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Thémata. Revista de Filosofía, 41: 443-466 (2009). UNE EXPLICATION CAUSALE DE LA HIÉRARCHIE NATURELLE Propriétés et limites du naturalisme d’A. N. Whitehead Miguel Espinoza Jusqu’à aujourd’hui il n’y a pas de théorie nous permettant de comprendre la nature de la vie, mais je dois affirmer que l’étude du contrôle hiérarchique formera la base de telle théorie. Howard H. Pattee INTRODUCTION La présente réflexion, accompagnée par la philosophie de l’organisme d’Alfred North Whitehead, vise à décrire un espace naturaliste, métaphysique et réaliste dans lequel on peut plonger le problème de l’explication de la hiérarchie naturelle. En ce qui me concerne, je soulignerai qu’une telle explication doit être nécessairement causale, condition non requise par Whitehead, bien que, comme nous le verrons, la causalité est bien présente dans son exposé. Ce cadre naturaliste, métaphysique et réaliste peut être considéré également comme un antécédent et comme un prolongement spéculatif et rationnel de la recherche scientifique, laquelle est destinée à expliquer la formation de la hiérarchie naturelle avec ses propres moyens. Whitehead partage l’idée que la nature est composée d’entités et de strates émergentes mathématiques, physiques, biologiques, psychiques, etc. J’ajoute que les descriptions
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Une explication causale de la hiérarchie naturelle. Propriétés et limites du naturalisme d’A. N. Whitehead

Jan 18, 2023

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Matteo Martelli
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Page 1: Une explication causale de la hiérarchie naturelle. Propriétés et limites du naturalisme d’A. N. Whitehead

Thémata. Revista de Filosofía, 41: 443-466 (2009).

UNE EXPLICATION CAUSALE

DE LA HIÉRARCHIE NATURELLE

Propriétés et limites du naturalisme d’A. N. Whitehead

Miguel Espinoza Jusqu’à aujourd’hui il n’y a pas de théorie nous permettant de comprendre la nature de la vie, mais je dois affirmer que l’étude du contrôle hiérarchique formera la base de telle théorie.

Howard H. Pattee

INTRODUCTION

La présente réflexion, accompagnée par la philosophie de l’organisme d’Alfred North

Whitehead, vise à décrire un espace naturaliste, métaphysique et réaliste dans lequel on peut

plonger le problème de l’explication de la hiérarchie naturelle. En ce qui me concerne, je

soulignerai qu’une telle explication doit être nécessairement causale, condition non requise

par Whitehead, bien que, comme nous le verrons, la causalité est bien présente dans son

exposé. Ce cadre naturaliste, métaphysique et réaliste peut être considéré également comme

un antécédent et comme un prolongement spéculatif et rationnel de la recherche scientifique,

laquelle est destinée à expliquer la formation de la hiérarchie naturelle avec ses propres

moyens.

Whitehead partage l’idée que la nature est composée d’entités et de strates émergentes —

mathématiques, physiques, biologiques, psychiques, etc. J’ajoute que les descriptions

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scientifiques de l’ontologie et de la dynamique à chaque niveau sont généralement assez

satisfaisantes. D’autre part comment ne pas reconnaître qu’on est assez loin d’obtenir une

explication causale satisfaisante du processus qui fait émerger une strate des strates

préexistantes. La difficulté est essentiellement conceptuelle : le physicalisme et le

spiritualisme, des doctrines concurrentes de l’émergentisme dans la tentative d’explication de

la diversité naturelle, signifient une bifurcation, insoutenable, de la nature, une absence

d’explication unitaire qui ne sera pas comblée sans une révision des concepts de base du

physicisme et du spiritualisme. Ainsi, au moment de chercher avec Whitehead une explication

causale de la hiérarchie naturelle, on exposera sa conception de l’entité actuelle, sorte

d’atome ; la collaboration entre la cause efficiente et la cause finale, et le développement de la

notion de concrescence en tant que constitution réelle interne de toute entité. Et je ne

manquerai pas de faire remarquer, quand cela sera nécessaire, les différences entre la

philosophie whiteheadienne et le naturalisme intégral tel qu’il est conçu dans cet essai.

Mon objectif est, par conséquent, double : primo, exposer l’une des façons de concevoir

la hiérarchie naturelle en faisant une brève description des classes d’entités ou de systèmes

qui existent et des différentes strates naturelles ; secundo, proposer quelques observations

concernant l’explication de la hiérarchie. En tant que pièce d’une réflexion guidée par la

tentative d’esquisser un naturalisme intégral ou compréhensif, il s’agit, comme d’habitude

dans cet essai, d’éviter à la fois les excès réductionnistes du physicisme et l’idée vitaliste

selon laquelle il y a seulement des discontinuités infranchissables entre, d’une part,

l’inorganique, et, d’autre part, les phénomènes biologiques et psychiques.

Considérez ces quatre thèses: (I) La nature est composée d’entités émergentes ; (II) Il

existe une hiérarchie d’entités et de strates ; (III) Rien, ni les entités, ni les strates, ni les

propriétés, ni les relations ni les comportements des êtres ne résultent du hasard mais ils sont

tous, sans exception, causalement déterminés. Et attendu que la relation causale présuppose la

continuité spatiotemporelle entre l’ensemble des entités et des processus appelés « cause » et

les phénomènes appelés « effet », il s’ensuit que (IV) La formation d’entités et de strates

comporte non seulement des discontinuités mais, également et nécessairement, des continuités

spatiotemporelles.

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§ 1. — ÉMERGENCE ET ÉMERGENTISME

Pour mieux comprendre la signification des thèses énoncées ainsi que la notion de

hiérarchie, j’examine quelques concepts-clés. « Émergence » ne jouit pas d’une signification

unanimement acceptée. Pour ma part je l’emploie, en un sens faible, pour reconnaître d’une

part qu’il y a des nouveautés ontologiques qui conforment l’échelle naturelle (nous y

reviendrons), et, d’autre part — ce qui explique le caractère faible de cet émergentisme — pour

affirmer que les nouveautés ontologiques doivent s’expliquer par le déterminisme causal des

quatre causes de la tradition aristotélicienne. L’émergentisme est donc un anti-

réductionnisme : ce n’est pas le cas que toutes les nouveautés et que toutes les influences

causales s’expliquent seulement par l’inférieur, par l’action exclusive des éléments et des

causes physicochimiques.

Le terme « émergence » fut utilisé durant la deuxième moitié du 19ème siècle et les

premières décennies du 20ème siècle notamment par des auteurs tels que George-Henry

Lewes, Samuel Alexander et C. Lloyd Morgan. Selon Alexander,

l’émergence d’une nouvelle qualité à un certain niveau d’existence signifie qu’à ce niveau vient à l’être une certaine constellation ou collocation de mouvements appartenant à ce niveau et possédant la qualité qui lui est propre ; et cette collocation possède une nouvelle qualité distinctive d’un complexe supérieur. Cette qualité et la constellation à laquelle elle appartient sont à la fois nouvelles et exprimables sans reste en des termes propres au niveau duquel elles émergent ; c’est ainsi que l’esprit est une nouvelle qualité distincte de la vie, avec ses méthodes propres de comportement… non pas purement vital, mais aussi vital.1

Les auteurs que l’on pourrait classer d’émergentistes sont nombreux et des différences

les séparent, mais l’essentiel se trouve dans ces lignes d’Alexander. Le mot d’Alexander peut

être analysé comme suit : (I) On postule que dans la nature il y a plusieurs niveaux ou

plusieurs strates d’existence. C’est ce que je nomme ici « la hiérarchie naturelle ». Cela veut

dire que tout ce qui existe, d’un point de vue ontologique, ne s’équivaut pas. Le problème

principal de cette affirmation est de trouver des critères convaincants pour séparer les

différents niveaux ou strates du monde. L’absence de critères qui fassent l’unanimité explique

que tous les émergentistes ne distinguent pas exactement les mêmes strates. (II) On postule

qu’à un certain niveau il y a apparition de quelque chose de nouveau, soit d’une nouvelle

entité, d’une nouvelle propriété, d’une nouvelle relation ou d’un nouveau comportement.

Dans la nouveauté il y a des propriétés absentes dans les parties appartenant aux strates

1 Samuel Alexander, Time, Space and Deity, I, éd. Dover, New York, 1966, p. 45.

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précédentes qui la constituent. (III) L’idée suivante introduit un problème difficile : « Cette

qualité et la constellation à laquelle elle appartient sont à la fois nouvelles et exprimables sans

reste en des termes propres au niveau duquel elles émergent. » Il s’agit du rapport entre

l’épistémologie et l’ontologie. Si les termes de la description de la nouveauté sont ceux du

niveau qui la voit naître, où est donc la discontinuité, la nouveauté ontologique ? (IV) La

nouveauté est une certaine constellation, c’est-à-dire un nouvel ensemble de positions et de

mouvements, bref un nouveau mécanisme que l’on pourrait concevoir comme plus ou moins

matérialiste.

Aujourd'hui l'opinion unanime est d'attribuer la naissance de l'idée d'émergence à John

Stuart Mill, à sa distinction entre les lois hétéropathiques et les lois homopathiques. Dans son

Système de logique déductive et inductive il écrit:

Le principe de la proportionnalité des effets aux causes ne peut pas être appliqué aux cas dans lesquels l'augmentation de la cause altère la qualité de l'effet, c'est-à-dire dans lesquels la quantité surajoutée à la cause ne se compose pas avec elle, mais les deux ensemble produisent un phénomène entièrement nouveau... Ainsi, ce prétendu axiome de la proportionnalité des effets à leurs causes fait défaut juste au point où fait défaut aussi le principe de la Composition des Causes, c'est-à-dire, là où le concours des causes est tel qu'il détermine un changement dans les propriétés du corps et le soumet à de nouvelles lois plus ou moins différentes de celles auxquelles il était soumis auparavant.2

Je trace l'origine de l'idée d’émergence où de nouveauté à Aristote. Voici un passage entre

autres:

Mais la génération et la corruption absolues et complètes ne sont pas définies, comme certains philosophes le soutiennent, par l'union et la séparation, tandis que le changement dans le continu serait l'altération. Bien au contraire, c'est là où toute l'erreur réside. Il y a, en effet, génération et corruption absolues, non pas du fait de l'union et de la séparation, mais quand il y a changement total de telle chose à telle autre chose.3

Quand les composants agissent ensemble dans le nouvel être (pensez aux éléments

physicochimiques d’une cellule), cet être manifeste en acte de nouvelles propriétés et de

nouveaux comportements qui existaient en puissance dans les éléments. Et les composantes

qui existaient en acte avant le changement substantiel ne disparaissent pas pour autant mais

continuent à exister potentiellement dans la nouvelle entité, raison pour laquelle on peut les

retrouver par analyse. La façon philosophique de parler de puissance et d’acte est implicite

dans une science qui se donne comme objectif de savoir précisément et concrètement

2 John Stuart Mill, Système de logique déductive et inductive, (1843), Livre III, Ch. VI, § 3 « Les effets sont-ils proportionnés à leurs causes ? », éd. française Librairie Philosophique de Ladrange, Paris, 1866. 3 Aristote, De Generatione et Corruptione, I, Ch. 2 : 317a 17-24, éd. française Vrin, Paris, 2005 (les italiques sont miennes).

