The Economy – L’Economie: Projet financé par INET, Sciences Po et Azim Premji University Traduction financée et réalisée par le Département d'Economie de Sciences Po, avec l’accord de CORE project. Le Département d’Economie de Sciences Po assume toute responsabilité dans la traduction (contactez Yann Algan). UNITÉ 2 PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE COMMENT NAÎT LE PROGRÈS TECHNOLOGIQUE ET COMMENT IL AMELIORE DE MANIÈRE DURABLE LES CONDITIONS DE VIE Cette Unité abordera les notions et faits suivants : Les modèles économiques permettent d’expliquer la Révolution industrielle et les raisons de son apparition en Grande-Bretagne. Les salaires, le coût des machines et tous les autres prix ont un impact sur les décisions économiques des acteurs. Dans une économie capitaliste, l’innovation récompense temporairement les innovateurs, ce qui incite à développer des technologies réduisant les coûts. Ces récompenses sont ensuite détruites par la compétition, à mesure que l’innovation se diffuse au sein de l’économie. La population, la productivité du travail et les niveaux de vie peuvent interagir et générer ainsi un cercle vicieux de stagnation économique. La révolution technologique permanente propre au capitalisme a permis à certains pays de réussir une transition vers une amélioration durable des conditions de vie.
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UNITÉ 2 PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION …Late Victorian Holocausts: El Nino Famines and the Making of the Third World. London: Verso Books. 4 |SciencesPo Coreecon Curriculum
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The Economy – L’Economie: Projet financé par INET, Sciences Po et Azim Premji University
Traduction financée et réalisée par le Département d'Economie de Sciences Po, avec l’accord de CORE project. Le Département d’Economie de Sciences Po assume toute responsabilité dans la traduction
(contactez Yann Algan).
UNITÉ 2
PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION
ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE
COMMENT NAÎT LE PROGRÈS TECHNOLOGIQUE ET COMMENT
IL AMELIORE DE MANIÈRE DURABLE LES CONDITIONS DE VIE
Cette Unité abordera les notions et faits suivants :
Les modèles économiques permettent d’expliquer la Révolution industrielle et les
raisons de son apparition en Grande-Bretagne.
Les salaires, le coût des machines et tous les autres prix ont un impact sur les
décisions économiques des acteurs.
Dans une économie capitaliste, l’innovation récompense temporairement les
innovateurs, ce qui incite à développer des technologies réduisant les coûts.
Ces récompenses sont ensuite détruites par la compétition, à mesure que
l’innovation se diffuse au sein de l’économie.
La population, la productivité du travail et les niveaux de vie peuvent interagir et
générer ainsi un cercle vicieux de stagnation économique.
La révolution technologique permanente propre au capitalisme a permis à certains
pays de réussir une transition vers une amélioration durable des conditions de vie.
2 SciencesPo Coreecon | Curriculum Open-access Resources in Economics
En 1845, une maladie nouvelle et mystérieuse apparut en Irlande. Elle faisait pourrir les
pieds de pomme de terre. Une fois l’infection visible, il était déjà trop tard. Ce qu’on
appellera plus tard le « mildiou » de la pomme de terre dévasta toutes les réserves
agricoles irlandaises jusqu’à la fin de la décennie. La famine gagna le pays. En tout, la
Grande Famine tua environ un million d’Irlandais, sur une population initiale de 8,5
millions d’habitants – un taux de mortalité équivalent à celui de l’Allemagne vaincue au
cours de la Seconde Guerre Mondiale.
La Grande Famine en Irlande déclencha une campagne internationale d’aide
humanitaire. Les communautés les plus diverses participèrent aux dons, des anciens
esclaves des Caraïbes, aux détenus de la prison Sing Sing à New-York, en passant par les
Bengalis, riches et pauvres, la tribu amérindienne des Chactas, et des figures de renom
telles que le sultan ottoman Abdülmecid et le pape Pie IX. A l’époque, tout comme
aujourd’hui, les gens ordinaires compatirent avec ceux qui souffraient et agirent en
conséquence.
Cependant, de nombreux économistes montrèrent bien moins de pitié. Nassau Senior,
un des économistes les plus réputés de son époque, s’opposa sans relâche à ce que le
gouvernement britannique fournisse de l’aide alimentaire, et un collègue horrifié de
l’Université d’Oxford rapporta qu’il déclarait « craindre que la famine de 1848 en
Irlande ne tue qu’un million de personnes tout au plus, ce qui serait tout à fait
insuffisant ».
La position de Senior est moralement repoussante. Pourtant, celle-ci n’était pas tant le
fruit de désirs génocidaires à l’encontre des Irlandais que de la doctrine économique la
plus influente de ce début du XIXe siècle, le malthusianisme. Cette théorie fut
développée par le pasteur anglais Thomas Robert Malthus, dans son Essai sur le
principe de population1 en 1798.
Selon Malthus, une augmentation durable du revenu par tête était impossible. En effet,
même si la technologie s’améliorait et accroissait la productivité du travail, à la
1 Une version en ligne gratuite est disponible en anglais: Malthus, Thomas R. 1798. ‘An Essay on the Principle of Population.’ Library of Economics and Liberty.
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 3
moindre hausse de leurs revenus, les individus auraient plus d’enfants. Dès lors, la
croissance de la population se maintiendrait, jusqu’à ce que les conditions de vie se
dégradent suffisamment pour stopper l’augmentation de la population. A l’époque on
admit largement cette théorie d’un cercle vicieux de la pauvreté de Malthus, qu’on
estimait inexorable2. Celui-ci permettait d’expliquer pourquoi les revenus fluctuaient
d’une année sur l’autre, ou d’un siècle à l’autre, sans augmentation durable. C’est ce
qui a eu lieu dans de nombreux pays pendant au moins 7 siècles avant que Malthus ne
développe sa théorie, comme nous l’avons vu dans le Graphique 1.1a de l’Unité 1.
