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Jun 11, 2015
Photo: Bank Al Maghrib
SPECIAL
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Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
Par Ghassan Wail El Karmouni
Un siècle de capitalisme
marocain
L a connaissance de l’histoire est une clé incon-tournable pour la compréhension de la situation économique et de ses évolutions. Dans ce dos-sier spécial «100 ans de capitalisme marocain»,
nous vous proposons, sans prétendre à l’exhaustivité, quelques éléments de cette histoire et l’analyse de leurs implications sur le Maroc actuel. L’avènement du protectorat et les multiples mutations qu’il va apporter est sans aucun doute un des faits les plus marquants de l’histoire politique, économique, sociale et culturelle du Maroc contemporain. Que ce soit l’instauration d’une industrie, de la banque centrale de l’Etat, des multiples administrations coloniales, des services publics, ou un maillage d’infrastructures physiques, le Maroc va relativement intégrer l’économie moderne. Cette modernité ne supprimera pas pour autant de nombreux aspects de l’archaïsme des structures du pays avant la colonisation. Pire, le protectorat laissera intacte certaines de ces structures créant de la sorte un dualisme et une dépendance dont les dynamiques sont toujours patentes aujourd’hui. L’indépendance du Maroc va tendre à continuer l’œuvre modernisatrice lancée pendant 40 ans, tout en essayant de gagner l’indépendance et la marocanisation de l’économie. Les différents gouvernements vont se succéder avec leurs plans économiques sans pour autant remettre en cause profondément le legs colonial. Aujourd’hui encore, le capitalisme marocain souffre d’un certain nombre d’inadéquations que près de 60 ans d’indépendance n’ont pas permis de dépasser.
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Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises
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Les liens entre l’introduction du capi-
talisme au Maroc et le protectorat sont
incontestables. Principalement agraire, le
mode de production du Maroc précolonial,
va être profondément transformé par ce
choc étranger, surtout par l’introduction du
protectorat français. Cette transformation
se fera à travers plusieurs canaux en ten-
tant d’intégrer l’économie nationale dans
la sphère de l’économie métropolitaine à
travers la «mise en valeur de l’outre-mer
impérial». De nombreuses mutations vont
successivement être apportées aux structures
traditionnelles pour fi nalement engendrer
une forme de dualisme qui marquera, à l’in-
dépendance, du Maroc, non seulement les
structures de l’Etat, mais aussi les structures
économiques, sociales et même spatiales. La
dualité Bled Siba/Bled l’Makhzen va laisser
place à la centralité de l’Etat au prix d’un
dualisme de ses composantes: économie
moderne/économie traditionnelle; Maroc
utile/Maroc inutile; administration colonia-
le/Makhzen… Une dualité qui, dans cer-
tains aspects, marque encore le capitalisme
marocain actuel.
Le dualisme dans l’administration«La mission» fondamentale qui était as-
signée au «Protectorat», était de réformer
l’Etat marocain. Dès l’article premier du
Traité de Fès de 1912, les termes étaient
claires. Celui-ci constatait l’accord entre
les deux parties sur la nécessité d’introduire
des réformes, notamment économiques et
fi nancières. Cet accord stipulait aussi à tra-
vers son article IV que ces réformes seraient
édictées par le Sultan sur proposition du
gouvernement français.
Prenant note de cet accord, mais aussi s’inspirant de leurs expé-
riences passées en Algérie et en Tunisie, les autorités coloniales vont
veiller à ce que «la conception du Protectorat est celle d’un pays
gardant ses institutions et s’administrant lui-même avec ses orga-
nes propres, sous le simple contrôle d’une puissance européenne,
laquelle, substituée à lui pour la représentation extérieure, prend gé-
néralement l’administration de son armée, de ses fi nances, le dirige
dans son développement économique. Ce qui domine et caractérise
cette conception, c’est la formule-contrôle opposée à la formule-ad-
ministration directe», peut-on lire dans la circulaire émise en 1920
par le Maréchal Lyautey.
Malgré les multiples dépassements que connaîtra par la suite cette
doctrine, ses conséquences vont être déterminantes sur la morpho-
logie que prendra le pays. En effet, l’une des principales conséquen-
ces est le maintien du «Makhzen chérifi en» au côté d’un système
administratif et économique colonial. Cette séparation des rôles va
de fait créer ce que les économistes du développement appellent le
dualisme, aussi bien des structures que des modes de production.
Un makhzen traditionnel, bien que mis en avant et relooké par
l’œuvre du protectorat, va se faire accompagner par des «adminis-
trations néo chérifi ennes».
«Parallèlement à la mise en place des institutions coloniales tra-
ditionnelles, Lyautey et ses hommes s’attelèrent donc à un subtil
travail de bureaucratisation et de modernisation des rouages inter-
nes du Makhzen par simplifi cation et spécialisation: à l’Etat colo-
nial revenait les réformes économiques, fi scales, administratives et
militaires, au Makhzen tout ce qui était lié au sacré et qui touchait
à l’équilibre de la société», explique Béatrice Hibou dans «Maroc:
d’un conservatisme à l’autre».
Directions des fi nances, des travaux publics, de l’agriculture et des
Les 3 premiers Résidents généraux du Maroc avec leurs femmes à Paris en 1932.
Archives de la Banque d’Etat du Maroc 1935.
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINDu protectorat au Libéralisme
Après Casablanca, les Français débarquent à Kénitra annonçant le début de la colonisation militaire qui dura jusqu’en 1935.
1907 - 1911
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Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
forêts, du commerce et de la marine mar-
chande, de la production industrielle et des
mines, de l’instruction publique, ainsi que
celle de la santé publique et de la famille,
en tout 7 directions en plus du bureau du
plan vont émerger, dès 1912, pour donner
lieu au noyau de l’administration française
du Maroc.
Selon Hibou, ce dualisme sera également
mis en place dans les modes de gestion éco-
nomiques. Ainsi, les grands travaux notam-
ment, vont contribuer au renforcement de
la segmentation de l’économie, majoritaire-
ment fi nancés, dès 1914, par les banques de
la métropole puis, après la Seconde Guerre
mondiale, par le budget public. Les lignes
de chemins de fer ou les routes étaient avant
tout conçues dans le cadre d’une économie
impériale, au bénéfi ce des banquiers euro-
péens, des entrepreneurs français et des
colons installés au Maroc. Toujours selon
l’auteur, les barrages bénéfi cièrent avant tout
aux grandes fermes des colons et à l’expor-
tation, même si au départ, les autorités colo-
niales entendaient promouvoir des investis-
sements qui soient profi tables à l’ensemble
de la population. De même la «makhzani-
sation» de certaines ressources naturelles
procède d’un double objectif: prémunir ces
ressources de l’exploitation privée étrangère
(même marocaine) autre que l’autorité co-
loniale, mais aussi doter l’administration
coloniale de ressources à même de fi nancer
le budget public. Le cas le plus emblémati-
que est la création de l’Offi ce chérifi en des
phosphates (OCP) en août 1920 par dahir
qui donne le monopole de l’exploitation des
phosphates à l’Etat ou le Bureau de recher-
Mohammed V, Hassan II et le Résident général Labonne, en 1946.
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINDu protectorat au Libéralisme
che et de participation minière (BRPM) en décembre 1928 qui
permet des participations publiques dans les découvertes minières
autres que les phosphates sans en avoir le monopole. Des institu-
tions qui resteront des «vaches à lait» aussi bien pour l’administra-
tion coloniale que pour le Maroc indépendant.
La mise en place de l’infrastructureComme l’infrastructure institutionnelle, la mise en place d’un
système d’infrastructures physique est primordiale dans tout pays
capitaliste. Le Maroc ne dérogera pas à cette règle et son équipe-
ment par la colonisation se fera au pas de charge pour accélérer l’ex-
ploitation de ses ressources.
La première ligne de chemin de fer se fera entre Fès et Tanger, à
la suite d’un accord passé entre la France et l’Espagne. La Compa-
gnie franco-espagnole du Tanger-Fez fut constituée en juin 1916.