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comment les qualités des éléments se transforment en qualités des composés. Et si on peut

retrouver les éléments par analyse du tout, cela implique que, sans perdre leur identité

d’origine, ils ne sont pas immuables, comme les atomes ont été conçus à un moment donné,

car ils sont adaptables et sensibles à leur nouvelle configuration ; les éléments s’accommodent

aux nouvelles lois et se laissent contrôler par le tout. Par exemple, chez les personnes, puisque

nous pensons avec des neurones composés d’électrons, ceux-ci suivent non seulement les lois

de la physique mais ils obéissent à un composé de lois physiques, biologiques et

psychologiques ; toutefois, si l’organisme est analysé, on retrouve en acte les propriétés et les

lois purement physiques. On se demande donc, au point de vue des idées, ce qu'il y a de

nouveau dans l'émergence des modernes — mais en général, en philosophie, il est difficile de

trouver des idées dont les origines ne remontent pas à l'Antiquité Classique.

§ 2. — LE DÉTERMINISME CAUSAL PRODUCTEUR DE PROPRIÉTÉS ÉMERGENTES

Voici d’emblée deux problèmes difficiles : 1° attendu qu’on reconnaisse, comme je le

fais, l’existence de propriétés ontologiquement émergentes, est-il ontologiquement cohérent

de postuler qu’elles soient produites par un déterminisme causal universel ? 2° Étant donné

que toute nouveauté doit être exprimée avec des combinaisons de concepts préexistants,

même s’il y avait des innovations ontologiques, comment pourrions-nous les exprimer, et, par

conséquent, comment pourrions-nous qu’elles existent ? La réponse que j’essaie de rendre

plausible est qu’ontologiquement il faut distinguer la nouveauté absolue de la nouveauté

relative. La prémisse du déterminisme causal universel exclut toute nouveauté absolue, la

création ex nihilo. Seule la nouveauté relative est possible. Et cette nouveauté relative est

exprimable avec de nouvelles combinaisons d’idées de concepts préexistants, ainsi que grâce

à la formation de noveaux concepts, résultat de nouvelles intuitions et de nouvelles

perceptions, car je ne partage pas le pessimisme selon lequel la science et la philosophie

seraient incapables de multiplier et d’améliorer leurs concepts.

On dira que cette façon de concevoir l’émergence est inusitée, qu’elle enlève une partie

essentielle au concept original d’émergence. Si c’est le cas, il faut assumer cette diminution et

c’est pourquoi je qualifie volontiers mon idée d’« émergentisme faible ». Le terme

« émergence » est pourtant conservé car, étant donné deux niveaux contigus de la hiérarchie

naturelle, il existe, en effet, au niveau supérieur, de nouvelles propriétés, de nouvelles lois et

de nouveaux comportements comme conséquence des nouvelles relations entre les éléments

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du niveau inférieur. Et ces nouvelles relations sont constitutives d’une nouvelle dynamique

entre les éléments anciens, nouvelle dynamique qui est, à son tour, la composante explicative

essentielle de l’innovation. Les êtres ultimes de la physique, particules et champs, sont

ontologiquement si loin de propriétés émergentes telles que la pensée consciente, qu’on se

demande quelles propriétés extraordinaires on devra ensuite attribuer aux relations

constitutives de la nouvelle dynamique pour qu’une entité ou une nouvelle fonction, telle que

la conscience ou le moi conscient, puisse apparaître.

L’émergentisme décrit-il vraiment une situation ontologique, ou bien est-il un

commentaire purement épistémologique ? Du fait que le réductionnisme n’explique ni la vie

ni la conscience avec des catégories physicochimiques, l’émergence est, au moins

aujourd’hui, une réalité épistémologique. Maintenant la question de savoir si l’émergence est

aussi une caractéristique du réel est un problème plus compliqué et ouvert où se mélangent

des questions de fait, des questions de concepts et des questions d’appréciation. D’après la

métaphysique d’Aristote, le changement total d’une chose en une autre signifie un

changement de forme, et d’après la métaphysique whiteheadienne, le changement total d’une

chose en une autre signifie que les composants se sont organisés en une nouvelle

concrescence, ont donné lieu à une nouvelle synthèse, et la nouveauté révèle des propriétés

émergentes.

Étant donné que la hiérarchie naturelle montre des discontinuités et des continuités, ce

que je viens de dire suggère trois façons de concevoir l’émergentisme : 1° L’émergentisme

sans déterminisme causal universel. Il expliquerait les discontinuités entre les strates sans

rendre compte des continuités. 2° L’émergentisme avec déterminisme causal physicochimique

(déterminisme des causes efficaces). Il expliquerait les continuités sans rendre compte des

discontinuités. 3° L’émergentisme avec le déterminisme causal des quatre causes

aristotéliciennes. Il rendrait compte des continuités et des discontinuités. Dans cet essai je

soutiens cette troisième sorte d’émergentisme.

Ainsi, la reconnaissance des quatre causes aristotéliciennes est, de mon point de vue,

essentielle à la notion de déterminisme causal et à la conception de l’émergence. L’action de

la forme et de la finalité est manifeste surtout dans les phénomènes de la matière vivante :

elles guident l’action de la matière et des forces agissantes. Ainsi, si l’émergentisme (faible)

est une alternative au réductionnisme physicaliste, c’est essentiellement parce que l’ontologie

du premier inclut une conception de la causalité plus riche que ce dernier.

La base rationnelle du déterminisme causal est ce grand principe, déjà rencontré dans

notre essai, énoncé depuis l’Antiquité Classique, entre autres, par Lucrèce : rien ne sort de

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rien ni ne va vers le néant. L’accent est placé sur les notions de cause et de causalité. La cause

est quelque chose de spécifique et de réel qui participe à la production d’une chose ou d’un

phénomène. La causalité est un principe concernant le mode de production des choses. Le

déterminisme est l’idée selon laquelle l’avenir et le passé de quelque chose sont,

respectivement et en principe, prévisibles et rétrodictibles, une fois en possession des lois, de

préférence causales, qui ordonnent les phénomènes.

Si l’idée magique selon laquelle une chose peut exercer une influence instantanée à

distance était vraie, alors l’espace et le temps seraient annulés car l’influence n’aurait pas

besoin d’occuper de proche en proche l’espace et le temps entre la cause et l’effet. L’idée de

trou ou de vide absolu dans l’espace, dans le temps ou dans la matière répugne à

l’entendement, et ce rejet signifie l’origine de la pensée scientifique, philosophique et

rationnelle. La pensée rationnelle a commencé avec la reconnaissance d’un monde unique,

d’un seul espace, d’un seul temps et d’une seule matière.

Si les vides absolus y sont exclus, il s’ensuit que l’espace, le temps, la matière et

l’influence causale sont au moins quantitativement continus. Par contre, selon les

changements que l’on considère, il est juste d’affirmer que la matière, l’espace, le temps et

l’influence causale peuvent être qualitativement discontinus. Ainsi, étant donné deux strates

contiguës de la hiérarchie des systèmes, ce que la strate supérieure conserve de la strate

inférieure exprime une continuité causale quantitative et qualitative, tandis que les propriétés,

les lois et les comportements émergents expriment, d’une part, une continuité quantitative,

mais, d’autre part, une discontinuité qualitative. Par exemple, chez les animaux, on constate

d’une part l’existence d’une strate chimique en continuité quantitative avec la strate physique

due aux composantes physiques des processus chimiques et, d’autre part, une discontinuité

qualitative due aux propriétés typiquement chimiques de cette strate relativement supérieure ;

on constate l’existence d’une strate biologique physicochimiquement composée et, par

conséquent, une continuité quantitative ; mais il y a aussi une discontinuité qualitative sans

laquelle il n’y aurait pas de distinction entre le vivant et le non vivant, et ainsi successivement

jusqu’à l’apparition des sociétés composées d’individus conscients de leur moi.

Le petit oiseau qui utilise son bec comme marteau fait appel à son substrat physique,

mais ensuite quand il réunit des petites branches pour construire son nid, la strate physique est

guidée par celle, biologique, de son instinct. Entre les strates, nous l’avons affirmé, il y a une

différence qualitative, une hiérarchie. Avec la notion de hiérarchie nous voulons attirer

l’attention sur le fait que dans les objets complexes il y a une organisation guidée par un

principe directeur : des causes multiples physiques et chimiques sont guidées, ordonnées,

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interprétées et évaluées en vue de former des systèmes vivants tels que l’estomac, la vision ou

l’animal tout entier. On s’accorde à dire qu’on mesure la supériorité d’un système par la

variété de la nature des parties qui le composent et qui collaborent à la production d’une fin

unique, c’est-à-dire qu’un système est d’autant plus riche que son unité dans la multiplicité

l’est, ainsi l’œil humain est supérieur à l’œil de la grenouille.

Chaque niveau possède ses propres règles qui contrôlent le comportement des

composants. La hiérarchie assure la cohérence et l’harmonie de l’ensemble : l’influence du

niveau supérieur limite l’action des éléments du niveau inférieur en les intégrant au plan

d’ensemble. On comprend qu’ici le processus le plus intéressant et le plus difficile à expliquer

soit la dynamique qui se développe entre les différents niveaux : de quelle façon le niveau

inférieur conditionne le niveau supérieur et, à son tour, de quelle façon le niveau supérieur

limite les degrés de liberté du comportement des composantes du niveau inférieur pour les

incorporer à la forme globale. C’est en pensant aux composantes de chaque niveau et aux

propriétés dont elles doivent être dotées, ainsi qu’au problème du rapport dynamique entre les

strates des systèmes, que j’ai choisi les idées whiteheadiennes examinées dans cet essai.

Depuis la naissance de la science moderne on pense que la composition et la dynamique

de chaque strate de la hiérarchie est descriptible et explicable par la science correspondante.