Contrairement à Adam Smith, dont la Richesse des Nations est apparue seulement 22
ans plus tôt, le livre de Malthus n’offrait pas une vision optimiste du progrès
économique – du moins en ce qui concerne les agriculteurs ordinaires ou les
travailleurs. Même si les individus parvenaient à améliorer la technologie, à long terme,
la grande majorité d’entre eux était condamnée à tout juste survivre de leurs revenus
agricoles.
Mais du vivant même de Malthus, un changement considérable eut lieu, qui permit
bientôt à la Grande-Bretagne de sortir du cercle vicieux de croissance démographique
et de stagnation du revenu par tête qu’il avait décrit. Ce changement qui permit à la
Grande-Bretagne de sortir du piège ou de la « trappe » malthusienne, et au cours du
siècle suivant à de nombreux autres pays également, fut la révolution industrielle, c’est-
à-dire une remarquable succession d’inventions radicales qui permirent de produire
autant de biens avec moins de travail.
Dans le textile, les inventions les plus célèbres comprennent la filature (spinning),
traditionnellement effectuée par les femmes (connues sous le nom de fileuses - ou
spinsters en anglais, terme qui ne désignait pas encore péjorativement les femmes non
mariées et relativement âgées) et le tissage, traditionnellement effectué par les
hommes. En 1733, John Kay inventa la navette volante, qui augmenta
2 Des indices suggèrent que les administrateurs coloniaux de l’époque victorienne considéraient la famine comme une réponse de la nature à la croissance démographie trop forte. Mike Davis soutient que leurs attitudes furent à l’origine d’une disparition d’hommes massive, sans précédent et qui était évitable ; il l’a qualifiée de « génocide culturel ». Voir : Davis, Mike. 2001. Late Victorian Holocausts: El Nino Famines and the Making of the Third World. London: Verso Books.
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considérablement la productivité du tissage. Cela provoqua une augmentation de la
demande en fil, à tel point qu’il devint difficile pour les fileuses d’en produire des
quantités suffisantes avec la technologie de l’époque, le rouet. La machine à filer
(spinning jenny) de James Hargreaves, développée en 1764, constitua une réponse à ce
problème.
Le progrès technologique fut également remarquable dans d’autres domaines. La
machine à vapeur de James Watt, développée en même temps qu’Adam Smith publiait
La Richesse des Nations, est un exemple typique. Ces innovations furent
progressivement améliorées sur une longue période, et elles finirent par se généraliser
dans toute l’industrie : non seulement dans le secteur minier où la première machine à
vapeur actionnait des pompes à eau, mais aussi dans le textile et dans d’autres
secteurs manufacturiers, ainsi que dans les secteurs ferroviaire et maritime. Ces
innovations constituent des exemples de ce qu'on appelle une innovation d'usage
général ou une technologie, comme l’ordinateur – que nous étudierons plus en détail
dans l’Unité 20 - l’a été lors des dernières décennies.
Le charbon jouait un rôle central, et le sol de la Grande-Bretagne en recelait en
abondance. Avant la révolution industrielle, une grande partie de l'énergie utilisée dans
l'économie était en fait produite par les plantes comestibles, qui transforment la
lumière du soleil en nourriture pour les animaux et les hommes, ou par les arbres dont
le bois pouvait être brûlé ou transformé en charbon de bois. En optant pour la houille,
les hommes purent exploiter de vastes réserves de ce qui était, essentiellement, de
l’énergie solaire fossilisée. Cela leur permit d'accroître considérablement la production.
L’inconvénient en est que le passage aux combustibles fossiles a eu des répercussions
majeures sur l'environnement, comme nous l'avons vu dans l’Unité 1 et comme nous
développerons dans le Chapitre 18.
Ces inventions, concomitantes avec d’autres innovations développées lors de la
révolution industrielle, ont eu pour effet de briser la logique du cercle vicieux que
décrit Malthus. Les avancées technologiques ont augmenté la quantité qu’une
personne pouvait produire au cours d’une période de temps donnée, permettant aux
revenus d’augmenter même lorsque la population s’accroissait. Aussi longtemps que la
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 5
technologie continuait à s’améliorer à un rythme suffisant, elle permettait de surpasser
la croissance de la population qui suivait inexorablement la hausse des revenus. Le
niveau de vie pouvait alors croître. Bien plus tard, les individus opteraient pour des
familles plus petites, même lorsque leurs revenus leur permettaient de subvenir aux
besoins de grandes familles.
C’est ce qui eut lieu en Grande-Bretagne, et, plus tard, dans de nombreux endroits du
monde.
Illustration 2.1 Salaires réels au cours de 7 siècles : artisans (travailleurs qualifiés) à
Londres (1264-2001)
Source : Les méthodes utilisées pour obtenir ces chiffres sont détaillées dans : Allen, R. C. 2001. `The
Great Divergence in European Wages and Prices from the Middle Ages to the First World War’,
Explorations in Economic History 38 (4): 411-447
Le Graphique 2.1 montre un indice du salaire réel moyen3 d’un artisan de Londres
entre 1264 et 2001. On y remarque la longue période au cours de laquelle les
3 Le terme « réel » indique que le salaire monétaire (disons, 6 shillings par heure à l’époque) de chaque année a été ajusté pour tenir compte des changements de prix au cours du temps. Le résultat représente le pouvoir d’achat réel de l’argent gagné par les travailleurs. Le terme « indice » indique la valeur d’une mesure par rapport à sa valeur dans une autre année, dans le cas qui nous intéresse,
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conditions de vie, piégées dans la logique malthusienne, sont restées à un niveau
faible ; et l’amélioration considérable qui a eu lieu après 1830.
