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Figure de la singularité : l’idiot Envisager la figure de l’idiot comme le modèle le plus adéquat pour cerner ce qu’est la singularité n’est pas une entreprise si singulière. Chaque idiot, en effet, constitue à lui seul une unité, il est, comme le souligne à plusieurs reprises Pierre Senges dans son précieux ouvrage L’Idiot et les hommes de paroles « d’essence solitaire » et cherche constamment « une façon de préserver son isolement d’idiot tout en ne divorçant jamais de ses semblables 1 ». Si l’idiot est toujours un être solitaire, cela ne suffit pas pour le rendre singulier. Sa singularité, pourtant, ne dépend pas que de lui puisque ce sont essentiellement les autres qui le démarquent, l’isolent de tout groupe ou communauté. On est donc toujours l’idiot de l’autre lorsque ce dernier ne veut pas se reconnaître dans des comportements et des pensées qui lui sont tellement étrangères qu’il les rejette dans une vague catégorie dans laquelle il place – ne serait-ce que pour mieux les confondre et pour ne plus y penser – les imbéciles, les débiles, les handicapés-mentaux, les ahuris et, bien sûr, les idiots. L’idiot, pourtant, est loin d’être un imbécile et il est encore moins un abruti ou un débile. L’être débile est faible, dit le dictionnaire, en raison d’un manque de force spirituelle, en revanche il ne manque rien à l’idiot puisque c’est même la plénitude de son être qui signe sa singularité. Cette plénitude est faite d’authenticité, l’idiot est l’être qui agit de lui-même, qui, de sa propre initiative pense, se comporte voire crée en fonction de règles qu’il s’est lui-même prescrites. Cette authenticité implique que l’idiot ignore, ou ne connaît pas distinctement, les codes, us et coutumes de la société dans laquelle il vit. D’où une propension pour toute société d’assimiler l’idiot à l’imbécile puisque ces deux figures ignorent les règles constitutives d'un « vivre-ensemble ». Il n’y a pourtant rien d’idiot dans la pensée de l’imbécile puisque l’intelligence de ce dernier se borne à croire en des vérités basses et vulgaires. C’est pourquoi l’imbécile 1 Pierre Senges, 2005, L’Idiot et les hommes de paroles, Paris, éd. Bayard, p. 134.
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Une Figure de la singularité : l'idiot

Jan 28, 2023

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Figure de lasingularité : l’idiot

Envisager la figure de l’idiot comme le modèle le plusadéquat pour cerner ce qu’est la singularité n’est pas uneentreprise si singulière. Chaque idiot, en effet, constitueà lui seul une unité, il est, comme le souligne à plusieursreprises Pierre Senges dans son précieux ouvrage L’Idiot et leshommes de paroles « d’essence solitaire » et chercheconstamment « une façon de préserver son isolement d’idiottout en ne divorçant jamais de ses semblables1 ». Sil’idiot est toujours un être solitaire, cela ne suffit paspour le rendre singulier. Sa singularité, pourtant, nedépend pas que de lui puisque ce sont essentiellement lesautres qui le démarquent, l’isolent de tout groupe oucommunauté. On est donc toujours l’idiot de l’autre lorsquece dernier ne veut pas se reconnaître dans descomportements et des pensées qui lui sont tellementétrangères qu’il les rejette dans une vague catégorie danslaquelle il place – ne serait-ce que pour mieux lesconfondre et pour ne plus y penser – les imbéciles, lesdébiles, les handicapés-mentaux, les ahuris et, bien sûr,les idiots. L’idiot, pourtant, est loin d’être un imbécile et il estencore moins un abruti ou un débile. L’être débile estfaible, dit le dictionnaire, en raison d’un manque de forcespirituelle, en revanche il ne manque rien à l’idiotpuisque c’est même la plénitude de son être qui signe sasingularité. Cette plénitude est faite d’authenticité,l’idiot est l’être qui agit de lui-même, qui, de sa propreinitiative pense, se comporte voire crée en fonction derègles qu’il s’est lui-même prescrites. Cette authenticitéimplique que l’idiot ignore, ou ne connaît pasdistinctement, les codes, us et coutumes de la société danslaquelle il vit. D’où une propension pour toute sociétéd’assimiler l’idiot à l’imbécile puisque ces deux figuresignorent les règles constitutives d'un « vivre-ensemble ».Il n’y a pourtant rien d’idiot dans la pensée de l’imbécilepuisque l’intelligence de ce dernier se borne à croire endes vérités basses et vulgaires. C’est pourquoi l’imbécile1 Pierre Senges, 2005, L’Idiot et les hommes de paroles, Paris, éd. Bayard, p. 134.

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n’a aucune singularité à revendiquer puisque sonintelligence bornée l’incline à croire qu’il est toujoursdéjà, en son for intérieur, un être singulier. A contrario,l’idiot est cet être tellement intelligent qu’il ne sesoucie pas de prouver aux autres qu’il l’est. Autrementdit, faire acte d'intelligence n’est pas un problème pourl’idiot, plus exactement c’est un faux-problème car il acompris qu’une existence ne saurait se résumer à une mesureet à une pratique de l’intelligence pour, avec ou contreautrui. Comme le voit Clément Rosset, l’idiot existe enlui-même et ce sont les autres, en vertu de sa singularité,qui le détachent de la foule :

idiotès, idiot, signifie simple, particulier, unique[…]. Toute chose, toute personne sont ainsi idiotes dèslors qu’elles existent en elles-mêmes, c’est-à-diresont incapables d’apparaître autrement que là où elleset telles qu’elles sont2.

