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152 Chapitre III Un condamné à mort sauvé par son enfance malheureuse ? Le cas de Julien Demay « Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, instruisez-la, vous n’aurez pas besoin de la couper » Victor Hugo Chaque cas de condamné à mort est particulier et les données statistiques ne peuvent prétendre résumer l’intégralité des situations et des données qui déterminent l’exécution ou la grâce : l’étude d’un cas particulier permet d’observer quels facteurs, notamment médiatiques, jouent dans la décision présidentielle. L’exemple de Julien Demay, que nous allons développer, a comme particularité de représenter un cas d’école, c'est-à-dire un cas qui semble suffisamment commun pour que des acteurs aient cherché à tenir à partir de lui un discours général mais en même temps un cas tellement « conforme » à ce discours qu’il peut apparaître dans la litanie des criminels comme relativement exceptionnel. Ce qui nous intéresse ici, ce ne sont pas le contexte social et les mécanismes qui ont pu jouer au sein de la cour d’assises et qui ont fait en sorte qu’il soit condamné à mort mais plutôt la façon dont l’accusé, conseillé par sa défense, parvient à présenter lors du procès une image de lui plus humaine, voire sympathique. Nous essaierons de montrer que la figure qu’il réussit consciemment ou inconsciemment à créer profite d’un climat particulier de l’opinion autour des affaires liées à l’enfance. Sans en avoir la certitude absolue, il est fort probable que la conjonction entre cette présentation de soi et les préoccupations d’une partie de la société ont joué un rôle dans la décision de grâce qui est finalement prise à son égard. Par son aspect idéal-typique, le cas de Julien Demay contribue à notre avis à développer et à renforcer l’image du condamné à la fois « victime » de son milieu et révolté contre les lois et la société, appelée à connaître un certain succès dans les discours de remise en cause de la justice
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Un condamné à mort sauvé par son enfance malheureuse? Le cas de Julien Demay

May 12, 2023

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Chapitre III

Un condamné à mort sauvé par son enfance malheureuse ?

Le cas de Julien Demay

« Cette tête de l’homme du peuple, cultivez-la, instruisez-la, vous n’aurez pas besoin de la

couper »

Victor Hugo

Chaque cas de condamné à mort est particulier et les données statistiques ne peuvent

prétendre résumer l’intégralité des situations et des données qui déterminent l’exécution ou la

grâce : l’étude d’un cas particulier permet d’observer quels facteurs, notamment médiatiques,

jouent dans la décision présidentielle. L’exemple de Julien Demay, que nous allons

développer, a comme particularité de représenter un cas d’école, c'est-à-dire un cas qui

semble suffisamment commun pour que des acteurs aient cherché à tenir à partir de lui un

discours général mais en même temps un cas tellement « conforme » à ce discours qu’il peut

apparaître dans la litanie des criminels comme relativement exceptionnel. Ce qui nous

intéresse ici, ce ne sont pas le contexte social et les mécanismes qui ont pu jouer au sein de la

cour d’assises et qui ont fait en sorte qu’il soit condamné à mort mais plutôt la façon dont

l’accusé, conseillé par sa défense, parvient à présenter lors du procès une image de lui plus

humaine, voire sympathique. Nous essaierons de montrer que la figure qu’il réussit

consciemment ou inconsciemment à créer profite d’un climat particulier de l’opinion autour

des affaires liées à l’enfance. Sans en avoir la certitude absolue, il est fort probable que la

conjonction entre cette présentation de soi et les préoccupations d’une partie de la société ont

joué un rôle dans la décision de grâce qui est finalement prise à son égard. Par son aspect

idéal-typique, le cas de Julien Demay contribue à notre avis à développer et à renforcer

l’image du condamné à la fois « victime » de son milieu et révolté contre les lois et la société,

appelée à connaître un certain succès dans les discours de remise en cause de la justice

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traditionnelle des années 1960 et 19701. Si ce stéréotype assez romantique n’est pas

entièrement nouveau et plonge ses racines dans le XIXe siècle, il parvient en partie à

supplanter les autres conceptions du criminel, monstrueux, asocial ou dégénéré, dans une

grande partie de l’opinion. Cette figure sera par la suite exploitée par les abolitionnistes qui

s’en serviront pour étayer leurs discours.

I) L’itinéraire d’un criminel

1) L’enfance et la jeunesse de Julien Demay

Le récit de la vie de Julien Demay est quelque peu difficile à établir avec certitude, la

seule source, hormis lorsqu’il a eu des démêlés avec la justice et à l’armée, étant sa propre

parole. Or il semble que Demay ait une certaine tendance à l’exagération, voire à une

mythomanie, même si beaucoup de choses reposent sur un fond de vérité. L’itinéraire que

nous proposons est donc en grande partie au conditionnel : il reprend l’histoire de la vie de

Julien Demay telle qu’elle a été rapportée dans la presse (avec il faut le dire, et hormis

quelques exceptions, assez peu de précautions de la part des journalistes), et telle qu’elle est

colportée par Demay dans une volonté consciente ou inconsciente de construire sa propre

légende. Julien Demay est né en 1919 dans la zone, à Saint-Ouen, dans une famille de

chiffonniers. L’enfance du petit Julien n’est pas très heureuse : sa mère est alcoolique, il doit

parfois aller la ramasser dans la boue, et il est souvent battu. Il ne mange pas toujours à sa

faim, fouille les poubelles, et contracte un alcoolisme précoce, qui entraîne chez lui des accès

de colère violents2. Il ne va pas à l’école et est illettré. Il passe devant le tribunal pour enfants

et est envoyé dans diverses maisons de correction pour de petits larcins, dont le « bagne pour

enfants » de Belle-Île-en-Mer où il a été là aussi battu. Il y est jugé « irascible, paresseux,

voleur. » Au cours de ses pérégrinations, il est également placé chez un cultivateur qui

l’exploite. On lui prête une généalogie « prestigieuse » : son grand-père et son père seraient

morts au bagne, le grand-père, un boucher, aurait eu la réputation d’assommer les policiers

pour les suspendre à ses crocs de fer…3 Son oncle paternel ne serait autre que le célèbre Jules

Bonnot, qui s’illustra dans les années 1910 dans plusieurs braquages (la famille aurait par la 1 L’élaboration et le développement de cette figure dans les discours n’ont pas été traités à notre connaissance : ils ne sont donc mentionnés ici qu’à titre d’hypothèse. 2 « J’ai mangé des pommes de terre crues, du mouron rouge, de la luzerne, du chiendent […] J’ai fouillé dans les poubelles. Quand je trouvais des légumes, je me cachais de ma mère.[…] Je n’aimais pas ma mère. Elle ne m’a pas élevé. Si, elle m’a élevé au vin rouge. », propos de Julien Demay lors de son procès, rapportés dans la presse, Combat, 26/06/1950. 3 LARUE Sylvain, Les Grandes affaires criminelles de Paris, Editions De Borée, Riom, 2007, p. 385.

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suite changé de patronyme) : cette dernière particularité intéresse d’ailleurs beaucoup les

journalistes en mal de sensationnalisme, mais la véracité de cette information reste mal

éclaircie lors du procès4.

Dans la zone, Demay exerce divers petits métiers, comme marchand à la sauvette, et se

retrouve presque naturellement avant-guerre à intégrer les marges du « milieu » parisien, tout

en restant dans le domaine de la petite délinquance. Il gère un certain nombre de baraques, il

est un petit « baron » au bonneteau et il se met à rouler en voiture, tenant aussi une casse. Son

premier passage en prison date de 1939 pour « incitation à la débauche » (on le soupçonne

alors de vouloir se lancer dans le proxénétisme), et il est envoyé dans les bataillons d’Afrique

en Tunisie. Ses supérieurs le considèrent déjà comme un « individu dangereux, capable de

tout, redouté même de ses complices » 5. Il y développe une méningite (ce qui expliquerait

d’après lui ses violents maux de tête et une partie de ses accès de rage) et en revient réformé,

à la suite d’une violente altercation avec des indigènes. Il connaît encore quelques démêlés

avec la police pour outrage à agents, rébellion, vagabondage spécial…

Pendant l’occupation, il aurait d’abord été le garde du corps d’un riche collaborateur.