En juin 1923, s’ouvrit la section Meknès-Petitjean (Sidi Kacem),
en octobre la section Meknès-Fez; la section Sidi Kacem-Tanger
Réforme fi scaleL’action du protectorat concernera un autre domaine clé: la fi scalité. En 1912, la fi scalité chérifi enne selon George Hatton, dans «Les enjeux fi nan-ciers et économiques du Protectorat (1936-1956)», «comportait plusieurs strates successives dont chacune étaient témoin d’une étape de l’évolution de l’empire chérifi en au cours du siècle précèdent». Il s’agissait des anciens impôts coraniques, les impôts perçus en application des accords commer-ciaux conclus entre le Maroc et les puissances coloniales et fi nalement les impôts nouveaux prévus par l’Acte d’Algesiras (impôts sur les propriétés bâtis, sur le commerce et les droits d’enregistrement et timbres). Avec le protectorat, fut mis en place une administration fi scale de type métro-politain et une fi scalité simple et rentable où les impôts indirects prédominent les impôts directs. «furent ainsi crées ou modifi és: en 1915 et 1916 le tertib [impôt foncier indexé sur les revenus agricoles], le droit d’enregistrement et de timbres et les taxes intérieures de consommation (TIC) sur les alcools et les sucres. (…); l’impôt des patentes fut créé en 1920 ainsi que l’impôt sur les plus values», énumère Hatton. Après la deuxième guerre mondiale et la chute de 30% des recettes des droits de douanes et la division par 5,5 des recettes de la TIC entre 1940 et 1944, d’autres impôts furent créés comme les prélèvements sur salaire (1939), le supplément à l’impôt de patente qui est un prélèvement de 15% sur les bénéfi ces et qui deviendra en 1954 l’Impôt sur les Bénéfi ces Professionnels et la taxe sur les transactions en 1949 qui est venue en remplacement des anciens droits de porte. A la fi n du protectorat, le système fi scal marocain était fondé essentiellement sur les impôts indirects (66% des recettes) sur les droits de douanes (43%), sur les TIC 13%, sur les droits d’enregistrement et timbre à 10% et fi nalement les prélèvements salariaux à 4,5%. Ce système va mettre en place les fon-dements d’une profonde injustice fi scale qui ne sera pas dépassée de si tôt puisque ce sont essentiellement les impôts aveugles qui sont prédominants et qui fi nalement touchent les marocains plutôt que les européens et dont sont impactées les couches sociales les moins aisées. «Il n’était sans doute pas politiquement envisageable dans les années 1950 que l’administration fi scale française puisse procéder à des investigations poussées chez certains riches bourgeois fassis ou casablancais. Mais il faut aussi s’empresser d’ajouter que la même hostilité à l’inquisition fi scale existait chez certains ‘prépondérants’ de la colonie française.» note Georges Hatton. Le choix était donc clair, imposer le moins douloureusement possible…
Le Maréshal Lyautey est considéré comme le principal architecte de la modernisation des structures du Maroc.
1912-1925
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Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
était progressivement livrée à la circulation
de 1925 à 1927. Les travaux des Espagnols
étaient longtemps retardés par la guerre du
Rif menée par Abd-el-Krim El Khattabi,
mais en 1926, la voie était successivement
raccordée. L’ensemble avait une longueur de
310 km, dont 204 en zone française, 91 en
zone espagnole, 15 en zone tangéroise. Et,
dès 1926, la ligne transportait 777.000 voya-
geurs, parmi lesquels près de 65% en 4ème
classe. Les lignes de chemins de fer vont
atteindre le nombre de 8 avec 1.397 km de
voie en 1935, avec comme axe stratégique
Marrakech-Casablanca-Rabat-Fès-Oujda
avec des antennes minières pour le transport
des phosphates, le manganèse et le charbon
et une antenne internationale Fès-Tanger
du fait du statut de cette dernière. La majo-
rité des lignes étaient dès leur création élec-
trifi ées du fait de la pauvreté du Maroc en
énergies fossiles. Elles étaient exploitées par
3 concessionnaires dont la plus importante
était les chemins de fer du Maroc (CFM).
Filiale de la banque Paribas, la CFM pro-
fi tait des conditions fi xées par les termes
de concession pour faire des bénéfi ces très
importants. Ainsi, l’Etat chérifi en devait
payer à CFM 90% des frais d’établissement,
le montant des amortissements, la couver-
ture du défi cit d’exploitation, la garantie
des obligations émises… Les bénéfi ces de
CFM ont pu atteindre dans la meilleure
année d’exploitation en 1951 jusqu’à 76,404
millions de Francs.
Il en va de même pour les routes. Dès
1920, le Maroc disposait de 1.400 km de
routes principales et 1.200 km de routes
secondaires. En 1956, la situation était la
suivante: 6.043 km de routes principales et
4.808 km de route secondaires (dont 88% étaient revêtues). S’y ajou-
taient 6.219 km de chemins tertiaires (dont 61% étaient revêtues).
Cet état de fait n’a pas empêché que des régions entières du Maroc
ne disposaient que de route rudimentaire du fait de leur géologie ou
du fait de leur pauvreté économique. Le développement de routes
dans le Maroc utile a permis de développer un secteur du trans-
port qui réalisait jusqu’à cinq fois le chiffre d’affaires réalisé par les
chemins de fer pour les voyageurs et 2 fois plus pour les marchan-
dises. L’un des principaux acteurs de ce transport est la Compagnie
auxiliaire de transport marocain la CTM qui constituait une partie
importante de l’Omnium Nord Africain ONA et qui va elle-même
(la CTM) tomber dans l’escarcelle de la CFM et Paribas.
Outre les transports terrestres, le transport maritime n’a pas été
en reste. La construction de ports modernes a été ainsi initiée avant
même le protectorat, comme dans le cas des travaux dans le port
de Casablanca, mais connaîtra un net développement dans les an-
nées qui suivent. Plusieurs ports vont ainsi voir le jour, pendant que
d’autres se développent. Entre 1920 et 1955, le volume des mar-
chandises embarquées dans les principaux ports marocains a été
multiplié par 48 et le volume des marchandises débarquées mul-
tiplié par 8, selon les calculs de Abdelaziz Belal dans son ouvrage
«L’investissement au Maroc 1912-1964». Le mouvement des mar-
chandises dans les ports marocains est ainsi passé de 504 milles ton-
nes en 1920 à 10,643 millions de tonnes en 1955.
Les autres équipements réalisés par le Protectorat sont en relation
avec la production de l’énergie. Que ce soit des centrales thermiques
ou la politique des barrages. Ceux-ci devaient servir aussi à l’irriga-
tion. Mais ni l’irrigation ni la production électrique n’étaient impor-
tants, ce qui levait de grandes critiques par rapport à la politique des
barrages. En 1956, la production hydro électrique atteignait à peine
69 millions de KWh contre 212 millions de KWh de thermique, et
les surfaces irriguées atteignaient à la même date 36.000 hectares,
soit à peine le dixième de la surface considérée comme irrigable. Par
contre, le coût des barrages réalisés s’élève à près de 60 milliards de
francs, soit 20% des investissements publics réalisés dans la période
1949-1956 et près de 10% de la totalité des dépenses publics d’équi-
pement du protectorat. L’Etat prenait en charge par une convention
Les infrastructures ont permis le déploiement des entreprises et banques françaises.
Ligne de chemin de fer Rabat / Casa, en 1930.
1916-1926
Création de la jonction ferrovière entre Casablanca et Tanger via Fès renforçant la connexion entre le nord et le centre du pays.
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINDu protectorat au Libéralisme
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Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises
pêche, mines, pétroles, immobilier, entre-
pôts, boissons, Banque d’Etat du Maroc…
un conglomérat aux multiples ramifi cations
politico-économiques et qui fi nit par ache-
ter la 2ème plus grosse entreprise du Maroc:
l’ONA.
De la création de la CTM en 1919 à la
cession de la holding à Paribas, l’ONA «a
été pendant toute la durée du protectorat
et reste encore maintenant, pour certains,
plus qu’une raison sociale: un symbole, ce-
lui du capitalisme colonial prédateur. Quant
à l’homme dont le nom est lié à cette en-
treprise, Jean Épinat, il serait la personni-
fi cation de l’affairisme impitoyable qui a
mis le Maroc en coupe réglée durant plus
de quarante ans», note Georges Hatton.
En 1949, peu avant son rachat par Paribas,
l’ONA pesait près de 5 milliards de francs
en propre et possédait plusieurs fi liales in-
dépendantes dans l’immobilier, la vente
automobile, le transport pas seulement de
voyageurs et marchandise via la CTM, mais
aussi minier et automobile, service électro-
diesel, les mines, la métallurgie, la chimie,
l’industrie électrique et de transformation,
le tourisme… un empire qui permettait de
dégager une rentabilité de 34% et plus de
885 millions de francs de résultat en 1952.
L’autre grand bénéfi ciaire du protecto-
rat est l’agriculture d’exportation et plus
signé avec Energie Electrique du Maroc, la société concessionnaire
de la distribution fi liale de Paribas, 45% du coût de fi nancement
des équipements (barrages, centrales hydrauliques, centrales ther-
miques, lignes…).
Le développement du capitalisme colonialAussi bien la mise en place de cette infrastructure que les possi-
bilités qu’elle va offrir vont impulser l’implantation et le dévelop-
pement d’une activité économique importante essentiellement de
la part des entreprises étrangères, mais aussi de quelques familles
marocaines. Des effets d’entraînement sur la création d’un tissu
économique nouveau vont ainsi être réalisés. Ainsi, en 1935 on
pouvait décompter 10 branches industrielles qui vont de l’industrie
alimentaire, aux matériaux de construction en passant par le textile,
la chimie, la métallurgie, la construction navale ou les tabacs. Mais,
en tout, cela ne représente en termes de capitalisation que 40% de ce
que représente le secteur des mines avec une main-d’œuvre qui re-
présente prés de 60.000 personnes dont 4.000 européens. Le secteur
l’alimentation à travers la COSUMA était prépondérant, ainsi que
les matériaux de construction. Le capital marocain représente, selon
plusieurs estimations, entre 5 et 7% de tous les capitaux investis.