Pourquoi la machine à filer, la machine à vapeur et tout un ensemble d’autres
inventions ont-ils émergé et se sont-ils propagés dans l’industrie en Grande-Bretagne
et pas ailleurs ? Il s’agit d’une des questions les plus célèbres et les plus importantes de
l’histoire économique et les historiens continuent de débattre du sujet.
Dans cette unité, nous fournissons une explication des raisons pour lesquelles la
technologie s’est améliorée, pourquoi cela a d’abord eu lieu en Grande-Bretagne au
XVIIIe siècle, et pourquoi cela n’a pas eu lieu plus tôt et ailleurs. Nous expliquerons
également pourquoi il était si difficile de s’échapper de la longue partie plate de la
courbe en forme de crosse de hockey représentant les conditions de vie en Grande-
Bretagne et dans le monde entier au cours des deux derniers siècles. Pour cela, nous
construisons des modèles, c’est-à-dire des représentations simplifiées qui nous aident à
comprendre ce qui se passe en se concentrant sur ce qui est important. Les modèles
nous aideront à comprendre l’accélération sur la courbe en forme de crosse de hockey,
ainsi que le « manche », la partie plate qui l’a précédée.
2.1 LES MODÈLES ÉCONOMIQUES : COMMENT VOIR DAVANTAGE EN REGARDANT
MOINS DE CHOSES
Le fonctionnement de l’économie dépend des actions de millions d’individus, et des
effets que leurs décisions ont sur le comportement des autres. Il serait impossible de
comprendre l’économie en décrivant minutieusement chaque acte individuel et
comment ils interagissent avec les autres. Il nous faut prendre du recul et nous situer
dans une perspective générale. Pour cela, nous utilisons des modèles.
Créer un modèle efficace nécessite de distinguer les caractéristiques essentielles de l’année de référence est 1850 ; elle prend la valeur 100. Le choix de l’année de référence est arbitraire; le graphique de la série de données aurait la même forme si une autre année avait été sélectionnée. La série serait simplement plus haute ou plus basse dans le plan, mais elle garderait la même forme: celle d’une crosse de hockey.
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 7
l’économie – qui sont pertinentes pour répondre à notre question et qui doivent être
incorporées au modèle – et les détails sans importance, qui peuvent être ignorés.
Il existe de nombreuses formes de modèles – et vous avez déjà pu en voir trois dans les
Schémas 1.8, 1.9 et 1.18 de l’Unité 1. Par exemple, le Schéma 1.18 illustrait le fait que
les interactions économiques impliquent des flux de biens (par exemple lorsque vous
achetez une machine à laver), de services (l’achat de coupes de cheveux ou de tickets
de bus), et aussi d’individus – lorsque vous passez une journée à travailler pour un
employeur.
La Figure 1.18 est un modèle schématique, qui illustre les flux ayant lieu au sein de
l’économie, et entre l’économie et la biosphère. Le modèle n’est pas « réaliste » -
l’économie et la biosphère ne ressemblent en rien à cela –, mais il illustre néanmoins
les relations qui existent entre elles. Le fait que le modèle omette de nombreux détails
– le rendant, en ce sens, irréaliste – est une propriété du modèle, pas une anomalie.
Certains économistes ont utilisés des modèles physiques pour illustrer et explorer le
fonctionnement de l’économie. Pour sa thèse de doctorat de 1891 soutenue à
l’Université de Yale, Irving Fisher a conçu un instrument hydraulique (Graphique 2.2)
pour représenter les flux de l’économie. L’appareil était constitué de leviers
interconnectés et de citernes d’eau flottantes, et montrait comment les prix des biens
dépendent de la quantité produite de chaque bien, des revenus des consommateurs et
de la valeur qu’ils accordent à chaque bien. L’ensemble du système cessait de bouger
lorsque le niveau d’eau de chaque citerne devenait identique au niveau d’eau du
réservoir ambiant. La position d’un indicateur dans chaque citerne révélait alors le prix
du bien. Au cours du quart de siècle qui suivit, Fisher utilisa cette machine pour
enseigner à ses étudiants comment fonctionnaient les marchés.
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Illustration 2.2 Schéma du modèle hydraulique d’équilibre économique par Irving
Fisher
Source: Brainard, William C., and Herbert E. Scarf. 2005. ‘How to Compute Equilibrium Prices in 1891.’
American Journal of Economics and Sociology 64(1):57-83.
Comment les modèles sont utilisés en économie
L’étude de l’économie menée par Fisher illustre la façon dont les modèles sont utilisés.
1. Tout d’abord, il a construit un modèle pour capturer les éléments de l’économie
qu’ils pensaient importants pour la détermination des prix
2. Il a ensuite utilisé le modèle pour montrer comment les interactions entre les
éléments pouvaient générer un ensemble de prix stable
3. Finalement, il a réalisé des expériences avec ce modèle, pour découvrir les effets
d’un changement des conditions économiques : par exemple, si l’offre d’un des
biens augmente, quel est l’effet sur son prix ? Quel est l’effet sur le prix des
autres biens ?
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 9
Ne pensez pas qu’Irving Fisher était une sorte d’excentrique4 simplement parce que sa
thèse de doctorat représentait l’économie comme une grande cuve remplie d’eau. Il
est par la suite devenu l’un des économistes les plus réputés du XXe siècle, et ses
recherches ont fondé les théories modernes de l’emprunt et du prêt que nous
présentons dans l’Unité 11.
