de l’extérieur avec la possible réactivation de guerres douanières
germano-polonaises.
30 Cf. chapitre 6, IIIA notamment. 31 Au sens de terres dont les rendements étaient moindres. 32 AAN/KSZZO/26/p. 95.
464
Le même phénomène se retrouve dans le secteur secondaire, où la comparaison des
pourcentages de production de produits industriels donnent des résultats similaires : peu
importants pour l’Allemagne, les territoires recouvrés deviennent stratégiques pour la
Pologne : « L’extraction du charbon représentait 16 % du total allemand contre 34 % pour la
Pologne, la production du fer 0,3 % du total allemand contre 25 % pour celui de la Pologne.
Ce même phénomène est visible dans toutes les autres branches de production des territoires
recouvrés. »33. Non contents d’évaluer la différence entre l’importance des territoires
recouvrés pour l’Allemagne et la Pologne dans un certain nombre de domaines, ils s’attachent
aussi à montrer le poids absolu que prennent ces régions, notamment à l’époque du Plan
triennal, période pendant laquelle les espoirs de paix générale avec l’Allemagne demeurent, et
où il faut donc fournir le plus d’arguments possible. Il est possible d’avoir alors une vue
globale sur le poids économique de ces régions, car les frontières administratives intérieures
polonaises reprennent très largement les frontières administratives allemandes, et le ministère
de l’Administration publique en 1945, puis le ministère des Territoires recouvrés de fin 1945
à début 1949, publient des statistiques précises. Les territoires recouvrés sont encore traités
comme une entité à part par rapport aux autres régions polonaises. Ces statistiques peuvent
donner une idée du poids économique de ces territoires pour la période stalinienne,
estimations qui peuvent se vérifier avec les enquêtes sur l’intégration économique qui
reparaissent en effet lors du retour de Gomułka au pouvoir en 1956. Ainsi, un employé du
Bureau des Travaux pour le Congrès, Artur Mondschein, rédige en 1949 une note qui permet
de dresser un bilan des « territoires recouvrés par la Pologne dans la vie économique de
l’Allemagne et de la Pologne »34, en insistant sur le fait que la Pologne est capable de
développer ses territoires sans les transformer en base d’armement, contrairement à
l’Allemagne :
En temps de paix, les territoires recouvrés par la Pologne occupent une place secondaire dans le
système économique allemand. D’autre part, en 1949, ils constituent déjà 35 % de la puissance
industrielle polonaise, malgré les dommages causés par la guerre. Même cette augmentation de la
puissance industrielle polonaise, même si elle est petite comparativement, permettra de réduite la
disproportion économique existant entre l’Allemagne et la Pologne.35
33 APP/PZZ/725/p. 30. 34 AMSZ/18-130/p. 9-11. 35 Idem, p. 10.
465
Malgré les destructions causées par la guerre, les territoires recouvrés ont acquis une autre
dimension au sein de l’économie polonaise, comme en témoigne les statistiques qui montrent
leur part importante dans des secteurs clés :
Produits (millions de
tonnes)
Total Pologne Territoires recouvrés % des TR
Charbon 80 27 34
Fer 1.5 0.51 34
Papier 0.13 0.053 41
Énergie électrique
(millions de kWh)
8 3.5 44
Industrie du bois
(millions de zl)
0.09 0.04 44
Tableau représentant la production et la part des territoires recouvrés dans certaines branches de
l’économie polonaise vers le milieu de 194936
L’intégration supposée réussie dès la fin des années 1940 des territoires recouvrés à la
Pologne, notamment d’un point de vue économique, pour exagérée qu’elle est37, a un
fondement de vérité au sens où le gouvernement polonais a dans un premier temps
grandement investi dans ces territoires, notamment pour prouver au monde que la Pologne
était capable de relever le défi que représentait cette annexion, d’où les statistiques
précédemment étudiées. De même, il est évident que la place des territoires recouvrés dans
l’économie polonaise, vu ses handicaps structurels et sa profonde désorganisation du fait de la
guerre, ne pouvait être que bien plus grande que celle qu’ils avaient en Allemagne. En
insistant sur le rôle moteur des territoires recouvrés au sein de la Pologne, les spécialistes
polonais cherchent à montrer que les territoires recouvrés disparaissent en tant que zone
économiquement et politiquement instable. Un autre argument polonais en faveur du statu
quo de Potsdam est en effet de dire que c’est parce que ces territoires étaient sous-développés
au sein de l’Allemagne que leurs élites et une part notable de leurs populations soutenaient
des politiques bellicistes visant à pratiquer une économie de prédation à l’encontre des
territoires slaves pour permettre la viabilité économique des ancienne provinces orientales du
36 Idem. 37 Cf. chapitre 3, IIIB.
466
Reich38. Le succès économique polonais vis-à-vis des territoires recouvrés serait donc un gage
de paix pour l’Europe entière, faisant perdre à l’Allemagne ses bases d’expansion vers l'est.
II Un rattachement qui met fin à l’impérialisme allemand
Précisant ce qui a déjà été développé dans le chapitre précédent39, il s’agit de montrer ici
que le rattachement des territoires recouvrés met fin à la tendance à l’impérialisme de ces
régions. Alors que selon le précédent argument ces régions pouvaient être utilisées
stratégiquement pour attaquer la Pologne, il s’agit désormais de démontrer que les
potentialités idéologiques et économiques de ces territoires sont un danger non seulement
pour la Pologne, mais pour l’Europe. Autrement dit, il y aurait un militarisme congénital à la
société allemande des provinces de l’Est, et le seul moyen pour s’en prémunir serait
l’éradication de la germanité de ces terres, donc leur rattachement à la Pologne. Nous
étudierons dans un premier temps la perception polonaise de la germanité telle qu’elle a été
majoritairement vécue dans ces territoires avant de voir que ces derniers sont le fer de lance
du potentiel militaire allemand qui menace la paix de l’Europe.
A. L’établissement d’une continuité entre germanité et nazisme
Les propagandistes polonais insistent souvent sur la continuité entre la manière dont les
Allemands, et notamment les Allemands des provinces orientales, ont vécu leur germanité, et
le développement de leur adhésion à des régimes autoritaires et, en définitive, au nazisme. Les
territoires recouvrés, considérés d’un point de vue sociopolitique, deviennent alors le cœur de
l’esprit de conquête allemand qui a ensuite été repris et développé par le nazisme. Cet
argument repose assez largement sur une vision particulière et biaisée de la mentalité
allemande. Les membres de la pensée occidentale polonaise dessinent souvent un portrait-
robot de l’âme allemande qui se fonde sur un certain déterminisme psychologique, comme si
les actions allemandes ne pouvaient en définitive s’expliquer que par une fatalité psychique
qui n’est en réalité que l’expression de la présence de stéréotypes très négatifs ancrés chez des
Polonais d’autant plus partiaux qu’ils viennent de subir un traumatisme de l’occupation
allemande.
38 Cf. le présent chapitre, IIB. 39 Cf. chapitre 6, IIB et IIC.
467
Les accusations envers les Allemands, et notamment les Prussiens, d’être naturellement portés
au nazisme se retrouvent le plus fréquemment pendant la sortie de guerre, mais se poursuivent
bien au-delà, quoique de manière moins nette, jusqu’au dégel de Gomułka. La thèse de la
prétendue « congénitalité » entre esprit allemand et tendances autoritaires, voire tyranniques,
apparaît clairement dans un article de la Revue occidentale40 écrit par Aleksander Rogalski41
intitulé de manière significative : « Aux sources psychologiques de l’hitlérisme ». Trois ans
après la fin de la Seconde Guerre mondiale s’y trouve encore un profond ressentiment envers
les Allemands, et particulièrement les Prussiens, avec des stéréotypes germanophobes
nombreux. L’article entend répondre à la question : « Quels sont ses éléments particuliers [de
la psychologie allemande], quelles relations entre eux, prédisposent les Allemands à préparer
un immense attentat contre la civilisation et l’humanité ? »42. La Seconde Guerre mondiale et
le ralliement d’une majorité (mais non d’une exclusivité) de la population allemande à Hitler
y sont décrits comme naturels. À côté de stéréotypes classiques faisant des Allemands
d’austères bureaucrates et militaires prussiens en puissance : « Le caractère national a pris de
cela un trait particulier de plus : le culte du titre et de l’autorité bureaucratique, une adoration
sans limite pour le bureau administratif, pour la caste des greffiers, la tendance aux
intrigues »43 s’y retrouvent des analyses un peu plus profondes selon lesquelles l’impérialisme
et l’expansionnisme qui seraient un trait naturel aux Prussiens s’expliqueraient par un
complexe d’infériorité : « L’orgueil et le chauvinisme allemands sont seulement un masque
pour une faiblesse intérieure […] un sentiment si faible de leur propre valeur et l’incertitude
psychologique provoque chez les masses allemandes la tendance à se soumettre à des
individualités directrices particulières »44. Ce complexe d’infériorité civilisationnelle face aux
pays d’antiques civilisations des bords de la Méditerranée les aurait conduits à compenser ce
sentiment d’infériorité en exaltant leur supériorité envers les populations slaves perçues
comme inférieures. Au-delà de ce psychologisme à outrance, tout est fait pour montrer la
continuité naturelle entre le caractère allemand, le recours à des solutions autoritaires pour
résoudre des crises politiques et donc en dernier lieu le ralliement des masses populaires
allemandes à Hitler : « Les petites gens se sont jetées en masse dans l’esclavage hitlérien, qui
40 AAN/MZO/1445/p. 40-48, Przegląd Zachodni, n° 6, 1948. 41 (1912-1996). Historien et critique littéraire, il a collaboré au Bureau des études occidentales de la Délégation
du gouvernement pour le pays. 42 AAN/MZO/1445/p. 40. 43 Idem, p. 42. 44 Idem.
468
leur promettait des compensations pour la liberté perdue. »45. Au-delà des exagérations et du
schématisme de la pensée, les caractéristiques données aux Allemands relèvent plus de
certains habitus sociopolitiques de certains membres des classes populaires, plus enclins au
pouvoir fort, que d’un « caractère national ». Cette tendance au populisme selon la
terminologie actuelle serait particulièrement exacerbée chez les Allemands ; en plus d’avoir
un caractère soumis, ces derniers présenteraient également une autre caractéristique : « Dans
le caractère allemand existent deux traits élémentaires : l’obéissance aveugle et la cruauté »46,
ce qui conduit Rogalski à émettre une équivalence radicale entre le peuple allemand et le
régime hitlérien, à une époque où l’on parle beaucoup de dénazification et de responsabilité
collective du peuple allemand face au nazisme : « La nation allemande avait besoin d’Hitler.
Hitler avait besoin de la nation allemande. »47. Se dévoile ici ce qui a été longtemps une partie
de l’inconscient national polonais : considérer une partie notable voire la majorité des
Allemands comme des nazis en puissance. Ces caractéristiques comportementales, si elles ont
bien entendu existé, sont cependant ici généralisées. Le but est de montrer, notamment en ce
qui concerne la société des provinces orientales du IIIe Reich, que si la paix doit un jour
régner en Europe, ce ne sera que si le berceau du militarisme est détruit : la nation prussienne
au sein de la nation allemande. C’est en ce sens qu’il faut lire la loi n° 46 du Conseil de
contrôle allié qui abolit définitivement l’État prussien48. Suite à cela, les Polonais sont
encouragés dans leur tendance à considérer tout révisionnisme à l’égard de l’Oder-Neisse
comme une résurgence, au mieux, du vieil esprit expansionniste prussien, au pire, comme un
retour du nazisme au sein de la population allemande. Cette tendance se voit nettement à la fin
des années 1940 et dans la seconde moitié des années 1950, notamment dans les milieux
sociopolitiques de la pensée occidentale polonaise : l’Union occidentale polonaise puis
l’Association pour le développement des territoires occidentaux. Un brouillon d’article pour
l’organe de presse de l’UOP, la Pologne occidentale, n’hésite pas ainsi à titrer, dans la
seconde moitié des années 1940 : « L’esprit d’Hitler vit »49. Cette affirmation catégorique
45 Idem, p. 43. 46 Idem. 47 Ibidem. 48 Outre le fait que la Prusse avait perdu une part importante de son assise territoriale avec le rattachement des
territoires recouvrés à la Pologne, les Alliés considéraient également la Prusse comme démon militariste de
l’Allemagne. L’article 1 de la loi stipule d’ailleurs : « L’État de Prusse qui a été depuis les temps anciens le
berceau du militarisme et de la réaction en Allemagne », ce qui montre que le stéréotype négatif envers les
Prussiens n’était pas particulier à la Pologne. 49 APP/PZZ/751/p. 13-15.
469
provient du fait que l’auteur de l’article considère toute manifestation de révisionnisme
comme une manifestation d’une tendance au nazisme largement commune aux Allemands:
« Les dirigeants des partis démocratiques ( ?) ont pris le rôle du « Führer » et de ses
collaborateurs, de nombreux organes de la presse allemande utilisent les méthodes, qui nous
sont bien connues, de la propagande de Goebbels »50. Cet établissement d’un lien entre
identité allemande, pensée allemande et autoritarisme qui peut évoluer en nazisme se retrouve
régulièrement dans les articles de la pensée occidentale polonaise. Ce sont avant tout les
Allemands des anciennes provinces orientales rattachées à la Pologne qui sont visés, comme
l’indique un Bulletin de l’Agence de presse occidentale51. Ce dernier est exemplaire de la
ténacité des stéréotypes antiallemands bien après la Seconde Guerre mondiale. Intitulé
« l’histoire des relations germano-polonaises écrites de travers »52, il critique avec virulence
un journaliste polonais de l’émigration de Londres, Stanisław Sopicki, pour avoir écrit un
article dans la presse allemande qui montre également les bonnes relations qui ont pu exister
entre Pologne et Allemagne dans l’histoire. L’auteur de l’article de la ZAP reprend quant à lui
le point de vue canonique en Pologne de l’époque : un bon Allemand ne peut être selon lui
qu’un Allemand armé de mauvaises intentions à l’égard de la Pologne. La conclusion de
l’article est édifiante à cet égard : « Les Polonais ne savent que trop bien quel rôle ont joué les
Teutoniques et les électeurs brandebourgeois dans l’histoire de la Pologne. »53, visant ainsi
explicitement les Allemands de ce qui est devenu par la suite les Territoires recouvrés. Cette
attitude fermée et hostile envers les Allemands n’est pas sans annoncer le tollé que va
provoquer en Pologne, en 1966 la lettre de réconciliation écrite par les évêques polonais à
leurs homologues allemands, notamment dans les milieux gouvernementaux et proches de la
pensée occidentale polonaise. L’assimilation des Allemands, et notamment des Allemands
orientaux, à des tendances autoritaires, qui justifient en dernier lieu une adhésion plus
marquée au nazisme, est d’autant plus dangereuse pour la Pologne et pour la paix en Europe
que les territoires recouvrés sont justement présentés comme la forge donnant à l’Allemagne
les moyens militaires de son expansion.
50 Idem, p. 13. 51 Bulletin n° 194 du 18 juillet 1958. 52 AAN/TRZZ/485/p. 9-11. 53 Idem, p. 11.
470
B. Priver l’Allemagne de ses bases de conquête
De même que les provinces orientales du Reich seraient habitées par des populations à la
porosité idéologique importante avec des idéologies autoritaires et militaristes, de même ces
mêmes régions n’auraient une structure économique saine que grâce à la guerre. Pour les
Polonais, maintenir ces régions dans l’Allemagne au sein de laquelle elles sont marginalisées
économiquement54 revient à en faire un territoire dont les potentialités au sein de l’État
allemand ne peuvent être réellement exploitées qu’à l’occasion d’une guerre. Les spécialistes
polonais font ainsi valoir que si ces terres sont effectivement peu importantes en temps de
paix, elles sont d’une importance capitale pour l’Allemagne en temps de guerre. Dès lors,
l’intérêt économique de ces régions est de pousser à la guerre pour pouvoir se développer
convenablement. Des fragments de cet argumentaire se retrouvent dans certains documents
déjà étudiés. Ainsi, l’expertise de 1949 d’Artur Monschein, employé du ministère des Affaires
étrangères polonais55 met en avant la dualité de la santé économique de la Haute-Silésie :
Dans le cadre de l’économie allemande, cette industrie était destinée à devenir un bastion qui, grâce à
sa position à l'est, pourrait convenablement servir l’expansion militaire allemande dans cette direction.
Dans la vie économique allemande, quand l’armement n’était pas le but principal, l’industrie de Silésie
était plutôt peu rentable, du fait de sa position géographique peu favorable par rapport à l’Allemagne
centrale.56
Les commentaires polonais se concentrent sur le rôle militaire de la Haute-Silésie, et parlent
relativement peu des autres régions des territoires recouvrés, même si de semblables analyses
pourraient être faites à propos des centres industriels de Basse-Silésie et des bassins de
production navals de Szczecin et de Gdańsk. La mise en avant de la Haute-Silésie permet
cependant de se rendre bien compte du caractère cyclique de la production industrielle dans
ces régions, dopée par la guerre et en déclin pendant la paix. Dès 1943, ce qui montre la
permanence de ce type d’argument dans la pensée occidentale polonaise, une expertise57 pour
le ministère londonien des Travaux pour le Congrès met particulièrement en avant ce rôle
majeur et de longue date de la Silésie, et notamment d’une Haute-Silésie réunifiée au sein de
l’Allemagne, dans la militarisation de l’économie de l’Allemagne. Cette fonction d’arsenal
pour la Prusse notamment remonterait à Frédéric II : « Une des raisons qui ont incité Frédéric
54 Cf. le présent chapitre, IA. 55 AMSZ/18-130/p. 9-11. 56 Idem, p. 9. 57 AAN/MPKwL/72/p. 154-165.
471
le Grand à occuper la province silésienne a été la volonté d’utiliser son industrie
métallurgique pour équiper l’armée prussienne. »58. Ce lien entre santé économique des
territoires recouvrés et politique extérieure de la Prusse, puis de l’Allemagne, est
particulièrement mis en avant dans cette expertise : « Le développement pacifique, normal de
l’industrie de Haute-Silésie dans les frontières du Reich posait […] de grandes
difficultés. […] La production était donc limitée et n’était renforcée que durant les temps de
guerre ou dans les périodes, pendant lesquelles l’Allemagne se préparait intensément à la
guerre. »59. L’éveil économique de ces régions ne se fait que durant les périodes qui précèdent
les guerres ; la Haute-Silésie est donc considérée comme foyer de production militaire de
première importance qui rend matériellement possible la guerre. Et de citer, preuve à l’appui,
la production de charbon et d’acier pour la partie allemande de la Haute-Silésie, cette source
d’énergie et ce produit étant majeurs pour développer la métallurgie, fondement de l’industrie
d’armement :
Année Production de houille (millions de
tonnes)
Production d’acier (milliers de
tonnes)
1913 11.1 355
1924 10.9 261
1932 15.3 176
1935 19.0 380
1937 24.5 476
1938 26.0 Inconnu
Tableau représentant la production de houille et d’acier de la Haute-Silésie60
L’envolée des productions est notable à partir du lancement du Plan quadriennal (1936),
conçu pour remilitariser l’Allemagne. Le lien entre guerre et développement économique de
ces régions en fait, dans le cadre allemand, un danger pour la stabilité géopolitique de toute
l’Europe, ce que l’expert polonais anonyme auteur de ce rapport ne cesse de mettre en avant
dans son argumentaire :
58 Idem, p. 159. 59 Idem, p. 160. 60 Idem.
472
Durant la guerre actuelle la production de la Silésie d’Opole a encore augmenté. Les Allemands ne
publient certes pas durant la guerre de chiffres concrets de production, mais sous-entendent que dès
l’année 1941 la production de charbon dans tout le grand bassin silésien s’est approchée de
l’extraction record de 100 millions de tonnes. […] Le maintien de cette base entre les mains
allemandes continuera de présenter un danger d’agression non seulement pour la Pologne et ses
voisins, mais va menacer plus généralement la paix de l’Europe d’autant plus si nous prendrons
conscience qu’en temps de paix l’industrie de la Silésie d’Opole rencontre au sein du Reich des
difficultés insurmontables pour exister et se développer par rapport à l’industrie de l’Allemagne
occidentale qui est mieux située et plus rentable.61
Ainsi présenté, le rattachement de la Haute-Silésie à la Pologne permettrait d’éviter à la
région d’avoir à choisir entre marasme économique en temps de paix et développement
intense en temps de guerre. La transformation plus générale des territoires recouvrés en
arsenal de l’Allemagne hitlérienne est un argument supplémentaire pour leur annexion à la
Pologne. Cela ferait en effet perdre à l’Allemagne ses bases de conquête, la fameuse
« tenaille » territoriale qui menace non seulement la Pologne, mais le reste de l’Europe
centrale :
Après le Congrès de Versailles, le territoire de l’État allemand s’enfonçait vers l'est par deux
protubérances : au nord la Prusse orientale coupait la Pologne de la Baltique et, formant une base
d’assaut allemande dans la lutte pour la Baltique, menaçait constamment la Pologne ; au sud la
protubérance allemande des Sudètes, s’enfonçant profondément entre la Pologne et la
Tchécoslovaquie, menaçait constamment les deux États et était une base d’assaut de l’Allemagne,
dirigée vers l’Est et le Sud-Est de l’Europe.62
La disparition de ces bases de conquête allemandes, que ce soit d’un point de vue territorial,
économique ou culturel, est la condition nécessaire pour un rééquilibrage régional en faveur
des pays de l’Europe centrale face à la puissance allemande qui serait permis également par
un rapprochement entre les divers États de la région.
III Un rééquilibrage régional
Le rattachement des territoires recouvrés à la Pologne et l’expansion, puis la translation de
la Pologne vers l’ouest, sont souvent intégrés dans la pensée occidentale polonaise et plus
généralement dans les conceptions géopolitiques polonaises. En ce sens, la réorientation de la
Pologne vers l’ouest grâce aux territoires recouvrés permettrait un rééquilibrage régional dont
61 Ibidem, p. 162/165. 62 AMSZ/10-644/p. 8-9.
473
l’expression serait la mise en place de relations privilégiées entre les différents États de
l’isthme centre-européen. Le rattachement à la Pologne des anciennes marges orientales du
IIIe Reich est ainsi considéré dans un premier temps comme un moyen de renforcer un bloc de
pays slaves face au danger allemand, même si cette vision n’est pas sans possibilité de
récupération panslaviste, que ce soit par la Russie ou la Pologne. En outre, dans un second
temps, la question des territoires recouvrés sera examinée dans sa relation à un projet
politique spécifique régulièrement mis sur le devant de la scène géopolitique des années
1940 : l’union polono-tchécoslovaque, en s’interrogeant notamment pour savoir si ces régions
ont catalysé ou inhibé la concrétisation de ce projet.
A. D’un front slave uni à la tentation panslaviste
Le transfert de souveraineté étatique des régions de l’Est de l’Allemagne de 1937 vers la
Pologne est interprété par les spécialistes de la pensée occidentale polonaise comme la voie
royale pour faire émerger un hypothétique bloc de pays slaves, voire un des préalables pour la
construction d’une organisation de coopération régionale entre Allemagne et Russie, qui serait
la seule capable de garantir une réelle sécurité des pays de la région. A minima, ce
rattachement permettrait la constitution d’une organisation panslaviste à l’échelle des Slaves
occidentaux, dont la Pologne serait le centre. Cette sous-partie traitera des coopérations inter-
étatiques à l’échelle régionale, alors que la sous-partie suivante étudiera plus particulièrement
le projet, le plus abouti mais aussi le plus polémique, d’union polono-tchécoslovaque.
L’expansion de la Pologne vers l’ouest rendrait possible la construction d’unions qui
garantiraient la sécurité des pays de la région. L’annexion des territoires recouvrés voire, dans
un second temps, la perte des confins orientaux, seraient propices à l’apaisement des relations
entre la Pologne et certains de ses voisins slaves, ce qui favoriserait la constitution d’un bloc
de pays slaves ; en ancrant davantage la Pologne à l’ouest, cette annexion donnerait à ce pays
plus de poids géopolitique, ce qui lui permettrait d’être un acteur majeur dans la construction
de projets de coopération régionale rassemblant tous les pays situés entre URSS et
Allemagne.
1. Un contexte de renaissance des panslavismes
Les territoires recouvrés permettraient de redonner une centralité à la Pologne au sein
des pays slaves et en retour de lui faire jouer un rôle majeur dans les projets politique d’unité
474
des slaves. Le panslavisme63, en tant qu’idée politique, a longtemps été accueilli avec
méfiance en Pologne, l’opinion publique et une partie notable des élites le considérant comme
un paravent à l’impérialisme tsariste. Si le danger d’une récupération du mouvement
panslaviste par la Russie s’éloigne à l’issue de la Première Guerre mondiale du fait de la chute
du régime tsariste et de l’internationalisme marxiste du régime bolchévique, longtemps hostile
à ce panslavisme, la multiplication des États-nations en Europe médiane renforce la logique
nationale et réduit à néant les chances de réalisation d’un projet politique panslaviste. Les
conceptions panslavistes polonaises réapparaissent dans l’entre-deux-guerres et s’amplifient
même paradoxalement pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment par des nationalistes
polonais64.
Parallèlement à ce panslavisme polonais, l’attaque de l’Allemagne nazie contre l’URSS
entraîne la résurgence, en Russie soviétique, d’un panslavisme longtemps condamné par les
autorités communistes du Kremlin. Il n’est évoqué ici que pour expliquer la genèse du CSP et
l’apport de cette institution à la pensée occidentale polonaise. Le 5 octobre 1941 est ainsi mis
en place par le pouvoir stalinien le Comité panslave, qui est défini officiellement comme un
« organe agissant de manière permanente pour unir les Slaves dans leur lutte contre
l’hitlérisme »65. Ses objectifs sont pluriels :
a) La mobilisation des nations slaves pour liquider les restes du fascisme dans ces pays et le
renforcement des conquêtes démocratiques
b) Le renforcement de l’amitié et de l’union étroite des nations slaves avec l’URSS, qui est le
seul appui pour les pays slaves démocratiques dans le maintien de leur indépendance, de leur
existence future et de leur développement
c) La familiarisation des sociétés slaves avec les fondements socialistes de l’État soviétique, dans
le but de protéger l’indépendance des États slaves démocratiques, de maintenir la paix dans le
monde entier et de liquider toutes les tentatives de renaissance de l’idée de grande puissance
panslave
d) La mise en place de liens culturel et économique étroits entre les nations slaves et les nations
de l’URSS
e) L’utilisation du potentiel scientifique et culturel de l’Union soviétique pour aider aux travaux
du Comité Panslave66
63 Sur le panslavisme en tant qu’idée dans la géopolitique polonaise, cf. notamment EBERHARDT Piotr,
« Polski Panslawizw jako idea geopolityczna » (Le Panslavisme polonais en tant qu’idée géopolitique) in
Przegląd geopolityczny (la Revue géopolitique), Instytut geopolityczny, Częstochowa, tome 7, 2014. 64 Cf. le présent chapitre, IIIB. 65 GRUSZCZYK Marcela, « Działalność Komitetu Słowiańskiego w Polsce na tle ruchu nowosłowiańskiego po
II Wojnie Światowej » (l’Activité du Comité slave en Pologne dans le contexte du mouvement néoslave après la
Seconde Guerre mondiale) in http://www.polska1918-89.pl, catégorie « Historiographie », conférence donnée
lors de l’«École estivale d’histoire contemporaine », p. 103, 2011. 66 Idem.
Ses buts montrent bien sa dualité originelle : d’un côté, son objectif est bien d’œuvrer à l’unité
des Slaves pour faciliter leur lutte contre l’Allemagne nazie. D’un autre, il s’agit d’un cheval
de Troie pour favoriser la position géopolitique de l’URSS en Europe centrale, la propagation
de l’idéologie communiste et la mise en place d’une organisation de coopération, le tout sous
couvert de panslavisme. Dans tous les pays slaves occupés après-guerre par l’Armée rouge,
des Comités slaves, filiales du Comité panslave de Moscou, sont mis en place pour resserrer
les liens entre les différentes nations slaves. Le premier est formé à Sofia le 9 septembre 1944,
le dernier au début de l’année 1946 à Budziszyn (Bautzen), la capitale officieuse des Serbes
de Lusace. En Pologne, il est formé relativement tard les 22-23 août 1945.
2. Un exemple de panslavisme lié aux territoires recouvrés : le Comité slave en
Pologne
L’étude rapide du Comité slave67 en Pologne est intéressante car elle met au jour les
divergences de buts entre ses commanditaires politiques et les artisans de sa mise en œuvre,
ainsi que le lien entre pensée occidentale polonaise et panslavisme. En effet, le CSP peut être
considéré comme un élément du réseau scientifique occidental68, du moins entre 1945 et
1947, en raison de la présence de certains spécialistes de la question occidentale dans son
organigramme. Ainsi, si le président, membre du Mouvement démocratique, Mieczysław
Michałowicz,69 ne s’intéresse à première vue ni aux questions slaves, ni aux questions des
territoires recouvrés, il n’en va pas de même des 1er et 2ème adjoints du président du comité,
Henryk Batowski70 et Józef Kostrzewski71, figures importantes de la pensée occidentale
polonaise, le premier pour sa spécialisation dans l’histoire et la philologie des Slaves
occidentaux, le second en tant que théoricien de l’autochtonie des Slaves occidentaux dans les
bassins de l’Oder et de la Vistule. D’autres spécialistes de la pensée occidentale polonaise,
comme Jan Czekanowski et Tadeusz Lehr-Spławiński en font aussi partie. Cependant, alors
que les nouvelles autorités polonaises entendent faire du comité une caisse de résonance d’une
propagande panslaviste mobilisée pour populariser l’internationalisme soviétique en Pologne,
67 Komitet słowiański w Polsce. Par la suite, nous utiliserons le sigle CSP. 68 Cf. chapitre 4, II. 69 (1876-1905). Médecin et homme politique non lié à la pensée occidentale polonaise. 70 (1907-1999). Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Jagellonne, spécialiste des Slaves occidentaux
et de l’Autriche. 71 Cf. chapitre 4, IA.
476
de 1945 à 1947, le CSP apparaît bien davantage comme un centre scientifique d’études des
cultures et langues slaves, voire de dialogue culturel entre les différents pays slaves. Il se veut
plate-forme pour forger un panslavisme polonais, notamment au sein de la communauté slave-
occidentale, ce que le « retour » des territoires recouvrés à la Pologne facilite, puisqu’il
renforce les possibilités de liens avec les peuples et communautés slaves voisinant avec la
Pologne. Dans un exposé détaillé, Lehr-Spławiński72 dresse les contours d’un programme de
recherche pour développer la slavistique polonaise, ce qui montre comment la translation de
la Pologne vers l’ouest, en mettant à l’honneur la pensée occidentale polonaise, entraîne aussi
des conséquences positives pour le développement de cette discipline et, ce faisant, d’un
projet panslaviste minimaliste73. Lehr-Spławiński met ainsi en avant le développement intense
de Cracovie en tant que centre majeur de la slavistique polonaise, et l’un des centres
principaux des études slaves dans l’Europe de l’époque, avec près de quinze chaires de
slavistique74 à l’Université Jagellonne, sans compter celles en projet. Il fixe à la slavistique
polonaise des objectifs qui vont clairement au-delà d’un simple programme de recherches, et
sont aussi éminemment politiques. Cette discipline se devrait ainsi d’étudier « le problème de
l’origine et de la terre ancestrale des Slaves, qui avant-guerre même était l’objet d’un intérêt
croissant de la science polonaise. »75, ce qui est l’une des dimensions de la pensée occidentale
polonaise, puisque cette préoccupation rejoint l’argument historique76. En même temps, elle
est le témoin d’une « transformation politico-sociale, que nous avons vécue après-guerre, et la
nouvelle orientation de l’État et de la société polonaise, dirigée vers une coopération durable
avec les nations et les États slaves, »77 ; autrement dit, la slavistique telle qu’elle est étudiée au
sein du Comité slave de Pologne, est bien le fondement d’une entreprise panslaviste dont le
but est de resserrer les liens entre les pays slaves. L’intérêt pour les territoires recouvrés tel
qu’il se manifeste au sein de l’opinion publique et des élites scientifiques et politiques
polonaises après-guerre s’insère donc et favorise un panslavisme aux multiples facettes.
72 AAN/KSwP/XXIII. Lehr-Spławiński (1891-1965) est professeur de linguistique et de slavistique à
l’Université Jean-Casimir avant-guerre, puis au sein de l’Université Jagellonne après-guerre. 73 Nous le verrons, dans l’idée de Lehr-Spławiński, le panslavisme est avant tout un mouvement culturel et pas
politique, en tous cas pas en premier lieu. 74 La slavistique est ici entendue au sens large du terme, non seulement comme étude comparée des langues
slaves mais comme l’ensemble des disciplines et des connaissances portant sur le monde slave (linguistique,
histoire, ethnographie, philologie, art, etc…). 75 AAN/KSwP/XXIII, p. 16. 76 Cf. chapitre 5, II. 77 AAN/KSwP/XXIII, p. 21.
477
3. Les projets polonais de réorganisation de l’Europe médiane sur une base
non ethnique
Le retour de la Pologne sur les bords de l’Oder et de la Neisse renforcerait donc le bloc
des États slaves. Il permettrait également, pour une Pologne rééquilibrée géopolitiquement
face à l’Allemagne comme face à l’URSS, de jeter les bases d’une organisation de
coopération régionale dans l’espace qui correspond à l’Europe médiane. Contrairement aux
projets panslavistes majoritairement nationalistes, ces organisations projetées ne sont pas
fondées sur une base ethnolinguistique mais sur la volonté de coopération des nations centre-
européennes. Ils offrent une réflexion intéressante sur les prémices de la construction
européenne, l’apport centre-européen, bien que souvent très théorique, étant largement
méconnu. Face aux géants allemands et soviétiques, et du fait du traumatisme de la Seconde
Guerre mondiale qui aboutit à la destruction ou à la soumission d’un certain nombre d’États
de la zone, les pays d’Europe médiane, et notamment la Pologne, formulent des projets de
réorganisation de cette Europe sous forme d’union, de fédération ou de confédération. Ces
derniers sont essentiellement formulés pendant la Seconde Guerre mondiale, mais participent
bien de la pensée occidentale polonaise en général et se retrouvent encor évoqués après-
guerre, notamment jusqu’en 1947. S’ils sont évoqués dans ce travail, c’est bien parce que le
« retour » aux territoires recouvrés est perçu comme un élément clé pour leur réalisation.
L’espace considéré est variable selon les projets, nombreux ; nous ne chercherons pas à les
présenter exhaustivement, mais à montrer les différentes combinaisons, logiques et
catégoriques d’unions.
L’idée est de fédérer les États de l’Intermarium, l’isthme européen situé entre les mers
Baltique, Noire, et Méditerranée78. Le panslavisme n’est pas le critère préféré des Polonais
pour fonder ces organisations, car cela reviendrait à inclure la Russie dont ils se méfient et
leur ferait perdre une position potentiellement dominante, ce qui aboutit en général chez eux à
des projets plus régionaux qu’ethnocentrés, avec l’inclusion de peuples non-slaves. Eberhardt,
dans un de ses articles, cite ainsi le projet du fils d’Eugeniusz Romer, Edmund Romer79, qui
78 Międzymorze en polonais, concept qui émerge dans les années 1920 à la faveur des plans fédéralistes de
Piłsudski, repris dans les théories géopolitiques de la Pologne des colonels présentée précédemment. Deux livres
très intéressants reprennent en détail la question : LEVY Jonathan, the Intermarium : Wilson, Madison and East
Central Europe federalism, Dissertation.com, 2007 et CHODAKIEWICZ Marek Jan, Intermarium : the land
between the Black and Baltic Seas, Transaction Publishers, 2016. 79 Le projet est indiqué dans une œuvre Impérialisme et fédéralisme. Considérations géopolitiques et frontières
de la Fédération des Slaves occidentaux, qui date de la Seconde Guerre mondiale. L’article qui la mentionne ne
478
propose la création d’un bloc politico-économique qui outre la Pologne et la Tchécoslovaquie,
rassemblées encore une fois sous forme de fédération, intégrerait également la Yougoslavie,
la Bulgarie, l’Autriche, la Hongrie et les autres États balkaniques. La frontière occidentale
polonaise pourrait ainsi être établie sur l’Oder et la Neisse, englobant tout le delta de l’Oder et
l’île stratégique de Rügen, sur laquelle nous reviendrons par la suite. La Lituanie ferait aussi
partie de l’union puisqu’elle serait incorporée à la Pologne. Autre projet de guerre, celui de
Zygmunt Wojciechowski, trouvé dans les papiers personnels du représentant le plus en vue de
la pensée occidentale polonaise à Poznań. Il s’agit d’un travail inédit de Wojciechowski80,
daté de 1942, et qu’il est intéressant de garder en mémoire car il montre la nature des liens
ultérieurs du directeur du futur Institut occidental avec le pouvoir communiste. Le chapitre 5
de cette ébauche d’ouvrage s’intitule « Comment protéger l’Europe contre une nouvelle
guerre avec l’Allemagne ? » et montre le but de toute organisation politique en Europe
médiane : prémunir les pays de la zone d’une attaque ou de l’influence allemandes, mais
également soviétique. Cette fédération est nécessaire pour la survie même des États de la
région, dans leur grande majorité trop peu puissants pour pouvoir survivre dans un
environnement géopolitique hostile : « Du fait de la dispersion politique de cette partie de
notre continent et donc de l’incapacité de concentrer des forces, que représentaient les
différents États centre-européens, le renforcement de l’influence allemande a tout d’abord été
rendue possible, puis une nouvelle conquête des États de l’Europe centrale par le Reich »81 ;
l’idée de fédération semble donc s’imposer dans ce contexte, ce qui n’est pas le moindre des
paradoxes pour le partisan de l’État-nation qu’est Wojciechowski du fait de ses affinités
démocrates-nationales, même s’il se résout, comme dans les autres projets, par un rôle
prééminent donné à la Pologne. Le « recouvrement » des anciennes terres piastiennes va de
pair avec la fondation d’une fédération, qui selon Wojciechowski doit être à l’échelle
régionale et non européenne pour éviter que l’Allemagne n’utilise cette fédération pour
imposer son influence :
Ici il ne faut pas se faire d’illusion qu’une organisation pan-européenne suffirait, par exemple la
formation d’une sorte d’États-Unis d’Europe. […] La conception des États-Unis d’Europe pourrait en
précise pas davantage EBERHARDT Piotr, « Polski Panslawizw jako idea geopolityczna » (le Panslavisme
polonais en tant qu’idée géopolitique) in Przegląd geopolityczny (la Revue géopolitique), Instytut geopolityczny,
Częstochowa, Tome 7, p. 73, 2014. 80 A-PANpo/Woj/118, Stosunki polsko-niemieckie i problem Europy środkowej (les Relations polono-
allemandes et le problème de l’Europe centrale), 1942. Les papiers personnels de Wojciechowski sont entre
autres conservés aux Archives de l’Académie des Sciences polonaise à Poznań. 81 A-PANpo/Woj/118/ p. 85.
479
effet dans certaines conditions convenir aux Allemands qui, en tant que nation la plus forte du
continent, pourraient être tentés de jouer un rôle directeur dans cette Union82
Il est frappant de voir, déjà, la présence de certains ressorts de l’euroscepticisme polonais
contemporain dans ce texte des années 1940. La fédération régionale prônée par
Wojciechowski servirait ainsi de rempart à toute extension de l’influence allemande, mais
aussi soviétique, puisqu’il exclut d’y inclure l’URSS : « En effet le slogan de la révolution
pan-européenne n’est rien d’autre que la tendance à la soumission par un coup d’État
communiste de toute l’Europe aux dirigeants du Kremlin moscovite. »83. À la lecture de cette
phrase, la non-publication de ce travail après-guerre devient évidente car elle révèle le rapport
profond, hostile, de Wojciechowski au communisme, et met en lumière son caractère
hautement pragmatique après 1945, lorsqu’il s’est agi de coopérer avec le pouvoir en place
pour concrétiser la polonisation des territoires recouvrés. Comme souvent, le projet de
fédération de l’Europe médiane commence par un resserrement des liens avec le voisin
tchécoslovaque, mais cette construction politique n’est que la première pierre d’un ensemble
géopolitique plus vaste :
L’union polono-tchèque doit être étroite. Elle ne peut être une simple alliance. […] L’Union polono-
tchèque sera en mesure de former une force et formera l’embryon d’un bloc centre-européen
d’extension plus large […] L’union polono-tchèque devrait être le commencement d’un bloc centre-
européen d’extension plus large. Les parties intégrantes de ce bloc devraient être, outre les deux États
déjà mentionnés, la Lituanie, la Hongrie et la Roumanie.84
La Pologne est au centre de plusieurs cercles concentriques qui forment un ensemble
étroitement lié qui serait capable de résister au Nord de l’Europe médiane aux avancées
allemandes ou soviétiques ; au sud de la région, Wojciechowski prévoit une fédération
balkanique fondée sur le rapprochement de la Yougoslavie, de la Bulgarie et de la Grèce.
Contrairement aux autres figures évoquées précédemment, il est conscient des antagonismes
nationaux, ce pourquoi il lance un appel aux hommes politiques pour que, sitôt la guerre finie,
ils entament l’élaboration de cette fédération. Milieux de la résistance, proches des anciens
piłsudskistes ou des démocrates-nationaux, les projets de fédération centre-européenne ne
manquent pas, et le gouvernement polonais en exil n’est pas en reste non plus.
82 Idem, p. 85-86. 83 Idem, p. 87. 84 Idem, p. 89/90.
480
La revendication des territoires recouvrés puis leur acquisition permettent aux Polonais au
sortir de la guerre de formuler des projets de fédération ou de zone d’influence plus modestes
mais plus réalistes. Le rattachement de ces terres dans un nouvel ordre géopolitique dominé
régionalement par l’URSS entraîne l’apparition en Pologne de tendances panslavistes à
l’échelle des Slaves occidentaux, ce qui se voit à la fois par le rapport des Polonais à la
question lusacienne et plus largement à l’Allemagne centrale85 mais aussi par le rapport à la
Tchécoslovaquie86.
4. Une frontière germano-polonaise projetée toujours plus à l’ouest
Le retour sur les terres piastiennes de l’Oder comprend également deux
dimensions internationales: le resserrement des liens avec la Tchécoslovaquie et l’extension
de l’influence slave en Allemagne centrale, notamment en renforçant les relations avec les
Serbes de Lusace. La question de l’union avec la Tchécoslovaquie méritant une sous-partie à
elle seule, nous nous bornerons à évoquer ici la question lusacienne au sens large, en tant
qu’elle est révélatrice d’un véritable panslavisme occidental polonais. Ce dernier est à intégrer
dans le discours polonais occidental qui vise à prouver que l’annexion des territoires
recouvrés élargis à des territoires à l’ouest de l’Oder renforcerait d’autant plus les chances de
paix en Europe médiane et augmentant la force du bloc slave occidental.
Le problème des Serbes de Lusace bénéficie, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’une
visibilité assez remarquable sur la scène internationale, aidé en cela par les menées
panslavistes conjointes des Polonais et des Tchécoslovaques. Il s’agit du seul peuple slave
occidental de l’Allemagne orientale actuelle à avoir perduré. Habitant la Lusace, région située
aux confins de la Saxe et du Brandebourg, le peuple sorabe est le dernier vestige des peuples
slaves occidentaux appelés « Polabes » en Pologne et en Tchécoslovaquie. Il vit dans ce que
certains historiens allemands appellent la première zone de la Germania slavica87, espace
d’interactions socio-culturelles germano-slaves correspondant grosso modo à la moitié
85 Pour rappel : l’Allemagne centrale correspond ici grosso modo à ce qui devient par la suite la RDA. 86 Nous traiterons du lien entre territoires recouvrés polonais et projets d’union polono-tchécoslovaque dans la
sous-partie suivante. 87. Il s’agit notamment de W. H. FRITZE (1916-1991), à l’origine du groupe de recherches interdisciplinaire
Germania Slavica, fondé en 1976 à l’Université libre de Berlin, et dont l’objet, par opposition à l’Ostforschung,
est de mieux prendre en compte la composante slave dans l’histoire allemande. Pour une typologie des zones de
peuplement allemand dans les terres originellement et/ou actuellement slaves, cf. la contribution de Christian
Lübke « Before colonization : Christendom at the slav frontier and pagan resistance » in C. INGRAO, F. A.
SZABO (dir.), the Germans and the East (les Allemands et l’Est), Purdue University Press, West Lafayette,
2008.
481
orientale de l’ancienne RDA. Après des siècles de germanisation, un renouveau national le
touche à partir du début du XVIIIe siècle, notamment dans les populations catholiques, alors
qu’en Basse-Lusace, plus germanisée et soumise à la politique bien plus hostile des
Hohenzollern, ce renouveau ne débute que dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pendant la
Seconde Guerre mondiale, quelques indépendantistes sorabes agissent encore, réfugiés soit à
Prague soit dans certaines villes polonaises. En 1945, profitant de l’arrivée des troupes
soviétiques en Lusace, ces activistes constituent à Prague un Comité national sorabe, qui se
dote le 17 septembre d’un comité exécutif. Il ne cesse alors de demander le détachement de la
Lusace de l’Allemagne, profitant notamment de la nouvelle situation géopolitique créée par le
rattachement de nombreux territoires allemands à la Pologne, et notamment de la Silésie,
voisine de la Lusace. On estime alors le nombre des Sorabes entre 100 et 150 000 personnes,
réparties sur quelques milliers de kilomètres carrés88. Durant les années 1945-1948, le Conseil
national sorabe et l’Union des Serbes de Lusace, la Domowina, envoient régulièrement des
mémorandums aux puissances alliées pour trouver une solution politique au problème
lusacien. Ces mémorandums sont déposés notamment à la faveur des grandes réunions
internationales de la sortie de guerre, particulièrement lors des conférences des ministres des
Affaires étrangères des quatre principaux pays victorieux. Dénonçant la poursuite de la
marginalisation politique et de discrimination de la part de la majorité allemande dans le cadre
de la zone d’occupation soviétique, ils se tournent vers les instances internationales, puisqu’ils
ont échoué à obtenir un statut juridique protecteur dans les nouvelles constitutions des régions
allemandes dont ils dépendent89. Dans un mémorandum de mars 1947, la Domowina présente
des revendications précises pour son avenir politique, ouvrant la voie non seulement à une
nouvelle réduction territoriale de l’Allemagne mais esquissant des liens forts avec les États
slaves voisins, selon des modalités non spécifiées :
1) Que, dans tous les cas, une clause obligatoire au sujet des Serbes de Lusace soit incorporée au
prochain Traité de paix, car c’est seulement ainsi que l’existence nationale des Serbes de
Lusace peut être placée sous une protection de droit international ;
2) Que la Lusace soit politiquement détachée de l’Allemagne ;
3) Que la région détachée soit neutralisée ;
88 Les nombres donnés sont une moyenne, les recensements officiels allemands donnant des nombres moindres,
tandis que les évaluations faites par les Serbes de Lusace donnent des nombres bien plus élevés, allant de 200 à
500 000 personnes si on inclue les personnes « d’origine sorabe », origine qu’il est dans les faits bien difficile à
établir puisque ces personnes ne parlent plus le sorabe. 89 Les Serbes de Lusace ont ainsi demandé à deux reprises de constitutionnaliser les droits fondamentaux du
peuple sorabe auprès de l’État libre de Saxe, en septembre 1945 et janvier 1947, demandes laissées lettre morte.
Ils n’ont pas rencontré plus de succès auprès de la Commission constitutionnelle du Brandebourg.