L’échelle comtienne des sciences donne une idée assez précise de ce que l’on veut dire. Le

complément de cette hypothèse présuppose que la dynamique à la frontière entre les strates,

facteur clé dans la description et dans l’explication de l’organisation des êtres vivants et

conscients, serait descriptible et explicable par les catégories de la théorie de l’évolution telles

que les variations aléatoires et la sélection naturelle. Bien que dans cette théorie les causes

formelles et finales soient absentes, les variations aléatoires ne sont pas dépourvues de causes

efficaces physicochimiques : l’aléatoire signifie qu’il n’y a pas de relation directe entre ce

dont un organisme aurait besoin pour survivre et ce qu’il obtient (Lamarck, on s’en souvient,

avait proposé le contraire). La théorie de l’évolution est, bien évidemment, indispensable : le

problème difficile pour les spécialistes est d’évaluer la portée explicative, exhaustive ou non,

de ses mécanismes. D’après mon idée de l’explication, expliquer signifie monter dans

l’échelle de la nécessité, exposer la nécessité dans le déterminisme causal producteur d’un

phénomène.4 Il s’ensuit qu’une explication n’est pas tout à fait satisfaisante dans la mesure où

il y a des zones abandonnées au hasard, au jeu de petites causes efficientes non dirigées par

une nécessité. C’est pourquoi, au moment de comprendre l’adaptation, il serait sage de

4 Cf. e.g. M. Espinoza, Théorie du déterminisme causal, op.cit., pp. 213 et s.

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compléter les mécanismes darwinistes par l’introduction des causes formelles et finales

naturellement conçues, par la considération de quelques mécanismes mathématiques tels que

la recherche de solutions optimales aux problèmes posés par le besoin d’adaptation. En

définitive c’est par sa valeur pour la révision des aspects conceptuels et causaux de

l’explication de la hiérarchie naturelle, ainsi que par sa valeur pour la conception des

composantes des entités, que l’étude de Whitehead a été choisie à ce point de notre enquête.

§ 3. — L’ENTITÉ ACTUELLE

Une des préoccupations principales de Whitehead, que tout naturaliste intégral et vrai

partage, consiste à élaborer un système d’idées capable d’accueillir les différents aspects et

valeurs des choses, ainsi que l’expérience humaine, riche et variée, tâche inusitée dans une

époque dominée par la perspective étroite des sciences naturelles : j’ai à l’esprit la nature et la

portée de l’ontologie, de la sémantique et de la méthodologie de ces dernières. Dans ce

contexte, on ne peut qu’apprécier chez Whitehead l’intuition aigue de la profondeur et de la

complexité de la nature.

D’après le postulat principal de l’émergentisme qui aspire à rendre compte de la

hiérarchie naturelle, primo, tout ce qui existe est fait des mêmes entités ultimes, secundo, des

nouvelles relations entre les éléments constituent une nouvelle dynamique qui signifie la

naissance d’une nouvelle entité dotée de nouvelles propriétés et de nouveaux comportements

régis par de nouvelles lois. On doit donc se former une idée de la nature des entités ultimes

ainsi que des relations causales entre les entités et entre les différents niveaux. Une brève

digression sur les formalismes nous fera mieux comprendre le programme de Whitehead

pertinent pour notre discussion. Premièrement, les abstractions ou concepts fondamentaux tels

que la substance, l’espace, le temps et la causalité sont du plus haut intérêt : sans eux, ni nous,

ni les animaux supérieurs — qui partagent avec nous ces catégories — ne serions capables de

satisfaire les besoins vitaux d’alimentation, de reproduction, d’évitement des prédateurs,

d’apprentissage. Ensuite nous essayons de comprendre le monde et notre expérience grâce à

la multiplication de concepts de plus en plus abstraits. Les concepts les plus abstraits ont un

intérêt vital moindre, ils nous conditionnent moins que les catégories fondamentales de la

connaissance que nous partageons avec les animaux. Et les formalismes abstraits du langage

usuel dotés de sémantique ont été prolongés par les symbolismes syntactiques des

mathématiques encore plus abstraits que les concepts du langage usuel.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 10

Or tous les concepts sont nécessairement des abstractions et les quelques aspects séparés

des choses contrastent avec le grand nombre d’aspects différents des choses concrètes. Ce

serait donc une erreur que de confondre l’abstrait et le concret, il faut éviter « l’erreur du

concret mal placé » qui consiste à penser qu’il y a quelque chose de concret là où l’homme a

formé une abstraction.5 Le fait de prendre conscience de cette erreur est si important que l’une

des définitions de la philosophie, d’après Whitehead, est la critique des abstractions. La

philosophie doit compléter et harmoniser les abstractions en les réglant d’après nos intuitions

les plus concrètes, ce qui aboutit à des schémas de pensée plus complets.6 Il est impossible de

ne pas être d’accord avec Whitehead sur ce point : dans la réalité rien n’est simple, chaque

chose est ce qu’elle est et tout simplification résulte de notre représentation.

Si les cosmologies sont incapables de rendre justice à la richesse de notre expérience, si

elles sont incapables de décrire et d’expliquer convenablement les différents systèmes

naturels, si elles aboutissent à une dualité substantielle telle que la distinction entre le

physique et le mental, ou à l’idée que tout est exclusivement physique ou exclusivement

mental, c’est parce qu’on a confondu l’abstrait et le concret, la partie et le tout. C’est pourquoi

Whitehead postule qu’il faut repenser les catégories, les concepts fondamentaux de la

connaissance. Sa table des catégories n’est pas simple (je me limite ici à les mentionner) : il y

en a trois pour l’ultime, huit pour l’existence, vingt-sept catégories pour l’explication ainsi

que neuf obligations catégorielles.

En ce qui concerne la hiérarchie naturelle, un mode de classification des doctrines

consiste à faire attention à l’unité ou à la multiplicité du matériel constitutif des êtres. D’après

les doctrines pluralistes, la hiérarchie naturelle manifeste l’existence, par exemple, d’une

énergie physique, d’une énergie ou force vitale et d’une énergie spirituelle, toutes différentes

et compréhensibles par trois métaphysiques différentes. Pour les doctrines monistes, au

contraire, l’étoffe ultime de tout ce qui existe est d’un seul genre et le processus de formation

des entités suit une seule rationalité susceptible d’être saisie par une seule métaphysique. En

ce sens, la philosophie whiteheadienne de l’organisme est une sorte de monisme.

S’il y a des composants ultimes de l’univers alors ils doivent être d’un seul ordre en vue

de satisfaire l’une des exigences élémentaires de la raison. L’histoire de la pensée montre que

la raison, en tout ordre de choses, cherche, en effet, l’unité. La raison est ainsi faite —

Meyerson, on s’en souvient, l’avait décrite avec éloquence — qu’expliquer signifie montrer

l’unité et l’identité derrière le multiple et le divers. Whitehead érige cette leçon de l’histoire de

5 Alfred North Whitehead, Science and the Modern World, op. cit., p. 51. 6 Ibid., p. 87.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 11

la pensée en principe: « le présupposé selon lequel il existe un seul genre d’entités actuelles

constitue un idéal de théorie cosmologique auquel la philosophie de l’organisme s’efforce de

se conformer ».7

Au point de vue de l’étoffe ultime, nous avons vu que la philosophie de l’organisme est

un monisme. Mais si l’on considère que cette doctrine admet une multiplicité d’entités et

d’expériences, alors, de ce point de vue, rien n’empêche de la classer comme un pluralisme.

Cela étant reconnu, dans l’optique de cet essai seul son monisme est pertinent : il y a des

composants ultimes et ils sont tous d’un même genre.

La multiplicité des entités actuelles signifie que l’univers de l’organicisme n’est pas un

monisme extrême comme celui de l’Être parménidéen. Considérez que grâce au principe

whiteheadien de relativité, chaque élément et chaque ensemble d’éléments de l’univers

participe, d’une façon ou d’une autre, de la constitution de toute entité,8 et ce postulat, en

reconnaissant l’existence d’une multiplicité d’entités qui s’emboîtent les unes dans les autres

dans un univers en évolution, empêche que l’univers soit une seule entité existant en bloc

toujours identique à elle-même. La multiplicité d’entités forme ainsi un monde solidaire parce

que toute entité, sans exception, aussi improbable ou insignifiante qu’elle puisse paraître à

première vue, d’une façon ou d’une autre et dans la mesure de ses possibilités, a une influence

sur le reste de l’univers : ceci est stipulé par « le principe de pertinence intensive »9 (Dans

Théorie du déterminisme causal j’ai proposé une thèse en partie semblable et en partie plus

précise : tout dans l’univers a une signification, ce qui veut dire que tout dans l’univers

participe à des relations causales. C’est pourquoi considérer que quelque chose est insignifiant

veut dire que la recherche de causalité n’a pas été menée assez loin).

Les deux types fondamentaux de catégories de l’existence sont, d’une part, les

« événements » ou « entités actuelles » et, d’autre part, les « objets éternels ».10 Les objets

éternels sont des formes qui spécifient le caractère des entités actuelles. La concrescence

d’une entité actuelle, son devenir, consiste en l’acquisition de formes définies grâce à des

décisions dont l’objectif est précisément l’assimilation ou le rejet d’un objet éternel. Ceci

épuise ce que nous devons connaître sur les objets éternels dans notre essai, et la critique

mentionnée à continuation mise à part, il ne sera plus question de ces objets. Il est à remarquer

que selon Whitehead, les objets éternels ont été tous donnés en une seule fois. Il ne peut y

avoir de nouveaux objets éternels. Mais cette affirmation est arbitraire et elle est incompatible

7 A. N. Whitehead, Process and Reality, op. cit., p. 130. 8 Ibid., p. 65. 9 Ibid., p. 172. 10 Ibid., p. 30.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 12

avec l’idée whiteheadienne d’un univers en évolution permanente. Si l’univers évolue, il est

raisonnable de penser que les objets éternels émergent, comme les entités actuelles. La

nécessité de cette hypothèse devient encore plus évidente quand on sait que dans la

philosophie whiteheadienne la nature est présidée par le principe ontologique : « tout se situe

positivement en acte quelque part, et en puissance, partout ».11 Ma recherche d’un naturalisme

intégral et cohérent n’a donc pas de place pour des entités éternelles non émergentes et non-

évolutives, ni pour aucune entité dont l’existence dépend d’elles.

