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Construire une généalogie du savoir de l’urbanisme dans la première moitié du XX e siècle, en référence notamment à la contribution de Gaston Bardet (1907- 1989), peut apparaître au premier abord une opération assez distante des questionnements concernant les modèles urbains, surtout dans une visée pragmatique liée au “quoi faire”. Même en entendant, dans notre cas, par modèle un outil d’intelligibilité du champ urbain, il reste difficile, voire impossible, de repérer un “modèle de Bardet” en tant que simulation de dynamiques et de processus ou bien comme exemple de “best practice” d’une époque particulière. La matière que nous explorerons dans cet article relève donc d’une tension entre modélisation et idéalisation, entre construction d’un appareil cognitif et descriptif de l’urbain et définition d’un dispositif normatif pour la “bonne organisation” de la ville, au-dedans d’une démarche marquée moins par des certitudes que par des tentatives. S’il est vrai que Bardet ne bâtit pas un modèle opérationnel précis, il n’est pas moins vrai qu’il construit un regard sur la ville, l’urbanisation et l’urbanisme qui s’inspire directement de la science (ou des sciences). En ce sens, on peut dire qu’il prend comme modèle ou figure idéale la science, mieux une idée particulière de science qui est dominante dans le débat de l’époque, en équilibre instable entre positivisme et bergsonisme. Dans son ensemble, la science devient ainsi un cadre de référence et un horizon de discours se matérialisant dans l’emploi fréquent des métaphores – d’abord mécaniques et ensuite biologiques – et dans 175 UNE GÉNÉALOGIE DU SAVOIR DISCIPLINAIRE : LE MODÈLE SCIENCE DANS LA CONSTRUCTION DU DISCOURS DES URBANISTES DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XX e SIÈCLE Luigi Manzione Architecte et urbaniste, docteur de l’université de Paris 8 175
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Une généalogie du savoir disciplinaire : le modèle science dans la construction du discours des urbanistes dans la première moitié du XXe siècle

Feb 26, 2023

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Construire une généalogie du savoir de l’urbanisme dans la première moitié du XXe siècle, en référence notamment à la contribution de Gaston Bardet (1907-1989), peut apparaître au premier abord une opération assez distante des questionnements concernant les modèles urbains, surtout dans une visée pragmatique liée au “quoi faire”. Même en entendant, dans notre cas, par modèle un outil d’intelligibilité du champ urbain, il reste difficile, voire impossible, de repérer un “modèle de Bardet” en tant que simulation de dynamiques et de processus ou bien comme exemple de “best practice” d’une époque particulière. La matière que nous explorerons dans cet article relève donc d’une tension entre modélisation et idéalisation, entre construction d’un appareil cognitif et descriptif de l’urbain et définition d’un dispositif normatif pour la “bonne organisation” de la ville, au-dedans d’une démarche marquée moins par des certitudes que par des tentatives.

S’il est vrai que Bardet ne bâtit pas un modèle opérationnel précis, il n’est pas moins vrai qu’il construit un regard sur la ville, l’urbanisation et l’urbanisme qui s’inspire directement de la science (ou des sciences). En ce sens, on peut dire qu’il prend comme modèle ou figure idéale la science, mieux une idée particulière de science qui est dominante dans le débat de l’époque, en équilibre instable entre positivisme et bergsonisme. Dans son ensemble, la science devient ainsi un cadre de référence et un horizon de discours se matérialisant dans l’emploi fréquent des métaphores – d’abord mécaniques et ensuite biologiques – et dans

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Luigi ManzioneArchitecte et urbaniste, docteur de l’université de Paris 8

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formation qui relève des modes de la lecture et du projet, avant même que des fondements au sens strict.

