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124 CHARLES RAMOND
rdinaire, en un sens extra-linguistique, capable d 'englober
toutes les qui-valences, non seulement entre des textes et des
discours, mais aussi entre des textes et des penses, des affects et
des textes, des mouvements et des affec ts, etc. Cette
pan-traductibilit risquait toujours, bien s r, d'tre sou-mise la
diffrance indfinie du sens, dans un renvoi de textes en textes, de
textes en affects, d 'affects en penses, comparable aux trajets
confus des voix et des chos dans les labyrinthes de l'o reille, si
bien rendus par D errida dans la dernire page de La voix et le
phnolllne. Mais pour Rancire comme pour Jacotot, et peut-tre pour
tout philosophe immanentiste, cette crainte de voir l'horizontalit
sans limite et l'arbitraire des signes engendrer le chaos et le
non-sens n'est bonne gue pour les paresseux 28. D e fao n peut-tre
moins moralisatrice, la th o rie de la pan-traductibilit dveloppe
dans Le Matre ignorant pourrait tre prsente - c'est du moins ce
quoi nous no us serons ici essay - comme la rsolu tion d'un fa
isceau de difficil es p roblmes (ici , les relations entre
traduction, signification et apprentissage) par la transformation
en axiome (ici, la pan-traductibilit) de ce gui semblait jusqu e-l
rendre la solutio n impossible.
28 u Matrt ignorant, p. 106 : Seuls les paresseux s'effraient
l'ide de cet arbitraire et y voient le to mbea u de la raison. Tout
au co ntraire, c'est parce qu'i l n'y a pas de code donn par la
divinit, pas de langue de la langue, que l'intelligence humaine
emploie tout son art se fai re comprend re et comprendre ce que
l'intelligence voisine lui signifie. La pense ne se dit pas en
IJriti, elle s'exp rime m tJraciti. E Ue se divise, e!Je se
raconte, elle se lraduit pour 1111 au/~ qui s'm fera un aulrt rial,
une autre traduction fie so uligne, CR], une seule conditio n: la
vo lont de com muniquer, la volo nt de dt11iner ce que l'autre a
pens et que rien, hors de son rcit, ne garanti t, dont aucun
dictionnaire universel ne dit ce qu'il fa ut co mprend re.
Traduire Derrida sur la traduction : relevance et rsistance la
discipline
Lawrence Venuti Traduit par Ren Lemieux
1. l'unique et l'exemplaire
Cet article est l'hi stoire de mon combat ti tre de traducteur
et d 'tudiant en traduction vers l'anglais, remettant en cause sa
marginali t actuelle aux tats-U nis. Il peut tre lu comme l'hi
stoire de votre combat, vous gui avez un intrt dans la traduction,
vous gui souhaitez l'tudier et peut-tre la pratiquer et gui, ainsi
donc, pouvez subir les consquences de sa margi-nalit culturelle et
institutionnelle, limitant les possibilits de fai re les deux en
mme temps, aux tats-Unis comme ailleurs. Puisque la dominatio n
conomiqu e et politique des tats-Unis permet l'hgmonie mondiale de
la langue anglaise, s'assurant du mme coup qu'elle soit la plus
tradui te autour du mo nde - mais peu traduisante elle-mme-, la
marginalit de la traduction aux tats-Uni s produit invi tablement
des effets secondaires ai lleurs, notamment en perptuant des
tendances ingalitai res lorsqu'ont lieu des changes culture)sl Ain
si, dans le cas particulier de la traductio n, le vous gui je
prtends m'adresser -ainsi gue le je gui parle-peuvent tre compris
comme des universaux.
Quoi qu 'il en soit, mon changement du je au vous>> ne
doit pas tre si rapide, il ne doit pas apparatre de manire homogne,
parce gue mon histoire est tout de mme unique, rendue possible par
un p ro jet r-cent de traduction. Je veux discu ter des
circonstances entourant ma tra-ductio n d'une confrence de J acques
D errida sur le thme de la traductio n. Entendons-nous, traduire
l'uvre de ce philosophe franais contemporain requiert qu 'on soit
dans un certain sens un spcialiste, qu 'on possde une connaissance,
non seulement de la langue franaise, mais aussi des traditions
1 Pour les figu res de la traduction, voir Lawrence Venuti, The
Tramlator's Invibility : A Histo~y of Tramlation, Londres et New Yo
rk, Routledge, 1995, p . 12 16, et Tbe Scanda II of Tramlation :
Tou,ards an Ethics of Diffmnce, Londres et New York, Routledge,
1998, p. 88.
-
126 LAWRENCE VENUTI
de la philosophie continentale, et pas seulement des pratiques
de la tra-duction entre le franais et l'anglais, mais aus si des
stratgies discursives qui ont t utilises pour traduire l'uvre de D
errida au cours des trente dernires annes. Or, ces diffrentes
sortes de connaissance spcialise ne sont pas suffisantes pour la
tche : on doit aussi dsirer traduire D errida. En effet, les
universi taires qui admirent son uvre, qui l'enseignent, qui font
des recherches et qui dirigent des ouvrages collectifs son sujet,
pourraient refuser de le traduire, la fois parce que son criture,
remplie de jeux et d'allusions, pose de nombreuses difficults au
traducteur, et parce que la traduction continue de se classer en
bas de l'chelle des r-compenses acadmiques. Bien sr, si la volont
s'y trouve, elle pourrait tre empche par des contraintes juridiques
qui limitent toujours la tra-duction2. L 'uvre de Derrida a acquis
un tel capital culturel et conomique que les presses universitai
res ont tendance acquri r l'exclusivit mondiale des droits auprs
des maisons d'dition des textes originaux et de l'auteur lui-mme.
Cela signifie qu'un traducteur doit non seulement recevoir la
permissio n de Derrida pour traduire son uvre, mais aussi ngocier
avec les maisons d'dition pour viter une infraction aux droits
d'auteur. Le nombre et la complexit des facteurs qui entrent en jeu
dans la traduction de D errida semblent faire d'un tel projet un
objet ex trao rdinaire en soi, ce qui compromettrait tout effo rt
de le traiter comme exemplaire. Comment pourrais-je alors y
prtendre ?
Derrida peut no us aider rpondre cette question. Il a attir
l'at-tention sur les deux logiques 3 qui se produisent dans tout
tmoignage cherchant tre reprsentatif, la coexistence simultane du
particulier empirique -dans ce cas, une singularit marginalise - et
l'exemplarit universelle.
-
LAWRENCE VENUTI
pt~tjtl 1 omme celui du colonialisme. Pourtant, cela vaut la
peine de la poliiSUivre encore un peu pour l'claircissement qu
'elle peut apporter sur lo marginalit d 'une pratiqu e culturelle
comme la traductio n tout comme sur le statut exemplaire de ma
propre traduction de D errida. E n prenant Jes p ropos de D errida
comme un point de dpart, no us pouvons alors reconnatre que 1'
autre -qu'il soit une institution culturelle ou une au torit
politique- peut entraner l'impositio n d 'un monolinguisme, un
discours acadmique ou colonial , qui cherche homogniser et limiter
J'usage de la langue. Par ailleurs, le monolinguisme impos par
J'autre peut promouvoi r la spcificit d'un usage subjectif avec une
force collec tive et, ainsi, advenir sous la forme d 'une
exemplarit intersubj ective et possible-ment universelle. Un
tmoignage particulier peut incorporer une double structure, celle
de l'exemplarit et celle de l'hte comme otage, parce que la
structure apparat dans l'exprience de la blessure, de
J'offense>>, ici un monolinguisme res trictif impos sur le
groupe dont le sujet relve7.
Ce raisonnement peut tre illustr, d 'abord, par la confrence de
D errida sur la traduction. In titule Qu'est-ce qu 'une traduction
" relevante"? >> (ou en anglais : What is a " relevant"
translation ? >>), la confrence es t pro-nonce en 1998 au
sminaire annuel des Assises de la traduction littraire Arles
(ATLAS)8. Cette association franaise comprenant approxim ativement
huit cents membres se ddie la promotion de la tradu ction li tt
raire et la protection du statut du traducteur littraire. Le fait
de s'adresser un auditoire qui comprend des traducteurs pro
fessionnels, int resss princi-palement par les pratiques de la
traduction plut t que par les concepts thoriques, oblige D errida
modifier sa manire de s'adresser l'auditoire en adoptant un certain
langage. Non seulement il commence sa conf-rence en demandant
pardon de parler de traduc tion des traducteurs expriments, mais
aussi il vite une prsentation purement philosophique de ses ides.