« Événement » est le terme employé par Whitehead dans La Science et le monde

moderne, et son équivalent dans Procès et réalité est, comme on sait, « entité actuelle »,

«occasions actuelles», « réalités finales » ou encore « rēs vera ». On ne peut aller derrière les

entités actuelles pour trouver quelque chose de plus réel qu’elles ».12 «… Une théorie de la

science qui écarte le matérialisme doit répondre à la question concernant la nature de ces

entités primaires. Il ne peut y avoir qu’une réponse sur cette base. Nous devons commencer

avec l’événement comme unité ultime du phénomène naturel ».13 Le fait d’avoir nommé

« événements » les constituants ultimes signifie que ce ne sont pas des entités éternelles

comme les atomes des anciens ou comme les monades leibniziennes. Au contraire, en dernier

ressort ce sont des entités microscopiques extrêmement éphémères. En dernier ressort car

Whitehead, d’une façon ambiguë, appelle aussi événements ou entités actuelles les

conglomérats de telles entités. Voici un point particulièrement important pour la philosophie

de l’organisme : les entités actuelles sont des relations plutôt que des substances, ou bien, si

l’on veut (car ce qui est ultime, quelle que soit sa nature, est une substance) les entités

actuelles sont des relations transformées en substances. Chaque entité actuelle est en rapport

avec toutes les autres entités actuelles grâce aux « préhensions », notion décrivant à la fois

l’aspect subjectif de la perception ainsi que le fait que la perception participe à la constitution

de l’objet. Bien entendu, dans la philosophie de l’organisme, toutes les préhensions ne sont

pas conscientes ou cognitives.14

Encore une autre spécificité de cette conception est qu’il n’y a pas lieu de distinguer les

relations externes des relations internes. Traditionnellement, quand un système est considéré

comme une substance, il est conçu comme une unité pourvue un bord net qui le sépare de

l’environnement. De cette façon les composants internes du système développent entre eux

des relations internes tandis que le système, à travers son bord ou frontière, entretient avec

11 Ibid., p. 54. 12 Ibid., p. 23. 13 Science and the Modern World, op. cit., p. 103. 14 Ibid., p. 69.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 13

d’autres systèmes des relations externes. Or dans la philosophie de l’organisme quand on

affirme que tout est, en fin de compte, événement, on implique l’absence de relations

externes : elles sont, toutes, internes, constitutives de son être. C’est une façon de stipuler le

principe de relativité whiteheadien : chaque événement (ou entité actuelle) est présent dans

tous les autres événements de l’univers avec des degrés différents de pertinence. L’unité de

tout ce qu’il y a est l’unité d’un réseau de relations. Il existe en conséquence une sorte de

sympathie universelle semblable à la conception stoïcienne où tout est présent dans tout ou est

sensible à tout, d’une façon positive, négative ou même indifférente (« sympathie » : mot

heureux car il implique ou suggère que tout est vivant ou, si l’on préfère, que tout est

organisme). L’entité actuelle organise, et, tout comme la monade leibnizienne, est une unité

dans la multiplicité. Par exemple, il n’y a pas d’ego substantiel ou objet qui ne soit un réseau

de relations, un ensemble de perspectives ou de modes de perceptions d’autres entités.

Considérez tout ce qui contribue à notre formation.

Ceux qui ne connaissent pas Whitehead et qui essayent à tout prix d’éviter

l’anthropomorphisme trouveront surprenant que l’on appelle « perception » y compris la

relation entre des objets inanimés. Or ce point est capital pour comprendre sa philosophie

naturelle : il y a d’une part une continuité entre l’inanimé et le vivant et, d’autre part, il

s’exprime comme s’il était légitime d’expliquer l’inférieur par le supérieur comme le font

typiquement les anti-réductionnistes et comme, entre autres, Aristote l’avait fait autrefois. On

prend comme modèle et point de départ le plus complexe et supérieur que nous connaissons,

i.e. l’homme, et on essaye ensuite de trouver ses propriétés à un degré moindre ou en

puissance dans les systèmes inférieurs. Cette procédure est légitime aux yeux de tout

émergentiste car si les strates naturelles supérieures présupposent les strates inférieures et en

sont issues, les propriétés des entités supérieures doivent exister en puissance dans les

systèmes qui leur donnent naissance. Par exemple, la pensée humaine, consciente,

symbolique, doit forcément plonger ses racines dans les niveaux sous-jacents ; elle doit être

présente, d’une façon rudimentaire, chez les animaux supérieurs, et cette pensée animale doit

exister en puissance chez des animaux encore moins évolués.

Toute entité actuelle est une série de perceptions ou de préhensions, bien que, comme

chez Leibniz (nous l’avons rappelé) toutes les perceptions ne soient pas conscientes. Tout

organisme (au sens whiteheadien) est constitué d’entités actuelles. Les biologistes du 19ème

siècle ont découvert des organismes extrêmement petits à une échelle où l’on ne soupçonnait

pas leur existence. Prolongeons cette tendance à la limite, semble suggérer l’auteur, et l’on

découvrira que toutes les entités sont des organismes. Ainsi un organisme est tout ensemble

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d’entités actuelles et non seulement l’être vivant tel que celui que nous connaissons à notre

échelle. Un cristal est, lui aussi, un organisme. Avec ce terme « organisme » on souligne que

les composants des systèmes ne sont pas mutuellement indifférents mais qu’au contraire ils

ont tous une valeur les uns pour les autres. « La science prend un aspect nouveau, ni purement

physique ni purement biologique. Elle devient l’étude des organismes. La biologie est l’étude

des grands organismes, alors que la physique est l’étude des petits organismes. »15 Étant

donné que les organismes incluent, en tant que composants, d’autres organismes, on se

demande si l’analyse est prolongeable à l’infini. Whitehead répond, comme les premiers

atomistes, qu’il lui semble très improbable qu’il y ait dans la nature une régression infinie.

§ 4. — LA PRÉHENSION POSITIVE OU SENTIR

Faut-il croire que tout est fait d’atomes matériels et que seule leur efficacité, additionnée

avec les interactions physiques aléatoires, produit les différentes strates de la hiérarchie

naturelle ? Cette hypothèse ne semble pas satisfaisante car on se demande comment des

particules pauvres en propriétés ou même vides, par simple accumulation, comme les briques

d’un mur, produiraient les diverses classes d’entités vivantes et conscientes.

D’autres versions du naturalisme telles que celles d’Aristote, D’Arcy Thompson ou

René Thom, mettent à une place d’honneur, la cause formelle et la cause finale, ou plutôt la

forme-fin considérées comme constituant deux aspects d’un seul et même fait. Ainsi la

croissance des organismes serait due à l’action de la matière et aux interactions physiques,

alors que la variété de forme de tous les êtres, inorganiques et vivants, serait le résultat des

causes formelles et finales qui guident et organisent l’action de ce qui est purement matériel.

La variété de la hiérarchie naturelle serait, en somme, un problème de physique — la

croissance — et de téléologie géométrique — la forme.

Ce n’est pas tout. Encore une autre tentative d’explication causale de l’émergence est

celle d’une conception plus complexe à la fois du genre d’atomes qui seraient les composants

ultimes de l’univers et des relations qui les unissent. C’est la situation où se trouve

Whitehead. Bien qu’il préfère s’associer à Platon, il est clair que son émergentisme a des

racines aristotéliciennes et que, de plus, sa conception de la matière, de la forme et de la

finalité — bref, son ontologie — est comparable, avec bénéfice intellectuelle, aux conceptions

15 Ibid., p. 103.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 15

de D’Arcy Thompson et de René Thom au moins dans la mesure où ces penseurs ont

réinterprété scientifiquement la cause formelle et parfois, aussi, la cause finale.

Nous avons vu que d’après le mathématicien et philosophe britannique les entités

actuelles sont des unités d’expérience douées d’un pôle physique et d’un pôle mental. Elles ne

sont pas des corpuscules vides et leurs relations sont principalement celles inscrites dans les

causes efficientes et dans les causes finales. Étant donné la diversité des classes d’entités qui

composent la hiérarchie naturelle, si l’on veut avoir une chance de l’expliquer causalement il

est indispensable d’élaborer l’ontologie sur une base complexe telle que celle qui vient d’être

esquissée. D’autre part, pour éviter l’explication tautologique il ne faudrait pas non plus que

la base soit aussi riche que ce que l’on veut expliquer. La philosophie de l’organisme essaie

d’éviter les deux écueils, celui du réductionnisme et celui de l’explication tautologique. Pour

permettre de mieux comprendre ce qui vient d’être exposé depuis le début de cette section

j’explique et je commente les concepts whiteheadiens de cause efficiente et de cause finale,

résumés dans la notion de préhension.

On a pris l’habitude de dire, non sans raison, que d’après l’image scientifique moderne,

le monde est comme une gigantesque partie de billard, composé de corps qui s’attirent, se

choquent et se repoussent suivant certaines forces simples. Dans ce monde la cause est une

force, et ce qui est propre aux corps en tant que sources ou récepteurs de l’action causale est

leur situation ponctuelle dans l’espace et dans le temps. Telle est, d’un mot, l’idée qui se

dégage de la mécanique rationnelle newtonienne. Par contre Whitehead, en tant qu’héritier de

l’électromagnétique, conscient des changements introduits dans la vision du monde par la

physique relativiste et sensible à la variable biologique, ne se satisfait pas de cette conception

primitive de la causalité. Tout comme Platon et Aristote, sa façon de penser la relation causale

n’est point mécanique mais organique, conséquence de penser le monde comme un être

vivant. Le modèle mécaniste de la partie de billard est remplacé par celui, organiciste, de

l’évolution d’un œuf.

L’entité actuelle est une série de préhensions, i.e. de relations avec l’ensemble des

entités qui composent l’univers en évolution. On trouve une idée similaire dans la

Monadologie leibnizienne. Leibniz distingue la perception inconsciente qu’il appelle

« perception », de la perception consciente ou « aperception ». Whitehead garde cette

distinction mais il choisit des nouveaux termes afin d’éviter la suggestion leibnizienne selon

laquelle la perception est une représentation. Ainsi chez Whitehead les préhensions peuvent

être inconscientes ou conscientes et ne sont pas des représentations. En fait la plupart des

perceptions ne sont pas conscientes. Une préhension est positive s’il y a acceptation d’une

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 16

entité, d’une donnée ; négative, dans le cas contraire. La préhension positive est un sentir

(feeling) et signifie une opération générale fondamentale, à savoir, le passage de la donnée

objective à son assimilation subjective. Cette relation, indispensable pour comprendre la

formation des entités, est causale : « Un sentir physique simple actualise une cause. L’entité

actuelle qui est la donnée initiale est la « cause », le sentir physique simple est l’« effet » et le

sujet qui éprouve le sentir physique simple est l’entité actuelle « conditionnée » par l’effet.