Mais en 1944, il se serait rangé dans la Résistance, engagé par un repris de justice, « Lulu »,

dans le groupe « Saint-Just » du XVIIIe arrondissement de Paris, où il aurait reçu de l’argent

et des tickets de ravitaillement. C’est là qu’aurait commencé sa carrière meurtrière : il aurait

tué à ses dires une multitude d’Allemands6. Il se vante par la suite d’avoir coupé la langue de

sa première victime pour la manger : réel ou non, ce récit lui permet de produire un effet

certain sur ses interlocuteurs. Cette image de résistant dont il cherche à se parer lui permet par

la suite de présenter ses victimes comme des ennemis de la France7. Il reste attaché à cette

idée après même sa condamnation, alors qu’il ne se fait guère d’illusions sur sa valeur

militaire8.

4 Le Figaro, 24-25/06/1950. 5 Ibid. 6 « Si tous ceux que j’avais tué ils étaient là, ils ne tiendraient pas dans la salle ! », France Soir, F, 23/06/1950. 7 Le Figaro, 21/06/1950, p. 10. 8 « Oh, je ne prétends pas avoir servi la patrie, et j’ai pas été homologué dans mon grade de caporal-chef, bien qu’il y a des généraux à sept galons. », Le Parisien Libéré, 23/06/1950.

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2) Une bouffée meurtrière dans un pays meurtri…

Les crimes qui lui valent de comparaître devant la cour d’assises sont commis dans le

feu de la Libération : le 19 août 1944, en pleine insurrection parisienne, des FFI venaient

d’arrêter le concierge d’un dépôt de vivres abandonné par les Allemands, boulevard

Poissonière. Prévenu par un comparse, Julien Demay monte un commando de quatre

personnes (Berthelot, Oger, Vavasseur et Rosay) pour venir se servir. La femme du concierge,

Mme Faure, restée sur place, est abattue pour un butin de 60 000 francs. Après l’opération, il

se serait débarrassé de deux de ses complices qui réclamaient leur part (sur ces deux derniers

meurtres cependant, l’accusation ne parviendra pas à étayer les faits). Arrêté une première fois

le 20 août, il s’évade de manière rocambolesque, en brisant ses menottes et en défonçant le

plancher du fourgon dans lequel il était transféré pour se laisser glisser sur la chaussée à la

faveur d’un stop.

Le deuxième meurtre pour lequel il va être condamné a lieu le 5 novembre de la même

année : après son évasion, il se serait ensuite engagé dans l’armée sous une fausse identité : en

réalité, il se pare lui-même du grade de caporal-chef, s’empare d’une mitraillette et va fêter

son « engagement » à grands renforts de fine Napoléon. Après avoir divagué ivre et armé dans

Saint-Denis, blessant des enfants d’une rafale de mitraillette qui visait des oies (il affirme plus

tard qu’il avait vu en elles des Allemands…), Demay se dirige au volant d’une fourgonnette

volée (dont il a braqué le propriétaire) vers Saint-Ouen où il met en joue les clients se trouvant

dans le restaurant de sa sœur Geneviève. Celle-ci, qu’il appelait sa « deuxième mère » l’avait

en grande partie élevé. Comme elle s’approche pour le sermonner et tenter de lui prendre son

arme, levant une chaussure sur lui pour le frapper, elle est abattue d’une rafale. Il est de

nouveau pris et s’évade la prison du Cherche-Midi, à la faveur d’une mutinerie dont il aurait

été l’instigateur9. Il commet quelques cambriolages avant d’être de nouveau arrêté et de

s’évader une troisième fois. De nouveau ivre, il accomplit son dernier meurtre le 24 décembre

1944, dans un bar, rue de la Croix-Nivert, sur la personne d’un inspecteur de police venu

consommer tranquillement. Celui-ci est abattu de trois coups de revolver, par pure haine des

policiers, et se voit délesté de ses menottes. Demay n’est arrêté que plusieurs mois plus tard,

dans une boîte de nuit de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève : il faut huit inspecteurs

pour parvenir à le maîtriser. Il est enfermé à la prison de la Santé. L’instruction de cette

9 Le Figaro, 21/06/1950, p. 10.

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affaire ne dure pas moins de cinq ans, alors que les faits sont relativement bien établis10 et que

l’accusé lui-même ne se fait guère d’illusion sur le sort qui l’attend : dès 1948, Julien Demay

annonce qu’en cas d’exécution, il compte offrir ses yeux à un aveugle pour une greffe11. C’est

entre autres la question de la responsabilité pénale de l’accusé qui explique ce délai, les

psychiatres procédant à une série de tests pour déterminer si on pouvait le considérer comme

étant conscient de ses actes.

II) Un procès au dénouement incertain

1) Une « bête sanguinaire » au bon cœur ?

Le procès s’ouvre le jeudi 22 juin 195012 à la cour d’assises de la Seine. Il reçoit des

échos différents suivant les médias, concurrencé par d’autres procès retentissants. Il est jugé

suffisamment important pour être constamment à la une de Combat, qui titre le premier jour :

« Le neveu de Bonnot répond de 5 meurtres dont celui de sa sœur. » France Soir évoque aussi

le lien de parenté avec l’anarchiste et parle d’un « aristocrate du crime », responsable de

« cinq morts gratuites » 13. Le procès de Demay est également à la une du Figaro pendant

toute la durée des audiences, ainsi qu’à celle du Parisien Libéré (qui accompagne de plus ses

récits de photos) et de L’Humanité14. En revanche, Le Monde ne mentionne que le verdict du

procès, dans une brève15. Le procès fait dans tous les cas salle comble, ce qui est mentionné à

plusieurs reprises.

Ils sont trois à comparaître, avec Firmin Berthelot et Maxime Oger, mais c’est Julien

Demay, « la terreur de Saint Ouen », qui est mis en vedette et qui absorbe toute l’attention, de

par sa lignée (réelle ou supposée) et son parcours. Ses deux complices sont de plus dans un

piètre état physique, devant être apporté au tribunal sur des civières, et offrant des visages tout

à fait communs : Berthelot avec un « visage reposant de rentier à lorgnons », et Oger se

caractérisant par sa « calvitie ». A peine décrits, ils sont aussitôt oubliés. L’arrivée de Demay,

ou « Julot le géant » attire en revanche les flashes des journalistes : il se présente en habit de

10 Le journaliste de Combat note ainsi : « Son affaire ne pose à vrai dire pas de problème, tant les choses sont nettes », Combat, 22/06/1950, p.8. 11 Samedi Soir n° 153, 12/06/1948. 12 Et non le 11 juin comme on le trouve écrit ailleurs, par exemple dans LARUE Sylvain, op. cit. 13 France Soir D, 23/06/1950, p. 3. 14 Uniquement le 23 juin pour ce dernier journal, qui relègue ensuite cette information en dernière page. L’Humanité ne consacre qu’un très succinct compte-rendu de l’affaire, le criminel Julien Demay, malgré son statut de prolétaire brisé par la société, ne bénéficiant pas de l’attention du quotidien communiste. 15 Le Monde, 27/06/1950, p.4.

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légionnaire kaki, avec ses décorations. Son « palmarès » impressionne, ainsi que sa stature

(c’est un colosse de plus de 1m90 et de 90 kg) et son hérédité intrigue16. On le compare à un

« pistolero diabolique », un « chevalier noir », « un athlète au service du meurtre » (ce qui

pourrait à la rigueur apparaître comme positif) mais surtout à une « bête d’un autre âge»,

ayant « lâchement » profité du « bruit de la bataille » pour commettre ses méfaits. Le thème

de la lâcheté revient pour évoquer le meurtre du policier, Demay étant revenu sur ses pas pour

gifler et insulter le cadavre17. Ce qui heurte également, c’est l’absence apparente de remords :

Julien Demay raconterait ses crimes « avec l’insensibilité d’un être sans âme, même celui de

sa sœur », mais il n’en serait pas moins lucide, une « brute consciente18. » On condamne ses

prétentions à se faire passer pour un résistant : pour le Figaro, il n’est qu’« une terreur, d’un

modèle abject et courant, [se défendant] en se faisant passer pour un patriote, ce qui est

particulièrement odieux, » « un tueur vulgaire déguisé en justicier19. » Cette volonté de

présenter ses crimes sous couvert d’une activité résistante est de toutes manières une défense

assez classique de la part des criminels de l’époque20. Fratricide, alcoolique, bestial, dégénéré

congénital, sanguinaire, lâche, menteur, sans cœur : l’a priori qui l’entoure ne plaide pas

vraiment en sa faveur. Il apparaît donc d’abord aux yeux des journalistes et du public comme

un être assoiffé de sang, en marge du reste de l’humanité, privé de sentiments, se conformant

en cela aux conceptions du monstre pervers telles qu’elles s’expriment depuis le XIXe siècle21.