Mais pourquoi l’idiot n’est-il pas « comme tout lemonde » pour reprendre l’expression de Dostoïevski ? Laréponse à cette question se trouve précisément dansl’examen du personnage du Prince Mychkine qui faitparfaitement office, selon l’expression de Pierre Senges,de « paradigme des idiots3 ». Les caractéristiquesprimordiales de l’idiot une fois posée, nous pourrons, dansun deuxième moment, voir à partir de quels fondementsphilosophiques elles se déploient. C’est là que se situe etse joue la singularité ontologique de l’idiot, singularitétellement forte et marquée qu’elle interdit tout devenirpolitique à l’idiotie comme le démontre Lars Van Trier dansson film Les Idiots. Mais, si l’idiotie politique est parnature une aporie sociale, cela ne signifie pas pour autantque nos sociétés modernes doivent ignorer cette figuresingulière qu’est l’idiot dont le seul champ possibled’expression sont les arts. Que l’idiot contemporain puisseexprimer sa singularité par la seule création artistique,cette assertion mérite d’être méditée pour le devenir denos sociétés à la recherche de « talents » dont

2 Clément Rosset, 1977, Le Réel, traité de l’idiotie, Paris, éd. de Minuit, p. 423 Pierre Senges, op. cit.

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l’originalité n’est pas toujours gage de singularité etd’authenticité.

I ] Pourquoi l’idiot n’est-il pas « comme tout le monde » ?

Le roman L'Idiot de Dostoïevski peut être appréhendé commel'affirmation progressive d'une existence authentique,celle du Prince Lev Nilolaiëvitch Mychkine qui va affirmersa personnalité par son idiotie. Le récit progresse, eneffet, selon l'évolution de l'idiotie du Prince dans leroman. Lorsqu'il revient dans la haute société de SaintPetersbourg, on lui apprend vite, dès le début du récit,qu'il est un idiot, un état, un statut qu'il ignorait. Maisl'incongruité de ce roman réside en ce que le Prince admetcette idiotie là où d'autres l'auraient combattue etrejetée, il l'admet car elle lui convient dans la mesure oùil comprend que son idiotie lui confère une force qui luipermet d'affirmer sa singularité en se mouvant dans cettesociété de notables selon sa volonté et ses propres règlesd'existence. Avant la prise de conscience de son idiotie,et dès son arrivée à Saint Petersbourg, Mychkine rencontredes problèmes relationnels avec les autres personnes, d'oùcette première réflexion de la part du Prince : « Ce quiest vrai, c'est que je n'aime pas la société des adultes,des hommes, des grandes personnes […] je n'aime pas cettesociété parce que je ne sais pas comment m'y comporter.4»Ce désamour envers la société ne l'empêche pas de se jugercomme un « heureux de la vie5 » et s'il n'est guèresociable, il n'a aucune honte à faire part de sessentiments dans des lieux où la convenance dicterait de lestaire. Son idiotie sociale vient de là, de ce décalageentre ses pensées, sa sensibilité et des pratiquescodifiées, policées d'aristocrates et de haut-bourgeois quine sauraient le reconnaître comme l'un des leurs. La prisede conscience de son idiotie se dévoile alors sur un fondde doute, un doute portant non pas sur une remise en causede ses qualités et comportements singuliers, mais sur lerôle social de l'idiot, rôle dont il se demande s'il doitl'interpréter ou pas :

4 Fédor Dostoïevski, 1953 pour la traduction d'Albert Monnet, L'Idiot, Paris, éd. Gallimard, coll. Folio, 2 volumes, tome 1, p. 129.5 Ibid. p. 132.

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Il se peut que j'ai des ennuis et des difficultés dansmes rapports avec les hommes. En tout cas, j'ai résolud'être courtois et sincère avec tout le monde ;personne ne m'en demande davantage. Peut être qu'iciencore on me regarde comme un enfant, tant pis ! Toutle monde me considère aussi comme un idiot. Je ne saispourquoi. J'ai été si malade, il est vrai, que cela m'adonné l'air d'un idiot. Mais suis-je un idiot, àprésent que je comprends moi-même qu'on me tient pourun idiot ? Quand j'entre quelque part, je pense : oui,ils me prennent pour un idiot, mais je suis un hommesensé et ces gens-là ne s'en doutent pas.6 

Toute l'idiotie est là, dans cette tension qu'institueDostoïevski entre cet être singulier qui est en train dedevenir idiot et la société qui lui apporte, comme sur unplateau, son idiotie. Le récit devient un jeu, unedialectique entre l'idiot et sa société : le Prince nourritson idiotie en se démarquant des règles sociétales et plusil se démarque, plus sa singularité réelle mais forcée parla société devient une pratique sensée pour lui-même,tandis que les codes, us et coutumes sociétales deviennentincohérentes, absurdes, imbéciles. Si Mychkine accepte sonidiotie, c'est en vertu d'un renversement des valeurs,moins pour remettre en question, subvertir les valeursd'une classe qu'il ne comprend pas, que pour mieux affirmerles siennes. Son acceptation de l'idiotie se fera au mitandu roman où devant une assemblée de notables dont il aprovoqué le courroux en raison de ses maladressescomportementales, Mychkine se fait cetteréflexion : « maintenant la maladresse est sans douteirréparable ! Oui, je suis un idiot, un véritableidiot7 ! ». A partir du moment où Mychkine donne son assentiment àcet état d'idiot, il le devient réellement et cela luiconfère une force, une jubilation. C'est de sa singularitéd'être un idiot accompli qu'il retire de la joie : « Majoie provient de ce que je suis maintenant convaincu qu'aufond cette foule [ faite de rétrogrades et de méchants ]

