-
1UNE CONTINUITE INCERTAINE :
SAUSSURE, HJELMSLEV, GREIMAS.
1. PREALABLES
Nous vivons ici quelques-uns, des titres divers, un moment
particulier, prcieux, celui quispare encore la mmoire personnelle
de l'histoire. Or il n'y pas ncessairement inclusion ouembotement
entre les deux points de vue. L'histoire oprera comme elle le fait
toujours : en ra-botant, en lissant, et produira une ordonnance
sans faille : Saussure Hjelmslev Greimas. Il yaura certes quelques
thsards qui, en relisant les textes de prs la manire sans doute des
moinesdu Moyen ge, viendront nuancer cette continuit, mais comme
personne ne les lira, en dehorspeut-tre des membres du jury, cette
remise en cause restera trs limite.
Or la notion mme d'histoire comporte une part invitable
d'illusion. L'histoire dans lasocit moderne, l'instar du mythe pour
mainte socit, se prsente comme une entreprise defondation. L'abus
actuel de termes comme fondement, fondation, fondamental l'indique
assez ; ilest volontiers parl d'acquis et d'hritage. L'illusion
consiste en ceci que ce n'est pas le premierdiscours qui fonde, ou
fonderait, le second, mais bien ce second discours qui instaure le
premiercomme premier ! La succession est fallacieuse.
Cette illusion n'est pas la seule. Supposons cependant le point
prcdent accord. L'uvre desfondateurs est considre comme un bloc
homogne, ou bien comme une pelote telle que si l'ontire un fil,
tout le reste suivrait. Le nom propre fonctionne, sans prcautions,
comme un mtonymede l'uvre, tellement que l'noncer, c'est du mme
coup convoquer l'uvre tout entire. Mais sinous envisageons d'abord
Saussure, nous pouvons dcliner :
l'auteur du Mmoire sur le systme primitif des voyelles en
indo-europen ; le non-auteur du CLG ; l'auteur des manuscrits
publis par R.Engler et S. Bouquet ; l'auteur de recherches bizarres
portant ici sur les anagrammes dans certaines posies
latines, l sur les Niebelungen ;Sans parler de l'adolescent qui,
l'ge de quinze ans, rdigeait un Essai pour rduire les
mots du Grec, du Latin et de l'Allemand un petit nombre de
racines !Nous tournant vers Hjelmslev, nous recensons sans prtendre
l'exhaustivit :
l'auteur des Prolgomnes une thorie du langage ; l'auteur du Rsum
d'une thorie du langage, comparable pour l'instant au
Chef-d'uvre
inconnu de Balzac... l'auteur des tudes de linguistique thorique
et applique, accessibles en franais grce
aux efforts de Fr.Rastier.
-
2Greimas est trop prs de nous encore pour que nous tentions une
semblable distribution.Nous nous contenterons de signaler la courbe
trange de son parcours inaugur par un gestepuissant d'exclusion et
se terminant par la rintroduction progressive de ce qui avait t
exclu,mais les projections et les introjections, pour user de la
terminologie freudienne, ne vont pas sansconsquences.
Comme il n'existe pas de discours candide, il nous incombe de
dclarer le point de vue quiest le ntre. Dans le point de vue, il
est possible de reconnatre un syncrtisme rsolublecomposant un intrt
du ct du sujet et une tranget du ct de l'objet. Notre intrt
concernele discours, ou plutt les discours : le sujet est, mme
quand il s'exclame ! un sujet discourantet, pour paraphraser
R.Queneau, ce sujet volubile, on ne peut que redire : tu discours,
tudiscours, c'est tout ce que tu sais faire. Quant l'tranget, elle
ressort de la varit mme desdiscours et instruit deux interrogations
: comment un discours se fait-il reconnatre comme teldiscours
singulier ? quelles sont les matrices figurales qui garantissent
cette singularit ?
Enfin, cet expos se veut dlibrment philologique, c'est--dire
qu'il entend couter lestextes. Et pour ce faire, il convient
d'opposer au programme de dcontextualisation, d'extraction,qui
conduit citer tel fragment, un contre-programme de
recontextualisation qui rappelle lesnoncs attenants. Parce que
l'accent est dans le plan du contenu aussi dterminant que dans
leplan de l'expression, citer, c'est presque toujours trahir. La
citation fait connatre celui qui cite aumoins autant que celui qui
est cit1.
Notre tude respectera l'ordre chronologique et envisagera
d'abord la relation de Hjelmslev Saussure.
2. LA TRAHISON HJELMSLEVIENNE
Les affirmations exprimant l'allgeance Saussure ne manquent pas
dans l'uvre deHjelmslev et nous nous limiterons celle qui figure
dans le premier chapitre des Prolgomnes, onlit notamment que Un
seul thoricien mrite d'tre cit comme un devancier : le Suisse
Ferdinandde Saussure..
2.1 une continuit revendiqueLe tour phrastique n'est pas
ngliger, puisque le rappel de la nationalit de Saussure donne
penser que sa notorit tait loin d'tre l'poque ce qu'elle est
aujourd'hui. Mentionnons aupassage que cette exclusivit n'est pas
exempte d'injustice pour Humboldt puisque, si l'on en
croitCassirer, il semble que Humboldt ait entrevu, avec les termes
qui sont les siens et ceux de sonpoque, la pertinence de la
distinction entre forme et substance qui fait prcisment le
principalmrite de Saussure aux yeux de Hjelmslev2.
1 propos de la citation, cf. l'tude d'H. Qur, Effet co-, effet
trans- : usages de la citation, in Intermit-
tences du sens, Paris, P.U.F., 1992, pp. 87-99.2 E. Cassirer, La
philosophie des formes symboliques, tome 1, Paris, Les Editions de
Minuit, 1985,
pp. 107-111.
-
3Hjelmslev s'adresse apparemment l'auteur du CLG, mais son gard
les loges alternentavec les rserves : Saussure est approuv quand il
distingue la forme de la substance, maiscritiqu quand il admet
l'existence d'une autonomie et d'une prsance de la substance
l'gardde la forme : Dans une science qui vite tout postulat non
ncessaire, rien n'autorise faire pr-cder la langue par la substance
du contenu (pense) ou par la substance de l'expression(chane
phonique) ou l'inverse, que ce soit dans un ordre temporel ou dans
un ordre hi-rarchique3
Il convient de marquer avec fermet que les allusions de
Hjelmslev au CLG se limitentpratiquement la phrase conclusive et
nigmatique : Autrement dit, la langue est une formeet non une
substance (voir p.157) 4. Cette phrase est couramment
dcontextualise, ce quisemble indiquer que son vidence serait telle
qu'elle se suffirait elle-mme. Nous n'en croyonsrien comme nous
nous efforcerons de le montrer par la suite et nous estimons que
l'extraction decette phrase hors de son contexte, opration qui
l'assimile une devise, permet chacun de luifaire dire peu prs ce
qu'il souhaite. D'o la ncessit d'un retour au texte, c'est--dire
aucontexte. Hjelmslev garde comme constance concentrique
dfinitionnelle le couple saussurien,mais propose une terminologie
diffrente, la sienne propre : On peut, en accord avec
Saussure,appeler forme la constante (la manifeste) d'une
manifestation. Si la forme est une langue, nousl'appelons schma
linguistique. Toujours en accord avec Saussure, on peut
appelersubstance la variable (la manifestante) d'une manifestation
; nous appellerons usagelinguistique une substance qui manifeste un
schma linguistique5
Malgr ces dclarations d'allgeance l'gard de l'auteur du CLG, le
vrai Saussure reste,aux yeux du fondateur de la glossmatique, celui
du Mmoire. Dans le dernier chapitre del'ouvrage intitul Le langage,
Hjelmslev voque la dcouverte saussurienne, mais en la situantdj
dans la perspective de l'autonomie de la forme l'gard de la
substance : Elle [ladcouverte de Saussure] a pour caractristique,
d'une part, de considrer les formules communescomme un systme et
d'en tirer toutes les consquences, et, d'autre part, de ne pas leur
confrerd'autre ralit que celle-ci, par consquent de ne pas les
considrer comme des sonsprhistoriques, avec une prononciation
dtermine, qui se seraient transformes par degrs pourdonner les sons
des diverses langues indo-europennes6. Il nous semble que Hjelmslev
soit leseul s'tre inquit de la relation entre le Mmoire et le CLG,
puis avoir rpondu parl'affirmative la question de savoir si le CLG
continuait ou non le Mmoire. La dcouvertesaussurienne consiste dans
la reconnaissance d'une identit fonctionnelle indpendante de
sesconstituants phontiques : l'alternance long/bref n'est pas une
saillance ou un contraste perceptif,justifi, puis par son effet
mme, mais un produit : Ce qui est arriv ici, c'est qu'on a
tablil'galit entre une grandeur algbrique et le produit des deux
autres, et cette opration rappelle
3 L. Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, Paris, Les
Editions de Minuit, 1971, p. 68.4 F. de Saussure, Cours de
linguistique gnrale, Paris, Payot, 1962, p. 169.5 L. Hjelmslev,
Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., pp.134-135. Cf.
galement l'tude intitule
Langue et parole, in Essais linguistiques, Paris, Les Editions
de Minuit, 1971, pp. 77-89.6 L. Hjelmslev, Le langage, Paris, Les
Editions de Minuit, 1969, p. 163.