Les chroniqueurs s’attendent et espèrent presque que l’accusé montre sa brutalité au procès :

l’attitude que Demay adopte par la suite offre un contraste saisissant avec ce que supposaient

les journalistes.

Son apparition surprend le public qui s’attendaient d’après le récit de ses exploits à voir

surgir un « anthropoïde22 », un être dominé par « l’atavisme, l’organisme imbibé d’alcool23. »

L’aspect physique de Julien Demay joue en sa faveur : « c’est un géant du genre svelte, assez

beau garçon d’ailleurs, le visage mince orné d’une fine moustache et d’une chevelure blonde à

16 Le Parisien Libéré rappelle ainsi les exploits de Jules Bonnot, concluant « tel oncle, tel neveu », Le Parisien Libéré, 21/06/1950, p. 5. 17 Combat, 22/06/1950, p.8. 18 France Soir D, 23/06/1950, p. 3. 19 Le Figaro, 21/06/1950, p. 10 ; 23/06/1950, p. 1. 20 Par exemple Le Parisien Libéré, 08/04/1950, p. 5 : « Les deux exécuteurs du juge de paix vosgien sont appréhendés. Ils mettent leur crime sur le compte de la Résistance. »

21 Cfr CHAUVAUD Frédéric, « Les figures du monstre dans le seconde moitié du XIXème siècle », Ethnologie française, 1991, t.21, n°3, p. 243-253. 22 Le Figaro, 23/06/1950, p. 10. 23 Le Parisien Libéré, 21/06/1950, p. 5.

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l’ondulation savante24. » Les journalistes sont aussi fascinés par sa force : il est décrit comme

un « tueur extraordinaire » dont on craint qu’il puisse sauter la balustrade du procès et qu’il ne

fasse « le méchant.» Au contraire, l’individu apparaît très aimable et parfaitement à l’aise,

« pas le moins du monde intimidé par l’appareil de justice. » La vision des chroniqueurs

judiciaires par la suite oscille ainsi par la suite entre séduction, fascination et répulsion, et si le

dégoût est nettement visible dans les premiers articles, on peut voir une atténuation des

jugements. Son absence de remords reste perturbante, le prévenu « s’amusant » par exemple

lors de la lecture de l’acte d’accusation, mais cela ne donne pas forcément l’impression d’un

tueur froid : si L’Humanité condamne cet homme qui rit alors qu’il a tué froidement cinq

personnes, il est décrit ailleurs comme étant simplement naturellement joyeux et insouciant.

Comme l’écrit France Soir, « c’est un tueur à l’âme gamine » et, comme tous les enfants,

incapable de distinguer le bien et le mal… On hésite à le qualifier d’ « inconscient ou de

cynique25 ».

Il n’y a pas que son physique et son attitude qui interpellent les journalistes. Julien

Demay, la brute illettrée, supposée être incapable de s’exprimer autrement que par la

violence, s’avère en réalité très à l’aise à l’oral : il se lance dans « un morceau extraordinaire

d’argot, de gouaille, de cynisme, d’insolence et de défi, dont il est bien difficile de démêler le

vrai et le faux. Le tout, avec un accent inimitable du Paris de la zone et débité avec un bagout

prétentieux qui veut en mettre plein la vue à tout le public26. » Le chroniqueur du Figaro juge

très négativement ces paroles, considérant que « chacune de ses phrases le trahit : vaniteux,

coléreux, vulgaire, avec l’accent veule d’une gouape de théâtre. » Il relève cependant que ces

paroles suscitent des réactions de sympathie dans la salle, « qu’il faut rappeler à la

décence27. » En effet, le jeu de Demay entraîne à plusieurs reprises l’hilarité générale par sa

répartie et son absence de gêne face à l’appareil judiciaire. Cette facilité à s’exprimer en

public et à jouer avec son auditoire est un atout non négligeable dans la partie que mène

Demay aux assises. Par ailleurs, l’accusé a l’air ravi d’entendre les discours, les dépositions et

les passes d’armes oratoires entre les différents intervenants : « cet amateur d’éloquence se

régale comme si le tournoi dont il est le spectateur ne l’intéressait pas personnellement […] il

semble trouver merveilleux qu’on puisse prononcer tant de mots obscurs sur un tel sujet28. »

24 France Soir E, 23/06/1950, p. 3. 25 Le Figaro, 24-25/06/1950, p. 1.

26 France Soir F, 23/06/1950, p. 3. 27 Le Figaro, 24-25/06/1950, p. 10. 28 Le Figaro, 24-25/06/1950, p. 1.

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Si les chroniqueurs de France Soir, du Figaro et du Parisien Libéré restent assez sceptiques

vis-à-vis des histoires racontées par Demay, leur collègue de Combat, à l’image d’une bonne

partie du public de l’audience, est plus sensible au charme dégagé par ce personnage.

Le traitement est ainsi assez divergent selon les médias : le chroniqueur de France Soir

reste très modéré sur les qualités de « Julot le géant ». Demay reste, malgré sa verve, un

« assassin gratuit » tout au long du procès, « éprouvant le besoin de tuer dès qu’il avait une

arme à la main. » Après un début flamboyant, Julien Demay est décrit comme restant

davantage sur la réserve lorsque les premiers témoins viennent déposer à la barre, au point

qu’on se demande s’il a « changé son personnage » et si les faits ne vont pas se charger de

remettre à sa place le criminel29. France Soir remarque que celui-ci s’étant rasé la moustache

a en même temps « accentué la dureté de son visage et assombrit son regard », ressemblant du

coup beaucoup plus à une brute. Clairement, entre l’inconscience et le cynisme, le

chroniqueur considère que c’est la deuxième option qui s’applique à Julien Demay30. De

même, le journaliste du Parisien Libéré juge que si Demay dégage une forte personnalité,

c’est avant tout celle d’ « un criminel cynique et gouailleur », à « l’œil mauvais », se livrant à

des vantardises et menacé à tout moment par une crise de délire. Son récit lui paraît guidé par

l’hypocrisie, et il demeure jusqu’à la fin du procès un « sauvage à l’état brut », un « homme

préhistorique31.» Pour Le Figaro aussi, le fait d’avoir rasé sa moustache est une erreur :

« cette modification insignifiante de sa physionomie lui enlève tout prestige et fait clairement

apparaître chez lui la brute qu’il est32 ». Mais en même temps, son comportement « enfantin »

est touchant, et on rappelle que chacune de ses crises a eu lieu dans des périodes d’ivresse

proche du delirium tremens. Ses brusques modifications d’humeur, de voix, de témoignage

sont encore un signe de son irresponsabilité, et le journaliste n’est pas loin de conclure à une

erreur de diagnostic de la part des psychiatres33.

Une autre vision prévaut dans Combat, le tueur, présenté comme un monstre au premier

jour a su sinon séduire le journaliste, du moins réussir à s’humaniser. Le compte-rendu de la

29 France Soir E, 24/06/1950. 30 France Soir F, 24/06/1950. Dans France Soir, l’accusé ne suscitant pas plus de sympathie, la fin de son procès est expédiée en quelques brèves et les plaidoiries ne sont même pas retranscrites.