Cette entité actuelle « conditionnée » est également désignée comme « effet ». Toute action

causale complexe peut être réduite à un ensemble de tels composants primaires. Les sentirs

physiques simples sont donc aussi nommés sentir « de causalité ».16

La relation causale entre la tulipe et la lumière est évidente : le végétal se tourne vers

elle, il exploite l’énergie solaire ; la photosynthèse n’aurait pas lieu sans lumière. Le loup

perçoit la Lune et cette relation causale n’est pas moins évidente. Ces relations sont

particulières : la tulipe et l’animal ne perçoivent pas la lumière de la même manière : chaque

entité subjectivise ou intériorise les données selon sa propre constitution, et à son tour, la

constitution se modifie en fonction des données subjectivisées. La relation causale, en

permettant à l’entité qui agit comme donnée ou cause de s’incorporer à l’entité réceptrice,

rend possible en même temps la permanence ou durée de l’entité composante. Dans les deux

cas la relation implique durée et mort. Ainsi une entité morte — au sens où elle a actualisé ses

potentialités, atteint ses objectifs et ses limites —, en entrant dans la composition d’une entité

en formation, i.e. en vivant en elle, prolonge son être. Ce faisant, il y a une adaptation

mutuelle : tandis que l’entité qui reçoit la donnée ou cause se conforme aux propriétés de la

nouvelle composante, la nouvelle donnée se soumet à l’organisation de l’entité intégrée, à ses

lois et aux caractéristiques de son comportement. Cette conception permet à Whitehead de

reprendre l’observation ancienne d’après laquelle l’inorganique devient organique et matière à

pensée : de la terre naît l’herbe qui alimente les animaux qui sentent et raisonnent, les

végétaux et les animaux alimentent l’homme. Clairement l’inorganique suit, dans cette

ascension, les lois de la vie, de la sensibilité et de la pensée :

La doctrine que je soutiens affirme que le concept global de matérialisme s’applique seulement à des entités très abstraites, produits du discernement logique. Les entités durables concrètes sont les organismes, de sorte que le plan de l’ensemble influence les caractères mêmes des divers organismes subordonnés le constituant. Dans le cas de l’animal, les états mentaux s’intègrent au plan de l’organisme total et modifient donc les plans des organismes subordonnés successifs jusqu’au organismes ultimes les plus petits tels que l’électron. Ainsi un électron à l’intérieur d’un corps vivant diffère d’un électron extérieur, en raison du plan du corps. L’électron court en

16 Process and Reality, op. cit., pp. 276-277.

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aveugle soit dans le corps soit en dehors de celui-ci, mais il court à l’intérieur du corps en accord avec sa nature dans le corps, c’est-à-dire en accord avec le plan général du corps, plan incluant l’état mental. Mais le principe de modification est parfaitement général à travers la nature, et ne représente aucune propriété particulière des corps vivants.17

§ 5. — LA FORMATION CAUSALE DES ENTITÉS : LA CAUSE EFFICIENTE

La plupart de nos contemporains semble convaincue par le rejet humien de la causalité

efficiente. D’après le philosophe écossais toute chose, pour être une cause, doit agir, être

efficace. Il s’ensuit que si l’on arrive à réfuter la cause efficiente, aucune autre cause ne reste

debout. C’est ce que Hume a cru montrer en faisant remarquer que tout ce que l’on peut

constater est la conjonction constante de la cause et de l’effet, leur contiguïté dans l’espace et

dans le temps. Par contre, l’un des traits essentiels réclamés pour la relation causale est absent

de la perception sensible, à savoir, la connexion nécessaire, la transmission nécessaire d’une

matière, d’une énergie ou d’une information de la cause à l’effet. Le scepticisme suit : le

raisonnement causal n’élargit pas la connaissance sensorielle. La raison de ce bref rappel de

Hume est qu’il présente un point de départ approprié pour comprendre les notions

whiteheadiennes sur la causalité.18

Whitehead répond correctement au défi de Hume : prouver, en faisant appel à la

sensation, que quelque chose transite nécessairement de la cause à l’effet. Whitehead nomme

« référence symbolique » la nature mixte de la perception caractéristique de l’homme. L’un

des modes est l’efficience causale, l’autre, la présentation immédiate. Hume et Kant font

partie des nombreux analystes de la perception qui, en se concentrant sur la présentation

immédiate, tendent à oublier la participation de l’efficience causale. Je perçois autour de moi,

ici et maintenant, des solides saillants : une longue série de livres ouverts, des stylos,

l’ordinateur ; j’entends des sons. L’immédiateté de présentation est l’appréhension des choses

présentes dans l’espace et dans le temps. Mais il ne faut nullement oublier que ce mode est

possible parce que je perçois avec mon corps, avec mes appareils sensoriels qui ont une

histoire, et que les objets perçus, eux aussi, résultent d’une histoire : « Les causes ne sont pas

le moins du monde ‘inconnues’, et parmi elles on trouve l’efficience des yeux. »19 Mon corps

17 Science and the Modern World, op. cit., p. 79. 18 Voir en particulier la critique de la causalité selon Hume dans A.N. Whitehead, Symbolism, Its Meaning and Effet, University of Virginia, 1927 ainsi que dans Process and Reality, Part II, VIII Symbolic Reference. 19 Process and Reality, op. cit., pp. 198-199.

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et les objets, convenablement présents ici et maintenant, émergent de la permanence d’un

passé massif souvent vaguement perçu.

Imaginons un acte réflexe, le clignement que nous faisons et que nous sentons dans une

chambre obscure au moment de l’éclairer soudainement. La séquence de ce qui est perçu dans

le mode de la présentation immédiate est composé ainsi : rayons de lumière, la sensation de

fermer les yeux, instant d’obscurité. L’explication physiologique de la succession se formule

avec les termes de la causalité efficiente et non avec ceux de la présentation immédiate :

enregistrement du trajet d’un train d’excitations le long des nerfs jusqu’au centre nerveux, et

message de contraction revenant vers les paupières. Et de toute façon, le sujet sent que les

expériences de l’œil par rapport à l’éclair sont la cause du clignement. Ce que le sujet sent,

c’est — contrairement à l’avis de Hume — l’impossibilité de ne pas cligner. Le rejet de

l’argument whiteheadien présupposerait injustement, encore une fois, la primauté artificielle

de la présentation immédiate sur la causalité efficiente. L’obstacle humien écarté, évaluons la

participation de la cause efficiente dans la composition des entités.

La formation d’une nouvelle entité est le fruit de la « concrescence ». C’est une sorte de

centralisation, de processus où des éléments croissent ensemble harmonieusement. C’est une

multiplicité devenue unité. La catégorie whiteheadienne de l’ultime se dédouble en créativité,

pluralité et unité. La nouvelle entité est une multiplicité unifiée, et il a créativité dans le sens

où la nouvelle entité se détache de la multiplicité unifiée la laissant dans son arrière-plan.

Pensez, par exemple, à la croissance des pétales d’une fleur. La concrescence comporte une

phase initiale et une phase supplémentaire. La cause efficiente est une activité essentielle de la

première phase de la formation d’une entité. Nous l’avons vu : l’entité qui atteint ses objectifs

meurt et peut devenir une donnée composante d’une nouvelle entité en cours de formation à

l’intérieur de laquelle elle devient immortelle. Dans sa formation, l’entité impose à ses

données une conformation à ses fins.20 Whitehead est à placer parmi ceux qui essayent de

corriger l’importance exclusive accordée à la cause efficiente par les penseurs et scientifiques

modernes qui ont réagi avec exagération face à l’hypertrophie médiévale dans l’emploi des

explications finalistes : « L’une des tâches d’une saine métaphysique consiste à présenter des

causes finales et efficientes dans leur véritable relation mutuelle. »21

D’après la doctrine aristotélicienne des quatre causes, la vision whiteheadienne de la

causalité, en n’accordant pas une valeur exclusive à la cause efficiente, est sur les bons rails

en ce qui concerne la recherche d’intelligibilité. Ce qui ne surprend pas car la stratégie de

20 Process and Reality, op. cit., p. 99 21 Ibid., p. 101.

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Whitehead qui consiste à réhabiliter la coopération entre la cause efficiente et la cause finale

s’inscrit dans son rejet de la vision physiciste qui, typiquement, nie toute valeur à la

téléologie. Cela étant dit, attendu que dans la philosophie de l’organisme la cause efficiente

garantit la continuité du passé au présent et au futur, au point de vue aristotélicien il faut

associer cette conception à la cause matérielle plutôt qu’à la cause efficiente. Rappelons que

pour Aristote la matière est, précisément, le substrat permanent qui assure la continuité de

l’existence quand les autres aspects, tels que la forme ou la finalité, changent.

Comme nouvelle expression du complémentarisme et du continuisme whitehediens

considérez ceci : aussi bien les causes efficientes que les causes finales sont présentes dans les

entités d’ordres différents de la scala naturæ, mais le poids relatif de chaque classe de cause

n’est pas la même selon la strate à laquelle appartient l’entité. Ainsi comme il n’y a pas de

frontière stricte entre l’inerte et le vivant, ainsi il n’y pas non plus de frontière stricte entre les

domaines présidés par la cause finale et ceux pour lesquels la cause finale est sans grande

pertinence.

L’emploi par Whitehead de termes tels que « créativité », « décision » et « liberté » dans

la formation des entités laisse penser que dans la nature il y a de la place pour

l’indétermination causale. Ces mots désorientent car dans sa formation, l’entité accepte ou

rejette telle ou telle autre entité en fonction de ses propriétés. C’et pourquoi je pense qu’au

moins la notion de liberté ici ne convient pas. D’après Whitehead, les entités sont

intérieurement déterminées et extérieurement libres. On comprend leur détermination

intérieure étant donné les caractéristiques des nombreuses entités assimilées. Mais, contre

Whitehead, j’aimerais faire remarquer que l’on ne comprend pas comment les entités peuvent

être extérieurement libres. À mon sens, comme je viens de le suggérer, la décision de

préhender positivement ou négativement une entité est déterminée par ce que l’entité est déjà

au moment de la décision.

En examinant la causalité, une brève discussion de la notion whiteheadienne de la liberté

s’impose. Il se trouve que cette conception n’est pas dépourvue de contradiction.

Premièrement, Whitehead reconnaît, d’une part, comme Spinoza, que toute entité actuelle est,

dans sa concrescence, causa sui, cause de soi-même, et, plus généralement, que toute liberté

dans l’univers est la manifestation du fait qu’un être est cause de soi-même.22 « La liberté

absolue n’existe pas comme fait ; une entité actuelle ne possède que la liberté propre à la

phase primaire que lui assigne comme un « donné » sa position de relativité vis-à-vis de son

22 Ibid., p. 106.

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univers actuel. La liberté, l’être donné, la potentialité sont des notions qui se présupposent et

se limitent mutuellement. »23 Tout cela est, à mon sens, parfaitement raisonnable. Mais,

deuxièmement — voici donc la contradiction —, dans ce même livre Process and Reality on

lit : « La liberté ultime des choses, par delà tous les déterminismes, c’est Galilée qui l’a

chuchotée — E pu si mouve ! —, liberté pour les inquisiteurs de penser de travers, pour Galilée

de penser droit, et pour le monde de se mouvoir indépendamment de Galilée et de ses

inquisiteurs. »24 Or d’après le principe ontologique de Whitehead, tout ce qui existe se trouve

dans une ou dans plusieurs entités actuelles qui nécessairement le déterminent canalisant ainsi

son activité. On ne voit donc pas comment quelque chose de l’univers pourrait arriver « par

delà les déterminismes ».

Indépendamment de l’interprétation plus ou moins favorable à la liberté que l’on fasse

de celle-ci selon la cosmologie organiciste, c’est un fait que l’on ne comprend pas

rationnellement comment dans la nature il pourrait y avoir quelque chose ou une zone qui

présente un vide de déterminisme causal. Premièrement, s’il y avait une région où le

déterminisme causal faisait défaut, elle serait ineffable, au-delà des capacités de tous nos

systèmes de symboles. Les systèmes de symboles identifient et classent les objets dans

l’espace et dans le temps ; ils décrivent la naissance, le développement et la transformation

des objets. Rien de tout cela n’est descriptible ni compréhensible sans la causalité car rien ne

sort de rien. Toute activité, y compris la permanence d’un objet assurée par la cause

matérielle, est causale. Ainsi même le nom propre, en tant que symbole identifiant,

présuppose la causalité. Il s’ensuit que la causalité est à la fois un principe des choses et une

présupposition symbolique. Deuxième raison contre l’hypothèse d’une liberté au-delà de tout

déterminisme causal : quiconque chercherait une preuve expérimentale de l’existence d’un

vide de détermination causale présupposerait l’impossible, à savoir, la connaissance

exhaustive de l’univers. Seule une telle exhaustivité assurerait qu’il y a des endroits sans

causes. Et cela serait paradoxal car toute expérience scientifique réalisable, dont la valeur est

toujours locale, est destinée, précisément, à rendre manifeste une relation causale :

l’expérience scientifique consiste à modifier les éléments variables qui entrent en compte dans

la constitution d’une chose ou d’un processus et à observer les conséquences.