-
4l'analyse par laquelle le chimiste identifie l'eau un produit
d'oxygne et d'hydrogne7. Il estindubitable que Hjelmslev, et lui
seul, est en mesure de rendre compte de la solution de
continuitdrastique que Saussure entrevoit dans les Manuscrits :
(...) les termes de PHONOLOGIE et dephontique ne peuvent donc non
seulement pas se confondre, mais pas mme s'opposer 8.
Nous pouvons maintenant prciser notre propos : il n'y a pas lieu
de rechercher dans quellemesure Hjelmslev continuerait ou non le
CLG puisque telle n'est pas son ambition ; cette ques-tion est
dpourvue de pertinence. Par contre, nous devons rechercher si la
rflexion de Hjelmslevse maintient bien dans le courant de
pertinence conceptuelle inaugur par le Mmoire, puisque
cetteintention est affiche par le fondateur de la glossmatique.
Nous carterons le point de la bonne ou de la mauvaise foi,
puisque la place qui est la ntrela question est indcidable. En
prsence des concepts objectivs, nous croyons tre en prsenced'une
trahison et d'une incomprhension de la pense de Saussure, d'une
solution de continuitdont nous allons nous efforcer de prendre la
mesure. Prcisons d'entre que l'expression de lapense chez Saussure
nous semble en retrait sur son contenu, et que la littralit,
apprhendecomme degr zro de l'interprtation, conduit ici au
contresens.
2.2 une continuit en dfautQuand des thories parviennent
s'inscrire dans la dure, c'est--dire quand elles ont russi
intresser plusieurs gnrations successives, ce qui est le cas de
la linguistique, on constateque ces thories sont attaches, peut-tre
captives d'objets plus russis que d'autres. Au dpart,peut-tre par
fascination ou imprgnation, mais bientt en droit parce que ces
objets deviennent desinstruments spirituels permettant de voir, de
bien voir. Dans le cas de Saussure et deHjelmslev, c'est la syllabe
qui a occup cette place.
En premier lieu, si le titre mme du Mmoire focalise le concept
de voyelle, le trajetintellectuel suivi le dirige vers la syllabe
et singulirement vers cette page 184 du Mmoire,probablement clef de
vote de l'ouvrage, laquelle nonce les lois des racines en
indo-europen,c'est--dire des syllabes bnficiant de la frappe
accentuelle :
Appelons Z tout phonme autre que a1 et a2. On pourra poser cette
loi : chaque racinecontient le groupe a1 + Z.
Seconde loi : sauf des cas isols, si a1 est suivi de deux
lments, le premier est toujoursune sonante, le second toujours une
consonne.
Exception. Les sonantes A et O peuvent tre suivies d'une seconde
sonante. (...)9 Nous sommes persuad que cette page a vivement
impressionn, dans l'acception photogra-
phique du vocable, Hjelmslev et qu'elle a lgitim l'algbrisme
comme modle et servi de caution l'effort en vue dalgbriser, autant
que faire se peut, les donnes linguistiques. Et pour n'en don-ner
qu'un exemple, elle explique la prfrence de Hjelmslev pour le rseau
au dtriment de la
7 Op. cit., p. 166.8 F. de Saussure, Cours de linguistique
gnrale, Wiesbaden, O. Harrassowitz, fascicule 1, 1967, p. 91.9 F.
de Saussure, Mmoire sur le systme primitif des voyelles dans les
langues indo-euroepennes, Leipzig,
G. Olm, 1968, p.184.
-
5hirarchie, parce que le rseau saisit les termes simultanment
tandis que la hirarchie opresuccessivement10. Elle explique sans
doute galement l'hsitation sensible dans les Prolgo-mnes, mais
inattendue dans un ouvrage aussi matris, propos du concept de
fonction :Nous avons adopt ici le terme de fonction dans un sens
qui se situe mi-chemin entre son senslogico-mathmatique et son sens
tymologique, ce dernier ayant jou un rle considrable danstoutes les
sciences, y compris la linguistique. Le sens o nous l'entendons est
formellement plusvoisin du premier, sans pourtant lui tre
identique. C'est prcisment d'un tel concept mdiateurdont nous avons
besoin en linguistique11. Hjelmslev ne mnage pas ses efforts pour
tablir queles deux acceptions sont conciliables. Ainsi il se montre
soucieux de ramener les proccupations deSaussure aux siennes : Tout
parat indiquer que Saussure reconnat la priorit des dpendancesdans
la langue. Il cherche partout des rapports, et il affirme que la
langue est forme et non sub-stance12. Le dsarroi de Hjelmslev est
lisible dans la texture mme de la phrase qui procde parsimple
juxtaposition : la linguistique du dix-neuvime sicle n'a-t-elle pas
reconnu la la prioritdes dpendances dans la langue ? [cherch] des
rapports partout ? sans pour autant postulerque la langue est forme
et non substance.
Mais surtout la mdiation entre le sens logico-mathmatique et le
sens tymologique de-meure problmatique, dans la mesure o Hjelmslev
catalyse partir du sens tymologique unsens catgoriel qui va devenir
le pivot de sa thorie du langage : Nous pourrons dire
qu'unegrandeur l'intrieur d'un texte ou d'un systme a des fonctions
donnes et nous approcher ainside l'emploi logico-mathmatique, en
exprimant par l : premirement que la grandeur considreentretient
des dpendances ou des rapports avec d'autres grandeurs, de sorte
que certaines gran-deurs en prsupposent d'autres, et deuximement
que, mettant en cause le sens tymologique duterme, cette grandeur
fonctionne d'une manire donne, remplit un rle particulier, occupe
uneplace dans la chane13. Il est clair que Hjelmslev tient cet
emploi logico-mathmatique,mais aussi que le passage de cet emploi
la conception de la linguistique dfinie comme sciencedes catgories
suppose pour les smioticiens la smiosis et pour la thorie des
catastrophes uneopration de schmatisation, mais la premire comme la
seconde prsentent le dfaut d'interveniraprs-coup.
Or la force de cette proccupation chez Hjelmslev ne peut tre
comprise, nous semble-t-il,qu' partir de la vision saussurienne de
la syllabe, que nous devons maintenant rsumer.L'obsession
saussurienne le terme est de mise consiste placer,
pistmologiquement parlant,le fait, ici la syllabe, dans la
dpendance d'un faire, sous le contrle de la syllabation,puisque,
selon lui, la syllabation est pour ainsi dire le seul fait qu'elle
[la langue dans le plan del'expression] mette en jeu du
commencement la fin14. et que : [Q]uiconque professe une
10 L. Hjelmslev, Corrlations morphmatiques, in Nouveaux essais,
Paris, P.U.F., 1985, pp. 49-50.11 L. Hjelmslev, Prolgomnes une
thorie du langage, op. cit., pp.49-50.12 Ibid., p. 37.13 Ibid.,
p.50.14 F. de Saussure, Principes de phonologie in Cours de
linguistique gnrale, op. cit., p. 79.
-
6opinion dtermine sur u consonne et u voyelle sans avoir
par-devers soi une vue parfaitementnette et prcise sur la syllabe
parle en l'air15.
Plonge dans la terminologie actuelle, la syllabation apparat
comme une dynamique sous-ja-cente, nanmoins pour Saussure :
accessible, laquelle engendre, par son dploiement mme, lescatgories
constitutives de la syllabe, savoir le point vocalique et la
frontire de syllabe : lapremire dgage le rle crucial de l'accent,
et plus gnralement de l'intensit ; la seconde seg-mente la chane
phonique en syllabes : si l'on convient de voir dans
l'aspectualisation une dcisionsur les limites, alors la
syllabation, l'instar des bons fonctionnements smiotiques quand
ilssont bien dcrits, prsente une composante aspectuelle, et l'on
sait que pour l'auteur du CLG,une entit est connue quand elle est
dlimite.
Cette dynamique est diffrentielle, c'est--dire qu'elle a pour
ressort le jeu des implosions etdes explosions ; elle est cratrice
de saillances acoustiques, c'est--dire de qualits ; enfin, ellevite
l'exclusive en ajoutant une combinatoire, mme si les combinaisons
d'une explosion oud'un silence avec une implosion paraissent dtenir
un avantage certain.
Hjelmslev conserve la syllabe comme palier essentiel, privilgi
de l'analyse de la ligne del'expression, mais sans retenir ces
ressorts, cette morphogense que Saussure s'est acharn mettre en
vidence dans les Principes de phonologie et dans les manuscrits.