6 Ibid. p. 131.7 Ibid. p. 420.

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n'existe pas et qu'il n'y a que des éléments pleins devie ».8 Désormais, « l’idée d’être ridicule » ne le troubleplus car « il est parfois bon et même meilleur d’êtreridicule : on est plus enclin au pardon mutuel et àl’humilité.9 » Ce que l’idiot a compris et qui lui confèreune force est que le ridicule est celui qui croit auridicule, endosser la figure de l'idiot devient un jeu oùle plus ridicule n'est pas nécessairement celui que l'oncroit. Cette force est donc plus subtile que celle de ladénonciation ou de la subversion d'une société, elle nedénonce d'ailleurs rien, elle certifie la plénitude d'uneexistence singulière qui ne renonce plus à arborer et àvivre ses propres valeurs comme l'humilité, la sincérité,la pudeur et l'absolue impossibilité de mentir. Si le ridicule est assumé par le Prince Mychkine, celaimplique que l'idiot offre souvent à rire, notamment enraison de sa gaucherie et de son verbe. Ainsi, il ne saitpas comment « on doit donner le bras à une dame10 », demême il parle avec sérieux, sans ironie, ce qui crée undécalage avec ses interlocuteurs et dégage un effet comiquepour une assistance toujours à la recherche de ses ratésoratoires. Le Prince reconnaît d'ailleurs craindre que sonair ridicule ne compromette sa pensée et la discrédite :« Je n'ai pas le geste heureux. Les gestes que je fais sonttoujours à contretemps, ce qui provoque les rires et avilitl'idée. Il me manque aussi le sentiment de la mesure11 ».Cette maladresse pour les gestes usuels du quotidien quiest également une capacité à effectuer des gestes que seull'idiot connaît, Jacques Tati s'en souviendra lorsqu'ilfilme Monsieur Hulot en train de jouer au tennis. Lorsqueson idiot de personnage effectue un service, son geste esttellement singulier et inédit qu'il en devient efficace, desorte que ces adversaires sont si décontenancés qu'ilsdiscréditent et récusent ce mouvement singulier que nulprofesseur ne leur a jamais enseigné. Cependant, tous lesgestes gauches de l'idiot ont un sens et s'ils provoquentle rire, c'est en raison de leur singularité et le rire deceux qui rient de ces gestes peut s'expliquer par leur gêneou leur cécité envers des comportements dont le sens leur8 Ibid. tome 2, p. 381.9 Ibid. p. 38110 Ibid. p. 4111 Ibid. p. 380.

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échappe. Car l’idiotie est pleine de sens, l’idiot possède,en effet, une pensée singulière, nourrie par uneintelligence hors-norme et une intuition hypertrophiée.Affirmer son idiotie est donc endurer les malentendus etles quiproquos mais c'est surtout une forme de résistance àla pensée ambiante, à tout ce qui doit être fait et énoncé« comme il le faut ».  Parmi les idées spéculatives de l'idiot, on trouve unlong discours argumenté sur la théologie et l'Eglise danslequel on apprend que « le socialisme est […] un produit ducatholicisme et de son essence. Comme son frère,l'athéisme, il est né du désespoir12 ». Si l'assistance àlaquelle s'adresse ce discours le juge unanimement commel'expression d' « un chaos de pensées enthousiastes etdésordonnées qui s'entreheurtaient13 », il n'en reste pasmoins que cette tirade « enfiévrée » produit du sens, unsens auquel nul ne s'attendait de sorte que ce discours estimmédiatement discrédité sans que personne ne daignes'intéresser à la surprise suscitée par cette tirade.Seule, parmi les proches de Mychkine, Aglaïa, la fillepuinée du général Epantchine, montre une sympathie voireune compréhension pour les actes et pensées du Prince. Lorsd'un dialogue avec ce dernier, elle lui confie qu'il est« l'homme le plus honnête et le plus droit » et, si elle leperçoit comme malade d'esprit, elle le reconnaît surtoutcomme un être chez lequel « l'intelligence principale est[…] plus développée chez lui que chez chacun d'eux, à undegré même dont ils n'ont aucune idée. » Cette déclarationfaite au Prince, Aglaïa la corrobore par ce principe : « ily a deux intelligences : l'une qui est fondamentale etl'autre qui est secondaire14 ». Ce principe est nonseulement celui d'une jeune fille de général mais il estsurtout celui de Dostoïevski qui reprend une cinquantainede pages après cette distinction dans une curieuseconfession à son lecteur sur ses personnages.L'intelligence secondaire est celle des êtres qui sont« comme tout le monde » c'est-à-dire des personnes de bonnefamille, à l'extérieur avenant, passablement instruites,pas sottes mais sans aucun talent, sans aucun trait

12 Ibid. pp. 367 & 368.13 Ibid. p. 371.14 Ibid. p. 179.

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personnel. Cette absence de singularité se manifeste en ceque ces individus ne pensent rien en propre : ils seprésentent bien mais ne produisent aucune impression. Cespersonnes ne sont pas dénuées d'intelligence mais n'ont pasd'idées originales, elles ont du coeur mais aucune grandeurd'âme. Ces êtres se divisent ensuite en deux catégories :ceux qui ont une intelligence bornée, ce sont les plusheureux car ils peuvent se croire extraordinaires,originaux et se complaire dans cette pensée. Ensuite, il ya les êtres médiocres mais « plus intelligents » quiplacent toute leur intelligence à paraître original, ilsfont parfois même des bêtises au mobile de leur désir dedéployer de l'originalité. L'idiot Mychkine n'appartient à aucune de sescatégories, il se moque de paraître original car il esttoujours déjà singulier. Mais en quoi consiste sonintelligence fondamentale ? Celle-ci ne saurait êtresupérieure, elle consiste simplement en ce qu'elle sait etadmet qu'elle ne saurait être la seule faculté nécessairepour gouverner une vie. Cette intelligence a ceci departiculier qu'elle ne se contente pas d'être performanteen son domaine mais qu'elle accepte d'être débordée,lorsque les circonstances l'exigent, par cette autrefaculté qu'est l'intuition, laquelle lui permet d'êtreouvert et de s'intéresser à quiconque quel que soit sonrang social. Ce qui singularise Mychkine est non seulementqu'il possède des intuitions mais qu'il les suit en toutescirconstances, ce qui lui est propre est que sonintelligence accepte ses pensées intuitives et immédiates.A l'instar de Socrate, cette faculté intuitive anime lePrince sous la forme d'un démon qui lui délivre des « idéessoudaines15 », confirmées et justifiées par les événementsqu'il est amené à vivre. En outre, ses intuitions lesingularisent car il remarque « ce que les autres neremarquent jamais16 », par exemple il voit de belles choselà où un regard commun ne note ni n'observe rien, ce quiprovoque chez l'idiot de l'incompréhension parce que cequ'il perçoit lui semble tellement évident, qu'il necomprend pas pourquoi les autres ne sont pas frappés parune telle évidence. Ainsi, Mychkine ne comprend pas « qu'on

15 Ibid. tome 1, p. 35616 Ibid. p. 196

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puisse passer à côté d'un arbre sans éprouver à sa vue unsentiment de bonheur17 ».