Ainsi, en 1955, le Maroc demeurait un pays agricole. L’ensemble
constitué par les mines, l’industrie et les BTP arrivait à peine à 31%
du PIB. C’est dans les années de la guerre et après-guerre que ce
tissu va se diversifi er et se muscler relativement, notamment dans
l’industrie légère. Abdelaziz Belal relève ainsi que «la plupart des
entreprises industrielles de quelque importance que ce soit ont été
créées par des groupes français. […] quant au capital privé maro-
cain, il était dans l’ensemble pratiquement à l’écart du capitalisme
industriel, mis à part quelques petites et moyenne entreprises indus-
trielles dans les branches de l’alimentation du textile et de la chaus-
sure, une certaine participation dans les transports routiers et quel-
ques entreprises de construction de bâtiment». Il relève aussi le rôle
prépondérant des secteurs dits improductifs comme le commerce, la
distribution, la spéculation immobilière et foncière.
Selon toute vraisemblance, le plus grand gagnant du système mis
en place par le protectorat fut fi nalement le grand capital métropo-
litain.
Les grands groupes fi nanciers comme Paribas qui, à travers
la Compagnie Générale du Maroc (Génaroc), son bras armé au
royaume, va dominer la quasi-totalité de l’économie marocaine.
Elle sera l’un des plus grands promoteurs du capitalisme colonial au
Maroc. Services publics de l’électricité et des chemins de fer, tra-
vaux publics, transport routier, ports, industrie diverses, agriculture,
Les lignes de chemins de fer ou les routes profitaient, dans le cadre d’une économie impériale, aux banquiers européens, aux
entrepreneurs français et aux colons installés au Maroc
Port d’Agadir en 1949
1939-1942
Le débarquement américain au Maroc va être le début d’une alliance stratégique entre le royaume chérifi en et le pays de l’Oncle Sam.
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINDu protectorat au Libéralisme
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Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
particulièrement l’agriculture moderne de
type européen. Celle-ci domine d’ailleurs
une grande partie des exportations ma-
rocaines de l’époque dans la mesure où
l’agriculture représentait près du tiers
des exportations marocaines en année de
mauvaise récolte et plus de 40% dans les
années normales. «Ainsi, entre 1935 et
1955, la production d’agrumes a été mul-
tipliée par 7, celle des tomates par près de
3, celle de vins par 2,3, tandis que la pro-
duction de blé dur n’était multipliée que
par 1,3 et celle de l’orge seulement par
1,1», note Abdelaziz Belal. Cette agri-
culture fut presque entièrement la créa-
tion du protectorat et était dominé par la
colonisation agricole étrangère. «Le trait
saillant de l’agriculture moderne découle
de son caractère de culture organisée en
fonction de la recherche du profi t: culture
scientifi que, degré élevé de mécanisation,
attaches bancaires et relations étroite avec
l’organisation des grand marché», pour-
suit l’économiste.
Structure capitaliste postcolonialeLes structures décrites et leur mode de
gestion vont sans doute marquer le capi-
talisme marocain. Ainsi, selon la typolo-
gie de René Galissot, dans «Le Patronat
européen au Maroc», ce dernier met en
évidence trois types d’entrepreneurs: le
haut patronat, qui est basé essentiellement
dans la métropole et qui siège au sein des
conseils d’administration des grands grou-
pes industriels ou fi nanciers; le patronat
des chambres de commerce et qui est, se-
lon plusieurs auteurs, le vrai patronat au
Maroc, c’est-à-dire, des capitaines d’industries et de holding ayant
une très grande infl uence et proximité avec les sphères de pouvoir
et fi nalement le patronat «margoulin», brutal et exploitateur, qui
cherche le bénéfi ce et se met dans des perspectives court-termistes
sans réelle vision d’entreprise. A ces distinctions, on peut aussi
ajouter le propriétaire terrien qui met les terrains acquis au service
d’une agriculture d’export.
Par analogie, on pourrait comparer cette typologie issue de la
tradition capitaliste coloniale à l’évolution des structures du capi-
talisme national après l’indépendance. Ainsi, bien que les premiers
fondements du secteur privé marocain ont été jetés durant la pé-
riode du protectorat, essentiellement, sous la forme de fortunes
constituées dans le commerce de gros et la distribution, l’agricul-
ture et la spéculation immobilière et foncière, l’apparition d’un
capitalisme marocain ne sera relativement effective qu’a partir de
l’indépendance. Le capitalisme national n’apparaîtra que grâce à un
accompagnement fort de l’Etat (soutien de l’agriculture d’expor-
tation et du tourisme, politique de développement d’une industrie
de substitution aux importations et politique de marocanisation).
Ainsi, on peut lire dans le rapport du cinquantenaire sous la thé-
matique «Croissance Economique et Développement Humain»
qu’à partir des années 70, «la formation des groupes privés maro-
cains est une des manifestations du processus de concentration de
la propriété du capital qui va profi ter essentiellement aux familles
commerçantes et à certains propriétaires fonciers. L’accès privi-
légié à l’appareil administratif de l’Etat, la proximité du pouvoir
politique et la création de liens de coopération et de solidarité avec
les dirigeants économiques étrangers dans le cadre d’associations
de producteurs, de comités techniques et professionnels vont être
déterminants dans la confi guration du secteur privé marocain au
sein duquel le grand capital privé va occuper des positions impor-
tantes». On voit là une tentative de l’Etat de créer une classe d’en-
trepreneurs pour reprendre une partie du patrimoine constitué par
la colonisation. Et si, dans une certaine mesure, des affaires ont été
effectivement reprises par les grandes familles marocaines en se
rapprochant des groupes français et en profi tant du soutien d’ins-
titutions publiques, ces politiques n’ont pas pour autant permis
le développement d’entrepreneurs dans le sens Schumpétérien.
Pour beaucoup d’observateurs, cette tendance est due au fait que
malgré la création d’un capital national, une grande partie de la
bourgeoisie marocaine n’a pas pu sortir des mécanismes tradition-
nels d’économie de rente et de connivence avec l’Etat. Pire, dès
les années 1980, la Monarchie elle-même entre dans les affaires à
travers la prise de participation majoritaire dans l’ONA et son ren-
forcement à travers l’acquisition de nombreuses entreprises, ce qui
brouille encore plus les cartes et met en avant le rôle de l’affairisme
plutôt que de l’entreprenariat. Une situation dont a pâti l’écono-
mie marocaine retardant l’émergence d’une classe d’entrepreneurs
dont l’une des conditions principales est la confi ance dans l’avenir
grâce à la transparence des règles du jeu et la stratégie des acteurs.
Et ce n’est pas un hasard si l’œuvre fondamentale du protectorat
fut la mise en place d’un noyau administratif moderne et transpa-
rent du moins pour les colons… E|E
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINDu protectorat au Libéralisme
Siège de la CTM mitoyen de la Banque d’Etat du Maroc à Casablanca dans les années 20.
1919-1953
Le très controversé magnat Jean Epinat crée la CTM, marquant le début de son épopée au Maroc. Il va se diversifi er à travers sa holding ONA avant de la céder à la banque Paribas au crépuscule de sa vie.
Capitalisme sous infl uenceCapitalisme sous infl uence
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINInfluence étrangère
L ongtemps consi-déré comme une création du pro-tectorat, le capi-
talisme marocain ne s’est effectivement mis en place, qu’à partir de la politique dite de ma-rocanisation. Essentiel-lement constitué d’en-treprises françaises, l’agriculture moderne et l’industrie marocai-ne vont se développer essentiellement pour l’exportation. L’extra-version de l’économie était aussi bien due au type d’entreprises qui n’investissaient que par les contraintes juridi-ques imposés au Ma-roc. Face à la faiblesse de l’investissement productif privé après 1956, le tissu productif marocain sera a jamais marqué par le sceau de la dépendance.
Mohammed V et le prince héritier Hassan II, avec le Général De Gaulle
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Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
cette période, mais du fait de la prédominance de la culture des cé-
réales, celle-ci va être frappée de plein fouet par la chute mondiale
des cours en 1932 suite à la répercussion de la Grande Crise de 1929.
A la même période, la fi èvre de la construction des «quartiers euro-
péens» dans les villes ou les nouveaux quartiers administratifs va voir
s’envoler l’activité immobilière entraînant, par la même occasion, une
spéculation foncière soutenue. Les institutions de crédits et établis-
sements commerciaux vont aussi voir leurs activités fl eurir lors de
cette première période de la colonisation afi n d’assurer la collecte et
l’exportation des produits agricoles et des minerais, l’importation des
produits industriels et énergétiques, ainsi que les produits de grande
consommation (thé, sucre, tissus etc.). C’est à cette époque, toujours
selon Belal, que le capitalisme marocain va connaître la constitution
de ses premiers noyaux sous la forme des fi liales des grands groupes
français: Régie des tabacs et Chaux et Ciments du Maroc (1912-
1914), superphosphates (Kuhlmann), Brasseries du Maroc, Ateliers
de construction Shwartz-Haumont (1919-1923), Etablissement
Carnaud (de Wendel), Compagnie sucrière Marocaine (Raffi nerie
Saint-Louis) et les sociétés minières: Aouli, Zellidja, Djérada, Chéri-
fi enne des pétroles. Les principales sociétés concessionnaires de servi-
ces publics datent aussi de cette époque: Compagnie des Chemins de
Fer du Maroc, Energie Electrique du Maroc et la Société marocaine
de Distribution. Après ces premières années fastes, la période qui va
suivre va connaître les contrecoups de la crise mondiale et l’économie
aussi va se confronter aux limites des accords bilatéraux signés par le
Maroc et surtout le cadre contraignant de l’Acte d’Algésiras de 1906,
ainsi que les traités que la France avait signés avec les autres puissan-
ces coloniales de l’époque pour se garantir la colonisation du Maroc.