Tandis que Saussureavance une conception gnrative, une potique
immanente de la syllabe, Hjelmslev entend ne pasaller au-del d'une
conception dmarcative autorise autant que borne par la pratique de
la com-mutation une conception stnographique de la syllabe. Mais
l'interrogation pertinente doit re-monter par paliers au-del de ce
constat :
le premier palier est structural : pour Saussure, il est clair
que les deux approches taientlies par prsupposition, que les
qualits syllabiques taient des accidents des quantits ;
pourHjelmslev, le jeu des qualits n'tait pas tributaire de
l'effervescence accentuelle et plosive ;
le second palier est axiomatique et met en jeu le rapport entre
forme et substance, maisl'intelligibilit de ce couple n'est pas la
mme pour Saussure et Hjelmslev : ce dernier a pens debonne foi que
ce couple tait fond sur la ngativit, et le Mmoire autorise de fait
cette inter-prtation, tandis que pour Saussure il est fond sur
l'altrit. Autrement dit, l'analyse laquelleHjelmslev ne mnage pas
son admiration,16 a d paratre Saussure au fil du temps non pas
in-complte, mais inacheve.
On n'a pas suffisamment relev que le Mmoire comportait galement
un bref aveu d'incom-prhension : Qu'est-ce qui dtermine la place de
l'accent ? Voil le point qui nous chappe com-pltement. Le ton opte
pour le suffixe ou pour la racine, nous devons nous borner
constater pour
15 F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Wiesbaden, O.
Harrassowitz, fascicule 4, 1974, p. 30.16 Justement parce que
Saussure considre les formules comme un systme et, en plus, comme
un systme
libr de dterminations phontiques concrtes, bref comme une pure
structure, il est amen dans cette uvre ap-pliquer la langue
originelle indo-europenne elle-mme, citadelle pourtant des thories
sur la transformation dulangage, les mthodes qui seront exemplaires
pour l'analyse de tout tat linguistique, et qui peuvent servir de
modle qui veut analyser une structure linguistique. (Le langage,
op. cit., p. 163)
-
7chaque formation le choix qu'il a fait17. L'achvement que nous
croyons discerner porte sur leconcept de troisime dpendance qui
apparat dans les manuscrits, et que nous allons nousattacher
prciser maintenant. Si, comme le pensait Bachelard, le dveloppement
du savoir n'estqu'une longue rectification des positions
antrieures, alors la rflexion de Saussure dut tre pourlui-mme une
rvision non dchirante, mais se prsente pour nous, plac plus loin
dans la dure,comme une critique anticipe de bien des dveloppements
ultrieurs, c'est--dire actuels de lalinguistique.
2.3 la prsupposition rciproque en questionSouvent, dans les
textes de Hjelmslev et de Greimas, pour traiter une difficult
pineuse,
deux solutions sont proposes : l'une qui consiste dclarer
qu'elle est du ressort de l'ontologiepour Hjelmslev, du ressort de
la philosophie pour Greimas ; l'autre qui consiste mettre en avant,
dgainer une relation de prsupposition rciproque abrgeant la
rflexion. Or la lecture destextes de Saussure suggre que la
prsupposition rciproque est moins une rponse qu'une
vraiequestion18, qu'elle emporte un cercle vicieux. C'est prcisment
propos de la structure syllabiqueque la prsupposition rciproque est
dnonce.
Saussure s'interroge sur les titres galement valides de l'accent
et de la sonante rendrecompte de la structure syllabique : (...) Le
seul point de la thorie qui aurait le caractre d'uneexplication, et
non plus d'une constatation, c'est que les sons ont la fonction
smantiquequand ils reoivent l'accent syllabique. Voil qui pourrait
nous donner un point dedpart sur ce qu'est une syllabe, effet
acoustique.
Mais c'est bien l le dernier sujet sur lequel une clart
quelconque [existe], part ce fait qu'ily a toujours une sonante
dans chaque syllabe, de sorte que la syllabe dpend de la sonante et
que lasonante dpend de la syllabe, sans que rien permette de briser
sur un point quelconque ce cerclevicieux19
Le cercle, qualifi ou non de vicieux, consiste dfinir les
fonctifs par leur seule rciprocit,tellement que le salut rside dans
le rtablissement du contrle de la fonction sur les fonctifs qui
lamanifestent : Il provient d'une dpendance commune de ces deux
termes vis--vis d'un troi-sime mis en vidence plus haut, la
succession des implosions et des explosions : si on a toujoursune
sonante pour une syllabe, c'est que chaque commencement de chanon
implosif donne l'im-pression, et chaque fin [celle de la syllabe].
20
17 F. de Saussure, Mmoire sur le systme primitif des voyelles
dans les langues indo-euroepennes, op. cit.,
p. 235.18 Selon P.Valry : Une science relle n'est pas un systme
de rponses. Au contraire c'est un systme de
problmes qui demeurent toujours ouverts. Les axiomes
fondamentaux d'une science sont les dterminations par-tielles des
problmes. (in Cahiers, tome 2, Paris, Gallimard, coll. La Pliade,
1974, pp. 833-834).
19 F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Wiesbaden, O.
Harrassowitz, fascicule 1, 1967, p. 139. Demme :"Observation. Le
desideratum initial tait que l'on dfint ou la syllabe ou la
sonante, de manire sortirpar une voie de la tautologie consistant
dfinir l'une par l'autre.
En ralit, nous voyons maintenant que la dfinition d'une
seule
-
8La situation ne laisse pas d'tre saisissante. Saussure illustre
l'avance la dfinitionglossmatique de l'objet : (...) l'objet examin
autant que ses parties n'existent qu'en vertu deces rapports ou de
ces dpendances ; la totalit de l'objet examin n'en est que la
somme, etchacune de ses parties ne se dfinit que par les rapports
qui existent, 1) entre elle et d'autres partiescoordonnes, 2) entre
la totalit et les parties du degr suivant, 3) entre l'ensemble des
rapports etdes dpendances de ces parties21. mais Hjelmslev saisit
la structure moins comme un devenirque comme un tat ou, ainsi que
le texte le trahit, comme une somme. L'cart qui subsiste entrela
conception mrologique de la structure et la conception
fonctionnelle de la structure, l'htrog-nit rsiduelle entre les
concepts de dpendance et de partie tiennent l'absence de cette
cata-lyse audacieuse, ou de cet approfondissement, qui conduit de
la syllabe la syllabation, de laforme la formation. Non que le
point ne soit parfaitement vu de Hjelmslev : Il y a toujours
so-lidarit entre une fonction et (la classe de) ses fonctifs : on
ne peut concevoir une fonction sans cestermes, qui ne sont eux-mmes
que les points extrmes de cette fonction et, par consquent,
in-concevables sans elle22. et propos de la relation correcte poser
entre forme et formation :(...) il n'existe pas de formation
universelle, mais seulement un principe universel de forma-tion23.
mais la syllabation, autrement dit le corrlat local de la
formation, n'est pas pos, commedans la pense de Saussure, comme
matricielle. Mme si Hjelmslev est d'accord avec Humboldtpour
considrer que [l]a synchronie est une activit, une . La synchronie
est la thoriedes procds linguistiques. La est le principe le plus
lmentaire du langage ; on n'ychappe pas, quel que soit le point de
vue adopt.24
Il nous reste dmontrer que la solution de continuit entre forme
et substance n'a pas lamme signification chez Saussure et chez
Hjelmslev. Quand Saussure affirme : Autrement dit, lalangue est une
forme et non une substance (voir p.157)., il suffit de
recontextualiser cetextrait et de convoquer les remarques qui
prcdent cette citation devenue emblmatique : Mais lalangue tant ce
qu'elle est, de quelque ct qu'on l'aborde on n'y trouvera rien de
simple ; par-tout et toujours ce mme quilibre complexe de termes
qui se conditionnent rci-proquement25. Dans le mme ordre d'ides, la
notion de diffrence a t hypostasie, alorsqu'elle est situe par
Saussure dans la dpendance du groupement : Dans la langue, tout
revient des diffrences, mais tout revient aussi des groupements. Ce
mcanisme, qui consiste dansun jeu de termes successifs, ressemble
au fonctionnement d'une machine dont les pices ontune action
rciproque bien qu'elles soient disposes dans une seule dimension26.
La diff-rence entre Saussure et Hjelmslev est la suivante : tandis
que Saussure postule une rciprocitactive, efficiente entre les
termes d'un groupe, Hjelmslev se contente d'une relativit
discrimina-
21 L .Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., p.
36.22 Ibid., p. 66.23 Ibid., p .98.24 L.Hjelmslev, Principes de
grammaire gnrale, Copenhague, Host & Son, 1928, (Det Klg.
Danske
Videnskabernes Selskab, Historik-filogiske Meddelelser, XVI, I)
p. 56.25 C'est nous qui soulignons.26 F.de Saussure, Cours de
linguistique gnrale, op. cit., p. 177. (C'est nous qui
soulignons.)