II ] Les fondements philosophiques de la singularitéidiote.

Cette faculté de compréhension, de se mettre au contactimmédiat des choses, l'idiot la doit tout autant à sonintelligence qu'à son intuition. Jean Yves Jouannais ne ditpas autre chose dans son ouvrage L'Idiotie, art, vie, politique,méthode : 

L'idiotie s'apparente […] à quelque philosophie de lacompréhension, attentive à l'expérience immédiate[...]. L'expérience non plus immédiate, mais transmisecomme acquis culturel, se voit écartée sans ambages.Cette philosophie étant hostile à l'intellectualismeformaliste, il faudrait oser le terme de spiritualistepour rendre compte de son essence : la pratiqueesthétisante ou anarchisante de l'idiotie s'imposecomme un "retour conscient et réfléchi aux données del'intuition", pour reprendre les termes de Bergson.Contrairement à l'intelligence, dont la destinationpremière est pratique (fabricatrice d'outils) et dontles notions et principes ne peuvent s'appliquer qu'à lamatière, l'intuition nous permet de coïncider avec ladurée pure (par opposition au temps spatialisé), avecle mouvement libre et créateur de la vie et del'esprit. D'où le fait que Bergson, s'interrogeant surles mécanismes du rire, s'intéresse également auxdifférentes natures du temps.18

17 Ibid. tome 2, p. 383.18 J.J. Jouannais, 2003, L'idiotie, Paris, éd. Beaux-arts magazine, p. 21

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Penser l'idiot à partir de la pensée de Bergson estlégitime car cette dernière réhabilite l'intuition commefaculté de connaissance tout aussi importante quel'intelligence. L'intuition est un acte simple, immédiat,donateur de ce que Bergson nomme l'absolu. Pour comprendrele sens de ce dernier terme, il faut entendre d'abord ladéfinition bergsonienne de l'intuition : « nous appelonsici l'intuition la sympathie par laquelle on se transporteà l'intérieur d'un objet pour coïncider avec ce qu'il ad'unique et par conséquent d'inexprimable.19 » Lorsquel'intelligence tente d'embrasser un objet dans sa totalité,elle est toujours condamnée à tourner autour car elle nepeut que le décrire, narrer son histoire ou encorel'analyser. Mais, ajoute Bergson, « description, histoireet analyse me laissent ici dans le relatif20 », tandis quel'intuition, en me transportant à l'intérieur de l'objetpar un élan de sympathie me donne son caractère absolu.L'exemple donné par Bergson est éclairant : soit un objetdonné tel un poème (mais cela peut être aussi une ville,une personne, une musique etc.), lorsque je le lis avec lesyeux de l'intelligence, je peux décrire ce qu'il narre, jepeux en faire la genèse et l'analyse (formelle, sémantiqueetc.); je peux multiplier les approches sur ce poème,m'instruire de ses traductions dans toutes les languespossibles, j'ajouterai alors des nuances aux nuances,lesquelles « par une espèce de retouche mutuelle, en secorrigeant l'une l'autre, [donneront] une image de plus enplus fidèle du poème qu'elles traduisent, [mais] jamaiselles ne rendront le sens intérieur de l'original.21 ».L'absolu du poème s'oppose aux connaissances relatives, ildésigne sa compréhension parfaite, empathique pour chaquelecteur qui veut et sait le lire pour lui-même, et seulel'intuition est capable de m'emmener à l'intérieur dupoème, de me faire toucher cet absolu inexprimable qui est« parfait en ce qu'il est parfaitement ce qu'il est22 ».Par suite, si Mychkine ressent un sentiment de bonheur à lavue d'un arbre, c'est parce qu'il ne passe pas à côté de19 Henri Bergson, éd. du centenaire, La Pensée et le mouvant, introduction à la métaphysique, Paris, éd. PUF, p. 139520 Ibid. p. 1394.21 Ibid. p. 1395.22 Ibid. p. 1395.

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cet arbre mais qu'il entre en sympathie avec son tronc, sesracines, sa sève, sa frondaison, avec chaque feuille, il setransporte à l'intérieur de cet arbre pour en ressentir sesinexprimables vibrations et palpitations. De même, dans LesVacances de Monsieur Hulot, lorsque celui-ci se retrouve, lesoir, après diner, dans le salon avec les convives del'hôtel qui écoutent paresseusement le jazz d'une radio.Cette musique n'est qu'un fond sonore pour les vacanciers,jusqu'à ce que, intuitivement, M. Hulot se précipite sur lebouton de la radio et monte le son, créant un brouhaha dereproches sonores de la part des convives perturbés. Làencore, Hulot ne comprend pas leur réaction, lui aime lejazz et est en sympathie avec le rythme et les pulsationsde cette musique. Dans ces conditions, de deux choses l'une: soit le jazz s'écoute dans son absolu – en l'occurrence,il s'écoute fort – ; soit il ne s'écoute pas, il faut alorscouper le son mais surtout pas se contenter d'une écouteapproximative, relative du jazz. Cette compréhension intuitive de l'absolu qui estl'apanage de l'idiot a une conséquence temporelle queJouannais évoque brièvement dans son ouvrage. En effet,comme Bergson le démontre dans la deuxième partie del'introduction de La Pensée et le mouvant, « l'intuition […]porte avant tout sur la durée intérieure.23 » Au moment oùl'être ressent une intuition, il n'évolue plus dans le mêmetemps que ses congénères, il ne se meut plus dans un tempssocial, usuel et pratique – temps des horloges et ducalendrier – mais dans sa propre durée ; de manière plusprécise, cela signifie que lors d'une intuition, chaqueêtre retrouve ce qui constitue sa substance dynamiquec'est-à-dire « la continuité indivisible, et par làsubstantielle, du flux de la vie intérieure24 ». Ce flux dedurée est fait d'une pure succession de changementsqualitatifs, qui se fondent, qui se pénètrent sans contoursprécis, sans aucune tendance à s'extérioriser les uns parrapport aux autres, sans que ces changements puissent êtredénombrés, comptabilisés en différents instants dont chacunaurait un début et une fin. Considéré selon le point de vuedes autres, l'idiot souffre alors, selon l'expression dePierre Senges, d'une « infirmité temporelle : il délaisse