Au lieu de recourir un commentai re spculati f sur un tex te
7 Id., p. 41, 49. Jacque; Derrida, Qu'est-ce qu'une traduction
"relevante"? ~),d'abord publi dans les Actes des quir.zims aJSisu
de la traduction littirain: (Arles 1998), Actes Sud, 1999, p.
21-48. Le texte a t lgrement remani et publi une deuxime fois dans
Ma rie- Louise Mallet et Ginette Michaud (d ir.), Cahier de
L'J-Teme 83: Derrida, Pari s, ditions de L' Herne, 2004, p.
562-576. Cette dernire version sera utilise avec Pabrviation QTR
)). En anglais, >, trad. Lawrence Venu ti, a t publi dans
Critical lnquiry, no 27, 2001, p. 174-200, abrg ici>.
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION . . . 129
canonique, comme il en a l'habitude, il aborde un des thmes les
_plus pratiques dans l'histoire de la thorie de la traduction et
qui a occup des auteurs comme Cicron et saint J rme, savoir
l'opposition entre la tra-duction mot mot >> et la traduction
du sens pour le sens >>. Son com-mentaire se base sur une
interprtation minutieuse du rle de la traduction dans la pice Le
marchand de Venise de William Shakespeare. D errida s'ap-plique
concrtiser ses ides et trouver des applications p robantes, et ses
efforts sont particulirement frappants dans son exploration de
problmes spcifiques de traduction, surtout ceux dans lesquels il se
laisse entrevoir comme traducteur. Il propose notamment une
traductio n franaise d'un vers du discours de Portia su r le pardon
et rappelle du mme coup sa propre traduction en franais d 'un
concept central dans la dialectique de Hegel.
D e plus, ces cas particuliers accdent au statut d 'exemplarit
dans sa dmo nstration - exemplarit d'un concept universel d'une
traduction relevante >> et de l' impact cul turel et institu
tionnel que toute traduction peut avoir. La traduction relevante
>>, crit D errida, es t mys tifiante: elle se prsente comme
le transport du signifi intact dans un signifiant vhi-culaire
indiff rent >>9 Bien qu 'il remette en cause cette mys
tification, il la voit comme invitable dans la mesure o chaque
traduction participe une conomie de l'entre-deux , situe quelque
part entre la relevance absolue, la transparence la plus approprie,
adquate, univoque et l'irre-levance la plus aberrante et la plus
opaque >> 10 Il applique alors ce concept son usage du mo t
relve >> pour rendre le terme hglien Aujhebtmg, une traductio
n tire d'un pro jet au dpart empiriquement personnel , au ser-vice
de ses propres intrts interprtatifs, mais qui a finalement subi
une
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130 LAWRENCE VENUTI
en discutant de cas spcifiques, le tex te est en fai t
multilingue, incorporant l'anglais et l'allemand, et prenant une
tournure philosophique certaines occasions. Ainsi, D errida demande
pardon po ur avoir choisi un titre intraduisible en raison de la
provenance du mot relevant qui de-meure incertaine : il pourrait
provenir du franais et ainsi se traduire en anglais, ou provenir de
l'anglais et ainsi tre en cours d'assimilation par Je franais et do
nc rsister la traduction. Ce qui en rsulte, soutient D errida,
c'est que Je mot nous claire sur la nature de la traduction auj
ourd 'hui : parce que l'uni t de relevant es t discutable, parce
que le signifiant contient potentiellement plus d 'un mot dans la
mesure o il produit un effet d 'homophonie o u d'homonymie, il fait
drailler le processus de traduction et dmontre que la traduction di
te relevante repose sur une conception particulire du signe, celle
qui suppose l'unit indivisible d 'une forme sonore incorporant ou
signifiant l'unit indivisible d 'un sens ou d 'un concept 12. Bien
que D errida dise son audi toire qu 'il reno ncera toute discussion
sur le mode de la gnralit, dans les rfl exions tho-riques ou
d'allure plus videmment philosophique ou spculative jqu'il a] pu
risquer ailleurs sur quelque problme universel de La Traductio n ,
ses exemples spcifiques donnent lieu des rflexions philosophiques
et pointent en direction de p roblmes universaux13. E n fait, sa
confrence rpo nd un deuxime contexte plus philosophique : le
commentaire sur la pice de Shakespeare provient d'un sminaire sur
le pardon et le parjure qu'il avait do nn plus t t en 1998.
Mon pro jet de traduction es t galement situ dans deux diffrents
contextes conflictuels, cheval sur deux champs disciplinaires. 11
s'adresse deux lectorats universitaires di ffrents, qui imposent
tous deux un dis-cours conceptuel spcifique mon travail et exigent
une traductio n qui pourrait relever de leur expertise. D 'un c t,
le champ connu sous le terme mltural studies , un amalgame fl ou d
'approches qui es t nanmoins domi-n par une o rientation thorique,
une synthse du poststructuralisme avec des variantes du marxisme,
du fminisme et de la psychanalyse. Cette synthse a permis aux
universitaires de s'intresser diffrentes priodes historiques et
diffrentes formes culturelles, la fois de l'li te et de la
12 QTR, p. 565. 13 QTR, p. 563.
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION ... 131
masse, et de dlimiter de nouveaux domaines de recherche comme le
colonialisme, l'identit sexuelle et la mondialisa tion 14. D e
l'autre, le champ co nnu sous le nom de translation studies , un
amalgame tout aussi fl ou d 'approches, nanmoins domin par une
orientation empirique, une syn-thse de sous-di sciplines de la
lingui stique comme la linguistique du tex te, l'analyse du
discours et la pragmatique avec la thorie du polysystme , dans
laquelle la culture es t considre comme un rseau complexe d
'inter-relatio ns entre une multitude de fo rmes et de pratiques 15
Cette synthse a permis aux chercheurs d 'tudier la langue des
textes tradui ts et les normes qui encadrent la traduction dans
certai ns polysys tmes culturels, ce qui a produit des recherches
qui , dans le meilleur des cas, combinent les ap-p roches
linguistiques et systmiques 16.
Les cultural studies et les translation studies ne s'opposent
pas ncessai re-ment. Mon propre travail de recherche et de pratique
de la traduction a constamment tir parti des travaux des deux
champs. Pourtant, tant donne la situation actuelle de ces champs,
ils ont tendance rvler de pro fo ndes divisions conceptuelles qui
compliquent tout pro jet qui vou-drait s'adresser aux
universitaires des deux champs. L'orientation thorique des cultural
studies a margi nalis la recherche sur les traductions et les
pratiques spcifiques de traduction, alo rs que l'orientation
empirique des translation studies a marginalis la recherche sur les
ques tions de philosophie et de politiques culturelles. Parce que
ces deux champs sont maintenant solidement insti tutionnaliss - mme
s'ils occupent des lieux institutionnels diffrents d 'un pays
l'autre- et parce qu 'ils impliquent tous deux des co mmunauts
scientifiques au niveau international, ils confrent mon p ro jet de
traductio n une porte universelle qui dpasse le particulier. Si je
prends mo n p ropre travai l titre d 'exemple, si j'ose parler pour
vous qui partagez mes intrts pour la traduction, c'est que nous
avons en commun un ensemble de dterminations institutionnelles fo
ndamentales, une double marginalit disciplinaire : d 'un ct, les
cultural studies qui ngligent la
14 Voir par exemple la slection de matriel dans Simon During
(ed.), Tbe Cultural Studiu Reader, Londres et New York, Routledge,
1999.
15 Voi r ltamar Evcn-Zohar, Polysyslelll Studies dans Poefics
Today, II , 1990. 16 Voir par exemple Basil Hatim et lan Mason, Tbe
Trans/a/or as Coiiii/JIIIticalor, Londres et
New York, Routledge, 1997, et G ideon Toury, Desrriptit>e
Translation Studiu and Bryond, Amsterdam et Philadelphie,
Benjamins, 1995.
-
132 LAWRENCE VENUTI
matrialit de la traduction, et de l'autre, les translation
studies qui ngligent les implications philosophiques et les effets
sociaux qui accompagnent toute pratique de la traduction.