La machine de Fisher illustre un concept important en économie. Un équilibre est une
situation autoentretenue, c’est-à-dire où la quantité qui nous intéresse n’évolue pas, à
moins que ne soit introduite une force de changement extérieure qui modifie
fondamentalement les données. L’appareil hydraulique de Fisher représentait
l’équilibre, dans son modèle d’économie à marchés multiples et différents, via
l’égalisation des niveaux d’eau, représentant des prix constants.
Nous utiliserons le concept d’équilibre pour expliquer les prix dans les unités suivantes,
mais ici, nous montrons que dans le modèle malthusien, l’équilibre correspond à un
salaire égal au niveau de subsistance. En effet, tout comme les différences de niveaux
d’eau dans les différentes citernes de la machine de Fisher, toute déviation des salaires
par rapport au niveau de subsistance dans le modèle malthusien est autocorrectif : les
salaires reviennent au niveau de subsistance.
Remarquons qu’un équilibre signifie qu’un ou plusieurs éléments sont constants. Cela
ne signifie pas que rien ne change. Nous verrons également que le changement (par
exemple le taux de croissance du PIB par tête, ou le taux auquel les prix augmentent)
peut également être un équilibre aussi longtemps qu’il est auto-entretenu.
Bien qu’il soit improbable que vous ayez à construire vous-même un modèle
hydraulique, vous aurez à travailler avec de nombreux modèles, sur feuille ou sur
ordinateur, et parfois, à créer vos propres modèles de l’économie. Le processus
d’élaboration d’un modèle suit les étapes suivantes :
Effectuer une description simplifiée des conditions dans lesquelles les individus
4 Au contraire, son travail a été décrit par Paul Samuelson, lui-même l’un des plus grands économistes du XXe siècle, comme la plus « grande thèse de doctorat en économie jamais écrite ».
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agissent.
Décrire en termes simples les déterminants de leurs actions.
Déterminer l’impact des différentes actions possibles sur les autres individus.
Établir les résultats de ces actions. Il s’agit souvent d’un équilibre (où une
quantité au moins est constante).
Enfin, approfondir notre connaissance du modèle en étudiant les conséquences
lorsque les conditions initiales sont modifiées.
Les modèles économiques font tout autant appel à des équations mathématiques et à
des graphiques, qu’à l’utilisation des mots. Les mathématiques font partie du langage
de l’économie, et elles aident souvent à réaliser des énoncés précis et facilement
compréhensibles par d’autres. La plupart des connaissances de l’économie, cependant,
ne peuvent pas être exprimées à l’aide des mathématiques, mais nécessitent des
représentations verbales claires, utilisant les définitions usuelles des termes.
Nous utiliserons les mathématiques aussi bien que les mots pour décrire les modèles.
Nous les présenterons généralement sous la forme de graphiques, mais vous pourrez
également avoir accès à certaines des équations derrière les graphiques si vous le
souhaitez. Pour ce faire, consultez les suppléments Leibniz référencés dans le texte
Vous pouvez consulter les annexes Leibniz à cette fin (vous pouvez lire une
introduction ici).
LES MODÈLES
Quelles sont les caractéristiques d’un bon modèle ?
Il est clair : il aide à mieux comprendre quelque chose d'important.
Ses prédictions sont précises : elles sont cohérentes avec les preuves
empiriques.
Il améliore la communication : il nous aide à comprendre les points sur
lesquels nous sommes d'accord (et en désaccord).
Il est utile : nous pouvons l'utiliser pour améliorer le fonctionnement de
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 31
L’entrepreneur, avec ses innovations, est le déclencheur de la nouvelle phase
ascendante du cycle économique.
D’après Schumpeter, la destruction créatrice constitue le cœur du capitalisme : les
anciennes entreprises et technologies incapables de s’adapter sont mises de côtés par
les nouvelles, car elles ne peuvent pas soutenir la concurrence sur le marché en
vendant des biens à un prix qui couvre leur coût de production. La faillite des
entreprises non profitables libère du travail et des biens d’équipement, disponibles
pour être utilisés à travers de nouvelles combinaisons.
Ce processus décentralisé engendre une amélioration continue de la productivité, et
donc de la croissance : Schumpeter y voyait un cercle vertueux. Néanmoins, ce
processus prend du temps, puisque la destruction des anciennes entreprises et la
création de nouvelles se font lentement. La lenteur du processus est à l’origine de
phases d’accélération et de ralentissement de l’économie, dans le cadre du processus
de croissance de long terme et de développement. Les origines de la branche de la
pensée économique connue sous le nom d’économie évolutionniste (vous pouvez lire
des articles sur le sujet ici) remontent clairement aux travaux de Schumpeter, de même
que la plupart de la modélisation économique moderne portant sur l’entreprenariat et
l’innovation. Vous pouvez lire les idées et les opinions de Schumpeter de sa propre
main6, ainsi qu’un essai en ligne portant sur son travail par l’historien de la pensée
économique Robert Skidelsky7.
Schumpeter est né en Autriche-Hongrie, mais il a émigré vers les États-Unis après la
victoire électorale des Nazis en 1932, qui a conduit à la formation du Troisième Reich
en 1933. Il avait également fait l’expérience de la Première Guerre Mondiale et de la
Grande Dépression des années 1930 ; il est décédé alors qu’il rédigeait un essai intitulé
The March into Socialism, dans lequel il évoquait son inquiétude vis-à-vis du rôle
croissant du gouvernement dans l’économie et, par suite, de « la migration des affaires
économiques des individus de la sphère privée vers la sphère publique ».
6 Voir par exemple : Schumpeter, Joseph A. 1949. ‘Science and Ideology.’ American Economic Review 39: 345–59. Schumpeter, Joseph A. (1942) 2008. Capitalism, Socialism, and Democracy. New York, NY: Harper Perennial Modern Thought. Schumpeter, Joseph A. (1951) 2004. Ten Great Economists. London: Taylor & Francis. 7 Skidelsy, Robert. 2015. ‘Portrait: Joseph Schumpeter.’ Skidelskyr.com. Accessed June 2015.