482
4) Qu’elle soit placée sous le contrôle d’un ou de plusieurs États slaves. La puissance sous le
contrôle de laquelle la Lusace sera placée, doit avoir le droit d’y entretenir les forces
nécessaires pour y maintenir l’ordre et le calme ;
5) Que la région soit dotée par les Puissances signataires du Traité de paix d’un statut
garanti ;90
La gradation des demandes montre une revendication politique minimale, celle d’un statut
juridique garantissant les droits culturels et en un certain sens politiques du peuple serbe, mais
également une séparation pure et simple de l’Allemagne, et la protection de la Lusace par la
Pologne et/ou la Tchécoslovaquie.
Carte annexée au Mémorandum présentant les revendications territoriales des Serbes de Lusace91
L’ensemble des revendications porte ainsi sur près de 8 800 kilomètres carrés, rassemblant
plus d’un million de personnes, 1,2 en comptant les Allemands déplacés de Pologne et de
Tchécoslovaquie. Selon les autorités de la Domowina, plus de 50 % de cette population est
d’origine sorabe, en comptant ceux qui pourraient être appelé de « Serbes inconscients
nationalement » : « Bien plus de la moitié de la population originaire appartient au peuple
serbe. Une partie de cette population n’est plus en état, pas suite de la germanisation qu’elle a
90 AMSZ/10-468/p. 10-11. 91 AMSZ/10-468.
483
subie, de se servir de la langue serbe. »92. Ce genre d’approximation grandissant le nombre
potentiel de populations slaves est un fait courant non seulement chez les Sorabes, mais aussi
chez les Polonais, renforçant une base argumentative qui n’est pas sans faiblesse.
L’expansion de l’indépendantisme sorabe entraîne l’éclosion d’un courant d’opinion publique
favorable aux Sorabes en Pologne et y renforce les tendances panslavistes occidentales. Ces
dernières sont récupérées et encouragées par les travaux de certains représentants de la pensée
occidentale polonaise, pour lesquels plus la frontière allemande sera rejetée loin à l’ouest, plus
la paix sera garantie en Europe médiane. Le soutien aux Serbes de Lusace est ainsi perçu
comme un moyen supplémentaire de garantir la sécurité de la Pologne, en même temps qu’il
renforce son importance et son influence dans le monde slave. Trois groupements agissent
comme des relais de la question sorabe en Pologne : l’UOP qui voit dans les Sorabes le
pendant en Allemagne centrale des autochtones des territoires recouvrés, traces vivantes de la
slavité originelle de la Saxe et du Brandebourg, l’Union académique Prołuż93 et les milieux
intellectuels de la pensée occidentale polonaise. L’UOP est sensible à cette problématique dès
le second semestre de 1945, et met ainsi en place un service sorabe au sein de ses institutions
en août 194594. Rapidement, elle milite de manière ouvertement panslaviste pour la solution
d’un État sorabe avec de forts liens politiques avec la Pologne : « on s’est rendu compte en
Lusace que le fait de mener une politique de libération de la Lusace seulement en s’appuyant
sur la Tchéquie ne donnera aucun résultat concret. C’est pourquoi la Pologne est de plus en
plus prise en compte en Lusace comme facteur politique important pour le recouvrement de la
liberté. »95. Forte de près de 3 000 membres, populaire auprès des étudiants, Prołuż est la plus
grande des associations sociopolitiques polonaises entièrement indépendante du pouvoir
central. Elle mène un ensemble d’actions de popularisation de la question lusacienne auprès
de la population polonaise, notamment durant les années 1945-1947, et se fait le relai des
revendications sorabes auprès de l’État polonais, dans l’expectative sur la question puisqu’il
ignore la position officielle de l’URSS96. Ainsi, le 15 mai 1946, Prołuż remet un mémoire
92 Idem, p. 10. 93 Cf. chapitre 4, IIIB. 94 AAN/KSwP/103/p. 37. 95 Idem, p. 44. 96 L’URSS craint qu’accéder aux demandes les plus poussées des Serbes de Lusace ne déconsidèrent encore
davantage le SED, qui serait contraint alors par fidélité à l’URSS de soutenir le détachement de la Lusace de la
zone d’occupation soviétique. En outre le pouvoir soviétique ne veut pas voir réduites, même minimalement, les
capacités de production de sa zone.
484
concernant la Lusace au Conseil national d’État97. Le 6 octobre de la même année, en
collaboration avec l’UOP, elle participe à Poznań au Ier Congrès des spécialistes de la Lusace.
Les bénéfices du « recouvrement » des terres piastiennes ne seront pleinement retirés pour
Prołuż que lorsque la Pologne sera définitivement mise à l’abri d’une nouvelle attaque
allemande par la constitution d’un glacis défensif à l’ouest de ses frontières, dont la Lusace
est un des éléments. Malgré une conjoncture internationale de plus en plus défavorable à la
résolution de la question sorabe dans le sens d’une autodétermination, Prołuż continue son
travail de lobbying. Ainsi, le 25 février 1947, une délégation de l’association remet-elle au
chef de la mission militaire polonaise à Berlin un autre mémoire concernant la situation en
Lusace. Les 11 et 12 octobre 1947 se tient à Gubin, ville frontière polonaise, le 2ème Congrès
des délégués de Prołuż, durant lequel un ensemble de conférences sur la Lusace sont données,
toujours dans l’optique de familiariser au mieux l’opinion publique polonaise avec la question
et de manifester le soutien polonais aux Serbes de Lusace favorables à l’indépendance. À
partir de 1948, l’activité de l’association perd son caractère politique, les autorités polonaises
étant ouvertement hostiles à la constitution d’un État sorabe, pour se recentrer sur l’action
culturelle, notamment à destination des jeunes Sorabes, mais aussi sur l’aide économique.
Les milieux de la pensée occidentale polonaise ne sont pas en reste pour populariser la
question sorabe et se faire des militants de la cause des Serbes de Lusace, voire partisans d’un
panslavisme polonais occidental en suggérant plusieurs projets concernant les liens à établir
entre la Pologne et un hypothétique État sorabe. Ainsi, un certain nombre de rapports sur la
Lusace peuvent être retrouvés au sein des archives du ministère des Affaires étrangères. La
plupart d’entre eux émanent de Henryk Batowski, membre du CSP, spécialiste des Slaves
occidentaux et qui se fait le relais efficace de la cause sorabe et des intérêts que la Pologne
peut en retirer auprès des cercles gouvernementaux. Ses différents rapports montrent
l’évolution de ses idées sur la question, et l’étendue des possibilités pour la Lusace. Dans un
premier rapport98, « La Question lusacienne », en date du 14 avril 1946, il dénonce le
désintérêt du Comité panslave de Moscou concernant cette problématique, ce qui montre sa
marge de manœuvre puisqu’il remet en question une institution soviétique dont il fait partie
indirectement par ses responsabilités au sein de son antenne polonaise. S’il est conscient de ce
que la Pologne ne peut s’étendre encore plus loin à l’ouest, la possession polonaise des
97 Pour rappel : organe législatif du pouvoir provisoire polonais qui correspond à une assemblée constituante. 98 ASMZ/18-427/p. 28-32.
485
territoires recouvrés étant déjà sujette à débat, il propose la formation d’un front panslave
avec les Tchécoslovaques pour faire a minima de la Lusace un territoire sous mandat de
l’ONU : « On peut avancer en tant que concession ultime concernant la question lusacienne,
la création d’un territoire autonome lusacien, totalement indépendant de l’Allemagne, et mis
sous la protection de l’ONU. »99. Dans un autre rapport du 6 juillet 1946100, il reprend les
statistiques officielles et très approximatives du mouvement national sorabe en prétextant que
plus de la moitié de la population de l’État sorabe projeté est sorabe ou est d’origine sorabe101.
Il y lie étroitement la question des territoires recouvrés à celle d’un pays sorabe indépendant
de l’Allemagne, montrant que le parachèvement du « retour » de la Pologne sur les territoires
recouvrés et la garantie ultime pour sa sécurité résident dans une nouvelle réduction
territoriale de l’Allemagne. Cette fois cependant, il envisage bel et bien une annexion de
l’État sorabe à la Pologne, et non à la Tchécoslovaquie. Son raisonnement est le suivant : s’il
ne peut y avoir de garantie internationale pour une Lusace indépendante, autant l’annexer à la
Pologne : « Potentialités défensives. C’est justement pour cela que nous pouvons réellement
penser à rattacher la Lusace à la Pologne après la défaite totale de l’Allemagne. Du point de
vue de la justice historique, on ne peut pas du tout permettre que reste sous le joug allemand
la nation la plus petite et la plus proche de nous, portant ce joug depuis mille ans. »102.
Sécurité nationale et solidarité panslave sont deux arguments pour un rattachement de la
Lusace à la Pologne, solution qui aurait aussi l’avantage de renforcer la défense les territoires
recouvrés. En retour, la possession de ces derniers permet de renforcer des liens culturels
distendus par l’expansion allemande à l'est. Enfin, le troisième rapport de Batowski103, daté du
3 septembre 1946, « À propos de la question de la Lusace », manifeste un retour à une posture
davantage réaliste, puisqu’il ne s’agit plus d’envisager une annexion comme plausible mais au
moins de garantir la permanence de la culture sorabe, voire au maximum d’œuvrer toujours
pour l’indépendance de cette petite nation. Les divisions croissantes entre les puissances
victorieuses et les premières tensions sérieuses de la Guerre froide au cours de 1947 relèguent
la question lusacienne bien loin des préoccupations principales des alliés. Le gouvernement
polonais, qui n’a jamais été enthousiaste face à ce projet de panslavisme politique avec les
99 Idem, p. 32. 100 ASMZ/18-425/p. 9-12. 101 Nous retrouvons toujours cette idée du fait que nombre d’Allemands d’Allemagne centrale sont des Slaves
qui s’ignorent. 102 Idem, p. 12. 103 AMSZ/6-665/p. 49-51.
486
Serbes de Lusace, restreint fortement la propagande pro-sorabe au sein de l’UOP qu’il
contrôle de plus en plus. Prołuż continue de militer pour la cause lusacienne, mais de manière
moins politique après 1948. Le projet apparaît de plus en plus irréaliste et de moins en moins
en phase avec l’internationalisme des démocraties populaires naissantes, notamment si la
réalisation du projet doit se faire par un nouveau nettoyage ethnique.
L’irréalisme est pourtant tenace dans les cercles de la pensée occidentale polonaise. La
frontière sur l’Oder-Neisse laisse libre cours à l’imagination politique de certains de ses
représentants, qui non contents de justifier grâce à elle la formation d’un État lusacien qui
pourrait s’adosser à la Pologne, proposent des entreprises de reslavisation de l’Allemagne
centrale, poussant le panslavisme jusqu’à vouloir reconstituer l’ancien domaine slave
occidental du début du Moyen Âge. L’Oder-Neisse est donc la porte d’entrée à des entreprises
de réduction à néant du danger allemand. Un semblable projet se retrouve par exemple dans
une expertise anonyme104 du ministère des Affaires étrangères polonais intitulée de manière
significative : « Gagnons la paix. L’affaire de la Polabie105 ». La « récupération » des
territoires recouvrés est un appel à une éradication totale et définitive des possibilités de
Drang nach Osten qui justifie la constitution d’un glacis défensif dont la Polabie est la pièce
maîtresse est l’union des Slaves occidentaux le cadre général. Ainsi :
Cela se passera quand non seulement la Pologne obtiendra ses terres des bords de l’Oder et de la
Neisse de Lusace106, mais avant tout quand les terres situées entre l’Oder et l’Elbe, volées aux groupes
slaves, seront détachées du Reich, et les populations qui y habitent, d’origine slave à près de 60-70 %
bien qu’utilisant la langue allemande, pourront librement penser à leur avenir. Cela peut se réaliser par
la formation d’une Polabie indépendante sous la protection des pays slaves voisins ainsi que de toutes
les nations unies.107
Là encore, nous retrouvons la conviction, partagée par la majorité des milieux scientifiques et
politiques polonais à la fin de la guerre et au début de la sortie de guerre que, de même que les
autochtones sont pleinement polonais, la majorité des populations de l’Allemagne centrale est
anthropologiquement slave, et que leur germanité, essentiellement linguistique, n’est qu’un
104 AMSZ/18-425/p. 1-5. 105 Par Polabie, des représentants de la pensée occidentale polonaise entendent les territoires allemands
anciennement peuplés des Slaves polabes, ensemble de tribus de Slaves occidentaux habitant à l’ouest de la
Pologne et au nord-ouest de la Bohême, et dont les Serbes de Lusace sont les derniers représentants non
germanisés entièrement. Cet espace correspond à une bonne moitié de l’ancienne RDA, et grosso modo au
territoire de la Germania Slavica 1. 106 Cette phrase est à comprendre au sens d’une obtention définitive des territoires recouvrés, de manière
officielle, par un traité de paix avec l’Allemagne. 107 AMSZ/18-425/p. 1.
487
vernis que le détachement de ces territoires de l’Allemagne va faire rapidement tomber. Outre
le fait que ces proportions peuvent difficilement se fonder sur des critères scientifiques
valables, les premières difficultés liées à intégrer les populations autochtones auraient dû
alerter l’auteur de ce projet sur les difficultés à mener une reslavisation à grande échelle de
populations germanisées bien plus que superficiellement. Nonobstant ces difficultés,
l’expertise propose un véritable plan de partage de l’Allemagne :
Carte représentant un plan de partage de l’Allemagne avec la mise en place d’un État polabe108
Ce dernier serait seul à même de garantir la paix en Europe. Le retour des territoires recouvrés
à la Pologne apparaît donc comme la première étape d’un ensemble plus vaste qui est le
démantèlement complet de l’Allemagne et la formation d’un glacis polabe qui renforce à la
fois les capacités défensives de la Pologne, mais aussi la force géopolitique du bloc slave
occidental. La carte montre clairement la présence de la Polabie, zone de l’Allemagne où la
Pologne et la Tchécoslovaquie auraient une influence importante, en lieu et place de
l’Allemagne centrale, séparée du reste des terres allemandes par le cours inférieur de l’Elbe et
la Saale. L’Oder-Neisse est ainsi un catalyseur de projets panslavistes occidentaux, qui
semblent alors plus faciles à réaliser que tous les plans d’union régionale évoqués auparavant.
Parmi ceux-ci, il en est un qui est très régulièrement revenu sur le devant de la scène
géopolitique régionale, la fédération polono-tchécoslovaque.
108 Idem, annexe (p. 6).
488
B. Permanence et échec du projet de fédération polono-tchécoslovaque
L’extension de la Pologne vers l’ouest rend possible un projet de fédération polono-
tchécoslovaque, qui serait la meilleure garantie pour se prémunir contre une nouvelle
agression allemande. Si le projet devait échouer, l’acquisition des territoires recouvrés rend
possible une coopération étroite avec la Tchécoslovaquie. La sous-partie présente étudie donc
ces projets, l’échec de la solution de fédération mais aussi les difficultés pour mettre en place
ne serait-ce qu’une collaboration économique et culturelle avec la Tchécoslovaquie à cause de
différends frontaliers entre la Pologne et cet État. Les régions qui devaient rapprocher ces
deux pays vont au contraire contribuer à maintenir le fossé entre les deux États qui ont des
relations traditionnellement compliquées.
Concernant les projets de rapprochement entre les deux États voire de fédération polono-
tchécoslovaque, plusieurs périodes sont à distinguer : des projets émergent déjà à l’époque de
l’entre-deux-guerres, atteignent leur apogée durant la période de domination de l’Axe pendant
la Seconde Guerre mondiale, se raréfient fortement entre 1943 et 1945, pour perdurer de
manière ponctuelle et sous une forme bien plus atténuée lors de la sortie de guerre. Durant
l’entre-deux-guerres, les projets restent très limités et théoriques du fait de relations polono-
tchécoslovaques tendues109. La question de la Silésie de Cieszyn envenime les relations
polono-tchécoslovaques110. Après une période de fortes tensions entre les deux pays au
moment de la guerre polono-bolchévique, une détente relative s’amorce. Au sein de la scène
politique tchécoslovaque, il faudrait aussi distinguer entre plusieurs personnalités ou
groupements aux avis divergents sur la question d’un rapprochement politique avec la
Pologne. Les hommes politiques slovaques, notamment Milan Hodža111, chef de file des
agrariens, sont en général plus favorables au projet de fédération avec la Pologne, alors que
les Tchèques sont moins enthousiastes, à quelques exceptions près, comme Jan Masaryk. Les
109 Nous nous appuierons ici notamment sur l’article suivant : SZYMANKIEWICZ Błażej, « Koncepje sojuszy
polsko-czechosłowackich w latach 1919-1943» (les Conceptions des alliances polono-tchécoslovaques dans les
années 1919-1943) in Historia Slavorum Occidentalis, 1, (4), p. 165-178, 2013. 110 Territoire faisant partie de l’Empire habsbourgeois, la principauté de Cieszyn (Teschen en allemand) est
peuplée selon le recensement de 1910 de 55 % de Polonais, 27 % de Tchèques, 18 % d’Allemands. Si la tenue
d’un plébiscite est un temps décidée pour régler la question de l’appartenance territoriale de cette petite région,
c’est finalement le Conseil des ambassadeurs qui tranche la question, imposant un partage entre la Pologne et la
Tchécoslovaquie. La Pologne obtient une majorité de la région, mais demeure en territoire tchécoslovaque une
minorité polonophone importante, qui va devenir une source de tensions récurrentes entre les deux États pendant
les décennies suivantes. 111 (1878-1944), Premier ministre tchécoslovaque de 1935 à 1938, chef du parti républicain des ouvriers et des
paysans.
489
relations polono-tchécoslovaques se tendent cependant fortement à partir de 1935 jusqu’à
devenir franchement hostiles au moment où la Pologne profite des Accords de Munich pour
annexer la partie de la Silésie de Cieszyn tchécoslovaque dans laquelle se trouve la minorité
polonaise. C’est paradoxalement avec l’apparition d’une Slovaquie indépendante des Pays
tchèques mais satellite de l’Allemagne que réapparaissent des projets d’union polono-
tchécoslovaque. Hodža, en exil, propose dans un mémoire de septembre 1939 une semblable
union, au sein de laquelle la Slovaquie bénéficierait d’une large autonomie.
Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, l’invasion de la Pologne et la défaite
polonaise en 1939 rapprochent cependant Polonais et Tchécoslovaques112. Le 11 novembre
1940, un premier accord de coopération est signé entre les deux gouvernements en exil qui
ouvre la voie à un rapprochement politique et économique. En juin 1941, le Comité polono-
tchécoslovaque de coordination propose un Ensemble d’actes constitutifs de la Pologne et de
la Tchécoslovaquie, jetant les bases d’une construction politique commune. L’entrée en
guerre de l’URSS113 bouleverse cependant les rapports de force au sein des Alliés. Désormais,
Beneš, qui fait davantage confiance à une relation privilégiée avec l’URSS qu’à une
éventuelle union avec la Pologne pour assurer la sécurité tchécoslovaque, pose des conditions
quant à la réalisation de l’union. Il fait dépendre la réalisation du projet d’union de
l’amélioration des relations polono-soviétiques, ce qui braque les Polonais. En dépit de
certaines concessions faites par les Polonais, Beneš se montre toujours inflexible, et demeure
méfiant envers un gouvernement polonais en exil qu’il assimile trop vite à une continuation
de celui d’avant 1939. Sikorski essaie encore de négocier début 1943 directement avec
Moscou pour faire reconnaître le principe d’une fédération centre-européenne, quitte à signer
une alliance entre cette fédération et l’URSS. La rupture polono-soviétique consécutive à la
découverte des charniers de Katyń en avril 1943 enterre définitivement le projet d’union
polono-tchécoslovaque. La perspective du « recouvrement » des territoires recouvrés est
cependant un grand argument en faveur d’un resserrement des liens entre Polonais et
Tchécoslovaques pour garantir la sécurité de l’ensemble face à une Allemagne
potentiellement revancharde.
112 Pour plus de précisions sur les relations entre ce projet et l’influence de l’URSS en Europe médiane, cf.
chapitre 1, IA. 113 La majorité des informations concernant les relations polono-tchécoslovaques et les plans d’union pendant la
guerre proviennent de l’article suivant : KISIELEWSKI Tadeusz, « Polski punkt widzenia w stosunkach polsko-
czechosłowackich w okresie II Wojny Światowej» in Dzieje najnowsze, 32/3, p. 135-157, 2000.
490
La fin de la guerre, la translation de la Pologne vers l’ouest, le déplacement des Allemands
des Sudètes et des territoires recouvrés créent une communauté d’intérêts entre la
Tchécoslovaquie et la Pologne pour concrétiser les tentatives de rapprochement initiées
pendant la guerre. Si la question du rapprochement polono-tchécoslovaque ne se pose plus en
termes de fédération après 1945, les initiatives ne manquent pas, d’autant que la nouvelle
configuration territoriale semble propice au renforcement des liens entre les deux pays. La
disparition de la Silésie allemande met fin à la protubérance territoriale qui séparait la
Pologne et la Tchécoslovaquie, et qui faisait que les Pays tchèques n’avaient de contact avec
la Pologne que par la région, à l’appartenance nationale controversée, de la Silésie de
Cieszyn. Pour ceux qui continuent, malgré la tendance géopolitique de la sortie de guerre, à
espérer la mise en place d’une fédération polono-tchécoslovaque, les changements territoriaux
de Potsdam sont le préalable à l’établissement d’une pareille union. Ainsi, dans l’ouvrage déjà
cité114, Ipohorski-Lenkiewicz fait de la disparition du « coin silésien » une nécessité pour
établir une organisation politique entre la Pologne et la Tchécoslovaquie :
Avec l’existence de ce coin on ne peut en aucun cas se représenter la mise en place durable et solide
d’un bloc d’États, dont feraient partie la Pologne et la Tchécoslovaquie. La nécessité de couper ce coin
à sa racine, que représente justement la Basse-Neisse, s’impose d’elle-même. De ce point de vue
géopolitique la frontière Oder-Neisse doit donc être considérée comme intentionnelle et rationnelle.115
Les territoires recouvrés justifient la formation d’une union politique, et la nécessité de cette
dernière pour mieux faire face à l’Allemagne sont un argument de plus pour justifier le statu
quo territorial de Potsdam. Les représentants de la pensée occidentale polonaise n’avaient
cependant pas anticipé que le rattachement des anciennes provinces allemandes à la Pologne,
loin d’améliorer les relations polono-tchécoslovaques, allait au contraire les tendre, car de fait
ces régions vont multiplier les contentieux frontaliers entre les deux États, en plus du conflit
de la Silésie de Cieszyn, toujours non réglé entre 1945 et 1947. Les tensions se focalisent en
fait sur trois districts ou fragments de districts sur lesquels la Tchécoslovaquie émet, plus ou
moins directement, des prétentions, afin de répondre aux revendications polonaises sur la
Silésie de Cieszyn. Il s’agit de certaines communes des districts de Racibórz, Głubczyce,
Kłodzko et Zgorzelec. De manière imprévue, les spécialistes de la pensée occidentale
polonaise ont dû défendre non seulement la présence polonaise sur ces terres face aux
114 IPOHORSKI-LENKIEWICZ Witold, Granice Polski (les Frontières de la Pologne), Biblioteka Wolna
Trybuna (Bibliothèque de la Libre Tribune), Rome, 1947. 115 IPOHORSKI-LENKIEWICZ Witold, op. cit., p. 14.
491
Allemands, mais aussi face aux Tchèques alors même que de forts courants politiques et
d’opinion publique, notamment dans les milieux occidentaux, militaient en Pologne pour le
renforcement des liens avec la Tchécoslovaquie. Cette défense se retrouve par exemple dans
un rapport de Batowski pour le ministère des Affaires étrangères intitulé « Les revendications
tchèques en Silésie polonaise sous le manteau lusacien »116, en date du 27 décembre 1945 :
« Il se trouve que les Tchèques présentent des revendications non seulement concernant
Kłodzko et le district de Głubczyce-Racibórz, mais aussi pour une bande significative de terre
le long de la frontière occidentale de l’État polonais, l’espace entre la Neisse à l’ouest et les
rivières Kwisa et Bóbr à l'est. »117. L’essentiel des régions évoquées ci-dessus est repérable
sur la carte suivante tirée des fonds du Bureau des Travaux pour le Congrès :
Carte représentant les différentes revendications tchèques en Silésie118
D’ouest en est, nous pouvons repérer la partie polonaise de la botte de Zittau, sur laquelle
nous reviendrons, la vallée supérieure de la Neisse de Kłodzko (le saillant principal au centre
de la frontière méridionale), avec la ville éponyme, tout ou partie du district de Głubczyce
(saillant oriental non loin de la Silésie de Cieszyn) avec une petite partie de celle de Racibórz.
116 AMSZ/6-665/p. 3-4. 117 Idem, p. 3. 118 AMSZ/18-54.
492
Du fait de ces prétentions territoriales, des tensions diplomatiques se font jour régulièrement
entre les deux États, l’irrédentisme polonais envers Cieszyn existant toujorus. Les experts
polonais de l’histoire silésienne entendent remettre en cause les arguments tchèques de la
présence de populations de langue tchèque dans certaines parties de la Silésie annexées par la
Pologne en 1945, notamment les districts de Głubczyce et de Racibórz, comme dans une
expertise anonyme sur « La question des districts de Racibórz et de Głubczyce. Esquisse des
rapports nationaux et géographico-économiques »119. Cette dernière opère une distinction
entre populations tchèques et moraves : « Cette population appelle également sa langue le
morave, bien qu’elle appartienne aux dialectes de transition léchite, l’accent est polonais (sur
l’avant-dernière syllabe), sans consonnes longues. »120, et assimile de fait les Moraves ou du
moins une partie d’entre eux aux Polonais. Conscient des limites de ce raisonnement ou
n’attachant pas grande importance à ces territoires, l’auteur de ce rapport traduit l’état d’esprit
d’une partie importante de la classe politique polonaise de l’époque : l’objectif est toujours de
récupérer au moins une partie de la Silésie de Cieszyn polonophone, d’où la possibilité de se
servir de certains des territoires revendiqués par les Tchèques comme monnaie d’échange :
« C’est pourquoi des cessions territoriales éventuelles en faveur de la Tchécoslovaquie dans
cette région ne peuvent être tolérées qu’en échange de quelques concessions tchèques en
faveur de la Pologne sur un autre territoire »121 ; l’auteur pense explicitement à la Silésie de
Cieszyn. Ces relations polono-tchécoslovaques difficiles concernent également un autre
dossier qui aurait pu rapprocher les deux pays mais qui contribue à tendre encore davantage
leurs rapports : il s’agit de la question lusacienne, que certains Polonais, et notamment les
représentants de la pensée occidentale polonaise, accusent les Tchèques d’instrumentaliser en
leur faveur pour avancer des revendications territoriales masquées en Silésie. Ainsi, ils
réclament pour l’État sorabe ou soutiennent les revendications de certains Sorabes sur certains
territoires de l’extrémité occidentale de la Silésie polonaise, ce qui reviendrait indirectement à
les réclamer pour la Tchécoslovaquie, ce pays ayant des visées sur la Lusace, comme indiqué
sur la carte ci-dessous :
119 AMSZ/6-136/p. 42-48. 120 Idem, p. 42. 121 Idem, p. 45.
493
Carte représentant les revendications minimales (blanc) et maximales (grisé) sorabes122
Ces revendications par l’entremise de la cause sorabe sont doublées d’autres plus directes qui
portent sur la botte de Zittau123, petite ville allemande située dans une protubérance territoriale
au carrefour de la Saxe, de la Silésie, et de la Bohême. La partie orientale de la botte ayant été
rattachée à la Pologne, les Tchèques présentent des revendications sur les deux parties du
territoire de part et d’autre de la Neisse de Lusace124. À Zittau, un Conseil national
tchécoslovaque est proclamé par la minorité tchèque le 29 mai 1945, ce qui donne matière au
gouvernement tchèque de la revendiquer, à la fois pour des raisons historiques,
démographiques, mais surtout stratégiques, puisque cette petite région s’enfonce dans le
territoire tchécoslovaque et permet d’établir une continuité territoriale avec la Haute-Lusace
des Sorabes. Ces revendications territoriales sont faites de manière très officielle : un
mémorandum est ainsi transmis le 24 avril 1946 aux ministres des Affaires étrangères des
quatre grands, qui demande la totalité de la botte de Zittau, y compris le territoire reconnu
sous administration polonaise à Potsdam. Au fur et à mesure de la constitution d’un bloc de
pays autour de l’URSS, les revendications tchécoslovaques se réduisent de plus en plus.
L’État soviétique désire quant à lui mettre fin aux querelles entre les pays de sa zone
122 AMSZ/6-665/p. 103. 123 Żytawa en polonais, Žitava en tchèque. 124 Cf. particulièrement : PAŁYS Piotr, « Czechosłowackie próby uzyskania po drugiej wojnie światowej ziemi
żytawskiej» (Les tentatives tchécoslovaques d’acquérir la terre de Żytawa après la Seconde Guerre mondiale) in
Dzieje najnowsze (Histoire contemporaine), 36/1, p. 101-116, 2004.
494
d’influence, et impose des solutions diplomatiques aux différents pays. Ainsi, dans le contexte
de communisation des pays de l’Est de l’Europe, un traité d’amitié polono-tchécoslovaque est
signé le 10 mars 1947, qui met fin, au moins officiellement, aux conflits territoriaux. Si les
frontières se figent, la construction d’un nouvel ensemble géopolitique à partir de 1947 porte
définitivement un coup mortel à la fédération polono-tchécoslovaque, et réoriente les liens
entre les deux pays vers une coopération purement économique.
Dans ce domaine, et c’est un argument employé par la pensée occidentale polonaise, les
territoires recouvrés jouent un rôle important dans la mise en relation économique de la
Pologne et de la Tchécoslovaquie. En effet, la possession de la grande majorité du bassin
fluvial de l’Oder par la Pologne pourrait se révéler d’un grand intérêt pour la
Tchécoslovaquie : en empruntant l’Oder, le commerce fluvial tchécoslovaque aurait un accès
plus rapide à la mer par le port de Szczecin plutôt que par l’Elbe et le port de Hambourg, ce
qui permettrait en outre de réduire la dépendance à l’Allemagne et lui ôterait un moyen de
pression économique. Les territoires recouvrés polonais rendent ainsi possible une
coopération économique plus fructueuse entre les Pologne et Tchécoslovaquie, ce qui se voit
notamment par la mise en place de projets pour faciliter l’utilisation par la Tchécoslovaquie
des voies d’eau polonaises. Ainsi, une expertise125 de l’Institut baltique pour le Comité des
affaires étrangères des territoires recouvrés étudie les possibilités pour les Tchécoslovaques
d’utiliser le port de Szczecin selon différentes modalités :
1. L’octroi de facilité douanières les plus larges […]
2. Un consortium polono-tchèque
3. La location d’une partie du port
4. Une enclave126
Cette coopération économique ne serait pas limitée à une utilisation conjointe des
infrastructures portuaires de Szczecin qui deviendrait ainsi la principale interface du monde
slave occidental avec le monde, mais porterait aussi sur la navigation sur l’Oder. Un projet
d’accord polono-tchécoslovaque127 trouvé au ministère des Affaires étrangères polonais porte
sur l’établissement d’une société mixte d’exploitation de l’Oder entre la Pologne et la
Tchécoslovaquie. L’accord de principe est signé le 4 juillet 1947 pour une application courant
125 AAN/KSZZO/121/p. 1-12. 126 Idem, p. 2. 127 AMSZ/18-381/p. 1-8
495
1948. Les territoires recouvrés, fondements de l’union des pays slaves autour d’objectifs
économiques commun, voilà qui est un argument supplémentaire pour la pensée occidentale
polonaise ; en même temps, cette vision convient pleinement à l’URSS, à l’heure où elle
commence à élaborer une réponse au Plan Marshall. Les projets de coopération lancés dans la
foulée du Traité d’amitié polono-tchécoslovaque annoncent en effet l’intégration économique
des pays du Bloc de l’Est en formation dans le cadre du COMECON alors que ces derniers se
présentent de plus en plus comme le « camp de la paix ».
IV Un renforcement du « camp de la paix »
Les territoires recouvrés, parce qu’ils renforcent les potentialités économiques des
démocraties populaires et en font un objectif de leur défense collective, permettraient enfin un
renforcement du « camp de la paix ». L’argumentaire de la pensée occidentale polonaise
prend ici des tournures plus socialistes. Le tournant idéologique des années 1948-1949 avec la
mise en place de l’hégémonie du PZPR sur la scène politique intérieure polonaise force les
représentants de la pensée occidentale polonaise à moduler leur discours. Les territoires
recouvrés ne peuvent plus être le fondement d’un panslavisme qui a le double inconvénient
pour l’internationalisme marxiste soviétique d’être trop nationaliste et de tendre à un
expansionnisme dangereux pour la cohérence du Bloc de l’Est. En revanche, dans un premier
temps, leur possession par la Pologne peut être instrumentalisée comme le préalable pour
développer les relations économiques entre pays socialistes et, dans un second temps, pour
œuvrer à la paix dans le monde, à travers notamment la propagande autour de « la frontière de
la paix ».
A. Une coopération accrue entre les pays du Bloc de l’Est
La possession des territoires recouvrés par la Pologne est souvent montrée comme le
ciment d’une coopération interrégionale accrue entre les pays centre-européens, qui
préfigurent les relations au sein du Bloc socialiste. Une thématique émerge nettement pour
servir cet argument en faveur de territoires recouvrés polonais : leur possession par l’État
polonais renforce l’ouverture des pays centre-européens, voire danubiens, sur le monde, par
voie de fait leur commerce et semble donc promettre un développement économique
conséquent. Les spécialistes gouvernementaux polonais et les représentants de la pensée
occidentale polonaise mettent en effet aussi en avant l’intérêt économique de l’axe de
transport Oder-Szczecin non seulement pour la Pologne, mais également pour tous les pays du
496
bassin danubien. Cet argument se fonde sur des considérations de nature géoéconomique
selon lesquelles l’hinterland du port de Szczecin comprendrait une partie notable du bassin
fluvial danubien. Ainsi, un rapport du Comité pour les Affaires étrangères des territoires
recouvrés128 intitulé « L’Oder comme voie de transit pour les pays du bassin du Danube et les
possibilités de Szczecin sous cet angle » prétend que « l’hinterland de Szczecin se compose
du territoire de la Tchécoslovaquie, d’une partie de la Roumanie, de la Saxe, de l’Autriche, de
la Yougoslavie et de la Bulgarie »129. Il se fonde sur l’assimilation de la mer Noire à une
impasse et sur la carence en ports internationaux pour la plupart des pays danubiens puisque
ceux qui existent éventuellement (comme Trieste ou Athènes) sont séparés de la région
centre-européenne par les différentes chaînes de montagnes des Balkans. Ainsi, Szczecin
semble être le port géographiquement le mieux situé pour capter la majorité du trafic
commercial, par voie fluviale ou ferrée, des pays du bloc socialiste en cours de constitution,
ce que montre le tableau suivant :
Ports
Villes
Hambourg Szczecin Gdynia/Gdańsk Trieste
Prague 655 914130 494 1 000 930
Bogumin131 800 364
Brno 910 700 765 741
Budapest 1 277 974 1 036 615
Leipzig 451 460 296
Chemnitz 532 346
Tableau représentant les distances entre les différents ports à l’hinterland centre-européen avec un
certain nombre de villes centre-européennes132
Ce tableau indique la logique géographique, qui devrait faire selon les experts polonais de
Szczecin l’interface privilégiée entre l’Europe centrale et le monde, puisque dans tous les cas,
Szczecin est plus proche des principales villes centre-européennes, notamment
128 AAN/KSZZO/59/p. 1-23. 129 Idem, p. 1. 130 Les chiffres en italique sont les distances par voie fluviale, les autres par voie ferrée. 131 Première ville tchèque sur l’Oder. (Bohumin). 132 Idem.
497
tchécoslovaques et même dans certains cas allemandes, qu’Hambourg, sa grande rivale.
Néanmoins, le port de Szczecin ne soutient pas la comparaison avec le principal port
allemand :
Hambourg restait un nœud de communication et un relai commercial également pour la Pologne
jusqu’à la guerre douanière polono-allemande de 1925. […] Hambourg était et est encore le principal
port pour le commerce maritime de la Tchécoslovaquie. Grâce à cette importance d’Hambourg, dans
une moindre mesure de Brême, l’Allemagne contrôlait le commerce extérieur de l’Europe du Sud-Est
des années avant que, par la voie d’une pénétration économique toujours plus grande et d’une pression
politique, elle ait inféodé entièrement ces pays.133
Cette situation privilégiée de Hambourg comme principal réceptacle du commerce
international centre-européen a été une constante des échanges commerciaux du premier
XXe siècle jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, et a contribué à l’asservissement économique
des pays de l’Europe danubienne par les accords de clearing inégaux des années 1930,
imposés par l’Allemagne nazie aux pays de la région puisque l’État allemand contrôlait le
débouché principal de leur commerce. Cette situation de dépendance se voit clairement dans
ce tableau :
Ports Total des échanges
(milliers de tonnes)
Tchécoslovaquie Hongrie Roumanie
Total des échanges
(milliers de tonnes)
5 533 4 782 751
Allemands 3 408 62 % 2 794 58 % 314 42 % 300
Dont Szczecin 1 069 19 % 842 18 % 127 17 % 100
Polonais 1 435 26 % 1 186 25 % 28 4 % 227
Adriatiques 983 18 % 714 15 % 269 36 %
Autres 20 87 13
Tableau représentant les voies d’exportation privilégiées de certains pays danubiens134
Si le port de Szczecin capte une part importante du commerce international de la
Tchécoslovaquie ou de la Hongrie, il demeure bien moins utilisé que le reste des ports
allemands, et notamment Hambourg. Ce handicap de la ville poméranienne a longtemps été
dû principalement à la géoéconomie régionale, avec un bassin de l’Oder moins développé que
133 Idem, p. 2. 134 Idem, p. 4.
498
celui de l’Elbe puis divisé politiquement dans l’entre-deux-guerres comme le montrent ces
cartes :
Cartes représentant le système de navigation international centre-européen dans l’entre-deux-
guerres et lors de la période de sortie de la Seconde Guerre mondiale135
La translation de la Pologne vers l’ouest unifie le bassin fluvial de l’Oder et favorise les
contacts polono-tchèques par l’existence, désormais, d’une longue frontière entre la Silésie
polonaise et les Pays tchèques. Ce faisant, l’Oder devient une artère de commerce possible
pour la Tchécoslovaquie dans un premier temps, pour la Hongrie, l’Autriche, voire la
Yougoslavie et la Roumanie dans un second temps. Cet argument en faveur de la polonité des
territoires recouvrés pourrait rester un vœu pieux s’il ne comprenait pas un projet
d’infrastructure importante visant à mettre en relation le cours supérieur de l’Oder avec le
cours moyen du Danube par l’entremise d’un canal. Ce projet d’un canal Oder-Danube est
donc évoqué à maintes reprises à partir de la sortie de guerre : « L’Oder relié au Danube
formera une voie d’eau pour l’échange des marchandises entre le nord et le sud, rendant ainsi
les pays danubiens indépendants de la voie fluviale par l’Allemagne. »136. Il s’agit d’un des
premiers projets de coopération économique régionale, qui s’inscrit pleinement dans
l’intégration économique du Bloc socialiste naissant. Cet argumentaire polonais vise en fait à
sensibiliser les pays de la région à l’intérêt de la possession de l’Oder par la Pologne sur
l’essentiel de son cours, et est décrit comme un moyen de stabiliser la région en lui offrant
une garantie d’indépendance économique face à l’Allemagne :
L’Oder et son système de cours d’eau tributaires et de canaux peuvent rendre des services inestimables
à la Tchécoslovaquie par laquelle courent les 96 premiers kilomètres de cette rivière. De nombreux
États de l’Europe du Sud-Est, la Yougoslavie, la Hongrie, l’Autriche, la Roumanie ou la Bulgarie
tireront aussi bénéfice de l’unification, longtemps attendue et bientôt réalisée des systèmes fluviaux de
l’Oder et du Danube. Pour tous ces pays, il est très positif que presque tout le cours de l’Oder soit situé
à l’intérieur du territoire d’une Pologne propice à la paix, qui est bien loin de conduire une politique
d’expansion économique.137
La participation des pays danubiens à l’utilisation voire à l’exploitation de l’Oder est une des
pierres de l’édification d’une construction plus vaste, un véritable système économique
régional qui se développe progressivement avec la mise en place du COMECON à partir de
1949. Si les spécialistes polonais exagèrent l’importance de ce cours d’eau et de son débouché
portuaire qu’est Szczecin pour l’Europe centrale, notamment les pays balkaniques, il n’en est
pas moins vrai que les avantages réels que les pays centre-européens peuvent en retirer sont
un des liants pour les souder davantage entre eux. En ce sens, l’Oder-Neisse est un catalyseur
de la pacification des rapports nationaux dans la région, dernier argument en faveur de sa
reconnaissance internationale unanime.
B. La Ligne Oder-Neisse, garante de la paix entre les nations
Si l’argument de la coopération économique entre démocraties populaires naissantes,
grâce notamment à l’administration polonaise de l’Oder, a déjà une teinte socialiste, la pensée
occidentale polonaise se socialiste encore davantage lorsqu’elle présente la frontière
occidentale polonaise comme la « frontière de la paix ». Propagande nationale, voire
nationaliste et propagande communiste se rejoignent alors ; à la faveur de la stalinisation, la
première est même intégrée à la seconde précisément par ce biais. L’extension de la Pologne
vers l’ouest est perçue comme facteur de paix à l’échelle européenne voire mondiale car elle
éloigne la perspective de la guerre et participe activement à la construction de la paix entre les
nations.
Le slogan qui émerge de plus en plus dans la propagande polonaise, qu’elle soit issue du
gouvernement ou des milieux occidentaux, à partir de 1948, est celui de la ligne Oder-Neisse
137 APP/PZZ/737/p. 185.
500
comme « frontière de la paix ». Cet argument de la pensée occidentale polonaise qui est à la
fois un élément de propagande pour la démocratie populaire polonaise et le Bloc de l’Est
s’insère dans un contexte plus large, celui de la présentation du Bloc soviétique émergent
comme élément pacificateur dans les relations internationales, par opposition à des pays
occidentaux, notamment anglo-saxons, qui mèneraient une politique d’expansion agressive
qui rallumerait les braises du militarisme dans les zones occidentales de l’Allemagne. Cette
particularité de la propagande communiste et soviétique se fait jour progressivement à partir
de 1948, et dès le départ, les territoires recouvrés y sont étroitement associés, puisque c’est à
Wrocław que se tient du 25 au 28 août 1948 le Congrès des intellectuels pour la paix, grand-
messe de l’internationale communiste qui dénonce la politique prétendument belliciste des
pays occidentaux et font des pays regroupés autour de l’URSS le « camp de la paix ». Ce
congrès lance les fondations du Congrès mondial des partisans de la paix en 1949, caisse de
résonnance officieuse de la propagande soviétique à destination des milieux intellectuels et
politiques occidentaux. L’argumentaire de la pensée occidentale polonaise, socialisée et
débarrassée de ses oripeaux nationalistes, s’insère parfaitement dans le pacifisme militant de
l’internationalisme. La double vocation de défense et de construction de la paix de la frontière
Oder-Neisse se retrouve dans une brochure d’un membre de l’UOP, Jan Kubacki, La Pologne
en tant qu’élément de reconstruction et de prospérité de l’Europe138, à l’époque où triomphe
en son sein les éléments inféodés au PPR ou en tous cas qui appuient de fait son action :
La frontière sur l’Oder et la Neisse de Lusace signifie l’affaiblissement de la puissance allemande, qui
a toujours été par ses tendances impérialistes un danger pour la paix en Europe et dans le monde. […]
Les nouvelles frontières ne réduisent pas seulement les menaces sur la paix, mais présentent également
un élément positif dans le système de sécurité général.139.
Dans un premier temps, la rhétorique polonaise s’appuie sur le fait que remettre en cause
l’Oder-Neisse, favoriser le révisionnisme, c’est courir à la guerre, et que seul le maintien de la
nouvelle frontière germano-polonaise peut garantir la paix. Un discours prononcé à l’occasion
du premier jour de la Semaine des terres occidentales140 en avril 1948 présente le lien
intrinsèque entre des terres occidentales polonaises et le recul des forces militaristes en
138 KUBACKI Jan, La Pologne en tant qu’élément de reconstruction et de prospérité de l’Europe, Éditions de
l’UOP, Poznań, 1948, trouvé dans APP/PZZ/730/p. 102-129. 139 APP/PZZ/730/p. 124. 140 Nous les présenterons plus longuement dans le chapitre suivant, il s’agit des manifestations de propagande
majeure de l’UOP organisées chaque année pour populariser la thématique des territoires recouvrés.
501
Europe : « Le rattachement des terres occidentales à la Pologne est un élément cimentant la
paix du monde, car il a provoqué l’affaiblissement du potentiel militaire de l’Allemagne. Ces
terres étaient la forteresse des Teutoniques contemporains, poussant vers l'est, les casernes de
l’Europe occidentale, les bases d’assaut dans la lutte contre les Slaves »141. Ce mélange de
panslavisme et d’internationalisme pacifiste est caractéristique de la transition de la pensée
occidentale polonaise de l’époque de la sortie de guerre vers celle du stalinisme puis de la
voie polonaise vers le communisme. Avec le renforcement des liens entre pays socialistes par
l’établissement du COMECON en 1949 puis du Pacte de Varsovie en 1955, la frontière Oder-
Neisse devient un enjeu de défense pour la sécurité collective de tout le bloc de l’Est, idée qui
peut se retrouver dans un article de Bolesław Wiewióra paru dans la Revue occidentale142 en
1955 : « Sous le slogan de la révision de l’Oder-Neisse se concentrent ces forces qui tendent à
renforcer la tension dans les relations internationales pour préparer le terrain pour la guerre
contre le camp des pays socialistes. »143. L’intégration de la Pologne au camp socialiste fait de
la défense de l’Oder-Neisse une affaire non seulement polonaise, mais aussi une affaire de
sécurité élargie à tous les pays du Bloc de l’Est, ce qui donne à cette frontière de meilleures
garanties de perdurer. Le représentant de la pensée occidentale qu’est Wiewióra prend bien
soin d’internationaliser au maximum la question : il ne s’agit pas de montrer simplement que
la question de l’Oder-Neisse est une question de sécurité locale, voire collective à la seule
échelle du Bloc de l’Est, mais également de prouver qu’il en va de la paix européenne voire
mondiale, à l’époque de la dissuasion nucléaire. Ainsi : « Le révisionnisme n’est pas
seulement particulièrement dangereux pour la Pologne, car il menace directement nos
frontières, mais il représente un danger très important pour la paix du monde entier. »144. La
remise en cause de la nouvelle frontière polono-germanique ne peut que déclencher une
guerre ; en raisonnant par l’absurde, Wiewióra démontre que l’on ne peut se proclamer à la
fois pacifiste et révisionniste à l’égard de l’Oder-Neisse. Seule une reconnaissance du statu
quo territorial issu de Potsdam permettrait de liquider un des problèmes géopolitiques
141 APP/PZZ/731/p. 19-25. 142 Wiewióra (1926-1963) est docteur habilité en droit, membre de l’Institut occidental et travaillant à
l’Université de Poznań. Il était spécialiste du droit international, notamment en ce qui concerne les relations
germano-polonaises et la frontière Oder-Neisse. WIEWIÓRA Bolesław, „Granica na Odrze i Nysie Łużyckiej
jako element stabilizacji pokoju i bezpieczeństwa w Europie” (la Frontière sur l’Oder et la Neisse de Lusace,
élément de stabilisation de la paix et de la sécurité en Europe) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale),
p. 1-40, Vol. I, 1955. 143 WIEWIÓRA Bolesław, op. cit., p. 14. 144 WIEWIÓRA Bolesław, op. cit., p. 24.