2. La traduction dans les cultural studies
Pour comprendre la marginalit particulire de la traductio n, je
veux me tourner vers l'uvre de Pierre Bou rdieu sur les institutio
ns acadmiques dan s lesqueUes il repre une forme trs spciale d
'anti -imeUectualisme 17
Pour Bourdieu, l'anti -inteUectualisme acadmique, m algr
l'allure oxymo-rique du terme, consiste en une sourde rsistance
l'innovation et l'invention intellectuelle, l'aversion pour les
ides, pour la libert d'esprit et la critique, ce qu 'il lie l'effet
de la reconnaissance accorde une institution qui ne confre les
garanties statutaires attaches la pense d 'institution qu ' ceux
qui acceptent sans le savoir les limi tes assignes par
l'institution >>18. Travailler dans un champ disciplinaire,
c'es t accepter ces limites institu tionnelles en conservant un
investissement dans les mat-riaux et les pratiques qui dfini ssent
le champ, m me quand un agent social a p our objecti f de le
changer radicalement. Comme Bourdieu l'ob-serve, , ou l'> , dans
laquelle l'ob-jecti f, la matrise quivalen te cell e de la langue
maternelle, a conduit la suppression de toutes mthodes d
'enseignement qui pourraient demander l'tudian t de s'appuyer sur
la mdiation de sa propre langue maternelle. Par consquent, la
traduction a t stigmatise et exclue comme mthode d 'enseignement
des langues trangres, mme si eUe a prcisment servi cette fin durant
des sicles . La traduction a ten t d 'entrer dans l'universit
amricaine en tablissant des sites in sti tutionnels qui so nt
relativement au tonomes des universits, comme le Monterey lnstitute
o f International Studies, ou in te rdisciplinaires, comme la
collaboration entre les dparte-ments de langues trangres modernes
et de linguistique applique qui composent le p rogramme de
traduction la Kent State University.
Le fa it que la recherche innovatrice puisse fao nner la
pratique au mo-ment mme o les p ratiques innovatrices stim ulent la
recherche, c'est--dire la p ure praxis de la traduction, a eu pour
effet d 'empcher la traduc-tion d'tre accepte p ar le grand nomb re
l'intrieur des cultural studies. Ici, la rsistance disciplinaire
sem ble tre due l'orientation thorique qui domine ce champ depuis
les annes 1980. P arce que de nombreux
20 Voi r Brian Harris (d.), Tramlation and Jnterpreting Scbools,
Amsterdam et Philadelphie, Benjamins, 1997.
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134 LAWRENCE VENUTI
commentaires culturels ont pris un tournant hautement spculatif,
cer-taines des revues scientifiques les plus distingues ont
tendance rejeter les articles qui, aux yeux des diteurs, manquent
de sophistications tho-riques ou se concentrent sur des uvres ou
des priodes historiques spci-fiques sans soulever des enjeux
thoriques qui sont actuellement en dbat. Les translation studies
peuvent entrer en relation avec ces enjeux, mais, en tant que
pratique linguistique, elles en parleront invitablement en termes
textuels et sociaux spcifiques qui caractrisent la spculation
thorique, et s'interrogeront, au final, sur sa valeur. Les thories
de la traduction ont besoin d'un fondement empirique si elles
veulent contribuer la foi s aux pratiques de traduction et la
recherche en histoire et critique de la traduction. Or cette
dimension pratique n'a pas t bien accueillie par les revues
scientifiques. Cntical lnquiry, par exemple, qui a acquis une
autorit considrable comme revue de commentaires thoriques sur la
culture, n'avait jamais publi d'article sur la traduction en
vingt-sept ans, c'es t--dire jusqu' ce que soit publie ma
traduction de la confrence de Derrida.
La revue avait dj reu des propositio ns d 'article relevant des
translation studies, mais les avait rejetes. Bien sr, elles ne
provenaient pas d 'auteurs possdant le capital culturel de Derrida
dans les institutions universi -taires amricaines. En 1989, par
exemple, j'ai soumis un manuscrit intitul Simpatico , une premire
bauche d'un chapitre publi par la suite dans mon livre de 1995, The
Translator's lnvisibility. Le manuscrit questionnait ce que je
croyais tre l'enjeu thorique implicite dans mes traductions d'un
pote italien contemporain : il explorait les choix de traduction
spcifiques en examinant leurs implications pour des thmes
philosophiques que le pote avait puiss chez Nietzsche et chez
Heidegger. Le manuscrit s'in-tressait, par l'entremise de
philosophes comme Gilles D eleuze et Flix Guattari, aux questions
plus larges des raisons et de la manire avec la-quelle le
traducteur se devrait de signaler les trangets du texte tranger
dans une traduction. Selon la lettre de refus du rdacteur en
chef,
-
136 LAWRENCE VEN UTI
lgaux, ducatifs. Pourtant, ce que j'appellerai le thortisme de
certaines recherches dans ce dom aine, l'accent mis sur la co
nstruction de concepts thoriques l'exclusion de l'analyse textuelle
et de la recherche empirique, a umit l'attention accorde la
traduction.
Homi Bhabha, par exemple, un des th oriciens les plus influents
du discours pos tcolonial , ouvre son chapitre D es signes pris
pour des mer-veilles en di scutant de la qualit charismatique que
le uvre en anglais acquiert dans les colonies britanniques comme
l'Inde. Comme le fai t remarquer Bhabha, il s'agi t d ' un
processus de dplacement qui rend paradoxalement la prsence du livre
merveilleuse dans la mesure o il es t rpt, traduit, mal lu, dplac.
Afin de dmontrer son ide, il cite un long passage dans lequel un
catchis te indien dcrit une grande foule l'extrieur de D elhi
lisant les vangiles de notre Seigneur, traduit dans la langue
hindoustani 25. Bhabha reco nnat que dans [son] usage de
!"'an-glais", il y a une transparence de rfrence qui enregis tre
une certaine prsence vidente: la Bible traduite en hindi , p ropage
par des catchistes ho ll andais ou indignes, es t encore le uvre
anglais pour les coloni ss26. E t cette reconnaissance permet une
explo ratio n de l'autorit coloniale, dans laquelle il s'appuie sur
une synthse productive de penseurs poststructu-ralistes comme D
errida et Foucault. Pourtant, la dmonstratio n demeure un niveau
trs lev de gnraut, et absolument aucun effo rt n 'est fait pour
examiner quelles impucations le statut du texte traduit po urrai t
apporter la tho rie du discours colonial que Bhabha formule de
manire si puissante.
Une analyse des traductions en hindi de la Bible rvlerait sans
do ute les diff rences linguistiques et culturelles qui prennent en
charge et app ro-fondissent la notion de Bhabha concernant
l'ambivalence inhrente au discours colonial. Le travail de Vicente
Rafael sur le co lo nialisme espagnol aux Philippines confirme
cette possibilit : Rafael montre comment les traductions tagalogs
des textes reugieux o nt du mme coup fait p rogresser et rgresser
la prsence espagnole27. D ans le cas de Bhabha, toutefois, le
25 Ho mi Bhabha, Lu litux de la wlture. Um thione poJ/coloniale,
trad. Franoise Bo u.illo t, Paris, Payot, 2007, p. 171-172.
26 Id., p. 180. 27 Vicente Rafael, Conlracting ColonialiiJ:
TranJiation and ChriJtian Commion in Tagalog Society
tmder Early Spanh Rule, lthaca, CorneU Universi ty Press,
1988.
TRADUIRE DERRIDA SUR LA T RADUCTION ... 137
thortisme du commentaire devance to ute anal yse textuelle
m!nutieuse, que ce soit des textes Littrai res ou des traductions.
l'intrieur des colonial studies, son travail a t critiqu pour avoir
mis en avant le discours aux dpens des conditions matrielles du
colo niali sme28. Paradoxalement, J'ac-cent mis sur le discours ne
comprend pas la moindre attention aux stra-tgies discursives
employes dans les traductions.