31 « Charmant garçon, qui se fabrique une auréole à sa mesure... », Parisien Libéré, 23/06/1950 ; 24/06/1950 ; 26/06/1950. 32 Le Figaro, 24-25/06/1950. 33 Ibid : « Il glisse, perd pied dans tout ce sang répandu, bute, en pensée, sur d’affreux souvenirs et soudain, d’une voie changée, sourdement : - C’était pas moi ! J’étais pas là ! C’est cet homme-là que les docteurs ont examiné pendant cinq ans pour décider s’il est normal ou s’il est fou. »

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deuxième journée d’audience titre ainsi sur une déclaration de Demay : « J’ai un cœur comme

tout le monde34.» Une certaine héroïsation du personnage apparaît entre les lignes, de par son

action supposée de « résistant », sa force physique, sa manière de conduire les débats en lieu

et place des professionnels de la justice. Ce procès où l’on traite de cinq crimes et où la peine

capitale est encourue apparaît paradoxalement comme très léger, le principal accusé cherchant

à nouer des relations proches de la complicité non seulement avec ses avocats mais aussi avec

le président35, au point qu’on pourrait « presque oublier les cinq morts de cette triste

aventure ». Cet accusé se relève bon camarade, et attire ainsi une certaine sympathie. De brute

monstrueuse, Julien Demay se transforme insensiblement au fil des comptes rendus en une

sorte de personnage maudit romantique et incompris, mais finalement assez attachant.

Jusqu’au bout du procès cependant, les mesures de sécurité sont exceptionnellement

renforcées par crainte d’une « crise » de la part de Demay : le jour du verdict, pas moins de

quinze gardes sont présents, contre trois en temps habituel36.

2) Les acteurs du procès et leurs discours

Le tribunal est présidé par M. Leser. Au banc de la défense, on trouve trois ténors du

barreau, habitués des procès d’assises : Mes Raymond Hubert, de Moro-Giafferi et Alec

Mellor, ainsi qu’un avocat de moindre envergure comme le jeune Me Bomsel. Me de Moro-

Giafferi, proche des milieux radicaux-socialistes, est un abolitionniste « modéré »,

reconnaissant deux exceptions pour lesquelles il serait partisan de la peine de mort : la

trahison et le martyre des enfants37. Il milite cependant en faveur d’une abolition totale par

crainte, dit-il, des erreurs judiciaires38. Dans l’équipe, il est plus spécifiquement chargé de la

défense de Berthelot. Alec Mellor est un franc-maçon, spécialiste de l’histoire de la torture et

des supplices39. C’est lui qui prononce la plaidoirie pour Oger. Bomsel et l’aîné, Raymond

Hubert, se sont chargés de la défense de Demay. Les faits, sont établis assez solidement pour

au moins deux meurtres (celui de la sœur et celui du policier), mais la défense conteste les

meurtres de la concierge et des deux complices. Les avocats choisissent aussi de se battre sur

le terrain de la jeunesse de l’accusé (il n’avait que 25 ans au moment des faits) et sur celui de

34 Combat, 23/06/1950. 35 A qui il déclare : « Vous pourriez être mon père, alors vous comprenez… », France Soir CCB, 24/06/1950. 36 Combat, 26/06/1950. 37 Combat, 26/04/1950. 38 « La peine irréparable suppose le juge infaillible. », France Soir, 03-04/08/1952. 39 MELLOR Alec, La Torture : son histoire, son abolition, sa réapparition au XXesiècle, Paris, Les Horizons littéraires, 1949, 318 p.

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sa responsabilité pénale40. Devant l’échec de cette stratégie, l’accusé étant reconnu par les

experts comme pleinement responsable de ses actes, les défenseurs se rabattent sur un

discours visant à solliciter des circonstances atténuantes, qu’ils comptent obtenir en évoquant

l’enfance malheureuse de l’accusé et l’alcoolisme de sa mère, qui aurait entraîné dans son

sillage l’alcoolisme du fils41. On ne manque jamais de rappeler que les accusés sont des

« enfants de la zone » égarés.

Les conclusions des experts psychiatres sont pourtant accablantes pour Demay et

étayent l’image d’un monstre asocial irrécupérable pour la société. Le Dr Génil-Perrin le décrit

comme un « pervers instinctif ». L’expert apparaît cependant assez borné aux yeux du public,

déclarant ainsi : « Nous avons à être objectif et non pas humain » lorsqu’on lui demande

pourquoi il n’a pas pris en compte l’enfance difficile de Demay dans son évaluation. En

réponse à une question de Me Hubert, il affirme que l’accusé « n’échappe pas à sa destinée ».

Cette froideur contraste avec les récits déchirants que Demay fait de son enfance. La

déposition du professeur Abély est encore plus tranchée et appelle à mots couverts à l’énoncé

de la peine capitale : « C’est un être dépourvu de sens social, produit d’une famille dévoyée.

Une espèce de sauvage instinctif, brutal, sanguinaire, mais d’un sens critique développé, et

mentalement intact. Ce n’est pas un malade, mais un infirme. Et il n’y a aucune orthopédie

possible pour soigner le sens moral. Rien ne peut le guérir, l’indulgence ne peut rien pour lui.

C’est à la justice de savoir ce qu’il faut en faire42. » De tels propos sortant du champ du strict

diagnostic psychiatrique conduisent les avocats à affirmer que les experts se sont laissés

aveuglés par « des motifs d’opportunité ou de politique criminelle telle qu’ils la conçoivent43»

et à réclamer de nouvelles expertises psychiatriques, ce qui leur est refusé.

Le rôle des avocats dans la défense semble au final assez secondaire, du moins aux yeux

des journalistes, l’accusé assurant une bonne partie du spectacle. Leur principale tâche

consiste souvent à éviter que Demay ne perde son calme et n’apparaisse trop visiblement

comme une brute. L’attitude de ce dernier, son sens de la répartie et de l’à-propos en font le

personnage central du procès, dominant les débats et volant la vedette aux avocats comme à

l’avocat général et au président. Il place d’ailleurs ses avocats dans une position d’infériorité 40 Raymond Hubert demande ainsi : « Pensez ce que vous voulez de cet homme qui n’est pas fou, mais vous, la Société, qui ne vous êtes jamais occupée de lui alors qu’il était enfant, faites-le au moins examiner. », Combat, 23/06/1950. 41 Me Raymond Hubert : « Voilà un homme qui trouvait du gros rouge dans son biberon à l’âge où nous buvions du lait, et sa responsabilité n’en serait point atténuée ? », Combat, 24-25/06/1950. 42 Combat, 24-25/06/1950. Propos légèrement différents mais similaires rapportés par France Soir, 24/06/1950. 43 France Soir F, 24/06/1950.

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162

physique, tapotant ainsi fréquemment le crâne de Raymond Hubert, les faisant rasseoir

d’autorité, leur coupant ou leur distribuant la parole, voire leur intimant l’ordre de se taire et

« travaillant » lui-même certains témoins de l’accusation44. Il fait rire et il arrive à émouvoir,

dans une ambiance de procès d’assises qui ne se prête pourtant guère à la légèreté. Il n’hésite

pas non plus à pratiquer une certaine mauvaise foi et à raconter des récits invraisemblables,

comme par exemple, lorsqu’il affirme : « J’ai travaillé pendant 25 ans sur les marchés de

Saint Ouen. Je n’ai rien volé, je n’ai rien à me reprocher45 », ce dont on peut légitimement

douter au regard de son passé judiciaire. Le procès qui semblait jouer d’avance, devient ainsi

plus incertain sur la fin : l’accusé décrit comme une bête au début reçoit désormais des

louanges. Le chroniqueur de Combat, Robert Collin, déclare ainsi que Demay « a fait montre

d’une maîtrise de soi peu commune, d’une intelligence et d’une autorité qui non seulement

ont donné du souffle aux débats, mais parfois les ont dominés » et s’interroge enfin sur le

verdict, se demandant « si Julien Demay a pu gagner, en fin de compte, la folle partie qu’il

mène avec les pires cartes, mais avec quelle adresse, pour sauver sa tête hier encore cinq fois

promise46. » La formulation est peut-être purement rhétorique, visant à susciter un sentiment

de suspense chez les lecteurs, mais la mort qui semblait la seule peine possible au début du

procès n’est peut-être plus désormais la seule option.