502
principaux risquant de déstabiliser l’Europe. Et Wiewióra de montrer en exemple la
République démocratique allemande qui a reconnu la frontière peu de temps après sa création,
même s’il se garde bien de dire que cette reconnaissance lui a été de fait imposée par
l’URSS : « Les accords frontaliers entre la Pologne et la République démocratique allemande
sont devenus un élément important pour renforcer la paix, puisqu’ils liquident en effet un des
problèmes les plus épineux dans l’ordre territorial européen d’après-guerre. »145. La frontière
occidentale de la Pologne de 1945 ne fait pas qu’éloigner la perspective d’une nouvelle guerre
puisque sa remise en cause entraînerait de nouveau une déflagration au niveau européen aux
conséquences incalculables à l’ère atomique, elle est montrée par la pensée occidentale
comme un élément positif de construction de la paix. Cet argument est relié à celui présenté
dans la sous-partie précédente : les territoires recouvrés polonais favorisent la coopération
régionale et donc contribuent à pacifier les relations entre les pays de la région. Le comité
slave polonais, dans un document préparatoire146 à l’Exposition des territoires recouvrés de
Wrocław en 1948, met en évidence les bienfaits de la nouvelle frontière pour le Bloc de l’Est :
« Ces frontières sécurisent pour les États de la démocratie populaire la reconstruction et la
collaboration économiques, ainsi que la construction pacifique du socialisme, ce qui leur
donne la garantie d’un développement futur et de la puissance. »147. L’acquisition de ces
terres par la Pologne renforce le potentiel économique de cette dernière, et donc celui du Bloc
de l’Est ; or comme ce dernier est le camp de la paix, la frontière sur l’Oder-Neisse contribue
bien à faire progresser la paix dans le monde :
Le rattachement des terres occidentales à la Pologne est un élément cimentant la paix mondiale car il a
provoqué un renforcement significatif du potentiel économique de la Pologne […] chaque
renforcement des forces d’un État populaire est un renforcement du camp se battant pour une paix
mondiale durable, est un renforcement des chances de ce camp.148
En outre, la polonisation des territoires recouvrés permettrait d’œuvrer à la paix, car la mise
en valeur de ces terres par la Pologne serait bien plus pacifiste que l’aménagement de ces
régions réalisé par l’Allemagne. Une autre brochure de propagande de l’UOP149, la Terre de
la paix, parue en 1948, se fait l’écho de cette rhétorique biaisée en montrant la reconversion
145 WIEWIÓRA Bolesław, op. cit., p. 26. 146 AAN/KSwP/101/p. 2-13. 147 Idem, p. 1. 148 APP/PZZ/731/p. 22. 149 APP/PZZ/730/p. 8-71.
503
des industries de guerre allemandes en industrie civile, ce qui est somme toute normal en
période de paix :
L’industrie des terres occidentales recouvrées travaillait jusqu’à il y a peu pour la guerre, elle travaille
aujourd’hui pour la paix, les usines, desquelles sortaient il y a peu des chars produisent aujourd’hui
des machines agricoles et au lieu de périscopes pour les sous-marins, nous produisons des
microscopes. […] Les Allemands exportaient à peine 1,9 million de tonnes de charbon des territoires
retournés à la Pologne, alors que nous aujourd’hui nous exportons plus de 12 millions de tonnes, il
s’agit d’un charbon qui reconstruit l’Europe, alors qu’auparavant il fournissait les usines qui
fabriquaient du matériel militaire.150
Les territoires recouvrés sont ainsi présentés comme un atelier de reconstruction non
seulement de la Pologne, mais de l’Europe entière, puisqu’une partie de ses ressources
minérales est exportée, d’ailleurs davantage vers l’URSS qu’au bénéfice des pays
occidentaux. Enfin, l’internationalisation de la question de l’Oder-Neisse fait de la polonité de
ces territoires un moteur de la sécurité collective européenne, notamment pour les démocraties
populaires, ce que ne manque pas de rappeler Wiewióra, qui cible les maillons faibles parmi
les pays occidentaux : « La frontière occidentale de la Pologne sur l’Oder et la Neisse de
Lusace est une contributrice importante pour créer des conditions assurant la sécurité en
Europe. Elle représente un facteur important de paix non seulement pour l’Est de l’Europe,
mais également pour la France et les autres pays de l’Europe occidentale »151. En visant
expressément la France, qui quelques mois avant l’écriture de l’article a empêché la mise en
place de la Communauté européenne de défense par crainte du réarmement allemand,
Wiewióra essaie de renforcer les lignes de faille au sein du camp occidental, puisque derrière
la posture sceptique des Anglo-saxons face à l’Oder-Neisse l’attitude de la France est bien
plus favorable à la Pologne. L’établissement d’un parallèle entre la frontière sur le Rhin et
celle sur l’Oder-Neisse est une constante dans l’argumentaire polonais152 : si la France n’a pas
obtenu la frontière sur le Rhin qui, selon certains, pourrait seule la garantir d’une nouvelle
agression de l’Allemagne, la frontière sur l’Oder-Neisse est le pendant oriental de cette ligne
de démarcation rêvée et, de fait, contribue fortement à assurer la sécurité de la France face à
l’Allemagne. Enfin, la raison d’État polonaise est largement assimilée à la raison d’État
150 APP/PZZ/730/p. 40/45. 151 WIEWIÓRA Bolesław, „Granica na Odrze i Nysie Łużyckiej jako element stabilizacji pokoju i
bezpieczeństwa w Europie” (la Frontière sur l’Oder et la Neisse de Lusace, élément de stabilisation de la paix et
de la sécurité en Europe) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 34. 152 Par exemple dans un projet de scénario pour un film intitulé « la Frontière de la paix » présenté par un certain
Julian Popławski au ministère des Affaires étrangères polonais. AAN/KSZZO/11/p. 27-41.
504
soviétique et de tout le bloc de l’Est, de sorte que l’équilibre de la terreur est la meilleure
défense de l’Oder-Neisse : « Toute attaque contre la frontière sur l’Oder et la Neisse de
Lusace représentera un casus foederis pour l’URSS et les pays de la démocratie populaire
alliés à la Pologne »153. Cette remarque montre le ressort rhétorique sur lequel se fonde tout le
présent chapitre : montrer l’intérêt et le bénéfice que les pays d’Europe médiane soviétisés
peuvent retirer de l’appartenance des territoires recouvrés à la Pologne. Argument plus
pragmatique, il paraît mieux à même de convaincre les partenaires occidentaux de la Pologne
du bien-fondé des changements territoriaux d’après-guerre que des arguments plus
controversés, qui renvoient davantage à la sphère affective, tels que les arguments historiques
ou humains évoqués au chapitre 5.
L’étude de l’argumentaire polonais concernant les territoires recouvrés nous a permis de voir
la richesse et la pluralité du discours de la pensée occidentale L’accent est mis successivement
sur une vision essentialiste polonaise de ces régions (chapitre 5), sur les bénéfices que la
Pologne peut en retirer dans une approche plus pragmatique (chapitre 6) et sur les incidences
internationales positives induites par les changements territoriaux. L’analyse des relais du
discours occidental à partir des milieux qui forgent ce discours vers ses destinataires, nous
donnera une idée plus juste de ses objectifs et de son imbrication au sein du contexte
idéologique dominant de la Pologne de l’époque, différent de lui de prime abord, ce qui est la
tâche assignée au dernier chapitre.
153 WIEWIÓRA Bolesław, op. cit., p. 37.
505
Quatrième partie :
Un discours national communisé
506
507
Chapitre 8 : la principale arme idéologique de
la République populaire de Pologne
Après avoir étudié le contexte de production du discours, avec ses racines sur le plus
ou moins long terme (chapitre introductif), le contexte immédiat de la Seconde Guerre
mondiale et de la sortie de guerre (chapitres 1 à 3), après s’être penché sur les émetteurs de ce
discours que nous avons appelés le « réseau scientifique occidental »1 (chapitre 4) et sur le
contenu pluriel de ce discours (chapitre 5 à 7), il convient désormais d’aborder ses relais et sur
la manière dont il fonctionne au sein d’un système politique particulier, celui de la Pologne
communiste. Nous nous sommes concentrés jusque-là essentiellement sur la fabrique du
discours, notamment au sein du conglomérat scientifico-idéologique de la pensée occidentale.
Pour étudier l’utilisation faite de ce discours sur la scène politique polonaise communiste, il
faut à présent se pencher sur ses canaux de transmission vers la société civile. Dans un
premier temps seront donc étudiées les modulations du discours en fonction de ses différents
relais : le parti communiste, la presse, l’école. Dans un second temps, les fonctions de ce
discours, notamment en le mettant en rapport avec le double déficit de légitimité structurel
dont souffre la République populaire de Pologne, seront examinées. Enfin, sera esquissée une
modulation chronologique de ce discours, afin de voir comment il s’adapte ou est adapté aux
soubresauts de la vie politique polonaise entre 1945 et 1961. Cette triple étude devrait ainsi
nous donner des éléments de réponses pour jauger la nature exacte des relations entre le
pouvoir communiste et le discours national dont est prisonnière l’historiographie polonaise à
cette époque.
I Un discours protéiforme touchant un vaste public
Le premier moment de ce chapitre consiste donc à étudier les canaux de transmission du
discours entre les émetteurs que sont le complexe scientifico-politique de la pensée
occidentale2 et les destinataires que sont la société civile polonaise et l’opinion publique
internationale, en particulier celle des pays occidentaux. Trois vecteurs de ce discours seront
analysés : le parti communiste au sens large3, la presse et l’enseignement4.
A. Le parti communiste : commanditaire ou utilisateur ?
Étudier le rôle du parti communiste comme relais du discours sur les territoires recouvrés,
son rapport à la pensée occidentale polonaise, n’est pas chose facile, à cause de la nature des
sources et de la position politique hégémonique du parti. D’un côté, le moyen le plus simple
aurait été, au moyen d’une recension très précise des nombreuses archives du parti,
notamment celles du Comité central5, de trouver des documents personnels ou officiels qui
émanent de ses dirigeants et de ses idéologues, ainsi que des comptes-rendus de séances du
Bureau politique, dans lesquels aurait été clairement indiquée la perception du parti
communiste sur la pensée occidentale polonaise et plus largement, sur la question nationale
polonaise. Outre le fait que les archives du PZPR sont immenses et que leur réorganisation a
posé quelques problèmes de mise en ordre6, il semble, d’après des entretiens que nous avons
pu avoir7, que de semblables documents soit n’existent pas, soit n’ont pas été trouvés
jusqu’alors par les spécialistes de la pensée occidentale polonaise. L’absence de documents
formels qui montreraient le rapport du parti à la question des territoires recouvrés, qui
codifieraient sa relation à la question nationale polonaise implique par conséquent d’avoir
recours à d’autres types de sources. Nous avons donc choisi de consulter des archives qui
permettent de se faire une idée de l’influence qu’a le parti sur les organisations
sociopolitiques qui traitent du problème des territoires recouvrés, afin d’en déduire
indirectement son rôle dans la propagation du discours sur les terres occidentales polonaises et
son rapport au fait national. Des archives diverses ont ainsi été mobilisées, issues des fonds
que nous avons identifiés comme potentiels fournisseurs d’éléments de réponses : Comité
slave de Pologne, Comité des affaires étrangères pour les territoires occidentaux, UOP,
2 Nous entendons ici à la fois les chercheurs universitaires que les spécialistes de ces terres qui rédigent des
travaux à caractère universitaire ou tout du moins scientifique sans toutefois faire partie de la catégorie
socioprofessionnelle des scientifiques. 3 Le parti communiste sera ici entendu ici à la fois comme parti, État-parti, voire comme force sociopolitique
motrice d’un certain nombre d’organisations sociopolitiques qui dépendent de lui et gravitent autour de lui. 4 Par enseignement nous entendrons ici les programmes comme les manuels scolaires. 5 Entreposées aux Archives des Actes nouveaux de Varsovie. 6 La présence notamment de doubles cotes. 7 Notamment un échange de mails avec le professeur Strauchold de l’Université de Wrocław.
509
ministère de l’Information et de la propagande, ministère des Territoires recouvrés
principalement. L’étude de ces fonds ne nous a pas donné non plus d’éléments de réponses
directs, mais elle permet néanmoins d’esquisser le degré d’influence du parti sur un certain
nombre de ses institutions satellites auxquelles il a délégué le soin de transmettre des
informations soigneusement choisies sur les territoires recouvrés, que ce soit sur la scène
polonaise intérieure ou à l’étranger. Un autre moyen pour se rendre compte de l’implication
du parti dans ce travail de relai du discours occidental est l’étude des discours des
personnalités communistes polonaises ou apparentées, avec tout ce que ce type de source a de
biaisé. Le destinataire influence bien entendu d’une manière notoire le contenu de ces textes
prononcés à l’oral. Ces derniers sont véhiculés avant tout par la presse8, et seront évoqués
davantage dans les sous-parties suivantes9. Enfin, et les sources mentionnées plus haut le
permettent, l’étude des commémorations et autres manifestations peut nous donner une idée
de l’implication du parti dans la propagation des thèses de la pensée occidentale polonaise
ainsi que sur la manière dont il se les est appropriées. D’un autre côté, il faut se garder de
présenter le parti comme une structure hégémonique par laquelle devrait passer
nécessairement tout le discours sur les terres occidentales polonaises. Si son influence a été
bien entendu forte, elle varie fortement en fonction des époques et des destinataires. Il peut
ainsi s’agir de déléguer le relai des informations sur les anciennes régions allemandes à telle
ou telle structure, certes liée à lui mais formellement dotée d’une autonomie relative, de
manière à ne pas trop donner l’impression d’intervenir dans tous les domaines de la vie
sociale et politique. Il s’agit d’entretenir, toujours dans une quête de légitimité politique, une
certaine illusion de la pluralité qui participe pleinement à l’acceptation du pouvoir dictatorial
par une partie de la population polonaise. Il convient dans les faits de distinguer deux cas de
figure. Dans la transmission du discours à destination de l’opinion publique polonaise, le parti
n’intervient pas outre mesure et se repose sur les organisations sociopolitiques liées à la
pensée occidentale polonaise, après les avoir marxisées, comme c’est le cas de l’UOP puis de
8 Plus généralement les médias. La télévision est très peu présente dans notre période d’étude ; elle ne commence
à se développer en Pologne qu’à la fin des années 1950. La radio joue donc un rôle très important, aux côtés de
la presse écrite, dans la transmission d’information. Les discours retransmis à la radio sont sensiblement les
mêmes que ceux qui paraissent dans les journaux, ce qui explique pourquoi notre étude portera avant tout, en 1B,
sur la presse écrite. 9 Cf. le présent chapitre, II.
510
l’ADTO10. En revanche, le parti contrôle très étroitement le discours sur les territoires
recouvrés destiné à l’étranger, pour des raisons de prestige national11. L’implication du PZPR
pour transmettre le discours occidental peut se voir donc particulièrement dans l’exposition de
son point de vue sur ces territoires à l’étranger. Quelques exemples permettent d’illustrer cette
distorsion. Le travail du CSP est ainsi étroitement surveillé par la censure officielle du parti,
d’autant plus que jusqu’en 1947, les courants non marxistes sont très forts en son sein12.
Ainsi, une censure a posteriori s’exerce sur les interventions des membres du CSP ; à chaque
fois que ces derniers se rendent à l’étranger pour prendre part à un Congrès panslaviste ou à
une réunion avec d’autres slavistes, leur exposé est soigneusement relu par la censure
polonaise. Quelques comptes-rendus de censeur ont ainsi été trouvés qui montrent à la fois
une influence importante du parti sur les travaux du CSP et en même temps les limites de
cette influence, du fait d’un manque de spécialistes qui connaitraient suffisamment l’approche
méthodologique du marxisme. Il ne s’agit pas de la censure institutionnelle du Bureau central
du contrôle de la presse, des publications et des spectacles13 mais d’une censure individuelle,
une sorte d’expertise idéologique. Elle prend la forme de deux lettres de mai 1948 d’un
membre du Département de l’instruction et de la culture du Comité central du PPR, Stefan
Żółkiewski14 à un autre membre du PPR qui lui a envoyé quelques interventions de slavistes
destinées à être lues dans une réunion à l’étranger. Elles étudient deux conférences de
Batowski15, deux de Frankowski et Moszyński, deux ethnographes polonais, une
d’Urbańczyk16 et une de Lehr-Spławiński17, deux spécialistes de linguistique slave. Un seul
est ouvertement critiqué, Frankowski, dont la présentation est à « rejeter »18. La plupart des
autres spécialistes s’en tirent sans trop de mal, Żółkiewski faisant cependant remarquer leurs
carences en méthodologie marxiste. Comme la marxisation des sciences humaines n’en est
10 Pour rappel, l’Union occidentale polonaise, supprimée en 1950 par absorption dans la Ligue maritime (Cf.
chapitre 4, IIIA), réapparaît sous l’appellation d’Association pour le développement des territoires occidentaux
en 1957. 11 Cf. chapitre 2. 12 Cf. chapitre 7, IVA. 13 Główny Urząd kontroli prasy, publikacji i widowisk. Il a été mis en place début 1946. 14 (1911-1991). Intellectuel et critique littéraire polonais communiste, élu de nombreuses fois à la Diète de la
RPP. 15 Cf. chapitre 7, IIIA. 16 (1909-2001). Professeur de linguistique, spécialisé dans les langues slaves ; il enseigne d’abord à Toruń durant
la sortie de guerre, puis à Poznań pendant la période stalinienne, enfin à Cracovie après 1956. 17 Cf. chapitre 7, IIIA. 18 AAN/KSwP/58/p. 2.
511
encore qu’à son début en 1948, ce dernier se montre relativement diplomate envers
Frankowski et propose une solution pour sauver les apparences. Frankowski est autorisé à
partir, mais c’est le texte de son collègue Moszyński qui sera lu à la conférence, tandis que le
sien, en compensation, sera publié en annexe de Moszyński dans la publication. Il s’agit de ne
pas montrer encore trop ouvertement la censure politique ; cette dernière est en outre assez
impuissante face aux grandes références, pour l’instant inattaquables. Ainsi, Żółkiewski n’est
pas satisfait du contenu de la proposition de Lehr-Spławiński, scientifique aux convictions
catholiques et conservatrices, mais est résigné face à elle :
C’est un travail très individuel, l’auteur, et non la délégation, en tirera l’entière responsabilité […]
Mais il n’y a pas de scandales politiques dans cette intervention. Donc bon, donnez le texte comme il
est. De fait quand nous amenons un homme aux convictions de Lehr avec nous, nous devons en
supporter les conséquences. Il n’y a pas de miracle ! Dans la nouvelle version de sa « Slavistique »
Lehr a ajouté une série de remarques de bon ton politique, particulièrement à la fin.19
Cette citation est intéressante, elle montre la volonté des instances dirigeantes du PPR de
paraître fidèles aux exigences idéologiques du marxisme dans les travaux scientifiques,
surtout lors de réunions avec d’autres slavistes des pays-frères, et en même temps un certain
pragmatisme. Les communistes sont bien conscients qu’il sont minoritaires dans les milieux
scientifiques. L’influence du PPR est néanmoins prégnantes, puisque la fin de la citation
indique la pratique d’une sorte d’auto-censure par Lehr-Spławiński pour rendre son texte plus
acceptable. Il était déjà conscient de l’existence d’impératifs idéologiques, qu’il a essayés de
transcrire dans son travail, sans changer véritablement le fond ; ces gages donnés à la pensée
dominante sont cependant suffisamment visibles pour qu’ils puissent au moins partiellement
contenter le censeur. Le contrôle idéologique du parti communiste est donc assez fort dès la
sortie de guerre sur les institutions chargées de relayer le discours officiel sur les territoires
recouvrés ou sur les problématiques attenantes ; il ne fait que se renforcer par la suite. Dès
1946, Gomułka, 1er secrétaire du PPR et ministre des Territoires recouvrés, agit en chef
d’orchestre du discours de la pensée occidentale polonaise à destination de l’étranger. Cela se
voit notamment dans son rapport au Comité des affaires étrangères pour les territoires
recouvrés. Ce dernier dépend officiellement du Premier ministre, Edward Osóbka-Morawski,
ce qui n’empêche pas Gomułka d’intervenir et de donner des directives quant au travail de
cette institution créée pour être une courroie de transmission du discours sur les territoires
19 Idem, p. 4.
512
recouvrés auprès des gouvernements et de la diplomatie étrangers. Dans une note du 8 octobre
194620, il donne sa vision du travail du KSZZO21 et participe de fait activement à la
modulation de la pensée occidentale polonaise. Il préconise ainsi de mettre en avant un certain
type d’arguments par rapport à d’autres : « L’argument du fait accompli est notre position la
plus forte. Il faut fortement le documenter et le montrer à la fois à notre société comme à
l’étranger. Cet argument a un poids politique important. »22. L’argumentaire polonais en
faveur du rattachement des territoires recouvrés à la Pologne est donc assez étroitement sous
contrôle dès la sortie de guerre : d’une part parce que les communistes s’attribuent un nombre
croissant de postes dans les institutions, gouvernementales ou scientifiques, dont dépend ce
discours, d’autre part parce qu’ils n’hésitent pas à intervenir, de plus en plus ouvertement, sur
la manière de le formuler, en lui donnant une tournure de plus en plus marxiste pour être
pleinement soluble dans l’idéologie de la Pologne socialiste en construction. Le ministère des
Territoires recouvrés, pièce centrale de l’intégration de ces régions à la Pologne, est dirigé par
Gomułka, chef du PPR, ce qui est en soi lourd de sens et montre l’intérêt, pour ne pas dire le
contrôle, du parti communiste sur le discours qui légitime la présence polonaise sur ces terres.
Le parti communiste polonais intervient toutefois différemment selon que le discours est
dirigé vers le destinataire polonais ou vers le destinataire étranger. Pour la scène intérieure
polonaise, il s’appuie sur l’UOP qu’il communise de plus en plus à partir de 1947. Cette
dernière organise en effet chaque année, le plus souvent au printemps, des « Semaines des
terres occidentales »23 qui sont le point d’orgue de la propagande de la pensée occidentale
polonaise. L’UOP, organisation bien implantée régionalement, s’organise en section
régionale. Chacune d’entre elle prépare son propre programme pour cette semaine ; ce dernier
comprend souvent des conférences, des lectures, des manifestations en lien avec la polonité et
la polonisation des territoires recouvrés. Le discours forgé par les spécialistes de la question y
est repris, souvent simplifié, de manière à constituer une vulgate. La place du PPR, puis du
PZPR, est quelque peu en retrait, mais c’est une place d’honneur : ainsi, les principales
personnalités du parti étendent leur patronage sur chacune de ces manifestations qui mobilise
les masses. Pour la TZZ de 1947 comme pour celle de 1948, tous les patrons sont issus du
PPR (le président de la République Bolesław Bierut, le maréchal de Pologne Michał Rola-
20 AAN/KSZZO/1/23/p. 134-136. 21 Cf. chapitre 4, IIB. 22 Idem, p. 135. 23 Tygodnie Ziem Zachodnich. Nous utiliserons le sigle de TZZ par souci de concision.
513
Żymierski24, le vice-premier ministre, ministre des Territoires recouvrés, Władysław
Gomułka), à l’exception du premier ministre, Józef Cyrankiewicz, du PPS (qui a été peu de
temps après intégré au PPR au sein du nouveau PZPR)25. Cela montre à la fois l’importance
accordée par le pouvoir à cette TZZ, qui montre la centralité de la question des territoires
recouvrés dans la Pologne d’après-guerre, et en même temps illustre la quête de légitimité des
dirigeants communistes, puisqu’étendre leur patronage sur un événement aussi populaire que
cette TZZ, qui mobilise des dizaines de milliers de personnes au moins à l’échelle nationale
ne peut qu’influer favorablement sur leur image et celle du parti26. Le parti se cantonne
souvent à ce rôle honorifique mais ô combien symbolique ; il n’a pas besoin d’agir
directement puisque le discours de ces TZZ est déjà communisé à souhait. Ainsi, le Bulletin
d’information interne de l’UOP de 1948 présente les slogans de la TZZ du 11 au 18 avril
1948, qu’une manifestation du PPR ne renierait pas :
Les terres occidentales, c’est la force et la prospérité de la Pologne, le renforcement de la paix
mondiale
Les forces démocratiques toutes-puissantes nivelleront les plans anglo-saxons de la renaissance de
l’impérialisme allemand
L’Oder et la Neisse, c’est une frontière commune de la sécurité des nations slaves
L’amitié inflexible et l’alliance avec l’URSS sont les fondements de la sécurité et de l’inviolabilité de
nos frontières
Le soldat polonais, fils du peuple, monte la garde à la frontière et pour l’œuvre de la paix.
La Démocratie populaire a recouvré pour la Pologne et a aménagé les terres occidentales ; elle les
conduit au développement.
Malgré l’impérialisme anglosaxon les ouvriers polonais de Westphalie et les enfants volés par
l’hitlérisme reviendront au pays.27
Ces slogans reprennent toute une série de thèmes typiques de la pensée occidentale polonais,
mais dans sa version marxiste : importance de ces régions pour la Pologne, prétendu
unanimisme national sur ces question, soutien panslaviste aux modifications territoriales et
alliance indéfectible avec l’URSS, garant ultime de la nouvelle frontière, accusations portées
envers les Anglo-saxons de promouvoir le révisionnisme et l’impérialisme allemand. Pour le
24 (1890-1989). Ministre de la défense de 1945 à 1949 avant d’être remplacé par Rokossovski. Il est également
membre du présidium du KRN, la diète polonaise provisoire. 25 AAN/MIP/58, Directive n° 26 concernant la TZZ et AAN/MZO/82/p. 344-352. 26 Rien que pour les organisateurs, l’UOP chargée de l’organisation rassemble déjà plus de 100 000 membres à
elle toute seule. 27 AAN/MZO/82/p. 344/345.
514
discours intérieur, le parti ne s’engage pas plus que nécessaire, et s’appuie sur ses
organisations satellites.
Sa position dans la transmission de cet argumentaire vers l’étranger est tout autre : le parti est
bien plus impliqué. Il considère cette question comme relevant de la raison d’État polonaise et
contrôle étroitement ce discours de manière à ce qu’il soit le plus persuasif possible. Là
encore, il faut distinguer deux destinataires étrangers : l’opinion publique internationale et
particulièrement les gouvernements et les élites des différents pays, notamment occidentaux,
que le parti espère le plus convaincre du bien-fondé du rattachement à la Pologne des
anciennes terres allemandes, et les Polonia, que le PPR essaie de séduire pour qu’au moins
une partie de leurs membres reviennent en Pologne pour participer à l’œuvre nationale
d’aménagement et de peuplement des territoires recouvrés. Le parti est plus présent dans le
contrôle de l’information destinée aux étrangers que dans celle destinée aux Polonais de
l’étranger, déléguant une fois de plus davantage à l’UOP.
Dans son rapport à l’étranger, deux moyens principaux sont utilisés par le parti pour
populariser le point de vue polonais sur les territoires recouvrés : des publications envoyées à
l’étranger, notamment par le biais du réseau consulaire polonais, ou des visites touristiques
organisées pour des délégations étrangères à travers les territoires occidentaux polonais. Dans
les deux cas, le rôle directeur du ministère des Affaires étrangères est fortement souligné.
Certes, c’est le ministère qui apparaît comme interface principale entre le discours sur les
territoires recouvrés et l’opinion publique étrangère et non directement le parti, mais cette
institution est, dès les premiers mois de 1947, engagée dans une communisation intensive de
ces structures. Suite aux élections falsifiées de janvier, le ministre des Affaires étrangères
change : le 6 février 1947, le chef du Mouvement démocrate, Wincenty Rzymowski, cède sa
place au communiste Zygmunt Modzelewski qui soviétise le ministère avec une répartition
géographique de ses différents départements inspirée de celui de Moscou. Le rôle du
ministère dans la communication d’informations sur les territoires recouvrés à l’étranger
devient prépondérant ; il s’impose même au Comité pour les Affaires étrangères des territoires
recouvrés, qui apparaît rapidement comme une structure d’appui logistique, notamment pour
collecter les expertises des spécialistes polonais sur la question, mais qui laisse le rôle
dirigeant au ministère. Ainsi, s’agissant des documents forgés expressément pour diffuser la
pensée occidentale polonaise à l’étranger : « chaque publication concernant la problématique
des territoires recouvrés et paraissant à l’étranger doit être concertée avec le Comité et le
515
ministère des Affaires étrangères »28. De même, il apparaît rapidement que les visites sur les
territoires recouvrés s’apparentent déjà à des visites officielles, puisque « Les tours sont
organisés fondamentalement par le ministère des Affaires étrangères. L’aide du comité doit se
limiter à la fourniture des matériaux »29 ; non seulement le ministère désigne dans chaque
ville d’importance des territoires recouvrés des guides officiels, souvent des journalistes, mais
encore charge le Comité de publier des matériaux informatifs en langues étrangères. La
propagande polonaise au sujet de ces régions est donc étroitement liée au pouvoir
communiste, et les hiérarchies entre les institutions bien spécifiées :
L’initiative des actions de propagande appartient au Comité et au ministère des Affaires étrangères.
Ces deux institutions devraient mutuellement se tenir au courant de toutes les actions initiées.
L’évaluation politique appartient avant tout au ministère des Affaires étrangères. L’évaluation
substantielle appartient au Comité en accord avec le ministère des Affaires étrangères.30
Pour les publications à l’étranger, le parti s’appuie notamment sur l’Agence de presse
occidentale31, sur les travaux de laquelle nous reviendrons dans la sous-partie suivante, mais
que nous évoquerons ici pour montrer la logique de diffusion, notamment les pays qu’elle
entend toucher. Ainsi, une lettre de la ZAP au ministère des Territoires recouvrés en date du
17 janvier 194732 permet de voir le tirage des Bulletins de la ZAP en fonction de la langue :
Langue russe 1 000 exemplaires 1 bulletin d’information par semaine et des matériaux 2 ou 3 fois par
semaine [documents d’archives ?] 8-12 pages et 12-16 pages
Langue française 2 000 exemplaires 1 bulletin d’information par semaine et des matériaux 2 ou 3 fois
par semaine [documents d’archives ?] 8-12 pages et 8-12 pages
Langue anglaise 1 200 exemplaires 1 bulletin d’information par semaine et des matériaux 2 ou 3 fois
par semaine [documents d’archives ?] 8-12 pages et 8-12 pages
Langue tchèque 500 exemplaires 1 bulletin d’information par semaine et des matériaux 2 ou 3 fois par
semaine [documents d’archives ?] 8-12 pages et 8-12 pages
Langue polonaise 1 000 exemplaires 1 bulletin d’information par semaine 8-12 pages, 1 bulletin
publiciste par semaine 12-16 pages et des matériaux 2 ou 3 fois par semaine [documents d’archives ?]
12 pages et 12-16 pages33
28 AAN/KSZZO/7/p. 23. 29 Idem, p. 24. 30 Idem, p. 25. 31 Cf. chapitre 1, IIC (Zachodnia Agencja Prasowa). Nous utiliserons le sigle ZAP. 32 AAN/MZO/56/p. 252-253. 33 Idem.
516
Le discours polonais sur les territoires recouvrés est ainsi dirigé majoritairement vers la
France, ce qui apparaît à la fois comme logique et contradictoire : logique car la France, en
tant que puissance qui se relève peu à peu, est la plus intéressée des trois puissances
occidentales par la question des territoires recouvrés et en même temps, si elle est la plus
favorable des trois pour le changement territorial sanctionné à Potsdam, quel intérêt y aurait-il
à vouloir encore plus convaincre un pays déjà assez convaincu ? En même temps, c’est le
pays occidental qui avec l’Allemagne rassemble la Polonia la plus nombreuse et qui possède
un parti communiste puissant qui peut relayer ce discours auprès de ses membres voire de
l’opinion publique du fait de son prestige construit à la sortie de la guerre. L’URSS n’est pas
oubliée, puisqu’elle est le pays dominant de la zone et la puissance qui a le plus appuyé la
translation de la Pologne vers l’ouest. Il est symptomatique cependant que le tirage en anglais
soit un peu plus conséquent : les Anglo-saxons sont bien plus méfiants vis-à-vis de la frontière
Oder-Neisse que les autres destinataires, il s’agit donc de les convaincre particulièrement du
bien-fondé de la vision polonaise. Le plus petit tirage destiné aux Tchèques est à mettre en
rapport avec le rapprochement à dimension panslaviste opéré dans le cadre du Bloc de l’Est
en cours de constitution. Les Bulletins en polonais sont destinés aux différentes Polonia.
Enfin, l’absence de parution en allemand montre la faiblesse de la position internationale de la
nation allemande à l’époque, privée de fait d’État, dont la voix n’est guère prise en compte et
qu’il ne vaut par conséquent pas la peine d’essayer de convaincre, du moins pour le
moment34.
En ce qui concerne l’image de la Pologne donnée à des visiteurs officiels, celle-ci est
soigneusement construite par les propagandistes du ministère des Affaires étrangères aidé du
ministère de l’Information et de la propagande pour donner aux hôtes étrangers la meilleure
impression possible des territoires recouvrés sous administration polonaise. Pour répondre aux
arguments sceptiques des révisionnistes allemands et de certains cercles gouvernementaux
occidentaux quant aux capacités polonaises à aménager et à peupler les territoires recouvrés,
les circuits sont élaborés de sorte de montrer une grande activité économique et une forte
présence humaine. Ainsi, le programme d’un tour en Basse-Silésie en 1947, destiné à une
clientèle aussi variée que des Anglais, des docteurs suédois ou des journalistes hollandais, est
révélateur de cette volonté de ne montrer que les aspects les plus positifs :
30.01 visite de la cimenterie de Groszowice, départ vers Rychbach
34 Lors de la reformation de la ZAP en 1957, l’allemand sera une des langues étrangères de parution du Bulletin.
517
31.01 Visite de Rychbach exploitations vivrières d’ouvriers juifs, coopératives de travail juives, départ
vers Wałbrzych
01.02 Visite de Wałbrzych usine d’électricité, mine Wiktoria, grand ensemble des mineurs de France
02.02 départ vers Wrocław conférence chez le voïévode, repas avec les journalistes de Basse-Silésie,
visite de l’université, théâtre le soir
03.02 visite de PaFaWag35, coopérative de production Książenice près de Kąty Wrocławskie. Le soir
retour à Varsovie36
Les lieux de visite choisis majoritairement sont les villes petites et moyennes du piémont des
Sudètes, laissées presque intactes par la guerre, ce qui a permis de les repeupler et de faire
repartir l’économie plus rapidement dans cette partie de la Basse-Silésie. L’approche est donc
biaisée : elle insiste sur différents domaines de la vie, à la fois l’aspect économique, mais
aussi culturel et intellectuel, pour montrer que les Polonais traitent bien les territoires
recouvrés comme une part intégrante de leur pays et non comme une réserve temporaire de
ressources. En outre, les minorités de la région sont mises en valeur, Juifs rescapés des camps
ou réémigrés polonais du Nord de la France, pour montrer la tolérance de la nouvelle Pologne
et le fait que les territoires recouvrés sont dans le cadre de la Pologne populaire, une région
suffisamment attractive pour que l’on puisse vouloir venir s’y installer.
Le parti communiste essaie, à travers une action de lobbying de la part du ministère des
Affaires étrangères et l’appui de l’UOP, de faire revenir le plus d’émigrés polonais possibles.
Le discours de la pensée occidentale polonaise est donc également à destination des
différentes Polonia de l’étranger. De même qu’en Pologne, les « Semaines des territoires
occidentaux » s’y tiennent. L’UOP reste une organisation avant tout nationale et n’est donc
pas le principal organisateur de ces manifestations, au demeurant d’une importance bien plus
limitée et ponctuelle qu’en Pologne populaire. Pour que les TZZ puissent se tenir à l’étranger,
le pouvoir communiste passe soit directement par les institutions de représentation de l’État
polonais à l’étranger, comme l’ambassade polonaise à Rome qui parvient à faire publier à
l’occasion de cette semaine dans la presse italienne trente-trois articles37 qui mettent en avant
le point de vue polonais sur la question ou la Mission militaire polonaise à Berlin qui organise
un rassemblement de près de 3 000 membres de la Polonia locale pour militer en faveur de la
35 Grande usine de matériel ferroviaire à Wrocław. 36 AAN/KSZZO/14/p. 61-62. 37 AAN/KSZZO/9/p. 36-47.
518
reconnaissance de l’appartenance des territoires recouvrés à la Pologne38. En d’autres
endroits, le pouvoir communiste polonais s’appuie sur des structures politiques des Polonia
locales qui reconnaissent l’autorité de la Pologne populaire, notamment les Conseils
nationaux polonais comme il s’en trouve en Franc ou en Belgique. De nombreuses
manifestations et conférences concernant les territoires recouvrés39 s’y tiennent. À l’occasion
de ces manifestations de propagande, le ministère des Affaires étrangères et le Comité pour
les affaires étrangères des territoires recouvrés envoient un certain nombre de documents de
propagande, dont la répartition selon les pays d’envoi est indicative des principales cibles du
discours. Nous pouvons étudier la logique d’émission à travers les différences de proportions
d’envoi d’une affiche qui annonce la tenue de la TZZ et d’une brochure La Pologne sur la
voie piastienne selon les grandes régions du monde puis les pays européens.
Diagrammes représentant la répartition par aire géographique et par pays d’affiches et de
brochures de propagande polonaises concernant les territoires recouvrés40
38 Idem. 39 Trente-cinq pour la seule Belgique. Idem, p. 37. 40 Réalisés d’après AAN/KSZZO/9/p. 53.
519
Les deux aires principales de diffusion se distinguent correspondent aux deux grandes zones
de migration des Polonais : l’Amérique pour un tiers, l’Europe pour les deux tiers environ, la
proportion de documents de propagande envoyés au Proche-Orient étant négligeable. En ce
qui concerne l’Amérique, près de 80 % des documents sont envoyés aux États-Unis,
principale diaspora polonaise41. Pour l’Europe, la répartition est intéressante, car elle ne suit
pas strictement la logique de la répartition numérique des communautés polonaises. Certes, du
fait de l’émigration économique et des aléas de la guerre, c’est bien la France et l’Allemagne
qui sont les principales concentrations de la diaspora polonaise, ce qui se retrouve dans les
proportions de matériaux de propagandes envoyés42. Néanmoins, de nombreux Polonais se
retrouvent à la fin de la guerre également au Royaume-Uni et en Italie, avec la démobilisation
de l’Armée d’Anders. Nous pourrions penser retrouver en conséquence une proportion
similaire d’envois pour ces pays, or ces deux pays viennent loin derrière ceux. Deux facteurs
peuvent expliquer cette distorsion : d’une part la nature de ces immigrations : dans le cas
français et allemand, il s’agit d’une immigration de travail majoritairement, alors que pour
l’Italie et l’Angleterre les Polonia sont en passe lors de la sortie de guerre de devenir des
exilés politiques ; d’autre part, des motifs politiques, puisque dans les deux pays cités, les
Polonia sont sous l’influence d’éléments politiques très hostiles aux communistes de Pologne,
ce qui les rend peu perméables à toute propagande venant des autorités communistes, même
lorsqu’il s’agit des territoires recouvrés. En Italie comme au Royaume-Uni, les manifestations
en lien avec les TZZ ont d’assez grandes difficultés à se tenir et se tiennent presque
entièrement en marge des structures représentatives des Polonia, contrairement à ce qui se
passe dans le cas français et allemand.
Le ministère des Affaires étrangères, avec ses structures auxiliaires comme le KSZZO et en
s’appuyant ponctuellement sur l’UOP, est donc la principale courroie de transmission du
discours polonais sur les territoires recouvrés pour les destinataires de l’étranger, en même
41 Par exemple, pour les affiches, 594 affiches sur un total de 2 265 sont envoyées aux États-Unis. Le
gouvernement polonais tente, mais avec moins de conviction qu’en 1919 du fait de différents idéologique
notoires (conservatisme moral et libéralisme économique pour la diaspora polonaise américaine, progressisme et
socialisme pour le gouvernement polonais), de faire revenir une part de la diaspora américaine en Pologne. Il
s’agit en fait surtout de diffuser le point de vue polonais sur l’Oder-Neisse dans un pays dont les dirigeants se
montrent méfiants envers la politique des autorités polonaises et ce qu’ils perçoivent comme l’accaparement des
territoires recouvrés. 42 Respectivement près de 47 et 41 % pour la France et 20 et 25 % pour l’Allemagne.
520
temps qu’il est le centre de contrôle majeur pour le parti communiste de ce discours. Le parti
et ses instances jouent en outre le rôle de filtre qui distingue soigneusement les arguments les
plus audibles en fonction du type de destinataire. Les Polonia sont destinataires du même type
d’argument que les Polonais restés au pays, alors que pour les étrangers l’argumentaire est
réorienté vers une rhétorique perçue par le parti comme plus efficace pour convaincre. Des
documents du Comité pour les affaires étrangères des territoires recouvrés font ainsi bien la
différence entre deux grands types d’arguments à l’occasion de l’organisation d’une
exposition sur les territoires recouvrés qui doit avoir lieu entre autres à Londres le 14 janvier
1947 : « On a décidé du caractère économique des deux expositions : les éléments culturels,
historiques et politiques doivent être utilisés de manière auxiliaire »43. Une différence nette est
faite entre des arguments qui montrent la nécessité pour la Pologne de posséder ces terres,
davantage tournés vers l’économie et la géopolitique, ainsi que sur l’argument du fait
accompli. D’autre part, le reste de l’argumentaire se concentre sur la polonité même de ces
terres, et fait appel davantage aux arguments historique, humain, géographique. Le parti met
davantage un des deux arguments selon les destinataires :
Dans le rapport à l’étranger l’accent doit être mis principalement sur le moment de l’aménagement et
du peuplement des territoires recouvrés ; dans le rapport à la Polonia on peut présenter des arguments
émotionnels, comme le passé historique, la participation de la Pologne à la guerre, les pertes de la
Pologne, le besoin de personnes pour un aménagement total.44
Le Comité fait ici la différence entre des arguments objectifs, fondés sur les réalisations
polonaises en cours sur les territoires recouvrés, et des arguments plus subjectifs, qui font
appel à la vision que les Polonais ont de ces régions et notamment de leur historique,
rhétorique perçue comme moins efficiente pour convaincre l’étranger. Cette distinction
permet enfin de situer le parti par rapport au discours de la pensée occidentale polonaise : est-
il commanditaire ou utilisateur ? Dans l’immédiate après-guerre, il adopte résolument une
posture de retrait, appuyant davantage des arguments subjectifs fournis par le réseau
scientifique occidental, et est donc davantage un utilisateur de ce discours pour son bénéfice
politique. Au fur et à mesure que son pouvoir se renforce et qu’il intègre dans sa sphère
d’influence politique des parties toujours plus grandes du réseau occidental, il a plus
d’influence sur ce discours et a tendance à mettre davantage en avant des arguments
43 AAN/KSZZO/8. 44 AAN/KSZZO/9/p. 6.
521
considérés comme plus objectifs, fondés sur les aménagements et le peuplement. En ce sens,
il devient peu à peu commanditaire du discours puisqu’il montre une manière officielle de le
forger, qui tend à s’imposer aux autres acteurs de la pensée occidentale polonaise. Le PPR,
puis le PZPR, a en fait toujours joué sur les deux postures, en étant alternativement
commanditaire ou utilisateur. Si son rôle de diffuseur est important, la presse catalyse cette
diffusion en la massifiant, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur de la Pologne.
B. La presse, relai de la propagande
La presse polonaise agit comme une caisse de résonnance du discours officiel sur les
territoires recouvrés. Celle-ci est très diverse : à côté des grands quotidiens nationaux et
notamment des organes officiels du parti communiste, se trouvent la presse régionale, chaque
voïévodie polonaise possédant un certain nombre de titres, ainsi que des journaux plus
spécialisés, par exemple dans la thématique des territoires recouvrés. Pour des raisons de
temps et d’accessibilité des ressources dans les bibliothèques fréquentées, nous n’avons pu
consulter les journaux régionaux des territoires recouvrés45. En revanche, pour la presse
nationale de référence, nous avons consulté trois années entières du quotidien officiel du
PZPR, Trybuna Ludu46 : 1955, 1959 et 1960. 1955 est encore une année de la période
stalinienne mais des informations plus nombreuses commencent à reparaître concernant les
territoires recouvrés, alors que les années précédentes n’auraient pas été forcément très
fructueuses. Elle a en outre l’avantage de marquer le 10ème anniversaire du « retour » des
territoires recouvrés à la Pologne. 1959 est une année de fin du dégel de Gomułka, du retour
progressif de la normalisation, de la grande agitation internationale autour du Plan Rapacki et
des projets de paix avec l’Allemagne, ce qui donne un nombre important d’articles. Enfin
1960 est la date anniversaire du 15ème anniversaire du rattachement des anciennes provinces
orientales allemandes à la Pologne, ce qui renforce le nombre d’articles qui paraît sur la
question. La recherche réalisée ne prétend pas être exhaustive, puisque notre attention s’est
portée avant tout sur les articles qui traitent différents aspects de la pensée occidentale
polonais et qui sont d’une certaine taille afin d’être plus aisément repérables. Cette recension
nous a permis d’établir le tableau suivant :
45 Notamment la Bibliothèque Jagellonne. 46 La Tribune du peuple, journal qui paraît entre 1948 et 1990.
522
Années
Thématiques
1955 % selon les
thématiques
1959 % selon les
thématiques
1960 % selon les
thématiques
Libération des territoires
recouvrés (articles
commémoratifs)
4 25 0 0 3 13
Révisionnisme et
remilitarisation ouest-allemands
3 19 8 16 2 8
Relations générales polono-
allemandes
4 25 2 4 0 0
Actualités des territoires
recouvrés
3 19 12 24 7 29
Liens Pologne-territoires
recouvrés, argumentaire en
faveur de leur polonité
2 12 15 29 11 46
Questions de la paix avec
l’Allemagne, Bloc de l’Est,
camp de la paix
0 0 14 27 1 4
Total 16 100 51 100 24 100
Tableau représentant l’évolution du nombre et de la proportion d’articles parus dans Trybuna Ludu
concernant les différentes thématiques de la pensée occidentale polonaise47
Ce tableau montre un intérêt renouvelé de la presse officielle pour les territoires recouvrés
lors du dégel de Gomułka par rapport à la période stalinienne. Les articles commémoratifs de
la « libération » des territoires recouvrés par les forces polono-soviétiques se retrouvent
logiquement les années d’anniversaire. Avant 1956, ce sont les relations générales polono-
allemandes qui sont les thèmes qui reviennent le plus souvent, ce qui peut s’expliquer par le
fait que l’Europe, à l’Est comme à l’Ouest, débatte beaucoup en 1955 de la remilitarisation de
l’Allemagne de l’Ouest suite à l’échec de la Communauté européenne de défense et de la
formation, en réaction, du Pacte de Varsovie. Le dégel de Gomułka a des conséquences sur
les thématiques des articles parus dans Trybuna Ludu. Les territoires recouvrés, mis entre
parenthèses en tant que tels à l’époque stalinienne, réapparaissent comme sujets d’actualité48 ;
en outre, le vieil argumentaire, plus « subjectif » comme les communistes l’appellent, de la
pensée occidentale polonaise, est remis à l’honneur, sans doute pour apporter une touche
nationale susceptible de flatter davantage le cœur de nombreux Polonais que les envolées
47 Les exemplaires dudit journal ont été consultés à la Bibliothèque Jagellonne. 48 Cf. notamment les proportions d’articles qui traitent des actualités (nouvelles, insertions dans les plans
quinquennaux, réalisations de la Pologne populaire) qui sont respectivement de 24 et 29 %.