-
9tive, si bien que Hjelmslev accepte comme mtaphore l'algbrisme,
mais non ce mcanismepotique auquel Saussure fait allusion dans les
passages dcisifs : (...) un groupe binaire impli-que un certain
nombre d'lments mcaniques et acoustiques qui se conditionnent
rciproque-ment ; quand l'un varie; cette variation a sur les autres
une rpercussion ncessaire qu'on pourracalculer . 27 La syllabe
n'est pas une rplique, une reproduction, mais un acte.
Dans les Principes de phonologie, Saussure distingue une bonne
et une mauvaisephonologie. La mauvaise est celle des espces, des
sons isols, dcontextualiss, celle quin'accorde pas encore assez
d'attention leurs rapports rciproques. La bonne phonologie estcelle
des groupes, laquelle traite des combinaisons de phonmes. La
premire est pourSaussure quasiment a-linguistique et s'attache
dcrire des carts appartenant deux continuum :celui de
l'articulation buccale et celui des degrs d'aperture. La
comprhension de la diffrenceentre la forme et la substance par les
deux penseurs peut tre rendue ainsi :
Saussure
Hjelmslev
forme phonologiedes groupes
schma, c..d.forme pure
mdiation syllabation ?
substance phonologiedes espcescontinuum
amorphe, nonanalys, mais
analysable
Pour Hjelmslev, deux formulations sont possibles : ou bien
l'assertion d'une solution decontinuit entre forme et substance :
Seules les fonctions de la langue, la fonction smiotiqueet celles
qui en dcoulent, dterminent sa forme28. ou bien, comme le laisse
entendre la phrasequi suit celle que nous venons de reproduire, le
sens, jusqu' un certain point, apparat commeune passerelle entre la
forme et la substance : Le sens devient chaque fois substance
d'uneforme nouvelle et n'a d'autre existence possible que d'tre
substance d'une forme quelconque.
Dans l'tude intitule Langue et parole, consacre la rsolution de
ces questions, Hjelmslevpropose un exemple de description conduite
partir de la disjonction radicale entre la forme et lasubstance. Du
point de vue formel, la consonne r en franais est ainsi cerne :
27 F.de Saussure, Principes de phonologie, in Cours de
linguistique gnrale, op. cit., p. 79.28 L. Hjelmslev, Prolgomnes
une thorie du langage, op. cit., p. 70.
-
10
D'abord l'r franais pourrait tre dfini 1 par le fait
d'appartenir la catgorie desconsonnes, dfinie comme dterminant
celle des voyelles ; 2 par le fait d'appartenir la sous-catgorie
des consonnes admettant indiffremment la position initiale (soit
rue) et la position finale(soit partir) ; 3 par le fait
d'appartenir la sous-catgorie des consonnes avoisinant la voyelle
(rpeut prendre la deuxime position dans un groupe initial (soit
trappe), mais non la premire ; rpeut prendre la premire position
dans un groupe final mais non la deuxime) ; et 4 par le
faitd'entrer en commutation avec certains autres lments appartenant
avec lui ces mmes catgories(soit l).
Cette dfinition de l'r franais suffit pour fixer son rle dans le
mcanisme interne (rseau derapports syntagmatiques et
paradigmatiques) de la langue considre comme schma. (...)29
L'allusion au mcanisme indique que cette description veut
s'inscrire dans la perspectivesaussurienne. Du point de vue de la
norme, c'est--dire de la langue forme matrielle : (...)l'r franais
pourrait tre dfini comme une vibrante, admettant comme variante
libre la pro-nonciation de constrictive postrieure30.
Il n'est pas pertinent de se demander si Saussure et approuv ou
non cette description,d'autant que les catgories du vrai et du faux
ne sont pas de mise dans le cas d'une descriptionpartielle. Pour
mesurer l'embarras devant une telle demande, il est possible de se
tourner vers cetteremarque de Saussure propos de l'identit
phontique : Ce genre de correspondance sembleau premier abord
recouvrir la notion d'identit diachronique en gnral. Mais en fait,
il estimpossible que le son rend compte lui seul de l'identit. On a
sans doute raison de dire que lat.mare doit paratre en franais sous
la forme de mer parce que tout a est devenu dans
certainesconditions, par que e atone final tombe, etc. ; mais
affirmer que ce sont ces rapports a e, e zro, etc., qui constituent
l'identit, c'est renverser les termes, puisque c'est au contraire
aunom de la correspondance mare : mer que je juge que a est devenu
e, que e final est tomb,etc.31 Si l'on transpose le raisonnement de
Saussure, deux remarques se font jour : en premierlieu, sans la
norme, le schma serait-il accessible ? en second lieu et a
contrario : la norme est-elle mme de rendre compte des singularits
schmatiques ? Il est difficile de rpondre affir-mativement et
simultanment ces deux questions.
Mais par ailleurs le passage suivant, il est vrai assez obscur,
qui met en doute l'autonomie desentits abstraites, peut tre invoqu
contre le schma hjelmslevien : (...) l'essentiel est que lesentits
abstraites reposent toujours, en dernire analyse, sur les entits
concrtes. Aucune abstrac-tion grammaticale n'est possible sans une
srie d'lments matriels qui lui sert de substrat, maisc'est toujours
ces lments qu'il faut revenir en fin de compte32.
29 L.Hjelmslev,Essais linguistiques, op. cit., p. 80.30 Ibid.31
F.de Saussure, Cours de linguistique gnrale, op. cit., p. 249.32
Ibid., p.190.
-
11
Cet examen aboutit, mais la chose n'tait-elle pas prvisible ? la
perplexit. En effet, enprsence de la question : comment une
totalit, une tension gnratrice (Valry), une dyna-mique
enfante-t-elle les parties qu'elle contrle ? nous relevons trois
attitudes thoriques :
celles qui ne souponnent pas l'existence mme de la question ;
celles qui admettent l'existence de la question, mais lui donnent
une rponse convenue,
voire acadmique, qui dans le cas prsent s'en tiennent
l'affirmation suivante : comme toutes leslangues possdent des
voyelles et des consonnes, la question de fait teint la question de
droit :comment la langue s'y prend-elle pour les produire ?
celles qui prennent la question bras-le-corps.La dmarche de
Saussure ressortit indubitablement la troisime attitude. Celle de
Hjelmslev
est malaise situer avec justesse, sinon avec justice :
l'attachement de Hjelmslev l'isomor-phisme de la forme de
l'expression et de la forme du contenu lui interdisait, nous
semble-t-il, unedmarche gnrative risquant de mettre jour des
morphogenses distinctes, choix qui l'a conduit s'en tenir la
seconde attitude.
3. L'OPTION GREIMASSIENNE
Avant que nous examinions la relation de Greimas Hjelmslev,
notre sujet nous impose dementionner au moins la relation de
Greimas Saussure, mais il n'y a pas lieu de s'attarder
particu-lirement sur les rapports de Greimas et de Saussure.
L'enseignement du matre de Genve faitl'objet d'un des premiers
textes de Greimas, intitul L'actualit du saussurisme33. Il convient
derelever que les penses de Saussure et de Merleau-Ponty s'y
trouvent dj ! concilies ou r-concilies : C'est dans cette
perspective que la linguistique saussurienne saluera avec
reconnais-sance les efforts de M.Merleau-Ponty tendant laborer une
psychologie du langage o la dicho-tomie de la pense et du langage
est abandonne au profit d'une conception du langage o le sensest
immanent la forme linguistique et qui, compte tenu du ton tout
personnel de l'auteur et deconvergences de pense multiples, parat,
bien des gards, comme le prologement de la pensesaussurienne34.
Bien des motifs greimassiens s'annoncent en sourdine dans ce texte
et le nom deHjelmslev y figure en bonne place. Ajoutons d'un mot
que dans, ou ds, Smantique structuralel'nigme de la relation, pour
Hjelmslev l'absence de relation, entre la forme et la
substancesaussurienne, se trouve simplifie et abrge, puisque
Greimas identifie axe smantique etsubstance. Reprenant l'exemple du
spectre des couleurs propos par Hjelmslev, Greimas crit :Ces
articulations smiques diffrentes - qui caractrisent, bien entendu,
non seulement le spectredes couleurs, mais un grand nombre d'axes
smantiques - ne sont que des catgorisationsdiffrentes du monde, qui
dfinissent, dans leur spcificit, cultures et civilisations. Ds
lors, iln'est pas tonnant que Hjelmslev rserve ces articulations du
langage le nom de forme ducontenu et dsigne les axes smantiques qui
les subsument comme substance du
33 in Le Franais moderne, n 3, 1956, vol. 24, pp. 191-202.34
Ibid., p. 193.