L’avocat général, M. Lindon requiert habituellement dans les Cours de justice, contre

les collaborateurs (ou présumés tels). Il est ici contraint de naviguer entre une attitude

consistant à redonner sa dimension monstrueuse à l’accusé tout en évitant de prêter le flanc

aux arguments de la défense visant à présenter Demay comme un fou irresponsable : s’il le

présente comme un « tueur extraordinaire », un « fauve qui a humé le sang », il s’empresse

aussitôt de rajouter que ses « instincts » ont bénéficié de « ses dons et ses qualités d’homme »,

et que c’est bien un homme que l’on doit condamner. La peine de mort est présentée comme

étant une « sauvegarde pour la société », d’autant qu’il laisse sous-entendre que Julien

Demay, qui a déjà réussi trois évasions, aurait certainement la carrure pour en tenter et en

réussir une nouvelle. C’est donc la crainte de la récidive qui selon l’avocat général doit dicter

44 Par exemple : « Me Raymond Hubert [s’adressant à Demay] : - Mais monsieur l’avocat général ne le retiendra pas contre vous ! Demay (appuyant ses paroles d’un geste de la main sur le crâne de son défenseur). – Allons, allons, l’avocat général retient tout. Il est plus fort que vous… (Hilarité à laquelle participe le tendre Me

Raymond Hubert) », Le Parisien Libéré, 24/06/1950, p. 4. 45 Combat, 26/06/1950. 46 Combat, 24-25/06/1950.

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163

la décision du jury47. Le mauvais état de l’immobilier pénitentiaire est ainsi, comme cela l’a

souvent été par le passé, utilisé pour justifier le recours à la peine capitale…48

Les plaidoiries des avocats sont jugées « magistrales », celle de Moro-Giafferri

notamment, qui s’éloigne de la défense de l’accusé qui lui était assigné, Firmin Berthelot,

pour défendre Julien Demay en des termes tels que ce dernier fondit en larmes. Mais somme

toute ces plaidoiries s’avèrent relativement conventionnelles : « on sentait très bien que rien

de toute cette éloquence n’avait touché les juges impassibles qui l’écoutaient. »49 Ce n’est pas

avec elles que va se jouer le destin de Julien Demay. Celui-ci va en effet profiter du privilège

traditionnellement accordé aux accusés de prononcer les dernières paroles du procès pour

retourner en sa faveur ceux qui dans l’audience ne lui étaient pas encore acquis.

3) Une confession bouleversante

Le principal accusé prend la parole pendant plus d’une heure pour le mot de la fin (ce

qui est en soi inhabituel, la plupart des accusés se contentant de quelques « platitudes »

d’usage), avant la délibération finale, pour évoquer son enfance malheureuse. Le discours de

Demay, au contraire des plaidoiries de ses avocats, va profondément ébranler son auditoire, le

président Leser y compris (ce dernier étant pourtant « endurci par le spectacle du malheur »),

dans ce qui apparaît au public comme une nouvelle « balade des enfants perdus ». La

confession de Julien Demay attendrit son public, tout en relativisant sa responsabilité

individuelle pour pointer du doigt une responsabilité collective dans le destin qui lui a été

réservé. Il est difficile de faire la part, dans cette plaidoirie personnelle, de ce qui relève de ce

qu’il a compris et assimilé des arguments des avocats et de ce qu’il a pu développer comme

réflexion personnelle pendant ses années de captivité (les deux n’étant d’ailleurs pas

antinomiques), difficile aussi de savoir si Demay a pu recevoir une forme d’ « entrainement »

de la part de ces avocats pour pouvoir haranguer son public de la sorte, même si les témoins

insistent sur ses accents de vérité et d’authenticité. En tous les cas, « l’écume aux lèvres,

livide sous la lumière des lampes », l’accusé déclame sa propre plaidoirie50. Il revient ainsi sur

son entrée dans la guerre et montre de manière assez habile que la violence qu’on lui reproche

47 Les avocats de Julien Demay critiquent cet argument qui revient à faire supporter à leur client la responsabilité du mauvais état des prisons françaises. 48 Cf. NORMAND Gilles, L'apothéose infâme : violences, imaginaire et bois de justice en France, 1906-1908,op.cit., p. 40 et suivantes. 49 Le Figaro, 26/06/1950, p. 2. 50 Le Parisien Libéré, 26/06/1950.

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164

a été en grande partie dictée par les événements, et que ce n’est pas de son propre chef qu’il a

appris à tuer. Il se présente comme un exécuteur des basses œuvres de la Résistance, à qui

l’on réservait la « bagarre », interrogeant implicitement le public sur le fait de pouvoir

décréter des meurtres légitimes en temps de guerre et les interdire sitôt la paix revenue. Cela

lui permet de rappeler brièvement qu’il a malgré tout servi la France, à une époque où le

prestige de la Résistance reste important, et même si l’idée de patrie lui est étrangère51. Mais

ce sont surtout les mots qu’il emploie pour décrire son enfance qui touche son public : le

froid, la faim, l’absence d’amour, l’absence d’éducation sont évoquées « en termes brutaux,

d’une voix brûlante. » Il n’a reçu aucune aide pour se sortir de cet environnement néfaste,

bien au contraire : « la Société ne s’est manifestée à lui que sous la forme de ses policiers, de

ses bagnes d’enfants, de ses bataillons disciplinaires, de ses assommoirs, de ses prisons52. »

La question de la responsabilité des dominants, ceux qui déclenchent les guerres et ceux qui

sont incapables de fournir une bonne éducation aux enfants, est ainsi posée, notamment quand

il déclare à M. Lindon : « Un fauve, monsieur le Procureur, c’est à vous que je le dois. Ma

vie, elle est ce que vous l’avez faite, vous, la société.» Et de poser la question : « Peut-être

aurais-je été autrement si j’avais pas été un morveux livré à la bagarre. » Son discours n’est

cependant pas fondé sur un mode purement accusatoire et apparaît assez modéré,

reconnaissant que son cas peut se retrouver ailleurs sans que pour autant cela ait débouché sur

une bouffée meurtrière53. Il évoque également ses remords, ses regrets, notamment pour sa

sœur, qu’il affirme avoir été le seul être à lui avoir témoigné de la bonté, et auprès de Mme

Bréant, la veuve de l’inspecteur assassiné, avec laquelle il tente d’instaurer une relation plus

humaine en rappelant qu’il est comme elle un parent. Il affirme avoir beaucoup réfléchi en

prison. Il conclut en demandant « pardon pour tout le mal qu’[il] a commis ».

L’éloquence parfois maladroite de Demay a fait mouche : le chroniqueur de Combat

évoque « une telle émotion et une telle intensité que les larmes perlèrent aux yeux de

51 Il déclare : « On a prétendu que j’ai été un fauve. Oui, j’ai été un fauve. Je l’ai été depuis mon conseil de révision. Je n’ai pas voulu faire la guerre. Je me suis efforcé de me « maquiller ». La patrie ? Moi, vous comprenez, je n’ai rien à défendre. Au catéchisme protestant où j’ai été une ou deux fois, on m’a dit qu’il fallait

pas se tuer les uns et les autres. Pourquoi m’a-t-on donné un fusil ? On n’a rien fait, on ne s’est pas battu et les Allemands étaient à Paris. Les fils à papa ne voulaient pas se battre.[…] A la guerre, dans les bagarres, c'est-à-dire à l’attaque, les repris de justice ont plus de travail que n’importe qui. On a toujours besoin des repris de justice pour se défendre ! », Combat, 26/06/1950. 52 La Figaro, 26/06/1950. 53 « Je ne m’en prends pas après tout le monde. Tout le monde a fait la guerre ici. M. le Président a fait la guerre », Combat, 26/06/1950 ; Le Parisien Libéré, 26/06/1950.