Mme lorsque les thoriciens de la culture ont eux-mmes produit
des traductions de textes Littraires et thoriques, leur conscience
aigu qu'au-cune traductio n ne peut communiquer le texte en langue
trangre d 'une manire paisible les conduit ne pas proposer d'examen
approfondi de traductio ns spcifiques, que ce soit l'uvre d'un
autre ou leurs propres traductions. The Poli tics of Translation ,
un texte important de Gayatri Spivak, o ffre une comprhension
perspicace de la traduction, la fois postcoloniale et fministe,
forme par les th ories poststructuralistes du langage et de la
textualit. Mais sa dmo nstration passe rapidement de la traduction
in terlinguistique la traductio n culturelle , d'une discussion sur
les diff rences linguistiques et culturelles qui compliquent la
traduction entre les langues - en particulier les langues qui sont
en position hirar-chique- un commentai re spculatif sur divers
textes littraires et tho-riques. E lle interprte ici la traduction
comme une adaptation ou une parodie (dans Foe, Coetzee comme crole
blanc traduit Robi11son Crusoe en reprsentant Vendredi comme un
percepteur des impts) , comme une transmission o rale ( le
changement de la langue materneLle de la mre la fille dans Beloved
de T o ni Morrison), et comme une critique idologique et une
appropriation politique ( dfinir la politique d 'un certain genre
de lecture postcoloniale clandestine dans The Discourse 011 the
Sttblime de D e BoL! a)29 Spivak exprime l'espoir que ce
commentaire donnera une leon au traduc teur au sens p ropre du te
rme, le traducteur interunguistique, mais l'attentio n porte aux
textes tudis, en particulier chez D e BoL! a, est beaucoup plus
dtaille, beaucoup plus centre sur des extraits, que le bref examen
de choix de traduction rel dans la premire partie de son
texte30.
28 Voir par exemple Ania Loomba, ColonialiiJ/ PoJtroloniahsiiJ,
Lo ndres et New York, Routledge, 1 998, p. 96, 179-180.
29 Gayatri Chakravorty Spivak, The Pol itics of T ranslation
>>, OutJide in the Teaching Machine, Londres et New York,
Routledge, 1993, p. 195, 200 [traduction libre].
30 Id., p. 197.
-
138 LAWRENCE VENUTI
D e mme, les traductions de Spivak de l'uvre de l'crivaine
bengalie Mahasweta D evi ne s'accompagnent d 'aucune explication de
ses choix de traductions, mais s'y trouvent des essais gui font
appel diffrents concepts thoriques po ur clairer les dimensions
politiques des crits de D evi. Cette omission devient plus vidente
quand Spivak signale une critique sugges-tive de son uvre. Aprs
avoir affirm que les traductions vont tre publies la fois en Inde
et aux tats-Unis , elle mentionne que l'diteur et traducrologue
Sujit Mukhe~ ee a critiqu l'usage de l'anglais dans ce texte parce
que cet usage n'est pas suffisamment accessible aux lecteurs en
Inde 31. Spivak reconnat que son anglais appartient plus la prose
apatride des tats-U nis qu ' l'idiome subco ntinental de sa
jeunesse. E lle admet mme que la ques tion de savoir si les textes
indiens devraient tre ou non traduits en anglais tel qu 'il est
parl en Inde est intressante 32. Mais en dpit de la no te de la
traductrice fo rmule de manire gnrale, elle ne porte pas la qu es
tion le mme soin qu 'elle accorde aux thmes de D evi.
Ce qui rend la langue des traductio ns de Spivak si intrigante
es t le fai t qu 'elle soit co nsidrablem ent htrogne, trs loigne
la fo is de la prose universitaire et du dialecte du
sous-continent, loin du straight English . Voici deux extrai ts
provenant de sa versio n du conte [traduction libre].
33 Id., p. 40.
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION . . . 139
The K.angali said, "Sir! HoJJJ sha/1 1 JJJork al the sJJJeelshop
OI!J. Ionger? 1 can '1 slir the val wilh my kemtches. Y ou are god.
Y ou are feeding so many people in so IIIOI!J ways. 1 am nol
begging. Find me a job. !34
Le Kangali cli sair :
-
140 LAWRENCE VENUTI
traduction, la linguiste Mona Baker a pris cette position par
rapport mon travail :
Outre l'analyse des di spositifs potigues comme le mtre, la
rime, l'allitration et ai nsi de suite, Venuti s'appuie sur des
catgori es gu'un chercheur en linguistigue jugerait trop larges et
trop rduites aux niveaux traditionnels du vocabulaire et de la
syntaxe : choix d 'archasmes, de dialectes ou de rgionalismes,
inversions syntac-tigues. Habituellement, un chercheur unive rsitai
re en linguistigue effecruerait des analyses gui permettraient des
distinctions plus fines aux niveaux du lexigue et de la syntaxe,
intgrant auss i d 'au tres niveaux de description, comme la
circulation de l'in fo r-mation, la cohsion, les mcanismes
linguistigues de l'expression de la politesse, les normes dans les
tours de parole dans la conver-sation, et ainsi de su ite36
Le commentaire de Baker passe ostensiblement sous silence le
fait que je procdais l'analyse des effets littraires des traductio
ns littrai res, et que la slec tion des carac tristiques lingui
stiques tait guide par une conj onctu re particulire pour l'in
terprtation, afin de relier les effets des stratgies de traduction
spcifiques aux modes de rception et aux valeurs culturelles .
Puisque mon analyse utilisait relativement peu les outils que les
linguistes intgrent gnralement aux translation studies, cela pose
implicite-ment la questio n de savoir si les di stinctions plus fin
es produites par ces outils sont ncessaires pour une exploratio n
des enjeux littraires et culturels, voire pour le dveloppement des
pratiques en traduction. Plus gnralement, le commentai re de Baker
indique l'incommensurabilit entre deux approches contemporaines
l'intrieur des translation studies, la pre-mire fo rme par la
linguistique, la deuxime forme par les thories littrai res et
culturelles .
E n effet, de ce point de vue thorique, les rsultats des
approches linguistiques peuvent sembler triviaux et inconsquents,
non seulement pour la recherche en traduction, mai s pour la
formatio n des traducteurs. Une linguiste amricaine, par exempl e,
a men une tude afin d 'examiner le lien entre le transcodage
injustifi, une traduction qui rep roduit les
36 Mona Baker, Linguistic Perspectives on T ranslation >>,
dans Peter France (d.), Tbe Oxford G11ide to LJterat11re in Englisb
Translation, Oxford, Oxfo rd University Press, 2000, p. 23
[tra-ductio n libre].
TRADUIRE DERRIDA SUR LA 1 RADUCTION .. . 141
structures du texte tranger, et le niveau de comptence en
traduction que le traducteur a atteint37. Le texte tait le titre
espagnol d 'une recette, Pas tel de queso con grosellas negras y
jengibre , avec un rendu inef-fectif, prenant une forme ambigu,
Cheesecake with black currants and ginger , compar une version plus
prcise, Black currants and ginger cheesecake 38 L'tude se proposait
de tester une hypothse formule par le thoricien de la traduction
Gideon Toury, savoir que les tudiants en langue montreraient le
plus d 'occurrences de transcodage injustifi, alors que les
professionnels en prsenteraient moins parce que ces derniers ont
assimil les normes professionnelles qui excluent ce genre de
tra-ductio n39. Le rsultat - Je nombre de cas de transcodages
inappropris diminue proportionnellement par rapport l'augmentation
de l'exprience et/ ou de la fo rmation dans Je domaine de la
traduction - tait banal et entirement prvisible, au point de
remettre en question la ncessit d'une enqute complexe impliquant
les dpartements et les tudiants de nom-breuses universits
amricaines40_
Ce qui es t contestable dans ce cas, ce n'est pas l'usage de la
recherche empirique, qui demeure valable pour documenter et tudier
les facteurs figurant dans la production, la circulation et la
rception des traductions, mais plutt un efllpirisflle qui se limite
un matriel et des pratiques lingui stiques ngligeables l'exclusion
des considrations sociales impor-tantes comme le paiement reu par
le traducteur et Je public potentiel de la traduction. Comme Louis
Althusser l'a fai t valoir, les pistmologies em-piristes se
rclament d'un accs direct et non mdiatis la ralit et la vrit, mais
cette affirmati on mys tifie un processus d' abstraction dans
37 Sonia Colina, ) et Gteau au fro mage au cassis et au
gingembre.
39 ld., p. 382. Voir Gideon Toury,
-
142 LAWRENCE VENUTI
lequel les donnes essentielles sont distingues de l'inessentiel
sur la base d'un modle thorique privilgi, et pour lequel un objet
rel es t rduit un objet d 'un type particuller de connaissance41.