Le ModèLe science La formation de l’urbanisme en France se déroule sous le signe de la dialectique entre modélisation et idéalisation que nous venons d’évoquer. Deux figures-clé, Marcel Poëte (1866-1950) et Gaston Bardet (1907-1989), s’engagent dans le défi de tracer les lignes d’un savoir qui se veut scientifique : le premier élaborant des hypothèses et des principes doctrinaux ; le second établissant – sur le terrain préparé par son prédécesseur – un code transitif dans la tentative de doter l’urbanisme d’un statut précis. Ils ont marqué, parmi d’autres, la construction d’un discours au-dedans d’une transition de paradigmes : d’une vision encore dispersée de nombreux sujets et compétences vers un patrimoine spécifique, propre à l’architecte-urbaniste ; un savoir fondé sur des thèmes reconnaissables et partagés, au croisement des axes de l’histoire, de la société et de la politique. Leur effort commun concerne l’établissement d’une “science à faire” qui se forme moins au moyen de systématisations de méthode qu’à travers la réflexion sur des questions essentielles : les enquêtes et les analyses, le plan, l’expansion périphérique, la dimension régionale, le zoning, etc. À partir des années 1910, la définition d’un savoir disciplinaire procède chez Poëte d’un double projet : historiographique et pédagogique. Avec le premier se précise l’émergence de la ville comme objet d’étude, avec ses propres sources, thèmes et outils. Au cœur de son projet pédagogique, la “science des villes”, conçue comme science iconographique et une connaissance de l’organisme urbain à partir de la notion d’évolution, vise justement à la reconstitution des “faits urbains”. En recueillant cet héritage, Bardet réfléchit, dès la fin des années 1930, à la réorganisation d’un corpus pour l’urbanisme, en repensant les principes et les techniques. Ce travail aboutira à Problèmes d’urbanisme, son premier livre de caractère général sur la discipline (Bardet, G., 1941), où il annonce une “nouvelle science sociale” concernant à la fois l’urbanisme et l’urbanisation, dont il explore d’emblée le lexique et, de manière plus implicite, les bases épistémologiques. Bardet utilise le mot science sans guillemets et avec le “s” majuscule : “L’urbanisme est un ensemble de disciplines. (…) une Science qui (…) étudie méthodiquement les faits, recherche les causes premières, puis, après un travail rigoureux d’analyse, essaie, en des synthèses successives,

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l’insistance sur les thèmes liés à l’univers organique, que Bardet transpose sur le terrain de la ville, de sa formation et évolution, forme et fonctionnement. Le recours à la science représenterait, d’une part, l’alternative vertueuse à l’empirisme dominant dans la pratique des urbanistes, de l’autre un outillage conceptuel et instrumental pour faire face à la dérive chaotique, voire catastrophique, de la ville contemporaine. Adopté comme référence globale, ce modèle n’est ni stable, ni univoque, mais il assume des configurations mouvantes dans le temps, selon les intérêts, les thèmes de recherches et les attentes de Bardet. Il faut néanmoins remarquer qu’à l’époque où il travaille, prendre la science comme horizon n’est pas une opération neutre : cela revient de fait – du point de vue théorique – à mettre en jeu une approche pertinente de la complexité du réel, bien différente des approches réductionnistes des auteurs des “traités d’urbanisme” des années 1920-1940 (Danger, R., 1933 ; Joyant, E., 1934-1942 ; Rey, A. (et alii), 1928). Et du point de vue professionnel, cela conduit à se situer, de manière plus ou moins volontaire, au-dehors d’une corporation œuvrant sur le terrain consolidé où se confectionnent les outils de la planotechnique des plans d’aménagement et d’extension.

Dans cette perspective, Bardet utilise et manipule quelques modèles spécifiques tirés des sciences de la vie et des sciences humaines et sociales, tels que organisme, échelon, quartier, village, espace social. D’où emprunte-t-il ses références ? Comment construit-il ses provenances ? Quelles sont les autres disciplines qu’il mobilise ? Comment les plie-t-il à ses logiques et à ses objectifs, souvent en les déformant pour les réduire, en certains cas, à des techniques dépourvues d’épaisseur théorique ou, au contraire, les traduisant en sorte de “totems” garants, du côté idéologique, de vérités objectives ? Quel est, en somme, l’intérêt de sa réflexion sur l’urbanisme comme science à l’égard du thème des modèles et des enjeux de la modélisation ? Quel éclairage peut y apporter une contribution située dans le champ de l’histoire des théories et des doctrines urbanistiques ? Pour essayer de répondre à ces questionnements, on explorera la pensée de Bardet sur un double registre épistémologique et historique, pour vérifier si, et dans quels termes, l’“urbanisme scientifique” qu’il propose peut s’identifier avec une discipline se voulant autonome – vérifiable, codifiable et transmissible –, tout en sachant que la scientificité n’est pas ici une propriété abstraite. Elle est plutôt une posture vis-à-vis de la ville et de sa trans-