38 SciencesPo Coreecon | Curriculum Open-access Resources in Economics
Illustration 2.11 Coût d’utilisation de différentes technologies pour produire 100
mètres de drap
Quand le prix relatif du travail est élevé, la technologie A, intensive en énergie, est
choisie. Quand le prix relatif du travail est bas, la technologie B, intensive en main
d’œuvre, est choisie. Des améliorations dans la technologie de fabrication des draps
sont réalisées – une nouvelle technologie appelée A’ est disponible. Cette technologie
utilise deux fois moins d’énergie par travailleur pour produire 100 m de drap. La
nouvelle technologie domine la technologie A. La technologie A’ est moins coûteuse
que A et B. Même avec un prix relatif du travail qui est bas, avec des courbes d’isocoût
dont la pente est similaire à celle de la droite HJ, la nouvelle technologie A’, peu
intensive en main d’œuvre et en énergie, sera choisie.
Remarquons également que la nouvelle technologie est bénéfique, même dans le cas
d’une économie dans laquelle les salaires sont bas et l’énergie est coûteuse. Malgré un
faible prix relatif du travail, la technologie A’ est moins coûteuse que la technologie B
intensive en travail : A’ est au-dessous de la droite d’isocoût HJ.
Un deuxième facteur permettant la diffusion des nouvelles technologies dans le monde
est la croissance des salaires et la baisse du coût de l’énergie (due, par exemples, à des
coûts de transports plus faibles, permettant aux pays d’importer de l’énergie de
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 39
l’étranger à faible coût). Ceci a rendu les droites d’isocoût plus pentues dans les pays
pauvres. Or, comme nous l’avons vu, une fois que la droite d’isocoût devient
suffisamment pentue, la technologie la plus intensive en énergie devient la méthode de
production la moins coûteuse.
Quoi qu’il en soit, les nouvelles technologies ont commencé à se diffuser8, et les
divergences en termes de technologie et de niveau de vie ont rapidement fait place à
une convergence – du moins entre les pays au sein desquels la révolution capitaliste
avait commencé.
Néanmoins, dans certains pays, on constate que certaines technologies qui avaient été
remplacées en Grande-Bretagne au cours de la révolution industrielle, sont toujours
utilisées. Le modèle prédit que le prix relatif du travail doit être très faible dans de
telles situations, ce qui rend la droite d’isocoût très plate. La technologie B pourrait
toujours être préférée sur le Graphique 2.11, même si la technologie A’ était
disponible, si la courbe d’isocoût était encore plus plate que HJ, de sorte qu’elle
passerait par B, tout en étant en-dessous de A’.
2.5 L’ÉCONOMIE MALTHUSIENNE : DÉCROISSANCE DE LA PRODUCTIVITÉ MOYENNE DU
TRAVAIL
Sur la base de ces éléments historiques, il apparaît que ce modèle fondé sur les prix
relatifs et les rentes d’innovation peut fournir une explication simple de la distribution
chronologique et géographique des débuts et du développement de la révolution
technologique permanente.
8 La spinning jenny en Grande-Bretagne, en France et en Inde : Allen, Robert C. 2009. ‘The Industrial Revolution in Miniature: The Spinning Jenny in Britain, France, and India.’ The Journal of Economic History 69 (04): 901–27. Sur la diffusion du progrès technologique à travers l’Europe, voir Landes, David S. 2003. The Unbound Prometheus: Technological Change and Industrial Development in Western Europe from 1750 to the Present. 1st ed. Cambridge: Cambridge University Press.
40 SciencesPo Coreecon | Curriculum Open-access Resources in Economics
Ceci explique en partie l’accélération sur la courbe en forme de crosse de hockey. Mais
l’explication de la longue partie plate, le manche de la crosse de hockey9, est toute
différente, et elle nécessite un autre modèle.
Malthus fournit un modèle de l’économie qui prédit un schéma de développement
compatible avec la longue partie plate de la courbe en forme de crosse de hockey
représentant le PIB par tête dans le Graphique 1.1 de l’Unité 1. Son modèle introduit
des concepts qui sont utilisés pour analyser de nombreux autres problèmes
économiques. L’un des concepts les plus importants en économie est celui du
rendement décroissant de la production moyenne d’un facteur de production.
Rendements moyens décroissants du travail
Pour comprendre ce que cela signifie, imaginons une société agraire qui ne produit
qu’un seul bien, de la nourriture. Postulons initialement que la production de
nourriture est un processus très simple –ne requiert que de la main-d’œuvre agricole
et des terres. En d’autres termes, nous ignorons que la production de nourriture
nécessite des pelles, des moissonneuses-batteuses, des poulaillers, des silos et d’autres
types de bâtiments et d’équipements.
Le travail et la terre (et les autres inputs que nous ignorons pour l’instant) sont appelés
des facteurs de production, ce qui signifie qu’ils sont des inputs dans le processus de
production. Dans le modèle construit pour représenter le changement de technologie,
les facteurs de production étaient l’énergie et le travail.
Pour simplifier, nous faisons une hypothèse ceteris paribus supplémentaire, en
supposant qu’il existe une quantité fixe de terre disponible, de qualité uniforme. 9 Gregory Clark, un historien de l’économie, soutient la thèse selon laquelle le monde était malthusien de la Préhistoire jusqu’au XVIIIe siècle. Voir Clark, Gregory. 2007. A Farewell to Alms: A Brief Economic History of the World. Princeton: Princeton University Press. James Lee et Wang Feng discutent des divergences entre le système démographique de la Chine et celui de l’Europe et questionne l’hypothèse malthusienne selon laquelle la pauvreté en Chine était due à la croissance démographique. Voir : Lee, James, and Wang Feng. 1999. ‘Malthusian Models and Chinese Realities: The Chinese Demographic System 1700-2000.’ Population and Development Review 25 (1): 33–65.