-
12
contenu35. Mais, pas plus que Hjelmslev, Greimas n'envisage le
comment ? de l'affaire,c'est--dire par quel mcanisme, une substance
trouve, accueille, pouse son tempo puisque,toujours en continuit
avec l'exemple du spectre des couleurs, le tempo du spectre anglais
est plusvif que celui du gallois, puisqu'il compte davantage de
termes. Hjelmslev et Greimas restreignentla pertinence
l'interdfinition, sans viser,.comme Saussure, l'interaction
effective, l'interactionactuelle.
3.1 pralablesAvant d'examiner la relation de Greimas Hjelmslev,
nous aimerions faire tat de deux re-
marques pralables : en premier lieu, dans le domaine franais,
sans le compte-rendu toujours re-marquable d'A. Martinet36, sans
les efforts de Greimas et de quelques autres, l'uvre du
linguistedanois aurait cess d'tre une rfrence active, productive ;
elle aurait droit quelques paragraphesdans les ouvrages, sinon dans
les ncrologies universitaires. En second lieu, la place de
Hjelmslevest croissante dans la pense de Greimas : dans Smantique
structurale, le nom de Hjelmslev estinvoqu de manire assez
opportuniste, alors qu'il est prsent dans tous les articles lourds
deSmiotique 1, prsent et approuv.
Indpendamment des raisons proprement spculatives, nous aimerions
suggrer lesmotivations plausibles suivantes :
le recours aux Danois a-t-il permis Greimas de relcher l'treinte
des Pragois et dubinarisme37 ? dj dans Smantique structurale, la
paire binaire se trouve recouverte par l'hexagonebrndalien, sans
que ce recouvrement soit explor puisque, pour le binarisme, le
terme simple estrecevable, tandis que pour Brndal, le terme simple
doit tre pos comme un cas particulier decomplexit38.
le texte des Prolgomnes est aussi un discours sans doute en
conformit avec l'imagi-naire greimassien, lequel apprcie l'identit
entre mthodologie et artisanat sous le signe du savoir-faire, de la
programmation, de la recette ; le texte des Prolgomnes est aussi
une assomptionsavante de la valeur progressant vers les deux mots
par lesquels le livre s'achve : humanitas etuniversitas ;
35 A.J. Greimas, Smantique structurale, Paris, Larousse, 1966,
p. 26 - reprint P.U.F., 198536 A. Martinet, Au sujet des Fondements
de la thorie linguistique de Louis Hjelmslev, Bulletin de la
Socit de Linguistique de Paris, t. 42, I, 1946, pp.19-42 -
reprint in L. Hjelmslev, Nouveaux essais, op. cit., pp.175-194,
suivi d'une lettre de L.Hjelmslev A. Martinet, pp. 197-206.
37 Cf. Cl. Zilberberg, Connaissance de Hjelmslev, in Raison et
potique du sens, Paris, P.U.F., 1985, pp. 3-40.
38 Nous sommes une fois encore renvoy Saussure : Les espces i et
u sont les seules qui jouissent pr-sent dans l'alphabet d'une
notation diffrente, selon qu'elles apparaissent sous la forme
implosive (i,u) ou sous laforme explosive(j,w). Bien loin de
supprimer cette notation, nous allons l'tendre toutes les espces.
(F. de Saus-sure, Cours de linguist ique gnrale, Wiesbaden, O.
Harrassowitz, fascicule 1, 1967, p. 131). Dans la perspectived'un
isomorphisme, qui n'est pas, notre connaissance, envisag par
Saussure lui-mme, nous dirions volontiers queles espces sont
porteuses de significations, qui reoivent, du fait de la
syllabation et d'elle seule, des valeurs.Nous nous sommes efforc
d'imaginer ce que pourrait tre, dans le plan du contenu,
l'quivalent de la syllabation et,pour occuper la place ainsi mnage,
nous avons propos un complexe associant le tempo et l'intensit,
voirCl. Zilberberg, Dfense et illustration de l'intensit, in
J.Fontanille, La quantit et ses modulations
quantitatives,Pulim/Benjamins, Collection Nouveaux Actes
Smiotiques, 1992, pp. 102-109.
-
13
la parent conceptuelle certaine que l'on peut discerner entre
Propp et Hjelmslev ; onconsidre gnralement les rsultats de Propp,
mais non la mthode qui est la sienne ; or celle-ci, dans son esprit
et dans certains de ses dtails, est trs proche de la mthode
prconise dans lesProlgomnes et notamment dans le chapitre 14 : la
manire d'engager l'analyse, la rduction pro-gressive des
inventaires, la centralit du concept de fonction mme si, comme le
prcise Smio-tique 1, l'acception proppienne est organiciste et
l'acception glossmatique logico-mathma-tique, le dgagement des
invariantes conduisant la certitude que ces processus renvoient
unsystme clos, ces donnes - et sans doute quelques autres -
apparaissent comme des rsonancesd'un texte l'autre.
Enfin, avant d'envisager la question de la continuit entre
Hjelmslev et Greimas, ilconviendrait de signaler au moins les
supplments et les abandons imputables Greimas. titre d'illustration
du premier point, comment ne pas mentionner le carr smiotique ?
Notresentiment est que Hjelmslev n'y et pas trouv son compte : nous
imaginons, sans tre bien sren mesure d'en fournir la dmonstration,
qu'il aurait protest que c'tait l procder parapriorisme, que, le
binarisme tant inconsistant sur le plan linguistique, le carr
smiotique, qui apour assiette ce mme binarisme, ne saurait se
soutenir, enfin que le problme linguistique neconcerne pas les
fonctifs de l'exclusion, mais la dialectique tendanciellement
aportique de lajonction des deux fonctions majeures, savoir
l'exclusion et la participation. Mais la prosopopeest un genre trop
facile.
Du ct des abandons, il nous semble que si Greimas s'est attach
la dfinition, il n'a pasconserv la mystique de la dfinition qui
singularise Hjelmslev, puisque d'une part, ce dernierne craint pas
de prconiser l'outrance : Dans la pratique, cela revient dire qu'il
faut pousserles dfinitions aussi loin que possible, et introduire
partout les dfinitions pralables avant cellesqui les prsupposent39.
D'autre part, la dfinition de la dfinition : par dfinition nous
en-tendons une division soit du contenu d'un signe, soit de
l'expression d'un signe40. est telle quesa comprhension justifie
son extension, sinon son imprialisme : les Prolgomnes conduisent l'
Index et cet Index est une prfiguration du Rsum, lequel n'admet que
des dfinitionsd'oprations et des dfinitions des rsultats de ces
oprations. Greimas conservera la dfinition,mais il lui donnera
comme horizon non pas un systme visant la forclusion, mais
seulement unrseau - apparemment plus lche.
La relation de Greimas Hjelmslev n'est pas du mme ordre que
celle existant entreHjelmslev et Saussure : pour l'essentiel,
Greimas a suivi le thoricien Hjelmslev et non lelinguiste
Hjelmslev, il a prolong l'enseignement des Prolgomnes et nglig les
thmesproprement linguistiques de la rflexion de Hjelmslev, alors
que certains de ces thmes sont enconsonance avec quelques-uns des
concepts majeurs de la smiotique greimassienne.
3.2 la reprise pistmologique des Prolgomnes
39 L. Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., p.
33.40 Ibid., p. 93.
-
14
Bien videmment, nous cdons notre tour l'illusion historienne que
nous avons voque,puisque cette dernire consiste discerner un fil
dans un ocan de non-rencontres, de non-rap-ports,... et ce que nous
appelons l'histoire est trame de vides, de lacunes, de zones
vagues,...dont l'historien ne parle pas puisqu'ils ne lui parlent
pas. Pour fixer les ides, nous invoque-rons le cas d'E.Cassirer :
la composition des trois tomes de La philosophie des formes
symbo-liques s'tend de 1923 1929, or Cassirer qui avait tout lu,
tout compris, Cassirer, qui estprsent, non sans raison, comme un
prcurseur du structuralisme, ne mentionne pas le nom deSaussure !
L'illusion historienne, qui saisit quiconque entreprend une
recension de l'advenu,consiste croire, puis vouloir faire croire
que tout se tient, alors que seulement quelques chosesse tiennent
parce que prcisment rien ne se tient. Mais le traitement valide
d'un non-vnement,entre autres parce qu'il chappe l'inscription et
l'aspectualit, est impraticable.
Si notre description de l'attitude de Greimas l'gard de
Hjelmslev est correcte, alors onpeut considrer que les Prolgomnes
sont un mauvais livre, puisqu'il ferait cran au reste del'uvre.