23 Ibid., p. 155. 24 Ibid., p. 61.

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§ 6. — LA FORMATION CAUSALE DES ENTITÉS : LA CAUSE FINALE

Au 19ème siècle les vitalistes soutenaient que les objets inertes sont le domaine de la

cause efficiente et qu’à ce niveau la valeur explicative de la cause finale est nulle, tandis que

le comportement des êtres vivants serait incompréhensible et n’aurait pas de sens sans une

force vitale sui generis et sans finalité. Cette vision n’est pas celle de Whitehead car il affirme

le continuisme selon lequel la différence entre les êtres est de degré. Ils sont tous constitués

d’expériences, de sentirs, et tous manifestent une collaboration entre la cause efficiente et la

cause finale. Par contre les vitalistes réservent le domaine des forces vitales au monde animé

tout en abandonnant la strate des entités inertes au mécanisme atomiste et physiciste. Bien que

le vitalisme ne soit pas réductionniste, il contribue tout de même à maintenir la bifurcation

indésirable entre le physique et le mental parce que, d’après cette doctrine, la nature serait

scindée entre l’inanimé et le vivant. Le vitalisme est un compromis insatisfaisant car « le

fossé entre la matière vivante et la matière inerte est trop vague et problématique pour

supporter le poids d’une telle hypothèse arbitraire, impliquant quelque part un dualisme

essentiel. »25 Je partage volontiers ce continuisme, expression de la volonté de concevoir une

nature unique, ordonnée par une seule rationalité saisissable par une seule philosophie

naturelle.

La cause efficiente, nous l’avons vu, constitue la phase initiale de la concrescence, stade

pendant lequel la nouvelle entité assimile les propriétés et les contraintes des éléments qui

entrent dans sa composition. Toute entité, de la plus complexe et la plus sophistiquée à la plus

simple et la plus humble, expérimente un sentir causal qui va de l’absence de conscience

jusqu’à la pleine conscience. Bien que la cause finale corresponde aux phases supplémentaires

de la concrescence, c’est-à-dire celles de la production de nouveauté guidées par une finalité,

cela ne signifie nullement que la finalité soit absente chez les organismes inférieurs. Les

végétaux manifestent, eux aussi, à leur façon, un comportement orienté vers

l’autoconservation. La relation entre la cause efficiente et la cause finale est donc la relation

entre la phase initiale et la phase supplémentaire de la concrescence.

Le mode d’action de la cause finale est la façon dont le plan d’ensemble de l’organisme

conditionne le comportement des entités qui le composent (attendu que la notion de plan est

associée à la forme, ce serait plus juste de parler ici de forme-fin). D’après Whitehead,

rappelons-nous, les électrons suivent exclusivement les lois de la physique quand ils sont en

25 La Science et le Monde Moderne, op. cit., p. 79.

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dehors d’un corps vivant, mais à l’intérieur de celui-ci ils sont également conditionnés par la

strate biologique supérieure. Celle-ci intègre les électrons et les soumet à des nouvelles

contraintes. Sans ce conditionnement il devient impossible de comprendre le comportement

unifié de l’être vivant.

Sujet, satisfaction, super-jet et objet sont des notions indispensables à la formation d’une

entité actuelle permettant de comprendre le rôle de la cause finale. Pendant la formation d’une

entité, une multiplicité de données (d’entités) s’unifie dans un sentir intégré et complexe : ce

sentir est la satisfaction de l’entité actuelle et signifie que l’entité est complète, achevée. Cet

accomplissement est la cause finale, la raison d’être du processus à l’origine des préhensions.

Le sujet n’est pas une substance qui trouverait les entités qui le forment et qui réagirait ensuite

à leur présence comme on réagit à des choses externes. Le sujet est une entité en formation,

processus qui consiste à réunir une multiplicité de données en une unité. L’entité actuelle, en

tant que sujet, préside à sa propre immédiateté de devenir. En tant que super-jet elle est une

créature atomique qui exerce sa fonction d’immortalité objective. Une fois que l’entité est

complète, achevée, elle devient un objet, un être mort susceptible d’entrer dans la formation

d’autres entités, destin qui lui permet de perdurer. Toute finalité des entités est transitive : une

fois la fin atteinte, elle devient un moyen de constitution d’une nouvel être. La finalité est

présente, elle exerce son influence à toutes les étapes de la concrescence, depuis les premiers

sentirs jusqu’à ce que le sujet atteigne le stade d’objet pour une nouvelle concrescence.

§ 7. — LA STRATE DE L’EXTENSION PURE

Pour comprendre la hiérarchie naturelle whiteheadienne il faut décrire sa notion de

société. Pour toute la tradition atomiste — la philosophie de l’organisme en fait partie — tandis

que les composants ultimes sont des entités microscopiques, les entités macroscopiques sont

des composés, des groupes, ou, en langue whiteheadienne, des sociétés. Whitehead semble

avoir introduit le terme « société » pour souligner l’ordre qui existe entre les composants

d’une entité.26 Une société est plus qu’une classe d’entités à laquelle on applique un nom. Il

existe une condition plus stricte : le nom de la classe doit s’appliquer à chaque membre en

raison d’une dérivation génétique à partir d’autres membres de la même société. Il y a une

forme partagée par chaque entité composante de la société, et cette participation à la forme se

26 Process and Reality, op.cit., pp. 39-40.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 23

réalise par les préhensions des autres membres de la société. La dérivation génétique et la

participation à la forme expliquent que les membres d’une société se ressemblent entre eux.

L’une des intuitions principales de la cosmologie whiteheadienne est que rien n’existe

par soi-même, il n’y a pas d’être indépendant. Il s’agit d’une idée proche de l’ancienne

sympathie cosmique de Posidonios d’Apamée et qui traverse l’histoire de la pensée jusqu’à

une déclaration récente de Richard Feynman : « Il n’y a pas d’objet unique abandonné à son

propre sort dans l’univers. » Et l’éminent physicien continue sa réflexion dans le plus pur

esprit whiteheadien (ce qui étonne quand on sait qu’il s’est moqué de la métaphysique du

philosophe) : « Tout objet est un mélange de beaucoup de choses et, par conséquent, nous ne

pouvons le traiter que comme une série d’approximations et d’idéalisations […] ; y compris

les choses simples et idéalisées ne fonctionnent que parce qu’elles font partie de l’univers. »

Nous parlons des objets concrets, naturellement complexes, d’une façon abstraite, et

rappelons-nous que l’une des erreurs les plus courantes en science et en philosophie est de

confondre le concret et l’abstrait.

Maintenant que nous avons une idée de la complexité des entités qui peuplent le monde

et de la façon dont elles se forment, révisons, par ordre de généralité, les strates de la scala

naturæ selon Whitehead. La strate la plus profonde et la plus étendue est le continuum

extensif qui sous-tend le passé, le présent et le futur du monde.

Un continuum extensif est un complexe d’entités unies par les diverses relations conjointes entre tout et parties, par chevauchements définissant des parties communes, par contact et du fait d’autres relations dérivées de ces relations primaires. La notion d’un « continuum » contient à la fois la propriété de la divisibilité indéfinie et la propriété de l’étendue libre d’entraves… Ce continuum extensif exprime la solidarité de tous les points de vue possibles à travers l’ensemble du procès du monde. Ce n’est pas un fait antérieur au monde ; c’est la première détermination de l’ordre — c’est-à-dire de la potentialité réelle — surgissant du caractère général du monde… Ce continuum n’inclut ni formes, ni dimensions ni mesurabilité.27

La plupart des émergentistes distinguent seulement l‘inerte, le vivant et le conscient, c’est

pourquoi la description du continuum extensif et la fonction que Whitehead lui reconnaît est

l’un des traits les plus originaux de sa conception de la hiérarchie naturelle : le fond du réel

serait de nature topologique.

L’extension pure est la strate la plus compréhensive, celle qui assure l’unité finale aussi

bien de l’univers que nous observons pendant notre époque cosmique que de l’univers

d’autres époques susceptibles d’exister. Par exemple, à notre époque cosmique il existe une

27 Ibid., p. 82. Voir aussi Ibid., Part IV «The Theory of Extension ».

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 24

matière dotée de certaines propriétés électromagnétiques, mais on peut imaginer une époque

où il puisse exister une sorte d’antimatière avec des caractéristiques électromagnétiques

différentes. L’extension pure est abstraite : comparons-là à une topologie, au contenu d’une

théorie préalable à l’introduction de propriétés métriques, contenu qui exclut la possibilité de

la mesure. Dans l’extension pure la seule propriété discernable ou postulable est sa continuité,

sa connexion extensive. Probablement le mieux qu’on puisse faire est de la concevoir comme

l’origine de l’ordre de notre époque cosmique. Un autre point à retenir est que le continuum

extensif ne précède pas les autres strates chronologiquement, ne précède pas, évidemment,

l’existence des entités ultimes. Ce continuum, nous venons de le lire : « est un complexe

d’entités unies par les diverses relations conjointes entre tout et parties, par chevauchements

définissant des parties communes, par contact et du fait d’autres relations dérivées de ces relations

primaires. »

L’histoire de la pensée n’est pas exempte de cette façon de concevoir la base la plus

large de l’univers. L’idée selon laquelle finalement tout est constitué par un milieu continu

très abstrait fait penser immédiatement à la materia prima aristotélicienne, omniprésente,

inconnaissable selon Aristote parce qu’elle n’a pas de forme : c’est parce que les choses ont

une forme qu’elles sont connaissables. L’extension pure rappelle aussi, d’une certaine façon,

l’étendue cartésienne et l’espacetemps einsteinien, équivalentes au monde extérieur à l’esprit,

mais cette fois le monde-extension et le monde-espacetemps sont intelligibles car l’étendue et

l’espacetemps sont l’objet de la science de l’espace, la géométrie.