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en dernier ressort, de sa morphologie même. Mais il ne suffit pas de penser l’agglomération en termes biologiques, au niveau exclusif des dispositifs techniques : c’est le fonctionnement global de la ville, en tant qu’être vivant en transformation continuelle, qu’il faut envisager. Même s’il s’agit d’une notion encore en germe, la préfiguration d’une vision de l’aménagement fondée sur les concepts d’organisme et d’évolution représente bien la coupure entre sa pensée et les “traités d’urbanisme”. Bardet se propose alors de traduire les concepts, introduits par Geddes et Poëte, dans une pratique de transformation de la ville et du territoire : de les assumer en urbaniste. Les “enquêtes et analyses urbaines” à venir trouvent ici leur anticipation, du moins par rapport à cette lecture organique de la ville. Et l’urbanisme pourra devenir une discipline à part entière s’il est à même de dialoguer avec d’autres savoirs et techniques, suivant (et construisant) les trajectoires d’une “science des agglomérations humaines”. Le champ de cette science est l’espace physique autant que l’espace social, “projection de toute société sur la portion de l’étendue qu’elle occupe”. L’espace urbain coïncide avec cet espace social. Or, si la ville est une totalité de nature organique, les approches des ingénieurs et des hygiénistes demeurent des regards particuliers qui la replacent sur le plan dominant de l’espace, alors que l’unité du point de vue de l’urbaniste demande, en termes bergsoniens, de “replacer la ville dans la durée”. Bardet admet que les économistes et les sociologues ont eu le mérite de faire évoluer la réflexion sur l’urbain. En se rattachant à la morphologie sociale, dans la ligne d’Émile Durkheim, Marcel Mauss et Maurice Halbwachs, ils ont permis, en effet, de

L’agglomération aux dimensions limitées : Groslay, in Bardet, 1942, p. 76.

de déterminer, sinon des lois, du moins des principes directeurs (...).” (Bardet, G., 1941, p. 6-7).

Comme il est impossible d’utiliser les méthodes des sciences dures, du fait de la nature embryonnaire de l’urbanisme, c’est l’intuition – la sympathie entre l’observateur et son objet – qui permettra de connaître la vie de la ville. Le renvoi à Henri Bergson est ici évident, auquel Bardet emprunte l’opposition

entre l’intuition et l’analyse (Bergson, H., 1903, p. 1395-1396) 1. L’urbanisme est “connaissance des

choses”, science de faits sur laquelle la sociologie française du premier XXe siècle exerce également son influence. Au croisement de ces apports avec la conception de Poëte, Bardet articule sa théorie de la ville comme être vivant avec une “âme collective”, unité qui se composerait – suivant Émile Durkheim – d’un “être individuel”, en relation immédiate avec le site urbain, et d’un “être social”, en relation avec la civilisation en général. Mais s’agit-il véritablement d’une théorie ? La forme d’ensemble du discours de Bardet, souvent issue du rapprochement de contributions hétérogènes, vise moins à la construction d’une théorie qu’à l’énonciation d’une doctrine, à l’association d’une “démarche subjective” à des “problèmes empiriques” (Cohen, J.-L., 1978, p. 75). Ses fondements se réduisent, d’un côté, à l’idée que l’étude de la ville puisse renvoyer à celle “d’un fait particulier vu à la lumière des explications générales de l’urbanisme” ; de l’autre côté, à la conviction qu’il faut baser cette étude sur la méthode comparative et expérimentale (Bardet, G., 1941, p. 12-13). L’habitus propre du scientifique est donc à prendre de manière critique, car l’objet de l’urbanisme ne concerne pas des phénomènes isolés qu’on peut soumettre à des procédés rigoureux de formalisation. À l’empirisme courant, Bardet oppose une méthode qui s’appuie sur l’observation, au moyen d’analyses systématiques s’inspirant du Civic et Regional Survey de Patrick Geddes et, avant même, de Frédéric Le Play et de son École.

UrbanisMe/orbanismeAu début des années 1940, Bardet dresse un bilan de sa formation et dessine ses directions de recherche pour l’avenir. Son idée de discipline se réorganise au passage entre Problèmes d’urbanisme et L’urbanisme (Bardet, G., 1945a), avec une première ouverture à la perspective de l’organicisme. Quel est le sens qu’il attribue au terme “organique” ? Ici, c’est la “biologie” de la ville qui décide,

1 Cette notion était déjà utilisée par Poëte, M., 1924-1931.

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Le modèle du “village-centre”, in Bardet, 1945a, p. 120.

dépasser une notion d’espace purement technique et mesurable. Selon Halbwachs, qui reprend Mauss, “(…) la morphologie (…) a pour objet d’étudier le corps matériel, la grandeur ou le volume, la figure spatiale, la densité des groupes, leurs changements de forme et leurs mouvements dans l’espace, elle porte sur un aspect de toutes les sociétés quelles qu’elles soient.” (Halbwachs, M., 1972, p. 6-7).