Une économie extravertieEn effet, bien que la colonisation française ait commencé à consti-
tuer quelques joyaux de l’industrie et des services encore vivants
aujourd’hui, l’économie marocaine était essentiellement extraver-
tie et ne va pas pour autant donner naissance à ce qu’on appelle
Le premier noyau de l’industrie marocaine
se constituera au fur et à mesure de l’im-
plantation des premiers ateliers étrangers,
notamment français, dès la fi n des années
1910. L’industrialisation du pays va prendre
un élan reconnu à la fi n des années 1930
formant de la sorte le noyau de l’industrie et
des services marocains. Les fi rmes françaises
maintiendront en grande partie leur prédo-
minance sur un certain nombre de secteurs et
ce, malgré l’interlude de la marocanisation.
A la veille de l’indépendance en 1956, la
part des intérêts marocains dans l’activité
économique n’était que de 5 à 7%. Il passe à
30% en 1960, puis à 40% en 1970. Jusqu’en
1973, date de la loi sur la marocanisation, les
capitaux étrangers contrôlaient toute l’éco-
nomie marocaine. «A l’exception du textile,
de la minoterie et des mines, la moyenne par-
tie du potentiel industriel marocain est détenue
et contrôlée par des intérêts étrangers», selon
l’économiste marocain Abdelaziz Belal, dans
son ouvrage de référence, «l’investissement
au Maroc (1912-1964)» paru en 1968. C’est
donc bien sous l’impulsion étrangère que les
germes du capitalisme marocain sont appa-
rus, sans pour autant en faire un vrai système
capitaliste.
Au début, le protectoratAinsi, la période 1912 à 1932 fût marquée
par la constitution de ce qui était appelé les
sociétés chérifi ennes, essentiellement com-
posées d’activités nouvelles accaparées par
l’agriculture de la colonisation, l’immobilier
et le commerce. Elles furent favorisées, selon
l’économiste Belal, par les dépenses publi-
ques et les dépenses militaires. Etendu sur
800.000 hectares, l’agriculture coloniale va
connaître une envolée spectaculaire durant
L’usine des superphosphates et produits chimiques Kulhmann à Casablanca en 1925.
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINInfluence étrangère
1965
Les émeutes de Casablanca montreront au Makhzen la nécessité de constituer une base sociale à même de perpétuer son pouvoir. C’est le début de la génération de la rente.
030
Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
aujourd’hui le capitalisme. Ainsi, entre 1920
et 1956, les exportations marocaines vont
passer de 164.000 tonnes à 8.455 milles ton-
nes, essentiellement constituées de minerais
(phosphates et plomb), de l’agriculture de la
colonisation (tomates, agrumes, céréales et
légumes frais) et la transformation de cer-
tains produits agricoles (légumes secs, su-
cres, conserves de poissons, huiles d’olives,
vins…). C’est en tout une vingtaine de pro-
duits qui dominent la structure des expor-
tations marocaines, mais aussi du tissu pro-
ductif. Les importations vont aussi connaître
une explosion soutenue par la politique de la
«porte ouverte» imposée au Makhzen avec le
traité d’Algésiras. L’extraversion de l’écono-
mie marocaine était donc une conséquence
due d’une part à l’exploitation coloniale, mais
aussi à la nécessité de sauvegarder les intérêts
des puissances étrangères au Maroc.
Le Maroc était ainsi considéré parmi les
seuls pays dans le monde où tous les pays
pouvaient vendre leurs produits sans pour
autant acheter quelque chose en contre-
partie. Jusqu’au point où en 1934, six pays
( Japon, URSS, Tchécoslovaquie, Argentine,
Suisse, Uruguay) avaient pu exporter jusqu’à
200 millions de Francs sans rien importer
du Maroc! La France, quant à elle, absor-
bait 60% des exportations marocaines et lui
vendait 46% de ses besoins. «Serviteurs et gar-
diens d’un circuit de libre-échange, nous sommes
privés […] de ces puissants appareils de coerci-
tion dont disposent les souverainetés résolues à
instaurer et à conduire un mécanisme planifi é: ni monopole du commerce
extérieur, ni contingents, ni droits mobiles, ni contrôle du change… Le Sta-
tut du Maroc a des origines internationales qui entraînent et imposent des
servitudes», expliquait le Résident général Labonne en 1946 dans un
discours devant le conseil du gouvernement français, cité par George
Haton dans son ouvrage «enjeux économiques et fi nanciers du pro-
tectorat marocain (1936-1956)», paru en 2009.
Cette situation décrite à la fi n de la guerre était déjà perceptible au
début du protectorat. Et le premier choc externe va mettre à mal le
noyau d’économie moderne mis en place.
Ainsi, entre 1932 et 1938-1939, l’économie marocaine sera ébran-
lée par les retombées de la crise mondiale qui, selon Jacques Berque,
a «atteint l’Afrique du Nord plus tardivement encore que la métropole, soit
vers 1932. La crise s’est toutefois manifestée plus précocement au Maroc:
on en enregistre les 1ers indices dès 1930». Elle voit une chute de l’acti-
vité, notamment due au tarissement de la manne des grands chantiers
initiés par la colonisation et la montée des dépenses liées à la dette
publique, qui culminent à 30% du budget en 1935 et une explosion
de la dette privée aussi estimée à 500 millions de francs de l’époque,
ainsi qu’un désinvestissement en masse et une réduction du capital
des fi rmes les plus solides.
Cette situation ne sera partiellement dépassée qu’au début de la
guerre qui provoquera, selon les termes d’Albert Ayache «une sorte de
frénésie qui agita les milieux d’affaires.». Confronté à la pénurie des ma-
tières importées et la montée des cours mondiaux des produits agri-
coles et des matières stratégiques (manganèse, cobalt…), la demande
L’Acte d’Algesiras: Le libéralisme impérialisteSelon George Haton, le régime de la «porte ouverte» imposé par l’Acte d’Algesiras en 1906 limitait toute possibilité de développement industriel ou commercial au Maroc puisqu’il mettait en concurrence les produits fabriqués localement avec des produits importés sans aucune restriction. Mais en contrepartie le pays pouvait s’équiper à moindre coût car les importations étaient détaxées et, du coup, permettait de maintenir un coût bas de la vie. «Le Maroc est l’un des rares pays où le cours mondial théorique existe en réalité. Bien des marchandises s’y vendent même au-dessous des cours, car le Maroc est, comme on l’a dit, le paradis des dumpings et les produits étrangers s’y vendent non à leurs prix de revient moyen, mais à des prix de revient de «surplus de production» bien inférieurs», explique un haut fonctionnaire français en 1934 cité par Haton.Cette situation va pousser les industriels et les milieux économiques français à se mobiliser contre l’acte d’Algesiras. Et toute une machine de lobbying et de manœuvres diplomatiques va se mettre en branle pour casser les contraintes imposées par ce traité signé par le Maroc dans des conditions historiques particulières. Le comité central des industriels du Maroc va se constituer en 1933 et demander dès 1934 la modifi cation de l’acte d’Algesiras. Pourtant, face à l’intransigeance des Américains dont le statut particulier dans le royaume était garantie par une multitude de traités bilatéraux, le gotha économique et fi nancier français, malgré la position favorable des Belges et Britanniques, ne va pas réussir à modifi er ce traité. Il va falloir attendre le début de la 2ème guerre mondial pour voir changer les conditions des exportations et des importations et aussi l’affl ux relatif de capitaux privés de la métropole.
Les mines de cobalt de Bou Azzer en 1953.
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINInfluence étrangère
1971-1972
Les coups d’Etat contre Hassan II renforcent le système de rente. En plus des grandes familles bourgeoises, les militaires et les forces de l’ordre vont bénéfi cier des largesses du pouvoir.
031
Août-Septembre 2011 Economie|Entreprises
le gouvernement Abdallah Ibrahim et les ca-
dres du mouvement national, n’engendrera
pas un grand changement par rapport à la
situation laissée par la colonisation si ce n’est
une hémorragie de capitaux vers l’étranger
laissant l’économie exsangue de ressources
fi nancières à même de poursuivre le plan
quinquennal adopté.