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165

beaucoup54. » Celui du Figaro, pourtant assez hostile à l’origine au bagout de Demay, et

reconnaissant que « devant un fauve humain tel que celui-ci, il n’est guère possible d’hésiter »

[sous-entendu : « et de prononcer la mort »], a lui aussi été ébranlé par cette défense, qui fut

« un moment d’émotion parfaitement authentique », se déroulant dans un « prodigieux

silence », et pendant lequel « tous ceux qui étaient là et qui l’écoutaient se posèrent alors, dans

leur cœur, quelques-unes de ces questions auxquelles il est difficile de répondre

honnêtement55. » Tout en soutenant la décision des jurés, qui condamnent Demay à mort, il

doute que ceux-ci aient désormais « la conscience absolument apaisée. » Alex Ancel, du

Parisien Libéré, également très sévère vis-à-vis des déclarations de l’accusé tout au long du

procès est tout aussi touché par cette « confession bouleversante » et lui reconnaît pour la

première fois un « élan de sincérité vraie ». La « terreur de Saint Ouen » est désormais sous sa

plume un enfant perdu, assimilable aux « enfants-martyrs » dont le récit des souffrances

inonde pendant la même période les pages des faits divers, suscitant une intense réflexion sur

la question de l’enfance malheureuse. Sa conclusion est la plus éloquente : « il n’était pas un

seul assistant, même parmi les professionnels, à ne pas souhaiter pour Demay la grâce

présidentielle. »

Le tribunal condamne en effet à mort Julien Demay, malgré ce moment de bravoure et

d’émotion, le 26 juin 1950, décision qu’il accueille avec calme, alors que l’on s’attendait à le

voir exploser. C’est donc avec une certaine dignité qu’il quitte son procès, en ayant, malgré ce

verdict accablant, réussi à retourner une partie du public initialement hostile en sa faveur, ce

qui pèsera dans la suite du processus administratif d’application de la peine. La brute

sanguinaire est finalement parvenue à se donner un visage très humain.

54 Combat, 26/06/1950, p. 8. 55 Le Figaro, 26/06/1950. Coïncidence ou non, le compte-rendu d’audience est immédiatement suivi d’une brève concernant des « bourreaux d’enfant. »

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166

III) Un condamné à mort en attente d’une grâce

1) Un contexte médiatique très réceptif aux problèmes de l’enfance

Le thème de l’enfance malheureuse, souvent lié à celui de l’enfance délinquante est une

préoccupation médiatique majeure pendant cette année 1950. La parution d’un ouvrage

d’Odette Philippon attire l’attention des média sur ce problème, et met en accusation les

dysfonctionnements sociaux dans la croissance de ce phénomène56. Le 10 avril, Le Parisien

libéré titre sur les « 28000 petits Français » passés devant les juges en un an, et réclame :

« Recherchons les vrais responsables. » Les coupables sont clairement désignés par le biais

d’une photo éloquente : on dénonce les taudis, mais aussi l’alcoolisme des parents, et l’on

s’interroge sur les réponses jugées inadaptées du système pénal, qui n’oppose à ses

délinquants en herbe que les tribunaux et les maisons de correction. Mais ce qui va vraiment

mobiliser les journaux, c’est la multiplication des faits divers concernant des « enfants-

martyrs » battus ou tués par leurs parents.

Une campagne de presse est ainsi annoncée dans Combat le mercredi 19 avril 1950, à la

suite d’un fait divers particulièrement atroce, un père ayant battu à mort son enfant de 3 ans et

demi, le petit Alain Lavenu, ce dernier étant finalement décédé après une longue agonie. Ce

fait divers qui a ému toute la France vient s’ajouter à une longue série dont l’écho médiatique

ne cesse de grandir, donnant l’impression d’une multiplication de ce type de crimes57. Etant

donné la qualification des faits (coups et blessures ayant entrainé la mort sans intention de la

donner), le père du petit Alain n’encoure « que » les travaux forcés à perpétuité. La

campagne, menée par Julien Blanc, réclame une modification du Code pénal et appelle à « la

mort pour les tueurs d’enfants ». Elle est poursuivie quotidiennement dans les colonnes du

journal sans discontinuer jusqu’au 29 avril58.

Sans préconiser explicitement la peine de mort, Le Parisien Libéré recommande

également au même moment de ne pas avoir de « pitié coupable pour les bourreaux

56 PHILIPPON Odette, La Jeunesse coupable vous accuse. Les causes sociales et familiales de la délinquance juvénile, enquête mondiale, Paris, éd. Sirey, 1950, 276 p. 57 Un tableau les récapitule dans le Figaro du 25 avril pour les deux mois précédents, p. 8.

58 Un conseiller municipal de Paris, M. Suzanne, avait déjà réclamé au préfet de la Seine et au préfet de police d’intervenir auprès du gouvernement pour qu’un texte répressif mette fin au scandale des condamnations légères infligées à des parents meurtriers de leurs enfants (Le Parisien Libéré, 10/04/1950, p. 4). Une proposition de loi déposée au même moment par des députés modérés (M. Schauffer, député de Paris) et supprimant la possibilité du sursis ou des circonstances atténuantes pour les parents maltraitant leurs enfants est jugée dans un premier temps insuffisante par le journaliste.

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167

d’enfants59. » Une rubrique « Enfants martyrs » ou « Enfance malheureuse » fonctionne assez

régulièrement pendant tout le printemps, relevant l’ensemble des faits divers relatant des

maltraitances d’enfants. Le Figaro leur emboîte le pas peu de temps après en ouvrant une

enquête sur l’ « enfance malheureuse », tout en affirmant que, sans être hostile à une

extension de la peine de mort aux assassins d’enfant, fussent-ils fous, « la guillotine n’y fera

rien et le rétablissement des tortures d’autrefois n’y ferait pas davantage ». Pour le journal

conservateur, il faut avant tout s’attaquer aux causes du mal : l’alcoolisme d’abord, père de

tous les vices, puis la prostitution, les taudis, la misère et la sous-alimentation. Et de souligner

la continuité qui existe de l’enfant-victime à l’enfant-coupable60. L’Humanité, évidemment,

voit dans ces faits divers un moyen de faire un procès de la société capitaliste, « qui à force de

misère brise les liens les plus nobles », sans pour autant se lancer dans une campagne sur un

thème pourtant fortement chargé de connotations sociales, et jugeant que les articles parus sur

la question dans les journaux « bourgeois » sont fortement teintés d’hypocrisie61.

On retrouve une grande enquête sur l’enfance malheureuse dans le Figaro, rédigée par

le chroniqueur du procès Demay et livrée le jour même de l’énoncé du verdict. Cet article

s’attaque à « l’innombrable complot de la société contre les enfants de la misère, du taudis, de

l’alcoolisme, contre les enfants à qui la vie même est une marâtre inapaisable62. » Il dénonce

« le taudis, ennemi public n°1 », dont souffrent encore de très nombreuses familles depuis la

fin de la guerre63. Et l’auteur affirme clairement sa conviction que l’enfance malheureuse

mène directement à des conduites criminelles : « la misère est criminogène ; à chaque instant

l’enfant coupable pourrait se retourner vers nous et nous demander compte de son destin64. »

Or c’est précisément ce qu’est parvenu à faire Julien Demay dans sa plaidoirie : demander des

comptes à une société qui ne l’a jamais soutenu.

59 Le Parisien Libéré, 20/04/1950, p. 1. 60 Le Figaro, 24/04/1950, p. 7 : « Il y a aussi les enfants coupables. Coupables d’être nés et d’être malheureux sans doute ? Hélas ! martyrs, coupables, ce sont les mêmes souvent. » Pierre Scize, le chroniqueur judiciaire, promet de réaliser une enquête dans la durée, mais le thème de l’enfance martyre reste cantonné dans les éditions suivantes au récit de nouveaux faits divers. Ce n’est que le 26 juin, jour du verdict du procès Demay, qu’il livre les premiers résultats de son enquête. 61 L’Humanité, 25/04/1950, p. 6. 62 Le Figaro, 26/06/1950. 63 Le Figaro, 28/06/1950. 64 On trouve aussi d’autres affirmations similaires : « L’enfance abandonnée, l’enfance en danger moral, l’enfance délinquante, l’enfance criminelle… Ces stations de la descente aux enfers des innocents, sont lugubres à explorer. », Le Figaro, 27/06/1950, p. 5 ; « Un examen attentif de la question nous a montré qu’il n’y a pas d’enfants plus malheureux que les enfants coupables », Le Figaro, 29/06/1950.