À partir de l’inscription des corps sociaux dans l’espace, mais d’une manière différente de l’approche de l’École de Chicago, c’est à l’urbaniste d’imaginer la ville comme “grande œuvre d’art collective” qui se fait dans la dimension de la

diachronie 2. Mais de quelle ville s’agit-il ? Dépassée l’opposition entre centre et périphérie – la dichotomie ville-campagne dans le passé préindustriel –, les agglomérations se structu-

reront de manière autonome pour créer une organisation polycentrique, sorte de “dissémination organique” suivant le mouvement de l’espace social qui se dilate et se contracte dans le temps. Le regard de Bardet se focalise, à la fois, sur la ville comme agglomération compacte et sur la dispersion sur le territoire (sur les structures de l’agglomération qu’il dénomme réseaux), selon une approche fondée sur la perception et sur les “lois élémentaires de la vision” (Bardet, G., 1941, p. 224). L’importance est ici claire de l’histoire, de la formation et de l’évolution des agglomérations originaires saisies par une observation dépassant les éléments morphologiques, élargie aux aspects sociaux et économiques. En ce sens, la définition des unités à la base des analyses qui fondent le plan d’urbanisme n’est pas arbitraire, mais elle doit se référer aux éléments préexistants (Bardet, G., 1941, p. 171). La “sensibilité” de l’urbaniste – qualité dont Bardet souligne l’absence chez les auteurs des “traités” – réside justement dans cette attention au passé et à ses traces, autour desquelles l’avenir se déploiera pour trouver sa légitimité. Placer l’histoire au cœur de l’urbanisme, c’était bien le programme de Poëte, que Bardet rend opérationnel.

Le rapport entre ancien et nouveau se reformule dans une optique qui transpose à l’urbanisme les métaphores empruntées aux sciences qu’on a évoquées plus haut. L’intérêt pour les sciences de la nature et de l’homme permet à Bardet de resituer la composition urbaine dans un contexte de plus grande envergure. Loin d’avoir recours, comme pour le passé, à un savoir-faire

2 L’idée n’est pas inédite : Marcel Poëte et Pierre Lavedan l’avaient déjà esquissée dans les domaines spécifiques de l’histoire urbaine et de la ville ; Bardet la traduit dans le contexte de la“vie urbaine”.

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selon la préférence de Bardet, avec le “retour à l’échelle humaine, aux vraies valeurs civilisatrices” (Bardet, G., 1941, p. 350). Et l’orbanisme coïncide avec une conception de la planification à toutes les échelles. enqUêter La viLLeProblèmes d’urbanisme clôt un cycle, avec une critique sévère de la planotechnique véhiculée par les “traités” ; Principes inédits d’enquête et d’analyse urbaines (Bardet, G., 1942) ouvre, à son tour, un autre chapitre, celui de l’urbanisme de l’après seconde guerre mondiale. Bardet souligne la valeur de nécessité propre aux plans dressés sur ses principes, qui permettent d’observer et de décrire les “organes et systèmes répondant aux lois de la vie et de la psychologie collectives”. Il précise que les enquêtes à la base de ces plans concernent l’“esprit scientifique et philosophique de l’urbaniste”, alors que la synthèse du plan relève de l’“intuition et imagination créatrice” (Bardet, G., 1945a, p. 58). Quelle est la “scientificité” que Bardet assume comme modèle ? Sans échapper à un certain déterminisme, il soutient que l’application méthodique d’un appareil analytique conduit à une planification presque “naturelle”, donc forcément correcte. Il en doutera plus tard mais, à ce moment-là, il est encore persuadé qu’un diagnostic fondé sur la composition sociale ne peut qu’être correct. L’urbanisme comme science sociale est, donc, une “science d’observation” au sens indiqué par Poëte : la détection des tissus urbains se fait, en effet, par le regard. Les dimensions de la comparabilité et de la mesurabilité des objets étudiés sont au centre de cette approche éminemment sensible et enracinée dans les conditions locales, visant au dépassement définitif de l’empirisme dominant la culture disciplinaire (Manzione, L., 2010b).

Au moyen de l’analyse urbaine, dont la méthode d’enquête se réfère notamment à Pierre du Maroussem (Maroussem (du), P., 1900), le repérage de la composition des groupes et des communautés – la “topographie sociale” – devient possible à partir de l’individu. L’expression “topographie sociale” met en évidence le rapport étroit entre espace et société chez Bardet. La conceptualisation de l’espace urbain comme espace social l’amène à représenter de manière ponctuelle chaque habitant dans ses localisations du jour (travail) et de la nuit (résidence et commerce), avec ses déplacements quotidiens. L’observation directe et l’expérience jouent ici un rôle essentiel ; le recours à la représentation graphique et diagrammatique se conjugue avec une appréhension de visu.