Cette apprciation, une fois formule, peut se renforcer de diverses
questions comme parexemple : quel est le lien exact entre le
localisme tempr de la Catgorie des cas examine icimme par H.Parret
et les Prolgomnes ? Et de fait les Prolgomnes est un ouvrage
paradoxalpuisqu'il se veut d'abord a-linguistique, qu'il expose des
principes de mthodologie gnrale quine peuvent qu'avoir l'agrment de
tout honnte homme, mais progressivement cette coucheproprement
pistmologique est recouverte par une couche mthodologique adquate
aux singula-rits des objets linguistiques, si bien que le
dtachement des deux volets de l'ouvrage est conce-vable. Pour n'en
donner qu'un exemple, le principe d'empirisme, runissant
l'exhaustivit, lanon-contradiction et la simplicit, est peu adopt
au traitement des questions smiotiques :
l'exhaustivit est une fiction, une norme permettant d'indiquer
qu'elle n'est justement pasatteinte ; elle est circulaire
puisqu'elle suppose la connaissance de limites qui sont en fait le
rsultatde l' analyse ; en pratique, on remarque que le travail de
Propp ne porte pas sur le conte populairerusse, mais sur le petit
groupe relevant du cycle du dragon ; le travail de Lvi-Strauss dans
lesMythologiques, malgr son ampleur, ne porte cependant que sur la
mythologie amricaine ;Smiotique des Passions de Greimas et
Fontanille, malgr son titre, n'aborde que l'avarice et lajalousie.
En raison de la dlicatesse actuelle des analyses concrtes, dont le
Maupassant de Grei-mas est sans doute la meilleure illustration, le
travail smiotique se dveloppe ncessairement da-vantage en
comprhension qu'en extension ;
la non-contradiction, dcisive pour les mathmatiques et
importante pour les sciencesdites exactes, ne convient pas aux
sciences hermneutiques puisque la prise en compte de
lacontradiction est le fil directeur de l'interprtation du mythe
pour Lvi-Strauss, du rcit pourGreimas. Et Hjelmslev lui-mme va dans
ce sens quand il dit assure que (...) l'exclusion neconstitue qu'un
cas spcial de la participation, et consiste en ceci que certaines
cases du terme ex-
-
15
tensif ne sont pas pas remplies41. Une tension se fait jour ici
entre l'arbitraire, pour lequel la non-contradiction est mritoire,
et l'adquation qui a pour objet mme la contradiction42 ;
la simplicit enfin, dont nous avons dj dit un mot, touche en
fait au partage entre trans-cendance et immanence, entre puret de
l'intelligible et de la forme et impuret du sens, dusensible. La
glossmatique choisit le parti de l'immanence outrance, or depuis
Humboldt etsurtout Herder, si l'on en croit Cassirer, la rflexion
linguistique n'avait cess de rflchir et d'ap-profondir la mdiation,
la schmatisation pour Cassirer, entre l'intelligible et le sensible
: Et nousretrouvons ici la mme dtermination rciproque du sensible
par le spirituel, du spirituel par lesensible que nous avons
d'abord dcele dans la reprsentation linguistique de la relation
spatialeet temporelle, de la relation de nombre et de la relation
au moi 43.
Nous avons dj abord ailleurs la relation de Greimas
l'pistmologue Hjelmslev et d'unefaon gnrale celle de sa dette ceux
qu'il a institus comme ses prdcesseurs44, aussi nouslimiterons deux
remarques lies :
malgr l'attachement personnel de Greimas la lexicographie,
l'viction du signe, ou dumoins la rcusation de sa compacit, est une
des directions permanentes de la smiotique greimas-sienne. Le
douzime chapitre de Prolgomnes intitul Signes et figures signifie
au signe queson privilge a vcu : De telles considrations nous
conduisent l'abandon d'une tentative d'ana-lyse en signes, et nous
sommes conduits reconnatre qu'une description en accord avec
nosprincipes doit analyser contenu et expression sparment, chacune
des deux analyses dgageantfinalement un nombre limit de grandeurs
qui ne sont pas ncessairement susceptibles d'treapparies avec les
grandeurs du plan oppos45. cet gard, Smantique structurale aborde
lelexme tte, mais pour l'loigner de son rfrent, que personne ne
songe un instant nier, etpour le placer dans la dpendance de ses
figures directrices, selon Greimas l'extrmit et lasphricit ;
la plausibilit de ce que Greimas appelle dans Smantique
structurale une pistmologielinguistique : (...) la structure du
message impose une certaine vision du monde46. que l'onpeut
rapprocher de la formule de Hjelmslev : (...) Les faits du langage
nous ont conduits auxfaits de pense. La langue est la forme par
laquelle nous concevons le monde47 . Cette capture del'imaginaire
par la langue n'est pas une dcision ab quo, qui serait de ce fait
parfaitement rvocable
41 L. Hjelmslev,Essais linguistiques, op. cit., p.95.42
L'inclusion de la contradiction dans la dynamique, dans la
progressivit discursive, apparat comme un des
points de convergence possibles pour l'pistm contemporaine. Nous
songeons l'ambivalence freudienne, la n-cessit du
non-fonctionnement de la fonction pour G. Bachelard : Autrement
dit, le jeu contradictoire des fonctionsest une ncessit
fonctionnelle. Une philosophie du repos (...) doit (...) trouver
une contradiction en quelque maniremanire homogne elle-mme. (in G.
Bachelard, La dialectique de la dure, Paris, P.U.F., 1993, p. 29).
L'lar-gissement de l'homognit (Prolgomnes, pp. 43-44) la
contradiction rendrait la premire moins opaque et pla-cerait la
smiosis en gnral sous la dpendance de la prosodie et du rythme.
43 E. Cassirer, La philosophie des formes symboliques, op. cit.,
p. 293.44 CL.Zilberberg, Greimas et le paradigme smiotique, in
Raison et potique du sens, op. cit., pp. 65-94.45 L .Hjelmslev,
Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., p.63.46 A.J. Greimas,
Smantique structurale, op. cit., p. 133.47 L. Hjelmslev, Essais
linguistiques, op. cit., p. 173.
-
16
et rcusable, mais la convergence de deux donnes, la premire
postulatoire : ...) les signes - quisont en nombre illimit - sont
aussi susceptibles, en ce qui concerne le contenu, d'tre expliqus
etdcrits l'aide d'un nombre limit de figures 48., la seconde
opratoire, savoir l'aboutisse-ment de la procdure de rduction
elle-mme : Tt ou tard, au cours de la dduction, onrencontre
pourtant un point o le nombre des grandeurs inventories est limit
et ds lors ildiminue gnralement49. , quoi Greimas fait cho :
supposer maintenant que le nombre deces catgories organisant la
signification soit rduit, une telle typologie, fonde sur la
descriptionexhaustive des messages, constituerait le cadre objectif
l'intrieur duquel la reprsentation descontenus, s'identifiant des
micro-univers smantiques, serait seule variable. Les
conditionslinguistiques de la connaissance du monde se trouveraient
ainsi formules 50.
Les deux donnes indiques, savoir le ravalement des signes bien
qu'ils prolifrent et lapromotion des figures bien que leur nombre
dcroisse, vont dans le mme sens et sont lourdesde prsupposs : il
apparat d'abord que la mthode et l'objet sont l'un pour l'autre des
points devue, que, pour user d'une expression chre P. Ricur, la
dtermination de l'un guide en sous-main la dtermination de l'autre,
et rciproquement ; la mthode analytique, si elle est arrte
lapremire, change l'objet en rseau, et inversement la dlicatesse de
l'objet appelle une mthodeadquate cette dlicatesse. En second lieu,
aussi bien chez Hjelmslev que chez Greimas, la struc-turation
demande, pour devenir coextensive son objet, qui n'est autre que le
discours, l'incor-poration d'une forte composante modale dans la
smiosis : si les figures rapparaissent inces-samment dans la ligne
du contenu, comme dans la ligne de l'expression, si leur nombre
d-crot parce qu'elles s'tendent, elles le doivent leur matrise, de
sorte que la rcursivit de-vient la manifestante dont la modalit
serait la manifeste. Entre les deux grands rgimes discursifsde la
condensation et de l'expansion, la modalisation51 vient s'inscrire
nous aimerions ajouterpersonnellement : enfin ! comme mdiation. Ce
n'est donc pas sans raison que la rection pourHjelmslev et la
modalit pour Greimas apparaissent comme des constances
concentriques, lec-tives de leurs propres discours : Tant que les
catgories modales ne portent que sur les prdicats,leur rle reste
limit la formulation et au contrle des jugements : il en est
autrement si on lesconoit comme constitutives des modles, la fois
prdicatifs et actantiels, selon lesquels s'orga-nisent, parce
qu'ils ne peuvent pas faire autrement, les micro-univers
smantiques52. La thorie greimassienne, la lumire de cette relecture
htive, apparat moins comme une thoriede l'isotopie, ainsi qu'il est
souvent affirm, que comme une thorie de la modalit, puisque
laseconde rpond de la premire et non l'inverse.