§ 8. — LA STRATE GÉOMÉTRIQUE

L’ordre de l’extension pure, duquel nous avons un aperçu précaire, est hérité par la

strate plus spécifique de la société géométrique. Depuis Descartes, l’arrière-plan de la

mécanique est la géométrie, mécanique qui est à toutes les époques le squelette métaphysique

de la science naturelle en général. Au 17ème siècle, comme on le sait, la seule géométrie

connue était la géométrie euclidienne et c’était donc elle l’arrière-plan mathématique de la

mécanique. Pendant les deux siècles qui ont suivi, les mathématiciens ont examiné des

problèmes dont la solution n’exige pas la mesure : c’est le début de la topologie. Si nous

allons du plus général au plus spécifique, alors à l’intérieur de la société géométrique on voit

naître au moins deux degrés émergents : la topologie et la géométrie eucilidienne. Rappelons

que chaque société peut contenir plusieurs sociétés simultanément. Tout comme en

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 25

construisant une maison on peut construire plusieurs chambres avec leurs ambiances

respectives, ainsi de l’extension pure émergent des géométries de différentes dimensions.28

À l’exception du continuum extensif il n’y a pas de société, de quelque statut que ce

soit, qui puisse s’abstraire des propriétés de la société géométrique qui la compose.

Remarquez donc que la continuité des entités actuelles et de la causalité trouve son fondement

dans la continuité de la société géométrique, héritée du continuum extensif. Il ne faut pas

imaginer que dans la philosophie du procès, précisément parce qu’on accorde beaucoup

d’importance à la progression de l’univers, à son caractère événementiel, temporel, les

caractéristiques géométriques des entités soient reléguées au second plan. Au contraire, on

trouve chez Whitehead plusieurs illustrations de la valeur du caractère géométrique des

événements.29

§ 9. — LA STRATE ÉLECTROMAGNÉTIQUE

« Notre présente époque cosmique est constituée d’une société « électromagnétique »,

plus particulière au sein de la société géométrique, et dans laquelle des caractères

déterminants encore plus particularisés ont cours. »30 En harmonie avec l’esprit de la science

pendant les premières décennies du 19ème siècle, l’idée est que le fond physique de l’univers

est d’essence électromagnétique. À ce niveau d’émergence il y a de nouvelles entités telles

que les électrons, les protons, les trains réguliers d’ondes, les atomes et les molécules. Ces

entités participent à de nouvelles relations émergentes avec les strates sous-jacentes et avec

leur environnement. À ce niveau d’émergence il y a quelques déterminations qui rendent

possible la mesure et l’expression quantitative des objets, de leurs propriétés et de leurs

comportements, des déterminations qui sont donc indispensables à la formation des lois

fonctionnelles quantitatives telles que nous les connaissons depuis le 17ème siècle.31

J’aimerais ajouter que ce niveau d’émergence est l’ancrage matériel de la géométrie

euclidienne.

Etant donné que, d’après Whitehead, il y a continuité entre l’inerte et le vivant, il est

impossible de tracer une frontière stricte au domaine d’application de la physique

mathématique. Il n’a pas considéré nécessaire l’inclusion d’une strate spécifiquement

28 Ibid., p. 116. 29 Voir, p. ex., The Concept of Nature, 1920, éd. Cambridge U. P., 1964, p. 187. 30 Process and Reality, op. cit., p. 116. 31 Ibid., p. 117.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 26

chimique entre le physique et le vivant, mais il a été sensible à d’autres aspects et disciplines

« de pont » entre le physique, le vivant et le psychique :

La « physiologie physique » s’occupe de l’appareil subordonné inorganique, et la « physiologie psychologique » cherche à s’occuper des nexus [sociétés] « intégralement vivants », aussi bien en faisant abstraction de l’appareil inorganique qu’en tenant compte des réponses de ces nexus à l’appareil inorganique, et de leurs réponses réciproques.32

§ 10. — LA STRATE VIVANTE

D’après Whitehead, nous ne connaissons pas d’être vivant sans son appareil inorganique

subordonné. Les nouveautés ne surgissent pas du néant mais ce sont de nouvelles synthèses

d’éléments préexistants. La génération du nouveau, cela a été rappelé, est le passage de la

multiplicité à l’unité. Un peu plus haut, au début de l’explication de la strate de l’extension

pure, j’ai décrit la notion de société. Maintenant, pour mieux comprendre l’émergence des

entités vivantes, il faut faire un détour par la société structurée, notion dont l’éclaircissement

aidera aussi à mieux comprendre la formation des entités déjà vues. Les êtres et les objets sont

des sociétés de sociétés. Une société est dite « structurée » quand le réseau qui la constitue

contient des sociétés hiérarchiquement structurées : il y a des sociétés principales tandis que

d’autres sont subordonnées. Une société structurée (par exemple, un cristal, un rocher, une

planète, une étoile) est plus ou moins complexe par rapport à la multiplicité de ses sous-

sociétés ainsi que par rapport au caractère plus ou moins compliqué de la configuration de sa

structure. Une société structurée est stable ou instable par rapport aux changements existants

dans la société la plus englobante de son environnement. La stabilité d’une société peut

dépendre ou non de certaines caractéristiques précises de la société qui la loge. Une société

structurée soumise à une telle dépendance est « spécialisée », tandis que la société « non

spécialisée » est celle qui jouit de cette indépendance. Il saute aux yeux qu’au point de vue de

la société subordonnée, la non spécialisation est une propriété souhaitable : elle lui permet

l’adoption de nouvelles fonctions afin de s’adapter au nouvel environnement, ce qui signifie

un gain de survie. C’est pourquoi « le problème consiste donc pour la Nature à produire des

sociétés à la fois « structurées » à haut niveau de « complexité », et « non spécialisées ». De la

sorte, l’intensité se combine à la survie. »33

32 Ibid., p. 122. 33 Ibid., p. 120.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 27

C’est dans la solution de ce problème qu’on trouve la différence — mais non la

démarcation stricte — entre l’inerte et le vivant. Whitehead envisage deux solutions et toutes

les deux valorisent le « pôle mental ». Contrairement à la métaphysique dualiste cartésienne

selon laquelle une substance est, ou bien physique, ou bien mentale, l’idée de Whitehead est

que toute entité actuelle possède un pôle physique et un pôle mental. Le pôle physique est la

partie ou aspect d’une entité constitutif de la phase initiale de sa concrescence et consiste en la

réception passive des composants qui viennent de l’extérieur de l’entité. Par contre le pôle

mental est la partie supérieure de la concrescence : le pôle mental permet à l’entité de

répondre au donné. Cet aspect est le côté subjectif de l’entité et signifie une certaine initiative

dans la détermination de sa propre constitution. Toutes les entités sont douées d’un pôle

mental, mais elles ne sont pas toutes conscientes. La présence de la conscience est un fait

exceptionnel : « La philosophie de l’organisme tient que la conscience n’apparaît qu’à un

stade tardif et dérivé d’intégrations complexes. »34

Il y a deux solutions au problème de produire des sociétés structurées non spécialisées

et, par conséquent, capables d’une longue survie. La première consiste, pour la société, dans

la mise à jour d’un degré élevé d’objectivation moyenne qui élimine les différences de détails

de la pluralité des membres de la société. On y observe une préférence pour l’uniformité. Ce

développement de la mentalité est caractéristique des corps dits « matériels », des entités qui

sont un degré inférieur de société structurée. L’autre façon de résoudre le problème de

produire des sociétés structurées non spécialisées produit les entités vivantes. Cette façon

s’obtient par une initiative dans les préhensions conceptuelles, c’est-à-dire, dans l’appétition.

L’appétition signifie une inquiétude concernant la réalisation de ce qui n’est pas mais peut

advenir. L’appétition principale est le désir de préservation ou de survie. Ce qui caractérise

cette deuxième voie est le vif intérêt que porte l’entité à la réception des nouveaux éléments

de l’environnement. On y voit le rôle actif de la subjectivité qui consiste à donner naissance à

une nouveauté qui soit à la hauteur de la nouveauté de l’environnement. Dans les sociétés

structurées les plus sophistiquées l’initiative consiste à penser les diverses expériences, tandis

que chez les organismes moins sophistiqués l’initiative est une adaptation sans pensée :

Conformément à cette théorie de la « vie », la signification première de la « vie » consiste à engendrer la nouveauté conceptuelle — l’innovation d’appétition… on n’appelle « vivante » une société qu’en un sens dérivé. Une « société vivante » est celle qui contient des « occasions vivantes ». Ainsi, le plus ou moins de « vie » d’une société est fonction de l’importance

34 Ibid., p. 187.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 28

respective en elle des occasions vivantes. Aussi, une occasion peut avoir plus ou moins de vie en fonction de l’importance relative des facteurs de nouveauté dans sa satisfaction finale.35

Tandis que les sociétés dites « matérielles » n’ont pas besoin de la protection d’une

société vivante pour exister, cette dernière, par contre (pensez à la cellule), a besoin des

électrons, des atomes, etc. La vie, moins indépendante et moins robuste que les choses dites

« matérielles », est une propriété d’un ensemble d’entités : le passage d’un ordre physique

plus ou moins strict à une certaine originalité dans la réaction face aux caractéristiques de

l’environnement.

Tout être essaie d’intensifier son expérience, ce qui présuppose, apparemment, que son

comportement n’est pas rigoureusement déterminé par son passé, par les causes matérielles et

efficientes. Il s’ensuit que la vie serait inexplicable sans la participation de la cause finale.

D’après Whitehead, la participation de cette cause se situe dans un espace vide, dans les

interstices de chaque cellule, dans les interstices du cerveau. La cause finale n’agit pas dans

les espaces occupés par les entités corpusculaires. Whitehead ne le dit pas, mais cette dernière

observation suggère que la vie serait comme une sorte de fluide qui court dans le corps de

certaines entités. Dans son action, qui est une aventure originale, la structure vivante se

déstabilise mais récupère ensuite la stabilité, se répare notamment en s’alimentant. Mais voici

une observation critique concernant la clarté de ce que Whitehead veut dire : que faut-il

entendre ici précisément par « interstice » ou « espace vide » ? L’idée de vide absolu répugne

à la raison. Parlons donc de vide relatif, comme quand on dit « le réservoir est vide d’eau »

(mais il contient de l’air). Qu’y a-t-il donc d’absent et de présent dans ces interstices ? Et de

quelle façon le fluide qui se déplace à travers eux pourrait-il être le responsable de

l’originalité, de la créativité de la vie et de la liberté ? On ne comprend pas comment ces

interstices ou espaces relativement vides, s’ils existent, échappent au déterminisme causal

universel.

Retenons ces deux points : (I) La vie est associée à la nouveauté, aux efforts d’une entité

en vue de s’adapter aux nouveautés présentées par un environnement en évolution. Dans la

mesure où une entité est vivante, dans cette mesure le passé de la structure, l’influence de la

cause efficiente, a une importance inférieure à celle de la sensibilité au présent subjectivement

déterminée en fonction d’une cause finale. D’autre part, le non vivant est à associer au

répétitif, à l’uniforme, à l’élimination de la diversité des détails de l’environnement. (II) Il n’y

a pas de frontière stricte entre le vivant et le non vivant : le vivant ne jouit pas

35 Ibid., pp. 121-122.

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d’indépendance en relation au « matériel » ; il présuppose, précisément, un passé massif et

chargé d’entités plus ou moins vivantes ou plus ou moins inertes.