523
lyriques sur la construction du socialisme. Il est intéressant de comparer ces résultats avec un
autre pôle de la presse polonaise qu’est la presse spécialisée dans la thématique spécifique des
territoires recouvrés. Ce n’est pas la presse scientifique, avec les périodiques comme la Revue
occidentale de l’Institut occidental de Poznań qui seront ici examinés mais un échantillon de
Bulletin de l’Agence de presse occidentale49 spécialisée dans la divulgation d’articles qui ont
trait aux terres occidentales polonaises. Cette dernière est l’organe de publication de
l’Association pour le développement des terres occidentales (ADTO) qui prend la suite de
l’UOP après la parenthèse stalinienne. Elle bénéficie d’un statut très officiel comme le montre
une Note d’information50 sur la ZAP pour le Bureau de presse du Comité central du PZPR de
en date du 4 janvier 1958, rédigée par Edmund Męclewski51 : elle est pleinement intégrée à la
presse autorisée et contrôlée par le régime : « L’Agence de presse occidentale est une
coopérative de travail journalistique et en tant que telle elle appartient à l’Union centrale des
coopératives de travail et à l’Union régionale des coopératives de travail de Poznań. »52. Elle
se présente en outre comme l’auxiliaire journalistique de l’ADTO : « Que ce soit à Varsovie
ou à Poznań, ou sur les terres occidentales, la ZAP coopère d’assez près avec le TRZZ »53.
Elle vend sous forme d’abonnements aux journaux ou à des institutions spécifiques des
informations précises sur les territoires recouvrés. Pour l’année 1957, 34 abonnements de
presse et 40 abonnements hors-presse ont été contractés pour la Pologne, et une cinquantaine
pour l’étranger, certains parmi ces derniers étant gratuits54. Les destinataires de ces bulletins
sont très divers, de sorte à toucher la plus grande variété de publics possibles et de renforcer la
visibilité des territoires recouvrés à l’international mais aussi dans les régions de la Pologne
centrale, souvent moins intéressées par cette thématique. Il peut s’agir de grands quotidiens,
de journaux politiques, de bulletins d’institutions, de départements ou de bibliothèques
universitaires, d’institutions sociopolitiques qui s’intéressent à la question des territoires
recouvrés, plus rarement des personnes physiques. La ZAP se place explicitement dans la
ligne officielle du parti en communisant encore plus l’argumentaire de la pensée occidentale
49 Ils ont été trouvés à la bibliothèque des Slaves du CRHS/CRHECC de l’Université Paris I. 50 AAN/TRZZ/481/ pas de numérotation de fonds d’archive, mais une numérotation propre. 51 (1913-1992). Journaliste polonais, membre de l’organisation Patrie et donc lié au réseau occidental, il ne
choisit pas une carrière universitaire, mais est deux fois rédacteur en chef de la ZAP (1945-1949 et 1956-1964).
Il a été longtemps député sans étiquette à la Diète communiste, même s’il faisait partie du Mouvement
démocrate. 52 Idem, p. 1. 53 Idem, p. 2. 54 Idem, p. 2/9.
524
polonaise que ne le fait le PZPR lui-même, c’est-à-dire en donnant la priorité à une rhétorique
davantage socio-économique, qui présente l’annexion de 1945 comme un fait accompli et
comme un rattachement mérité du fait de l’engagement des Polonais en faveur du
développement de ces terre, par rapport à un argumentaire plus traditionnel qui serait plus
ouvertement nationaliste, en se fondant sur l’histoire. Ainsi, Męclewski de déclarer :
Le présupposé principal de la rédaction nationale du ZAP était d’informer sur les problèmes des terres
occidentales, sur leurs situations actuelles, données du point de vue des réalisations déjà réalisées,
ainsi que des objectifs à atteindre de la part de l’État et de la société (et non du seul point de vue des
manques)55
L’inféodation de la ZAP à la ligne idéologique du parti va assez loin : le texte date de 1958, la
reprise en main du pays par Gomułka ne fait que s’esquisser, et déjà le discours sur les
territoires recouvrés est réorienté dans une direction plus élogieuse de l’action de la Pologne
populaire. Après les critiques en 1956-1957 quant à la politique économique du parti dans les
territoires recouvrés56, la ZAP anticipe la reprise en main partielle de la presse par Gomułka
en choisissant de mettre délibérément en valeur les réussites de la Pologne populaire et en
insistant moins sur ses échecs. Les Bulletins de la ZAP rédigés en français que nous avons
consultés confirment au moins partiellement cette orientation :
55 Ibidem, p. 3. 56 Cf. chapitre 3, 4IV.
525
Années
Thèmes
1957
1958 1959 1960 1961
Articles sur le TRZZ 2 29 % 0 0 % 0 0 % 0 0 % 0 0 %
Révisionnisme et
remilitarisation ouest-allemands
1 14 % 0 0 % 7 26 % 6 50 % 8 44 %
Histoire des relations germano-
polonaises
1 14 % 0 0 % 2 7 % 2 17 % 2 11 %
Liens Pologne-territoires
recouvrés
1 14 % 1 33 % 2 7 % 0 0 % 0 0 %
Actualités des territoires
recouvrés
2 29 % 1 33 % 15 56 % 3 25 % 7 39 %
Questions de la paix avec
l’Allemagne, Bloc de l’Est,
camp de la paix
0 0 % 1 33 % 1 4 % 1 8 % 1 6 %
Total 7 3 27 12 18
Tableau représentant l’évolution du nombre et de la proportion d’articles du ZAP dont les
thématiques relèvent spécifiquement de différents aspects de la pensée occidentale polonaise57
Quelques remarques sur les limites du corpus constitué : le nombre restreint de bulletins pour
les années 1957 (peu de bulletins parus cette année-là) et 1958 (pas de politique d’acquisition
active de la part de l’Université) réduit fortement la portée des résultats : ce sont donc surtout
les années 1959-1961 qui doivent être considérées, et qui nous permettent d’effectuer une
comparaison avec les résultats observés pour la Trybuna Ludu, puisque nous avons analysé
les numéros parus en 1959-1960. En outre, les articles mentionnés sont le résultat d’une
sélection de notre part, en fonction de la taille et surtout de la thématique58 ; ils ne reflètent
pas entièrement, mais seulement majoritairement, les centres d’intérêt et l’idéologie de la
ZAP. Cette dernière semble spécialiser ses Bulletins dans deux domaines : la lutte contre le
révisionnisme ouest-allemand et les dangers de la remilitarisation de la RFA59, dans le but de
favoriser une posture de vigilance constante au sein comme à l’extérieur de la société
polonaise, et la transmission des informations sur les actualités des territoires recouvrés,
57 Tirés de la Bibliothèque des études slaves de l’Université Paris I. 58 Le critère a été les liens avec l’argumentaire présentés dans les chapitres 5 à 7, puisque certains Bulletins ont
déjà été mobilisés à ce moment précis pour illustrer tel ou tel point de la rhétorique polonaise. 59 De 26 à 50 % des articles entre 1959 et 1961.
526
notamment la politique de développement socio-économique de la Pologne60. Ces
particularités la distinguent quelque peu de Trybuna Ludu, qui joue plus de la fibre patriotique
polonaise en mettant mieux en avant les liens historiques entre la Pologne et les territoires
recouvrés. Cet écart pourrait s’expliquer, dans le cas présent, par les présupposés idéologiques
mentionnés par Męclewski dans sa note de janvier 1958 précédemment citée, et par le fait que
les Bulletins de la ZAP, notamment ceux qui ont été consultés, sont destinés davantage à un
public extérieur, moins sensible à ce type d’arguments.
L’impossibilité de consulter les titres de la presse régionale des territoires recouvrés aurait pu
être un handicap notoire pour le présent travail. Cependant, la ZAP a certainement dû
représenter une partie notable des sources de cette presse régionale, même si cette dernière
pouvait avoir des articles de correspondants locaux dont la vision était sans doute différente
de celle forgée par les rédacteurs de la ZAP, souvent des journalistes nationaux ou des experts
universitaires. En outre, le discours de la presse régionale, qu’elle soit directement rattachée
au parti, chaque voïévodie possédant son propre journal communiste régional, ou qu’elle soit
obligée de suivre au moins partiellement la ligne définie par la Trybuna Ludu, peut être
reconstitué à partir des deux sources de presse que nous possédons. Nous nous bornerons
donc, la concernant, à faire un panorama rapide des principaux titres de la presse régionale
des territoires recouvrés afin de montrer les ramifications régionales des canaux de diffusion
de la pensée occidentale polonaise auprès des principaux intéressés : les populations des
territoires recouvrés61.
60 De 25 à 56 % des articles sur la même période. La moyenne pour les deux thématiques évoquées oscille autour
de 75-80 %. 61 Nous avons tiré les informations pour le réaliser de : BEDNARZ Krystyna, 25 lat prasy na Ziemiach
Zachodnich i Północnych (25 ans de presse sur les Terres Occidentales et Septentrionales), Ośrodek Badań
Prasoznawczych RSW "Ruch" (Centre d’études sur la presse « Ruch »), Cracovie, 1972. Par principaux titres
nous entendons avant tout les journaux qui ont une grande fréquence de parution : quotidiens, hebdomadaires,
voire bihebdomadaires. Ils nous paraissent avoir une portée significative.
527
Régions Voïévodie d’Olsztyn Voïévodie de
Szczecin-
Koszalin
Voïévodie d’Opole Voïévodie de Wrocław
Journaux
principaux en
1946
Wiadomości
Mazurskie (1945-
1947 lié au PPS),
Głos Ziemi (PSL
1946-1948)
Kurier
Szczeciński
(depuis 1946),
Szczecin,
Wiadomości
Koszalińskie
Nowiny Opolskie
(1947-1950 PZZ)
Słowo Polskie (depuis 1945 lié
au PPR ), Naprzód Dolnośląski
PPS (1945-1947), Trybuna
Dolnośląska (PPR 1945-1948),
Zołnierz-Osadnik, Tygodnik
Wrocławski, Wrocław, Pafawag
Nouveaux
journaux entre
1947 et 1955
Życie Warszawy
(1947 lié au PZPR)
Słowo na Warmii i
Mazurach, Głos
Olsztyński (depuis
1952, lié à PAX)
Głos Szczeciński
(depuis 1947
PPR)
Dziennik Zachodni
(depuis 1949 lié au
PZPR)
Gazeta robotnicza (PZPR depuis
1948)
Wrocławski Tygodnik Katolicki
(depuis 1953)
Nouveaux
journaux lors de
la déstalinisation
et le dégel de
Gomułka
Mazury i Warmia
(soc-cult 1955-1957)
Panorama północy
(depuis 1957)
Ziemia i Morze
(Soc-cult) (1956)
Katolik (dès 1954)
Odra (1957)
Nowe Sygnały 1956 (devient
Odra en 1961 (Soc-cult)
Tableau représentant l’évolution des principaux journaux des territoires recouvrés avec leur
appartenance politique entre 1945 et 196162
Ce tableau nous livre quelques enseignements sur les relais régionaux de diffusion du discours
sur les territoires recouvrés. Il nous donne à voir les inégalités régionales au sein de la
Pologne occidentale63. Les régions les plus richement dotées sont les voïévodies silésiennes,
ce qui peut s’expliquer à la fois par l’ancienneté des traditions de la presse polonaise dans ces
régions et par leur développement socioéconomique plus important. À l’inverse, la Poméranie
occidentale (la voïévodie de Szczecin, à partir de 1950 les deux voïévodies de Szczecin et
Koszalin) n’a non seulement pas eu de titres de presse polonais pendant la période allemande,
mais est aussi une région marginalisée économiquement pendant le stalinisme polonais et
assez largement dépourvue d’une élite intellectuelle locale pour permettre la parution
régulière de journaux importants. Deux titres paraissent de manière constante durant la
62 Nous n’avons pas inclus la voïévodie de Gdańsk, puisque la majorité de son territoire ne fait pas partie des
territoires recouvrés ; de même, nous n’avons pas inclus la voïévodie de Lubusz, qui n’apparaît qu’à partir de
1950 et qui pendant la majeure partie de la période a une presse liée à celle de Grande-Pologne. 63 En gras sont figurés les journaux qui paraissent en 1961.
528
période, alors que pour la région d’Opole, trois titres existent à l’époque du dégel de
Gomułka, plus les journaux communs à la voïévodie de Katowice que nous n’avons pas
mentionnés. Enfin, le cas de la voïévodie d’Olsztyn est plus complexe : contrairement à la
Poméranie occidentale, cette région a une presse polonaise relativement développée dans
l’entre-deux-guerres, mais sa marginalisation dans la première partie de la période polonaise
ainsi qu’un manque de cadres intellectuels expliquent les difficultés plus grandes de la presse
locale à se maintenir. En conséquence, ce sont surtout des filiales locales de journaux de
Varsovie, comme le Życie Warszawy, qui parviennent à perdurer. La presse régionale
communiste est celle qui est la plus développée et qui paraît de manière régulière sur ces
terres, reflétant le monopole du pouvoir du parti communiste. Cela n’empêche pas un
pluralisme de façade, surtout pendant la sortie de guerre avec les journaux des autres partis
(PPS et PSL), des journaux confessionnels, même s’ils sont plus ou moins contrôlés par le
parti par l’intermédiaire de PAX, ou enfin, héritage de la période de Gomułka, des journaux
plus neutres, moins politiques, des périodiques socioculturels64. Si ces journaux n’ont pas été
étudiés, nous pouvons avoir une idée assez précise de leur contenu en recoupant ce qui s’écrit
dans la presse communiste nationale officielle (Trybuna Ludu) et dans la presse spécialisée
dans la question occidentale (les Bulletins de la ZAP). L’hégémonie politique du PZPR
s’exprime, s’agissant de la pensée occidentale polonaise, dans un langage stéréotypé qui sera
étudié de plus près dans le 2. S’il est un domaine dans lequel un pouvoir dictatorial comme
celui du PZPR intervient également, c’est celui de la jeunesse ; le discours officiel sur les
terres occidentales polonaises se retrouve aussi également dans l’enseignement, ce qui peut se
voir à la fois par l’activisme de l’ADTO et par quelques exemples de manuels scolaires.
C. L’enseignement ou l’endoctrinement précoce
La pensée occidentale est présente dans l’enseignement polonais de deux manières
différentes. Si le discours officiel sur ces régions comme partie intégrante de la Pologne des
origines est présent dès la sortie de la guerre dans les manuels scolaires et donc dans les
programmes, les territoires recouvrés ne sont pas un objet d’étude en tant que tels jusqu’au
dégel de Gomułka. Avant 1956, les territoires recouvrés ne sont étudiés que sous l’angle de
leur polonité, mais leur histoire est en grande majorité laissée de côté puisque ces régions ont
64 Certains, de manière saisissante, ne survivent d’ailleurs pas à la reprise en main de la presse par le pouvoir
communiste dans le courant de 1957.
529
fait partie pendant longtemps d’autres États que la Pologne. Nous verrons dans un premier
temps comment la pensée occidentale est retranscrite dans les programmes à destination des
élèves polonais à travers la comparaison de trois manuels scolaires, avant de voir le tournant
important de l’Octobre polonais dans la manière de transmettre les connaissances sur les
territoires recouvrés aux élèves polonais.
La diffusion des présupposés historiques et idéologiques de la pensée occidentale polonaise se
fait notamment à travers les manuels scolaires. Trois manuels65 ont été analysés, publiés en
1948, 1953, 1954. Ils nous permettent d’avoir une idée des programmes d’histoire dans la
Pologne en phase de communisation intensive (1948) et durant le stalinisme (1953 et 1954).
Le premier est un manuel du cycle terminal de l’école primaire66, les autres ne mentionnent
pas de classe particulière mais le niveau dont ils font preuve permettent de penser qu’ils sont
plutôt destinés à des lycéens67. Plusieurs points de comparaison seraient possibles pour
évaluer le degré d’ouverture de ces manuels aux présupposés politiques de la pensée
occidentale polonaise. Nous nous contenterons de comparer la manière dont la question de
l’Antiquité slave et de la genèse de l’État polonais sont traités dans ces documents
pédagogiques ; cette période de l’histoire est en effet l’une de celle où ce discours polonais est
le plus polémique et peut être le plus nationaliste, avec la théorie de l’autochtonie68 des Slaves
et l’évaluation des relations avec le voisin allemand qu’est le Saint-Empire. Le manuel de
1948 est un hybride idéologique : il est à la fois tributaire d’une vision relativement
traditionnelle de l’histoire de la Pologne, qui tend au roman national, et annonce déjà la
marxisation de la discipline historique dans la Pologne populaire. Ainsi, la théorie de
l’autochtonie des Slaves est reprise telle quelle dans le chapitre « le domaine slave premier » :
« Le berceau de ce premier peuple slave uni était situé dans le bassin des rivières Oder et
Vistule, par conséquent sur les terres actuelles polonaises ainsi que sur les espaces s’étendant
65 SEREJSKI M. H. (réd.), Podręcznik historii dla VI klasy szkoły podstawowej Cz. 1 (Manuel d’histoire pour la
6ème classe de l’école élémentaire T I), PZWS, Varsovie, 1948
MISSALOWA Gryzelda, SCHOENBRENNER Janina, Historia Polski (Histoire de la Pologne), Pańtwowe
Zakłady Wydawnitcw Szkolnych (Éditions scolaires étatiques), Varsovie, 1953
BARDACH J., Historia Polski de roku 1466 (Histoire de la Pologne jusqu’en 1466), PZWS, Varsovie, 1954. 66 La 6ème classe, qui correspond dans un système où le collège n’existe pas, à l’avant-dernière classe du
primaire, les élèves ont donc 12-13 ans. 67 Âgés de 15 à 19 ans. 68 Cf. chapitre introductif, IIC.
530
plus à l’ouest entre le cours moyen de l’Elbe et l’Oder »69. L’auteur du manuel reprend
fidèlement la thèse de l’école archéologique de Grande-Pologne de Kostrzewski en voyant
dans la culture lusacienne des Protoslaves, ce qui lui permet de faire remonter le peuplement
slave de ce qui est devenu par la suite les terres polonaises à 1300 avant Jésus-Christ. Il
poursuit en offrant une vision très négative des relations germano-polonaises, en donnant aux
tribus germaniques un rôle de trouble-fête de la paix romano-slave qui s’établit lors des
derniers siècles de l’Antiquité, et en liant déjà intimement les Germains à la guerre : « Ce
commerce a été interrompu par les invasions des peuples germaniques […] C’est seulement
après le départ des peuples germaniques au sud et à l’ouest que la paix s’est installée. »70. Il
s’agit de noircir au possible les relations germano-slaves, et ce dès les origines, ce qui rappelle
l’argument de la justice historique qui se fonde sur une vision unanimement négative de ces
rapports71. La leçon « les slaves occidentaux et les débuts de l’État polonais » est d’ailleurs
explicitement placée dans ce contexte de tensions entre les tribus slaves occidentales et le
Saint-Empire. La formation de l’État polonais est interprétée comme une réaction aux menées
antislaves des Allemands du Saint-Empire :
Après la chute de l’État de Grande-Moravie (environ 906) les tribus slaves se sont retrouvées dans un
grand danger. À cette époque en effet, l’État allemand s’est sorti de la chute et du chaos et les chefs de
la nouvelle dynastie saxonne ont entamé la conquête systématique des terres slaves occidentales.72
Cette présentation donne l’impression que l’auteur s’est inspiré des travaux de
Wojciechowski73 avec comme conséquence que la lutte entre Polonais et Allemands est le
pivot de l’histoire polonaise : « Le premier contact de la Pologne avec les Allemands a été
pour elle très dangereux. »74. Seule concession, mais d’importance, au régime : la reprise du
vocabulaire marxiste, notamment pour ce qui est de la périodisation. L’avènement de l’État
polonais est en effet aussi resitué dans le contexte de l’avènement du « féodalisme », une des
grandes catégories de l’histoire interprétée selon le matérialisme historique.
69 SEREJSKI M. H. (réd.), Podręcznik historii dla VI klasy szkoły podstawowej Cz. 1 (Manuel d’histoire pour la
6ème classe de l’école élémentaire T I), PZWS, Varsovie, 1948, p. 38. 70 SEREJSKI M. H. (réd.), op. cit., p. 41. 71 Cf. chapitre 6, IB. 72 SEREJSKI M. H. (réd.), op. cit., p. 51. 73 WOJCIECHOWSKI Zygmunt, Polska-Niemcy. Dziesięć wieków zmagania (Pologne-Allemagne. Dix siècles
de luttes), IZ, Poznań, 1945. 74 SEREJSKI M. H. (réd.), op. cit., p. 52.
531
Le manuel de 1953 reprend également la théorie de l’autochtonie des Slaves, mais de manière
déjà moins marquée : « Dans le bassin de l’Oder et de la Vistule se situe la Pologne, notre
patrie. Dans les premiers siècles de la nouvelle ère vivaient sur les bords de l’Oder et de la
Vistule les tribus slaves, qui avec le temps ont formé l’État polonais. »75. Cette théorie est
atténuée puisque la chronologie du continuum slave n’est plus fixée à 1300 avant Jésus-
Christ, mais aux derniers siècles de l’Antiquité. Le ton du manuel renvoie davantage au
matérialisme marxiste : le premier ennemi des tribus slaves desquelles va émerger la nation
polonaise ne sont pas les tribus germaniques, mais la nature qu’il faut, dans une optique
communiste, dompter : « Dans la lutte sans merci, durant des siècles, entre l’homme et la forêt
et la steppe, ce dernier arrachait à la nature réfractaire des terres à cultiver »76. L’accent est
mis avant tout sur les processus socio-économiques, dans une approche très marxiste selon
laquelle la superstructure dépend de l’évolution de l’infrastructure. Pour les auteurs de ce
manuel, ce sont donc avant tout des progrès techniques qui ont permis l’avènement de l’État
polonais : « Parmi les microétats tribaux des bords de l’Oder et de la Vistule, le plus puissant
était celui des Polanes. Les Polanes avait le plus de terres arabes, un artisanat développé et de
nombreuses villes »77. Concession à la pensée occidentale polonaise, les contacts avec les
populations germaniques sont bien mentionnés, avec comme d’habitude l’assimilation de
l’élément germanique à la guerre et à la violence : « Les terres polonaises étaient exposées
aux raids expansionnistes et pillards allemands. »78. Néanmoins, un déplacement du cursus
d’une vision strictement nationale de l’histoire vers une vision nationale-marxiste peut
s’observer, tendance qui est encore accentuée dans le manuel de 1954.
C’est dans ce dernier ouvrage, qui paraît dans le contexte de la stalinisation la plus extrême de
la Pologne, que s’observe paradoxalement la vision la moins idéologique de toutes de
l’Antiquité slave. La théorie de l’autochtonie des Slaves n’y apparaît plus en tant que telle et
la formation de l’élément polonais, voire slave, y est décrite de manière bien plus nuancée et
plus proche de la manière dont elle l’est aujourd’hui : « La population slave s’est formée dans
un processus ethnolinguistique pluriséculaire. »79. À la place d’une vision essentialisée d’une
75 MISSALOWA Gryzelda, SCHOENBRENNER Janina, Historia Polski (Histoire de la Pologne), PZWS,
Varsovie, 1953, p. 7. 76 Idem. 77 MISSALOWA Gryzelda, SCHOENBRENNER Janina, op. cit., p. 10. 78 Idem. 79 BARDACH J., Historia Polski de roku 1466 (Histoire de la Pologne jusqu’en 1466), PZWS, Varsovie, 1954,
p. 11.
532
population slave présente depuis presque la nuit des temps dans les bassins de l’Oder et de la
Vistule, ce manuel rend mieux compte des différentes strates ethniques qui se sont succédé
sur ces régions avant que n’émerge un État slave. Le manuel suggère cependant, dans une
manifestation discrète d’antigermanisme, que le terme polonais de prince, książe, viendrait
d’un terme goth, de manière à montrer que l’organisation inégalitaire et hiérarchisée de la
société combattue par les communistes est d’origine germanique. De même, il est
implicitement mis en avant que l’organisation originelle des tribus slaves reposait sur la
propriété collective, ce qui est sans doute une manière détournée de convaincre les jeunes
élèves polonais que le système communiste n’est qu’un retour aux antiques traditions slaves,
dénaturées par des siècles de domination socioéconomique étrangère. La naissance de l’État
polonais n’est pas située dans un contexte de tension avec l’Empire romain germanique. En
revanche, le manuel insiste sur la naissance du féodalisme et sur les liens entre ce régime et
l’Église, manière de critiquer le rôle historique de cette dernière alors que la lutte entre cette
institution et le parti communiste est à son apogée en Pologne. La pensée occidentale
polonaise est donc présente dans les manuels scolaires polonais, même si elle est assez
fortement atténuée au moment du stalinisme.
L’arrivée au pouvoir de Gomułka remet pleinement à l’honneur les présupposés idéologiques
de la pensée occidentale dans l’enseignement polonais, et les fait en même temps changer de
dimension. En effet, après 1956, le discours officiel sur les territoires recouvrés est amplifié à
l’école polonaise : il ne s’agit plus simplement de reprendre telles quelles certaines thèses de
ce courant de pensée, mais d’intégrer pleinement l’histoire locale des différentes régions des
territoires nouvellement polonais à la grande histoire polonaise afin de favoriser l’émergence
d’un sentiment d’appartenance à ces terres et de lutter ainsi plus efficacement contre le
syndrome du temporaire80. Dans ce processus, le parti communiste polonais s’appuie
efficacement sur l’ADTO, qui a la particularité par rapport à l’UOP d’avoir une activité bien
plus dirigée vers l’éducation que l’UOP81. Elle a un grand engagement pédagogique pour
relayer la vision officielle polonaise des territoires recouvrés auprès de la jeunesse. Elle agit
dès sa création comme un lobby efficace auprès du ministère de l’Instruction pour régionaliser
les programmes. Ainsi, un Inspecteur du district scolaire de Katowice fait le bilan des
80 Cf. chapitre 3, IIIC. 81 Cette dernière organisation se concentrait avant tout sur la repolonisation des autochtones, en leur proposant
des cours de langue polonaise notamment.
533
changements de programme réalisés en 1957-1958 dans un rapport à l’ADTO du 9 septembre
196082:
Dans les livres de lecture pour les classes VI et VII on prend connaissance des activistes et écrivains
silésiens les plus méritants, qui par leur esprit de sacrifice et leur travail infatigable ont participé à
maintenir la polonité de ces terres, se sont battus pour les droits de la population silésienne, pour son
droit à l’instruction, lui ont appris à aimer son pays et sa langue maternels.83
Cette citation ne laisse pas de doute : une version plus traditionnelle de la pensée occidentale
polonaise a bien été réintroduite dans les programmes à la faveur du retour de Gomułka aux
affaires. L’école agit ainsi comme un canal actif dans la diffusion du discours officiel sur les
territoires recouvrés. Ce document est précieux car il montre la variété des actions et des
outils pédagogiques dont disposent les propagandistes de la pensée occidentale, à destination
à la fois des enseignants et des élèves, pour diffuser leurs idées. Non seulement de nouveaux
manuels scolaires sont publiés, mais des « Matériaux auxiliaires à l’enseignement de l’histoire
de la Silésie »84 ont été tirés pour l’année 1959-1960 à hauteur de 5 000 exemplaires, et ont
été très vite vendus. Il s’agit d’une aide méthodologique afin de renforcer les connaissances
professorales en histoire régionale de la Silésie. Le lien entre cette histoire locale et la grande
histoire nationale est en outre développé dans des formations, organisées régulièrement et
souvent avec l’ADTO, à destination des enseignants. Ainsi, un cours de dix heures sur
l’« histoire de la Silésie des temps les plus anciens jusqu’à l’Occupation de 1939-1945 »85 a
été organisé de manière commune avec le comité de voïévodie du PPR et le rectorat de
Katowice pour renforcer les connaissances des instituteurs et des professeurs du secondaire.
Les spécialistes de la pensée occidentale polonaise apparaissent ici comme des maillons
essentiels, puisque non contents de forger ce discours, ce sont eux-mêmes qui le vulgarisent et
l’explicitent lors de semblables cessions. Dans le cas évoqué ici, il s’agit des professeurs de
l’Université de Wrocław. L’ADTO joue ainsi le rôle d’interface de transmission du discours
entre ses émetteurs et les relais importants que sont les enseignants, comme cela peut se voir à
travers l’exemple de deux formations pour enseignants qu’il a organisées ou coorganisées :
82 AAN/TRZZ/1015. Absence de numérotation interne au fonds d’archive. 83 Idem, p. 2. 84 Idem, p. 4. 85 Idem, p. 19.
534
Proposition de cours à propos de la Silésie Cours scientifique de vacances proposé par l’ADTO de Koszalin
du 4 au 25 août 1958
Intitulé des cours Professeurs en
charge86
Intitulé des cours Professeurs en
charge
1. Rôle des terres occidentales dans la vie
polonaise aujourd’hui et demain
2. Les rapports des populations sur les
terres occidentales
3. Les résultats des études archéologiques
à Opole
4.Géographie générale de la région
d’Opole en relation avec la géographie
générale de la Pologne
5.Structure et signification économiques
de la Silésie d’Opole
6.La toponymie polonaise sur les terres
occidentales
7.Le rôle des terres occidentales dans la
genèse de l’État polonais
8.Les Slaves antiques sur les terres
occidentales de la Pologne
9.La Polonité de la Silésie dans une
perspective historique
10.Actuelle littérature sur les terres
occidentales
11.Les groupes ethniques polonaises des
terres occidentales
12.La culture populaire de la Silésie
13.Les monuments en Silésie d’Opole
ainsi que la problématique de leur
protection
14.La littérature polonaise en Silésie
15.Les relations nationales en Haute-
Silésie au XIXème et XXème siècle
16.Les changements actuels en Silésie
d’Opole
17.L’attitude adéquate du travailleur
pédagogique en Silésie d’Opole
18.La Silésie d’Opole à l’époque
hitlérienne
19.Le rôle de l’école en Silésie d’Opole
20.Le programme d’enseignement de la
langue, histoire, géographie, chant
polonais
21.Cours de théâtre amateur
22.Cours de chant
1.Lutman
4. Wrzosek
6. Rospond
7.Popiołek
8.Kostrzewski
9. Popiołek
19.Mazurek
1.Images des progrès des études
historiques des cinq dernières années
2.Esquisse de l’archéologie de la
Poméranie occidentale
3.Esquisse de l’ethnographie
4.Esquisse du développement des dialectes
poméraniens
5.Restes et spécificités de la nature de la
Poméranie occidentale
6.Géographie et géologie de la PO87
7.Géographie historique de la PO
8.Esquisse de l’histoire générale de la PO
9.Histoire de l’État et du droit en PO
10.Histoire des marges de la République
11.Du passé des villes poméraniennes
12.Les changements ethniques en PO
13.Les liens économiques du PO avec la
Pologne
14.La Poméranie à l’époque du capitalisme
15.Histoire des luttes pour la polonité des
populations frontalières
16.Problème du Landflucht et de
l’Ostflucht en PO
17.Histoire du mouvement ouvrier en PO
18.Histoire de l’art en PO
19.Problématiques économiques actuelles
en PO
20.Problématiques actuels de la sociologie
du PO
21.Journaux actuels de la RFA concernant
la PO
2.Kaczmarczyk
5.Kowalenko
6.Sczaniecki
10.Śląski
Tableau représentant les intitulés et certains conférenciers des cours de vulgarisation scientifique
sur les territoires recouvrés à destination des enseignants88
86 Nous ne citons que les noms des professeurs mentionnés au chapitre 4. 87 Par manque de place : PO désigne la Poméranie occidentale
535
La sensibilisation des enseignants à la thématique des territoires recouvrés a bien entendu
comme but ultime une meilleure connaissance de ces derniers par les élèves, de manière à ce
qu’ils soient capables de retranscrire l’argumentaire officiel polonais les concernant, ce qui
peut les aider, notamment pour ceux qui ont été rapatriés des confins orientaux, à s’approprier
davantage ces régions. Des « lectures silésiennes »89, compilation de poèmes et de chants
populaires polonais de Silésie, sont ainsi publiées. En outre, les structures éducatives
favorisent les voyages scolaires comme moyen par excellence de faire découvrir les territoires
recouvrés et leur polonité aux élèves : « La meilleure manière de connaître une région est
d’avoir un contact direct avec lui, ses habitants, visiter par soi-même ses monuments, ses
personnalités »90. Ainsi, pour l’année scolaire 1959/1960, près de 190 voyages scolaires ont
été organisés par le rectorat de Haute-Silésie, qui ont concerné 5 900 élèves du primaire et
7 200 du secondaire91. Cette variété des outils pédagogiques pour ancrer le discours officiel
dans les esprits des jeunes polonais peut s’apparenter à un certain endoctrinement. Tout est
donc fait pour le rendre attractif : en plus des visites organisées, des concours en lien avec les
territoires recouvrés sont mis en place, pour populariser de manière ludique la vision nationale
polonaise de l’histoire de ces régions. La synthèse de ces actions destinées aux élèves, qu’il
est important de toucher pour qu’ils puissent ensuite répandre la « bonne parole » de la pensée
occidentale auprès de leurs proches souvent moins enthousiastes quant à la réalité de la vie et
de la polonité sur ces terres, peut se voir dans une liste d’actions à adopter pour populariser
les connaissances sur les terres occidentales et septentrionales auprès des élèves des écoles
d’art :
- organiser des rencontres avec des acteurs sociaux, culturels et économiques qui s’occupent de la
problématique des terres occidentales et septentrionales […]
- Organiser des conférences pour les étudiants sur des thèmes historiques et actuels des terres
occidentales et septentrionales, les problèmes allemands actuels, ainsi que les traditions maritimes et
les réalisations de la Pologne populaire sur la mer
- Réaliser des expositions et des projections sur les thématiques précédemment citées et fournir des
matériaux de propagande92
88 AAN/TRZZ/1022/p. 24. 89 AAN/TRZZ/1015 p. 2. 90 Idem, p. 13. 91 Ibidem. 92 AAN/TRZZ/1017/ pas de numérotation interne au fonds d’archive. p. 2.
536
Les professeurs et surtout les élèves sont donc au cœur d’un faisceau d’actions dont le but est
de connaître le mieux possible les territoires recouvrés pour se les approprier et les percevoir
comme partie intégrante de la Pologne. Ce discours, omniprésent à l’école, porte-t-il ses
fruits ? Une idée de sa réception et de la perception que les élèves ont de ces régions peut
nous être donnée par une enquête scolaire réalisée à Toruń en 196093 par les soins de
l’ADTO94 auprès d’un échantillon de lycéens95, dans un endroit intéressant : la voïévodie de
Poméranie, disjointe rapidement de celle de Gdańsk. Cette région est dans sa très grande
majorité composée de terres qui font partie des confins occidentaux, donc sensibles à la
question occidentale, mais qui ne font pas partie des territoires recouvrés96. Cette société
régionale permet ainsi d’établir une sorte de moyenne entre la perception des Polonais des
territoires recouvrés et celle des terres anciennes qui ne font pas partie des confins orientaux97.
Le point faible de cette enquête est qu’elle est éminemment sociologique, et que par
conséquent les réponses aux questionnaires ont été classées en fonction des classes sociales
(ouvriers, paysans, artisans, intellectuels, cette dernière catégorie recoupant les fonctionnaires,
les ingénieurs et les techniciens) alors que l’origine des lycéens, si elle a été mentionnée98 n’a
pas fait l’objet d’une analyse complète. Néanmoins, sa première partie nous donne des
éléments intéressants sur le rapport de cette jeunesse aux territoires recouvrés, et donc
indirectement sur la portée du discours officiel glorifiant la polonité de ces régions et leur
intégration au reste du pays grâce à la politique communiste. Les réponses sont classées en
quatre groupes :
« Les patriotes, ce sont ceux qui veulent que leur travail sur les terres occidentales aident à leur
développement rapide, les positifs ce sont ceux qui sont indifférents à un éventuel travail sur ces
terres à l’avenir […] le groupe de jeunes au rapport négatif aux territoires recouvrés ce sont ceux qui,
pour différentes raisons, ne veulent pas habiter et travailler sur ces terres. […] (trois raisons à cela :
manque de lien affectif avec les terres occidentales, menaces de la part de la RFA, faiblesse de
l’aménagement et du peuplement) […] les patriotes locaux, ce sont tous ceux qui, jusqu’à la fin de leur
vie, veulent habiter seulement dans leur ville. »99
93 AAN/TRZZ/543/p. 1-38. 94 Notamment par un groupe de spécialistes de la pensée occidentale polonaise autour de Marian Wojciechowski,
le fils de Zygmunt Wojciechowski. 95 630 élèves des classes de 10ème et 11ème, les dernières classes du lycée, âgés de 15 à 17 ans, 44 % de garçons
pour 56 % de filles. Il s’agit d’un lycée général à vocation pédagogique. 96 Pour rappel de la distinction, cf. chapitre introductif, II, partie introductive. 97 Les anciennes Pologne russes et autrichiennes. 98 61,4 % de Poméranie, 38,6 % hors de Poméranie. 99 AAN/TRZZ/543/p. 9.
537
Les réponses sont assez parlantes, et montrent clairement certaines limites du discours
officiel :
Total ouvriers paysans artisans intellectuels Groupes de
réponse
191 30.3 % 34.3 32.7 26.1 29.7 Patriotes
165 26.2 % 29.9 26.7 24.4 25.3 Positifs
240 38.1 % 29.9 38.6 38.6 41.6 Négatifs
34 5.4 % 5.9 2.0 10.9 4.0 Patriotes
locaux
630 100 % 18.6 16.0 18.8 46.5
Tableau représentant les proportions des différents rapports des sondés aux territoires recouvrés100
La majorité relative des sondés a un rapport négatif aux territoires recouvrés, et cela sans
rajouter les patriotes locaux, qui refusent de s’installer dans ces régions non par désamour
envers elles, mais par attachement à leur petite patrie. Si de telles proportions se retrouvent
chez la jeunesse, souvent plus optimiste que ses aînés, en tous cas plus exposée, du fait de
l’école, à la propagande étatique concernant les territoires recouvrés, il est plausible
d’imaginer que le rapport aux territoires recouvrés est encore plus négatif au sein de la société
prise dans son entier. Sociologiquement, les réponses sont également parlantes : la seule
catégorie dans laquelle les réponses négatives sont nettement en dessous de la moyenne est la
classe ouvrière, sans doute plus sensible à la propagande étatique et voyant davantage ces
terres comme des lieux de promotion sociale, alors que la grande agriculture étatiste a de quoi
rebuter les paysans attachés à leurs exploitations traditionnelles, les artisans craignent l’atonie
économique de nombre de villes petites et moyennes des territoires recouvrés, et les
intellectuels sont sans doute refroidis par le manque de perspectives professionnelles sur des
terres où l’enseignement supérieur est assez peu développé. Les raisons de ce rapport négatif
relativement dominant sont diverses, et ont aussi été comptabilisées :
Tableau représentant les proportions de raisons du rapport négatif des territoires recouvrés par les
sondés101
Ce tableau permet de se rendre compte de la partie du discours étatique sur les territoires
recouvrés qui dysfonctionne : le manque de lien affectif peut renvoyer au fait que les Polonais
considèrent encore, en majorité, les territoires occidentaux comme des corps étrangers au
territoire national traditionnel polonais, notamment par rapport aux confins orientaux. C’est
donc l’argumentaire émotionnel selon le PZPR, fondé sur la polonité prétendue de ces
territoires, qui serait mis à mal. Les capacités polonaises d’aménagement ne semblent pas
fondamentalement remises en cause, puisque la proportion de cette raison est relativement
faible102. En revanche, le discours national officiel semble se retourner contre lui, s’agissant
de la deuxième raison la plus invoquée pour ne pas s’établir dans ces régions : la peur d’un
retour de l’Allemagne sur ces terres. À force de brandir la menace allemande pour resserrer
les rangs autour du PZPR, les officiels polonais ont pu décourager un certain nombre de
personnes de s’y établir par crainte d’un retour des Allemands. Le syndrome du temporaire
joue ici à plein, et ce d’autant plus que les sondés n’habitent pas sur les territoires recouvrés et
donc devraient y être moins sensibles. Enfin, nous pouvons noter un pourcentage assez élevé
de rapports négatifs non motivés : faut-il y voir une autocensure dans le fait de ne pas vouloir
révéler les vraies raisons de son refus de s’y établir (par exemple la considération que ces
terres ne sont pas polonaises, contrairement aux confins orientaux) ? L’enquête ne permet pas
d’y répondre. Loin des manifestations d’unanimisme national, elle permet toutefois de
suggérer les limites de la portée d’un discours dont les canaux de transmission ne manquent
pas, et qui est mobilisé à divers fins.
101 Idem, p. 14. 102 7,5 % en moyenne, contre 47 % pour la précédente.
539
II Les fonctions du discours
Les fonctions du discours officiel polonais sur les territoires recouvrés, forgé par les
spécialistes de la pensée occidentale polonaise, se voient le mieux dans les discours, œuvres
de propagande souvent grandiloquents et épiques, des dirigeants de la Pologne populaire.
Cette partie analysera donc plus particulièrement les allocutions de la classe dirigeante
polonaise retranscrites dans la plupart des cas dans la Trybuna Ludu. Le discours qui
proclame l’attachement indéfectible des territoires recouvrés à la Pologne a principalement
trois fonctions : la mise en scène de la défense de l’intérêt national, qui sert dans un deuxième
temps à légitimer le pouvoir communiste pour en dernier recours forger une unité de façade
autour de la grande cause nationale de l’intégration de ces régions à la patrie.
A. Défendre l’intérêt national face à l’étranger
Le discours sur les territoires recouvrés sert dans un premier temps à défendre l’intérêt
national face au danger, souvent cité, que représentent le nationalisme et le révisionnisme
ouest-allemands. Les communistes polonais jouent à fond la carte de la partie émotionnelle de
l’argumentaire polonais, en reprenant la rhétorique historique des territoires recouvrés,
vieilles terres « piastiennes ». Il y a là une certaine ironie à voir des communistes s’appuyer
sur ce concept de Pologne piastienne103, qui renvoie au mieux au temps de la monarchie des
Piast, au pire aux projets les plus extrêmes des nationalistes polonais de l’entre-deux-guerres
et de la guerre. Dans un contexte où chaque trouvaille archéologique reliée à cette dynastie est
soigneusement mise en avant et instrumentalisée comme un témoignage de polonité, la patrie
polonaise originelle des premiers Piast est ainsi exaltée, le rattachement des territoires
recouvrés étant perçu comme un retour à cette mère-patrie des premiers âges. Cet argument se
retrouve de manière récurrente :
« La libération de Wrocław a refermé la période de la libération totale par l’Armée soviétique
victorieuse et du retour définitif à la Pologne des terres piastiennes antiques sur les bords de l’Oder, de
la Neisse de Lusace et de la Baltique. »104
« Grâce à la victoire sur l’hitlérisme de l’Armée soviétique et de l’Armée polonaise se battant à ses
côtés nous sommes revenus sur les anciennes terres piastiennes sur la Baltique, l’Oder et la Neisse.105
103 Cf. chapitre introductif, IIc. 104 Trybuna Ludu n° 126, 1955, p. 1. Discours du camarade Bolesław Bierut à Wrocław à l’occasion du 9 mai
1955. 105 Trybuna Ludu, n° 178, 1959, p. 2. Discours du ministre de la Défense nationale Marian Spychalski à Szczecin
en juin 1959 à l’occasion des « Journées de la mer ».
540
« La Pologne est revenue dans sa patrie piastienne, à ses vieilles villes, Wrocław, Opole, Szczecin,
Olsztyn, elle a pris en possession pour toujours ses antiques possessions sur l’Oder, la Neisse de
Lusace et la Baltique. »106
Il est à noter que ce type de rhétorique est commune aux éléments les plus conservateurs du
parti communiste polonais (le stalinien Bierut) ainsi qu’aux éléments plus réformistes (comme
Gomułka), ce qui peut contribuer à rétablir une certaine unité idéologique à un moment de
l’histoire du parti où sa cohérence interne est remise en cause par l’affrontement entre ces
deux lignes. Sur le point de la polonité originelle des territoires recouvrés en effet, le discours
occidental polonais107 communiste ne diffère guère du discours occidental classique tel qu’il
se pratiquait en Pologne avant la mise en place de l’hégémonie politique du PZPR. Il s’agit de
rappeler à chaque occasion la polonité intrinsèque des territoires recouvrés. Ces territoires
sont d’autant plus polonais que la parole officielle insiste sur le grand degré d’intégration de
ces terres, en s’appuyant davantage sur l’argument du fait accompli. Là encore, cette idée est
propice aux grandes envolées lyriques : ce n’est plus seulement les territoires recouvrés qui
sont glorifiés comme partie intégrante de la Pologne, mais le rôle du peuple polonais dans
l’aménagement et le peuplement de ces régions qui est mis en avant. Les dirigeants
communistes, de bons politiques, deviennent alors de purs démagogues qui cherchent à flatter
les sentiments patriotiques polonais, voire les aspirations à une certaine grandeur nationale.
Après la parenthèse stalinienne, les Semaines des territoires occidentaux sont réinstaurées et
leurs organisations confiées à l’ADTO. Leur but n’a guère changé par rapport à celles
organisées, pendant la sortie de guerre, par l’UOP : « Le but de la semaine est de populariser
auprès de la société la problématique des terres occidentales, montrer nos grandes réalisations
dans l’intégration pleine et entière des terres des bords de l’Oder et de la Baltique avec la
mère-patrie »108. La Trybuna Ludu exalte alors le « riche programme » de cette TZZ qui a lieu
des 9 au 17 mai 1959, en incitant les lecteurs à s’y rendre, alors même que cette manifestation
avait été supprimée lors de la stalinisation de la Pologne pour ses accents jugés trop
nationalistes. Cette intégration économique, proclamée par la presse communiste, n’est que le
106 Trybuna Ludu, n° 127, 1960, p. 3 Discours du 1er secrétaire du PZPR Władysław Gomułka à Wrocław, le 9
mai 1960. 107 Par souci de faciliter la compréhension et de varier les formulations, nous entendrons par « discours
occidental polonais » l’adaptation à des fins de propagande de la pensée occidentale polonaise, courant
historiographique plus scientifique même s’il dispose d’une dimension politique puisqu’il repose sur une vision
partiellement idéologisée de l’histoire. 108 Trybuna Ludu, n° 124, p. 1.