23 Bergson, La Pensée et le mouvant, op. cit. p. 127224 Ibid. p. 1273

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l'instant présent25 » ; en revanche, du point de vue del'idiot, le changement pur, la durée réelle constitue lefond de son être parce qu'elle est « chose spirituelle ouimprégnée de spiritualité. L'intuition est ce qui atteintl'esprit, la durée, le changement pur26 ». Par suite,l'idiot étant cet être intuitif par excellence, il évolueau gré de ses intuitions, retrouvant lors de chacuned'elle, le flux indivisible de sa vie intérieure de sorteque son existence se trouve rythmée par des expériences dedurée. L'idiot évolue donc à son propre rythme, ignorantl'urgence du temps des horloges. Nous saisissons ici unesingularité primordiale de l'idiot : il crée intuitivementson idiorrythmie. Ce concept d'idiorrythmie, Barthes le construit à partirde l'étymologie de deux mots grecs : Idios qui signifiepropre, particulier et ruthmos qui propose un autre sensque le rythme. Le ruthmos est utilisé, à l'origine, par desmatérialistes pré-socratique comme Leucippe ou Démocrite.Il désigne la « manière particulière, pour les atomes defluer ; configuration sans fixité ni nécessité naturelle :un fluement.27 » Par extension, le ruthmos est le patternd'un élément fluide, une forme improvisée, modifiable. Apartir de ces précisions, Barthes écrit :

1. idiorrythme, presque un pléonasme, car le ruthmos estpar définition individuel : interstices, fugitivitédu code, de la manière dont le sujet s'insère dansle code social.

2. renvoie aux formes subtiles du genre de vie : leshumeurs, les configurations non stables […] bref, lecontraire même d'une cadence cassante, implacable derégularité.28

En vivant à son propre rythme, l'idiot atteint une formesubtile d'une existence qui lui est propre. Dès lors, plusintéressé à vivre son idiorrythmie qu'à se questionner surson être, une autre singularité de l'idiot est qu'il nerevendique aucune identité. Certes, il possède bien un Moi25 Pierres Senges, op. cit. p. 199.26 Bergson, op. cit. p. 1274.27 Roland Barthes, Comment vivre ensemble, Cours et séminaires au Collège de France (1976-1977), éd. Seuil Imec, 2002, p. 69.28 Ibid. p. 69.

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mais puisque son intériorité est faite de durée, elle nerepose sur aucun fondement intérieur, syable, toujoursidentique à lui-même. Ce que nous apprend l’idiotie estdonc paradoxal : l’affirmation d’une singularité ne reposesur aucune identité. Pour introduire cette distinction,Clément Rosset s'en réfère à la pensée de David Hume :

Le problème tourne ici autour du sentiment, véritableou illusoire, de l’unité du moi, dont on nous assurequ’il est indubitable et constitue un des faits majeursde l’existence humaine, encore qu’on soit incapable dele justifier et même simplement de le décrire. On saitque c’est David Hume qui le premier a mis le doigt surcette impasse philosophique29.

L’analyse de Hume se fonde sur la nature des perceptionsqui déterminent, à chaque instant et d’un instant àl’autre, le Moi :

Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dansce que j’appelle moi, je tombe toujours sur uneperception particulière ou sur une autre, de chaud oude froid, […] d’amour ou de haine, de douleur ou deplaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucunmoment sans une perception et je ne peux rien observerque la perception. Quand mes perceptions sont écartéespour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussilongtemps je n’ai plus conscience de moi et on peutdire vraiment que je n’existe pas. Si toutes mesperceptions étaient supprimées par la mort et que je nepuisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïraprès la dissolution de mon corps, je seraisentièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’ilfaudrait de plus pour faire de moi un parfait néant30.

Que l’idiot ait un Moi profond, cela ne fait aucun doute,mais il sait intuitivement que ce Moi ne repose sur aucunprincipe d’identité, et ce savoir lui confère, à lui seul,une singularité. Grâce à cette indifférence envers les29 Clément Rosset, 1999, Loin de Moi, étude sur l’identité, Paris, éd. de Minuit, p. 13. 30 David Hume, Traité de la nature humaine, livre 1, quatrième partie, cité par Rosset, op. cit. pp. 13 & 14.

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questions d’identité (qu’il réserve aux êtresintelligents), l’idiot se trouve délesté d’un poids : il aabdiqué toute idée d’autobiographie car il a mieux à fairede contempler et d’écrire sa vie : il doit la vivre. C’estce que souligne parfaitement Pierre Senges : « L’idiot est,un point c’est tout ; on connaît peu de personnages quisont de façon aussi intense31 ». Le propre de l’idiot peutse résumer en cette formule : « il est celui qui est »,sans se soucier des règles de la machinerie sociale,l’idiot a l’intelligence de son intuition qui fait que sonMoi est extrêmement incertain. Preuve à l’appui, Senges etRosset convoquent dans un même geste Don Quichotte afin dedonner chair à la figure de l’idiot. Chez Rosset, lepersonnage de Cervantès «  a renoncé à l’illusion del’individualité et de l’identité personnelle. Et jeremarque au passage que Don Quichotte justifie ainsi lasérie de ses folies par une intuition : […] l’influence del’enchanteur Merlin32 ». Chez Senges, Don Quichotte atoutes les qualités requises pour représenter l’idiot : ilest notamment « la solitude achevée [son écuyer n'estchargé que de donner la réplique à un homme seul], ce quilui confère une « étrangeté33 » dans toute l’Espagne. En outre, la dernière caractéristique de l’idiot est lerapport singulier, conflictuel qu’il entretient avec lelangage. Don Quichotte ne parle pas comme ses contemporainsmême s’il parle la même langue : « la parole mal en pointmais très sûre d’elle, convaincue de quelque façon, laparole supposée juste opposée à toute une rhétorique de lafalsification34 ». Si l’idiot connaît des déboires avec la langue qu’ilpratique c’est parce qu’il ne sait pas se plier auxconventions du langage, il ne prononce jamais les parolesqu’il convient de dire car il se refuse de jouer avec tousles aspects symboliques, polysémiques des mots : il est unpragmatique du langage. Pour lui, en toutes circonstances,« dire, c’est faire » pour reprendre le concept d’Austin,de sorte qu’il ne met aucune distance entre les mots et leschoses. Senges souligne ainsi que chez Don Quichotte, iln’y a pas31 Pierre Senges, op. cit. p. 190.32 Clément Rosset, op. cit. p. 45.33 Pierre Senges, op. cit. p. 105.34 Ibid. p. 105.