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consolidé, il faudra bâtir avec patience la “claire vision de l’urbaniste” pour repérer les tendances et les solutions “qui ne sont point contraires à l’évolution biologique féconde des cités” (Bardet, G., 1941, p. 278-279). Dans Paris, son évolution créatrice (Poëte, M., 1938), Poëte avait mis en évidence, le premier, les dimensions intellectuelle et culturelle comme composantes constitutives de la ville. Bardet en reprend le fil dans Problèmes d’urbanisme : fort polémique envers le débat de l’époque, il envisage de repenser globalement la ville et le territoire. Le milieu optimal pour l’homme n’est pas la grande ville, mais l’agglomération aux dimensions limitées, noyau dense de vie sociale et structure urbaine encore assez dynamique pour accueillir des possibilités futures. La préférence, déclarée en 1943, pour le modèle du village comme dispositif d’établissement et comme communauté sociale (Bardet, G., 1943b) représente une ligne de continuité par rapport aux géographes français, notamment Vidal de La Blache (Vidal de La Blache, 1944). Bardet y enracine la “doctrine des urbanistes de la seconde moitié du XXe siècle”, qu’il réarticulera plus tard sur les “échelons communautaires”.

Au moyen de la métaphore biologique, Bardet montre, notamment par la terminologie employée, une vive attention aux phénomènes sur lesquels les urbanistes s’exerceront seulement dans les vingt dernières années du XXe siècle (décentralisation, dispersion territoriale, étalement urbain) (Bardet, G., 1943a). L’intérêt pour la ville éclatée établit un point de convergence entre sa réflexion et celle de quelques théoriciens pionniers de l’époque, comme Rudolph Schwarz et Erwin Antonin Gutkind (cf. infra). Dans l’alternative entre ville compacte et ville étalée, Bardet prend parti pour une troisième voie coïncidant avec le polycentrisme – réfuté par Gutkind – qu’il décline comme organisation polyphonique sur le versant de l’espace social. De ce point de vue, Bardet trace les linéaments d’un modèle, sans doute générique, d’organisation des établissements. Son sens de l’anticipation est visible par rapport à la culture disciplinaire, ainsi que sa capacité à saisir la fécondité de certaines directions de recherche des géographes et des historiens. De manière symétrique, cela révèle le retard des urbanistes contemporains vis-à-vis de l’avancement en cours dans les sciences humaines et sociales, malgré leurs tentatives d’établir, tout au long du siècle, les bases d’une étude scientifique de la ville et du territoire. Les termes de l’urbanisation se redéfinissent dans une perspective globale : c’est le “plan national d’urbanisme”, ou d’“orbanisme”,

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La définition des unités (notamment statistiques) à la base des enquêtes est extrêmement importante. Quel est pour Bardet le sens des termes “qualité” et “qualitatif”, en référence à l’objet et à la méthode de l’analyse ? L’analyse est qualitative parce qu’elle se présente comme un examen ciblé et minutieux de la composition de la population. Toutefois, cette expression qualitative se traduit encore par des chiffres, c’est-à-dire des quantités définies à partir des caractères locaux, et par comparaison. Pour opérer des comparaisons rigoureuses, les données collectées doivent être traduites dans des représentations graphiques, dont l’emploi prend une valeur heuristique dans la mesure où il permet de détecter les “cellules géographiques”, ou bien les groupes locaux homogènes sur lesquels se définiront plus tard les “échelons communautaires”, réalités sociales bien différentes des zones traditionnelles. Les résultats s’étalent sur l’espace territorial pour élaborer un cartogramme, à la fois analytique et synthétique : le “plan de topographie économico-sociale” représentant “la mentalité des habitants d’après leur genre de vie”. Ce cartogramme permet de visualiser les résultats des enquêtes préliminaires au moyen d’une représentation où les données numériques sont traduites par des éléments géométriques, dont la compréhension est immédiate. Le poids de ces procédés dans la construction d’une “science urbaine” lui est tout à fait clair. Bardet affirme en effet ceci : “Vingt plans d’analyse conçus comme les pointages antérieurs ne peuvent remplacer le cartogramme synthétique de la topographie sociale, ni du point de vue pratique, ni pour la richesse des découvertes que l’urbaniste y fera, en explorant ce merveilleux enchevêtrement des genres de vie qu’offrent les tissus urbains (…).” (Bardet, G., 1941, p. 111). La topographie sociale devient ainsi une approche globale de la connaissance de la ville et du territoire qui remet en cause les doctrines consolidées, désormais inadéquates à comprendre son essence en tant qu’“être urbain”. Au moyen des recensements et des cadastres, Bardet superpose le plan social au plan matériel de la ville ; cette superposition ne se réalise pas sur le seul registre de l’analyse, mais aussi au niveau de la représentation. Pour rendre scientifique l’urbanisme, il ne saurait être question de camper sur le terrain exclusif de la théorie : ici la posture du regard devient, elle-même, aptitude objective. Au moment où elle se focalise autour des thèmes de l’observation et de la description, et sans nécessairement déterminer des lois et des principes, la scientificité coïncide en premier lieu avec une recherche d’objectivation