541
reflet de la ligne officielle du parti. Après avoir reconnu en 1956-1957 les retards de
développement conséquents des territoires recouvrés par rapport aux terres de la Pologne
centrale à cause de leur marginalisation durant le Plan sexennal, Gomułka semble considérer
que le rééquilibrage des investissements à l’occasion du Premier Plan Quinquennal a suffi à
faire disparaître les inégalités interrégionales. Ainsi, il proclame lors du discours déjà cité du
9 mai 1960 : « Les terres occidentales et septentrionales forment aujourd’hui un organisme
économique, culturel, social, étatique unique, cohérent et intégré à la Pologne. »109. Si cette
intégration est en fait loin d’être réalisée malgré les indéniables progrès réalisés entre 1957 et
196, elle est pourtant proclamée au nom de la raison d’État polonaise, mais aussi au nom
d’une certaine justice historique. Une vision agonistique de l’histoire et l’interprétation des
décisions 1945 comme un jugement rendu par le tribunal de l’histoire se retrouvent dans la
bouche des officiels de la Pologne populaire, tel le 1er ministre Józef Cyrankiewicz, qui
proclament lors des mêmes célébrations :
Ici en effet il y a quinze ans est parvenue à sa fin non seulement l’occupation hitlérienne, mais s’est
terminée aussi la domination de l’occupant séculaire. Ici il y a quinze ans le cours de l’histoire a
changé. La vague de l’expansionnisme germanique, qui s’abattait sur les terres polonaises des bords de
la Baltique, de l’Oder et de la Neisse depuis de nombreux siècles, a été rejetée en arrière en cette
mémorable année 1945, jusqu’au lieu d’où elle est partie il y a des siècles pour conquérir les terres
polonaises, au lieu où elle a enclenché jadis son destructeur Drang nach Osten.110
La syntaxe lourde et pompeuse du Premier ministre « de fer », qui a survécu politiquement à
la plupart des soubresauts internes à la vie politique du parti, brosse ici un tableau de l’histoire
des relations germano-polonaises que ne renierait pas Wojciechowski, pourtant mort
d’épuisement en 1955 après avoir bataillé pour faire subsister son Institut occidental menacé
par le pouvoir stalinien. Cette rhétorique nationale sert en fait à démontrer que le parti
communiste est la meilleure incarnation possible de la raison d’État polonaise, manière pour
le pouvoir de légitimer son autorité acquise de manière non démocratique.
B. Légitimer le pouvoir communiste face aux oppositions
D’une part il s’agit de montrer que le modèle économique du parti communiste est le plus
fiable pour relever puis développer économiquement les nouvelles terres occidentales de la
Pologne, d’autre part de montrer que l’intégration de ces terres à la Pologne n’est acquise
109 Trybuna Ludu, n° 127, 1960, p. 4. 110 Trybuna Ludu, n° 128, 1960, p. 3.
542
qu’en suivant les choix géopolitiques du PZPR, c’est-à-dire l’alliance inconditionnelle avec
l’URSS et l’ancrage de la Pologne populaire dans le Bloc de l’Est. C’est l’idée même du
discours de Gomułka à Wrocław : le rédacteur de la Trybuna Ludu a donné un titre parlant à
la retranscription du discours du 1er secrétaire du PZPR : « seule une Pologne socialiste peut
se trouver sur les bords de l’Oder et de la Neisse »111. Le discours du parti insiste autant sur
l’aménagement des territoires recouvrés comme source de légitimité car il ne manque jamais
de rappeler l’état de destruction avancé de ces régions et le scepticisme des puissances
occidentales, notamment anglo-saxonnes, quant aux capacités de la Pologne, surtout d’une
Pologne socialiste, à intégrer économiquement ces terres. La réalité, en tous cas celle perçue
par les dirigeants communistes polonais, a ainsi un goût de revanche : elle devient un
argument pour valider le bien-fondé le bien-fondé du socialisme en matières économique et
sociale. Là encore, cette rhétorique est souvent employée :
Nous n’économiserons par nos forces pour le développement des territoires recouvrés, pour le
développement de toute notre belle et toujours plus puissante Pologne populaire, qui est un foyer
inflexible du grand camp de la paix112
L’œuvre de la Pologne populaire est le peuplement et l’aménagement des terres occidentales, fait
éveillant le respect de tous ceux qui regardent sans préjugé le travail pacifique de notre nation113
La Pologne populaire est née de nouveau dans des frontières allant du Bug à l’Oder et à la Neisse,
avec un appui large sur la Baltique, dans le cadre des terres polonaises historiques, en tant qu’État
mono national, comprenant des territoires qui se complètent mutuellement. Le recouvrement des terres
occidentales et septentrionales est devenu pour la Pologne un moteur de développement.114
Le lien entre le développement économique des territoires recouvrés et celui de toute la nation
polonaise est souligné, de même qu’il est bien mis en avant qu’il se réalise dans un cadre
socialiste. L’argument du rôle moteur de ces régions dans l’appareil économique polonais et
de la meilleure valorisation de leur potentiel apparaît bien. Dans le discours occidental
communiste, au moins dans les allocutions prononcées en public, les arguments historiques et
affectifs sont certes utilisés mais sont mis au service d’une rhétorique plus socioéconomique
qui convient mieux au marxisme. Le titre donné au discours de Cyrankiewicz à Koszalin est
révélateur du rapport que les officiels du parti ont aux territoires recouvrés : « nous avons
111 Trybuna Ludu, n° 127, 1960, p. 4. 112 Trybuna Ludu n° 126, 1955, p. 1. Discours du camarade Bolesław Bierut à Wrocław à l’occasion du 9 mai
1955. 113 Trybuna Ludu n° 48, 1959, p. 3. Discours de Józef Cyrankiewicz à Koszalin. 114 Trybuna Ludu, n° 127, 1960, p. 4.
543
passé le dur examen de l’aménagement des terres occidentales »115 ; cette opération
gigantesque est perçue comme une sorte d’épreuve initiatique qui est jugée tellement difficile
par le parti que sa réussite suffirait à elle seul à légitimer son pouvoir incontestable sur la
société polonaise. C’est sans compter le fait que la possession des territoires recouvrés par la
Pologne n’a été acquise que du fait de l’engagement soviétique. C’est alors le bon choix
géopolitique du PZPR que les territoires recouvrés semblent incarner, et qui est répété à l’envi
au long des discours communistes. Ainsi :
Elle est revenue du fait de la lutte de la nation polonaise, du soldat polonais, elle est revenue du fait de
l’alliance fraternelle entre la Pologne et l’Union soviétique.116
Où plus visiblement qu’ici sur les terres occidentales, plus qu’ici à Szczecin, pouvons-nous voir et
ressentir ce que signifie pour notre nation, pour l’affaire de la paix, l’amitié polono-soviétique.117
La Pologne doit sa libération et son indépendance à l’Union soviétique et à l’Armée rouge […] C’est
aussi grâce à l’Union soviétique […] que la Pologne a pu renaître comme État indépendant dans de
nouvelles frontières favorables et justes, englobant tous les territoires historiquement polonais depuis
le Bug jusqu’à l’Oder et la Neisse et obtenant un accès large de 500 km à la mer Baltique.118
Les territoires recouvrés ont aussi une importance symbolique de premier plan dans le
discours communiste. Ils sont un pan du mythe des origines et de la construction du pouvoir
du PZPR, qui serait celui d’une longue lutte aux avant-gardes de la nation polonaise, d’abord
au sein de la résistance intérieure contre le régime nazi, puis au sein des deux Armées
polonaises qui combattent aux côtés des Soviétiques. Ils deviennent ainsi le symbole de la
fraternité d’armes entre la Pologne et l’URSS, censée contribuer à effacer l’antagonisme entre
les deux pays et les deux nations. C’est un trait récurrent du discours communiste d’insister
sur une certaine précarité du retour de ces régions à la Pologne : ce ne serait que parce que le
parti communiste d’alors, le PPR, a fait le bon choix, en soutenant inconditionnellement
l’URSS à rebours de la majorité de la population polonaise que la Pologne a pu « récupérer »
les territoires recouvrés. Le PZPR grandit ici bien évidemment son rôle de manière exagérée,
puisqu’il n’a été qu’un acteur très secondaire dans le processus de prise de décision qui a
conduit au transfert territorial. De même, la mise en avant des bienfaits de la politique
115 Idem. 116 Trybuna Ludu n° 48, 1959, p. 3. 117 Trybuna Ludu, juin 1959, p. 3. Discours de Józef Cyrankiewicz à Szczecin à l’occasion des « Journées de la
mer » que Khrouchtchev visite. Le titre donné par Trybuna Ludu se veut grandiloquent « On ne parviendra pas à
arracher la racine de la polonité à cette terre. ». 118 Extrait d’une interview de Gomułka dans le journal Foreign Affairs, « la Politique de la République populaire
de Pologne », cité dans le Bulletin du Comité central du Parti ouvrier polonais unifié, 3-4, 1960, trouvé dans les
fonds de la Bibliothèque des Slaves de l’Université Paris I.
544
économique socialiste de la Pologne pour les territoires recouvrés peut faire sourire,
notamment le discours de Cyrankiewicz à Koszalin, quand on sait que cette voïévodie a
particulièrement souffert des décisions du Plan sexennal qui l’a fortement désindustrialisée et
cantonnée principalement au secteur primaire. Cette propagande se retrouve également en
dehors des allocutions des dirigeants du parti : l’esprit des programmes scolaires le retranscrit
tout aussi bien, en témoigne un livre de l’ADTO la Problématique des terres occidentales et
septentrionales dans l’instruction et l’éducation de la jeunesse119 consacré à l’utilisation
pédagogique du discours officiel sur les territoires recouvrés : « Il s’agit que la jeunesse
prenne conscience du lien profond entre ces deux faits historiques : que la Pologne est
socialiste et que la Pologne est revenue sur les terres occidentales et septentrionales. »120. Le
discours occidental communiste lie ainsi de manière indissoluble l’instauration du régime
communiste en Pologne et le retour sur les terres des premiers Piast comme s’il s’agissait des
deux volets d’un même et unique événement historique. Le directeur de l’ADTO, Stanisław
Kulczyński121, ne manque pas de porter ce point de vue idéologique à son paroxysme, en bon
directeur de la succursale du parti pour la pensée occidentale polonaise qu’est l’organisation
qu’il dirige :
C’est un fait indiscutable que l’unification politique des terres occidentales avec le pays est le succès
le plus suggestif, qui parle à l’imagination, aux sentiments et à la raison de toute la nation de la
Pologne populaire socialiste. Ce succès a été souligné ces dernières années par le développement
économique extraordinaire des terres occidentales, qui accompagne le choc de développement de tout
le pays.122
Si le PZPR et ses organisations satellite insistent autant sur son implication dans la mise en
valeur des territoires recouvrés et ce de manière socialiste, et manie tout autant une rhétorique
nationale apte à flatter le cœur des Polonais, c’est pour forger une unité de façade. La
prééminence d’un discours protéiforme, l’utilisation des territoires recouvrés à des fins de
propagande servent ainsi à donner une illusion d’unanimisme national qui n’a quasiment
jamais existé, sauf peut-être à l’occasion de l’Octobre polonais, et encore, la normalisation a
119 Publié en 1963 par la Commission socio-culturelle de l’ADTO à Varsovie. 120 (Collectif) la Problématique des terres occidentales et septentrionales dans l’instruction et l’éducation de la
jeunesse, ADTO, Varsovie, 1963, p. V. 121 (1895-1975). Zoologiste, 1er recteur de l’Université polonaise de Wrocław (1945-1951). Il a été plusieurs fois
élu à la Diète de la RPP. 122 (Collectif) la Problématique des terres occidentales et septentrionales dans l’instruction et l’éducation de la
jeunesse, ADTO, Varsovie, 1963, p. 34.
545
mis rapidement un terme à cette éphémère unité nationale. Il faut alors la construire de toute
pièce car elle vient confirmer en quelque sorte la légitimité du parti à présider au destin de la
Pologne. La cause des territoires recouvrés en est l’élément clé.
C. Forger une unité de façade masquant les divisions
Le discours officiel du parti n’utilise pas seulement les territoires recouvrés pour se mettre
en avant : il inclut aussi la société dans la grande entreprise de relèvement national qu’est
pour lui la construction du socialisme en Pologne et la polonisation des territoires recouvrés.
Cette association du peuple au travail du parti est un moyen de susciter un unanimisme
national qui fait défaut. Cet unanimisme est double : il est à la fois interne ; toute la société
polonaise se tiendrait sans faille derrière le PZPR en ce qui concerne les territoires recouvrés.
Il est également externe : l’appartenance de ces régions à la Pologne serait un des facteurs qui
cimenterait l’unité d’un Bloc de l’Est où tous les pays se tiendraient fidèlement autour de
l’Union soviétique.
Le développement des territoires recouvrés au sein de la Pologne populaire est d’abord
montré comme une œuvre commune, liant profondément le peuple polonais à « son » parti et
permettant de faire émerger de l’agrégat de groupes humaines qui forment la population des
anciennes régions orientales allemandes une société polonaise socialiste modèle, régénérée de
ses anciens travers idéologiques par un travail acharné pour la patrie socialiste. C’est par
exemple la vision d’Edmund Osmańczyk123 telle qu’elle est exposée dans un de ses discours
retranscris dans le Trybuna Ludu :
En à peine 10 ans nous avons accompli ces deux objectifs ensemble [l’intégration des territoires
recouvrés au reste du pays et l’établissement de relations pacifiées avec les voisins], grâce à l’effort de
toute la nation, concentrée autour de son Parti en un grand Front national. La Pologne est aujourd’hui
un pays dans lequel les terres orientales et occidentales, septentrionales et méridionales, forment des
parties vivantes d’un seul organisme124
Cette unité de façade est un élément important, car elle n’a rien d’évident, à l’échelle
nationale comme à celle des territoires recouvrés, aux populations très diverses125. Construire
le socialisme et renforcer la polonité sur ces terres est donc un moyen de susciter une unité, à
défaut de fusionner les différents groupes humains entre eux, processus qui n’en est à
123 (1913-1989). Journaliste polonais, député sans-étiquette à la Diète communiste pendant plusieurs législatures. 124 Trybuna Ludu, n° 77, 1955, p. 3. 125 Cf. chapitre 3, IB.
546
l’époque de Gomułka qu’à ses balbutiements. Ainsi : « Les Polonais des territoires recouvrés,
tant la population autochtone, qui a monté la garde pour la polonité de ces terres avec tant de
persévérance au milieu de conditions parmi les plus difficiles, que la population rapatriée ou
venue d’autres régions de la Pologne, ont bien mérité de la patrie. »126. Cette citation reprend
certains motifs traditionnels de la pensée occidentale polonaise : l’assimilation des
populations autochtones à des héros de la lutte pour le maintien de la polonité des territoires
recouvrés face à l’agresseur germanique, la fraternité et le rapprochement des groupes
socioculturels par le travail. Cet extrait permet de mesurer toute la portée de propagande que
contient ce texte, car l’écart est grand entre la réalité, faite de méfiance et de tensions
réciproques entre les communautés, marquées par une endogamie assez forte, et un discours
qui laisserait croire à une disparition des barrières entre représentants des différents groupes
qui composent la population des terres occidentales de la Pologne. De même, le titre donné
par le rédacteur du Trybuna Ludu au discours de Bierut qu’il retranscrit veut faire croire aussi
à un unanimisme national concernant les territoires recouvrés : « Les sentiments de toute la
nation se portent sur les territoires recouvrés »127. L’enquête scolaire mentionnée dans la
partie précédente128 nous a montré ce qu’il en est : près de 40 % des élèves de la voïévodie de
Poméranie ont une vision négative de ces régions, qui se révèlent dans les faits plutôt
clivantes puisqu’elles forcent à cohabiter des groupes humains qui de prime abord n’ont guère
de points communs et qui rappellent à certains la douloureuse perte des confins orientaux.
Cela n’empêche pas le 1er ministre Cyrankiewicz de proclamer devant les militants du parti de
la voïévodie de Koszalin que : « l’organisation régionale du parti à Koszalin ira au Congrès
[…] avec l’étendard déployé du développement de la prospérité de ces terres, de l’ancrage
profond de la polonité sur la terre de Koszalin et de la construction du socialisme. »129 dans
une version du discours occidental communiste qui a encore moins de prise avec la réalité. Le
triple objectif économique, national et sociopolitique lié aux territoires recouvrés est censé
donner une unité non seulement aux Polonais de Pologne, mais aussi et surtout aux Polonais
des territoires recouvrés. Ce discours est mobilisé également pour donner une unité à la nation
polonaise au-delà des frontières politiques. La question des territoires recouvrés, et
notamment le discours sur l’Oder-Neisse, est un moyen pour faire croire à une identité de vue,
126 Trybuna Ludu n° 126, 1955, p. 1. Discours du président Bolesław Bierut à Wrocław à l’occasion du 9 mai
1955. 127 Idem. 128 Cf. ce chapitre, IC. 129 Trybuna Ludu n° 48, 1959, p. 3.
547
au moins sur les grandes questions de politique étrangère, entre les Polonais de Pologne et les
Polonia. Ce thème est assez souvent évoqué dans les articles de la ZAP qui reprend l’un des
centres d’intérêt de l’UOP et de l’ADTO, la liaison entre les Polonais de l’étranger et le pays.
Ainsi, des articles sur la question paraissent souvent dans les Bulletins de la ZAP : le Bulletin
n° 16 de 1958 intitule un de ces articles « la frontière qui unit tous les Polonais ». Le Bulletin
n° 1 de 1959 titre de manière évocatrice : « À ce sujet-unanimité complète parmi tous les
Polonais ». Les exemples ne manquent pas de l’utilisation de ce discours sur les territoires
recouvrés pour renforcer la cohésion de la nation polonaise autour du PZPR.
Ce discours sert aussi à mettre en valeur l’unanimisme extérieur à la Pologne qui régnerait au
sein du Bloc de l’Est au sujet de l’appartenance nationale des territoires recouvrés et du tracé
de la nouvelle frontière germano-polonaise. Le discours occidental communiste met
régulièrement en valeur la Ligne Oder-Neisse comme un des piliers qui assurent la cohésion
des démocraties populaires.
Cela a une signification importante d’un point de vue économique, mais aussi politique, car pour nous,
pour la RDA, la frontière sur l’Oder et la Neisse est la frontière de la paix, qu’ensemble, avec l’URSS
et les autres pays du socialisme, nous allons défendre contre toute tentation de la part des
impérialistes. »130
Notre frontière occidentale lie deux pays amis construisant le socialisme, la Pologne populaire et la
République démocratique allemande »131
« L’intérêt vital des nations sœurs slaves exige le soutien de la position de la Pologne concernant la
frontière sur l’Oder et la Neisse, et il n’y a pas de force qui pourrait changer le cours de l’histoire. Ce
qui était nôtre il y a des siècles est et restera nôtre. »132
Plusieurs arguments étudiés au chapitre 6 se retrouvent dans le discours officiel communiste
dont les citations précédentes donnent quelques aperçus. La présentation de l’Oder-Neisse
comme « frontière de la paix », une des lignes de force pour convaincre l’opinion mondiale
que le Bloc socialiste est bien le « camp de la paix », figure bien entendu en bonne place.
Toute remise en cause de cette frontière est perçue comme un élément du grand combat
téléologique auquel se livrent les forces impérialistes du Bloc de l’Ouest, Allemands de la
RFA en première ligne, et les progressistes et pacifistes du Bloc de l’Est, derrière l’URSS et
la Pologne. Le discours occidental communiste met aussi en exergue la dimension
130 Trybuna Ludu, n° 83, 1959, p. 1. L’article s’intitule « l’Oder-Neisse, pas seulement une frontière ». 131 Trybuna Ludu, n° 178, 1959, p. 2. Discours du ministre de la Défense nationale Marian Spychalski à Szczecin
en juin 1959 à l’occasion des « Journées de la mer ». 132 Trybuna Ludu, n° 24, 1960, p. 1-2. Rapport sur le Congrès de l’ADTO de la région d’Olsztyn. L’article
s’intitule « les territoires recouvrés sont les plus proches de notre cœur. ».
548
réconciliatrice de la frontière occidentale de la Pologne comme étant ce qui a permis à la
Pologne et à la « vraie » Allemagne qu’est la RDA de mettre fin à un antagonisme
pluriséculaire. Lorsque l’on se remémore la réalité des rapports entre la RPP et la RDA133,
notamment les chantages récurrents de la diplomatie est-allemande qui menace de remettre en
cause le Traité de Görlitz si la Pologne n’adopte pas une politique de transfert de sa minorité
allemande plus favorable à la RDA, le caractère de pure propagande de cette assertion
apparaît alors avec toute sa force. Enfin, la solidarité panslaviste est de nouveau évoquée, ce
qui met là encore en avant les ambiguïtés du discours officiel quant à son idéologie : le Bloc
de l’Est ne se réduit pas seulement à des pays slaves et les nationalités ne comptent plus
tellement dans une approche strictement marxiste, internationaliste par essence. L’Oder-
Neisse, et les arguments économiques qui lui sont reliés134 permettent de faire de la défense
de la polonité des territoires recouvrés un espace d’entente et de développement de la
fraternité entre les démocraties populaires. Cet unanimisme international au sein du Bloc de
l’Est est là aussi factice, mais le marteler peut au moins renvoyer une image de force du camp
soviétique pour impressionner l’adversaire. En dernier recours, les territoires recouvrés
servent à justifier l’unité autour de l’URSS, pour mettre de côté les réserves historiques que
les Polonais témoignent à son encontre. Gomułka ne se prive pas de le rappeler dans son
discours du Jour de la victoire à Wrocław : « Ce n’est pas seulement la nation polonaise qui
monte la garde aux frontières occidentales polonaises, mais toute la puissance toujours
grandissante du grand camp socialiste et sa principale force l’Union soviétique, notre allié et
ami fidèles. »135. L’argument géopolitique de la protection de la frontière occidentale par le
grand frère soviétique est de loin le plus efficace : dans un contexte où nombre de Polonais
sont persuadés de la réalité du danger révisionniste ouest-allemand, et à une époque où la
grande majorité de la population polonaise avait vécu la Seconde Guerre mondiale, le besoin
impérieux de sécurité est un argument de poids pour l’adhésion d’un grand nombre de
Polonais au discours occidental, au moins à sa dimension géopolitique. Ceux qui n’auraient
pas été convaincus par l’idée que les territoires recouvrés pacifieraient les relations de la
Pologne avec ses voisins, lui permettraient de passer dans une autre dimension de puissance,
où serait un grand ferment d’unité nationale, auraient bien plus de chances de se rallier à
133 Cf. chapitre 1, IIIC. 134 Cf. chapitre 7, IVA. 135 Trybuna Ludu, n° 127, 1960, p. 3 Discours du 1er secrétaire du PZPR Władysław Gomułka à Wrocław, le 9
mai 1960.
549
l’idée qu’ils sont la pièce-maîtresse d’un système de sécurité collective comme la Pologne en
a malgré tout rarement connu dans son histoire mouvementée.
Ainsi présentée, les trois dimensions principales de la propagande officielle communiste
concernant les territoires recouvrés s’enchaînent logiquement : si le parti défend l’intérêt
national polonais en la reconstituant à l’intérieur de ses frontières historiques originelles, son
pouvoir ne peut être que légitime, et si son pouvoir en devient légitime, alors il n’y a plus qu’à
se rallier à un pouvoir dont les retombées seraient si bénéfiques pour la Pologne. La
récupération politique des connaissances des experts de la pensée occidentale polonaise par le
pouvoir communiste se comprend contextuellement par la présence d’un double déficit de
légitimité : déficit de légitimité nationale de la Pologne par rapport à la possession nationale
de ces terres qui ne sont plus guère polonaises en 1945, déficit de légitimité politique du
PZPR à diriger la Pologne à partir de la sortie de guerre. Le discours occidental, qu’il soit
national, communiste, ou communiste-national, sert donc avant tout à combler ce double
déficit. Le sort de chaque déficit serait lié à l’autre : c’est en prouvant au monde que les
territoires recouvrés sont bien polonais ou en tous cas méritent de l’être que le PZPR cherche
à être accepté auprès de la population polonise. Le fait que ce discours trouve un certain écho
au sein de la population polonaise en montre sa force relative, qui tient aussi, en dehors de ses
capacités argumentatives intrinsèques, à ses grandes capacités d’adaptation selon les
circonstances historiques. Ce sont ces modulations en fonction de la chronologie qu’il nous
reste désormais à étudier pour évaluer au mieux la place de ce discours dans le système de
pouvoir du PZPR.
III Chronologie du discours en Pologne communiste
Le discours sur les territoires recouvrés passe par trois phases distinctes, qui suivent les
grandes évolutions de l’histoire politique polonaise de 1944 à 1961 ; pour chacune d’entre
elles, les liens entre ce discours et l’idéologie communiste dominante sont déterminants. Dans
un premier temps, l’approche est très nationaliste, célébrant le « retour » de terres longtemps
séparées de la Pologne. Dans un deuxième temps, la question des territoires recouvrés n’est
plus officiellement évoquée à l’époque du stalinisme polonais. Enfin, ces régions signent leur
grand retour comme instrument symbolique de pouvoir du PZPR à l’époque des débuts de
Gomułka. Pour chaque période, nous tenterons de qualifier le rapport entre communisme et
nationalisme qui se joue autour du discours sur ces terres. De fait, et c’est là la complexité de
550
l’étude, il n’y aurait pas un mais plusieurs rapports des communistes à la pensée occidentale
polonaise. Nous nous contenterons en préliminaire de postuler l’existence, dans l’esprit des
communistes, d’une distinction s’agissant du nationalisme. Il y aurait un « nationalisme
objectif », perçu comme un impérialisme et dénoncé comme tel par des communistes qui
œuvrent, au moins officiellement, au dépassement des nations, et un « nationalisme
inconscient », qui pour les communistes ne relèverait pas de la catégorie « nationalisme »
mais plutôt d’une sorte de patriotisme populaire qui serait donc assumé et pourrait être ainsi
pratiqué.
A. Découverte des territoires et exaltation du retour à la patrie (1944-1948)
La première période correspond grosso modo à la sortie de guerre et au début de la
communisation de la période. Pendant ces quatre années, les territoires recouvrés seront
intégrés symboliquement dans le champ idéel de la nation polonaise par un discours
nationaliste qui exalte ce « retour » à la mère-patrie. Pendant ce laps de temps c’est bien la
dénomination de « territoires recouvrés » qui prévaut largement sur les autres appellations
possibles de ces régions, renvoyant explicitement à un imaginaire national voire nationaliste
dominant dans une période de sortie de guerre. Quel rapport le communisme polonais a-t-il
donc à cette époque avec ce nationalisme tonitruant ? Dans un premier temps, ce dernier
récupère en quelque sorte le logiciel nationaliste en l’émondant de temps à autre et de plus en
plus de ses côtés les plus excessifs. Ce nationalisme récupéré se voit notamment à travers la
réalisation des opérations de transfert de population et la polonisation des territoires
recouvrés. Dans une certaine littérature historique136, l’expulsion des Allemands et la
« repolonisation » des territoires recouvrés sont assimilés respectivement à un « nettoyage
ethnique » au sens culturel du terme, et à un « dépistage ethnique », concepts très nationalistes
et pourtant repris et concrétisés dans un État en phase de communisation rapide. Par
« nettoyage ethnique » au sens culturel du terme, que nous appellerons par commodité un
« nettoyage culturel », nous entendrons l’ensemble des actes visant à faire disparaître de la
surface des territoires recouvrés les traces de la présence allemande pluriséculaire137. Quant au
« dépistage ethnique », il s’agit avant tout du processus de différenciation des nationalités au
136 FLEMING Michael, Communism, nationlism and ethnicity in Poland, 1944-1950, Roytledge, New-
York/Londres, 2012 ainsi SERVICE Hugo, Germans to Poles. Communism, nationalism and ethnic cleansing
after the Second World War, Cambrigde University Press, Cambridge, 2014. Les deux concepts évoqués sont
régulièrement utilisés dans l’introduction des deux ouvrages, notamment le second. 137 Déjà en partie évoqué au chapitre 3, IVA.
551
sein des populations autochtones, aux identités souvent plurielles et parfois indécises, séparer
le « bon grain » polonais de « l’ivraie » allemande138. Pour illustrer cette politique de
« nettoyage culturel » qui montre à quel point le PPR dans un certain nombre de domaines ne
pense pas en termes sociaux mais nationaux, nous pouvons citer une directive139 du ministère
des Territoires recouvrés du 26 avril 1948. Rappelons qu’à cette époque ce ministère a pour
ministre Władysław Gomułka, encore 1er secrétaire du PPR, autrement dit toutes les actions
entreprises par le parti communiste ont la caution du PPR, voire sont faites sur son initiative.
De même, le contexte est parlant : avril 1948 est une période de communisation intensive de
la Pologne : le PPR a de fait le quasi-monopole du pouvoir, les politiques des différents
ministères sont en train d’être réorientées dans le sens de l’instauration d’un régime
clairement soviétique. La propagande même concernant les territoires recouvrés commence à
être expurgée de ses éléments les plus ouvertement nationalistes. Et pourtant, le décret
mentionné lance une « reprise de l’action de repolonisation sur les territoires recouvrés »140,
dont les objectifs sont parlants en eux-mêmes :
En lien avec le but évoqué de liquidation radicale de cet état de fait, je recommande dans l’immédiat
d’accentuer ou de renforcer le contrôle sur le domaine évoqué […] et plus particulièrement de :
Signaler la langue allemande
Supprimer les restes des inscriptions allemandes
Poloniser les prénoms et les noms
Condamner toutes les manifestations et les restes de l’idéologie hitlérienne et germanisante141
C’est donc à une polonisation tous azimuts que nous assistons dans cet extrait : la guerre est
déclarée contre la langue allemande, qu’elle soit parlée ou écrite. L’ironie de l’histoire veut
que les autorités communistes polonais retournent contre les Allemands les mêmes techniques
de luttes nationales dont les autorités prussiennes avaient fait preuve à l’égard des populations
polonaises ou apparentées. Parler allemand en public devient un délit, et même en privé si le
fait est avéré chez des familles autochtones. La germanophonie est considérée au mieux
comme une infâmie, sinon une trahison si elle est le fait de populations censées être
polonaises. Les autorités communistes polonaises n’hésitent pas à pratiquer un chantage aux
origines pour éradiquer totalement de l’espace public voire privé les traces de germanité.
138 Nous ne reviendrons pas en détail sur ce « dépistage ethnique », largement évoqué au chapitre 3, IIIB. 139 AAN/MZO/B-106/p. 33-35. 140 Idem, p. 33. 141 Idem.
552
Ainsi, la marche à suivre est claire et radicale en cas de constatation de l’utilisation de
l’allemand chez les jeunes autochtones : « Dans les cas de la détection de l’utilisation par la
jeunesse de la langue allemande il convient de convoquer les parents et leur indiquer
l’inconvenance de l’état de fait, qui peut conduire à soulever un doute sur et remettre en cause
l’origine des parents. »142. En clair, pour des parents qui seraient passés avec succès les
différentes étapes de la polonisation administrative143, cela signifie une déchéance de
nationalité avec la « rétrogradation » au statut de citoyen allemand ce qui veut dire une nette
dégradation de la condition sociale au sein d’une population polonaise majoritaire qui a eu
beaucoup à souffrir de la part des Allemands pendant la guerre et qui chercherait à se venger.
Cette pression nationale est un élément central de la politique des nationalités mise en place
dans la seconde moitié des années 1940 par les autorités communistes qui, déjà, cherchent à
réorienter la colère sociale de la majorité nationale polonaise vers les minorités nationales, et
notamment les autochtones qui seraient encore plus à blâmer qu’en assumant leur identité
hybride, ils trahiraient leurs véritables racines polonaises. Le PPR s’inscrit ainsi entièrement
dans le cadre de pensée manichéen de l’après-guerre, dominé par la pensée occidentale
polonaise en ce qui concerne les territoires recouvrés, selon lequel il ne saurait y avoir de
transition identitaire entre le groupe national allemand et le groupe national polonais. Dernier
point concernant les objectifs généraux de cette directive : les liens entre germanité et nazisme
sont là aussi bien mis en exergue144, ce qui justifie une lutte sans merci contre la majorité de
l’expression de la germanité artistique ou culturelle, ce qui se voit dans l’interdiction de
produire la majeure partie des œuvres allemandes en Pologne dans l’après-guerre. Ainsi :
Il s’agit aussi d’attirer l’attention sur le fait d’éviter dans les répertoires de concert des œuvres
musicales de ces compositeurs allemands qui étaient particulièrement considérés par le régime
hitlérien comme des porte-paroles de l’idée chauviniste, germanique, par exemple Wagner, comme
également ignorer les auteurs ; les écrivains, les poètes et les historiens strictement liés à l’idéologie
hitlérienne. […]
Dans les lieux de loisir publics il faut faire attention et interdire le fait de jouer n’importe quel succès
allemand comme d’écouter n’importe quel de leurs chants.145
Cette citation est intéressante à relever car dans un premier temps elle bannit des œuvres dont
l’interdiction, à première vue, pourrait se comprendre vu le contexte de sortie de guerre,
encore que les auteurs de cette directive ne prennent pas la peine de distinguer entre l’esprit
de ces compositions musicales et littéraires et l’interprétation qui en a été faite par les
idéologues nationalistes ou nazis. Cependant, elle va bien plus loin, et est doublée d’une
interdiction pure et simple de jouer dans les lieux publics des chansons ce qui peut
difficilement s’expliquer sans supposer l’appropriation d’un certain nationalisme par les
auteurs communistes de cette directive. En fait, deux niveaux de lecture sont possibles en ce
qui concerne ce document administratif à destination des voïévodes. Il peut être considéré
comme une simple manifestation de nationalisme exacerbé de la part d’au moins un pan de
l’establishment communiste polonais. Il peut aussi et plus profondément s’avérer que cette
régulation de la vie sociale au nom de critères nationaux et soi-disant au nom des intérêts
nationaux polonais soit une rampe d’essai pour l’instauration d’un contrôle de plus en plus
étroit de la vie des Polonais. La polonisation de force de la vie quotidienne dans les zones des
territoires recouvrés habitées par des populations à l’identification nationale floue serait alors
une répétition pour la mise en place de mesures de régulation de la vie sociale des Polonais
dans un nombre croissant de domaine. Autrement, la politique nationaliste d’un parti
communiste renforçant de plus en plus la soviétisation de la Pologne pourrait alors être
comprise comme une répétition de l’élaboration de structures totalitaristes staliniennes pour
encadrer et contrôler la population polonaise dans son ensemble. En attendant, courant 1948,
le PPR abandonne de plus en plus la récupération du nationalisme notamment en ce qui
concerne le discours national sur les territoires recouvrés pour œuvrer plus ouvertement à la
construction d’une société intégralement socialiste en Pologne. Après la rupture entre Tito et
Staline au printemps 1948, le titisme et son pendant dans les autres démocraties populaires, la
« déviation droitière-nationaliste » est ardemment combattu jusqu’au sein du PPR. Gomułka
en fait les frais par son éviction du poste de 1er secrétaire du parti en août 1948. Sa
marginalisation croissante dans les mois qui suivent, la suppression du ministère des
territoires recouvrés en janvier 1949 marquent une marxisation du discours étatique sur les
territoires recouvrés. Parallèlement à ce changement de ton, les territoires recouvrés
deviennent progressivement un tabou qu’il ne faut plus évoquer ouvertement, en tous cas pas
dans des termes nationalistes. Se constitue alors la doctrine officielle qui va prévaloir sous le
stalinisme polonais, selon lequel le fait de mettre à part le moins possible ces territoires, en
parler peu, serait une garantie d’intégration réussie au sein de la Pologne.
554
B. Un consensus silencieux ou un tabou ? (1949-1955)
Les territoires recouvrés disparaissent largement du champ public idéologique de la
Pologne stalinienne. Force est de constater que le terme de « territoire recouvré », à la
connotation trop nationaliste, disparaît presque entièrement, et qu’il est remplacé par le terme
de « terres occidentales » les rares fois où l’on parle d’elles. L’exemple des archives de la
voïévodie de Szczecin est parlant. Il est très facile de trouver des archives sur la
problématique des territoires recouvrés jusqu’en 1950, date de la transformation des Offices
de voïévodie hérités de l’ancienne Pologne en « présidium du conseil national de voïévodie ».
Après 1950, les documents en lien avec cette thématique se font bien plus rares, où plutôt
ceux qui existent ne sont pas directement accessibles, comme si les régions nouvellement
polonaises étaient devenues une sorte de tabou. Assimilées à la rhétorique nationaliste des
années 1940, elles représentent une phase de l’exercice du pouvoir des communistes qu’il
s’agit d’oublier dans une logique marxisante. Le tabou des « territoires recouvrés »
correspondrait alors à une sorte de mécanisme de refoulement du syndrome nationaliste chez
des communistes polonais engagés dans la soviétisation de leur parti. Cependant, plutôt que
de parler de tabou, il conviendrait de parler de consensus silencieux de l’appartenance de ces
terres à la Pologne, qui s’exprime avec une intensité moindre que dans les années 1940 et
surtout d’une manière différente, en mettant en avant d’autres parties de l’argumentaire de la
pensée occidentale polonaise. Ainsi sont abandonnés les arguments évoqués au chapitre 5
tendant à prouver la polonité intrinsèque de ces régions. En revanche, si les « terres
occidentales » selon l’appellation officielle ne sont plus évoquées en tant que telles, le parti
communiste met bien en avant ses franges : la frontière Oder-Neisse. Depuis la signature du
Traité de Görlitz, le Bloc de l’Est cherche à apparaître comme le « camp de la paix »146. Alors
qu’il a été longtemps récupérateur d’un discours national dans le but de légitimer son pouvoir
acquis illégalement, le PZPR donne désormais le ton de la propagande polonaise sur les
territoires recouvrés. Le slogan soviétique et communiste de la « frontière de la paix » entre
les nations centre-européennes devient une thématique à aborder dans les travaux
universitaires et les publications. Ce thème est récurrent dans les parutions de l’époque, et
n’apparaît avant tout que pendant la période stalinienne147. Le discours national sur les
146 Cf. chapitre 7, IVB. 147 Cf. les sources utilisées, entre autres : MAŁCUŻYŃSKI Karol, nad Granicą pokoju (sur la Frontière de la
paix), Książka i Wiedza (le Livre et la Connaissance), Varsovie, 1951, KLAFKOWSKI Alfons, „podstawowe
Tezy traktatu pokoju z Niemcami” (les Thèses principales du Traité de paix avec l’Allemagne) in Przegląd
555
territoires recouvrés perd son autonomie et devient parti prenante de la propagande
généralisée visant à glorifier la Pologne populaire. Le logiciel nationaliste est intégré dans la
logique communiste. Le nationalisme disparaît officiellement en tant que courant de pensée
autonome, il est communisé pour faire croire que la lutte nationale et la lutte sociale sont un
seul et même combat, au moins en Pologne, et particulièrement dans les territoires recouvrés.
La société polonaise symboliserait ainsi le mieux cette unité des luttes.
Si l’anti-nationalisme est officiel, un crypto-nationalisme officieux peut cependant être
remarqué par l’insertion du « recouvrement » des territoires recouvrés dans la logique
marxiste de l’histoire, qui fait de cet événement historique un épisode fondateur de l’histoire
populaire de la Pologne. L’imposition de l’interprétation marxiste de l’histoire se voit jusque
dans la pensée occidentale polonaise, dont certains membres s’essaient à composer une
histoire populaire des territoires recouvrés, comme dans un article de Mieczysław Suchocki148
de 1953, paru dans la Revue occidentale dans le numéro qui suit la mort de Staline. Dans cet
article, Suchocki transpose à la problématique des territoires recouvrés le mode de pensée
socialiste en s’inspirant largement d’une œuvre de Staline149. Le ton du travail du savant
polonais reflète l’ambiance de l’époque ; il commence par l’éloge de rigueur de la pensée
stalinienne, capable selon lui de bien éclairer les problèmes des territoires recouvrés : « le
retour des territoires recouvrés à la mère-patrie ne concerne pas seulement la Pologne et
l’Allemagne, mais est lié aux affaires générales de l’Europe, et même du monde, la clé pour
comprendre ces affaires tant du point de vue historique que de l’actualité est justement la
dernière œuvre de Staline. »150. À la lecture de ces lignes nous pouvons nous rendre compte
que l’élargissement de l’argumentaire occidental à l’échelle européenne et mondiale ne
s’opère pas par hasard notamment à partir de la fin des années 1940. Il rejoint en effet le mode
de pensée socialiste, par essence internationaliste. L’histoire des territoires recouvrés, et
notamment des rapports nationaux au sein de ces régions, est resituée dans les grandes étapes
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 496-513, Vol. IB, 1952, WIEWIÓRA Bolesław, „Granica na Odrze i Nysie
Łużyckiej jako element stabilizacji pokoju i bezpieczeństwa w Europie” (la Frontière sur l’Oder et la Neisse de
Lusace, élément de stabilisation de la paix et de la sécurité en Europe) in Przegląd Zachodni, (la Revue
occidentale), p. 1-40, Vol. I, 1955. 148 SUCHOCKI Mieczysław, „Problematyka Ziem Odzyskanych w świetle pracy Józefa Stalina” (la
Problématique des Territoires Récupérés à la lumière de l’oeuvre de Joseph Staline) in Przegląd Zachodni, (la
Revue occidentale), p. 375-396, Vol. I, 1953 Suchocki est un membre de l’Institut occidental sur lequel nous
n’avons pas trouvé d’informations. 149 STALINE Joseph, les Problèmes économiques du socialisme en URSS, Éditions sociales, Paris, 1952. 150 SUCHOCKI Mieczysław, op. cit., p. 376.
556
de la philosophie de l’histoire marxiste, fondée sur les rapports de forces entre classes
dominantes et classes dominées et sur la lutte des classes comme moteur de l’histoire. Tout
l’argumentaire de Suchocki est de démontrer dans son travail que sur les territoires recouvrés,
les classes correspondent à des nationalités, fusionnant ainsi en une seule les questions
sociales et nationales :
En ce qui concerne les territoires recouvrés, on peut dire sans être trop inexact que le front de cette
lutte de classe coïncidait dans une très large mesure avec le front de la lutte nationale, c’est-à-dire que
l’élément polonais, composé sur ces terres avant tout dans ses rangs de groupes opprimés, devenait le
grand héraut des tendances qui récupéraient les droits économiques au bénéfice de la société, alors que
les éléments réactionnaires allemands s’opposaient à ces tendances et les étouffaient. Dans cette
situation la lutte libératrice de la nation polonaise sur ces terres se liait de manière organique, dans son
histoire jusqu’à sa victoire finale, aux grands mouvements progressistes qui lui tenaient compagnie
dans les différentes périodes historiques.151
L’histoire marxisée des territoires recouvrés fait ainsi des Allemands, en tant que
représentants de la majorité des bourgeois des villes au Moyen-Âge, des éléments
progressistes face aux nobles de ces régions majoritairement slaves, puisqu’ils correspondent
à la classe qui permet de sortir des contradictions des oppositions de classe à l’époque
féodale. Mais à partir du moment où la transition est effectuée entre féodalisme et capitalisme,
les Allemands deviennent majoritairement la classe réactionnaire et exploitantes, constituant
la très grande majorité de la grande bourgeoisie liée à l’aristocratie des junkers. Les territoires
recouvrés sont donc le symbole même de l’assimilation de l’élément polonais aux classes
exploitées alors que les Allemands seraient les classes dominantes. Au-delà du côté
caricatural de cette schématisation, il convient de concéder que cette analyse est globalement
juste à l’époque contemporaine: le renouveau national de la fin du XIXe siècle dans les
confins occidentaux a buté avec plus ou moins de force sur le manque flagrant d’élites
économiques et culturelles polonaises. C’est particulièrement vrai en Haute-Silésie et encore
plus en Varmie-Mazurie. Cependant, si la grande majorité des Polonais de la Haute-Silésie
étaient paysans ou ouvriers, il serait faux de dire qu’il n’y avait pas de prolétariat allemand,
ou qu’il n’existait pas une classe moyenne voire aisée polonaise. Néanmoins, la situation
sociale indéniablement moins favorisée des Polonais par rapport aux Allemands dans les
territoires recouvrés est récupérée politiquement par Suchocki pour bâtir un discours national
occidental d’autant plus soluble pour l’orthodoxie marxiste qu’il le communise largement. Le
151 SUCHOCKI Mieczysław, op. cit., p. 387-388.
557
corolaire de ce discours, à rebours de la réalité de l’époque, est la présentation des
autochtones des territoires recouvrés comme des doubles héros, à la fois sociaux et nationaux.
Ils sont magnifiés comme un prolétariat national, à la pointe du combat pour la libération de
l’oppression nationale et sociale. Ainsi, Suchocki d’opposer Allemands et Polonais, sans
toutefois pouvoir être suspecté de nationalisme, puisqu’il critique les Allemands non en tant
que nation mais en tant que classe :
Depuis que l’élément allemand a lié sur les territoires recouvrés son sort aux intérêts des classes
privilégiées qui sont sur le déclin, menant ici une politique nationaliste et impérialiste, et par là-même
coloniale, il est devenu sur ces terres un frein aux forces de développement, contrairement à l’élément
polonais qui, lié dans une large mesure aux éléments plébéiens et prolétariens, représentait dans leur
cadre le levier des forces de développement de ces terres.152
Cette définition sociale des nationalités, qu’elle soit faite sincère ou pragmatique, a l’avantage
de pouvoir faire du nationalisme communisé et donc recevable ou de cacher son propre
nationalisme sous un vernis marxiste irréprochable, puisque tout est justifié en citant
abondamment les écrits de Staline. C’est ainsi que nous pouvons parler de crypto-
nationalisme du stalinisme polonais avec l’association entre un nationalisme impérialiste des
grandes nations réactionnaires comme l’Allemagne et un nationalisme défensif, bien entendu
non présenté comme tel, des petites et moyennes nations progressistes auxquelles la Pologne
est assimilée. Les limites d’un tel raisonnement peuvent se voir concernant les territoires
recouvrés en faisant un peu de géographie électorale de l’Allemagne de l’entre-deux-guerres.
Les deux régions dans lesquelles la minorité polonaise est la plus présente, la Silésie d’Opole
et la Varmie-Mazurie, ne sont pas deux bastions des partis politiques « progressistes ». La
première est un des bastions du Zentrum catholique, la seconde une des régions où les scores
en faveur du NSDAP ont été les plus élevés, y compris dans les districts mazures. Quoiqu’il
en soit, le nationalisme est d’inspiration marxiste dans la Pologne stalinienne, et il n’est toléré
que s’il est transcrit dans les rapports sociaux. Cette ambiguïté fondamentale, à l’heure où se
déchaînent pêle-mêle le culte de la personnalité stalinien, l’exaltation de la lutte des classes,
du Plan sexennal, la propagande autour de la « frontière de la paix » et de la fraternité
socialiste appelle à un moment où à un autre à être clarifiée. Après des années pendant
lesquelles les territoires recouvrés ont vu leurs spécificités niées et pendant lesquelles ils ont
été « banalisés » et normalisés, le discours national-communiste concernant les territoires
152 SUCHOCKI Mieczysław, op. cit., p. 390.
558
recouvrés reparaît avec force à l’époque de Gomułka, ce qui justifie pleinement son
intégration dans la réalisation de la présente thèse.
C. Un retour au premier plan (1956-1961)
À la faveur du retour de Gomułka aux affaires, les territoires recouvrés gagnent
grandement en visibilité sur la scène politique intérieure polonaise. Avec la réapparition de
l’UOP sous la forme de l’ADTO, la mise en scène nationale-communiste des réalisations de la
Pologne populaire sur les territoires recouvrés et de la pensée occidentale polonaise est de
nouveau au goût du jour. Le terme de « territoires recouvrés » est certes en un sens encore
moins présent qu’à l’époque du stalinisme ; en revanche fleurissent les appellations
alternatives et compatibles par leur neutralité et leur « anationalisme » à la doctrine marxiste
du parti : « les terres occidentales » ou les « terres occidentales et septentrionales ». Le
symbole le plus éclatant de cette réapparition est l’organisation, de nouveau, de « Semaines
des terres occidentales » comme avant 1949. Ainsi, la Trybuna Ludu écrit un certain nombre
d’articles153 pour annoncer la tenue de ces Semaines des terres occidentales du 9 au 17 mai
1959, parfois des semaines à l’avance, et en les mettant en valeur, comme le montre le titre de
cet article : « la richesse du programme de la TZZ »154. La TZZ est intégrée dans le cœur du
système commémoratif de la Pologne populaire, à côté des anniversaires de la Révolution
d’Octobre ou du manifeste du PKWN de 1944, puisqu’ils débutent souvent, après 1957, par la
célébration du jour de la victoire contre l’Allemagne nazie, contrairement aux TZZ des années
1940 qui se déroulaient davantage en avril.