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La plus petite différence entre la parole prononcée etla réalité qu’elle fait naître : pas un iota, pas unpoil. De quoi proclamer pour de bon Alonso Quijanoprince des idiots, non parce qu’il bat la campagne maisparce que son respect de la parole prononcée, tirade ouvœu, est sans borne35.

La conséquence de cette foi en les mots proférés est quel’idiot est incapable de mentir et est maladroitementfidèle à la sincérité (tel est le cas de Mychkine) ou bienil parle peu (M. Hulot) ou encore il se tait presque, telBartleby, cet idiot extrêmement conscient que toute paroleest le risque d’une erreur. La singularité de l’idiot tient donc en ces quatretraits : il suit ses intuitions, il vit à son propre rythmeses expériences de durée, il est cet être sans identité etses paroles n’ont rien de conventionnel. Cescaractéristiques font de l’idiotie, la liberté même dans lesens où Bergson l’entend. L’idiot, en effet, serait cetêtre qui parvient « par une contraction violente » de sapersonnalité sur elle-même à « ramasser son passé qui sedérobe, pour le pousser, compact et indivisé, dans unprésent qu’il créera en s’y introduisant36 ». Et, ajouteBergson, ces moments où une personnalité se ressaisie elle-même à ce point « ne font qu’un avec des actions vraimentlibres37 ». L’acte est donc réellement libre lorsqu’ilémane du sentiment de la durée, c’est-à-dire la coïncidencede notre moi avec lui-même. Il est intéressant de noter queBergson précise que cette coïncidence admet des degrés :s’il est rare de vivre des moments de réelle liberté pournos personnalités communes, c’est parce que notre viequotidienne se déploie selon un faible degré decoïncidence. En revanche, une existence d’idiot évolue à unrythme où ce degré de coïncidence de son être avec lui-mêmeest maximal, c’est une existence, ajoute Bergson, quiabsorbe l’intellectualité en la dépassant dans des actescréatifs singuliers : une existence où la liberté estconstante et réelle. Si telle est l'ultime singularité de

35 Pierre Senges, op. cit. p. 107.36 Henri Bergson, L’Evolution créatrice, p. 665.37 Ibid. p. 665.

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l’idiot, il nous reste une dernière question : cettesingularité est-elle elle-même singulière ou bien est-ellele paradigme de toute singularité ? Pour répondre à unetelle question, il nous faut désormais envisager les effetsde l’idiotie, c’est-à-dire quelles sont la nature et lesimplications des actes de l’idiot.

III ] Critique de l’idiotie politique

Les Idiots est un film38 de Lars Von Trier, réalisé en1998, qui montre aussi bien les frontières de ce que seraitune idiotie pure, que les limites et l’impossibilité de ceque serait l’idiotie engagée dans une voie politique.L'histoire est celle d'une communauté qui vit en retrait dela société danoise dans une grande villa prêtée par unoncle de l'idéologue de cette communauté : Stoffer. Cedernier est intelligent, cultivé, possède un certaincharisme et à décidé, en réaction à une société bourgeoisequ'il exècre, de devenir idiot, tout du moins de jouer àl’idiot, d’adopter l’idiotie comme mode de vie. Le filmcommence lorsque cette décision est prise, résolutionaffirmée depuis que Stoffer a découvert en lui, ce que Von38 D'autres cinéastes, outre Jacques Tati et Lars von Trier, se sontintéressés à l'idiotie de sorte que des jalons pour une histoire del'idiotie au cinéma peuvent être établis : tout d'abord, il existe deuxadaptations de L'Idiot de Dostoïevski, la première est française, elledate de 1946, et est de Georges Lampin, né lui même à St Petersbourg,le Prince Mychkine est joué par Gérard Philippe. La seconde date de1951 et fut réalisée par Akira Kurosawa, Toshiro Mifune interprètel'idiot. Ensuite, plus récemment, Werner Schroeter a réalisé en 1982 Le Jour desIdiots, le canadien Mike Judge est l'auteur d'une comédie qu'il tourna en2007 et qui s'intitule Idiocracy. Enfin, Bruno Dumont, qui se réclameexplicitement du bergsonisme, met en scène un idiot dans son filmintitulé Flandres. Gummo de l'américain Harmony Korine présente la vie auquotidien d'idiots. Dans cette courte histoire, il faut encorementionner des idiots qui apparaissent dans des films où l'idiotie estlatente, tel Harpo Marx dans La Soupe aux canards (1933) ou encore Une Nuit àl'Opéra (1935).