L'empirisme qui rgne dans les translation studies tend privilgier
les concepts analytiques issus de la llngui stique, sans se soucier
des llmites dans leur capacit expllquer. Et du point de vue de ces
concepts, l'essence de la traduction es t une notion abstraite du
langage.
Cela est particullrement vident dans les nombreux p rogrammes
universitaires qui adoptent une approche llnguistique axe sur la
recherche en traduction et la formatio n des traducteurs aux
tats-Unis. Adopt pour plusieurs cours dans ces programmes, le Il v
re The Translator as Communicator de Baril H atim et l an Masan
runit un ensemble de concepts linguistiques pour p roduire de fin
es analyses de traductions dans des genres et des mdias divers. Par
exemple, il analyse le sous-titrage d 'un film en langue trangre
avec l'aide d 'u ne thorie de la politesse, une formalisation des
actes du langage par lesquelles un locu teu r maintient ou menace
le vi-sage du destin ataire, dfini comme une revendicatio n fo
ndamentale la llbert d'action et la libert en deho rs d'une
contrainte ainsi que comme une image de soi positive et le dsir que
cette image de soi soit apprcie et approuve 42. Cette analyse du
sous-ti trage dmontre que le dialogue tranger subit une perte
systmatique des indicateurs linguistiques p ro-pos des personnages
se satisfaisant de leurs reconnaissances mutuelles
Les auteurs, toutefois, ne vont pas plus loin que cette
conclusio n : Une plus grande recherche empirique serait ncessaire,
crivent-ils, pour tes ter la gnralisabilit de ces rsultats limits
d'autres film s et d 'autres langues 44. Pourtant, on s'imerroge
sur les consquences de leur analyse pour ce film particulier.
Aucune considratio n n'est accorde quant l'im-pact des modes de
traduction sur les personnages , la narration et le thme dans le
film dans son ensemble ou sur la rponse potentielle de l'auditoire
ces caractristiques fo rmelles. D e telles considrations
demanderaient
41 Louis Althusser et tienne Balibar, U rt Le Capital. V olu1m
I, Paris, ljbrairie Franois Maspero, 1968, p. 38-45.
42 Penelope Brown et Steven Levinson, Politenm: So111e Unit"
rsals in Language Usage, Cambridge, Cambridge Universiry Press,
1987, p. 61 (traduction libre] .
43 Hatim et Mason, op. cil., p. 84 (traduction libre]. 44 Id.,
p. 96 (traduction libre].
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION . .. 143
plutt des concepts thoriques diffrents qui prennent en comp~e
-mais au-del de l'analyse llnguistique- une thorie sur la faon dont
les person-nages sont forms dans le rcit du film , par exemple, et
une thorie de la rception de l'audi toire ou du got culturel. D ans
l'analyse de Hatim et Masan, les indicateurs linguistiques de la
polltesse fonctionnent comme une essence empiriste abstraite du
film tranger et de la version sous- titre.
Du point de vue du traducteur, l'empirisme qui carac tri se en
ce moment l'approche llnguistique de la traduction apporte au moins
deux llmitations importantes. T out d'abord, parce que cette
approche conoit et dploie de tels concepts analytiques complexes,
elle donne toujours plus de dtails qu ' il n 'est ncessaire de le
faire pour rsoudre un problme de tradu ction, menaant d'annexer les
translation studies la linguistique ap-plique . lei nous pouvons
entrevoir une instance de ce que Bourdieu ap-pelait l'erreur
pistmologique la plus grave en matire de sciences de l'homme , la
tendance placer les modles que le savant doit construire pour
rendre raison des p ratiques dans la conscience des agents qui
effectuent ces pratiques45. D ans la fo rmation des traducteurs,
cette erreur transforme les traducteurs en linguistes en les
obligeant apprendre et appliquer dans leur traduction un large
ventail de concepts analytiques fo rmuls dans le domaine de la
linguistique. D ans la recherche en traduc-tion, qui plus es t, ces
concepts ont tendance devenir des normes par lesquelles sont jugs
les traducteurs. Car mme si Hatim et Mason refu sent de dire que
leur objectif a t de critiquer les sous-titreurs ou le
sous-titrage, leur analyse jette les bases d 'un jugement l'effet
que les sous-titreurs p roduisant leurs exemples n'ont pas russi
tablir une quiva-lence avec le dialogue en langue trangre : dans
des scnes comme celles analyses , soutiennent-ils,
il est diffi cile pour l'auditoire de la langue cible de rcuprer
la signification interpersonnelle dans son int!,rralit. Dans
certains cas, il peut mme tirer des impressions trompeuses de la
prsence ou de l'absence de franchise des personnages46.
Ainsi, l'analyse linguistique des traductions est
potentiellement charge d'une normativi t non critique, ce qui rvle
une deuxime limitation : on
45 Pierre Bo urdieu, Roisom pratiques, op. rit. , p. 222. 46
Hatim et Mason, op. rit., p. 96 (traduction libre] .
-
144 LAWRENCE VENUTI
donne au traducteur l'ide trompeuse, non seulement qu'une
analyse est descriptive de manire impartiale, mais que cela sera
suffisant pour d-velopper, expliquer et valuer des dcisions de
traduction. Parce gue de telles dcisions sont gnralement faites sur
la base des effets textuels, des valeurs culturelles et des
fonctions sociales gue les traductions possdent en situations
cibles, une analyse linguistique gui concerne principalement
l'quivalence ne parviendra pas englober les facteurs gui sont
particu-lirement significatifs pour la traduction. Pourquoi,
demandera-t-on, les sous-titres dans les exemples de Hatim et Mason
donnent-ils ncessaire-ment l'auditoire des impressions trompeuses
des personnages dans le ftlm ? Ne peut-on pas voir les impressions
comme des interprtations effectivement diffrentes, formes en partie
par les contraintes techniques pesant sur le sous-titrage (par
exemple, la limitation du nombre de carac-tres qui peut apparatre
l'cran) et en partie par les stratgies discursives du traducteur,
du fait qu'elles soient formu les pour un auditoire d'une culture
diffrente? long terme, l'empirisme dans les translation studies
rsiste ce genre de pense spculative, ce lle gui encourage les
traducteurs rflchir aux enjeux culturels, thiques et politiques
soulevs par leur travail.
4. Une traduction interventionniste
Bourdieu remarque que la structure du champ universitaire n 'est
gue l'tat, un moment donn du temps, du rapport de forces entre les
agents , de telle manire gue la position occupe dans cette
structure est au principe des stratgies visant la transformer ou la
conserver en modifiant ou en maintenant la force relative des
diffrents pouvoirs 47. Selon Bourdieu, le pouvoir dans l'universit
est mdiatis par les diffrentes formes du capital assign aux champs
dans lesquels les universitaires travaillent : non seule-ment les
champs sont disposs hirarchiquement, quelques-uns (droit, mdecine,
sciences pures) recevant un plus grand capital conomique et
culturel que les autres Qes arts), mais le capital assign au
matriel et aux pratiques l'intrieur des champs particuliers est
aussi ingalement rparti . Dans les universits amricaines, la
traduction occupe incontestablement une position subordonne, non
seulement dans la relation avec des champs socialement puissants
comme le droit o u la mdecine, mais aussi
47 Pierre Bourdieu, Hon1o acade111icus, op. cil., p. 171.
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION ... 145
par rapport des champs afftlis la traduction, comme la
lingui~tigue, les tudes littraires et les tudes culturelles. Dans
ma dmonstration jusqu' maintenant, j'ai essay d'tre plus prcis : la
traduction a fait l'objet d 'une double marginali sation dans
laquelle sa comprhension et son dvelop-pement ont t limits la fois
par le thortisme d'uvres influentes en cultural studies et par
l'empirisme des approches linguistiques courantes des translation
studies.
C'est cette marginalit gui a motiv ma dcision de traduire la
conf-rence de Jacques D errida. J'ai considr ce projet comme un
moyen de contester la position de subordination et la comprhension
rductrice de la traduction dans l'universit amricaine. Pour
intervenir efficacement, toute-fois, ma prsentation de la confrence
- non seulement mes stratgies de traduction, mais le choix mme du
texte- devait rpondre deux discours assez diffrents gui ont limit
la traduction, alors mme que je cherchais les transformer.