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168

2) Une lettre ouverte pour la grâce de l’ « enfant-martyr » Demay

C’est dans ce contexte médiatique général que se déroule le procès de Julien Demay,

sans qu’au début quiconque ait fait le rapprochement entre cette affaire sordide de meurtres

sous l’emprise de l’alcool et la cause des « enfants-martyrs ». Mais sitôt la condamnation à

mort prononcée, une lettre ouverte est publiée en une dans Combat, le 4 juillet, afin de

demander la grâce de Demay au Président de la République. Cette lettre met en avant deux

aspects souvent liés dans les défenses des condamnés à mort : une remise en cause générale

de la peine capitale, et la condition particulière du condamné65. La remise en cause de la peine

capitale est d’autant plus frappante dans ce cas qu’elle vient d’un converti : l’auteur de cette

lettre ouverte n’est en effet autre que le journaliste Julien Blanc qui à peine deux mois

auparavant déversait dans son journal des papiers d’une extrême virulence contre les

tortionnaires d’enfants et faisait campagne pour une extension du champ de la peine de mort.

Julien Blanc avoue n’avoir été ébranlé dans ses convictions morticoles qu’à la suite des

réactions suscitées par cette campagne. Celle-ci avait d’ailleurs débouché, après deux

semaines d’articles quotidiens et à grand renfort de courriers des lecteurs et de témoignages

de personnalités, sur une « victoire », une proposition de loi du sénateur MRP Léo Hamon

visant à établir la peine de mort pour les coups et blessures ayant entraîné la mort par

ascendant ou par personne ayant l’autorité, et sur une circulaire du Garde des Sceaux

prescrivant aux parquets de requérir la peine capitale « toutes les fois que la préméditation

pourra résulter notamment de la succession des violences ou des tortures ayant précédé la

mort de l’enfant66. » Mais étaient apparus dans le courrier des lecteurs un grand nombre

d’avis mentionnant la nécessité de s’attaquer aux causes sociales de la maltraitance, et le fait

qu’un tel accroissement de la répression concernerait principalement les familles pauvres, qui

ne doivent pas, selon la majorité, être jugées responsables de la misère dans lesquelles elles se

trouvent67. Déviant de la voie tracée par les articles virulents de Julien Blanc, ces lettres

65 Combat, 04/07/1950, p. 1 66 Combat, 02/05/1950, p. 1 67 Par exemple, dans le courrier des lecteurs, M. Morvan-Lebesque : « La mort, donc, et sans délai pour les bourreaux d’enfants. Mais une société ne sauve pas en faisant fonctionner la guillotine. Tant que durera l’injustice sociale, on verra des enfants pauvres massacrés dans des taudis. Ce ne sont jamais les gosses de riches qu’on tue. », ou M. P. Jorland, principal d’un collège : « La société est responsable au même titre que le meurtrier, » Combat, 26/04/1950, ou encore Gilbert Lamireau : « Pourquoi les bourreaux d’enfants se recrutent-

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montrent l’indépendance d’esprit de lecteurs disposant d’une sensibilité particulière vis-à-vis

de la souffrance sociale et de ses conséquences néfastes sur la question de la délinquance. Le

journal avait d’ailleurs conclu cette opération en déclarant tenir compte de ces remarques et

proposant de lancer une nouvelle campagne pour traiter « les causes profondes du mal », sur

la « question des allocations familiales et des taudis68 ». L’auteur de cette campagne peut

affirmer ainsi dans sa lettre ouverte en faveur de Demay que « soixante-dix pour cent des

correspondants partagent cet avis » [selon lequel la peine de mort reste inefficace sans

traitement social des causes de la criminalité] et la position de Julien Blanc se veut désormais

plus distanciée par rapport aux souffrances endurées par les victimes. Il affirme désormais

prendre en compte les causes de la criminalité, essentiellement dues selon lui aux conditions

sociales69.

Le cas particulier de Julien Demay (ou « Fatalitas », comme le surnomme le journaliste)

appelle la lettre ouverte de Julien Blanc car il symbolise parfaitement la figure de l’enfant ou

de l’adolescent maltraité s’engageant lui-même dans la voie criminelle. L’empathie du

journaliste a manifestement joué à plein, ce dernier ayant été lui-même battu pendant son

enfance70, et il est probable qu’un phénomène d’identification s’opère avec le condamné, et

que les mêmes causes qui l’avaient conduit à réclamer la mort pour les parents infanticides

jouent ici pour réclamer la grâce. De même, pour les lecteurs, il est possible qu’il n’y ait pas

eu d’incompatibilité à soutenir d’un côté la peine de mort pour les bourreaux d’enfants et à

souhaiter la grâce pour un ancien enfant maltraité : en réussissant, lors de son procès, à se

positionner dans une certaine mesure comme une victime de ses parents et de la société, le

condamné a réussi à profiter de l’air du temps et à toucher une partie de l’opinion

particulièrement sensible à ce moment-là aux problèmes de la protection de l’enfance et de

l’amélioration des conditions de vie. La proximité d’affaires criminelles pour maltraitance

d’enfants a également pu jouer : le jour même où s’ouvrait son procès, on mentionne dans les

journaux « trois tortionnaires d’enfants condamnés » et une blanchisseuse qui « laissait mourir

de faim son fils de 11 ans71. » Cette lettre ouverte ne préfigure cependant pas une campagne

ils parmi les classes pauvres de la société ? Si ces familles avaient joui d’un maximum vital (salaires suffisants, appartement agréable), auraient-elles agi de même ? », Combat, 29-30/04/1950, p. 6. 68 Combat, 27/04/1950. 69 Combat, 04/07/1950. 70 « Vous me reprochez un manque d’objectivité. Il est vrai que je suis bouleversé, que je souffre, que je ressens dans ma chair d’homme la brûlure des coups… mais écoutez-moi : j’ai été torturé étant enfant. », Combat, 20/04/1950, p.8. 71 Combat, 22/06/1950, p. 8.

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massive en faveur de la grâce de Demay, et reste, sauf erreur de notre part, une initiative

isolée et ponctuelle.

3) L’attente de la décision présidentielle

De son côté, enfermé cellule 7/9 à la prison de la Santé, Julien Demay passe son temps à

dormir. Il a appris à lire et à écrire difficilement en prison, envoyant une lettre au président

Auriol. Il dicte également des lettres à ses co-détenus pour tenter d’obtenir une intercession

des grands de ce monde, parmi lesquels le roi et la reine d’Angleterre, le président Truman, le

pape, la reine des Pays-Bas, le roi de Suède et Charles de Gaulle. Et enfin, il renouvelle sa

proposition au recteur de l’académie de médecine de donner son corps à la science, et en

particulier ses yeux72. Demay doit se conformer au règlement applicable depuis le 24 mars

1949 pour la détention des condamnés à mort, qui prévoit notamment des entraves aux pieds

et des menottes la nuit, et dont l’objectif est principalement d’empêcher que les condamnés ne

se suicident73. Il semble cependant qu’il ne se départisse pas de sa bonne humeur (ou de son

inconscience) : il confie par exemple à ses gardiens son intention de se laisser pousser une très

longue barbe qu’il serait impossible de faire passer dans la lunette de la guillotine, afin de

gêner le jour venu le travail du bourreau74.

Pendant ce temps-là, après le rejet de son pourvoi en cassation, le dossier de recours en

grâce de Julien Demay suit son instruction normalement et dans des délais réguliers. Le

rapport le concernant est très incomplet dans les archives du Conseil supérieur de la

magistrature : il contient quelques télégrammes officiels accordant des audiences aux avocats,

mais il manque le rapport définitif du C.S.M. comprenant les avis du procureur et du président

de la cour d’assises75. Un double de ce document et le reste du dossier de recours en grâce

existent peut-être dans les archives du ministère de la Justice déposées au Centre d’Archives

contemporaines de Fontainebleau, sans certitude. Cette lacune nous empêche de voir si les

magistrats de la cour d’assises ont été ébranlés par le discours de Demay au point de réclamer

eux-aussi la grâce du condamné. On ne trouve pas non plus trace d’un mémoire de défense.