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L’étude de l’évolution et de la topographie sociale s’appuie sur un éventail de connaissances appropriées, qui permet d’obtenir des informations sur le cadre géographique, le site, les habitants ; au croisement des dimensions spatiale et temporelle, les directions se dégagent de l’évolution des villes (ou des “taches agglomérées”). Dans cette approche cognitive s’affiche une claire intention pédagogique : les partitions thématiques – tirées en partie d’Introduction à l’urbanisme (Poëte, M., 1929) – sont détaillées, la liste des sources est exhaustive, le rapport entre analyse et projet s’établit de manière problématique. Les analyses de Bardet posent au premier plan les catégories de l’historicité et de la naturalité, en plus de la notion de tradition au sens d’expression d’un savoir-faire consolidé et civiquement partagé dans la construction de la ville. Ces catégories se déclinent dans un discours qui assume le développement urbain en termes génétiques et cycliques, dans le sillage tracé à l’origine par Fustel de Coulanges (Fustel de Coulanges, N. D., 1984) et développé par Poëte et Geddes.

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Topographier la ville : les “silhouettes”, in Bardet, 1942, p. 78.

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entre une simple division administrative et un organisme, comme l’échelon, qui forme “un tout topographique et social”.

ConstitUtion (et dissoLUtion) d’Une disCipLineAu fondement de l’urbanisme comme science sociale se pose alors le principe, tiré du monde organique, de la constitution échelonnée de la société. Le recours aux métaphores biologiques vise à mettre en lumière notamment l’évolution (créatrice au sens bergsonien) de la ville sous l’effet de la vie des groupes sociaux (Frey, J.-P., 2001, p. 34). C’est sur la base de la loi de complémentarité 4 que Bardet construit cette division tripartite des échelons (Bardet, G., 1946, p. 234). Mais l’échelon est-il un modèle ? Si l’on considère une définition classique de “représentations schématiques de la réalité élaborées en vue d’une démonstration” (Haggett, P., 1965), la réponse ne peut qu’être nuancée. En effet, Bardet affirme que les échelons, comme d’ailleurs les autres conceptualisations qu’il introduit, ne sont pas des entités abstraites,

4 Le renvoi est à la complémentarité entre les notions d’“élément” et de “système” selon Louis de Broglie (1892-1987), mathématicien et physicien, prix Nobel pour la physique en 1929.

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Détection des échelons : Louviers, in Bardet, 1948, p. 117.

(Chapel, E., 2010). Par ailleurs, la topographie sociale n’implique pas un rapport univoque entre l’analyse et le projet : assumée comme procédure de connaissance préliminaire au plan, elle garde son intérêt au-delà même de son opérativité immédiate (Cohen, J.-L., 1996, p. 140). Intellectuel hétérodoxe et marginal, Bardet réussit sur ce terrain où les urbanistes de l’époque avaient échoué : il parvient à franchir les limites d’une vision éminemment pragmatique de la discipline et à corréler la pensée sur la ville avec les apports multiples des sciences humaines (Frey, J.-P., 1999, p. 65). Il n’est donc pas étonnant qu’après la publication de Principes inédits d’enquête et d’analyse urbaines, il ait pu donner une communication à la Société de statistique à Paris (Bardet, G., 1945b) où il reconstruisit, pour la première fois de manière explicite, les étapes de sa recherche – le “processus d’invention” –, qui l’avaient amené à la définition de ces “ombres chinoises” représentées par les diagrammes.

Bardet souligne ici le caractère conventionnel de ces classifications : voir en elles une radiographie exacte de la ville serait une erreur, puisqu’on fait confiance à des schémas linéaires qui en réduisent sans doute la complexité. Cependant, ces représentations peuvent bien approcher la réalité, si l’on veille à choisir un système de notations pertinentes par rapport aux observations effectuées. En ce sens, ces diagrammes restituent, par l’emploi de la métaphore biologique, une image d’ensemble de la vie urbaine (re)-composée à partir des activités (et des identités) des habitants. Cela est bien visible

dans ses plans, comme celui de Vichy (1942-1947) 3. Dans le Rapport justificatif, Bardet consacre un chapitre à la “Répartition en échelons

et quartiers”, où on peut toucher aux implications méthodologiques et opérationnelles du principe de la “constitution échelonnée” de la société, selon les échelons patriarcal, domestique et paroissial. Il remarque que les échelons domestiques s’étalent sur le territoire communal “sans ordre apparent (...) suivant l’enchevêtrement caractéristique de la vie”. Lorsqu’ils parviennent à un degré suffisant de maturité, leur fédération peut donner lieu en certains points à la formation d’un échelon paroissial, doté d’un noyau propre ou, au contraire, peut engendrer un “quartier administratif indifférencié”. En ce dernier cas, un traitement sera nécessaire au but de transformer ce quartier indifférencié dans un échelon paroissial, avec le renforcement de son esprit communautaire. Bardet rappelle la différence

3 Cf. Plan de Vichy – Rapport justificatif, p. 53-62, in fonds Bardet, Institut Français d’Architecture, n. 161, côte dossier 003/1.