De même, les mesures d’encouragement
mises en place à partir des années 60 afi n
d’aider à la constitution d’un capital privé
marocain vont donner des résultats mitigés
et vont plus participer à renforcer une classe
d’«affairistes» et d’hommes d’affaires plutôt
que d’entrepreneurs dans le sens schumpe-
térien: innovateurs, ayant le goût du risque et
surtout qui investissent dans le tissu produc-
tif. Que ce soit le code des investissements,
la politique de substitution aux importations,
l’accès aux commandes publiques, la mise en
place d’une politique facilitant l’accès au cré-
dit et favorisant les exportations, la politique
des bas salaires…, les politiques publiques
n’ont pas mené à la constitution de ce que
l’on peut réellement appeler une bourgeoisie
nationale. Ainsi, selon Noureddine El-Aoufi,
dans son ouvrage La Marocanisation, «en
1963, 450 entreprises françaises réalisent plus de
intérieure et extérieure va stimuler la croissance de la production na-
tionale. Ainsi, le capital privé, essentiellement constitué d’entrepre-
neurs ayant fuit la guerre en Europe, va relancer la dynamique de l’in-
vestissement. Et, de ce fait, durant 7 ans (1939-1945), «la somme des
capitaux consacrés à ces investissements dans l’industrie a au moins égalé
celle des 27 années passées», estime Abdelaziz Belal. Cette tendance
va continuer après la guerre jusqu’à être qualifi ée de principal boom
économique du protectorat. Essentiellement tiré par l’investissement
privé en provenance de la France, mais aussi par le réinvestissement
des bénéfi ces de la guerre, ce dynamisme économique va stimuler
deux principales activités: la construction et l’industrie. Cette dernière
va croître entre 1938 et 1956 de 180%. L’industrie de l’époque est
essentiellement créée par des fi liales de groupes français au Maroc
dans les secteurs du textile, de la métallurgie, de l’industrie chimi-
que… et sera à 70% destinée au marché local. Une sorte de délocali-
sation de la production avant l’heure, puisqu’entre 1945 et 1955, plus
d’une centaine de milliards de Francs vont être investis au Maroc. Ce
boom sera soutenu par une politique coloniale volontariste. L’inves-
tissement dans les secteurs productifs va s’accompagner de la mise
en place d’un grand programme d’équipement, notamment en éner-
gie. «L’hydraulique demeure, comme elle le fut toujours, l’œuvre première
du pays marocain.», s’exclame le Résident général Labonne devant le
Conseil du gouvernement français en 1946. L’hydro-électricité, mais
aussi les mines, à travers les Charbonnages de Djérada qui deviendra
Charbonnages nord africain, et les moyens de communication vont
constituer le fer de lance des grands travaux de l’époque. Ces inves-
tissements se sont ainsi élevés à plus de 62% du budget d’équipement
de l’Etat et à 96% des investissements du secteur semi public durant
la période 1949-1953.
La dépendance post indépendance Cette tendance de la dépendance à l’infl uence étrangère ne va pas
s’estamper après l’indépendance. A cette époque, le contexte politique
était marqué par un mouvement national bien ancré dans la société
marocaine. La majorité des tendances de ce mouvement cherchaient
à dépasser les archaïsmes de ladite société et ce, par le biais de réfor-
mes économiques, sociales et politiques.
A l’instar des pays nouvellement indépendants, le Maroc était sou-
cieux de rétablir sa souveraineté politique et diminuer sa dépendance
économique. C’est dans ce sens que «des mesures générales furent prises
dès le lendemain de l’indépendance: il en fut ainsi des mesures de protection
de l’industrie locale qui avait pour but d’encourager l’industrialisation
du pays offrant aux entreprises locales des conditions plus avantageu-
ses de protection contre la concurrence extérieure», explique Belal. Bien
qu’ambitieux, le programme d’indépendance économique voulu par
Le Maroc était parmi les seuls pays dans le monde où tous les pays pouvaient vendre leurs
produits sans pour autant acheter quelque chose en contrepartie
L’exploitation des phosphates va être la vache à lait du budget public dès 1920.
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINInfluence étrangère
1981 - 1983
Le Maroc est au bord de la crise cardiaque nécessitant l’intervention des institutions internationales pour rétablir ses équilibres économiques et fi nanciers.
032
Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
la moitié du chiffre d’affaires de toute l’industrie
marocaine». Et de continuer: «Le capital privé
marocain n’a pas réussi, après l’indépendance,
à élargir sa base d’accumulation aux sphères
occupées par le capital étranger. Celui-ci, carac-
térisé par sa structure fortement monopolistique,
a continué à dominer les secteurs les plus produc-
tifs de l’économie nationale, repoussant dans la
sphère non productive (immobilier) le capital
local privé». Ce qui pousse Abdelaziz Belal et
Abdeljalil Agourram, dans une étude parue
en 1969, à faire le constat suivant: «le bilan de
l’industrialisation du Maroc depuis l’indépen-
dance apparaît plutôt maigre».
Marocanisation?Pour palier cette faiblesse et développer sa
base sociale et surtout contrer les critiques
récurrentes à l’époque, qui consistaient à dire
que le pouvoir «cherchait toujours à servir les
intérêts néocolonialistes et un état de privilèges et
d’exploitation», le roi Hassan II va lancer, lors
du discours du Trône de 1973, ce qui sera
appelée la politique de marocanisation. Une
liste de plus de 3.000 entreprises marocani-
sables avant mai 1975 sera publiée pour les
deux phases de cette opération d’envergure. Il
s’agit essentiellement des activités commer-
ciales, d’importation et la représentation de
ventes au détail. Sont incluses aussi les activi-
tés de travaux publics et bâtiments, transport,
automobile, leasing, agences de publicité, so-
ciété de crédit, entrepôts et magasinage, gérance d’immeuble, indus-
trie alimentaire et celle des engrais pour la première liste. La seconde
concernait les banques, l’assurance et les activités commerciales et
industrielles concernant la production de farine, pattes alimentaires,
lièges, élevages et engins agricoles. Le secteur de distribution de l’hy-
drocarbure n’a été ajouté aux activités à marocaniser que longtemps
après. Sont exclues certaines branches industrielles, notamment cel-
les qui touchent à l’exportation et le tourisme. Finalement, et suite
à l’évaluation de cette politique en 1977, sur les 4.417 entreprises
marocanisables, 3.009 entreprises sont effectivement concernées par
le Dahir de 1973. Dans les faits, 1.483 entreprises seulement sont
marocanisées. «Le capital marocain ne parviendra à s’installer que sur la
moitié de l’espace marocanisable. Au surplus, il continuera d’opérer prin-
cipalement dans la sphère improductive (commerce, immobilier) du procès
de production d’ensemble», souligne El Aoufi . Et à Simon Perrin, dans
«Les entrepreneurs marocains, un nouveau rôle social et politique face au
Makhzen?», de surenchérir: «La marocanisation ne peut en tout cas pas
s’analyser en termes de politique économique ou comme facteur de croissance;
elle est avant tout un thème politique, qui n’est pas l’expression d’un projet
national, mais plutôt un processus de stratifi cation sociale au profi t de la
seule bourgeoisie d’Etat technobureaucrate.» Et ce n’est pas la «décennie
perdue du développement» inaugurée par la «démarocanisation» du
code des investissements en 1982 et par le plan d’Ajustement struc-
turel en 1983 ou la politique de libéralisation lancé par la réforme de
la loi bancaire en 1993 suivie de la politique de privatisation et de
restauration des équilibres macro économiques qui changera la don-
ne. Selon l’analyse de Mohammed Saïd Saâdi dans «Secteur privé
et développement humain au Maroc 1956-2005», «l’étude de la com-
position de patrimoine des fractions avancées du secteur privé marocain
révèle d’ailleurs la prédominance des activités improductives, sa structure
étant composée pour moitié de biens immobiliers urbains et ruraux, 25% de
capital commercial et 25% seulement d’actifs non commerciaux. D’autres
chercheurs ont abouti à des conclusions analogues avec une place prépon-
dérante pour l’immobilier (52%), le reste étant réparti entre l’industrie
(31%) et les activités commerciales et de service (17%)». Aujourd’hui
encore, les 10 plus grandes entreprises françaises implantées dans le
pays représentent à elles seules près de 14% du chiffre d’affaire cu-
mulé des 500 plus grosses entreprises du Maroc. Que ce soit dans les
services, l’industrie, les BTP ou la fi nance, l’économie marocaine est
encore extravertie et avec des secteurs très faiblement intégrés. «En
fait, le principal problème qui se posait était celui d’une reconversion
profonde des structures économiques qui avaient été façonnées par
plus de 40 ans de régime colonial, et la création des conditions so-
ciales, politiques et culturelles d’un véritable décollage économique.
D’une économie coloniale, il fallait faire une économie nationale, qui
crée par elle-même des forces et des mécanismes internes d’accumu-
lation du capital et de progrès», diagnostiquaient Abdelaziz Belal et
Abdeljalil Agourram dans «Les économies maghrébines, il y a plus
de 30 ans». Les efforts notables des 10 dernières années, notamment
en termes de développement des infrastructures, de la mise en place
d’institutions de régulation, le lancement du concept des champions
nationaux ou l’inauguration des stratégies sectorielles feront-ils la dif-
férence? La question sera, sans doute, encore d’actualité durant les
prochaines années. E|E
Hassan II dans une conférence de presse en novembre 1976 à Paris.
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINInfluence étrangère
1993 - 1994
Après le redressement, le Maroc enclenche la libéralisation économique. De nouvelles lois sont éditées pour une meilleure régulation de l’économie. Le Maroc intègre l’OMC.