La période du dégel de Gomułka est intéressante car si le discours communiste sur les anciens
territoires allemands, qui insiste davantage sur l’argument du fait accompli et le
développement socio-économique de ces terres, est toujours de mise et amplifié, le discours
plus national voire nationaliste qui consiste en l’exaltation de la polonité originelle de ces
terres est remis au goût du jour. Nous aboutissons alors à une sorte de synthèse national-
communiste, à un patriotisme populaire qui est un nationalisme défensif contre le
nationalisme impérialiste allemand. Tout se passe comme si le PZPR, sans renier bien entendu
son ancrage idéologique marxiste-léniniste, assumait entièrement également son caractère
national. Il ne se considère pas seulement comme le représentant des intérêts de la classe
153 Pas moins de quatre articles qui traitent directement de ces semaines, sans compter des articles plus brefs ou
qui y sont rattachés. 154 Trybuna Ludu, n° 124, 1959, p. 1.
559
ouvrière, mais aussi comme le garant des intérêts nationaux polonais. Connaissant la
popularité de la conviction répandue chez nombre de Polonais selon laquelle il serait un parti
de l’étranger, il joue à fond la carte du national-communisme. La justification théorique de
cette appropriation d’un discours national a en effet été forgée pendant la période stalinienne,
notamment grâce à des articles comme celui écrit par Suchocki. La prolétariarisation de la
nation polonais permet ainsi au parti d’être à la fois le représentant du prolétariat et celui de la
nation, puisque la Pologne pourrait être élevée au rang de nation prolétarienne. Le PZPR
apparaît ainsi comme un parti intégralement polonais sans renier pour autant l’orthodoxie
communiste. La profonde unité entre Pologne socialiste et Pologne sur les bords de l’Oder et
de la Neisse est soulignée, fusionnant officiellement en un seul et même combat la
construction du socialisme en Pologne et la polonisation des territoires recouvrés. Ainsi :
Il s’agit, d’ancrer, dans les esprits et les cœurs, dans la conscience et les sentiments de la jeunesse, une
image de la Pologne populaire, non seulement avec sa nouvelle essence sociopolitique socialiste, mais
aussi dans son nouveau cadre géographico-politique, l’image d’une Pologne entre l’Oder et la Neisse
de Lusace et le Bug, entre la Baltique et les Carpates ainsi que les Sudètes.155
Les territoires recouvrés, marginalisés dans le discours officiel à l’époque stalinienne pour
éviter tout dérapage nationaliste et parce que l’échec partiel des opérations de repolonisation
en faisait un quasi tabou, sont pleinement réintégrés dans le champ des discussions publiques.
Non seulement ils sont de nouveau évoqués, mais mis en avant comme des terres socialistes
par excellence du fait de leur histoire, contrairement à des terres de Pologne centrale plus
rétives au progrès communiste. Le matérialisme historique permet en effet de combler les
vides pluriséculaires dans l’histoire de ces territoires en se concentrant surtout sur l’histoire
des classes populaires dans ces régions. En partant du postulat selon lequel ces classes
seraient majoritairement polonaises jusqu’à une période avancée de l’époque contemporaine,
il est possible de faire une histoire polonaise de ces terres malgré le fait qu’elles aient été
coupées politiquement de la Pologne pendant des siècles :
L’histoire de la Pologne doit être traitée dans les manuels avant tout comme l’histoire de la nation,
comme l’histoire des masses populaires aussi sur les terres occidentales et septentrionales. […] par
[…] l’histoire des paysans et des strates plébéiennes, ultérieurement ouvrières, polonaises, sera enrichi
non seulement le cours de l’histoire des terres occidentales et septentrionales, mais se rempliront ces
longues périodes historiques, pendant lesquelles ces terres se sont retrouvées sous occupation
155 (Collectif), la Problématique des terres occidentales et septentrionales dans l’instruction et l’éducation de la
jeunesse, Commission socio-culturelle de l’ADTO, Varsovie, 1963, p. V.
560
étrangère, car les masses populaires sont restées sur ces régions dans une grande mesure polonaise.
[…]
En lien avec cela l’histoire de la Silésie et des terres septentrionales devraient être naturellement
intégrées à l’histoire générale de la Pologne, et non représenter des digressions individuelles156
Du fait des réalités sociologiques de ces terres, assumer un certain patriotisme populaire va
alors pleinement de pair avec des opinions socialistes. Toutefois, dans ce même ouvrage, le
vice-ministre de l’Éducation Ferdynand Herok dans un chapitre consacré aux « processus
d’intégration dans les terres occidentales et septentrionales »157 dans lequel il souligne
l’importance de donner une éducation patriotique à la jeunesse des territoires recouvrés, prend
bien soin de distinguer ce nationalisme communiste du nationalisme condamnable, en opérant
une distinction conceptuelle : « Nous ne parlons pas des traditions de manière générale, mais
des traditions de lutte pour la polonité, les traditions progressistes. Ces traditions doivent être
cultivées, elles doivent devenir partie prenante du système de l’éducation nationale. »158. Il
s’agit ici de condamner un patriotisme traditionnel fondé sans doute pour lui sur la foi
catholique, la représentation d’une Pologne dans ses frontières historiques qui serait plus
encline à développer un nationalisme offensif, pour valoriser un nationalisme défensif. Ce
dernier, soluble dans la matrice marxiste, serait l’exaltation de la défense de la polonité en lien
avec le combat pour la réalisation de la pensée socialiste. La presse communiste n’est pas en
reste, et adopte des titres qui lient intimement thématiques nationale et sociale, comme pour
l’article159 qui retranscrit le discours d’Aleksander Zawadzki à l’occasion du dixième
anniversaire du retour des terres silésiennes à la Pologne, au début de la déstalinisation : « le
seul propriétaire de la terre silésienne est le peuple polonais ». La formulation en polonais est
plus explicite, car le mot traduit par peuple est lud, le peuple au sens social et marxiste du
termes, les classes laborieuses. Tout se passe comme si le seul moyen pour les communistes
de pouvoir faire concurrence au national-catholicisme de l’Église si populaire dans les masses
populaires serait de mettre en avant un national-communisme qui s’appuierait notamment sur
les réalisations du pouvoir dans les territoires recouvrés. Les rapports entre le PZPR et
l’Église catholique sont cependant ambivalents : après une accalmie entre 1956 et 1959, les
tensions augmentent de nouveau après 1959, alors que dans un premier temps l’action
156 Idem, p. VII. 157 Idem, p. 36. 158 Idem, p. 41. 159 Trybuna Ludu, n° 169, 1955, p. 1.
561
polonisatrice de l’Église sur les territoires recouvrés est salué, en témoignent la citation, dans
des Bulletins de la ZAP, d’homélies de Mgr Wyszyński, sorti de son lieu de rétention peu de
temps auparavant, qui célèbre ouvertement la polonité des territoires recouvrés. Ainsi, le
Bulletin n° 15 de 1959 rapporte un certain nombre de ses discours nationaux-catholiques qui
font écho à ceux des communistes sur les territoires recouvrés et qui ont été prononcés à
l’occasion du sacre d’évêques ou d’administrateurs apostoliques sur les territoires recouvrés
pour contre la propagande communiste qui ferait du Saint-Siège un allié de la RFA en
refusant de nommer des évêques dans ces régions. Ainsi, les accents de ces discours sont
similaires concernant les territoires recouvrés à ceux des communistes ou des spécialistes de
la pensée occidentale communiste ralliés au pouvoir, le vernis catholique en plus :
La population polonaise locale de Silésie d’Opole a obtenu son premier évêque- fils de cette terre.
Pour comprendre la portée de ce fait, il faut évoquer la lutte héroïque de son peuple qui a su résister à
plusieurs siècles de germanisation. L’attitude de la population locale, pour qui l’esprit polonais et le
catholicisme s’identifiaient au cours de l’histoire dans sa lutte pour l’emploi de la langue polonaise
durant les offices religieux dans les églises catholiques en Silésie160
Ce temple a été édifié par les mains de nos aïeux à la gloire de la Sainte Vierge, il a été souillé par
l’erreur et l’hérésie de longs siècles, il a été rendu par la justice Divine aux fervents de Marie sur cette
terre.161
Dans le premier extrait, nous retrouvons la perception traditionnelle de la pensée occidentale
polonaise qui fait des autochtones, notamment en Silésie d’Opole, les témoins vivants de la
polonité et de la lutte pour son maintien pendant les siècles de régime allemand sur ces terres.
Contrairement au discours occidental communiste, le discours occidental catholique ne se sert
pas seulement de la langue et des coutumes, mais aussi de la foi catholique des autochtones,
pour montrer leur inclusion dans la communauté nationale polonaise et prouver ainsi le droit
historique à la Pologne de posséder ces terres. Dans le second extrait, typique d’un discours
catholique d’avant Vatican II par une opposition ouverte à un protestantisme considéré
comme hérétique, la Basilique Notre-Dame de Gdańsk est élevée comme trace de polonité de
la Poméranie de Gdańsk. En effet, elle a été élevée à une époque, le XIVe siècle, où la
population polonaise était nombreuse dans la ville et comme édifice de culte catholique.
Comme le catholicisme est perçu comme consubstantiel à l’identité polonaise, la présence de
ce monument catholique témoigne de la polonité originelle de Gdańsk, avant que le passage
160 Homélie durant la Messe de sacre de Mgr. Wacław Wycisk, évêque coadjuteur d’Opole, le 25 janvier 1959. 161 Homélie durant la Messe de sacre du 1er évêque coadjuteur de Gdańsk, Mgr. Lech Kaczmarek, le 18 janvier
1959 ;
562
de ce lieu de culte à la Réforme n’accompagne la germanisation de la ville, processus qui sont
montrés comme antinaturels. Le discours occidental communiste a donc fort à faire face au
discours occidental catholique populaire chez les Polonais. Face à cet argumentaire national-
catholique du reste partagé par un nombre important des forgerons de la pensée occidentale
polonaise, le PZPR est presque condamné à une surenchère nationaliste pour tenter de faire
concurrence à l’influence de l’Église et du nationalisme traditionnel polonais, tout en prenant
bien soin de camoufler ce nationalisme en le marxisant d’une part et en l’intégrant dans la
lutte des classes d’autre part. La période de Gomułka est donc celle d’un retour au premier
plan des territoires recouvrés, lieu de lutte majeur du parti et de l’Église pour le cœur des
Polonais. Le parallèle entre les deux discours occidentaux concurrents, national-communiste
et national-catholique, est frappant. Si les milieux occidentaux en sont réduits à développer
une pensée occidentale polonaise en accord avec l’orthodoxie marxiste et à être des simples
auxiliaires du pouvoir pour œuvrer à l’intégration de ces terres au reste du pays, c’est au prix
pour les communistes de la reprise partielle d’un logiciel idéologique qui leur est étranger.
563
Conclusion
L’objectif principal de cette thèse a été d’étudier le contenu, les fonctions et la
diffusion du discours polonais sur les territoires recouvrés dans la Pologne de 1945 à 1961,
ainsi que son rapport au pouvoir communiste à l’époque de l’instauration du monopole
politique du PPR, de l’apogée du communisme stalinien et du nouveau départ du dégel de
Gomułka. À ce sujet, nous devrions parler de trois modes de relation différents selon
l’évolution politique de la Pologne populaire. Dans l’introduction1, nous avions posé trois
grands ensembles de questions auxquelles la présente thèse devait répondre. Nous nous
interrogions sur :
1. La teneur des arguments utilisés par les représentants de la pensée occidentale
polonaise, auteurs ou émetteurs du discours pour justifier le rattachement des
territoires recouvrés à la Pologne
2. Les liens entre science et politique dans le domaine précis de la question occidentale,
autrement dit les rapports entre le réseau scientifique occidental et le pouvoir
communiste, utilisateur, commanditaire ou relayeur du discours
3. Le rapport entre l’idéologie marxiste-léniniste du pouvoir polonais et la composante
nationale voire nationaliste du discours sur les territoires recouvrés, dans un contexte
de quête de légitimité du parti auprès des destinataires de l’argumentaire occidental
que sont les habitants des territoires recouvrés et l’opinion publique polonaise et
mondiale en général
S’agissant du premier axe, le plan de la thèse distinguait les arguments cherchant à montrer la
polonité intrinsèque des nouvelles terres occidentales polonaises et ceux qui mettent
davantage en lumière l’intérêt qu’il y a à ce rattachement, soit pour la Pologne, soit pour
l’Europe voire le monde. La rhétorique employée peut se subdiviser en trois grandes
catégories d’arguments, classés selon leur degré de partialité et leurs affinités idéologiques.
1 Cf. introduction, 1. Explicitation du sujet.
564
Nous pouvons tout d’abord distinguer un discours occidental national, fondé sur des
arguments plus subjectifs, plus idéologiques, davantage tournés vers le destinataire polonais
car il éveille en lui la fierté d’être polonais et insiste sur l’intérêt national polonais à posséder
les territoires recouvrés. Dans cette catégorie entrent notamment les arguments géographique,
historique, humain ainsi que les arguments de la justice historique et de l’indépendance
nationale2.
Puis, il existe un discours occidental plus neutre, fondé sur des arguments plus impartiaux,
plus pragmatiques, qui insiste sur les intérêts objectifs qu’il y a à rattacher les territoires
recouvrés à l’État polonais. Il s’agit notamment des arguments géostratégiques et de
rééquilibrage géopolitique, ou de renforcement de l’économie polonaise et du développement
des territoires recouvrés3.
Enfin est également forgé un discours occidental communiste, présenté comme objectif par
rapport au discours occidental national, mais qui dans les faits est tout aussi subjectif et
idéologisé que ce dernier, et qui insiste davantage sur la portée symbolique et l’intérêt du
rattachement de ces terres à la Pologne pour la construction du socialisme et le renforcement
du Bloc de l’Est. L’argument du fait accompli, de la fin de l’impérialisme allemand, du
renforcement du Bloc de l’Est entrent dans cette catégorie4.
Le premier ensemble rhétorique insiste sur le retour à la Pologne piastienne, le deuxième est
l’examen pragmatique des conséquences du transfert de souveraineté, le dernier relève de la
propagande en faveur de la République populaire polonaise.
En ce qui concerne les deux autres axes, deux visions extrêmes doivent être écartées : d’une
part, une séparation nette entre nationalisme et communisme, qui conduirait à essentialiser ces
deux courants idéologiques et à considérer comme pure contradiction tout lien entre eux.
D’autre part, et pour nuancer les dernières orientations historiographiques5, l’interprétation
inverse ne doit pas tomber à notre sens dans la thèse de la formation d’un hybride idéologique
total, une sorte de national-communisme. Ma thèse tend à montrer que ces deux courants
2 Cf. respectivement les chapitres : 5, I ; 5, II ; 5, III ; 6, I et 6, IV. 3 Cf. respectivement les chapitres : 6, II ; 6, III ; 7, I ; 7, III. 4 Cf. respectivement les chapitres : 5, IV ; 7, II ; 7, IV. 5 Notamment : ZAREMBA Marcin, Komunizm, legitymizacja, nacjonalizm (Communisme, légitimation,
nationalisme), Wydawnictwo Trio, 2010, FLEMING Michael, Communism, Nationalism and ethnicity in
Poland, 1944-1950, Routledge, New-York/Londres, 2012, SERVICE Hugo, Germans to Poles. Communism,
nationalism and ethnic cleansing after the Second World War, Cambrigde University Press, Cambridge, 2014.
565
idéologiques ne doivent pas être fondus en un seul : dans une « dictature du prolétariat »
comme l’est la République populaire de Pologne, il y a toujours subordination du national au
social, même si l’utilisation du nationalisme par le communisme entraîne une nationalisation
partielle du communisme. Les ouvrages mentionnés dans la note 5, fondateurs pour bien
comprendre les liens entre nationalisme et communisme dans le système de pouvoir du PPR
puis du PZPR, semblent trop axés sur la période de la sortie de guerre, pendant laquelle
existait une pluralité relative des opinions officielles et des contre-pouvoirs variés au pouvoir
dominant du parti communiste. Tirer des conclusions sur les liens entre communisme et
nationalisme en se fondant sur la seule période de sortie de guerre, c’est se condamner à ne
considérer ce rapport que sous l’angle d’une utilisation pragmatique du nationalisme par le
communisme, dans un contexte où le parti, qui ne dispose pas encore de l’ensemble des
leviers du pouvoir même si dans les faits il préside aux destinées du pays, est obligé de
composer avec des rivaux idéologiques. En outre, la sortie de guerre est une période où l’État
communiste polonais mène objectivement une politique nationaliste d’expulsion des
Allemands pour pouvoir constituer un État-nation polonais viable. C’est pourquoi il nous a
paru plus logique d’examiner, grâce à la question des territoires recouvrés, la question des
rapports nationalisme-communisme pendant trois périodes distinctes et jusqu’en 1961.
L’évolution du discours occidental met en lumière celle des relations entre les deux courants
idéologiques6.
Le système complexe des relations entre science et politique d’une part, nationalisme et
communisme d’autre part, évolue entre 1944 et 1961. Pendant la sortie de guerre élargie
(1944-1948), le PPR se concentre sur l’extension de son influence sur les structures de
pouvoir, le gouvernement bien entendu, la presse, mais aussi des relais de son influence
auprès de la population que sont les associations socio-politiques, ici l’UOP pour les milieux
proches de la pensée occidentale communiste. La sphère scientifique est encore très largement
indépendante du PPR, et donne le ton du discours polonais sur les territoires recouvrés. Passé
par les filtres mentionnés, le discours s’adapte à ses destinataires. Dans une quête de
légitimité intense, le PPR joue à fond la carte du discours occidental national pour se faire
accepter de la part de la société polonaise et pour toucher les Polonia, afin de faire revenir un
grand nombre de leurs membres en Pologne. Le discours sur les territoires recouvrés destiné à
l’étranger est davantage pluriel, mêlant à la fois arguments nationaux, sociaux, et plus
6 Cf. les schémas de l’évolution du discours occidental polonais en annexes.
566
objectifs, sachant que ces derniers sont plus à même de convaincre les gouvernements et les
opinions publiques étrangères que la rhétorique nationale-communiste. Le PPR est donc
pendant ce premier temps très largement utilisateur du discours occidental forgé par un réseau
scientifique occidental indépendant de lui.
La fusion du PPR et du PPS en PZPR fin 1948 sanctionne l’hégémonie sociopolitique du parti
communiste en Pologne, y compris sans la sphère scientifique. Avec la création du PAN en
1951, les communistes disposent d’une institution d’inspiration soviétique taillée sur mesure
pour coiffer, contrôler et soviétiser la science polonaise. Si les universités sont entièrement
intégrées à ce réseau de connaissances officielle, les spécialistes et les institutions
scientifiques spécialisées de la pensée occidentale polonaise gardent une petite part
d’autonomie interne, au prix d’une lutte acharnée pour la survie et d’une communisation, au
moins extérieure, de leur méthodologie de recherche et de leur vocabulaire. Le réseau
institutionnel occidental se réduit comme peau de chagrin au seul Institut occidental, à
l’activité réduite du fait des coupes budgétaires. Dans ces conditions, le discours occidental se
tarit quantitativement et qualitativement en perdant à la fois son caractère scientifique et ses
excroissances nationales. Dans un contexte stalinien, le PZPR est omniprésent à la fois au sein
de la société polonaise et dans son rapport avec l’étranger, de sorte que les liens avec ce
dernier sont également fortement restreints. Le seul discours occidental toléré est communiste,
à destination de la société polonaise prioritairement. Un argumentaire plus pragmatique est
également employé à l’égard des étrangers, alors que les liens avec les Polonia sont très
majoritairement rompus. Alors qu’est officiellement proclamée l’intégration réussie des
territoires « recouvrés », devenus « occidentaux », à la Pologne, les relais du discours
deviennent inutiles : l’UOP est supprimée, ainsi que la ZAP. Parallèlement à cela, le PZPR
renforce son emprise dans la divulgation des informations au sein des territoires recouvrés, la
moitié des grands titres, quotidiens ou hebdomadaires, relève directement du parti
communiste pendant cette période.
Les débuts de la déstalinisation en 1955 et le tournant de l’Octobre polonais en 1956
modifient à nouveau la place du discours occidental polonais au sein de la Pologne
communiste. Si le PZPR conserve son monopole politique, son emprise se desserre quelque
peu sur la société polonaise, tandis que le discours occidental, revivifié, se diversifie à
nouveau. La science polonaise gagne un peu d’autonomie, au-delà de la patine marxiste
officielle. Les institutions du réseau scientifique occidental sont rouvertes et même étoffées,
567
même si la plupart sont contrôlées par le PZPR et utilisent une grille d’analyse marxiste.
Malgré tout, le discours qu’elles produisent est plus divers que durant la période stalinienne,
et apparaissent de nouveau ses composantes : nationale, communiste, pragmatique, tandis que
le degré de scientificité augmente. Si le gouvernement s’efface quelque peu dans son rôle de
relai de ce discours, gardant un rôle symbolique de transmission notamment durant les
discours très officiels, les autres relais revivent, mais sous étroit contrôle du parti cette fois. Si
l’ADTO est bien la continuatrice de l’UOP à partir de 1957, son discours est fidèle à la ligne
du parti. Cette association renoue quelques liens avec les Polonia, tandis que son organe de
presse, la ZAP, transmet un discours occidental encore plus fidèle à la doctrine du PZPR que
ce parti lui-même, en insistant sur l’argumentaire communiste et pragmatique et en délaissant
quasiment la composante nationale. Si la presse régionale est toujours fortement influencée
par les journaux du parti, elle ne s’en diversifie pas moins, avec la création de titres plus
neutres et plus tournés vers une société régionale en formation dans ces années-là.
L’enseignement enfin, est pleinement intégré comme relai du discours, et utilise toutes les
palettes argumentatives de la pensée occidentale polonaise pour renforcer l’intégration des
territoires recouvrés au reste du pays et favoriser l’éclosion de liens entre les différents
groupes de populations habitant sur ces terres.
La question de l’inclusion des territoires recouvrés tant dans la sphère symbolique que dans la
réalité polonaise permet donc de jauger les rapports entre nationalisme et communisme en
Pologne populaire. Plutôt que de parler de national-communisme, il serait à notre sens plus
juste de parler de communisation d’un certain nationalisme pratiqué comme instrument de
pouvoir par le PZPR. Ce dernier est bien un parti communiste, mais un parti communiste qui
se perçoit à la fois comme garant des intérêts du prolétariat et de la nation polonaise qui dans
l’esprit de ses idéologues se confondent. En faisant, notamment sur les territoires recouvrés,
de la nation polonaise une nation très majoritairement prolétarienne, le PZPR utilise parfois
une rhétorique très nationaliste et germanophobe tout en ne reniant pas le marxisme-léninisme
mais en pratiquant une sorte de patriotisme populaire défensif face à l’impérialisme supposé
de la République fédérale d’Allemagne. En ce sens, la situation polonaise ne diffère pas tant
que cela de ce qui a pu être observé dans d’autres systèmes communistes : une communauté
d’intérêt entre le nationalisme et le communisme, pourvu que ce premier soit subordonné aux
intérêts du second et adopte la phraséologie marxiste. Ainsi, durant la « Grande Guerre
patriotique », Staline n’hésite pas à recourir au discours de la défense de la terre de la Russie
568
éternelle pour mobiliser son peuple face à l’envahisseur allemand ; l’argument de la lutte du
communisme contre le fascisme n’intervient que dans un second temps. Face aux difficultés
ou pour renforcer l’assiste populaire du parti, il semble que le recours au nationalisme comme
outil de légitimation ait été une constante dans le monde communiste : ainsi la République
socialiste de Bulgarie n’a pas hésité à faire figurer sur son emblème la date historique, prisée
des nationalistes de 681, date de la fondation du premier État bulgare, à coté de 1944, date de
la formation de l’État communiste bulgare. Il s’agit à la fois de réinscrire l’avènement du
communisme en Bulgarie dans l’histoire longue de cette dernière, pour montrer que la
seconde date découle de la première. Même la RDA n’est pas en reste, puisqu’elle se bâtit une
sorte de nationalisme antifasciste compatible avec le marxisme par opposition au nationalisme
supposé explicite de la RFA. Quelle est alors l’originalité de la Pologne dans ce contexte ?
Elle réside non pas tant dans l’usage d’un discours nationaliste comme source de légitimation
que dans l’étroitesse des liens qui unissent le discours occidental au maintien du régime. Dans
un contexte où le communisme polonais est un système qui ne dispose que d’un soutien
populaire limité, plus réduit que dans la très grande majorité des pays communistes, et où un
véritable contre-pouvoir existe, l’Église catholique, exception dans le Bloc de l’Est, la RPP en
est réduite à faire du discours occidental, notamment entre 1956 et 1970, la raison d’être
principale et quasiment unique du régime7. Après l’échec du stalinisme, la désillusion de la
normalisation de Gomułka, la quasi-stagnation du niveau de vie durant les années 1960, la
légitimité du régime tient avant tout à sa capacité à protéger les Polonais contre l’ennemi,
exagéré et diabolisé, qu’est le camp occidental en général et l’Allemagne de l’Ouest en
particulier. Dans les autres régimes communistes, il existe souvent plusieurs sources de
légitimité employées à tour de rôle et simultanément ; dans aucun autre pays le pouvoir
communiste ne s’est appuyé avec autant d’insistance sur la source majeure de légitimation
qu’est l’action du PZPR pour intégrer les territoires recouvrés au pays et les y maintenir. Il est
révélateur que le triomphe diplomatique de Gomułka, la signature du traité de Varsovie
normalisant les relations avec la RFA, le 7 décembre 1970, précède de si peu sa chute, le 20
décembre 1970, après les émeutes de la Baltique qui sanctionnent l’échec de la politique
économique du parti communiste.
7 Unique au sens d’audible : le parti avait bien entendu d’autres arguments, notamment idéologiques, pour
légitimer son pouvoir, mais ils ne passaient guère dans l’opinion polonaise.
569
Le présent travail se situe donc dans la droite ligne du mouvement historiographiques de la
dernière décennie, marqué par un certain retour à une histoire plus politique, des idéologies,
des discours, et de leur influence sur la réalité. Il s’inspire largement du travail de Strauchold
concernant la pensée occidentale polonaise8, auquel peut s’ajouter, même s’il est construit
différemment, l’ouvrage de l’IPN de Szczecin9 . S’il n’est pas aussi exhaustif en ce qui
concerne la diversité du réseau scientifique occidental, il va plus loin que lui en examinant
véritablement l’insertion de ce discours dans le système de recherche de légitimité par les
communistes. Si la politique des nationalités du parti communiste polonais a bien été étudiée
comme moyen de donner une assise à un pouvoir non démocratique10, les travaux sur la place,
pourtant fondamentale, du discours occidental dans cette quête de soutien populaire, étaient
peu nombreux ou partiels11. Cette thèse poursuit et complète les travaux d’un certain nombre
de chercheurs français contemporains, en essayant d’embrasser différents points de vue pour
les appliquer à son objet d’étude. Ainsi, l’étude des politiques des nationalités et des
évolutions démographiques présentes dans les travaux de Morgane Labbé12, des transferts de
population13 rejoint la thèse de Valentin Behr14 sur l’utilisation de l’histoire en Pologne
contemporaine. Ma thèse souhaite également contribuer à l’histoire des relations
internationales du monde communiste qu’ont abordée mes directeurs de thèse, Antoine Marès
8 STRAUCHOLD Grzegorz, Myśl zachodnia i jej realizacja w Polsce ludowej w latach 1945-1957 (la Pensée
occidentale et sa réalisation dans la Pologne populaire dans les années 1945-1957), Toruń, 2003.
9 SEMCZYSZYN Magadalena, SIKORSKI Tomasz, WĄTOR Adam, Nad Odrą i Bałtykiem. Myśl zachodnia:
ludzie- koncepcje- realizacja do 1989 (sur l’Oder et la Baltique. La Pensée occidentale : les personnes, les
Wydawnictwo Trio, 2010, FLEMING Michael, Communism, Nationalism and ethnicity in Poland, 1944-1950,
Routledge, New-York/Londres, 2012, SERVICE Hugo, Germans to Poles. Communism, nationalism and ethnic
cleansing after the Second World War, Cambrigde University Press, Cambridge, 2014 11 NIEĆ Grzegorz, Ziemie Odzyskane jako przedmiot propagandy, informacji i promocji (les Territoires
récupérés en tant qu’outil de propagande, d’information et de promotion), Wydawnictwo Wyższej Szkoły
Zarządzania "Edukacja" (Édition de l’École Supérieure de Management, „Éducation”), Wrocław, 2007,
KOBYLIŃSKI Zbigniew, RUTKIWSKA Grażyna, « Propagandist use of history and archaeology in
justification of Polish rights to the "Recovered Territories" after World War II » in Archaelogia Polona,
Académie des Sciences Polonaise, Institut d’Archéologie et d’Ethnologie, Varsovie, vol. 43, p. 51-124, 2005,
ŘEZNÍK, Miloš, « Transformations of Regional History in the Polish “Western Territories” since 1945:
Legitimization, Nationalization, Regionalization » in Frontiers, regions and identities in Europe, Pisa University
Press, 2009, SERRIER Thomas, « les Territoires recouvrés et la construction identitaire en Pologne 1900-
200… » in Etudes germaniques, 2007/1, n° 245, p. 211-221, 2007. 12 LABBÉ Morgane, De l’imaginaire national à l’ingénierie statistique. Population et État en Europe Centrale
(Allemagne, Autriche, Pologne), 1848-1919, Mémoire de HDR, 2015. 13 GOUSSEF Catherine, Échanger les peuples. Le déplacement des minorités aux confins polono-soviétiques
(1944-1947), Fayard Histoire, Paris, 2015. 14 BEHR Valentin, Science du passé et politique du présent en Pologne. L’histoire du temps présent (1939-
1989), de la genèse à l’Institut de la mémoire nationale, Thèse soutenue le 18 octobre 2017, mise en ligne sur
HAL-archives ouvertes, consultée le 07/09/2018.
570
et Marie-Pierre Rey15. Les filiations sont nombreuses et leur liste complète figure dans la
bibliographie et la présentation de l’historiographie sur la question16. Le but ultime de cette
thèse est enfin d’étudier un objet d’étude peu saisi par l’historiographie française afin
d’éclairer un problème historique en revanche bien connu, les relations nationalisme-
communisme.
Le problème au centre de cette thèse n’est bien entendu pas résolu en 1961. La question du
« retour » aux territoires recouvrés continue de bâtir le socialisme polonais en faisant table
rase du passé allemand, prétendument réactionnaire et capitaliste et est un instrument de
légitimité majeur du PZPR polonais. En effet, après 1961, ce dernier va l’utiliser encore à de
nombreuses reprises, malgré la normalisation de Gomułka et le rapprochement de ce dernier
de la ligne soviétique orthodoxe. En 1965, à la toute fin des délibérations du concile Vatican
II, la célèbre lettre des évêques polonais à leurs homologues allemands dans laquelle ils
pardonnent et demandent pardon à la nation allemande pour les crimes commis pendant la
Seconde Guerre mondiale est l’occasion d’une passe d’armes entre le PZPR et l’Église
catholique car elle remet en cause le discours occidental officiel, fondé sur une perception
unanimement négative des relations entre la Pologne et l’Allemagne, sur le statut de victime
éternelle d’une Pologne glorifiée par sa lutte contre l’envahisseur germanique. Le discours
occidental du parti, le retour aux « antiques terres des Piast selon le jargon officiel est un
moyen pour le parti de concurrencer l’Église et d’apparaître comme l’émanation politique
légitime de la nation polonaise. Alors que l’Église polonaise prépare les fêtes du millénaire de
la nation polonaise pour 1966 par de multiples pérégrinations de l’icône de la Vierge noire de
Częstochowa, les autorités communistes réagissent en célébrant régulièrement, durant toute la
première moitié des années 1960, des commémorations du millénaire de la Pologne plus ou
moins déconnectées de cette date chrétienne17 selon lesquelles la Pologne communiste est un
retour à la Pologne des origines. En 1958, Gomułka lance ainsi un programme de construction
d’établissements scolaires « 1000 écoles pour le millénaire » où la pensée occidentale
polonaise est à l’honneur dans les programmes d’histoire18.
15 Notamment dans les introductions de deux numéros de Relations internationales consacrés à cette
thématique : MARÈS Antoine, REY Marie-Pierre, « Introduction » in Relations internationales, no 147, 3/2011,
p. 3-5, MARÈS Antoine, « Introduction » in Relations internationales, no 148, 4/2011, p. 3-6. 16 Cf. partie Bibliographie et État des lieux historiographiques des « Annexes ». 17 Il s’agit des 1000 ans du baptême de la Pologne en 966. 18 Cf. chapitre 8, IC.
571
L’instrumentalisation de la pensée occidentale polonaise par le parti va toutefois baisser en
intensité, à la faveur de la normalisation des relations entre Pologne et RFA opérée à la faveur
du Traité de Varsovie de décembre 1970 par lequel l’Allemagne de l’Ouest reconnaît l’Oder-
Neisse. Ce traité peut être considéré comme une victoire à la Pyrrhus pour le parti
communiste polonais : si c’est un succès diplomatique indéniable, à même de renforcer son
prestige auprès de la population polonaise, il ne le prive pas moins d’un de ses principaux
leviers de pouvoir. Désormais, il va être pour lui bien plus difficile d’agiter le chiffon du
révisionnisme ouest-allemand pour détourner l’attention de la société polonaise des problèmes
socio-économiques dont souffre la Pologne populaire. Néanmoins, du point de vue des
relations germano-polonaises, ce traité ouvre une réelle phase de détente, dont témoigne la
formation, en 1972, d’une commission polono-allemande commune sous le patronage de
l’UNESCO, afin de réviser partiellement les contenus des manuels scolaires polonais et
allemands. Une chance de voir émerger, sinon une vision commune de l’histoire germano-
polonaise, du moins une science historique débarrassée des scories idéologiques de
l’Ostforschung et de la pensée occidentale polonaise, apparaît, même si le chemin a encore été
long en la matière. Au-delà de ces querelles idéologiques et des soubresauts de l’histoire, la
greffe de 1945 des territoires recouvrés à la Pologne a finalement pris. Plus que le discours
occidental, c’est finalement le temps qui a permis à ces régions de s’intégrer pleinement au
reste du corps national polonais. Demeurent encore, aujourd’hui, les cicatrices de cette
opération dont les chirurgiens furent les trois Grands, à Yalta puis à Potsdam : la permanence
de frontières politico-culturelles fantômes que révèle la géographie électorale polonaise. Les
territoires recouvrés, nouvelle Pologne laboratoire du socialisme au temps de la dictature
communiste, issue d’un brassage intense de populations, sont plus réceptifs au discours libéral
et européiste de la Plateforme-civique que les « terres anciennes », davantage fidèles au
discours conservateur et eurosceptique de Droit et Justice.
572
573
Annexes
Schémas de l’évolution du discours occidental
entre 1945 et 1961
Légende
574
575
576
577
Sources
I Liste des sources
A. Archives
APW (Archiwum państwowe we Wrocławiu)
• UWW (Urząd wojewódzki wrocławski- Office de voïévodie de Wrocław)
APS (Archiwum państwowe w Szczecinie)
• UWS (Urząd wojewódzki szczeciński- Office de voïévodie de Szczecin)
• PWRNS (Prezydium wojewódzkiej rady narodowej szczecińskiej- Présidium du
Conseil national de la voïévodie de Szczecin)
APP (Archiwum państwowe w Poznaniu)
• UWP (Urząd wojewódzki poznański- Office de voïévodie de Poznań)
• PZZ (Polski Związek Zachodni- Union occidentale polonaise)
AIZ (Archiwum Instytutu Zachodniego)
AAN (Archiwum Akt Nowych)
• BOW (Biuro odszkodowań wojennych- Bureau des reconstructions de guerre)
• DRSW w Gdańsku (Delegacja rządu w sprawach wybrzeża w Gdańsku- Délégation
du gouvernement pour les affaires littorales à Gdańsk)
• KS w Polsce (Komitet słowiański w Polsce- Comité slave en Pologne)
• KSZZO (Komisja dla spraw zagranicznych Ziem Odzyskanych- Comission pour les
affaires extérieures des Territoires recouvrés)
• MAP (Ministerstwo Administracji Publicznej- ministère de l’Administration publique)
578
• MIP (Ministerstwo Informacji i Propagandy- ministère de l’Information et de la
propagande)
• MPK RP Londyn (Ministerstwo Prac Kongresowych Rzeczpospolitej Polskiej w
Londynie- ministère des Travaux pour le Congrès de la République polonaise à
Londres)
• MZO (Ministerstwo Ziem Odzykanych- ministère des Territoires recouvrés)
• PPR (Polska Partia Robotnicza- Parti ouvrier polonais)
• PZPR (Polska Zjednoczona Partia Robotnicza- Parti ouvrier unifié polonais)
• TPPC (Towarzystwo Przyjaźni Polsko-Czechosłowackie- Association pour l’amitié
polono-tchécoslovaque)
• WZO (Wystawa Ziem Odzyskanych- Exposition sur les Territoires recouvrés)
• ZOW (Związek Osadników Wojskowych- Union des colons militaires)
AMSZ (Archiwum Ministerstwa Spraw Zagranicznych)
• 6- Departament polityczny (Département politique)
• 10- Departament IV (Département IV)
• 18- Biuro Prac Kongresowych (Bureau des Travaux pour le Congrès)
APAN-Poz (Archiwum Polskiej Akademii Nauk w Poznaniu)
• Zdzisław Kaczmarczyk
• Zygmunt Wojciechowski
• August Zierhoffer
MAE (Archives du Ministère des Affaires étrangères de La Courneuve)
B. Livres, brochures et recueils de sources
• Bibliothèque Jagellonne de Cracovie (BJK)
• Bibliothèque de la Diète polonaise (BSej)
• Bibliothèque de l’Institut occidental de Poznań (BIZP)
579
• Bibliothèque des Slaves de Paris I (BSP1)
• Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC)
1. Livres en lien avec les territoires recouvrés
P. DOMAŃSKI Franciszek, Łużyce (la Lusace), 1944
JAMKA Rudolf, Pradzieje Śląska (l’Histoire ancienne de la Silésie), Polski Związek
GIEYSZTOR Aleksander, « polskie Badania wczesnodziejowe w r. 1950 » (les Recherches
polonaises sur les premiers temps en 1950) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale),
p. 193-263, Vol. I, 1951
GRYGIER Tadeusz, « Sprawa polska w Prusach Wschodnich w latach 1870-1900 w
oświetleniu władz pruskich » (la Question polonaise en Prusse Orientale dans les années
1870-1900 du point de vue des autorités prussiennes) in Przegląd Zachodni, (la Revue
occidentale), p. 493-544, Vol. I, 1951
CZEKANOWSKI Jan, « Przyczynki antropologiczne do zagadnienia stosunków słowiańsko-
germańskich » (l’Influence du facteur anthropologique pour comprendre les relations entre
Slaves et Germains) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 1-23, Vol. II, 1951
KOWALENKO Władysław, « Najdawniejszy Kołobrzeg (VIII-XIII w.) » (les premiers
Temps de Kołobrzeg (VIIIème-XIIIème siècles)) in Przegląd Zachodni, (la Revue
occidentale), p. 538-576, Vol. II, 1951
BOBIŃSKI Stanisław, « Szkicowa analiza planu starego Szczecina » (Esquisse d’analyse du
plan du vieux Szczecin) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 577-585, Vol. II,
1951
KIERSNOWSKI Ryszard, « Kamień i Wolin » (Kamień et Wolin) in Przegląd Zachodni, (la
Revue occidentale), p. 178-225, Vol. III, 1951
BIEDRAWINA-SUKERTOWA Emilia, « Geneza miasta Świebodzina » (la Genèse de la
ville de Świebodzin) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 233-263, Vol. III, 1951
609
ZAJCHOWSKA Stanisława, « Rozwój osadnictwa na Ziemi Lubuskiej » (le Développement
de la colonisation sur la Terre de Lubusz) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale),
p. 450-469, Vol. III, 1951
KIEŁCZEWSKA-ZALESKA Maria, « z Badań nad osadnictwem pogranicza mazursko-
kurpiowskiego » (à propos des Recherches sur le peuplement des marges de la Mazovie et de
la Mazurie) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 468-478, Vol. III, 1951
WOJTKOWIAK Walenty, « Geneza miasta Sulęcina » (la Genèse de la ville de Sulęcin) in
Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 524-541, Vol. III, 1951
WOJCIECHOWSKI Zygmunt, « Jedność ziem nad Wisłą i Odrą » (l’Unité des terres entre la
Vistule et l’Oder) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 1-10, Vol. IA, 1952
GOLACHOWSKI Stefan, « Opole w roku 1787 » (Opole en 1787) in Przegląd Zachodni, (la
Revue occidentale), p. 106-138, Vol. IA, 1952
DZIEWULSKI Władysław, « Rozwój zaludnienia Ziemi Kłodzkiej w XVIII w. Na tle
przemian gospodarczych i społecznych » (l’Evolution du peuplement de la Terre de Kłodzko
au XVIIIème siècle dans le contexte des transformations économiques et sociales” in
Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 137-177, Vol. IA, 1952
WOJCIECHOWSKI Zygmunt, « Badania zachodnio-słowiańskie » (les Recherches sur les
Slaves Occidentaux) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 337-342, Vol. IA, 1952
SUŁOWSKI Zygmunt, « najstarsza Granica zachodnia Polski » (la plus ancienne Frontière
occidentale de la Pologne) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 343-473, Vol. IA,
1952
LABUDA Gerard, « Problematyka badań wczesno-dziejowych Szczecina » (la Problématique
des recherches des premiers temps de Szczecin) in Przegląd Zachodni, (la Revue
occidentale), p. 536-578, Vol. IA, 1952
CHOJNACKA Kazimierz, « Walka o wolny handel i żeglugę na Warcie i Odrze w pierwszej
połowie XVI wieku » (la Lutte pour le commerce libre et la circulation fluviale sur la Warta et
l’Oder durant la première moitié du XVIème siècle) in Przegląd Zachodni, (la Revue
occidentale), p. 627-674, Vol. IA, 1952
610
ROZENKRANZ Edwin, « Geneza miasta Lubiąża » (la Genèse de la ville de Lubiąż) in
Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 675-689, Vol. IA, 1952
WOJCIECHOWSKI Zygmunt, « na nowym Etapie » (une Nouvelle Etape) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 491-495, Vol. IB, 1952
KLAFKOWSKI Alfons, « podstawowe Tezy traktatu pokoju z Niemcami » (les Thèses
principales du Traité de paix avec l’Allemagne) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale),
p. 496-513, Vol. IB, 1952
SKUBISZEWSKI Krzysztof, « Umowa poczdamska jako jedyna podstawa prawna układu
terytorialnego Niemiec » (le Traité de Potsdam, unique fondement juridique de l’organisation
territoriale de l’Allemagne) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 514-530, Vol.
IB, 1952
WIEWIÓRA Bolesław, « Zagadnienie przesiedleńców niemieckich w świetle prawa
międzynarodowego » (la Problématique de Allemands expulsés à la lumière du droit
international) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 531-553, Vol. IB, 1952
WOJCIECHOWSKI Zygmunt, « północna Granica plemienna Wielkopolski i dalsze uwagi
nad kształtowaniem się państwa Polan » (la Frontière septentrionale tribale de la Grande-
Pologne et les nouvelles remarques sur la formation de l’État des Polanes) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 770-787, Vol. IB, 1952
KLAFKONSKI Alfons, « Traktat pokoju z Niemcami » (le Traité de paix avec l’Allemagne)
in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 1-29, Vol. IB, 1952
BISKUP Marian, « Elbląg w czasach Rzeczypospolitej » (Elbląg à l’époque de la Respublica)
in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 190-203, Vol. IB, 1952
WOJCIECHOWSKI Zygmunt, « Pogranicze plemienne śląsko-wielkopolskie i problem
kształtowania się państwa Polan » (la Frontière tribale entre la Silésie et la Grande-Pologne et
le problème de la formation de l’État polonais) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale),
p. 279-298, Vol. IB, 1952
WOJCIECHOWSKA Maria, « Poznańskie towarzystwo przyjaciel nauk » (l’Association des
amis des sciences de Poznań) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 218-235, Vol.