48 L .Hjelmslev, Prolgomnes une thorie du langage, op. cit., p.
87 [c'est nous qui soulignons].49 Ibid., p. 59.50 A.J. Greimas,
Smantique structurale, op. cit., p. 133.51 l'insu peut-tre en
partie de Greimas, la smiotique greimasssienne apparatra sans doute
au fil des ans
comme caractrise par une triple gnralisation : de la narrativit,
de la modalit et de l'aspectualit.52 Ibid., p. 134 [c'est nous qui
soulignons].
-
17
Cependant, sans minimiser la porte des deux points que nous
venons d'indiquer, la plusgrande partie de l'uvre n'est pas en
affinit avec les Prolgomnes dont Greimas se rclame,mais avec la
linguistique de Hjelmslev - son insu.
3.3 ressources mconnuesSans prtendre l'exhaustivit53, nous
survolerons les cinq thmes suivants : l'energeia, la
direction, la rection, l'tendue et la fonction.Nous avons dj
voqu la rfrence, ou plutt la dfrence l'gard de Humboldt et au
dplacement prconis de l'uvre (Ergon) vers l'activit (Energeia).
Dans la pense deGreimas, c'est la phorie, la catgorie thymique qui,
selon Smiotique 1, joue un rlefondamental dans la transformation
des micro-univers smantiques en axiologies : (...)54 Maisl'asymtrie
signifiante du modle transformationnel, qui seule change les
significations, lespures positions selon Greimas du modle
constitutionnel, en valeurs retentit sur la troisimedes schizies
fondatrices, savoir celle entre le systme et le processus : il y a
un je-ne-saisquoi de plus dans le processus, dont le systme - tel
qu'il est conu - ne saurait rendre compte, etla prminence du
processus sur le systme, que Hjelmslev entend maintenir cote que
cote dansles Prolgomnes, s'avre intenable : le systme permet certes
le processus, mais il ne le fait pasavancer ; le devenir n'est
nulle part inscrit comme le ressort mme du processus.
L'introductionde Smiotique des passions revient sur la place
dcisive de la phorie dans la smiotique greimas-sienne : Dans la
recherche de matriaux qui permettent de reconstituer imaginairement
le niveaupistmologique profond, deux concepts - ceux de tensivit et
de phorie - nous paraissent por-teurs d'un rendement
exceptionnel55. Si Hjelmslev a plus ou moins renonc l'emploi du
termed'nergeia, le concept n'en prside pas moins la typologie des
structures linguistiques laquelle apour premier palier la
distinction entre catgories intenses et catgories extenses, or ces
derniresne sont telles que parce qu'elles prennent en charge la
diathse, l'emphase, l'aspect, le temps et lemode, c'est--dire les
catgories d'accueil de ce que H. Parret appelle la force motive
dulangage56. L'homognit des motifs du discours greimassien est une
homognit phorique.
Le concept de direction, qui n'apparat pas dans Smiotique 1, est
dans le droit fil duprcdent et pourtant en prsence des deux
dmarches reprables chez Hjelmslev, la premire quiconsiste dcliner
dans le bon ordre les schizies fondatrices autorisant le concept-cl
de stra-tification du langage, la seconde qui consiste produire la
science des catgories, articule partir de la notion de direction,
Greimas a t plus sensible la premire la seconde. Or leconcept de
direction intresse les chapitres dcisifs de la smiotique
greimassienne :
hauteur des structures lmentaires : la notion de schma,
moyennant un rabattementde la direction sur la structure, le
contradictoire (non s1) et le contraire (s2) peuvent tre conus
53 Pour un examen plus approfondi, voir A. Hnault, Histoire de
la smiotique, Paris, P.U.F., coll. Quesais-je ?, n 2692, 1992, pp.
102-122.
54 A.J. Greimas & J. Courts, Smiotique 1, Dictionnaire
raisonn de la thorie de langage, Paris, Hachette,1979, p. 396.
55 A.J. Greimas & J. Fontanille, Smiotique des passions,
Paris, Ed. du Seuil, 1991, p. 16.56 H. Parret, Les passions - essai
sur la mise en discours de la subjectivit, Lige, 1986, pp.
158-160.
-
18
comme des stations de la direction, de sorte que Greimas
demandait l'implication (non s1 s2)d'amener (non s1) jusqu'en (s2)
parce qu'il se privait, de notre point de vue, de la pousse sui
ge-neris de la direction ; il demandait la logique, c'est--dire
d'un ailleurs smiotique, ce quel'isomorphisme de la forme du
contenu et la forme du contenu lui accordait, savoir une
proso-disation du contenu et une smantisation de l'expression, et
notamment au titre de la pro-sodisation du contenu cette image
d'une ondulation continue, saisissable entre autres sousforme de
variations d'intensit et d'enchevtrements de procs, qu'on pourrait
considrer commeson aspectualisation 57.
hauteur des modalits, les modalits dcisives du devoir et du
vouloir, celles qui fontentrevoir le passage de l'tre au faire, de
l'tre comme cessation tendancielle du faire au faire com-me
cessation tendancielle de l'tre58, sont solidaires de la direction
;
hauteur des structures narratives de surface, le schma narratif,
en lequel Greimasvoyait le sens de la vie, suppose une direction
qui, installe en aval du rcit, motive tous sesmoments ;
enfin entre le sme, dfini par sa concentration et son adresse en
tel point de la chane, etl'isotopie, dfinie par sa diffusion et sa
coextensivit avec le discours, la direction apparat commeune bonne
mdiation.
Le troisime concept nglig est celui, dj mentionn, de rection. La
parent desdmarches de Hjelmslev et de Greimas est ici singulire :
s'il fallait caricaturer la thorieglossmantique, il serait
possible, sous cette permission, d'affirmer qu'elle est une
gnralisationde la rection, de mme que la smiotique fut accuse, un
temps, de pratiquer le tout-modal. Sil'on se souvient que la
rection forme le noyau, ou le cur, de la dfinition de la modalit,
quel'un des apports majeurs de Greimas consiste dans le
discernement du lien de structure entre lavicissitude modale,
l'vnementialit affective et l'institution du sujet, on est en droit
regretter queGreimas n'ait pas insist sur ce rapprochement qui
procure la linguistique une amplificationvaluative insigne et la
smiotique une tradition, une inscription dans une continuit,
c'est--direun enrichissement. Enfin, la rection dans l'ordre
linguistique et la modalit dans l'ordresmiotique apparaissent,
moyennant recul, comme des rejetons de la dpendance et
commeschmatisantes puisqu'elles sont les ouvrires de la profondeur,
plutt phrastique pour larection, plutt discursive pour la modalit.
Il a t demand aux modalits de contribuer ladescription des corpus,
et bien qu'elles aient donn satisfaction sur ce point, elles n'ont
pas trouvplace dans le parcours gnratif. Si les modalits avaient t
plonges, ou replonges, dans leurmilieu conceptuel propre, la
cohrence du projet smiotique y et gagn.
Le quatrime motif absent concerne l'approche glossmatique de
l'tendue. Nousn'envisagrons pas, surtout par manque de comptence,
les questions suivantes : la direction
57 A.J. Greimas & J. Fontanille, Smiotique des passions, op.
cit., p. 14.58 Les modalits sont probablement les moments d'une
complexit phorique associant la continuation et
l'arrt, ou encore la suspension selon Bachelard citant von
Hartmann : Sans l'ide de la cessation, la volont dela continuation
serait impossible. (in G, .Bachelard, La dialectique de la dure,
op. cit., p. 19).
-
19
implicite-t-elle l'nergeia, la phorie ? l'tendue permet-elle de
prendre les mesures respectives dela rection et de la direction ?
la direction et l'tendue se prsupposent-elles l'une l'autre sous
despoints de vue diffrents : convient-il de voir dans l'tendue une
aspectualisation de ladirection ? ou bien dans les ingalits propres
l'tendue le ressort de la direction ? La directionmanifeste-t-elle,
fait-elle voir l'tendue ? l'tendue manifeste-t-elle, montre-t-elle
la direction ?Quoi qu'il en soit, le rle smiologal de l'tendue est
proclam dans La catgorie des cas : Leprincipe dirigeant la
structure du systme est d'ordre extensional et non
d'ordreintensional. Les termes du systme (les cas en l'espce) sont
ordonns selon l'tenduerespective des concepts exprims et non selon
le contenu de ces concepts. Ce qui constitue lesoppositions
l'intrieur du systme, ce n'est pas le rapport intensional qui a
lieu entre les cas enquestion, c'est leur rapport extensional59. Il
est peut-tre lisible aprs-coup pour un lecteurchevronn des
Prolgomnes, mais certainement non dductible des passages relatifs
la structureet la forme. Pour Hjelmslev, l'opposition n'est pas
entre telle configuration dlimite et telleautre, mais dans cette
bance qui s'ouvre entre la limitation et l'illimitation, entre le
terme intensifqui a une tendance concentrer la signification et le
terme extensif qui lui [a] une tendance rpandre la signification
sur les autres cases de faon envahir l'ensemble du domainesmantique
occup par la zone60. Ainsi, tandis que Greimas demande la catgorie
thymiquel'asymtrie qui fait bouger et avancer le processus,
Hjelmslev l'introduit, dans La catgorie descas, comme premier rang
de l'analyse.