La Banque d’Etat du MarocLa Banque d’Etat du Maroc
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINPolitique monétaire
L ’histoire de la Banque du Ma-roc est fortement liée au dévelop-
pement du capitalisme dans le royaume. Celle-ci se mettra en place dès 1907 et étalera son domaine de com-pétence sur le secteur bancaire en se renfor-çant au fur et à mesure du développement de l’économie. La réforme bancaire de 1993, puis la réforme de Bank Al Maghrib, donneront un nouvel élan au secteur bancaire et fi nancier qui deviendra l’un des principaux secteurs de l’économie marocaine. Retour sur une épopée intimement liée au dé-veloppement du capi-talisme marocain.Guichet de la banque d’Etat du Maroc en 1938
034
Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
036
Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINPolitique monétaire
compte d’opération» auprès du trésor français jusqu’en 1959, date à la
quelle le Maroc indépendant quitta la zone franc et créa le dirham.
Ce compte d’opération sur lequel étaient inscrites toutes les opé-
rations effectuées entre la France et le Maroc permettait d’éviter
les opérations de changes entre la métropole et la colonie en ce qui
concerne la compensation des dettes et créances entre les deux pays.
De fait, à travers un jeu d’écritures comptables, était évité qu’un pays
soit trop endetté par rapport à l’autre. Ce mécanisme va permettre
à la France d’être débitrice auprès du Maroc pendant la guerre sans
dépenser un sous, mais en créant des francs marocains… le défi cit du
trésor français envers la Banque d’Etat du Maroc atteindra 16,021
milliards de francs en 1949 renforçant l’emprise de Paribas, le princi-
pal actionnaire de BEM, sur l’économie marocaine. Les bénéfi ces de
la banque vont d’ailleurs atteindre 1,587 milliard de francs en 1953
avec un rythme de progression allant jusqu’à 40% après-guerre.
L’activité bancairePendant une grande partie de la période du protectorat, l’exercice
de l’activité bancaire n’était régi par aucun texte particulier. Il va fal-
loir attendre la promulgation du dahir du 31 mars 1943, relatif à la
réglementation et à l’organisation de la profession bancaire. A partir
de cette date, plusieurs textes vont être mis en place qui donnent à
la direction des fi nances des compétences générales en matière de
contrôle et de réglementation des conditions d’exercice de l’activité
bancaire, ainsi que le pouvoir de sanction des infractions à cette ré-
glementation. Pour l’accomplissement de sa mission, le directeur des
fi nances était assisté par le «Comité des banques», instance consulta-
tive chargée d’émettre des avis ou des propositions sur toutes ques-
tions intéressant la profession et appelant des mesures à caractère
individuel ou général.
Ce n’est qu’à partir de 1959, avec la création de la Banque du Ma-
La création de la Banque d’Etat du Ma-
roc était, dès 1904, l’une des ambitions d’un
consortium bancaire leadé par la Banque de
Paris et des Pays-Bas. Ce souhait sera exhaus-
sé en 1906 suite à la conférence d’Algésiras.
L’Acte d’Algésiras va priver l’Etat marocain,
dans ses articles 31 à 38 de l’une de ses attri-
butions régaliennes les plus essentielles, à sa-
voir le pouvoir d’émission de la monnaie. La
Banque d’Etat du Maroc a été constituée en
février 1907 sous forme de société anonyme
de droit français dont le siège social était à
Tanger. Son capital était réparti entre les 12
pays signataires de l’Acte (dont le Maroc) et
à l’exception des Etats-Unis. A la suite d’un
jeu d’infl uence et de «grignotage de parts»
mené par Paribas, la cession du Maroc et de
certains pays de leurs quotes-parts permettra
à la France de détenir la majeure partie du
capital de la Banque.
Un statut particulierSelon l’Acte d’Algésiras, la Banque d’Etat
sera investie de certaines prérogatives de
Banque centrale. Elle avait d’abord le pri-
vilège exclusif d’émettre des billets et de la
frappe des pièces de monnaie en argent de
type «peseta hassani». L’émission de billets
devait être garantie par une encaisse égale
au moins au tiers de la valeur des billets en
circulation et composée pour au moins un
tiers en or ou en monnaie d’or. Elle remplis-
sait également le rôle de trésorier-payeur de
l’empire chérifi en. A ce titre, elle recevait le
produit des douanes et assurait le service des
emprunts chérifi ens avant que cette fonction
ne passe aux mains d’un trésorier du pro-
tectorat en 1920. La Banque fi xait aussi, en
accord avec la Direction des fi nances, le taux
d’escompte bancaire, et jouissait du droit de
préférence pour l’émission de ses emprunts
et négociations des bons du trésor et autres
effets à court terme du gouvernement. En
plus de ces prérogatives de banque centrale,
elle était également un établissement de cré-
dit à titre privé habilité à réaliser toute opé-
ration bancaire.
La banque sera dès 1920 confrontée à une
crise monétaire suite à l’appréciation de la
pièce hassani du fait de son poids en argent,
ce qui poussera la banque à le démonétiser
et à la création du franc marocain en 1921
ayant une parité fi xe avec le franc français.
Cette monnaie sera gérée à partir «d’un
Siège de Bank Al Maghrib dans les années 50.
1998
Premier gouvernement de l’alternance dans l’histoire du Maroc. Son mot d’ordre: austérité et rationalisation de la gestion budgétaire.
038
Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
roc en substitution de la BEM que la Banque
centrale va reprendre ses prérogatives. Cet
établissement public doté de la personnalité
civile et de l’autonomie fi nancière s’est vue
confi er le privilège de l’émission de la mon-
naie fi duciaire, ainsi que la mission de veiller
à la stabilité de la monnaie et de s’assurer du
bon fonctionnement du système bancaire.
A partir de mars 1987, la dénomination de
«Bank Al-Maghrib» (BAM) a été substituée
à celle de «Banque du Maroc».
Pour renforcer son indépendance et ré-
pondre aux objectifs de développement et
aux besoins de fi nancement, l’Etat a procédé
à la création d’organismes fi nanciers spéciali-
sés et à la restructuration de certaines institu-
tions existantes. Ainsi furent créés, en 1959,
la Caisse de Dépôt et de Gestion (CDG), le
Fonds d’Equipement Communal (FEC), la
Caisse d’Epargne Nationale (CEN), la Ban-
que Nationale pour le Développement Eco-
nomique (BNDE) et la Banque Marocaine
du Commerce Extérieur (BMCE). L’année
1961 a vu la restructuration du Crédit Agri-
cole et du Crédit Populaire ainsi qu’en 1967
le Crédit Immobilier et Hôtelier va succéder
à la Caisse de Prêts Immobiliers du Maroc.
C’est à la même année qu’une loi relative à
la profession bancaire et au crédit, sera dé-
crétée.
En 1993, cette loi va profondément être
réformée permettant d’assainir et de moder-
niser le secteur tout en renforçant le rôle de
contrôle de BAM en élargissant son indé-
pendance et ses prérogatives. Cette réforme
a aussi permis d’élargir les bases de la concer-
tation entre les autorités monétaires et la profession à travers la créa-
tion du Conseil National de la Monnaie et de l’Epargne «CNME»
et le Comité des Etablissements de Crédit «CEC». La crédibilité
du secteur sera aussi renforcée à travers une meilleure protection des
clients.
Le rôle de BAM va connaître un autre tournant avec la loi 76-03
en conférant à BAM un statut «sus generis» qui renforce l’autonomie
de la Banque centrale en matière de conduite de la politique moné-
taire et une base légale à sa mission de surveillance et de sécurisation
des systèmes et des moyens de paiement. Ce nouveau statut améliore
aussi certains points de la loi de 93 concernant la concertation et la
protection des clients…
L’autre fait marquant du secteur est la marocanisation et la pri-
vatisation du système bancaire. La loi de 1973 et la privatisation
des banques d’Etat a modifi é substantiellement la physionomie du
paysage bancaire et fi nancier national. Elle a permis, d’une part, de
limiter l’infl uence des sociétés mères étrangères, en permettant, pour
la première fois, à des groupes marocains d’entrer dans le capital des
banques existantes et, d’autre part, de réduire par fusion-absorption
ou transformation le nombre des établissements bancaires à 15 ban-
ques. Cette politique, ainsi que toutes les mesures concernant la li-
béralisation et la régulation du système fi nancier va ouvrir une autre
perspective: celle de l’internationalisation. Ainsi, le modèle bancaire
marocain commence à s’exporter en Afrique subsaharienne et surtout
a permis le lancement du chantier de la mise en place du projet de
Casablanca Finance City. Un pari sur l’avenir… E|E
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINPolitique monétaire
La Banque d’Etat du Maroc de Rabat.