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Trier nomme, son « idiot intérieur ». Fort de cettedécouverte qu'il juge libératrice de toutes valeurs,Stoffer emmène à sa suite une vingtaine d'amis – tousvolontaires – pour vivre dans une communauté dans laquellechacun apprend à faire l'idiot. Deux finalités animentalors cette expérience : tout d'abord que chaque membre dela communauté, découvre par lui-même, en son moi profond,son idiot intérieur ; ensuite que l'ensemble du groupe viveen idiotie. A cette fin, la communauté s'adonne à desexercices d'idiotie, ils consistent à créer des situations,à l'extérieur de leur villa, où les apprentis-idiots jouentle rôle d'attardés-mentaux face à des membres de la sociétécivile. Ce sera donc des scènes de confrontation qui sejouent dans un restaurant, la rue, un café ou encore dansune usine (laquelle scène évoque M. Hulot dans la fabriquede caoutchouc du film Mon Oncle) où les idiots dénoncent unconformisme bourgeois par des mises en situation de leurcorps. Ainsi, leur inaptitude à effectuer des gestesmécaniques simples dans l'usine provoque la panique chezl'employé chargé de la visite des unités de production, unhomme attentionné, nourri de bonnes intentions maisdécontenancé par des attitudes qu'il ne comprend pas. Le film se découpe en vingt-six scènes, jusqu'à laonzième, les événements se déroulent plutôt bien pour lacommunauté, chacun s'épanouit dans un certain bonheur,s'approchant peu ou prou de son idiot intérieur. Le grouperéussit ce pour quoi il s'est constitué autour de Stoffer :déranger et ébranler en leur certitude les gens« normaux », se moquer de la médiocrité ambiante, duconformisme de la société danoise, mais cette moquerie nepasse par aucune démarche esthétique, elle se veut socialeet politique. Il s'agit, en jouant à l'idiot, dedécontenancer les imbéciles, les bourgeois en leurrenvoyant leur propre image de personnes engoncées dansleur propre certitude, de les placer face à leurs proprescontradictions et mesquineries. La communauté des idiotsmontrent aux habitants des quartiers cossus et confortablesqu'il est possible de vivre d'une autre manière, qu'unesociété peut s'organiser autrement qu'en se référant qu'auxseuls intérêts particuliers, qu'au seul lucre et profitpersonnels. En adhérant à ce projet politique, les membresde la communauté persévèrent en leur idiotie, devenant peu

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à peu de vrais idiots, sous la férule de Stoffer, leurmeneur. Cependant, à partir de la onzième scène, la communautéva progressivement imploser, démontrant l'impossibilitépour des idiots, ayant acquis chacun leur singularité, devivre ensemble. Le premier symptôme de cette implosion estle fait de Suzanne, la moins douée du groupe en idiotie quicomprend moins les idées de Stoffer qu'elle ne les admire.Suzanne invite à la villa de véritables handicapés-mentaux,mais cette visite crée chez certains membres du groupe, untel élan excessif de compassion envers ces handicapésqu'ils en oublient de faire l'idiot. Seul Stoffer, l'idiotsouverain, fulmine et résiste à ce généreux élan desympathie car il prend conscience que les membres de sacommunauté n'ont pas encore intégré son projet politiqued'idiotie. La fusion des deux groupes à laquelle il assisten'est pour lui que confusion : sa communauté se laissesubmerger par un sentiment bourgeois de compassion nimbé dereligiosité et en oublie sa mission politique. Cette impossibilité de vivre en acte l'idiotie encommunauté va aller crescendo. L'un des membres décide dequitter le groupe, de retourner à la réalité et à sescontingences car il doit se remettre à travailler : pourlui, la parenthèse du jeu de l'idiotie se referme, pourStoffer cette auto-éviction qui le rend nerveux est lesigne que l'idiotie intérieure pourrait n'avoir aucuneincidence sur le monde extérieur. Afin de ressouder leurgroupe, les idiots se proposent alors d'organiser une fêteentre eux. Celle-ci est d'abord joyeuse, les idiots secomportent comme tels, sont dignes de leur rang jusqu'à ceque Suzanne demande à Stoffer de choisir un jeu. A lasurprise générale, celui-ci propose une partie de débauchesexuelle. Cette partouze est d'ailleurs fraternelle,Suzanne d'abord réticente, succombe rapidement aux avancesdrôles et chaleureuses de ses partenaires. Cette scènefilmée par Lars Von Trier n'est pas le symbole d'unedécadence morale mais le signe d'une dégénérescence dugroupe puisqu'elle se conclut sur l'acte le moinsrévolutionnaire, le moins singulier qui soit : l'avènementd'un couple, d'un homme et d'une femme qui s'aiment c'est-à-dire, pour Stoffer, la résurrection du symbole de toutesociété bourgeoise. Stoffer, ulcéré, dégoûté et meurtri par

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l'avènement de ce couple imprévu comprend que l'idiotie nepeut ni se décréter pour autrui, ni se partager et que sonidiotie ne peut être que singulière. Le meneur et idéologuede la communauté précipitera la chute de celle-ci enconfiant à chacun de ses membres une mission idiote dont ilsait qu'elle est impossible à réaliser. C'est donc surl'échec de l'idiotie comme force politique que se conclutle film laissant son spectateur sur l'idée que l'idiotie nepeut être que singulière puisque dès qu'elle se veutplurielle, elle est voué à l'échec. En ce sens, lasingularité de l'idiot est le paradigme de toutesingularité possible, ce qui signifie aussi qu'il y a unedimension, une propension à l'idiotie chez tout êtresingulier.

Conclusion : l’idiotie dans les arts (l’enjeu ontologique)

Si tout idiot est marginalisé par la société danslaquelle il vit, si l'idiotie ne saurait créer aucun liensocial pour un vivre en commun, il appert que le seul champpossible d'expression pour l'idiot est le domaine des arts,le seul champ dans lequel il peut créer, s'exprimerlibrement, indépendamment de toutes règles établies.L'idiotie dans les arts se déploie selon deux modalités :soit c'est un artiste qui crée un personnage d'idiot, soitc'est la singularité de l'artiste qui le détermine à fairel'idiot ou à le devenir. Dans la première catégorie, noustrouvons outre le Prince Mychkine et Don Quichotte,Mangeclous d'Albert Cohen, Benji de Faulkner, Plume d'HenriMichaux, Pickwick de Dickens, Yorick de Sterne, Ménalque deLa Bruyère, Pnine de Nabolov, Simon Klaus de Robert Walseretc. Dans la seconde catégorie, des artistes comme RobertFilioux (auteur de l'ouvrage Idiot-ci, Idiot-là), Antonin Artaudlui-même dans son dernier livre Suppôts et suppliciations,Maurizio Catellan, Wim Delvoye, Arnaud Labelle-Rojoux,Gilles Barbet, le compositeur et chanteur Iggy Pop auteurde l’album the Idiot, etc. Pour les deux catégories, ces listes ne sont pasexhaustives et l'idiotie concerne tous les arts. Ainsi, enmusique, le compositeur, poète, compositeur, musicien etinstrumentiste Moondog me semble un cas particulièrementréussi de ce qu'est un idiot et de ce que la singularité