II, 1952
611
WIDAJEWICZ Józef, « Historyczna rola Wieletów » (le Rôle historique des Vélètes) in
Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 370-401, Vol. II, 1952
KACZMARCZYK Zdzisław, « Rozprzestrzenienie narodowości polskiej nad Odrą i
Bałtykiem w późnym feudaliźmie » (la Répartition de la nationalité polonaise sur l’Oder et la
Baltique à la période du féodalisme tardif) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 9-
30, Vol. I, 1953
ROMBOWSKI Aleksander, « Polacy-ewangelicy we Wrocławiu i w okolicy » (les Polonais
évangéliques à Wrocław et dans les environs) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale),
p. 31-63, Vol. I, 1953
KULEJEWSKA Zofia, « Zagadnienie miejskiej demografii historycznej na Śląsku » (le
Problème de la démographie urbaine historique en Silésie) in Przegląd Zachodni, (la Revue
occidentale), p. 352-358, Vol. I, 1953
POSADZY Wiesław, « Szczecin i Wolin » (Szczecin et Wolin) in Przegląd Zachodni, (la
Revue occidentale), p. 358-361, Vol. I, 1953
ZAJCHOWSKA Stanisława, « Atlas historyczny Pomorza » (l’Atlas historique de la
Poméranie) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 361-369, Vol. I, 1953
WĘDZKI Andrzej, « Drezdzenko nad Notecią » (Drezdenko sur la Noteć) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 369-372, Vol. I, 1953
SUCHOCKI Mieczysław, « Problematyka Ziem Odzyskanych w świetle pracy Józefa
Stalina » (la Problématique des Territoires Récupérés à la lumière de l’oeuvre de Joseph
Staline) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 375-396, Vol. I, 1953
WIEWIÓRA Bolesław, « Umowy graniczne między Polską a Niemiecką Republiką
Demokratyczną » (les Accords frontaliers entre la Pologne et la République Démocratique
d’Allemagne) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 453-472, Vol. I, 1953
WOJCIECHOWSKI Zygmunt, « Wielkopolska i Kujawy kolebką państwa » (la Grande-
Pologne et la Coujavie berceaux de l’Etat) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 1-
30, Vol. III, 1953
612
NALEPA Jerzy, « Pierwotne brzmienie nazw Meklemburga i Ratzeburga (Mechlin i
Raciąż?) » (la Forme première des noms Meklembourg et Ratzebourg (Mechlin et Raciąż ?))
in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 261-277, Vol. III, 1953
ROZENKRANZ Edwin, « Geneza miasta Lubusza (Lebus) » (la Genèse de la ville de
Lubusz-Lebus) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 278-309, Vol. III, 1953
BATOWSKI Henryk, « Terytorium Śląska w wiekach XVIII-XX » (le Territoire de la Silésie
du XVIIIe au XXe siècle) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 351-365, Vol. III,
1953
KACZMARCZYK Zdzisław, « Związki kulturalne Śląska z Polską w epoce odrodzenia » (les
Liens culturels de la Silésie avec la Pologne à l’époque de la Renaissance) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 756-759, Vol. III, 1953
KIEŁCZEWSKA-ZALESKA Maria, « Powstanie problemu » (la Formation du problème) in
Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 1-7, Vol. III, 1954
CIEŚLAK Tadeusz, « Dorobek nauk społecznych w dziedzinie pomorzoznawstwa » (les
Réalisations des sciences sociales dans le domaine de la Poméranologie) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 8-14, Vol. III, 1954
MYŚLENICKI Wojciech « Przeobrażenia i osiągnięcia gospodarczo-społeczne w
województwie szczecińskim i koszalińskim » (les Transformations et les réalisations
socioéconomiques dans la voïévodie de Szczecin et de Koszalin) in Przegląd Zachodni, (la
Revue occidentale), p. 15-37, Vol. III, 1954
SMOLAREK Przemysław, « Szczecińskie środowisko badań historycznych » (le Milieu de
recherches historiques de Szczecin) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 55-67,
Vol. III, 1954
KRZYMUSA-FAFIUS Zofia, « Ochrona zabytków i muzealnictwo w województwie
szczecińskim i koszalińskim » (la Protection des monuments et les Musées dans la voïévodie
de Szczecin et de Koszalin) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 68-77, Vol. III,
1954
613
KRYŃSKI Henryk Edel, « Osiągnięcia gospodarcze i kulturalne województwa gdańskiego »
(les Réalisations économiques et culturelles de la voïévodie de Gdańsk) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 78-108, Vol. III, 1954
JANUSZKO Zbigniew, « Przeobrażenia i osiągnięcia gospodarczo-społeczne województwa
olsztyńskiego » (les Transformations et les réalisations socioéconomiques de la voïévodie
d’Olsztyn) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 109-133, Vol. III, 1954
KĘPLICZ Klemens, « Imperializm zachodni i emigracja burżuazyjna polska wobec sprawy
granic zachodnich polski » (l’Impérialisme occidental et l’émigration bourgeoise polonaise
par rapport à la question des frontières occidentales de la Pologne) in Przegląd Zachodni, (la
Revue occidentale), p. 182-203, Vol. III, 1954
SERWAŃSKI Edward, « z Wydawnictw Ministerstwa obrony narodowej w dziesięciolecie
Polski ludowej » (des Éditions du Ministère de la Défense Nationale à l’occasion du dixième
anniversaire de la Pologne populaire) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 232-
239, Vol. III, 1954
PIERADZKA Krystyna, « Dorobek naszej historiografii w zakresie badań nad dziejami
Śląska » (les Réalisations de notre historiographie dans le domaine des recherches sur
l’histoire de la Silésie) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 287-338, Vol. III,
1954
ZAJCHOWSKA Stanisława, « Osiągnięcia nauki polskiej w zakresie badań nad Ziemią
Lubuską » (les Réalisations de la science polonaise dans le domaine des recherches sur la
Terre de Lubusz) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 339-353, Vol. III, 1954
KACZOROWSKI Wacław, ZAJCHOWKI Jan, « Osiągnięcia gospodarcze i kulturalne
terenów odzyskanych Górnego-Śląska » (les Réalisations économiques et culturelles des
terrains récupérés de la Haute-Silésie) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 354-
380, Vol. III, 1954
WRZOSEK Antoni, « Osiągnięcia gospodarcze i kulturalne województwa wrocławskiego »
(les Réalisations économiques et culturelles de la voïévodie de Wrocław) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 381-401, Vol. III, 1954
614
KRZYŻANIAK Zbigniew, « Osiągnięcia gospodarcze i kulturalne województwa
zielonogórskigeo » (les Réalisations économiques et culturelles de la voïévodie de Zielona
Góra) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 402-424, Vol. III, 1954
DZIEWULSKI Władysław, « Rozwój Dzierżoniowa do początków XIX wieku » (le
Développement de Dzierżoniów jusqu’au début du XIXème siècle) in Przegląd Zachodni, (la
Revue occidentale), p. 463-500, Vol. III, 1954
WILDER Jan Antoni, « Stosunek Gdańszczan do Prus w przeddzień kongresu wiedeńskiego »
(le Rapport des habitants de Gdańsk à la Prusse à la veille du Congrès de Vienne) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 501-518, Vol. III, 1954
BIEDRAWINA-SUKERTOWA Emilia, « dwa Dokumenty polskości mieszczan na Mazurach
w pierwszej połowie XIX wieku » (deux Documents de la polonité des bourgeois de Maurie
durant a première moitié du XIXe siècle) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale),
p. 575-577, Vol. III, 1954
PERTEK Jerzy, « Sesja pomorska polskiej akademii nauk w Gdańsku » (la Session
poméranienne de l’Académie des Sciences polonaise à Gdańsk) in Przegląd Zachodni, (la
Revue occidentale), p. 641-649, Vol. III, 1954
RYSZKA Franciszek, « Wystawa « X wieków Śląska » w Muzeum Śląskim we Wrocławiu »
(l’Exposition des « Dix siècles de la Silésie » au Musée Silésien de Wrocław) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 649-652, Vol. III, 1954
WIEWIÓRA Bolesław, « Granica na Odrze i Nysie Łużyckiej jako element stabilizacji
pokoju i bezpieczeństwa w Europie » (la Frontière sur l’Oder et la Neisse de Lusace, élément
de stabilisation de la paix et de la sécurité en Europe) in Przegląd Zachodni, (la Revue
occidentale), p. 1-40, Vol. I, 1955
LABUDA Gerard, « nowe Formy życia Serbów Łużyckich » (les nouvelles Formes de vie des
Serbes de Lusace) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 281-283, Vol. I, 1955
BORAS Zygmunt, « Polskość dwu ostatnich Piastów opolskich » (la Polonité des deux
derniers Piast de Silésie d’Opole) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 142-146,
Vol. II, 1955
615
WIEWIÓRA Bolesław, « Sprawa granicy polsko-niemieckiej w rokowaniach wielkich
mocarstw podczas II wojny światowej » (la Question de la frontière polono-allemande dans
les discussions entre grandes puissances pendant la Seconde Guerre Mondiale) in Przegląd
Zachodni, (la Revue occidentale), p. 301-310, Vol. II, 1955
KASPROWICZ Bolesław, « Straty gospodarcze Gdańska jako wynik jego izolowania od
Polski w latach międzywojennych » (les Pertes économiques de Gdańsk, résultats de son
isolation de la Pologne pendant la période de l’entre-deux-guerres) in Przegląd Zachodni, (la
Revue occidentale), p. 311-323, Vol. II, 1955
WIEWIÓRA Bolesław, « Podłoże powojennego układu terytorialnego Niemiec i Polski » (le
Soubassement de l’organisation territoriale de l’Allemagne et de la Pologne de l’après-guerre)
in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 1-16, 1956
BORATYŃSKI Stefan, « Karta Atlantycka a uchwały poczdamskie o granicy polsko-
niemieckiej » (la Charte de l’Atlantique et les accords de Potsdam à propos de la frontière
polono-allemande) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 17-27, 1956
KLAFKOWSKI Alfons, « Ustawa Nr 46 o likwidacji Prus z dnia 25 II 1947 » (la Loi sur la
suppression de la Prusse du 25 février 1947) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale),
p. 209-224, 1956
CIEŚLAK Tadeusz, « Próby rehabilitacji państwa pruskiego » (les Tentatives de
réhabilitation de l’Etat prussien) in Przegląd Zachodni, (la Revue occidentale), p. 321-323,
1956
II Analyse du corpus documentaire
A. Archives et fonds d’archives mobilisés
Les archives mobilisées pour réaliser ce travail sont avant tout des archives polonaises : de
nombreux fonds d’archives contenant des documents susceptibles de pouvoir répondre aux
questionnements de cette thèse existent en Pologne, faciles d’accès. Le fonds principal auquel
on s’est intéressé est celui de l’Archiwum Akt Nowych (AAN), en français les « Archives des
actes nouveaux », autrement dit les principales archives nationales polonaises situées à
Varsovie. Dans ces archives, ont été consultés avant tous les documents des ministères
616
concernés au premier chef par les territoires recouvrés : le ministère des Territoires recouvrés,
le ministère de l’Administration publique et, dans une moindre mesure, le ministère de
l’Information et de la Propagande1. Des documents de partis politiques comme le PZPR et le
PPR ont également été consultés. Enfin, nous avons réalisé des recherches dans divers fonds
d’archives secondaires pour notre problématique au sein de l’AAN. Il s’agit soit
d’administrations, comme le ministère des Travaux pour le Congrès du gouvernement
polonais en exil à Londres, le Bureau des réparations de guerre, la Délégation du
gouvernement pour les Affaires côtières à Gdańsk, le Comité pour les affaires extérieures des
territoires recouvrés2, soit de structures associatives, à colorations sociales, politiques,
culturelles ou mixtes, comme l’Association de l’amitié polono-tchécoslovaque, la section
polonaise du Comité des Slaves, le comité organisateur de l’Exposition sur les territoires
recouvrés à Wrocław en 1948, l’Union des colons militaires3. À Varsovie également, les
Archives du ministère des Affaires étrangères polonais, distinctes de l’AAN, ont été
consultées. Trois fonds ont été étudiés, celui du Département politique, qui regroupe les
documents sur les relations internationales de la Pologne entre 1945 et 1948, entre autres avec
les diverses zones d’occupation de l’Allemagne, celui du Département IV, aux documents
allant de 1949 à 1960 traitant des relations bilatérales entre la Pologne, la RDA, la RFA,
l’Autriche, avec notamment nombre de documents concernant les territoires recouvrés ; enfin,
nous nous sommes penchés plus particulièrement sur le fonds du Bureau des travaux pour le
Congrès4, la structure administrative et politique qui a pris la suite du ministère des Travaux
pour les Congrès.
En dehors de Varsovie, des recherches ont été menées dans certaines antennes régionales des
Archives nationales : les Archives étatiques de Poznań, les Archives étatiques de Szczecin, les
1 Respectivement en polonais : Ministerstwo Ziem Odzyskanych, Ministerstwo Administracji Publicznej et
Ministerstwo Informacji i Propagandy. On utilisera, pour citer des citations de documents issus de ces fonds, les
initiales polonaises, respectivement : MZO, MAP, MIP. 2 Respectivement en polonais : Ministerstwo Prac Kongresowych RP w Londynie (MPK), Biuro Odszkodowań
Wojennych (BOW), Delegacja Rządu dla spraw wybrzeża w Gdańsku (DRSW), Komitet dla sprawy
zagranicznych Ziem Odzyskanych (KSZZO). 3 Towarzystwo Przyjaźni Polsko-Czechosłowackiej (TPPC), Komitet Słowiański w Polsce (KS), Wystawa Ziem
Odzyskanych we Wrocławiu (WZO), Związek Osadników Wojskowych (ZOW). 4 Ces trois fonds de l’Archiwum Ministerstwa Spraw Zagranicznych (que l’on désignera sous le sigle de AMSZ)
ont successivement les numéros suivants, que l’on utilisera pour faire référence à eux lors des citations : le 6
pour le Département politique, le 10 pour le Département IV, le 18 pour le Bureau des Travaux pour les
Congrès. Ce dernier, en polonais Biuro Prac Kongresowych, sera désigné par ses initiales BPK.
617
Archives étatiques de Wrocław.5 De semblables prospections auraient pu être menées dans
toutes les sections régionales des archives nationales des territoires recouvrés, notamment à
Gdańsk, Katowice ou Olsztyn. Si ces trois archives ont été particulièrement choisies, c’est
non seulement pour un souci de faisabilité de la thèse : la masse de documents qui auraient été
collectés dans toutes les archives précédemment citées auraient été inutilisables vu leurs
quantités, mais également pour le caractère particulier de ces fonds. Les archives de Poznań
étaient particulièrement intéressantes ; comme la ville est la capitale intellectuelle de la
Pologne occidentale, concurrencée depuis relativement peu de temps par Wrocław, elle est le
foyer de la pensée occidentale polonaise. Ainsi, y ont été explorés les fonds de l’Union
occidentale polonaise6, principale association sociopolitique chargée de populariser la
thématique des territoires recouvrés. S’agissant de Wrocław et de Szczecin, outre le fait que
ce sont les capitales régionales des deux parties les plus conséquentes des territoires
recouvrés, la Basse-Silésie et la Poméranie occidentale, il nous a paru intéressant d’essayer
d’interroger les archives des régions qui ont eu le moins de liens avec la Pologne au cours des
siècles au prisme d’une de nos interrogations, la mise en place d’un argumentaire pour
justifier justement le rattachement peu évident de ces territoires à la Pologne. Dans les
Archives nationales de Szczecin, deux fonds ont retenu notre attention en particulier, celui de
l’Office de Voïévodie de Szczecin ainsi que celui du Présidium du Conseil national de
Voïévodie de Szczecin7, les deux structures administratives régionales de la Poméranie
occidentale, la première de 1945 à 1950, la seconde à partir de la réforme administrative de
1950. Dans les archives de Wrocław, nous nous sommes intéressés de même au fonds de
l’Office de Voïévodie de Wrocław8.
Outre les archives administratives, les archives des instituts impliqués dans la formulation de
l’argumentaire polonais concernant les territoires recouvrés ont également été consultées. Là
aussi, par impossibilité d’être exhaustif, des choix ont dû être faits pour mener les recherches.
De nombreux Instituts ont été créés pour étudier les territoires recouvrés : l’Institut baltique,
l’Institut mazure, l’Institut silésien et, le plus important de tous, l’Institut occidental de
5 Respectivement en polonais : Archiwum Państwowe w Poznaniu, Archiwum Państwowe w Szczecinie,
Archiwum Państwowe we Wrocławiu. Les sigles utilisés pour les références seront respectivement APP, APS,
APW. 6 Polski Związek Zachodni, pour faire références à des documents de ce fonds, on utilisera le sigle PZZ. 7 Urząd Wojewódzki Szczeciński et Prezydium Wojewódzkiej Rady Narodowej w Szczcinie, d’où les sigles
employés pour ces fonds: UWS et PWRNS. 8 Urząd Wojewódzki Wrocławski, d’où le sigle pour le désigner UWW.
618
Poznań. Notre choix s’est porté sur le dernier d’entre eux. Il a été motivé par l’importance de
la structure, et sa connaissance au-delà des frontières de la Pologne par rapport aux autres. En
outre, tant dans les problématiques de l’Institut occidental que d’un point de vue historique, ce
dernier englobe dans ses thèmes de recherches la plupart des thématiques des autres Instituts :
s’intéresser aux productions de cet Institut, c’est s’intéresser également aux autres. En outre, à
l’AAN de Varsovie, des documents d’autres instituts ont également été trouvés.
On s’également rendu à la Bibliothèque Jagellonne de Cracovie, la deuxième plus grande de
Pologne s’agissant du nombre d’ouvrages. Nous y avons consulté non seulement un certain
nombre d’ouvrages de la bibliographie, mais aussi un certain nombre de sources, que cela soit
des livres ou des articles de périodiques. Enfin, seules archives non polonaises, un détour a été
fait aux Archives du Ministère des Affaires étrangères français à La Courneuve, dans
lesquelles ont été consultées quelques unités d’archives concernant les territoires recouvrés.
Ainsi, de cette diversité des structures archivistiques consultées découle une grande diversité
des types de sources.
B. Typologie générale des documents
Les documents mobilisés se caractérisent par une grande diversité. Il s’agit premièrement de
documents de l’administration centrale, notamment des arrêtés et des circulaires émanant d’un
certain nombre de ministères, des rapports des différentes structures administratives des
territoires recouvrés, de l’échelon communal à l’échelon régional, en passant par l’échelon
cantonal.9 S’y trouve une correspondance fournie entre les divers échelons des
administrations, entre les ministères, entre des particuliers et ces précédentes entités, mais
aussi des documents scientifiques, notamment des expertises au sens large du terme, donc des
textes rédigés par des chercheurs en sciences sociales qui peuvent nous servir dans notre
travail. Deuxièmement, nous avons pris connaissance d’un certain nombre de documents
scientifiques, qu’il s’agisse d’articles publiés dans diverses revues traitant de la problématique
des territoires recouvrés, de bulletins internes aux divers Instituts, de brochures s’intéressant à
tels ou tels points particuliers, de rapports rédigés par des chercheurs à la demande d’une
administration, d’une association, ou directement du gouvernement. S’agissant de ce type de
sources, citons la revue la plus utilisée, la Revue occidentale10, le périodique scientifique de
9 Les powiat, que l’on choisira de traduire par districts. 10 Przegląd Zachodni.
619
l’Institut occidental, choisie pour les mêmes raisons que l’Institut occidental. Elle présente en
effet la plus grande représentativité du lien entre les instituts scientifiques mentionnés et la
question des territoires recouvrés. Nous nous sommes également appuyé, mais de manière
bien moindre, sur d’autres revues historiques voire géographiques généralistes, entre autres
les Annales historiques, la Revue historique, le Trimestriel historique, la Revue
géographique11 ainsi que sur les communiqués d’instituts scientifiques. Troisièmement, en
prolongement du type de document précédant, existent des sources scientifiques historiques
que constituent un ensemble d’ouvrages qui peuvent être des monographies régionales ou
thématiques concernant les territoires recouvrés. Quatrièmement, nous avons aussi disposé de
documents journalistiques, avec un certain nombre d’articles qui relatent les actualités des
territoires recouvrés, ou des coupures de presse étrangères prenant position sur cette
problématique. Il peut s’agir des grands quotidiens de la presse régionale ou nationale, mais
également de brochures ou de journaux plus modestes et plus spécialisés, notamment ceux des
associations sociopolitiques que nous présenterons par la suite. Cinquièmement, nous avons
trouvé également des documents de propagande, des affiches d’administrations locales ou des
brochures d’association sociopolitiques. Cela nous amène au dernier type et sixième type de
documents mobilisé, les documents politiques, notamment les rapports de certains partis
politiques, des discours de personnalités politiques nationales ou de responsables locaux, des
rapports sur la situation dans les territoires recouvrés. De ce corpus documentaire, les
documents les plus utilisés seront ceux de type scientifique et politique, l’objet du travail étant
justement de voir comment ces deux champs s’articulent. Avant de synthétiser les
problématiques et les approches abordées dans ce travail, présentons encore les structures de
production des sources employées.
C. Les structures de production des sources
Les structures de production des sources citées précédemment permettent d’avoir une idée
plus précise du type de sources employées, de la teneur et de la valeur des documents qui s’y
trouvent, et des périodes chronologiques qu’elles couvrent. Un premier ensemble est constitué
par les structures administratives et gouvernementales nationales : le ministère des Territoires
recouvrés, le ministère de l’Administration publique, le ministère de l’Information et de la
Propagande, la commission pour les Affaires extérieures des territoires recouvrés, le ministère
des Travaux pour le Congrès, le Bureau pour les travaux du Congrès. La plus importante de
ces structures est le ministère des Territoires recouvrés, institué par décret le 13 novembre
1945 ; dès son origine, il a été conçu comme un ministère temporaire, qui devait exister tant
que le gouvernement polonais considérerait que les territoires recouvrés, encore
insuffisamment intégrés au reste de la Pologne, nécessitaient d’un traitement spécifique : « Le
ministère des Territoires recouvrés a été mis en place pour une période de transition, tant que
des besoins extraordinaires l’exigeront. »12. Il est intéressant de s’attarder un instant sur cette
citation, qui d’emblée place, institutionnellement, les territoires recouvrés dans une position
exceptionnelle. En leur octroyant un ministère particulier, le gouvernement polonais reconnaît
d’une part l’importance de ces territoires recouvrés à ses yeux, d’autre part, leur situation
extraordinaire, nécessitant la formation d’un ministère. Il s’agit en effet pour ce ministère
d’intégrer le plus rapidement possible ces territoires étrangers jusqu’alors au reste de la
Pologne, dans un contexte de sortie de guerre où leur devenir n’est pas définitivement fixé. Le
ministère est ainsi chargé de mettre en œuvre la politique du fait accompli vis-à-vis de ces
anciennes régions allemandes. Structure temporaire, il est dissout le 21 janvier 1949, dans un
contexte de stalinisation accélérée de la Pologne où la question des territoires recouvrés est
considérée comme réglée pour l’équipe dirigeante de Bierut, et où elle est considérée comme
un des sujets favoris de la « tendance droitière-nationaliste » que les stalinistes croient déceler
dans le parti communiste. S’agissant de ce ministère, rajoutons encore que son ministre a été
Władysław Gomułka, ancien président du PPR, ce qui montre l’importance accordée aux
territoires recouvrés par le régime communiste polonais. La deuxième structure
gouvernementale importante qui concerne les territoires recouvrés est le Ministère de
l’Administration publique : c’est dans les faits ce ministère qui commence l’intégration des
territoires recouvrés à la Pologne, alors que les territoires recouvrés ne sont pas encore
entièrement conquis par les troupes soviétiques et qu’ils ne sont même pas érigés en
voïévodies polonaises. À partir de la résolution du 14 mars 1945 du Conseil des Ministres du
Gouvernement provisoire de la République polonaise13, qui fait passer ces territoires sous
administration polonaise, et jusqu’en novembre 1945, c’est le ministère de l’Administration
publique qui gère ces territoires, donc pendant la période la plus confuse et la plus cruciale
pour le devenir de ces territoires, d’où l’important rôle joué par ce ministère. Après la
dissolution du ministère des Territoires recouvrés, la gestion de ces derniers repasse dans les
12 AAN/MZO/50/p. 2. 13 Rząd Tymczasowy Rzeczypospolitej Polskiej. Nous utiliserons le sigle RTRP.
621
compétences du ministère de l’Administration publique. Ce dernier a été institué le 31
décembre 1944, en même temps que le RTRP, et a perduré jusqu’au 19 avril 1950, date à
laquelle dans le contexte de la refonte stalinienne des administrations polonaises, il a été
supprimé. Le ministère de l’Information et de la Propagande a également retenu notre
attention, pensant qu’il pouvait être concluant de se pencher sur ce fonds pour les recherches
sur l’argumentaire polonais concernant les territoires recouvrés. Quelques documents
intéressants ont été trouvés, mais en nombre relativement peu nombreux, qui émanent des
Offices de voïévodies pour la propagande et l’information14. Ce ministère a été créé le 31
décembre 1944, qui fonctionne jusqu’au 16 avril 1947, et ses fonctions transférées au
ministère de la Culture et des Arts. Autre structure liée aux territoires recouvrés, la
Commission pour les affaires extérieures des territoires recouvrés, aussi appelée le Comité
pour les affaires de propagande des territoires recouvrés, qui a existé du 28 septembre 1946 au
31 mai 1948. Son but était de populariser le point de vue polonais sur les territoires recouvrés
auprès des gouvernements étrangers, particulièrement les grands États occidentaux, dans un
contexte d’attente de la conférence de paix avec l’Allemagne au cours de laquelle devait se
régler définitivement la question de l’appartenance étatique de ces régions. Mis en place par
une résolution du Conseil des ministres de la République polonaise, il est d’abord subordonné
au ministère des Territoires recouvrés, puis au ministère des Affaires étrangères, plus
particulièrement au Bureau des Travaux pour les Congrès. Ces deux dernières structures sont
elles aussi engagées dans la promotion à l’étranger de la résolution polonaise de la question
des territoires recouvrés. Le ministère des Travaux pour le Congrès, structure du
gouvernement polonais en exil de Londres est intéressant pour avoir une approche
comparative du point de vue des Polonais de Londres et de celui des communistes polonais, a
existé quasiment depuis la défaite polonaise de septembre 1939. Entre octobre et décembre
1940 est organisé au sein du ministère des Affaires étrangères du gouvernement polonais en
exil à Angers un Bureau des buts de guerre qui peut être considéré comme l’embryon du futur
ministère des Travaux pour le Congrès. Avec le transfert des structures gouvernementales
polonaises en exil à Londres, ce Bureau devient informellement, en août 1940, le Bureau
politique, économique et juridique, changement qui n’est officialisé que par décret du
Président de la République du 9 août 1941. Le rattachement de ce bureau n’est pas très clair, il
semble qu’il ait été, conjointement et/ou alternativement, sous l’autorité du ministère des
14 Wojewodzki Urząd Informacji i Propagandy. Nous utiliserons, le cas échéant, le sigle WUIP.
622
Affaires étrangères et du ministère de la Justice. Le 6 juillet 1942, le Bureau est érigé par
décret du Président de la République en ministère des Travaux pour le Congrès, ce qui
témoigne ainsi de l’importance croissante des questions concernant la résolution de la guerre
aux yeux des dirigeants polonais et d’une conscience du rapprochement de la fin de la guerre
et de la victoire finale. Ce ministère continue à fonctionner jusqu’à l’automne 1945, date à
laquelle il devient la Ve Section de l’Interim Treasury Committee for Polish Questions. Il est
définitivement supprimé le 10 août 1948, et ses compétences transférées au ministère des
Affaires étrangères du gouvernement en exil. Les documents que recèlent ses fonds sont
intéressants, datent pour la plupart de la période de la guerre, et permettent ainsi de redonner
une perspective historique à la problématique étudiée. La structure qui prend le relai en
Pologne même dans le gouvernement dominé par les communistes est le Bureau des Travaux
pour le Congrès. Il est institué le 2 mai 1945, subordonné au ministère des Affaires
étrangères, et existe jusqu’au 15 mars 1948, date à laquelle il est supprimé et ses compétences
transférées au ministère des Affaires étrangères. Ses compétences sont similaires à celles du
ministère des Travaux pour le Congrès.
Le deuxième type de structures de production des sources qui nous intéressent sont les
administrations régionales : non plus les ministères et autres organes gouvernementaux de
Varsovie, mais les Offices de Voïévodie de Szczecin et de Wrocław. Ces administrations
régionales ont été créées par la Résolution du Conseil des ministres du RTRP du 14 mars
1945, qui divise les territoires, officiellement encore allemands, mais situés à l'est de l’Oder et
de la Neisse de Lusace, en districts régionaux provisoires. C’est alors que la Poméranie
occidentale (la future Voïévodie de Szczecin) devient le district III, alors que la Basse-Silésie
(la future Voïévodie de Wrocław) devient le district II. Cette extension de la juridiction
polonaise sur des terres encore officiellement allemandes n’a pas de portée internationale, de
sorte que, jusqu’à la fin des hostilités, cet acte de droit reste encore très théorique, et ne peut
être réalisé. Ces districts sont dirigés par des plénipotentiaires du gouvernement de Varsovie,
qui, pendant longtemps, ne peuvent s’installer dans leurs nouvelles capitales régionales. Pour
la Basse-Silésie, après s’être installé à Trzebnica, puis Legnica, le Plénipotentiaire pour le
district II ne peut s’installer à Wrocław que dans la seconde moitié de mai. Pour Szczecin, la
situation est encore plus compliquée, puisque le Plénipotentiaire pour le district III, après
avoir eu son siège à Piła puis Koszalin, ne peut durablement prendre son poste à Szczecin
qu’au début de 1946, alors qu’entre temps cette dernière ville est repassée deux fois sous le
623
contrôle allemand. Par l’ordonnance du Conseil des ministres du 29 mai 1946, les territoires
recouvrés non encore organisés en voïévodie, dont les terres qui nous intéressent, sont érigés
en voïévodie. C’est ainsi que le 29 juin sont instituées entre autres les Voïévodies de Szczecin
et de Wrocław. Elles existent jusqu’à la loi du 20 mars 1950, qui réforme totalement
l’administration polonaise, ôtant de nombreux pouvoirs aux voïévodies et transformant ces
dernières en présidiums des Conseils nationaux de Voïévodie, administrations régionales
centralisées et communisées. Ainsi, les documents issus des Offices de Voïévodie s’étendent
de 1945 à 1950 ; pour Szczecin, nous disposons encore de certains documents du PWRNS
allant de 1950 à 1956. Ces sources sont intéressantes pour voir la manière dont étaient
appliquées ou non les directives émanant des administrations centrales de Varsovie.
Le plus célèbre et le plus notable des instituts scientifiques occidentaux est l’Institut
occidental, formellement constitué à Poznań dès 1944, dans les faits constitués officiellement
le 19 avril 1945. Son statut définit ses buts ainsi : « Le but de l’Institut est d’étudier la totalité
des relations que les pays slaves, et plus particulièrement la Pologne, entretiennent avec
l’Allemagne, leurs développements, ainsi que les terres appartenant à ces pays et les
populations habitant ces terres. »15. Si ce programme de recherche est défini en termes
scientifiques, et englobe potentiellement un grand nombre de problématiques, il n’en demeure
pas moins que, particulièrement durant les premières années de son existence, l’Institut a été
le faire-valoir scientifique d’une vision idéologique des territoires recouvrés et de l’histoire
des relations germano-polonaises, ce qui ne signifie pas pour autant et dans tous les cas que
les documents qui émanent de lui ne puissent pas être considérés comme des textes à valeur
scientifique. L’Institut occidental est précieux en cela qu’il est l’une des rares structures de
production des sources consultées qui a perduré pendant toute la période d’étude, et la seule
qui soit directement concernée par la question occidentale et qui a réussi à traverser la période
stalinienne. S’agissant des autres instituts, dans l’ordre chronologique de formation, nous
pouvons évoquer tout d’abord l’Institut baltique. C’est le plus ancien des Instituts dédiés à
l’étude des problématiques des territoires recouvrés, plus globalement de la question
occidentale. Créé en 1925 à Toruń, son siège a été transféré à Gdynia en 1937. Supprimé en
1939, il est refondé en 1945, cette fois-ci à Bydgoszcz. Du fait de la stalinisation de la
Pologne et de la méfiance du pouvoir stalinien polonais, il est officiellement rattaché en 1950
à l’Institut occidental ; dans les faits, comme souvent à cette période, ce rattachement est en
15 AAN/MZO/1474/p. 127.
624
fait une suppression masquée de l’institution. Il est réactivé en 1958 à Gdańsk. Dans ses
statuts de novembre 1946, la dimension politique de ses activités se dégage nettement, même
si officiellement c’est une structure scientifique. Ses buts sont ainsi définis : « L’Institut
baltique a pour but l’étude des problématiques maritimes, la Poméranie ainsi que les pays de
la Baltique, en prenant en compte plus particulièrement les besoins de la raison d’État
polonaise. »16 ; les documents qu’il génère peuvent être donc intéressants en ce qu’il entend
prouver l’appartenance de la Poméranie à la Pologne. Mieux, à travers la formulation de ses
buts, l’activité de l’Institut baltique a comme dessein implicite une révolution intellectuelle
concernant la vision même de la Pologne : faire d’un pays aux traditions maritimes très
restreintes un pays résolument tourné vers la mer. Le troisième des instituts indépendants des
structures universitaires et qui sont rattachés par leur domaine d’étude à la question
occidentale est l’Institut silésien. Constitué formellement en 1934, officiellement institué en
1935 à Katowice, il subit le même sort que les structures précédentes pendant la guerre.
Refondé en 1945, il est rattaché à l’Institut occidental en 1948 et donc de fait supprimé cette
année. Il réapparait en 1957, mais cette fois a pour siège Opole. Dans ses statuts se retrouve
l’ambiguïté entre ses activités, de nature scientifique, et l’utilisation ou l’interprétation
politique qui peut en être faite. Un rapport sur l’activité de l’Institut pour les années 1945 et
1946 ne cache d’ailleurs pas cette double nature, même s’il l’exprime plus implicitement que
dans le cas de l’Institut baltique : « L’Institut silésien a pour but : a) une activité scientifique
concernant les problématiques des terres et des affaires silésiennes, en prenant en compte
plus particulièrement les problématiques dictées par les nécessités de l’instant présent, »17.
La dernière partie de la phrase, si elle peut se comprendre comme une volonté de poursuivre
des recherches en lien avec l’évolution de l’actualité, peut aussi se comprendre, surtout dans
le contexte de l’après-guerre polonais, comme une subordination de la science aux intérêts
d’autorités politiques. Enfin, le dernier Institut qui s’intéresse aux questions des territoires
recouvrés est l’Institut mazure, fondé dans la clandestinité pendant la Seconde Guerre
Mondiale, il est institué officiellement en 1945 et supprimé en 1948 par son rattachement à
16 AAN/MZO/80/p. 2. 17 AAN/MZO/1477/p. 10.
625
l’Institut occidental. Diverses structures ont par la suite repris tout ou partie de ses
attributions, mais celles-ci sont postérieures à la période d’étude.18
Les associations sociopolitiques sont une autre catégorie de structures de production que nous
avons explorées dans la recherche de documents pour réaliser la thèse. Le terme
d’« association sociopolitique » peut se comprendre comme une structure qui s’appuie sur un
nombre important, voire massif, d’adhérents, et qui a pour fonction de relayer, populariser
auprès des populations un message plus ou moins politique, par le biais d’un ensemble
d’activités sociales, culturelles, voire scientifiques. Ce type de structures se retrouve souvent
dans la Pologne d’après-guerre. Concernant la question des territoires recouvrés, la Pologne
est dans une situation intéressante, car elle a possédé trois associations sociopolitiques dont le
but est justement de populariser la question occidentale auprès des populations polonaises non
familières de ces problématiques. La première est l’Union de défense des Confins
occidentaux19, fondée en 1921, elle est remplacée en 1934 par l’Union polonaise
occidentale20, qui existe jusqu’en 1939, puis est refondée en novembre 1944. Son statut
d’après-guerre est assez explicite quant à ses buts, et reflète l’esprit de l’époque : « Le PZZ est
une organisation sociale, s’appuyant sur des règles démocratiques, qui mobilise les efforts de
la société polonaise pour le développement généralisé des Terres occidentales polonaises et
maintient la vigilance de la nation polonaise à l’encontre du danger de la renaissance de
l’impérialisme allemand. »21. Cette union a donc un double but : défensif, protéger la polonité
des territoires recouvrés contre l’impérialisme allemand, réel ou imaginé, favoriser
l’appropriation matérielle et intellectuelle de ces terres par la nation polonaise, et
particulièrement par les nouveaux habitants polonais de ces terres. Dans la période de
suppression des institutions qui s’occupent des territoires recouvrés et qui sont suspectées de
nationalisme, l’UOP n’échappe pas à ce mouvement. Il est donc supprimé implicitement en
1950 par intégration forcée à la Ligue Maritime. Cette organisation s’intéresse partiellement à
certaines problématiques liées aux territoires recouvrés, même si très peu de documents qui en
sont issus peuvent être utilisés pour le présent travail. Comme l’UOP, la Ligue maritime22 est
18 Il s’agit notamment du Centre d’étude scientifique Wojciech Kętrzyński à Olsztyn (Ośrodek Badań
Naukowych im. Wojciecha Kętrzyńskiego w Olsztynie). Il publie les Komunikaty Mazursko-Warmińskie (les
Communiquées de Mazurie et de Varmie), souvent mobilisés dans la bibliographie. 19 Związek Obrony Kresów Zachodnich. 20 Polski Związek Zachodni. On utilisera le sigle UOP pour désigner les références aux sources. 21 APP/PZZ/578/p. 22. 22 Liga Morska. On utilisera le sigle LM.
626
une association née avant-guerre, d’orientation nettement nationale, voire nationaliste, ce qui
est particulièrement visible dans le cas de la LM : avant 1939, elle s’appelait Ligue maritime
et coloniale, et militait pour que la Pologne reçoive des colonies. Tout comme l’UOP, la LM
est refondée en octobre 1944, mais sans la mention de « colonie » et est socialisée, ce que l’on
peut voir dans ses buts affichés dans son statut : « La Ligue maritime est une organisation
sociale et démocratique de grande utilité publique, ayant pour but de diriger les masses les
plus élargies possibles de la société polonaise au travail à la mer et pour la mer. »23. La LM
est le pendant sociopolitique de l’Institut baltique. Elle intègre l’UOP, supprimé en 1950, et
est elle-même dissoute de fait par son intégration en 1953 à la Ligue des amis du soldat.
Néanmoins, une nouvelle association qui continue les activités de l’UOP est refondée en
1957 : l’Association pour le développement des territoires occidentaux. Si le but est toujours
d’agir pour favoriser l’intégration des territoires recouvrés, nous pouvons toutefois remarquer
que ce sont des principes sociaux et économiques que nationaux qui semblent la guider,
contrairement au PZZ. En outre, c’est la période pendant laquelle l’emploi de « territoires
recouvrés » disparaît presque entièrement pour être remplacé par le terme, plus neutre, de
« territoires occidentaux », et qui a l’avantage en outre d’indiquer que les territoires en
question ne sont plus recouvrés, mais pleinement intégrés à la nouvelle Pologne.
L’Association pour le développement des territoires occidentaux (ADTO) s’inscrit pleinement
dans ce mouvement idéologique. Ainsi, dans son projet de statut, son but est défini ainsi : « Le
but de l’ADTO est d’agir pour continuer le développement généralisé des terres occidentales
et septentrionales, appelés plus brièvement les terres occidentales. »24. Ces trois associations,
l’UDCO, l’UOP et l’ADTO sont donc intéressantes à étudier pour préciser les connaissances
sur la pensée occidentale polonaise et l’appropriation des territoires recouvrés par la société
polonaise. Les deux dernières ont été étudiées d’un point de vue idéologique, mais aussi du
point de vue de leur ancrage dans et de leur influence sur la société. S’agissant des
associations sociopolitiques, citons certaines associations dont les fonds ont été parcourus, et
qui pourront être mobilisées ponctuellement. Engagées aussi à des niveaux moindres dans
l’appropriation des territoires recouvrés, elles peuvent permettre de compléter le panorama
sociopolitique sur la question. Il s’agit notamment de l’Union des colons militaires (le ZOW),
association dont les origines remontent à l’entre-deux-guerres et qui, comme les autres
structures précédemment citées, a été refondée en 1945, cette fois-ci pour favoriser le
23 APS/UWS/1464/p. 5. 24 AAN/MZO/175/p. 2.
627
peuplement des territoires recouvrés, notamment les cantons frontaliers, par des soldats
démobilisés. Les fonds de l’Association pour l’amitié polono-tchécoslovaque (le TPPC) ont
également été consultés, pour pouvoir avoir une idée plus complète des relations polono-
thèques, notamment dans les premières années de l’après-guerre où des tensions frontalières
existent entre les deux pays, non seulement pour la Silésie de Cieszyn. Cette association a été
fondée en 1946 dans la perspective d’un resserrement des liens entre les pays slaves,
rapprochement subordonné aux intérêts soviétiques voulant avoir la plus grande cohérence
possible au sein du Bloc de l’Est en formation. Dans cette même veine, on s’est également
intéressé à un autre fonds, celui de la section polonaise du Comité des Slaves, instituée en
1945, qui œuvre officiellement pour le rapprochement de toutes les nations slaves ;
officieusement, il s’agit surtout de resserrer les liens entre chaque nation slave et l’URSS.
De fait, au vu du type de sources et de structures de production de ces dernières évoqué
auparavant, les plus utilisés sont plutôt des revues ou des périodiques scientifiques ou
politiques. Il en existe deux principalement, la Revue occidentale25, le périodique scientifique
de l’Institut occidental, et le Colon des territoires recouvrés26, journal de l’Union des colons
militaires.
25 Przegląd Zachodni. 26 Osadnik na Ziemiach Odzyskanych.
628
629
État des lieux historiographique
Les historiographies des pays présentant un point de vue externe sur la question, au
sens où ils n’ont jamais été en possession de ces territoires, seront d’abord traitées :
l’historiographie anglophone, puis l’historiographie française. Par la suite, l’historiographie
des deux pays intéressés en premier lieu par cette question sera évoquée : l’importante
historiographie allemande, avant de terminer par l’abondante historiographie polonaise.
I Historiographie anglophone
Au sein de l’historiographie anglophone, deux types d’ouvrages peuvent se distinguer:
les ouvrages et articles publiés en anglais par des chercheurs allemands et polonais, et les
publications des chercheurs anglo-saxons ou travaillant durablement dans les Universités
anglo-saxonnes. Concernant la première catégorie, les Allemands ont, plus tôt que les
Polonais, commencé à faire paraître des œuvres en anglais qui ne sont pas des traductions
d’œuvres écrites en allemand mais qui ont été directement écrites en anglais. Si leurs travaux
dans cette langue ne diffèrent guère d’un point de vue thématique de l’historiographie
paraissant en allemand, ils ont été longtemps plus accessibles que les travaux polonais
anglophones. Ils mettent l’accent sur le point de vue allemand de la question des territoires
recouvrés, c’est-à-dire principalement la question des réfugiés allemands, l’histoire régionale
des « anciennes provinces allemandes de l’Est » (en allemand ehemalige deutsche ostgebiete).
Les Polonais, s’ils ont commencé à faire paraître des œuvres en anglais à la même période, se
sont contentés dans un premier temps d’articles, souvent traduits d’articles en polonais, la
plupart provenant de la version anglaise du Przegląd Zachodni1 publié par l’Institut
occidental. Exposant le point de vue polonais sur les territoires recouvrés, ils ont été plus
longtemps influencés par l’idéologie que leurs équivalents allemands, la pensée occidentale
polonaise perdurant durant toute la période communiste alors que l’Ostforschung allemand
traditionnel a tendance à faiblir à partir des années 1960. Leurs œuvres anglophones suivent,
1 Polish Western Affairs pour la version anglaise du périodique.
630
comme c’est le cas pour les Allemands, la même tendance : une présence de moins en moins
importante de l’idéologie et l’apparition de nouvelles problématiques après 1989, quasiment
absentes dans les travaux anglophones pendant la période communiste. Un exemple pour
illustrer cette tendance : on passe d’un article de 1960 écrit assez explicitement pour défendre
le rattachement des territoires recouvrés à la Pologne contre le révisionnisme ouest-allemand,
« Polish Centres abroad in defense of the Western Territories in Poland »2 à des articles
évoquant des questions passées sous silence sous le régime communiste polonais : « the
Exodus of the Germans from the Odra and Lusatian Nysa territories »3. L’historiographie
anglo-saxonne s’intéresse spécifiquement à ce dernier type de problème.
Les études anglo-saxonnes sur les territoires recouvrés adoptent un point de vue élargi, qui est
celui de l’histoire des migrations forcées du XXe siècle européen. Il s’agit d’une histoire
socioculturelle qui traite du sujet de manière globale, s’intéressant aux transferts et aux
déportations de population affectant aussi bien les Allemands que les Polonais. Si des travaux
plus spécifiques apparaissent sur les migrations affectant la Pologne d’après-guerre, ils
s’intéressent plus souvent aux migrations allemandes que polonaises, et transposent un
modèle général, celui des purifications ethniques, au cas germano-polonais. Ainsi, parmi les
publications majeures, citons les travaux de Norman Nairmak4, de David T. Curp5, ou
d’Andrew Demshuk6. Ces publications étudient non seulement les processus d’expulsion des
Allemands des territoires recouvrés, faisant une histoire politique des territoires recouvrés en
examinant le rapport de l’État polonais aux Allemands des territoires recouvrés, mais traitent
aussi des questions plus proches de l’histoire sociale ou de l’histoire des mentalités, comme
2 DERLATKA Tadeusz, LUDWIKIEWICZ O., « Polish Centres abroad in defense of the Western Territories in
Poland » (les Centres polonaise à l’étranger défendant les Territoires Occidentaux en Pologne) in Polish Western
Affairs, Volume I, 2, IZ, Poznań, 1960. 3 WOJCIECHOWSKI Marian, « the Exodus of the Germans from the Odra and Lusatian Nysa territories »
(l’Exode des Allemands des territories de l’Oder et de la Neisse de Lusace) in Polish Western Affairs, Volume
XXXI, 1-2, IZ, Poznań, 1990. 4 NAIMARK Norman, Fires of hatred. Ethnic cleansing in Twentieth Century Europe (Feux de haine. Le
nettoyage ethnique dans l’Europe du XXe siècle), Harvard University Press, Cambridge, 2001.
5 CURP T. David, A clean Sweep ?: the politics of ethnic cleansing in western Poland, 1945-1960, (Un Coup de
balai propre?: les politiques de nettoyage ethnique en Pologne occidentale, 1945-1960), Boydell & Brewer,
2006. 6 DEMSHUK Andrew T., The Lost East : Silesian Expellees in West Germany and the Fantasy of Return, 1945-
1970, (L’Est perdu : les expulse silésiens en Allemagne de l’Ouest et la fantasme du retour), Thèse de doctorat.
University of Illinois, 2010.
DEMSHUK Andrew T. , The Lost German East: Forced Migration and the Politics of Memory, 1945-1970 (les
Terres allemandes orientales perdues: les migrations forcées et les politiques de mémoire 1945-1970),
l’adaptation des réfugiés allemands à leurs nouveaux lieux de vie, l’action sociopolitique de
ceux-ci au sein des associations de réfugiés, la politique mémorielle qui émanent de ces
dernières, voire de l’État allemand. Ils prennent de temps à autre position sur les méthodes de
réalisation des transferts de population, dans des tournures qui peuvent être parfois s’avérer
polémiques, du moins pour des chercheurs polonais. Le deuxième axe de recherches est celui
d’une histoire plus régionale des territoires recouvrés, qui étudie plus souvent l’histoire
allemande de certaines régions des territoires recouvrés que l’histoire régionale de ces
provinces au sein de la Pologne. Il s’agit d’études sur l’histoire contemporaine des régions
orientales de la Prusse pour mieux mettre en perspective la rupture de l’année 1945, véritable
année zéro pour ces territoires. Parmi les dernières tendances, on peut noter un intérêt pour
l’histoire de ces territoires immédiatement avant leur changement d’allégeance : un exemple
de ce type d’ouvrages est celui de Peter B. Clark7, ou encore l’étude de ce qu’il est advenu du
patrimoine allemand sur les territoires recouvrés. L’intéressant ouvrage de Michael Fleming8,
est important pour notre réflexion puisqu’il explore les liens entre communisme et
nationalisme dans l’immédiat après-guerre en Pologne communiste.
II Historiographies des pays au point de vue externe
A. Historiographie française
L’historiographie française sur les territoires recouvrés est, dans sa grande majorité, une
historiographie francophone. La plupart des articles, plus rarement des livres, sont en fait des
publications écrites en français par des auteurs étrangers, presque tous polonais, ou des
articles polonais traduits en français, provenant dans leur immense majorité de l’Institut
occidental de Poznań. D’où le paradoxe que l’historiographie française sur la question, au lieu
de se développer de plus en plus rapidement, tend à faire paraître de moins en moins souvent
de nouveaux travaux sur la question. En effet, avec le déclin de la connaissance du français
chez les chercheurs polonais, le nombre de parutions décroît au fil du temps, le relai n’étant
pas assuré par des chercheurs français qui s’intéresseraient spécifiquement à la question.
L’historiographie francophone est donc paradoxale sur la question : d’une part elle consiste en
un ensemble d’articles très nombreux, portant sur des points très précis de la problématique,
7 CLARCK Peter B., The Death of East Prussia, (La Mort de la Prusse Orientale), CreateSpace Independent
Publishing Platform, 2013. 8 FLEMING Michael, Communism, Nationalism and ethnicity in Poland, 1944-1950 (Communisme,
Nationalisme et ethnicité en Pologne, 1944-1950), Routledge, New-York/Londres, 2012.