La traduction a toujours fonctionn comme une mthode d
'intro-duction des pratiques et des matriaux innovants dans les
institutions universitaires, mais son succs a invitablement t limit
par les valeurs institutionnelles. Les intellectuels trangers
peuvent entrer l'universit et l'influencer, bien gue seulement en
termes reconnaissables par elle -au dpart tout le moins. Ces termes
comprennent les stratgies de traduc-tion minimisant l' tranget de
l'criture trangre en l'assimilant aux struc-tures linguistiques et
discursives gui sont plus acceptables par les institu-tions
acadmiques. Philip Lewis a montr, par exemple, qu 'en raison des
diffrences structurelles entre le franais et l'anglais, et avec l'
objectif d 'anglicisation annonc par le traducteur, la premire
version anglaise de l'essai La mythologie blanche >> de
Derrida supprime la texture spciale et la teneur de son discours
>> en utilisant un anglais gui se drobe aux constructions
anormales aux accents trangers >>48. D ans cette forme
do-mestique, l'essai influence considrablement la rception en
anglais de la pense de Derrida qui a, depuis le dbut, t assimile
aux intrts de l'univers it amricaine49. Les termes reconnaissables
qui permettent
4B Philip E. Lewis, The Measu re of Translation Effects
>>, dans Joseph Graham (d.), Diffirwce in Translation,
lthaca, Cornell University Press, 1985, p. 56 [traduction
libre].
49 Voi r Rebecca Coma y, Geopotitics of Translation :
Deconstruction in America, Stanford Frene/; Revieu1, vol. 15, n
1-2, 1991, p. 47-79.
-
146 LAWRENCE VENUTI
l'tranger d 'entrer dans l'universit peuvent aussi inclure des
auteurs et des textes qui o nt dj atteint un statut canonique, tout
comme les enj eux qui sont actuellement dbattus dans le monde
universitaire. Par consquent, mon choix de traduire la confrence de
D errida tait stratgique : il invitait la reconnaissance, mais au
mme mom ent, visait provoquer une dfami-liarisation qui pourrait
stimuler une nouvelle rfl exion sur le statut institu-tionnel de la
traduction.
l'intrieur des cultural studies, Jacques D errida es t depuis
longtemps une figure canonique, un auteur de tex tes fondateurs du
champ. Un texte qui n 'avait pas encore t tradui t tait sr non
seulement d'attirer un large lectorat universitaire, mais aussi d
'intresser immdiatement les di rec teurs de revues scientifiques de
premier ordre. Suivant la recommandation de D errida, j'ai p ropos
ma traduction l'diteur de Cn.tical lnquiry qui l'a rapidement
accepte sur la foi d 'un bref rsum. La confrence, en outre, ques
tionne le thme de la traduction dans le contexte des dbats co
ntem-porains sur le racisme et la rpressio n politique. D errida
interprte les personnages du Marchand de Venise de Shakespeare
partir de no tions tires de la traduction, en montrant comment
Portia vise traduire le di scours judaque de Shylock sur la justice
>> l'intrieur d 'un discours sur le pardon >> qui
sous-tend l' tat chrtien ,,so
Il s'agit d 'un ges te sans prcdent dans l'histoire des
interprtatio ns de la pice. E lle peut mai ntenant tre lue
diffremment par les spcialistes de Shakespeare intresss aux
approches thoriques. Pourtant, pour les lec-teurs amricains de D
errida, le mouvement le plus original es t p robable-ment celui de
son recours la traduction. E n plus d'offrir une exposition de son
interprtatio n, il procde une traduction inhabituelle en franais du
vers de Portia, when merry seasons jJtstice >>, dans lequel
le mot > es t traduit par relve>>, un terme qu 'il a
utilis pour rendre l'Aujhebung hglien, et ce, afin de mettre en
vidence les contradictions dans le mouvement dialectique de la
pense. D ans le lexique philosophique de D errida, > dit , un
concept qui en es t venu dominer la thorie et la pratique de la
traduction au cours du xxe sicle. E ugene Nida, par exemple, un th
oricien qui a exerc une influence in ternationale sur la formation
des traducteurs pendant plusieurs dcennies, a dfendu le concept
d'> dans lequel le traducteur > qui sont > parce qu 'ils
prennent en compte l' environnement cognitif >> des
destinataires, et ainsi requiert un
52 Voir par exemple Mona Baker, ln Otber 117ords : A Coum hook
on Translation, Londres et New Yo rk, Rouedge, 1992, et la critique
dans Rosemary Arrojo,
-
148 LAWRENCE VENUTI
effort de traitement mirmal55. La traduction relevante (ou
pertinente) est ainsi susceptible d'tre claire et naturelle dans
l'expression, dans le sens gu' elle ne devrait pas tre inutilement
difficile comprendre 56.
La confrence de D errida est particuli rement difficile dans ce
contexte parce gu'elle questionne la relevance, tout en admettant
gu'elle est le prin-cipe directeur de plusieurs traductions.
Derrida attire l'attention sur sa vio-lence ethnocentrigue, mais
aussi sur la mystification simultane de cette violence travers le
langage gui est apparemment transparent car uni-vogue et
idiomatique. L'effet de la transparence en traduction est illusoire
: l'accessibilit ou la lisibilit facile, ce gue Gutt appelle la
relevance opti-male , mne le lecteur croire gue le signifi a t
transfr sans diff-rence substantielle. Or le fait est gue toute
traduction remplace les signi-fiants constituant le texte tranger
par une autre chaine signifiante, essayant de fixer le signifi gui
ne peut plus tre autre chose gu'une interprtation selon les
intelligibilits et les intrts de la langue et de la culture
d'accueil. D errida ne se contente pas seulement de dmystifier la
traduction rele-vante : il expose aussi ses implications
culturelles et sociales travers son interprtation de la pice de
Shakespeare. La justice revendique par Shylock, une fois traduite
par Portia, atteint une relevance optimale la doctrine chrtienne
gui finalement mne l'alination totale de Shylock et sa conversion
force au christianisme. Derrida montre ainsi gue lorsgue la
traduction relevante se produit au sein d'une institution comme
l'tat, elle peut devenir l'instrument d'une interdiction lgale,
d'une sanction co-nomique et d'une rpression politique, toutes
motives ici par le racisme.
5. Traduire avec une f idl it abusive
Alors gue mon choix de traduire la confrence de D errida visait
tablir une pense relevant de l'institution, mais gui remettait
galement en gues-rion la position de subordination et la
comprhension limite de la traduc-tion au sein des institutions
acadmiques, mes stratgies de traduction ris-quaient d'tre
irrelevantes: elles taient sans compromis dans leur effort pour
transporter l'criture de D errida en anglais, de manire dmontrer la
puissance de la traduction dans la formation des concepts. Plus
prci-sment, j'ai cherch mettre en uvre ce gue Philip Lewis a appel
la
55 Ernst-August Gutt, op. cil., p. 101-102 (traduction libre].
56 Id., p. 102 (traduction libre].
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION ... 149
fidlit abusive , une pratigue de la traduction gui valoris~
l'expri-mentation, dtourne l'usage, cherche satisfaire la
polyvalence et la pluri-vocit ou les accents expressifs de
l'original en produisant les siens 57. La fidlit abusive est exige
par les textes trangers gui impliquent une grande densit
conceptuelle ou des effets littraires complexes, savoir la posie et
la philosophie, ce gui inclut l'criture mme de D errida. Ce type de
traduction est abusive en deux sens : elle rsiste aux structures et
aux discours de la langue et de la culture d'accueil, en
particulier la pression pour l'univocit, l'idiomatisme, la
transparence. Et pourtant, ce faisant, elle interroge aussi les
structures et les discours du texte tranger, exposant ses
dterminatio ns souvent non reconnues.