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réorientation continuelle par rapport au mouvement de ses intérêts intellectuels (Manzione, L., 2010a). Bardet est conscient de la cohérence d’ensemble du dispositif doctrinal qu’il est en train de bâtir, dispositif qui révèle sa confiance dans la construction rigoureuse d’un discours, ce qui n’est d’ailleurs pas évident si l’on pense qu’après la seconde guerre mondiale, il exprime un pessimisme profond sur l’avenir de la ville.

Dans L’urbanisme, Bardet annonçait le programme encore embryonnaire d’un urbanisme biologique et du lien, qu’il réarticulera dans Le nouvel urbanisme. Ici l’intention scientifique reste évidente : c’est encore une science expérimentale – une “science du réel” – qu’il veut fonder sur l’homme. Mais à partir de 1945, la transformation et la construction des villes perdent leur centralité ; son intérêt pour l’urbanisme technique s’éclipse au profit d’un regard d’ensemble sur l’urbain. Sans se détacher du discours clinique, ses questionnements se concentrent autour de la “mégapolis” déjà décrite par Lewis Mumford (Mumford, L., 1938). Une ville globale, telle que Bardet la pressent, nécessite désormais un ordre mondial : tout effort pour la faire renaître demande autre chose que des plans conçus de manière traditionnelle. Vis-à-vis des destructions produites par la guerre, les solutions ne peuvent que renvoyer à la contribution d’une “sociologie scientifique”. C’est bien le prélude à la dissolution de l’urbanisme dans les sciences sociales… Corporel, biologique, harmonieux, ce sont alors les “principes directeurs d’une fécondité surprenante” qui donnent vie à l’urbanisme essentiel, une façon inédite – voire hérétique dans le contexte du paradigme technocratique dominant à l’époque – de considérer la discipline, dans laquelle s’évanouit en premier lieu l’idée forte d’une science de l’urbanisme telle qu’elle se profile au début des années 1940, même dans la continuité de son programme de recherche.

De ce point de vue, les discours de Bardet et d’Erwin Gutkind montrent des points de convergence. Entre 1943 et 1955, Gutkind dessine une vision de l’urbain qui pose au centre l’“homme habitant”, créateur de territoires et de paysages en tant que produits de pratiques spatiales (Gutkind, E. A., 1953). Au début des années 1960, il s’interroge sur l’avenir de la ville à partir du constat de la disparition inéluctable de l’agglomération compacte traditionnelle. L’alternative réside dans la dissémination et la diffusion : c’est la “dispersion parfaite” ou bien le “paysage partout présent” qui se profile sur l’horizon du

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produites par le raisonnement de l’urbaniste, mais des réalités concrètes, mises au jour par le travail d’enquête sur le terrain. L’échelon apparaît donc comme une donnée existante, une situation à prendre en compte et, éventuellement, à renforcer. Mais il est aussi un construit visant à démontrer le bien-fondé d’une vision de la vie (et de la structure) urbaine basée sur le concept de limite. C’est bien dans cette ambivalence que se dévoilent à la fois l’intérêt et la borne de sa réflexion. À l’instar des modèles des géographes urbains et des économistes spatiaux, “(…) ces construits théoriques sont toutefois élaborés dans un rapport fragile et ambigu avec la réalité qu’ils cherchent à modéliser. Au sein de chaque matière, ce rapport est en partie historiquement déterminé. Il dépend des fondements épistémologiques sur lesquels les disciplines se basent. Il dépend également des outils d’analyse développés par chacune d’elles.” (Gilli, F., 2001, p. 166).