Les données objectives sur lesquelles s’est appuyé Vincent Auriol pour prendre finalement sa

décision nous échappent donc en grande partie. Nous en restons donc au stade des hypothèses

et nous contenterons de rapporter quelques échos à ce sujet. 72 Combat, 26/06/1950, p. 8.

73 Cfr Annexe n°6, « Règlement du 9 mars 1949 portant sur le régime applicable aux condamnés à mort », p.68. 74 LARUE Sylvain, Les Grandes affaires criminelles de Paris, op. cit., p. 391. 75 Dossier 61 PM 50, AN, 4 AG 600 (le chiffre 61 signifie que Demay est le 61ème condamné à mort de l’année).

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Le 27 novembre 1950, un court article dans Combat mentionne la grâce de Julien

Demay, fait relativement rare, les décisions de grâce étant généralement discrètes et

intéressant peu les journaux : celle-ci témoigne de l’attention particulière dont jouit ce

condamné dans le journal et chez les lecteurs. Pour expliquer cette grâce, le journal met en

avant l’enfance malheureuse de Demay et le caractère « exceptionnel » et non prémédité des

meurtres pour lesquels il a été condamné. Vincent Auriol est par ailleurs réputé être

particulièrement sensible au thème de l’enfance maltraitée auquel il avait consacré une grande

partie de son attention lorsqu’il était lui-même au ministère de la Justice en 1938. Le président

aurait passé une nuit entière à étudier son dossier, « de minuit jusqu’à l’aube », avant de

consulter une dernière fois ses conseillers, ses amis et ses proches et de signer enfin le décret

gracieux76. La peine de mort est commuée en travaux forcés à perpétuité.

Cependant, cet aspect n’aurait peut-être pas interpellé le président sans le morceau de

bravoure oratoire de Julien Demay. Il est probable que la maestria avec laquelle Demay et ses

avocats ont réussi à mettre en scène (de manière spontanée pour l’un et plus consciente pour

les autres) le récit de cette enfance a beaucoup joué dans cet heureux dénouement, et qu’une

éloquence plus hasardeuse aurait pu grandement compromettre ses chances. L’émotion qu’a

sue créer Demay et qu’ont rapportée les médias lui a permis de sauver sa tête : d’autres plus

maladroits que lui, plus introvertis mais présentant le même profil n’auraient peut-être pas eu

cette chance. André Cayatte affirme également le fait que son film, Nous sommes tous des

assassins, qui prenait Julien Demay comme modèle, aurait joué un rôle dans sa grâce77 : bien

que l’information soit fréquemment reprise dans les articles évoquant cette œuvre, cela est

hautement improbable, le film étant sorti presque deux ans après, il aurait fallu supposer que

Vincent Auriol ou des membres du C.S.M. se soient tenus informés des projets de ce

tournage.

76 France Soir, 09/08/1952, p. 8. Ce récit est cependant réalisé deux ans après les faits, et ne vise peut-être qu’à créer une ambiance dramatique auprès des lecteurs. L’article mentionne aussi l’enfance malheureuse du condamné comme la raison de sa grâce. 77 « [Le personnage incarné par Mouloudji] a été gracié par Auriol… et à cause du film, c’est ça qui est extraordinaire ! Car j’ai fait le film au moment même où l’affaire était en cours, à chaud en quelque sorte. », entretien avec André Cayatte, Guy BRAUCOURT, André Cayatte: documents, panorama critique, filmographie, bibliographie, Paris, Edition Seghers, 1969, p. 75.

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IV) Epilogue : gloire et infortune d’un condamné à mort gracié

1) Un exemple parfait pour les abolitionnistes

L’histoire de Julien Demay va fortement influencer les quelques abolitionnistes

convaincus qui cherchent en ce début des années 1950 à se faire entendre. Son cas est étudié

notamment par le réalisateur André Cayatte qui se trouve alors en train de tourner une série de

films centrée sur les thématiques judiciaires, et dont les penchants politiques l’amènent à

considérer, à l’unisson avec une bonne partie des Français, que la misère et la pauvreté sont

les vraies causes de la criminalité. La sortie du film de Cayatte contre la peine de mort, Nous

sommes tous des assassins, dont le personnage principal, Le Guen est directement inspiré de

Julien Demay, suscite une réflexion sur ce thème. Nous proposons un court développement

sur la réalisation et la sortie de ce film en 1952, dans le volume d’annexes78.

2) Une réinsertion qui s’annonce difficile…

La sortie du film entraîne un regain d’intérêt pour le condamné : des journalistes vont

l’interroger derrière les barreaux. Ceux-ci le retrouvent dans la maison centrale de réclusion et

de force de Riom. Il est devenu un prisonnier parmi les autres, ouvrier pailleur dans l’atelier

des chaisiers de la prison. Il a un air vieilli et livide par rapport au jeune homme assez

fringuant qui s’était présenté au procès, deux ans à peine auparavant. Ce n’est pas à vrai dire

un prisonnier modèle : il est souvent puni pour mauvais travail et mis au cachot. Il ne semble

pas regretter particulièrement ses gestes et en tire plutôt une sorte de fierté, il raconte ainsi :

« Je me suis évadé de trois prisons et je n’ai peur de rien ni de personne. On aura peut-être

encore besoin de moi, comme pendant la Résistance, et je vis… » Demay cherche ainsi

toujours à se faire passer pour un héros de la Résistance, un guerrier plutôt qu’un criminel.

Lors de la promenade, on le place systématiquement à côté d’un nouveau pour éviter les

complots d’évasion ou d’émeutes. Il reste particulièrement surveillé et est enfermé dans une

cellule de force (c'est-à-dire renforcée par une grille intérieure) du quartier de punition tous

les soirs pour éviter qu’il ne s’évade, et parce qu’il semble incapable de pouvoir partager un

dortoir avec d’autres co-détenus. On craint de le laisser travailler car il risque de blesser un

détenu ou un surveillant avec les outils, et on redoute également qu’il ne suscite une

78 Annexe n°1, p. 4.

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mutinerie : le nombre de ses crimes et son statut de condamné à mort le désignent comme un

meneur pour les autres détenus. Le problème de sa réinsertion se pose donc de manière aigüe.

Son intégration dans une « école de régénération des condamnés » à la prison de Melun a été

un échec. La question des moyens à engager pour réaliser la réadaptation des prisonniers à la

société est ainsi posée par les journalistes qui lui ont rendu visite 79.

Julien Demay est libéré en 1968, après 23 ans de prison, et meurt peu de temps après à

Rouen, en 1970, à l’âge de 49 ans, bien usé par la vie. Il aura eu entre temps l’occasion de

participer à l’émission Les Dossiers de l’Ecran, le 6 mai 1970, lors d’un débat sur la peine

capitale précédé de la projection du film Nous sommes tous des assassins.

***

L’étude de ce cas particulier nous aura permis de montrer comment un faisceau de

plusieurs facteurs se sont trouvés liés et ont permis d’influencer l’application de la grâce :

parmi ces facteurs se trouvent un contexte médiatique réceptif aux problèmes de l’enfance

malheureuse et de l’enfance délinquante, une stratégie de la défense mettant l’accent sur ces

points sensibles, des journalistes et des lecteurs de journaux friands de personnalités hors du

commun et attirés par l’odeur du sang charriée par cette audience, et enfin la spontanéité et la

fraîcheur d’un accusé qui, malgré son manque d’instruction, a su trouver les mots pour se

faire comprendre du plus grand nombre. A tout cela, il faut sans doute rajouter la chance, qui

a permis la conjonction et la réunion progressive de tous ces éléments, transformant de

manière assez inattendue une brute sanguinaire en enfant-martyr en l’espace de quelques

journées de procès. Le procédé fut si saisissant qu’il inspira un film, et contribua à construire

l’image du condamné à mort comme produit d’un échec de la société vis-à-vis de l’un de ses

membres. Le procès aurait-il eu lieu une année plus tôt, et la tête de l’accusé aurait peut-être

roulé dans la sciure. La part des contingences et du hasard reste ainsi indissociable du destin

particulier de chacun des condamnés à mort.

79 France Soir, 10-11/08/1952.