54 SciencesPo Coreecon | Curriculum Open-access Resources in Economics
Illustration 2.16 Peste noire, offre de travail, politique et salaires : une économie
malthusienne
Dans cette illustration, nous examinons l’économie malthusienne qui a existé en
Angleterre entre les années 1300 et 1600. La peste bubonique de 1348-1350 était
également appelée la peste noire. Elle a tué 1,5 million de personnes parmi la
population anglaise alors estimée à 4 millions de personnes, ce qui s’est traduit par une
chute spectaculaire de l’offre de travail. Cette baisse de la population a signifié un
bénéfice économique pour les fermiers et travailleurs qui ont survécu. Les fermiers
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 55
avaient à la fois plus de terres et des terres de meilleure qualité et les travailleurs
pouvaient demander des salaires plus élevés. Les revenus augmentaient à mesure que
la peste s’atténuait. En 1351, le roi Edouard III a tenté de limiter l’augmentation des
salaires par la loi, ce qui a contribué à une période de révoltes contre l’autorité,
notamment la révolte des paysans de 1381. Malgré l’intervention du roi, les revenus
ont continué à augmenter. Les salaires plus élevés ont permis à la population de se
rétablir au XVIe siècle, mais la loi de Malthus a opéré : comme la population
augmentait, les revenus ont baissé. En 1600, les salaires réels ont chuté au niveau qu’ils
connaissaient 300 ans auparavant. Notre modèle de l’économie malthusienne nous
aide à expliquer l’augmentation et la baisse des revenus entre 1300 et 1600 en
Angleterre.
Les liens de cause à effet du Graphique 2.16 combinent les deux points essentiels du
modèle malthusien et le rôle des événements politiques comme causes et
conséquences des changements dans l’économie.
En 1349 et en 1351, le roi d’Angleterre Edouard III fit adopter des lois visant à
restreindre la hausse des salaires. Dans ce cas, l’économie (la baisse de l’offre de
travail) l’a emporté sur la politique : les salaires ont continué à augmenter, et les
paysans ont commencé à exercer leur pouvoir accru lors d’une rébellion en 1381, en
demandant notamment plus de liberté et des impôts plus faibles.
La peste bubonique a causé la disparition d’un quart à un tiers de la population
européenne entre 1349 et 1351. Les salaires réels des ouvriers du bâtiment anglais ont
commencé à augmenter à l’époque de la peste bubonique, et ils avaient doublé au
milieu du XVe siècle. En Angleterre, la réduction du nombre de travailleurs a eu les
effets suivants :
Une hausse de la productivité moyenne : le principe de décroissance de la
productivité moyenne du travail agricole combiné à une baisse du nombre
d’agriculteurs ayant accès à une même terre.
Les agriculteurs qui possédaient leurs terres ont vu leur situation s’améliorer : ils
détenaient ce qu’ils produisaient. Les agriculteurs payant une rente fixe à un
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propriétaire terrien ont également vu leur situation s’améliorer.
Dans les villes, des salaires plus élevés ont été proposés : la hausse des revenus
des agriculteurs a compliqué la tâche des employeurs souhaitant attirer des
travailleurs venant des zones rurales.
Mais lorsque la population s’est rétablie au XVIe siècle, l’offre de travail a augmenté, ce
qui a fait diminuer les salaires. Sur la base de ces preuves empiriques, l’explication
malthusienne est cohérente avec l’histoire de l’Angleterre à cette époque.
DISCUSSION 2.7 : QU’AJOUTERIEZ-VOUS ?
Le schéma des causes et effets du Graphique 2.16 fait appel à de nombreuses
hypothèses de type ceteris paribus.
1. En quoi le modèle simplifie-t-il la réalité ?
2. Que met-on de côté ?
3. Tentez de tracer à nouveau le schéma en incluant d’autres facteurs qui vous
semblent importants.
DISCUSSION 2.8 : DÉFINIR LE PROGRÈS ÉCONOMIQUE
Les salaires réels ont également fortement augmenté dans les autres pays pour
lesquels nous avons des données10, tels que l'Espagne, l'Italie, l'Égypte, les Balkans et
Constantinople (aujourd'hui Istanbul).
« Les gens ordinaires … réclamaient les aliments les plus chers et les plus délicats …
tandis que les enfants et les femmes du peuple se paraient des vêtements les plus
précieux de personnages illustres maintenant décédés. "
– Matteo Villani, Florence, Italie (1363)
10 William McNeill, un historien, montre l’impact des maladies infectieuses sur les hommes au cours des siècles. Voir : McNeill, William. 1977. Plagues and Peoples. Doubleday: Garden City.
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 57
1. Villani, un résident de Florence, se plaignait de ce que les travailleurs demandent
des salaires trois fois plus élevés qu’auparavant. D’après vous, pourquoi cela
l’agaçait-il ?
2. Quels sont les avantages et les inconvénients de mesurer le progrès économique
grâce à la croissance des salaires réels plutôt que grâce à la croissance du PIB par
tête ?
3. Quels arguments pouvez-vous proposer en faveur de chacun des indicateurs, et
quels sont leurs inconvénients respectifs ?
4. Confrontez vos arguments à ceux de vos camarades. Êtes-vous d’accord ? S’il y a
désaccord entre vous, existe-t-il des faits qui pourraient le résoudre, et si oui,
quels sont-ils ? S’il n’y en a pas, pourquoi êtes-vous en désaccord ?