Une complmentarit gratifiante peut ds lors tre releve : le bon
modle constitutionnel,que le carr greimassien en tant que processus
orient requiert, se trouve dans l'ordre extensio-nal de Hjelmslev
dans l'exacte mesure o la dynamique transformationnelle, laquelle
Greimasen gnral est attach, peut apporter au schma hjelmslevien ce
que nous aimerions qualifier, enusant de la belle expression
propose par Wlfflin propos de l'art baroque, un jaillissement
enavant. Enfin, en choisissant l'tendue contre le contenu, de mme
que V.Brndal choisissaitde son ct la complexit contre la simplicit,
Hjelmslev rabattait, sans trop le proclamer, les mo-dles
anthropologiques de la participation et de l'exclusion sur les
donnes linguistiques. Lepoint est loin d'tre ngligeable puisqu'il
est question de savoir qui, de la rationalit ou de l'ima-ginaire,
pour autant qu'on a cru devoir les opposer, aura le dernier mot :
faut-il viser rationalisertoujours et partout l'imaginaire, comme
le pense Cl. Lvi-Strauss ? ou bien, comme le suggreGreimas dans
l'tude intitule Le savoir et le croire : un seul univers
cognitif61, dstabiliser larationalit en catalysant une indpassable,
une inavouable relation fiduciaire ? Les primitifs sont-ils, en
coutant Lvi-Strauss, des rationalistes qui s'ignorent ? ou bien en
suivant Greimassommes-nous, nous qui croyons la rationalit, encore,
jamais des primitifs qui refusent ourpugnent le reconnatre ?
59 L. Hjelmslev, La catgorie des cas, Munich, W.Fink, 1972, p.
102.60 Ibid., pp. 112-113.61 A.J. Greimas, Du sens 1, Paris,
Editions du Seuil, 1983, pp.115-133.
-
20
Le dernier thme, celui de la fonction, a t voqu en 1.2 propos de
l'ambigut formulepar Hjelmslev lui-mme : sens logico-mathmatique ou
sens organiciste ? Cette dualit orga-nise l'analyse propose par
Smiotique 1, mais sa lecture donne le sentiment que le sens
logico-mathmatique est progressivement recouvert par le sens
organiciste puisqu'il concerne, encontinuit avec l'acception
proppienne, l'articulation de l'nonc narratif. La dmonstration de
lapertinence de l'application du sens logico-mathmatique aux
questions smiotiques doit trerendue la thorie des catastrophes de
R.Thom et aux travaux de J.Petitot. et P.A.Brandt quil'ont rabattue
sur la problmatique smiotique.
Si le sens logico-mathmatique n'a pas prvalu, c'est sans doute
en raison de langligence de l'intensit, bien que cette dernire
anime la narrativit. En effet, les recherchesrcentes ont montr que
l'aspectualit critique, celle qui traite prioritairement des excs
et desmanques, et la narrativit se prsupposent l'une l'autre :
l'aspectualit critique stimule, excite lanarrativit dans l'exacte
mesure o la narrativit s'attache rsoudre, amortir les excs et
lesmanques survenus. Mais riger les excs et les manques en pivots
smiotiques sans accorder uneplace de choix l'intensit est une
position la longue intenable, puisque ces excs et ces
manquespeuvent tre apprhends comme des effets de seuils
classiques.
La problmatique paradoxale des limites n'a pas reu non plus la
place qu'elle mrite. Lesens logico-mathmatique de la fonction peut
tre approch aussi en considrant l'exclusion et laparticipation
comme des dynamiques tendant vers leur annulation si elles
n'entretiennent pas lecontre-programme qui leur procure l'objet aux
dpens duquel elles s'exercent, ce qu'elles obtien-nent par une
partition contraire leur dmarche : l'exclusion doit prserver en
partie l'objet surlequel elle s'acharne dans l'exacte mesure o la
participation doit, pour ce qui la regarde, renoncer inclure la
totalit de l'objet s'il est apprhend comme continu, l'ensemble des
membres de laclasse s'ils sont discrets. L'exclusion et la
participation apparaissent donc comme des fonctions renversement,
retournement : l'aboutissante, d'abord distante vers laquelle elles
se dirigent, de-vient mesure qu'elles s'en rapprochent leur dni ;
la finalit prend figure et valeur de fin et, selonle chiasme qui
fixe le sens de la dtension, le syntagme moins de plus fait
graduellement place ausyntagme plus de moins. Dans cette
perspective, on est en droit de se demander si les
modalitsdirectrices du devoir et du vouloir ne sont pas, si
l'expression est tolre, des concrtions, desconcrescences
passionnelles d'intensit aussi longtemps que des programmes
narratifs,strotyps ou non, ne viennent distribuer, monnayer cette
intensit. Phnomnologiquementparlant, le programme puise la modalit
dont il procde, tandis que, pistmologiquement parlant,programme et
modalit peuvent tre respectivement rattachs au discontinu et au
continu et vrifier,en raison mme de leur liaison fonctionnelle, la
dpendance du discontinu l'gard du continu :(...) La connaissance
peut d'ailleurs en gnral est regarde sous cet aspect et son type
gnralest fonction discontinue de variables continues. (Demandes
rponses continuit) (...)62
Au terme de cette revue htive, nous avons le sentiment qu'une
homognit certaine contraintles cinq motifs abords, que l'intensit
circule entre eux telle un fantme, que la direction, la
62 P. Valry, Cahiers, tome 1, Paris, Gallimard, coll. La Pliade,
1973, p. 789.
-
21
rection, l'tendue sont des morphologies fonctionnellement
associes aux valeurs de la phorie,mais une homognit partielle
dnonce elle-mme son insuffisance. La reconnaissance de l'inten-sit
comme constance concentrique est affaire de patience - vertu, comme
on sait, greimassienne.
4. POUR FINIR
la question nave : indpendamment de motifs pistmologies trs
gnraux, comme leprimat de la relation sur les termes, la vertu de
l'analyse,... est-il possible de rvler des thmesproprement
smiotiques communs aux trois univers conceptuels que nous avons
voqus ? ilnous semble que, en prsence de la balance entre rapports
paradigmatiques et rapportssyntagmatiques, les trois penseurs la
font pencher vers les rapports syntagmatiques. PourSaussure, comme
nous l'avons vu, la chane sonore est le vritable espace
d'apprhension desunits parce que le temps est catalysable partir de
cet espace : Dans la reprsentation de la chanesonore, les lettres
ont un sens tout autre que dans un trait de phonologie. Quel est
cet autre genred'units ? C'est l'espace de temps rempli par un [mme
son]. C'est seulement dans un trait dephonologie qu'une lettre ne
marque pas un espace de temps et que, pour cette raison mme
[ellemarque l'espce phontique abstraite]. Dans la chane sonore, o
les lettres marquent des espacesde temps identique [ce qui fait la
dtermination du mme son, ce n'estpas l'identit de l'espce
phontique63. Le syntagmatique a donc affaire au temps, ou plutt il
aaffaire au temps parce qu'il approche le temps comme une fonction
dont les fonctifs solidairesseraient l'intensit de l'accent,
smantique ou prosodique, et l'adresse dans la chane.Hjelmslev,
quant lui, bien qu'il soit soucieux de fondre ensemble la
morphologie et la syntaxe,finit par reconnatre que la balance n'est
pas gale : [le] paradigmatique mme dtermine lesyntagmatique,
puisque d'une faon gnrale et en principe on peut concevoir une
coexistencesans alternance correspondance, mais non l'inverse.
(...) les catgories leur tour se dfinissentsyntagmatiquement 64.
Enfin, les concepts greimassiens les plus prgnants, les plus
parlants, savoir la pertinence suprieure du modle
transformationnel, le programme, le parcours, lesmodalits, le schma
narratif,... procdent d'une gnralisation de la narrativit qui
avantage lesyntagmatique. Si bien que l'affirmation de Hjelmslev :
Tout ce qui est d'ordre grammatical estd'ordre syntagmatique65.
pourrait servir de devise commune en postulant une
gramma-ticalisation de la signification...
La seconde impression qui se dgage de cette revue partielle est
que les sciences dites hu-maines sont encore bien incertaines
puisque telles identits proclames s'avrent la longuefallacieuses,
tandis que des identits fonctionnelles apprciables ne sont pas
explicitementthmatises. Dans ces conditions, l'esprit d'orthodoxie
n'est pas de mise.
(1993)
63 F. de Saussure, Cours de linguistique gnrale, Wiesbaden, O.
Harrassowitz, fascicule 1, 1967, p. 131.64 L. Hjelmslev, Essais
linguistiques, op. cit., p.159.65 L. Hjelmslev, Principes de
grammaire gnrale, op. cit., p. 154.
-
22