En pratigue, la fidlit abusive revenait adhrer aussi troitement
gue possible au franais de Derrida, essayer de reproduire sa
syntaxe et son lexigue en inventant des effets textuels
comparables- mme lorsqu'ils me-naaient de dformer l'anglais avec
des tournures trangres. Les possibi-lits sont toujours limites par
les diffrences structurelles et discursives en tre les langues et
par la ncessit de maintenir un niveau d'intelligibilit et de
lisibilit, dont mon lectorat anglophone relverait. Je savais gue ma
traduction mettrait rude preuve les limites de l'anglais acadmique
en raiso n des ractions gu'elle avait reues du comit de rdaction de
Critical lnquiry. Ai nsi, j'ai voulu prserver en anglais plusieurs
des traits tlgra-phiques, souvent elliptiques, des constructions
syntaxiques de Derrida, mais la correctrice avait tendance
recommander des insertions gui lar-gissaient ces constructions en
units grammaticalement compltes. Voici un exemple avec les
insertions de la correctrice entre crochets :
[ft is] As if the !llbject of the play 111ere, in short, the
task of the tramlator, his impossible task, his duty, his debt, as
inflexible as il is unpayable. [fh is so] At /east for three or
four reasons: [C'tait) Comme si le sujet de cette pice, c'tait en
somme la tche du traducteur, sa tche imposs ib le, son devoir, sa
dette aussi inflexible qu 'impayable. [Et ce,) Au moins pour quatre
raisons :58
Parfois, la correctrice recommandait l'insertion des
conjonctions pour augmenter la cohsion de la syntaxe anglaise :
57 Philip E. Lewis, art. cit., p. 41 [traduction libre]. 58 WRT,
p. 183. QTR, p. 566 [ libre].
-
150 LAWRENCE VENUTI
mercy resembles justice, but il comes from somewhere e/se, il
beiOII[,S to a different order, [for) at the same lime il modifies
justice, il lui ressemble mais il vien t d'ailleurs, il est d'un
autre ordre, [car] il le modifie en mme temps,59
Le lexique de Derrida a tendance abuser enco re plus du discours
aca-dmique. la place de termes clairs, univoques, il prfre les jeux
de mo ts compliqus qui ne peuvent pas toujours tre reproduits dans
la traduction en raison d'irrductibles diffrences linguistiques.
Les lec teurs de D errida en anglais s'attendent dj tre confronts
une page ponctue de mots trangers, j'ai donc profit de cette
situation pour insrer le franais de D errida entre crochets partout
o un effet particulier pouvait ne pas tre facilement obtenu en
anglais, notamment son jeu sur la grce dans le sens de gratitude et
pardo n , tout comme son jeu sur le merci comme remerciement et la
merci comme pardon60. Dans d'autres cas, cependant, j'ai russi
imiter le jeu de mots en anglais. Ainsi, le franais marche/ march
es t devenu en anglais tread/ !rade Qe pas et le commerce), alo rs
que dans une srie allitrative qui requiert en anglais un choix de
mo ts commenant pas le groupe consonantique tr- >>, le
franais trou-vai ll e>> (comme dcouverte heureuse) est devenu
un treasure trov/> 1 :
surenchre infinie, autre marche ou autre march dans l'escalade
infinie62
an infinite extravagance, another tread or !rade in an infinite
ascmf3 une de ces autres choses en Ir., une transaction, une
transforma-rion, un travail, un travail, un !ravel - et une
trouvaille64
one of those other things in tr., a tramaction, transformation,
travail, rra v el - and a treasure trov/>5
Le fai t que ma reproduction des jeux de mot de D errida altre
l'usage de l'anglais a t l'objet de demandes de la correctrice. D
ans un cas,
59 WRT, p. 195. QTR, p. 572 [ correction >> libre]. 60
WRT, p. 175, 191. QTR, p. 561 , 570. 61 N.d.T. : L'expression
anglaise vient de l'anglo-normand tresor lrotJ. 62 QTR, p. 35 dans
l'original, p. 568 dans la version ultrieure. Dornavant, la version
originale
sera entre crochets. 63 WRT, p. 188. 64 QTR, p. 574 [p. 46]. 65
WRT, p. 198.
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION .. . 15 1
D errida lui-mme dirige l'attention de son lecteur sur un jeu.
de mot travers une remarque en incise :
Ceux er celles qui l'anglais est ici familier l'entendent
peut-tre dj comme la domestication, la francisation implicite ou,
oserai-je dire, l'affranchissement plus ou moins tacite et
clandestin de l'adjectif anglais relwant ,,66 Those ofJ'O II UJho
are f amiliar tJJith English perhaps already undmtand the word as a
domestication, an implicit rrenchification or - dare 1 say?- a more
or less tacit and dondestitte mfranchisemmt of the English
adjective relevanr67
Pour reproduire le jeu de mot francisation / affranchissement en
anglais, j'ai choisi Frenchification/ mfranchisemmt et vit la
traduction habituelle, gallicization. O r la correctrice a rpondu
que le jeu de mot tait plus appa-rent en franais qu'en anglais : J
e ne l'ai trouv, a-t-elle crit, qu'aprs que vous me l'avez indiqu,
et seulement aprs une relectu re du franais -et d'autres au bureau
ont eu la mme exprience 8. E lle a recommand que les deux mots
franais soient inclus entre crochets su ivant les mots anglais, et
j'ai accept sa recommandation de m anire retenir un rendu qui non
seu lement sonne inh abituel, mais recrerait aussi le jeu de
mot.
Une autre de mes traductions paraissait inhabituel le au po int
de s'attirer des commentaires similaires du comit de rdactio n.
Ici, D errida interprte le clbre discours de Po rtia sur la qualit
du pardon >> :
Cette souverainet du pardon sied au monarque sur le trne, dit
donc Portia, mieux encore que sa couronne. Elle es t plus haute gue
la couronne sur la tte, elle tJa au monargue, elle lui sied, mais
ell e va plus haut gue la tte et le chef, gue l'attribut ou gue le
signe de pouvoir gu'est la couronn e royaJe69.
A1er9' becoiiJeS the throned monarch, Portia says, but even
better thon his croum. lt is higher than the crown on a head; if
suits the monarch, if becomes him, but if suits him higher than his
head and the head ~a tte et le che~, than the attribute or sign of
power thal is the royal crown70.
66 QTR, p. 562-563 [p. 24]. 67 WRT, p. 177. 68 Courriel de
Kristin Casady, 6 septembre 2000 [traduction libre]. 69 QTR, p. 571
[p. 41]. 70 WRT, p. 193.
-
152 LAWRENCE VENUTI
La correctrice m'a crit gue le comit de rdaction avai t eu
guelgues difficults dchiffrer le sens de ce passage. Nous ne sommes
pas convaincu par le "suifs highel' , crit-elle tout en
recommandant des solu-tions plus idiom atigues : lt sits higher
than hi s head ? Elle se situe plus haut que sa tte? It suits more
than his head? Elle !tti va mieux que sa tte? 71 . J e lui ai
expligu gue la construction inhabituelle tait le rsultat de l'e
ffort de D errida pour dmler la logigue transcendantale dans le
concept de pardo n chez Portia, une logigue gui tai t signal e par
sa comparaison, becomes [ . . . ] belier thon. Par consguent, mils
higher signifiait gue le pardon du monargue seyait la divinit de
laguelle la monarchie es t dite recevoir son droit. Confo rmment
l'interprtation de D errida, mon ren-du de ce passage crait en fait
un cas de jeu de mots l o il n'y en avait pas en franais : le
syntagme la tte et le chef est un idiome gui pouvait simplement se
traduire par the head, mais j'y avais vu l'occasion de faire une di
stinction politigue - laguelle se rfrait D errida ailleurs dans la
conf-rence- entre les deux corps du roi, le roi comme personne
prive (his own head, sa propre tte) et comme personne mo rale (the
head of the state, the crown, le chef d'tat, la couronne).
Le comit de rdaction de Critical lnquiry m'a permis d'abuser de
l'anglais comme du Chicago Manual of Style, gui est gnralement
utilis dans l'dition des articles pour cette revue. L'une des plus
importantes dcisions di toriales tait de conserver le
multilinguisme du texte de D errida, sou-vent sans traduction entre
parenthses, et m me dans les endroits o seule une infime diffrence
dans l'orthographe indiguait la diffrence linguis-tigue. Non
seulement D errida utilisait plusieurs langues dans la conf-rence,
mais il faisait varier l'orthographe de relevant/ relevante pour
expri-mer l'ambigut du mot guant son origine (anglophone ou
francoph o ne) et, de ce fait, peiformait le problme gue posait la
traduction relevante. Le maintien du multilinguisme de la confrence
tait essentiel pour l'in terven-tion stratgigue gue j'avais prvue :
cela mettait au premier plan l'enj eu de la traduction d 'une
manire plus efficace en faisant du lecteur un traducteur.