Nous nous sommes concentrés sur les agriculteurs et les travailleurs gagnant un salaire,
mais au sein de l’économie, tout le monde n’était pas pris dans une trappe
malthusienne. Avec l’augmentation de la population, la demande de nourriture a
également augmenté ; dès lors, la quantité limitée de terres pouvant être utilisée pour
produire de la nourriture devait prendre de la valeur. Dans un monde malthusien où la
population augmente, la croissance de la population doit mener à une amélioration de
la position économique relative des propriétaires terriens.
C’est ce qui s’est passé en Angleterre : le graphique indique que les salaires réels n’ont
pas augmenté à très long terme (ils n’étaient pas plus élevés en 1800 qu’en 1450).
L’écart entre les propriétaires terriens et les travailleurs s’est alors creusé. Aux XVIIe et
XVIIIe siècles, les salaires des travailleurs anglais non qualifiés relativement aux revenus
des propriétaires terriens, ne correspondaient qu’à un cinquième de ce qu’ils étaient au
XVIe siècle.
Pourtant, alors que les salaires étaient bas relativement aux rentes des propriétaires
terriens, ce n’est pas cette comparaison qui explique de manière décisive comment la
Grande-Bretagne a échappé à la trappe malthusienne. Le point-clé de ce processus est
que les salaires sont restés élevés comparativement au prix du charbon (Graphique 2.8)
58 SciencesPo Coreecon | Curriculum Open-access Resources in Economics
et qu’ils ont même augmenté relativement au coût d’utilisation des biens
d’équipement (Graphique 2.9), comme nous l’avons vu précédemment.
2.8 SORTIR DE LA STAGNATION MALTHUSIENNE
Nassau Senior, l’économiste qui se plaignait du fait que le nombre de victimes de la
famine irlandaise était tout à fait insuffisant, ne semblait pas manifester une grande
compassion. Cependant, Malthus et lui n’avaient pas tort lorsqu’ils pensaient que la
combinaison d’une croissance de la population en réponse à la hausse des revenus, et
d’une décroissance de la productivité moyenne du travail sur une quantité fixe de
terres, créerait un cercle vicieux de stagnation économique et de pauvreté. Les
graphiques en forme de crosse de hockey représentant le niveau de vie montrent
toutefois qu’ils ont eu tort de penser que cela ne pourrait jamais changer.
Nous devrions réviser la loi de Malthus. Une économie s’expose au risque de trappe
malthusienne si elle satisfaisait non pas deux, mais trois conditions :
Rendements décroissants (décroissance de la productivité moyenne) du travail.
Croissance de la population suite à une augmentation des salaires.
Absence d’amélioration permanente de la technologie, d’ampleur suffisante pour
compenser les rendements décroissants du travail.
Il s’avère que la révolution technologique permanente signifie que le modèle
malthusien n’est plus une description raisonnable du monde. Le niveau de vie moyen a
augmenté de manière rapide et durable après la révolution capitaliste.
Le Graphique 2.17 représente le salaire réel et la population entre les années 1280 et
1860. Comme nous l’avons vu dans le Graphique 2.15, lors des siècles précédents, il
existait une relation inverse très nette entre population et salaires réels : lorsque l’un
augmentait, l’autre diminuait, comme le suggérait simplement la théorie malthusienne.
Entre la fin du XVIe siècle et le début du XVIIIe siècle, malgré une hausse des salaires, la
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 59
croissance de la population a été faible. Autour de 1740, la logique malthusienne
réapparaît (dans ce que nous appelons « le XVIIIe siècle »). Puis vers 1800, l’économie
semble transiter vers un régime entièrement nouveau, dans lequel la population et les
salaires réels augmentent simultanément. C’est ce que nous appelons la « sortie de la
trappe ».
Illustration 2.18 Sortir de la trappe démographique malthusienne : population et
salaires réels en Angleterre, des années 1280 aux années 1860
Source : Allen, R. C. (2001), The Great Divergence in European Wages and Prices from the Middle Ages
to the First World War.
Le Graphique 2.18 se focalise sur cette dernière portion des données de salaires.
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 63
• Joel Mokyr, spécialiste de l'histoire de la technologie, affirme que les véritables
origines du changement technologique se trouvent dans la révolution scientifique
opérée en Europe, au moment des Lumières11, et dans les capacités techniques des
artisans qui ont permis de construire les machines perfectionnées de l'époque. Selon
lui, même si les prix relatifs des facteurs peuvent pousser les inventions dans une
direction ou une autre, ils sont davantage le volant que le moteur du progrès
technologique.
• David Landes, un historien, est également en désaccord avec Allen. Il suggère que
l’Europe a dépassé la Chine pour des raisons culturelles et institutionnelles12. D’après
lui, l’État chinois était trop puissant et freinait l’innovation, tandis que la culture
chinoise préférait la stabilité au changement.
• Gregory Clark, un historien de l’économie, attribue également le décollage de la
Grande-Bretagne à sa culture. Pour Clark cependant, la clé du succès résidait à la fois
dans les attributs culturels des Britanniques, et dans le fait de travailler avec
acharnement et d’épargner beaucoup 13 : ces attributs étaient alors transmis
génétiquement à leurs descendants.
• Kenneth Pomeranz, un historien, affirme que la forte croissance européenne du
début du XIXe siècle était due davantage à l'abondance de charbon en Grande-
Bretagne14 qu’aux différences culturelles ou institutionnelles avec la Chine. Pomeranz
relève également l’importance de l'accès à la production agricole dans les colonies
britanniques (et en particulier au sucre et à ses dérivés), qui a permis à la Grande-
Bretagne de nourrir la classe grandissante des travailleurs industriels, sans avoir besoin
de mettre en culture des terres de moins en moins fertiles, ce qui lui a permis
d’échapper aux rendements décroissants de la production agricole.