Tanger, l’internationaleTanger était détaché du protectorat français et espagnol. Phénomène unique dans l’histoire du droit mondial, elle devient la Zone Internationale de Tanger, placée sous le régime de la neutralité permanente, jusqu’en 1960, quatre ans après l’indépendance du Maroc.Très peu de travaux académiques circulent sur Tanger. Son histoire internatio-nale demeure méconnue. Paradis fi scal, la Zone ou plutôt l’Interzone comme elle était appelée, constituait une entité autonome internationale dégagée de toute attache fi scale externe… Aucune restriction au droit d’y faire entrer de l’or, sans payer ni douane ni impôt. On comptait plusieurs bureaux de poste de nationalités différentes ainsi que plusieurs devises. Quantité de banques de tout horizon s’installèrent sur place faisant fortune en spéculant sur les taux de changes. En raison du changement de l’environnement économique après l’indépendance et en l’absence de visibilité, les investisseurs et les opérateurs qui avaient contribué à l’édifi cation de l’économie de la région ont commencé à fuir Tanger. Pour rattraper le coche, le législateur marocain a mis en place le dahir de 1963 rétablissant un avantage fi scal propre à Tanger comme c’était le cas durant la période coloniale, du temps où la ville jouissait d’un statut international. Mais cette décision n’a pas été suivie de mesures d’accom-pagnement ni de volonté politique. «A l’époque de feu Hassan II, le pouvoir central accordait peu d’attention à la région. Pourtant, il faut noter que jusqu’en 1975 une dynamique économique importante régnait dans la ville de Tanger. Le taux de chômage ne dépassait pas 3% et la ville captait 30% du fl ux touris-tique national. De 1975 jusqu’en 1999, il y avait un retour en arrière et la ville a perdu plusieurs de ses acquis. Inutile de rappeler qu’au Maroc un texte de loi n’est pas suffi sant dans l’absence d’une volonté politique. Cette volonté, on ne l’a sentie réellement qu’avec l’intronisation de SM le Roi Mohammed VI», avait déclaré le député Najib Boulif à Economie&Entreprises en 2007.
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Peseta Hassanienne de
1889 et Franc de Mohammed V
Les grandes fortunes du royaume Les grandes fortunes du royaume
C onstitué entre le 19ème et le début du 20ème siècle, les grandes for-
tunes du Maroc consti-tuent aujourd’hui l’es-sentiel du maillage du capitalisme national. Marqué par leurs origi-nes commerçantes, les grandes familles du ca-pitalisme marocain vont vite se déployer dans plusieurs secteurs, no-tamment la construc-tion, l’immobilier, l’agri-culture puis quelques industries et la fi nance. Fortement concentré, le capital marocain pei-ne encore à quitter son origine familiale pour constituer une vraie classe d’entrepreneurs. Entre accointance avec le pouvoir et reprises des intérêts économi-ques du protectorat, histoire d’une course au profi t.
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINLes acteurs
Inauguration de l’Usine Berliet par feu le roi Mohammed V, en 1958
040
Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
042
Economie|Entreprises Août-Septembre 2011
La première bourgeoisie marchande
fassie s’est constituée dans le commerce.
«Les dynasties bourgeoises du Maroc
d’aujourd’hui, socialement et politique-
ment importantes, sont nées au XIXe siè-
cle», écrivait Jean-Louis Miège en 1963.
Déjà à l’époque, les membres de certai-
nes familles fassies se sont installés aussi
bien dans les grandes villes marocaines
que dans des comptoirs commerciaux à
l’étranger comme en Algérie, au Sénégal,
en Egypte ou en Angleterre et en France
où elle pratiquait le commerce local ou
l’import-export de produits divers. Ces
familles en quête de puissance vont jouer
un rôle de premier plan dans le domaine
des activités économiques et urbaines du
pays.
Les origines Elles s’enrichissent par le commerce
d’exportation (céréales, bétail, cuirs, etc.)
et d’importation (thé, sucre, tissus, bou-
gies, etc.), elles sont à la base des échanges
économiques et politiques avec l’Afrique
(Algérie, Sénégal, Egypte), mais surtout
l’Europe (Marseille, Manchester, Gibral-
tar…) à partir des ports de Tanger ou de
Mogador. Toutefois, le volume des tran-
sactions n’était pas signifi catif. Aussi bien
du fait des diffi cultés de transport (fai-
blesse des ports et des moyens de trans-
port, que des routes), mais aussi à cause
du manque de sécurité des biens et des
personnes, ce qui peut expliquer le rapprochement entre cette
bourgeoisie commerçante avec le Makhzen. Celui-ci la proté-
geait, mais aussi pouvait compter sur elle pour soutenir les fi nan-
ces publiques. «Il arrivait en effet que le Makhzen fasse appel
à ces familles pour des tâches bien précises. Il leur confi ait soit
des missions diplomatiques, en raison de la connaissance qu’ils
avaient de l’étranger, soit des responsabilités dans la gestion des
fi nances publiques. Ainsi, la centralisation des fonds –collectés
par les caïds, qui avaient également des pouvoirs de police et de
justice, dans des conditions qui n’excluaient pas le recours à des
procédés très abusifs– et leur gestion étaient prises en charge,
sous l’autorité du ministre des Finances, par les négociants de
Tétouan, Rabat, Salé et Fès», relate Albert Ayach dans «Le Ma-
roc: Bilan d’une colonisation», paru en 1956, cité par Saïd Tan-
geaoui dans «Les entrepreneurs marocains: pouvoir, société et
modernité», paru en 1993. C’était aussi une manière de contrôler
cette bourgeoisie, fortunée et autonome, qui pouvait prétendre à
concurrencer le Sultan dans son pouvoir politique.
Il s’agit des Benjelloun, Tazi, Lazrak, Lahlou, Bennis, Ben-
nani, Berrada, Guessous, Chraïbi, etc., citons les Benjelloun qui
étaient au service depuis le règne de Moulay Hassan Ier, et les
Tazi, les Bennani qui étaient les uns des vizirs, les autres chargés
de l’exploitation des domaines fonciers et de la gestion du trésor
public…, mais aussi les Chraïbi, les Guessous et les Berrada qui
occupaient des postes importants dans les fi nances, la diplomatie
et l’administration fi scale.
Un autre genre de fortunes s’est constitué durant le protecto-
rat. La fortune des Laghzaoui, Sebti, Mekouar, Laraki etc. est
liée à la période coloniale dans des activités comme le transport,
le commerce de grain, l’industrie alimentaire ou les huileries in-
dustrielles… Ainsi la fortune de Haj Omar Sebti (grossiste de
tissu) était estimée en 1950 à plus de 500 millions de francs, il
s’était aussi diversifi é dans la minoterie en fondant «Les Grands
Moulins Idrissides». La famille Sebti était aussi l’une des rares
familles à disposer d’une participation dans une grande entre-
prise française: Lesieur Afrique. Laghzaoui, Quant à lui, dont la
fortune était estimée à la même époque à 100 millions de francs
a fait fortune à travers une entreprise de transport publique et
était un proche de Jean Épinat, son concurrent et fondateur de
CTM et ONA. Quelques autres notables étaient aussi des ac-
tionnaires dans le textile comme dans la société chérifi enne des
textiles de Safi ou dans les boissons gazeuses (Coca-Cola). Mo-
hammed Laghzaoui et Ahmed Lyazidi représentants élus des
chambres de commerce et d’industrie marocaines (et non moins
fi nanciers du parti de l’Istiqlal) furent expulsés des séances du
conseil du gouvernement en 1951 car ils ont contredit les affi r-
mations des autorités de l’époque sur les effets bienfaisants de la
colonisation.
On peut aussi citer la fortune accumulée durant le protecto-
rat par quelques grandes familles amazighes comme la famille
Abaakil, Kassidi ou Akhennouch. Ce dernier originaire d’Aga-
dir, va immigrer à Casablanca où il se lancera dans le commerce
de détail. D’un petit magasin, il en possédera une demi-dou-
zaine avant de les liquider et revenir à sa terre natale. Là-bas, il
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINLes acteurs
Le négoce est à la base de la fortune d’une grande partie de la bourgeoisie fassie.
La création de Dar Assikah est un événement majeur de la récupération du pouvoir régalien de frappe de la monnaie. Le Maroc entrera dans le club restreint des pays ayant cette prérogative.
1987
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se lancera dans la pêche et la conserve-
rie, avant d’être arrêté par le protectorat
en tant que coordinateur du mouvement
national dans la région sud. De sortie de
prison, ayant tout perdu, il se réinstalle à
Casablanca d’où il lance une affaire dans
l’activité de distribution d’hydrocarbures
en créant deux stations services. Il tentera
ainsi de casser le monopole imposé par les
multinationales sur ce secteur, notamment
en important son pétrole de l’URSS par le
truchement de son ambassade à Rabat.
Après l’indépendance Pourtant, «le dynamisme des familles
fassies se manifestait essentiellement dans
le commerce et la spéculation: l’accumu-
lation du capital commercial qu’elles ont
pu réaliser durant un laps de temps assez
court ne leur a, malgré tout, pas permis,
comme ce fut le cas dans le cadre d’un
schéma de révolution industrielle euro-
péen, d’accéder à un rôle social et politi-
que prépondérant dépassant une culture
économique préindustrielle», constate
Simon Perrin dans «Les entrepreneurs
marocains, un nouveau rôle social et poli-
tique face au Makhzen?»
C’est en grande partie cette même
bourgeoisie qui participa activement au
parti de l’Istiqlal et qui va avoir accès aux
postes-clés de l’administration de l’écono-
mie et des fi nances après l’indépendance.