632
mais qui datent pour l’essentiel des années 1960 à 1980 et qui, s’ils échappent aux analyses
idéologiques courantes pendant cette période de l’histoire polonaise, sont aujourd’hui assez
majoritairement dépassés. D’autre part, le reste est constitué de publications françaises sur la
question, récentes ou assez récentes, mais trop peu nombreuses et qui, très souvent, ne traitent
pas spécifiquement du sujet, mais d’une problématique englobant la thématique de ces
territoires, d’une manière encore plus large que l’historiographie anglo-saxonne. Quelques
ouvrages attirent toutefois l’attention : l’ouvrage général de Pierre Buhler9 sur l’histoire de la
Pologne communiste qui, s’il n’est pas écrit par un historien, émane d’un diplomate
connaisseur de la réalité polonaise, et qui semble être à ce jour l’ouvrage français le plus
complet sur l’histoire de la Pologne populaire. Il ne fait cependant qu’évoquer le problème
des territoires recouvrés. Un aperçu sur le long terme de l’histoire des populations frontalières
entre la Pologne et l’Allemagne existe, avec le travail de Thomas Serrier.10 Enfin, l’histoire
sociopolitique des transferts de population postérieurs à la Seconde Guerre Mondiale, mais
pour la façade orientale de la Pologne, a été réalisée par Catherine Goussef.11 Il peut servir de
point de comparaison avec la manière dont les transferts ont eu lieu sur la façade occidentale
de la Pologne.
Cet exposé n’est qu’un aperçu de la littérature historique sur la question : on pourrait sans
doute trouver un certain nombre d’articles portant sur tel ou tel point précis de la question
dans un certain nombre de revues scientifiques. À défaut de pouvoir le faire, nous nous
sommes concentrés sur les publications majeures : par une sélection variée d’articles, la
réalité de l’historiographie « externe » sur ces questions se dessine : une préférence nette pour
l’histoire socioculturelle, qui ne traite pas le sujet en lui-même l’inclut dans des
problématiques plus vastes, notamment celles des transferts de population ou de la mémoire
des populations, dans une optique plus portée sur l’histoire des mentalités. Les
historiographies allemandes et surtout polonaises, intègrent bien entendu ce point de vue mais
en le complétant et le dépassant.
9 BUHLER Pierre, Histoire de la Pologne communiste, Éditions Karthala, Paris, 1997. 10 SERRIER Thomas, Entre Allemagne et Pologne, Nations et identités frontalières, 1848-1914, Belin, Paris,
2002. 11 GOUSSEFF Catherine, Dépayser les peuples. L’histoire d’un échange de populations aux nouvelles frontières
polono-soviétiques (1944-1947), 2012.
633
III Historiographies des pays au point de vue interne
A. Historiographie allemande
Des deux historiographies ayant un point de vue interne de la question, l’historiographie
allemande est la plus ancienne, remontant à la fin du XIXe siècle et à l’époque du
Kulturkampf. Vu son importance, elle doit être évoquée, même s’il ne nous a été possible de
lire directement aucun travail en allemand, mais seulement les publications en anglais écrites
par des Allemands ou traitant de l’historiographie allemande. Un simple rappel historique de
l’historiographie allemande sera réalisé ici, en essayant de mettre en valeur ses dernières
orientations, d’autant qu’est ici étudié non pas le point de vue allemand sur la question, mais
le point de vue polonais. Il est toutefois naturellement intéressant de pouvoir esquisser dans
cette introduction une approche comparative de l’objet historique que constituent les
territoires recouvrés.
L’historiographie allemande sur la question des territoires recouvrés a été particulièrement
prolifique, et est communément connue sous le nom d’Ostforschung (littéralement les
« recherches orientales »). La pensée occidentale polonaise est le pendant polonais de cet
Ostforschung : il s’agit à la fois d’un programme de recherches en histoire et plus largement
en sciences sociales, donc un courant scientifique, et à la fois, jusqu’aux années 1960, d’un
courant politique porteur d’une certaine vision idéologique de l’histoire des ehemalige
deutsche Ostgebiete (les « anciens territoires allemands de l’Est ») et des relations germano-
polonaises. D’un point de vue institutionnel, ce courant de recherches possède un large réseau
d’institutions qui ont contribué à forger le savoir allemand sur l’Europe du Centre-Est, qu’elle
soit définie comme Osteuropa ou Mitteleuropa.
Traditionnellement, ce sont les Universités de l’Allemagne orientale12 qui ont été les
pionnières dans les recherches sur les anciens territoires allemands de l’Est : l’Université
Léopoldine de Breslau et l’Université Albertine de Königsberg. Deux des personnalités les
plus éminentes de l’Ostforschung sont liées à ces Universités, Hermann Aubin13 pour
12 Par commodité de langage, on utilisera le terme « Allemagne orientale » pour désigner les anciens territoires
allemands de l’Est, perdus en 1919 ou en 1945, par rapport à « Allemagne de l’Est », diminutif que l’on
réservera pour la République démocratique allemande. 13 (1885-1969). Né en Bohême, il devient l’un des principaux spécialistes de l’histoire de l’Allemagne orientale
et de ses populations allemandes. Lié à certaines organisations sociales nazies, il refonde l’Ostforschung après-
guerre en Allemagne de l’Ouest.
634
l’Université Léopoldine et Theodor Schieder14 pour l’Université Albertine. Ils représentent les
ambiguïtés de bon nombre d’historiens allemands concernant leurs rapports au régime
national-socialiste et l’idéologisation maximale de l’Ostforschung, notamment dans la période
de l’entre-deux-guerres et de la Seconde Guerre mondiale, sans atteindre toutefois le niveau
de collusion d’Albert Brackmann15. Suite au choc provoqué par le Traité de Versailles, le
milieu de l’Ostforschung se mobilise, poursuivant une double activité : l’une, plus
scientifique, qui génère de nombreuses œuvres et des débats animés avec les historiens
polonais concernant l’identité des régions frontalières de l’Allemagne et de la Pologne,
l’autre, plus spécifiquement politique, qui est un militantisme en faveur de la révision du
Traité de Versailles. Ces activités favorisent la multiplication des instituts dédiés à l’étude de
l’Allemagne orientale et plus largement de toute l’Europe du Centre-Est d’un point de vue
allemand. On peut ainsi citer la Commission historique pour la Silésie, fondée en 1921,
l’Osteuropa Institut de Breslau, la Commission historique pour la recherche régionale sur la
Prusse occidentale et orientale, mise en place en 1923. Toutes ces institutions sont très
actives, scientifiquement et politiquement, jusqu’aux derniers mois de la Seconde Guerre
Mondiale16, avant que l’arrivée des troupes de l’Armée rouge ne viennent démanteler
complètement mais temporairement le réseau institutionnel de l’Ostforschung.
Après la Seconde Guerre mondiale, l’Ostforschung poursuit à la fois les programmes de
recherches initiés avant-guerre, tandis que les nouvelles réalités d’après 1945 le forcent à se
réorienter partiellement, ce qui l’amène à évoquer de nouveaux phénomènes comme celui des
réfugiés. Ainsi, une sous-discipline de l’ethnologie se met en place : en 1951 est fondée une
Agence centrale pour l’ethnologie des expulsés. Son but est de collecter tous les témoignages
matériels ou spirituels de l’héritage des Allemands de l’Est : objets, littérature, folklore. Une
revue est notamment fondée, les Annales d’ethnologie des réfugiés, lancées à partir de 1955.
L’histoire régionale des territoires perdus se reconstitue plus longtemps, avec cette difficulté
14 (1908-1984). Un temps membre du parti nazi, il s’intéresse ponctuellement à l’histoire des territoires perdus
par l’Allemagne en 1945, notamment à l’histoire des réfugiés dans l’Allemagne d’après-guerre. 15 (1871-1952). Directeur des Archives prussiennes à Berlin, il collabore activement avec le régime nazi et met
l’Ostforschung au service de la politique expansionniste du Nazisme. 16 Il convient de noter cependant que le processus de démantèlement des institutions liées à l’Ostforschung est
commencé par le régime hitlérien lui-même. À la suite des pourparlers germano-soviétiques et du transfert des
Allemands des pays et régions annexés par l’URSS en 1939-1940, des instituts scientifiques comme le Herder-
Institut de Riga ou l’Institut de recherche en histoire locale de Tartu sont démantelés et leurs collections
dispersées.
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méthodologique, et non des moindres : étudier des régions sans y avoir accès et sans avoir
accès aux archives locales, en grande partie perdues ou restées sur place après 1945.
Malgré tout, le processus de reconstitution des institutions de l’Ostforschung débute.
L’Association allemande du savoir est-européen est refondée en 1949. Elle lance en 1951 la
revue Osteuropa. La Commission historique pour la recherche régionale sur la Prusse
occidentale et orientale reprend ses anciennes activités en 1950. En 1951 est refondée la
Commission historique pour la Silésie, ainsi que l’Institut Osteuropa, au sein de l’Université
libre de Berlin. À partir de 1954, y sont publiées les Recherches en histoire de l’Europe de
l’Est. En 1956 est refondée l’Association historique d’Ermland (la Varmie).
1945 n’a pas été entièrement une rupture s’agissant de certaines initiatives concernant ces
recherches, comme le montre le Groupe de travail de Göttingen (Göttinger Arbeitskreis),
lancé en 1946. Il regroupe quelques historiens, géographes, anthropologiques de l’ancienne
Université de Königsberg. Il profite du transfert à Göttingen des archives municipales sauvées
de Königsberg. Ce groupe continue les traditions de l’Ostforschung en publiant des articles
scientifiques sur l’histoire des territoires perdus. Sur demande des alliés et en vue d’une
réunion internationale (de la dernière chance avant la guerre froide) se tenant à Moscou en
avril 1947, le Groupe de travail prépare un rapport, le premier d’une longue série de
publications, la Signification et la nécessité de la Prusse orientale pour l’Allemagne17. Ce
rapport présente une argumentation semblable à celle qui était produite après le Traité de
Versailles de 1919. Le groupe de travail est subventionné par le gouvernement fédéral par la
suite. Le ministère des Affaires étrangères de Bonn lui faisait souvent des demandes d’études
et d’argumentaires pour étayer ses prétentions révisionnistes, notamment dans les années
1950.
À partir du début des années 1950, une floraison d’instituts consacrés aux thématiques plus ou
moins attenantes aux territoires perdus s’observe, comme l’Institut Johann Gottfried Herder, à
Marburg en 1950, l’Académie d’Allemagne du Nord à Lüneburg en 1951, l’Osteuropa
Institut de Munich en 1952, d’une manière moindre le Südost Institut situé dans la même ville.
Six chaires d’histoire de l’Europe de l’Est existent alors en Allemagne, ainsi que six instituts
spécialisés rattachés à certaines universités. En 1953, le parlement ouest-allemand donne un
caractère officiel à ce courant de recherches en décidant d’intégrer la question de l’Europe de
l’Est et du Sud-Est dans les programmes scolaires. Le symbole de la reconstitution des études
orientales est la reconstitution, en 1950, du Herder Institut, grâce notamment à l’historien
Hermann Aubin. Le Journal pour les recherches orientales est lancé en 1952 (Zeitschrift für
Ostforschung). Malgré les positions très slavophiles de son fondateur, et notamment sa
critique de la colonisation médiévale allemande, l’Institut fonctionne comme un institut
révisionniste18 informel. En son sein se reforme une multitude de Commissions historiques
pour chaque région des territoires perdus.
L’orientation des recherches allemandes concernant les territoires recouvrés, durant les années
1950 et une partie notable des années 1960, est dans une certaine mesure dans la lignée de
l’avant-guerre : des études scientifiques plus ou moins idéologisées, qui favorisent à la fois
une histoire régionale, la Volkskunde, un courant au confluent de l’histoire et de l’ethnologie
s’intéressant entre autres aux traditions populaires des réfugiés, d’autant plus important qu’au
fur et à mesure de l’intégration des réfugiés au sein de la société allemande, ces
particularismes locaux disparaissent. Le fil conducteur des recherches allemandes concernant
les territoires recouvrés est, depuis 1945, la question des réfugiés, traitée de manière de moins
en moins idéologique. Dans les années 1960, avec l’avènement d’une nouvelle génération de
chercheurs en Allemagne, la remise en cause des autorités morales de l’ancienne génération,
critiquée pour ses liaisons avec le nazisme, parallèlement au développement, à la fin de la
décennie, de l’Ostpolitik du Chancelier Brandt, l’Ostforschung se transforme profondément,
délaissant l’idéologie pour se consacrer uniquement au travail scientifique. On passe alors de
travaux qui sont presque des rapports officiels à destination du gouvernement de la RFA écrits
dans une optique révisionniste19 à des travaux traitant de la question non seulement d’un point
de vue non polémique et revendicatif, mais aussi avec un décentrement et une comparaison
avec les réfugiés polonais20.
18 Par commodité de langage, on utilisera le terme « révisionniste » pour signifier la contestation, allemande ou
autre, de l’appartenance des territoires recouvrés à la Pologne après la Seconde Guerre mondiale.
19 SCHIEDER Theodor (éd.), The Expulsion of the German Population from the Territories East of the Oder-
Neisse-line: A Selection and Translation from Dokumentation Der Vertreibung Der Deutschen Aus Ost-
Mitteleuropa, Band I.(L’Expulsion de la population allemande des territoires à l’est de la ligne Oder-Neisse:
une sélection et une traduction de la Dokumentation Der Vertreibung Der Deutschen Aus Ost-Mitteleuropa,
Band I) [Editorial Committee: A. Diestelkamp [and Others], Bonn, Federal Ministry for Expellees, Refugees
and War Victims, 1956. 20 THER Philipp, Deutsche und Polnische Vertriebene: Gesellschaft und Vertriebenenpolitik in SBZ/ddr und in
Polen 1945-1956 (les Réfugiés allemands et polonais: société et politique de réfugiés dans la Zone d’occupation
soviétique et en Pologne de 1945 à 1956), Vandenhoeck and Ruprecht, 1998.
637
Depuis les années 1970, l’Ostforschung poursuit ses recherches dans diverses directions.
Citons quelques travaux les plus représentatifs des recherches allemandes actuelles sur les
territoires recouvrés. Il convient tout d’abord de citer une initiative particulièrement originale
et qui montre le renouvellement profond des recherches allemandes sur les territoires
recouvrés : celui du groupe de recherche interdisciplinaire Germania slavica, fondé en 1976,
et qui étudie l’histoire des zones situées à l'est de l’Elbe et de la Saale21 en décentrant le
regard des chercheurs allemands, du seul point de vue allemand au point de vue slave. Il
étudie ainsi les transformations démographiques, sociales, culturelles et religieuses de ces
territoires non plus du point de vue du seul État germanique, mais aussi du point de vue des
populations qui ont vécu ces changements, et qui ont longtemps été majoritairement slaves.
Ce groupe s’est constitué autour de Wolfgang H. Fritze à l’Université libre de Berlin, qui
publie régulièrement des volumes de cette entité transnationale,22 dressant une histoire
régionale médiévale. Pour ce qui est des thématiques plus traditionnelles de l’historiographie
allemande, l’histoire socioculturelle des réfugiés tient toujours une place importante dans les
recherches allemandes, comme en témoignent les travaux d’Andreas Kossert23 ou de Manfred
Kittel24. Les études régionales ou locales sont monnaie courante, et sont un type de travail
particulièrement accessibles aux lecteurs non germanophones, puisqu’elles sont souvent
traduites ou écrites en anglais ou dans d’autres langues. Ces travaux sont souvent à la
confluence de la mémoire, de l’histoire locale, avec notamment une échelle d’observation
intéressante et originale, mise en place par les chercheurs allemands, celle des heimat, les
« petites patries ». Les travaux théoriques comme celui de Szejnmann et d’Umbach publié en
anglais,25 étudient le phénomène de l’identification territoriale des populations à travers une
approche multiscalaire. Les travaux sur l’histoire des anciennes régions allemandes sont
nombreux, comme en témoignent des monographies régionales26 ou encore des publications
21 Il s’agit de la frontière occidentale de la zone de peuple slave au Haut moyen-âge, appelée aussi parfois Limes
Sorabicus. 22 Citons la série des Germania slavica, publiée par Wolfgang Fritze à Berlin en six volumes entre 1980 et 1990. 23 KOSSERT Andreas, Kalte Heimat : Die geschichte der Deutschen Vertriebenen nach 1945 (La Patrie froide:
histoire des réfugiés allemands depuis 1945), Pantheon Verlag, 2009. 24 KITTEL Manfred, Deutschsprachige Minderheiten 1945: ein europäischer Vergleich (Les Minorités de
langue allemande en 1945: une comparaison européenne), Oldenbourg Wissenschaftsverlag, 2007. 25 SZEJNMANN Claus-Christian, UMBACH Maiken (éd.), Heimat, région and empire. Spatial identities under
National Socialism (Le Heimat, la région et l’Empire. Identités spatiales sous le National-Socialisme), Palgrave
MacMillan, Londres, 2012. 26 On peut citer celle de KOSSERT Andreas, Masuren, Ostpreussens vergessener Süden (La Mazurie, le Sud
oublié de la Prusse orientale), Siedler Verlag, 2001.
638
sur certaines villes ayant appartenu à l’Allemagne. Wrocław en est un exemple probant,
étudiée à de nombreuses reprises, que ce soit pendant la période spécifiquement allemande ou
pendant les autres périodes de son histoire27 ; le livre de Thum, en particulier, est intéressant
pour notre approche, puisqu’il traite des différents aspects de l’appropriation de la ville par
ses nouveaux habitants et autorités postérieures en 1945. Le champ d’étude se diversifie donc,
que ce soit par la réapparition d’anciennes thématiques étudiées sous des angles nouveaux,
notamment en ce qui concerne le champ de la stratégie, débarrassé des sous-entendus
idéologiques de la Guerre Froide28, celui des relations germano-polonaises, pacifiées29, ou par
l’apparition de nouveaux axes de recherches. Parmi ces derniers émerge l’histoire politique,
plus précisément l’histoire des idées, qui est longtemps restée dans l’ombre de l’histoire
socioculturelle ou qui a été traitée de manière idéologique. Non seulement l’Ostforschung
elle-même devient un champ de recherches30 depuis environ une trentaine d’années, mais
l’historiographie allemande se penche également sur l’histoire de la pensée occidentale
polonaise31. C’est donc dans cette tendance du retour du politique, qui profite du dégel
consécutif à la fin de la Guerre froide et notamment de l’ouverture de l’Europe aux anciens
pays communistes dans les années 2000 que se situe cette thèse. Il reste à retracer les grandes
étapes de l’historiographie polonaise, en profonde mutation depuis 1989.
B. Historiographie polonaise
L’historiographie polonaise concernant les territoires recouvrés est assez ancienne mais ne
remonte pas aussi loin que l’historiographie allemande, pour une raison pratique : l’absence
d’institutions scientifiques susceptibles de traiter ces questions jusqu’en 1919, du fait de la
27 DAVIES Norman, MOORHOUSE Roge, Die Blume Europas. Breslau, Wrocław, Vratislavia. Die Geschichte
einer mitteleuropäischen Stadt (La Fleur de l’Europe. Breslau, Wrocław, Vratislavia. Histoire d’une ville
centre-européenne), GmbH & Co, Munich 2002.
THUM Gregor, Obce miasto Wrocław. 1945 i potem (Wrocław, ville étrangère. 1945 et après), Via Nova,
Wrocław, 2004. 28 REHBEIN Klaus, Die westdeutsche Oder/Neisse-Debatte: Hintergründe, Prozess und Ende des Bonner Tabus
(Le débat ouest-allemand sur l’Oder-Neisse: Coulisses, déroulement et fin d’un tabou de Bonn), LIT Verlag,
Berlin-Hamburg-Münster, 2005. 29 GUTH Stefan, Geschichte als politik, der Deutsche-polnisch historikerdialog im 20. Jahrhundert (Histoire et
politique, le dialogue historique germano-polonais au XXe siècle), De Gruyter/Oldenburg, 2015. 30 En témoigne: UNGER Corinna R., Ostforschung in WestDeutschland. Die Erforschung des europäischen
Ostens und die Deutsche Forschungsgemeinschaft, 1945-1975 (L’Ostforschung en Allemagne de l’Ouest.
L’exploration de l’Est européen et les milieux de recherche allemands, 1945-1975), Franz Steiner Verlag
Wiesbaden GmbH, 2007. 31 BRIER Robert, Der polnische „Westgedanke“ nach dem Zweiten Weltkrieg 1944–1950 (La pensée
occidentale polonaise après la Seconde Guerre Mondiale 1944-1950), Digitale Osteuropa-Bibliothek:
non-existence de l’État et du désintérêt relatif manifesté pendant longtemps par les Polonais.
Elle est principalement née pendant l’entre-deux-guerres. L’historiographie de cette période, a
été l’objet du chapitre introductif32, tandis que ses développements pendant la Seconde Guerre
mondiale ont été vus dans le chapitre 133. De même, on laissera de côté l’historiographie
polonaise sur les territoires recouvrés de 1945 à 1956, cette historiographie étant précisément
notre objet d’étude. Sera rappelée ici l’évolution de la science historique polonaise sur cette
question depuis 1961. Le travail portant sur le point de vue polonais sur ces terres et la grande
majorité des ressources bibliographiques comme des sources étant en polonais, on
développera bien plus précisément l’historiographie polonaise sur la question.
1. 1961-1970 : le changement dans la continuité : une désidéologisation limitée
À la faveur de l’octobre 1956, les territoires recouvrés, qui étaient restés dans l’ombre au
moment de la stalinisation, réapparaissent sur le devant de la scène historiographique. Les
travaux publiés durant cette première période sont marqués par une nette idéologisation de
tout ce qui concerne les territoires recouvrés, établissant une sorte de pacte tacite passé entre
d’une part le pouvoir communiste et de l’autre les historiens et les autres chercheurs en
sciences sociales s’y intéressant. À travers leurs ouvrages, ils établissent le dogme
fondamental de la politique étrangère de la Pologne populaire : la polonité intrinsèque des
territoires recouvrés et l’inviolabilité des frontières issues de la Seconde Guerre Mondiale.
Dans ce contexte, bon nombre de chercheurs, souvent d’ailleurs convaincus par ce dogme
historiographique, essaient de concilier exactitude scientifique et présupposé politique. Cette
idéologisation de l’histoire en Pologne populaire s’exprime selon une double temporalité : une
tendance marquée à idéologiser l’histoire, à peu près constante jusqu’en 1970, puis
décroissant de manière progressive, et une tendance cyclique à la réapparition de l’objet
historique que constituent les territoires recouvrés, au moment des grands anniversaires du
rattachement de ces régions à la Pologne (1960, 1975 par exemple, etc..) ou à chaque fois que
la situation intérieure l’exige. Ainsi, lors de crises politiques intérieures, le pouvoir
communiste essaye de détourner l’attention de la population de ces problèmes en jouant la
carte fédératrice de la menace ouest-allemande et de la défense des territoires recouvrés contre
le révisionnisme de la RFA.
32 Cf chapitre introductif, II. 33 Cf. chapitre 1, IIB.
640
Cette situation de forte idéologisation caractérise la seconde partie des années 1950 et,
surtout, après la fin du dégel de Gomułka, les années 1960. Les titres de certains ouvrages
sont alors significatifs pour l’époque, comme certaines études sur l’histoire militaire
médiévale de la frontière occidentale34. Le tournant de la fin des années 1960 est favorable
aux commémorations de la mise en valeur des territoires recouvrés par la République de
Pologne, ce qui donne l’occasion à chaque fois de faire paraître les premiers ouvrages faisant
le bilan de l’action polonaise sur ces terres. Le bilan dressé accentue les points positifs et en
laisse dans l’ombre les faiblesses ou les échecs de l’aménagement du territoire communiste,
même si les premières années du pouvoir de Gomułka sont favorables à une plus grande
liberté d’expression et donc à une tolérance plus importante s’agissant des critiques de la
politique gouvernementale envers les territoires recouvrés. Une fois que la critique ne peut
plus porter sur l’époque stalinienne mais sur l’action de Gomułka, le degré d’objectivité des
travaux décroît. Ces travaux dressant le bilan sont légions, les plus intéressants s’inscrivant
dans la tendance de l’historiographie de l’époque, celle de l’histoire socio-économique35.
Néanmoins, le degré le plus important d’idéologie touche aux relations germano-polonaises,
unanimement présentées selon la doxa de l’époque comme celles d’une Pologne victime de
l’expansionnisme agressif essentialisé de l’Allemagne. Deux travaux de Gerard Labuda36
illustrent cette tendance, ce qui montre bien l’influence de l’idéologie sur les productions de la
34 MIŚKIEWICZ Benon, Studia nad obroną polskiej granicy zachodniej w okresie wczesnofeudalnym (Études
sur la défense de la frontière occidentale polonaise à l’époque des débuts du féodalisme), IZ, Poznań, 1961,
OLEJNIK Karol, Obrona polskiej granicy zachodniej. Okres rozbicia dzielnicowego i monarchii stanowej
(1138-1385), (la Défense de la frontière polonaise occidentale. La période de la partition en provinces et de la
monarchie d’états 1138-1385), IZ, Poznań, 1970. 35 Parmi ces « ouvrages bilan », on peut citer : GRUCHMAN Bohdan, ZIÓŁKOWSKI J. (réd), Problemy
rozwoju gospodarczego i demograficznego Ziem Zachodnich w latach 1945-1958, (Les Problèmes du
développement économique et démographique des Terres Occidentales dans les années 1945-1958), IZ, Poznań,
1960, KOSIŃSKI Leszek, Procesy ludnościowy na Ziemiach odzyskanych w latach 1945-1960 (Les Processus
démographiques sur les territoires recouvrés dans les années 1945-1960), Varsovie, 1963, KAWALEC
Wincenty, Rozwój gospodarczy Ziem Zachodnich w dwudziestoleciu Polski Ludowej i jego perspektywy (le
Développement économique des Terres Occidentales au moment du 20ème anniversaire de la Pologne Populaire
et ses perspectives), IZ, Poznań, 1964, MĘCLEWSKI Edmund, Ziemie Zachodnie i północne: historia,
osiągnięcia, perspektywy (Les Terres occidentales et septentrionales: histoire, réalisations, perspectives),
Wydawnictwo Ministerstwa Obrony Narodowej (Editions du Ministère de la Défense Nationale), Varsovie,
1970. On peut relever la différence de tournures entre le premier et le dernier livre cité, le premier favorisant une
approche critique tandis que le second, tant par son titre que par son éditeur, a tout d’un panégyrique à la gloire
des territoires recouvrés polonais. Cette différence retrace assez bien le mouvement de la décennie 1960. 36 LABUDA Gerard, Wschodnia ekspansja Niemiec w Europie środkowej : zbiór studiów nad tzw. niemieckim
"Drang nach Osten"(L’Expansion orientale allemande en Europe Centrale: recueil d’études sur le „Drang nach
Osten”), IZ, Poznań, 1963 et LABUDA Gerard, Geneza przysłowia : « Jak Świat światem, nie będzie Niemiec
Polakowi bratem” (Genèse du proverbe: „Tant que le monde durera l’Allemand et le Polonais ne seront pas
frères), Wydawnictwo Naukowe Uniwersytetu Adama Mickiewicza (Édition scientifique de l’Université Adam
Mickiewicz), Poznań, 1968.Cf. chapitre 4, IC pour sa biographie.
premières connaissent un regain d’activités à la fin des années 1970 et au début des années
1980, avec une série de travaux qui concernent le peuplement et la mise en valeur des
territoires recouvrés observés du point de vue de microrégions39. De même, les études de la
société particulière des territoires recouvrés sont toujours à l’ordre du jour, même si elles se
développent peut-être un peu moins intensément40. Les relations germano-polonaises et la
place centrale des territoires recouvrés sont toujours étudiées : si persistent sur cette
problématique des livres idéologiquement marqués41, paraissant notamment au moment des
commémorations du rattachement des territoires recouvrés à la Pologne, on remarque
l’accroissement significatif d’œuvres neutres et se concentrant seulement sur des objectifs
scientifiques42.
En parallèle se développent des thématiques peu ou pas évoquées s’agissant des territoires
recouvrés. En premier lieu, on peut citer des ouvrages traitant de la pensée polonaise
occidentale, donc de l’appropriation politique et intellectuelle des territoires recouvrés43. Ce
thème n’était pas officiellement tabou, mais du fait de l’importance des démocrates-nationaux
et plus largement du mouvement national et des nationalistes polonais, dans la constitution de
ce courant de pensée, il pouvait être délicat de soulever le sujet. Plus globalement, l’histoire
politique des territoires recouvrés commence à être étudiée, même si elle n’est pas tout le
39 Parmi elles, on peut citer : SERAFIN, Osadnictwo miejskie i wiejskie w wojewódtwie śląsko-dąbrowskim w
latach 1945-1948 (le Peuplement urbain et rural dans la voïévodie de Silésie/Dąbrowa dans les années 1945-
1948), Katowice, 1973, KOŚCIK Elżbieta, Osadnictwo wiejskie w południowych powiatach Dolnego Śląska w
latach 1945-1948 (Le Peuplement rural dans les cantons méridionaux de la Basse-Silésie dans les années 1945-
1948), Ossolineum/ PAN, Wrocław, Varsovie, 1982, CHUTKOWSKI Janusz (réd.), Osadnictwo na ziemiach
obecnego województwa legnickiego w latach 1945-1950: materiały przygotowane na sesję organizowaną
21.04.1989r. (Le Peuplement des terres de l’acutelle voïévodie de Legnica dans les années 1945-1950 :
matériaux préparés pour la session organisée le 21/04/1989), Wydawnictwo Towarzystwa Przyjaciół Nauk w
Legnicy (Éditions de l’Association des Amis des Sciences de Legnica), 1989. 40 DULCZEWSKI Zygmunt, Społeczeństwo Ziem Zachodnich : studium porównwcze wyników badań
socjologicznych w województwie zielonogórskim w latach 1958-1960 i 1968-1970 (La Société des Terres
Occidentales: étude comparative des résultats des enquêtes sociologiques dans la voïévodie de Zielona Góra
pendant les années 1958-1960 et 1968-1970), IZ, Poznań, 1971. 41 SNOCH Bogdan, Powrót do piastowskich granic (le Retour aux frontières des Piast), Varsovie, 1982,
OLEJNIK Karol, Obrona polskiej granicy zachodniej od końca XIV do schyłku XVIII wieku (La Défense de la
frontière occidentale polonaise de la fin du XIVe au tournant du XVIIIe siècle), Wydawnictwo Naukowe
Uniwersytetu Adama Mickiewicza (Édition scientifique de l’Université Adam Mickiewicz), Poznań, 1985. 42 KRASUSKI Jerzy, LABUDA Gerard, WALCZAK Antoni, Stosunki polsko-niemieckie w historiografii (Les
Relations polono-allemandes dans l’historiographie), IZ, Poznań, Tomes I, II, III, 1974/1984/1991. 43 KWILECKI Andrzej, Polska Myśl zachodnia w Poznaniu i Wielkopolsce (la Pensée occidentale polonaise à
Poznań et en Grande-Pologne), PWN (Editions scientifiques d’Etat), Poznań/ Varsovie, 1980, MROCZKO
Marian, Polska myśl zachodnia 1918-1939 : kształtowania i upowszechnianie (La Pensée polonaise occidentale
de 1918 à 1939: formation et propagation), IZ, Poznań, 1986.
643
temps faite de manière impartiale44. Enfin, des sujets qui pouvaient se révéler gênants pour le
gouvernement communiste, l’image de la Pologne, ou qui étaient niés ou marginalisés par les
autorités refont surface. Il s’agit par exemple la question de l’expulsion des populations
allemandes de Pologne, notamment des territoires recouvrés45, puisque ce fait venait
contredire l’image de bourreaux que la propagande étatique voulait donner aux Allemands, ou
la politique du gouvernement communiste46 envers les autochtones slaves des territoires
recouvrés, particulièrement dans les années d’après-guerre. Si ces questions avaient été
parfois évoquées, ce n’est pas avec l’impartialité scientifique de rigueur, mais plutôt dans une
démarche de justification. À partir de la seconde moitié des années 1980, en lien avec la
politique de glasnost’ menée par Gorbatchev en URSS, ces questions peuvent être étudiées
plus librement. À la toute fin de la période communiste, on remarque les prémices de
nouvelles approches concernant les populations dites des frontières, qui sont étudiées pour
elles-mêmes, et non plus comme preuves de la polonité des territoires recouvrés. Après avoir
été intensément étudiées de ce point de vue au début de l’ère communiste, puis après le long
silence les entourant au moment où elles choisissent en nombre de partir pour la RFA dans les
années 1960 et 1970, elles sont étudiées en tant que microsociétés dans des ouvrages
annonçant la période postérieure47. La transition démocratique, à partir de 1989, bouleverse
bien entendu l’histoire et les sciences sociales polonaises, et renouvelle en profondeur les
approches sur les territoires recouvrés.
3. 1989 à nos jours : un renouvellement total des approches
L’historiographie polonaise d’après 1989 se caractérise à la fois par un éclatement et un
foisonnement des thématiques de recherches. De nombreuses problématiques nouvelles
44 GAĆ Stanislaw, JADZIAK Emil (dir), Ludowe Wojsko Polskie w walce, służbie i pracy na ziemiach
zachodnich i północnych, 1945-1950, (l’Armée populaire polonaise au combat, au service et au travail sur les
terres occidentales et septentrionales, 1945-1950), Wydawnictwo Poznańskie, (Édition de Poznań), Poznań,
1983. 45 LIPPÓCZY Piotr, WALICHNOWSKI Tadeusz, Przesiedlenie ludności niemieckiej z Polski po II wojnie
światowej (Le Transfert de la population allemande hors de la Pologne après la Seconde Guerre mondiale à la
lumière des documents), PWN, Varsovie, 1982. 46 C’est le cas en particulier de la politique de vérification nationale, qui a froissé plus d’un autochtone, et qui est
étudiée dans l’ouvrage suivant :
MISZTAL Jan, Weryfikacja narodowościowa na Ziemiach Odzyskanych (La Vérification nationale sur les
Terres récupérées), Varsovie, 1990. 47 SAKSON Andrzej, Mazury, społeczność pogranicza, (les Mazures, une communauté des zones frontières), IZ,
sociologique), Wydawnictwo Towarzystwo Naukowe Organizacji i Kierownictwa (Éditions de l’Association
scientifique de l’organisation et de la direction), Rzeszów, 1990.
644
émergent, dont certaines trouvent leur origine dans la période communiste. Ainsi, l’une des
caractéristiques de l’historiographie polonaise récente sur les territoires recouvrés est sa
tentative de réaliser un bilan de l’intégration des territoires recouvrés à la Pologne avec un
regard plus neutre sur la question, puisque pour la première fois depuis 1945, cette question
peut être explorée dans toutes ses dimensions, abordant tant les échecs que les succès de la
politique d’intégration polonaise. Deux sortes de publications paraissent à ce propos : des
livres à l’échelle nationale48, et d’autres à l’échelle régionale49. Un autre courant de
recherches, ayant émergé de nouveau durant les années 1980, le problème des populations
autochtones, de plus en plus souvent appelées désormais les populations des régions
frontalières (en polonais ludność pogranicza), est très présent dans l’historiographie
polonaise. Dans le contexte d’une histoire socioculturelle, les historiens se penchent sur ces
populations en tant que groupes sociaux aux traits culturels spécifiques50, à leur degré
d’intégration au sein du reste des populations polonaises, ou en tant que destinataires de la
politique d’intégration/ d’assimilation des autorités communistes à leur égard51. Si le premier
type d’ouvrages pouvait à la rigueur paraître en Pologne, même s’il était de bon ton d’insister
48 RYBIŃSKI Raymund, Ziemie Zachodnie i Północne Polski w półwieczu 1945-1995 (les Terres Occidentales
et Septentrionales de la Pologne après un demi-siècle 1945-1995), Wydawnictwo Adam Marszałek, cop.
(Éditions Adam marszałek cop.), Toruń, 1997, SAKSON Andrzej (éd), Ziemie Odzyskane/ Ziemie Zachodnie i
Północne 1945-2005. 60 lat w granicach państwa polskiego (Les Territoires récupérés/ Les terres occidentales
et septentrionales, 1945-2005. 60 ans à l’intérieur des frontières de l’État polonais), Poznań, 2006. 49 Peuvent être cités,, pour leur exemplarité et leur systématisme, les ouvrages de Kazimierz Kozłowski sur la
Poméranie occidentale : KOZŁOWSKI Kazimierz (réd.), 50 lat Polski na Pomorzu Zachodnim : polityka-
społeczeństwo-kultura (Les Cinquante ans de la Pologne en Poméranie Occidentale : politique-société-culture),
Wydawnictwo Archiwum Państwowego „Dokument” (Éditions des Archives d’État „Document”), Szczecin,
1996, KOZŁOWSKI Kazimierz (réd), Pomorze Zachodnie w latach 1945-2005 : wybrane problemy polityczne,
administracyjne, demograficzne i ekonomiczne (la Poméranie Occidentale de 1945 à 2005 : problèmes
politiques, administratifs, démographiques et économiques choisis), Książnica Pomorska (la Librairie
Poméranienne), Sczczecin, 2005, KOZŁOWSKI Kazimierz, Pomorze Zachodnie w latach 1945-2010 :
społeczeństwo-władza-gospodarka-kultura (La Poméranie Occidentale dans les années 1945-2010 : société-
autorité-économie-culture), Wydawnictwo Naukowe Uniwersytetu Szczecińskiego (Éditions scientifiques de
l’Université de Szczecin), Szczecin, 2012. 50 STRAUCHOLD Grzegorz, Polska ludność rodzima ziem zachodnich i północnych: opinie nie tylko publiczne
lat 1944-1948 (la Population autochotne polonaise des terres occidentales et septentrionales: les opinions pas
seulement publiques des années 1944-1948), Ośrodek Badań Naukowych (Centre des Études Scientifiques),
Olsztyn, 1995. 51 ROMANOW Zenon., Polityka władz Polskich wobec ludności rodzimej Ziem Zachodnich i Północnych 1945-
1960: próba bilansu (La Politique des autorités polonaises envers la population autochtone des Terres
occidentales et septentrionales dans les années 1945-1960), Słupsk, 1995, HEJGER Maciej, Polityka
narodowościowa władz polskich w województwie gdańskim w latach 1945-1947 (la Politique des nationalités
des autorités polonaises dans la voïévodie de Gdańsk dans les années 1945-1947), Wydawnictwo Wyższej
Szkoły Pedagogicznej w Słupsku (Éditions de l’École Supérieure de Pédagogie de Słupsk), Słupsk, 1998,
BYKOWSKA Sylwia, Rehabilitacja i weryfikacja narodowościowa ludności polskiej w województwie gdańskim
po II wojnie światowej, (la Réhabilitation et la vérification de la population polonaise dans la voïévodie de
Gdańsk après la 2ème Guerre Mondiale), Instytut Kaszubski (Institut Cachoube), 2012.
plutôt sur ce qui unissait ces populations aux autres Polonais que sur ce qui les en
différenciait, le second type d’ouvrage, qui aurait clairement critiqué la politique d’intégration
communiste, n’aurait jamais pu paraître du temps du communisme en Pologne. Surtout, des
études sont menées concernant leur identité52, mettant à jour les complexités de
l’identification de ces populations au niveau national, alors qu’à l’époque communiste ces
populations étaient considérées comme faire-valoir de la polonité des territoires recouvrés
sans pour autant, souvent, être traitées comme des citoyens polonais normaux par les
autorités.
Le regard sur les relations germano-polonaises, et notamment en ce qui concerne la
problématique des territoires recouvrés, a été complètement bouleversé depuis la chute du
communisme. Tout un ensemble de questionnements, jamais ou partialement posés sous la
période communiste, a pu être envisagé. Les recherches sur les expulsions des populations
allemandes53 se poursuivent et s’intensifient, souvent par une approche comparative entre les
expulsions des Polonais des confins orientaux et celles concernant les Allemands des
territoires recouvrés, ce qui aurait été inimaginable à l’époque du régime communiste
polonais. Des travaux, notamment ceux de Bernadetta Nitschke, s’interrogent sur la nature de
ces transferts de population. À ces problématiques plus anciennes s’ajoutent celles, plus
52 De nombreux ouvrages pourraient être cités, mais à titre d’exemples sont particulièrement significatifs la série
d’ouvrages d’Andrzej Sakson concernant l’identité des Varmiens et des Mazures : SAKSON Andrzej, Pomiędzy
polskością i niemieckością - czy istnieją jeszcze Mazurzy i Warmiacy ? (Entre polonité et germanité- les Mazures
et les Warmiens existent-ils encore?), PAN, 1997, SAKSON Andrzej, Ślązacy, Kaszubi, Mazurzy i Warmiacy :
między polskością a niemieckością : praca zbiorowa (Les Silésiens, les Cachoubes, les Mazures et les Warmiens,
oeuvre collective), IZ, Poznań, 2008. D’autres populations sont aussi étudiées. Il en est ainsi des Slovinces :
FILIP Mariusz, od Kaszubów do Niemców. Tożsamość Słowińców z perspektywy antropologii historii (De
Cachoubes à Allemands. L’Identité des Slovinces de la perspective de l’anthropologie historique),
Wydawnictwo Nauka i Innowacje (Édition Science et innovation), Poznań, 2012. 53 ORŁOWSKI Hubert, SAKSON Andrzej (réd), Utracona ojczyzna : przymusowe wysiedlenia, deportacje i
przesiedlenia jako wspólne doświadczenie : praca zbiorowa (La Patrie perdue: expulsions forcées, déportations
et transferts comme une expérience commune, (œuvre collective)), IZ, Poznań, 1996, NITSCHKE Bernadetta,
Wysiedlenie ludności niemieckiej z Polski w latach 1945-1949, (L’Expulsion de la population allemande de
Pologne dans les années 1945-1949), Wydawnictwo Wyższej Szkoły Pedagogicznej (Éditions de l’Ecole
Supérieure de la Pédagogie), Zielona Góra, 1999, OCIEPKA Beata, Niemieccy wypędzeni - wróg czy
sprzymierzeniec?( les Allemands déplacés- ennemis ou alliés ?), Fundacja Centrum Stosunków
Międzynarodowych (la Fondation du Centre des Relations Internationales), 1999, NITSCHKE Bernadetta,
Wysiedlenie czy wypędzenie? : ludność niemiecka w Polsce w latach 1945-1949 (Transfert ou expulsion ?: la
population allemande en Pologne dans les années 1945-1949), A. Marszałek Cop, 2001.
JANKOWIAK Stanisław, Wysiedlenie i emigracja ludności niemieckiej w polityce władz polskich w latach
1945-1970 (L’Expulsion et l’émigration de la population allemande dans la politique des autorités polonaises
dans les années 1945-1970), Instytut Pamięci Narodowej (Institut du Souvenir National), Varsovie, 2005.
inédites, comme celles du devenir des Allemands restés en Pologne54 après les transferts et,
plus généralement, la politique de l’État communiste polonais55 envers les populations
allemandes, qu’elles soient destinées au transfert ou à rester en Pologne. Officiellement, aux
yeux des élites politiques de la Pologne communiste, le problème allemand avait été réglé
entre 1945 et 1949, et le nombre d’Allemands restés en Pologne, tenu pour négligeable alors
qu’il a été, souvent, sous-estimé. Dernier courant au sein de ces recherches sur l’histoire des
relations germano-polonaises en général et de la minorité allemande en particulier, le passé
allemand des territoires recouvrés est réhabilité56. Alors que pendant la période communiste le
patrimoine allemand était nié, voire détruit, surtout au début du régime, il est de nouveau
évoqué, étudié, de sorte à ce que les habitants des territoires recouvrés puissent se
l’approprier, et ainsi combler le vide dans leur identité régionale. Ce courant
historiographique en amène un autre : la floraison de livres, d’études, d’articles, voire de
monographies régionales, consacrées à l’histoire d’une région particulière. Cette
problématique est contemporaine d’une réappropriation de leurs lieux de vie par les habitants
des territoires recouvrés, qu’ils redécouvrent littéralement. Comme l’histoire régionale de ces
territoires était avant tout allemande, elle n’était auparavant guère enseignée et étudiée, mais
était noyée dans un contexte national plus large, qui insistait sur les liens entre chaque région
des territoires recouvrés et la Pologne plus que sur l’histoire particulière de ces territoires.
Ces questionnements en amènent d’autres : à partir des années 1990, et notamment durant les
années 2000, un renouveau des études sociologiques et de la socio-histoire des territoires
recouvrés se fait jour, autour des problèmes de l’identité de leurs habitants, de l’appropriation
de ces terres par les Polonais qui n’en étaient pas originaires. Ces travaux sont menés à un
niveau à la fois national et local.57. Ces études concernent notamment les territoires ayant les
54 KOZŁOWSKI Kazimierz, Niemcy na Pomorzu Zachodnim w latach 1945-1950 (Les Allemands en Poméranie
Occidentale de 1945 à 1950), Wydawnictwo Naukowe Uniwersytetu Szczecińskiego (Éditions scientifiques de
l’Université de Szczecin), Szczecin, 2004. 55 Les ouvrages de Bernard Linek sont ici particulièrement intéressants : LINEK Bernard, "Odniemczanie"
województwa śląskiego w latach 1945-1950 (La « Dégermanisation » de la voïévodie silésienne dans les années
1945-1950), IS, 1997, LINEK Bernard, Polityka antyniemiecka na Górnym Śląsku w latach 1945-1950 (la
Politique antiallemande en Haute-Silésie dans les années 1945-1950), Opole, 2001. 56 MAZUR Zbigniew, Wokół niemieckiego dziedzictwa kulturowego na Ziemiach Zachodnich i Północnych,
(Autour de l’héritage culturel allemand sur les Terres Occidentales et Septentrionales), IZ, Poznań, 1997,
LEWANDOWSKA Izabela, Dziedzictwo ziem pruskich : dzieje i kultura Warmii i Mazur (l’Héritage des terres
prussiennes : histoire et culture de la Warmie et de la Mazurie), Pracownia Wydawnicza Elset (Atelier d’Édition
Elset), 2012. 57 OSĘKOWSKI Czesław, Społeczność Polski Zachodniej i Północnej w latach 1945-1956. Procesy integracji i
dezintegracji (La Société de la Pologne occidentale et septentrionale dans les années 1945-1956. Processus
dziedzictwo : tradycje dawnych i obecnych mieszkańców Dolnego Śląska (Un Difficile héritage : les traditions
des habitants anciens et contemporains de la Basse-Silésie), Wrocławskie Wydawnictwo Oświatowe (Edition
Culturelle de Wrocław), Wrocław, 2006, STRAUCHOLD Grzegorz, NOWOSIELSKA-SOBEL Joanna (réd),
Dolnoślązacy? : kształtowanie tożsamości mieszkańców Dolnego Śląska po II wojnie światowej (Les Bas-
Silésiens ?: l’émergence d’une identité chez les habitants de la Basse-Silésie après la 2ème Guerre Mondiale),
Wrocławskie Wydawnictwo Oświatowe (Edition Culturelle de Wrocław), Wrocław, 2007. 59 MROCZKO Marian, Ziemie dzielnicy pruskiej w polskich koncepcjach i działalności politycznej 1864-1939
(Les Terres de la partie prusienne dans les conceptions et les activités politiques polonaises de 1864 à 1939),
Gdańsk, 1994, MAZUR Zbigniew, CHONIAWKO Andrzej, Instytut Zachodni w dokumentach (l’Institut
Occidental au fil des documents), IZ, Poznań, 2006. 60 STRAUCHOLD Grzegorz, Myśl zachodnia i jej realizacja w Polsce ludowej w latach 1945-1957 (La Pensée
occidentale et sa réalisation dans la Pologne populaire dans les années 1945-1957), Toruń, 2003. 61 Particulièrement à travers ce livre important :