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signifie. De son vrai nom Louis Thomas Harding, Moondog,devenu aveugle à l'âge de seize ans, a passé, à partir de1947, la majorité de sa vie dans les rues de New-York,vivant tel un clochard mais de son propre choix. Si êtreidiot signifie vivre selon ses propres règles et pratiquesen fonction des caractéristiques que nous avons évoquées,alors Moondog, surnommé le clochard de la sixième avenue,est un véritable idiot. En effet, Moondog crée tout, c'est-à-dire il façonne toutes les composantes de son existenceselon ses propres règles : son mode de vie mais aussi sesvêtements, ses poèmes, ses instruments de musique et sespropres compositions, aux rythmes inédits, inspirées de lamythologie scandinave et de la musique du Moyen-âge. Parmises amis qui s'arrêtaient sous son porche de porte préférépour parler avec lui, il y avait, entre autres, CharlieParker, (à sa mort prématurée, Moondog écrira en samémoire, son morceau devenu le plus célèbre Bird's lament),Duke Ellington, Charles Mingus, Benny Goodman et MilesDavis. Grâce à ses relations rencontrées dans la rue, ilréalise ses premiers enregistrements pour le label SMC. Sesmoyens sont précaires mais cela ne lui empêche pasd'inventer la musique qu'il veut entendre. Il est ainsil'inventeur de la technique du re-recording qui consiste àenregistrer piste par piste toutes les parties d'unecomposition puis de les remixer. N'ayant pas à sadisposition des instruments traditionnels de musique, ilcrée les siens tels le Dragon's Teeth, le Hûs, le Oo, leTrimba ou encore le Uni. Dans le morceau Perpetual motion,dont le tempo est écrit en 7/4 temps, Moondog joue sur deuxpistes du Oo et du Trimba. Le premier est un instrument àcordes fixées sur un triangle en bois, le second se composede deux tubes en acajou, de forme triangulaire avec unecymbale directement rattachée à chaque bois. La base et lesommet des tubes sont recouverts d'une peau de cuir souple.Pour frapper ces singuliers tambours, Moondog utilise unemaracas dans la main droite pour jouer la ligne rythmiqueet une clave dans la main gauche pour battre des micro-rythmes ajoutés. Entre 1953 et 1957, Moondog enregistreraneuf disques, albums dans lesquels on peut entendre desbruits enregistrés dans les rues de New-York (des moteursde voiture, des klaxons, le bavardage des piétons, dessirènes de bateaux) mais aussi des croassements de

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grenouille qu'il mixe avec un quatuor à cordes dont leréglage de la contrebasse est inhabituel puisque la cordede Mi est accordée en Ré et celle de La en Sol, un pianomodifié, des comptines japonaises, des cris de singe, unorgue pour enfant et le récit de ses propres poèmes. Repérépar la firme Columbia, celle-ci lui offre la possibilitéd'enregistrer, en 1969, un disque avec les moyenstechniques qu'il désire. Sur ce disque éponyme où jouentensemble musiciens de jazz et membres du New-YorkPhilarmonic, Moondog laisse libre cours à sa créativité endéveloppant notamment, dans ses symphonies, une techniquede canons liée à l'esthétique musicale du XVIe siècleanglais ; cette technique qui s’inspire de l’Ostinato est« quelque chose qui, une fois commencée, se poursuitcontinuellement sans être abandonnée ». Même avec le succèset l'argent qui va avec, Moondog continue de vivre et dejouer dans la rue jusqu'en 1971, demeurant cet être libre,artiste idiot intransigeant sur ses choix et ses modesd'existence et de création. Par cette figure de l’artiste en idiot, nous voyons làl’expression d’une singularité qui va à l’encontre duPortrait de l’artiste en travailleur défendu récemment par lesociologue Pierre-Michel Menger. Dans son ouvrage de 2002,ce dernier y défend la thèse suivante :

Non seulement les activités de création artistique nesont pas ou plus l’envers du (monde) du travail, maisqu’elles sont au contraire de plus en plus revendiquéescomme l’expression la plus avancée des nouveaux modesde production et des nouvelles relations d’emploiengendrés par les mutations récentes du capitalisme39.

Suivant cette approche qui se veut réaliste dans le sens oùnos sociétés sont sous l’emprise du système capitaliste, iln’y a aucune raison pour que le travail artistique aitéchappé à cette emprise de sorte que désormais, ayant vécuune mutation radicale, il se caractérise par ces critères :

fort degré d’engagement dans l’activité, autonomieélevée dans le travail, flexibilité acceptée voire

39 Pierre-Michel Menger, , 2002, Portrait de l’artiste en travailleur, Paris, éd. Seuil, coll. La République des idées, p. 8.

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revendiquée, arbitrages risqués entre gains matérielset gratifications souvent non monétaires, exploitationstratégique des manifestations inégalitaires dutalent…40

Si l’artiste contemporain possède effectivement cesqualités, on comprend pourquoi il devient un modèle ducapitalisme, il est néanmoins significatif que des qualitéstelles que l’authenticité, la singularité sont absentes decette liste. Dès lors, puisque dans toute figure de lasingularité s’inscrit une propension à l’idiotie, on voitmal comment l’idiot pourrait être le modèle à suivre pourun travailleur d’une société capitaliste. Par conséquent,soit Menger a raison, ce qui signifie que nos sociétésn’ont que faire des êtres singuliers, sinon lesmarginaliser et produire un art où la singularité n’estplus une valeur ; soit en oubliant précisément de penser lasingularité inhérente à tout artiste, Menger se trompe.Cependant, une troisième voie est possible : l’idiot commefigure de la singularité peut certes devenir un modèle nonpas économique, ni politique mais ontologique afin deredonner du sens à nos existences qui ont plus que jamaistendance à être réduits à la grisaille, nivelés par le bas,dominés par cette dictature intangible et confortablequ’Heidegger nommait le « on », lequel n’est que le refletde nos sociétés modernes.

40 Ibid. p. 9.

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