§ 11. — LA STRATE CONSCIENTE

Whitehead est d’avis que le dualisme métaphysique du corps et de l’esprit initié à

l’époque moderne par Descartes est une erreur dont la correction est l’un des objectifs de la

cosmologie organiciste. Imaginer que chaque personne est composée d’un corps et d’un esprit

c’est faire sien un sophisme responsable de maintes confusions, à savoir, « l’erreur du concret

mal placé ». Ce sophisme consiste à confondre abstrait et concret.36 Corps et esprit sont des

notions abstraites, il faut essayer de voir les processus sous-jacents qu’elles recouvrent.

Considérer que corps et esprit sont deux êtres différents génère des problèmes mal posés

comme celui de la relation causale entre eux, celui de savoir comment le corps matériel

étendu et l’esprit sans extension peuvent interagir. De plus, si, selon Descartes, une substance

n’a besoin de rien d’autre pour exister, qu’est-ce qui empêche que tout soit purement physique

ou purement mental ? Spinoza, ayant compris les absurdités du dualisme, élabora une

métaphysique moniste : il y a une seule substance. Et si le corps et l’esprit interagissent, alors

ils partagent le même espace et le même temps, c’est-à-dire, le même monde : c’est le

raisonnement à la base du monisme de William James.

Rappelons que tout a un pôle physique et un pôle mental. La mentalité des animaux

supérieurs et de l’homme signifie un degré élevé de l’action du pôle mental. Un animal, un

homme, est une pluralité d’entités, de centres de vie. Ainsi, ce qu’on doit expliquer, c’est

l’unité dans la multiplicité, la façon dont l’organisme contrôle et unifie. Grâce à ce contrôle,

nous avons conscience d’une expérience subjective unifiée et d’un comportement objectif

unifié. « La conscience concerne la forme subjective d’un sentir… La conscience est ce qui

émerge dans quelques processus de synthèse d’opérations physiques et mentales… dans

l’analyse de tout sentir conscient, on doit trouver des sentirs physiques à titre de composants,

et inversement, partout où il y a conscience, se trouve un composant du fonctionnement

conceptuel. Car l’élément abstrait au sein du fait concret est précisément ce qui suscite notre

conscience.37

36 Science and the Modern World, op. cit., pp. 51, 55. 37 Process and Reality, op. cit., pp. 282-283.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 30

Descartes, Locke, Hume, Kant et bien d’autres se sont trompés en pensant que

l’expérience présuppose la conscience. Au contraire, la conscience émerge de l’expérience, du

caractère centralisé et du contrôle exercé sur les très nombreux centres de vie. La philosophie

de l’organisme place la conscience dans une position ontologique subordonnée. La conscience

est un événement rare, « la couronne de l’expérience », non pas sa base nécessaire. D’un point

de vue émergentiste il importe de signaler que la conscience illumine, de façon directe,

seulement la constitution ou l’état de la strate de l’organisme qui lui donne naissance. Le

domaine éclairé par la conscience est très réduit, sans commune mesure, avec les zones de

l’expérience qui restent dans l’obscurité. La conscience n’accède aux phases antérieures

qu’indirectement, et ce dans la mesure où elles participent à la constitution des phases plus

élevées, proches de son émergence. « Qui dit conscience dit élément de remémoration. La

conscience rappelle des phases antérieures en les faisant sortir des recoins obscurs de

l’inconscient. »38

Ceci donne un aperçu de la profondeur métaphysique de la nature et permet de

comprendre le lien manifeste entre la philosophie de l’organisme et quelques thèses centrales

du réalisme métaphysique et du naturalisme émergentiste. Reconnaissons, contre l’idéalisme

sous-jacent à la philosophie moderne, que l’ordre épistémologique dans lequel les choses

apparaissent à la conscience avec clarté et distinction n’est pas l’ordre de la priorité

ontologique. « La philosophie de l’organisme est l’inversion de la philosophie kantienne…

Pour Kant, le monde émerge du sujet ; pour la philosophie de l’organisme, le sujet émerge du

monde. »39

Chez un organisme suffisamment complexe, le passage des relations (préhensions ou

sentirs) à la conscience est constitué par une opération de sélection entre les données

susceptibles de continuer la formation de l’entité. Ainsi quelques données, si elles sont

pertinentes à la réalisation des fins de l’entité, sont reçues, tandis que les autres sont laissées

de côté. La conscience est la forme subjective qui se construit en contrastant l’affirmation et

la négation. La conscience est un aspect de certaines perceptions, de certains jugements et de

certaines déterminations. La perception consciente est la forme de jugement la plus primitive.

La conscience atteint sa maturité dans la négation (quand je dis, par exemple, « mon cartable

n’est pas noir »). La conscience nécessite le contraste entre ce qui est et ce qui n’est pas ;

entre ce qui est et ce qui pourrait ou devrait être ; entre le fait avéré et l’hypothétique. « La

perception négative est le triomphe de la conscience, et atteint son point culminant dans la

38 Ibid., p. 283. 39 Ibid., p. 106.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 31

libre imagination, là où les nouveautés conceptuelles quadrillent un univers où elles ne sont

pas données en présence. »40 Finalement, on trouve dans la philosophie de l’organisme une

réponse à la question sur la valeur de la conscience : lutter contre la subjectivité de

l’organisme. La conscience rend possible la représentation intérieure du monde et la réflexion

sur cette représentation. L’homme peut ainsi se transcender et devenir une perspective sur le

réel en soi.

Ces idées sur la conscience forcent l’adhésion et sont assez originales. Par contre il est

impossible d’être d’accord avec Whitehead quand il affirme que l’activité mentale n’est pas

spatiale : « bien que le mental ne soit pas spatial, il est toujours une réaction à une expérience

physique, spatiale, et assimilation de cette expérience. »41 Ou bien il faudrait peut-être

introduire des distinctions concernant les modes sous lesquels les choses peuvent être

qualifiées ou non de spatiales. Par exemple, peut-on imaginer une façon absolue et une façon

relative de ne pas être spatial ? Quoi qu’il en soit, si nous prenons « espace » dans son sens

usuel, on ne comprend pas comment quelque chose de non spatial peut réagir à quelque chose

de spatial sans partager le même espace ; on ne comprend pas comment la conscience non

spatiale peut assimiler quelque chose de physique qui, lui, est spatial. Tout ce qui existe est

spatial et l’idée selon laquelle la vie mentale serait une exception est irrationnelle.

Mais alors, dira-t-on, quel espace occupe la conscience ? quelle est son extension ?

combien mesure-t-elle ? On sait que la nature de la conscience est la majeure source

d’énigmes — le problème ne semble pas être scientifique, décidable. J’ai eu, en effet,

l’occasion d’affirmer que nous n’avons pas les concepts appropriés pour expliquer la

conscience. Cela dit, je ne vois pas comment on pourrait rationnellement nier que la

conscience émerge, d’une façon ou d’une autre, de la complexité des fonctionnements du

cerveau, bien que nous ne sachions pas comment cela arrive. Il est donc raisonnable de penser

que la conscience est spatiale au moins dans le sens où le cerveau et son activité le sont.

CONCLUSION

La cosmologie whiteheadienne comporte des éléments importants en vue de

l’explication causale de la hiérarchie naturelle. En voici les idées principales attribuables à la

philosophie de l’organisme. Parfois j’interprète. Je ne veux pas dire que Whitehead les ait

40 Ibid., p. 187. 41 Ibid., p. 128.

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 32

énoncées telles quelles : (I) La nature est susceptible de recevoir une explication unitaire. Cela

implique la croyance à un universalisme (contre le relativisme et le scepticisme). (II) La

nature est ordonnée et l’ordre est partiellement saisi parce que nous en faisons partie — c’est

un réalisme partiel ou perspectivisme. (III) Ce qui existe est soit une entité actuelle soit un

composé d’entités actuelles qui sont des entités ultimes toutes d’un même genre — atomisme

moniste. (IV) L’univers est solidaire — je spécifierai : causalement solidaire — car toute entité

a une valeur pour toute autre entité, d’une façon ou d’une autre, dans une mesure plus ou

moins grande. (V) Le processus de formation des entités est une collaboration entre causes

efficientes et causes finales. (VI) La sensibilité des entités leur confère une plasticité qui leur

permet d’être régies par des lois d’ordres différents. (VII) Dans la nature il y a continuité car

rien ne sort de rien, et discontinuité : par exemple, toute entité ne se comporte pas comme une

cellule ou comme un être conscient.

En plus de ces idées qu’il serait sensé de retenir, il y a des points de désaccord. Ils sont

la conséquence de ma recherche d’une explication causale intégralement naturaliste de la

hiérachie des êtres et des strates. Il est possible que Whitehead se soit fixé, lui aussi, ce même

objectif. Si c’était le cas, alors nos conceptions de ce qu’est un naturalisme intégral diffèrent.

En voici trois points importants de la philosophie de l’organisme qui signifient, d’après mon

point de vue, un recul du naturalisme : (I) Pour Whitehead le monde est incomplet et a donc

besoin d’un complément, Dieu. Or cette entité multiforme n’est pas naturelle au moins dans le

sens où une de ses faces est illimitée, infinie, libre, complète et éternelle. Il est à remarquer,

primo, que ces concepts sont négatifs, dépourvus de contenu intelligible, raison pour laquelle

ils devraient, si possible, être remplacés par d’autres notions à contenu positif et davantage à

notre portée. Secundo, tout aussi incompréhensible est l’affirmation whiteheadienne selon

laquelle le monde serait ontologiquement incomplet. Il n’est pas exclu que ce philosophe ne

confonde ici notre connaissance du monde avec le monde. Je dirais qu’ontologiquement rien

ne manque à la nature, qu’elle est ce que Spinoza dit de la vérité, sa propre norme.42 Par

contre, il y a beaucoup de vides dans notre représentation du monde. (II) D’une façon

analogue à ce qu’il dit sur la divinité, il semble à Whitehead que les atomes, i.e. les entités

actuelles, ne suffisent pas à rendre compte de la formation des êtres et il postule, en

conséquence, les objets éternels. Je maintiens que les objets éternels ne sont pas naturels parce

42 « De même que la lumière fait paraître elle-même et les ténèbres, de même la vérité est sa propre norme et celle du faux ».

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Une explication causale de la hiérarchie naturelle 33

qu’ils n’évoluent pas : d’après la philosophie de l’organisme il ne peut y avoir émergence de

nouveaux objets éternels, ce qui est contradictoire au sein d’une doctrine influencée par

Bergson, si sensible à la créativité et au temps. (III) Il arrive que les idées de Whitehead sur

l’indétermination et sur la liberté, que ce soit dans la nature en général ou chez l’homme, ne

soient pas claires dans le sens où on ne sait pas quel est leur degré d’indétermination et par

rapport à quelles contraintes. En tout cas la philosophie de l’organisme n’est pas un

déterminisme causal universel. Quoi qu’il en soit, tout vide absolu de déterminisme causal ne

peut être naturel : il est, par les définitions mêmes de la description, de la connaissance et de

la preuve, ineffable, inconnaissable et indémontrable.

* * *