En effet, profi tant de leur proximité des
sphères du pouvoir, de l’administration, mais aussi de leurs for-
tunes et du savoir-faire accumulé au même temps que leurs for-
tunes, les grandes familles du capitalisme marocain vont s’activer
à renforcer leur pouvoir économique.
Favorisée par des politiques publiques bienveillantes, la bour-
geoisie marchande des grandes familles va continuer dans sa logi-
que d’accumulation tout en se diversifi ant dans des activités sans
grand risque, à travers des stratégies d’alliances. Alliances avec le
Makhzen comme on l’a vu, mais aussi alliance avec les groupes
étrangers et alliances entre familles. On peut à cet égard citer
l’exemple de Moulay Ali Kettani qui investira dans le secteur du
textile en s’associant avec des Italiens: Manufacture marocaine
des textiles. Il s’associera plus tard avec l’Etat (Société nationale
d’Investissement SNI) pour créer la compagnie marocaine de fi -
lature et de textile (COFITEX). Il s’associera aussi avec d’autres
familles fassies (Lazrak, Bennani, Sebti et Berrada). Cette asso-
ciation lui permettra de créer de nouvelles entreprises textiles,
mais aussi de s’implanter dans le secteur bancaire (Compagnie
algérienne de crédit et des banques) à hauteur de 51% en 1968.
Il s’associera aussi avec Karim Lamrani lors de la création de
Sofi par. Afi n de bénéfi cier de la marocanisation, il créera une
holding (Sopar) détenue à 100% pour ensuite jouer un très grand
rôle dans le rachat de la société nouvelle d’assurances, Singer et
Lafrabiol. Il se diversifi e aussi dans le maritime, le fi nancier et la
construction et l’immobilier…
Selon Said Saâdi, à la fi n des années, 70 les grands groupes
familiaux dominaient le secteur agricole où à peine un millier
de propriétaires et/ou exploitants agricoles privés contrôlent, de
façon inégale, quelque 500.000 hectares, 6,6% et 9% de la super-
fi cie totale cultivée ou cultivable au Maroc. Une centaine parmi
eux détient, en outre, 20% à 25% environ du cheptel ovin et bo-
vin de race importée et élevée, selon les méthodes modernes;
le commerce de gros où en 1984, les dix premières entreprises
réalisaient 47,65% du chiffre d’affaires total de ce secteur parmi
lesquelles quatre étaient contrôlées par des intérêts familiaux
marocains (Afriquia, Somepi, Somablé et Socopros); l’immo-
bilier urbain où on estimait dès la fi n des années 1960/début
des années 1970, moins d’une centaine de personnes détenaient
30% des terrains urbains non bâtis à Marrakech, 18% à 20% à
Casablanca et Fès; le secteur du bâtiment et des travaux publics
où la plus grosse partie des commandes publics échoie au Maro-
cains; les industries de transformation qui à 75% étaient privées
dans les années 80 dont le quart seulement revenait aux capi-
taux étranger; les groupes familiaux détiendrons dès 1975 près
de 40% du capital bancaire et des assurances. Comme on l’a vu,
la main mise des familles sur des pans entiers des structures éco-
nomiques laissées par le protectorat va permettre à ses groupes
de continuer à se consolider après cette période de marocanisa-
tion. Mis en place sous forme conglomérale, ces groupes sont
en général constitués d’un ensemble de sociétés coiffées par une
holding ayant des fonctions de fi nancement, d’impulsion et de
contrôle. Cette forme va aussi leur permettre de jouer un grand
rôle durant la période des privatisations qui, dès les années 90, va
mettre sous la tutelle des groupes privés marocains la plus grosse
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINLes acteurs
Le textile est l’une des industries où va se déployer le capitalisme marocain.
Le Roi Mohammed VI accède au trône et annonce un régne axé sur les grands travaux, sur le social et un meilleur partage des richesses.
1999
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par les politiques menées, le profi l de son
économie et de ses élites politiques éco-
nomiques et sociales, tend à continuer à
peser sur son développement et son inté-
gration complète dans l’économie mon-
diale. La dépendance et le dualisme de
ses structures persistent, ainsi que la fai-
blesse structurelle de son économie. Pour
de nombreux économistes et sociologues,
les caractéristiques développées dans ce
dossier spécial font que le pays peine à
profi ter pleinement de ses atouts et reste
tributaire de l’interpénétration des sphè-
res économiques et politiques, ainsi que
de la prédominance de l’attentisme et de
l’économie de rente. «Le grand patronat
marocain a choisi une stratégie d’alliance
avec le pouvoir central et n’envisage pas,
en l’état actuel des choses, d’autres al-
ternatives», écrivait Saïd Tangeaoui dans
«Les entrepreneurs marocains: pouvoir,
société et modernité», paru en 1993. Cet-
te tendance ne semble pas avoir changé,
bien au contraire, elle s’est accentuée avec
l’entrée de la monarchie de tout son poids
dans l’économie. Le capitalisme marocain
se résume ainsi aux intérêts de quelques
familles qui dominent de larges parts de
l’économie nationale sans pour autant
émerger en tant que bourgeoisie nationa-
le capable de révolutionner les structures
héritées du protectorat et tirer l’économie
marocaine vers la compétitivité et la per-
formance comme c’est le cas de pays pro-
ches, comme la Turquie. E|E
partie du patrimoine public lui permettant d’élargir son emprise
sur l’économie. Ce déploiement n’a pourtant pas permis, selon
les études menées, de développer en conséquence l’investisse-
ment productif puisque «la valorisation du capital a tendance à
se faire de manière dispersée, favorisant le développement rapide
des activités improductives (fi nances, immobilier, commerce,
services, etc.) aux dépens de l’investissement productif», lit-on
dans le rapport du cinquantenaire.
Ainsi, et bien que le Maroc ait passé par plusieurs étapes im-
portantes dans la construction de son économie, les facteurs en-
démiques qui ont fait sa faiblesse continuent à prédominer. De
UN SIÈCLE DE CAPITALISME MAROCAINLes acteurs
La rotation de participation permet à la SNI de prendre le contrôle de l’ONA. En 2010, la SNI absorbe l’ONA créant le premier groupe économique et fi nancier du Maroc.
2003 - 2010
Un artisan juif du Mellah de Marrakech en 1946.Les juifs du MarocA la colonisation du Maroc, les populations juives marocaines étaient consé-quentes. Il y en avait entre 100 et 110.000. A titre de comparaison, la popula-tion était près de 5,4 millions, soit près de 2% de la population marocaine de l’époque était juive. Avant la colonisation, les juifs occupent certaines fonctions politiques et sont présents dans le négoce et les banques, les fonctions religieuses, l’agriculture et l’élevage, ainsi que l’artisanat et le petit commerce. Les métiers d’artisanat spécifi quement juifs, comme l’orfèvrerie, notamment à Fès et à Essaouira, ou le tissage du skalli (fi l d’or) étaient très répandus dans la ville de Fès. Un autre était une spécialité presque exclusivement juive, était la fabrication de matelas. Les juifs étaient aussi fonctionnaires dans les administrations, enseignants, petits et grands négociants. De grands négo-ciants (tajer es-soltan ou négociants du roi), se spécialisent dans le transport, la banque, le commerce et participent à des monopoles. En relation avec les autorités du Makhzen et les maisons internationales, ils assurent l’exporta-tion de marchandises locales (céréales, cuirs et peaux, cire) et l’importation de sucre, de thé, d’indigo, de perles, de musc, d’épices et de fourrures. Ils contrôlent aussi le commerce de détail par l’intermédiaire du colportage et de petites boutiques. A partir du protectorat, les juifs marocains vont aussi être impactés par le changement de structure, imposé par la colonisation. De nombreux juifs vont s’inscrire dans les écoles de l’alliance juive qui constituaient un réseau très dense dans les villes marocaines et seront de plus en plus francisées. Ils vont par la suite former une petite bourgeoisie d’employés, car maîtrisant aussi bien le français que l’arabe. Peu nombreuses sont les familles juives à avoir fait fortune. En 1949, on ne comptait que 9 juifs marocains ayant une fortune entre 10 à 30 millions de francs à Fès contre plus de 200 marocains musulmans. Au total, ce sont en tout seulement 21 familles qui disposent de fortunes allant de 500 à 10 millions de francs contre près de 300 familles fassies musulmanes à la même époque. Comme le reste des Marocains, ils seront entravés dans leurs affai-res par les patrons français qui ne voient pas d’un bon œil que des Marocains puissent entrer en concurrence avec eux. Les grandes familles juives vont investir dans l’industrie, les travaux publics, la ferraille, la bijouterie de luxe... Ils vont aussi investir dans la banque et la fi nance, notamment à Tanger. A l’indépendance, beaucoup de juifs marocains vont intégrer la fonction publique et quelques-uns vont même intégrer le gouvernement ou le cabinet royal.Il faut signaler qu’à partir de la 2ème guerre mondiale, les juifs marocains seront persécutés par les lois de Vichy et dès le débarquement américain de 1942, beaucoup préfèrent immigrer aux Etats-Unis, au Canada, en Suisse, en Espagne ou en Amérique Latine, puis en France et en Palestine. Cette tendance sera irréversible et le Maroc va passer d’une population de plus de 300.000 juifs à quelques milliers aujourd’hui.