Les chercheurs ne seront probablement jamais complètement unanimes sur les causes
de la révolution industrielle. Une des difficultés est que ce changement ne s’est produit
qu'à une seule occasion, ce qui complique la tâche des chercheurs en sciences sociales. 11 Mokyr, Joel. 2002. The Gifts of Athena: Historical Origins of the Knowledge Economy. Princeton, NJ: Princeton University Press. 12 Landes, David S. 2006. ‘Why Europe and the West? Why Not China?’ Journal of Economic Perspectives 20 (2): 3–22. 13 Clark, Gregory. 2007. A Farewell to Alms: A Brief Economic History of the World. Princeton, NJ: Princeton University Press. 14 Pomeranz, Kenneth L. 2000. The Great Divergence: China, Europe and the Making of the Modern World Economy. Princeton, NJ: Princeton University Press.
64 SciencesPo Coreecon | Curriculum Open-access Resources in Economics
En réalité, le décollage européen a vraisemblablement été le résultat d'une
combinaison de facteurs scientifiques, démographiques, politiques, géographiques et
militaires. Plusieurs scientifiques soutiennent que cette croissance était aussi en partie
due à des interactions entre l'Europe et le reste du monde, et pas seulement à des
changements en Europe.
Les historiens tels que Pomeranz ont tendance à se concentrer sur les particularités
d’une époque et d’un espace géographique. Ils sont plus susceptibles de conclure que
la révolution industrielle s’est produite du fait d'une combinaison unique de
circonstances favorables (même s’ils peuvent débattre desquelles).
Les économistes tels qu’Allen tendent plutôt à chercher des mécanismes généraux
susceptibles d’expliquer les résultats économiques à différentes époques et dans
différents pays.
Les économistes ont beaucoup à apprendre des historiens, mais trouvent souvent que
leurs arguments ne sont pas suffisamment précis pour être testables dans un modèle.
Certains historiens considèrent les modèles des économistes comme simplistes,
partant d’hypothèses de type ceteris paribus qui négligent des faits historiques
importants. Cette tension créatrice 15 est ce qui rend l'histoire économique si
fascinante.
Les historiens de l'économie ont effectué des progrès conséquents ces dernières
années pour quantifier la croissance économique à très long terme. En clarifiant ce qui
s’est passé, leur travail facilite la réflexion sur les causes de ces événements. Une partie
des avancées récentes a consisté à comparer les salaires réels sur le long terme dans
différents pays. Pour cela, il a fallu recenser les salaires et les prix des biens consommés
par les travailleurs sur une très longue période. Une série de projets encore plus
ambitieux a conduit à calculer le PIB par habitant de certains pays jusqu’au Moyen-Âge.
15 Si vous voulez découvrir ce que ces chercheurs pensent du travail de leurs pairs, cliquez sur les liens suivants: Gregory Clark review Joel Mokyr ou Robert Allen review Gregory Clark.
CHAPITRE 2 | PROGRÈS TECHNOLOGIQUE, POPULATION ET CROISSANCE ÉCONOMIQUE 67
sommes mauvais et qu’ils sont bons : nous sommes avides, impitoyables, agressifs et
les avons exploités alors qu'ils sont faibles, innocents, vulnérables, vertueux, et qu’on a
abusé d’eux. »
– David Landes, “Why are we so rich and they so poor?” (1990)
NOTIONS INTRODUITES DANS L’UNITÉ 2
Avant de passer à l’unité suivante, passez en revue ces définitions :
Équilibre
Ceteris paribus
Prix relatifs
Incitations
Décroissance de la productivité moyenne du travail
Meilleur usage alternatif
Rente économique
Droite d’isocoût
Rente d’innovation
Si vous pensez que la révolution industrielle s’est produite en Europe en raison de la
Réforme protestante, de la Renaissance, des Lumières, de la révolution scientifique, du
développement des droits de propriété intellectuelle, ou de politiques
gouvernementales favorables, alors vous vous rangez dans le premier camp. Si vous
pensez que la révolution industrielle a eu lieu à l’aide de la colonisation, de
l’impérialisme, de l'esclavage, ou de la demande générée par les guerres perpétuelles,
alors vous êtes dans le deuxième.
Vous remarquerez qu’aucune de ces forces n’est de nature économique et que d’après
certains universitaires, elles eurent des conséquences économiques importantes. Vous
remarquerez probablement également que le choix entre les deux réponses proposées
par Landes risque d’être idéologiquement orienté ; cependant, comme Landes le
remarque, « soutenir l’un n’implique pas nécessairement d’exclure l’autre ».
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DISCUSSION 2.9 : POURQUOI LA RÉVOLUTION INDUSTRIELLE NE S’EST-ELLE PAS
PRODUITE EN ASIE ?
Lisez la réponse que Landes a apportée à la question qu’il a lui-même posée, et ce texte
analysant dans quelle mesure l’expérience britannique a été un évènement
exceptionnel17, et discutez les raisons pour lesquelles la révolution industrielle s’est
produite en Europe plutôt qu'en Asie, et en Grande-Bretagne plutôt qu'en Europe
continentale.
1. Quels arguments avez-vous trouvé les plus convaincants, et pourquoi ?
2. Quels arguments avez-vous trouvé les moins convaincants, et pourquoi ?
17 Alexander Gerschenkron, un historien, argumente que le cas bien connu du décollage économique de la Grande-Bretagne n’est guère représentatif des cas qui ont suivi. Voir : Gerschenkron, Alexander. 1962. Economic Backwardness in Historical Perspective. Cambridge, MA: Harvard University Press.