Or, ce sont justement les fondements épistémologiques d’une discipline en formation comme l’urbanisme, qui sont fragiles. En conséquence, dans Le nouvel urbanisme (Bardet, G., 1948), une fois esquissée sa méthodologie de définition d’unités organiques de type socio-économique, Bardet en recherche ailleurs – et par analogie – les fondements : dans les théories de la biologie, de la chimie et de la physique quantique. Dans quel sens entend-il, à ce moment-là, le terme “scientifique” ? Bardet connaît bien la nécessité d’une vérification continuelle des énoncés sur le terrain, mais son recours au modèle de la science est tout autre que linéaire, avec l’emploi diffus de métaphores, d’analogies et même d’allusions. Un discours épistémologique au sens strict n’est donc pas sans difficulté : il est d’ailleurs inutile de préciser qu’il n’est pas fécond de mesurer – et plus encore de juger – le contenu de scientificité de certaines approches du siècle dernier selon les critères d’une vision actuelle de la rationalité urbanistique. Il est plutôt opportun de saisir les acceptions des notions de scientificité, dont ces discours sont porteurs, par une exploration purement historiographique, d’autant plus que l’idée d’urbanisme comme discipline scientifique – voire comme discipline tout court – fait aujourd’hui l’objet d’interprétations plurielles, parfois négatrices de toute possibilité d’objectivation pour une pratique qu’on prétend même parfois dépourvue de toute valeur analytique. Malgré ces difficultés, la définition bardetienne de l’urbanisme comme science montre la continuité d’une pensée dans la dialectique entre la persistance d’un noyau de concepts-clés et sa

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d’espaces de visibilité, enfin de doutes. L’observation détachée se dissout dans une attitude tour à tour thérapeutique, normative, idéologique, ce qui renforce ultérieurement l’idée de la vocation constitutive de l’urbanisme à l’hétéronomie. Surpris par la complexité de sa réflexion, on vérifiera peut-être l’impossibilité de la comparer, quant à son épaisseur, à la tradition des “traités d’urbanisme”. Sous cet angle – celui, en termes “bardetiens”, de la sensibilité de l’urbaniste – la pensée de Bardet est fort différente : bien qu’elle ait échoué, au fond, dans sa tentative de construire la “claire vision” qu’il se chargeait d’élaborer au début des années 1940, même dans une visée de modélisation, elle instaure néanmoins une rupture radicale par rapport aux manières de penser et de faire la ville qui lui étaient contemporaines. Cette faille demeure largement inexplorée.

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“crépuscule des villes” (Gutkind, E. A., 1966), sorte de ville-territoire, ou région sans centre, qui pousse à leurs extrêmes conséquences les “taches agglomérées” envisagées par Bardet vingt ans auparavant. Malgré les analogies, ces approches sont bien différentes dans les prémisses, comme dans les conclusions. Si Bardet repense l’urbanisme comme science sociale, Gutkind nourrit une certaine méfiance à l’égard des sociologues, en affirmant que la sociologie urbaine n’est rien d’autre qu’une pseudoscience encore inapte à fournir des outils adéquats de connaissance à l’urbaniste. Sa vision pessimiste sur le futur de la ville empêche de fait Bardet de bâtir des modèles opérationnels alternatifs aux modèles consolidés, et à décréter la dissolution de son objet d’étude dans un domaine sociologique, non sans une perte de confiance dans la possibilité de construire enfin une discipline véritablement scientifique de l’urbanisme. De manière peut-être moins originale, Gutkind s’efforce, pour sa part, de poser les bases d’une nouvelle conceptualisation, tout en traçant les lignes de patterns relatifs aux dynamiques de la dispersion urbaine qui seront repris par le cercle du Team X (Avermaete, T., 2006).

Chez Bardet, la distance entre la théorisation d’avant et d’après-guerre est considérable. C’est bien le nouvel urbanisme, une “pensée de la complexité” (Cohen, J.-L., 1996, p. 137) qui se révèle féconde notamment par sa contribution à l’établissement (et ensuite au dépassement) d’une doctrine de l’urbanisme comme science sociale. La méthode scientifique, on l’a vu, est adoptée dans toute son extension, des sciences exactes aux sciences humaines et sociales. Cette prétention de scientificité se lie étroitement à une posture interdis-ciplinaire, à un regard sur le large spectre des savoirs environnants, auxquels Bardet emprunte ses concepts, images, métaphores. En équilibre instable entre autonomie et hétéronomie, il manie ses références, tout en renforçant les pratiques et les discours propres au patrimoine consolidé des urbanistes. Son approche de l’urbanisme est emblématique du débat de la première moitié du siècle dernier, avec la circulation des modèles et des expériences. On y remarque, dans un premier temps, un véritable enthousiasme au sens étymologique d’une “découverte” d’un univers encore inexploré comme la ville, des modes de la lire et de la transformer en un sens capable d’assurer la vérifiabilité et la transmissibilité d’un appareil conceptuel et technique. Mais il y a aussi un entrelacement profond d’intentions scientifiques, de visées de mythisation (du discours et de la figure de l’urbaniste), de recherche

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