Lewis prend soin de noter gu'une traduction abusivement fid le
ne se contente pas de forcer le systme linguistigue et conceptuel
duguel elle relve , mais dirige galement une pousse critigue en
retour vers le
71 Courriel de Kristin Casady, 6 octobre 2000 [traductio n
libre] .
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION .. . 153
tex te gu 'elle traduit et en rapport duguel elle devient une
so~te d'cho dstabi lisant 72 . Si ma traduction abuse de la langue
anglaise et d 'un ma-nuel de style pour l'anglai s, elle possde
aussi un impact interrogatif sur le texte de D errida. C'est ce gui
ressort, par exemple, dans mon utilisation du terme cl relve, gue
Derrida dcrit comme intraduisible, et gu'Alan Bass a laiss no n
traduit dans ses traductions anglaises de Derrida73. Pour la
plupart, j'ai suivi leur exemple en retenant le mot franais afin d
'obliger le lecteur performer des ac tes rpts de traductio n. D ans
certains cas, cependant, j'ai traduit relve de manire largie, en
rendant explicite la gamme de significations gui s'accumul aient
dans la discussio n de Derrida :
J e traduirai donc seasons >> par relve >> : when
meny seasons justice>>, guand le pardon re lve la justice (ou
le dro it) >> 74
1 sha/1 therefore translate "seasons" as " relve": "u,hm mercy
seasons justice'; "guand le pardon relve la justice (ou le dro it)"
[11!bCII mercy elevates and interiorizes, tberei?J preseroing and
negating,juslice (or the law)f 5
le pardo n ressemble un po uvoir divin au m oment o il relve la
justice76
merCJ resembles a ditine pou,er al the moment whm tf eleva/es,
preseroes, and negates (relve]juslice77
D e telles traductions largies interrogent le texte franais en
exposant les conditions d 'interprtation de D errida. Parce gue,
comme il le fait remarguer, son utilisation de relve pour rendre
l'Aujhebung hglien est devenu canonigue dans les institutions
universi tai res, le maintien du terme franais le long de ma
traduction participerait silencieusement cette canonisation et
travaillerait maintenir le fait gue la pice de Shakespeare relve d
'une dconstruction de Hegel, ce gui, justement, relverait de
l'anachronisme. Les traductions largies, cependant, produisent un
effet
72 Philip E. Lewis, art. cit., p. 43 [trad uction libre]. 73
Voir la discussion de Bass dans Jacques Derrida, Margins
ofPbilosopi!J, Chicago, University
of Chicago Press, p. 19-20, note 23. 74 QTR, p. 572 [p. 42]. 75
\XIRT, p. 195. Traduction libre : quand le pardo n lve et
intriorise, ai nsi prservant et
niant, la justice (ou la loi, ou le droit) >>. 76 QTR, p.
573 [p. 45]. 77 \XIRT, p. 197. Traduction libre : quand il lve,
prserve et nie [re/ve] la justice.
-
154 LAWRENCE VENUTI
dmystifiant en rvlant l'acte interprtatif gui est la fois incarn
et cach dans le franais de Derrida.
Un autre abus dans ma traduction provient du choix rcurrent du
mot anglais travail pour rendre le nom commun travail et le verbe
travailler. un moment, D errida lui-mme utilise la forme anglaise
travailing (enfanter) pour jouer sur le mot anglai s traveling
(voyager) :
Ce mot (relevant) n'est pas seulement m traduction, comme on
dirait en travail ou en voyage, traveling, travailing, dans un
labeur, un labour d'accouchemenr18.
The uord not on/y in tramlalion, as one /llould say in the
u1orks or in transit, traveling, travailing, on the job, in the
travai l of childbirth79
Suivant D errida, j'ai dcid de faire usage du mot anglais
travail, mais mes utilisations ont largement dpass les siennes :
les occurrences s'lvent treize, qui arrivent au dbut et la fin de
la traduction et sont donc tout fait perceptibles pour le lecteur.
Certaines furent dtermines par le jeu de mots caractristigue de
Derrida, comme l'allitration du groupe consonantigue tr :
le motif du labour, du travai l d'accouchement mais aussi du
travail transfrmliel et transformationneJBO the motif oflabour, the
travail of childbirth, but also the transferential and
transfom;alional travai/3 1
D'autres utilisations furent seulement ma dcision, comme tourner
un travail du ngatif et
-
156 LAWRENCE VENUTI
diffrences linguistiques et culturelles du texte en langue
trangre et mo-difie ainsi sa signification, une traduction exige
une autre interprtation pour rendre explicite sa propre force
interprtative. Ainsi, en traduisant la confrence de D errida, je
voulais proposer, d'une part, qu'une approche plus matrialiste la
traduction puisse contribuer la spculation tho-rique dans les
ctt!tural studies et, de l'autre, qu'une approche plus consciente
philosophiquement et socialement puisse contribuer la recherche
empi-rique dans les translation studies. Malgr le fait que les
textes de D errida, dans n'importe quelle langue, sont gnralement
lus avec prcision - un type de lecture rserv la littrature- une
traduction elle-mme ne peut pas atteindre ces objectifs. Le
traducteur doit toujours se fonder sur un commentaire l'coute des
enjeux de la traduction, que ce soit une intro-duction ditoriale ou
le prsent essai, au risque d'tre accus cyniquement d'autopromotion,
accusation qui tend tre adresse tout traducteur qui s'essaierait
dcrire les choix et les effets de son travail. Si ce cynisme devait
tre cart ici par un argument derridien, selo n lequel un projet de
traduction singulier possde nanmoins la possibilit d'illustrer la
margi-nalit acadmique de la traduction aujourd'hui, alors l'effort
pour critiquer les circonstances de ce projet - ses preuves et
obstacles institutionnels -est confront une autre accusation tout
aussi cynique qui se rsume un mot: jalousie. La marginalit
particulire de la traduction est telle que non seulement
l'invisibilit est applique sur elle par une prfrence gnralise pour
des stratgies discursives courantes qui produisent l'illusion de la
transparence, l'effacement d'un statut de second ordre du texte
traduit, mais on attend en outre du traducteur qu'il reste
silencieux propos des conditions de la traduction.
E n consquence, une intervention qui prend la forme d'une
traduction ne peut avoir un impact que si d'autres assument la tche
du commentaire, que si cette traduction de l'essai de D errida est
soumise aux pratiques interprtatives qui ont lieu dans les
institutions acadmiques. Tout d'abord, il faudrait qu'elle soit
juge digne d'tre incluse dans le canon des crits de D errida en
anglais , et, ce faisant, digne d'une lecture minutieuse que le
processus de canonisation met en pratique sur les textes. Il
faudrait alors jouer un rle dans l'enseignement et la recherche des
mltural studies, tre inclus dans les listes de lecture et les plans
de cours en thories littraires et culturelles, et en philosophie.
Il faudrait aussi tre jug digne de la
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION ... 157
lecture l'intrieur des translation slttdies, tre inclus parmi
les teJ:[tes tho-riques empiristes qui dominent les recherches en
traduction et trouver une place dans les cours consacrs la thorie
dans les facults qui forment les traducteurs et dans les programmes
de translation studies. D ans ces contextes institutionnels, une
traduction qui met en uvre des stratgies abusives pourrait bien
apporter des changements parce que l, elle pourrait solliciter
l'interprtation, dclenchant un dbat qui finirait par englober les
institu-tions mmes dans lesquelles elle circule.
Quels sont les changements institutionnels, alors, qui peuvent
ven-tuellement tre prvus partir de la traduction abusive d'une
confrence de D errida pour un public acadmique? Le premier et
peut-tre le plus crucial est une visibilit accrue pour le
traducteur et l'acte de la traduction. En optant pour une fidlit au
texte franais qui abuse de l'usage courant de l'anglais et d'un
manuel de style qui fait autorit, en ne respectant pas les choix
que les traducteurs prcdents des textes de D errida ont faits pour
ses notions cls, une traduction met en avant ses propres stratgies
discursives et exige de ce fait d'tre lue comme une traduction,
comme un texte qui est relativement autonome par rapport au texte
dont il relve. Dans les cultural studies, cette visibilit accrue
peut modifier les pratiques interprtatives en enjoignant les
universitaires appliquer sur les traduc-tions des formes
interrogatives de lecture qui sont maintenant couramment appliques
aux textes littraires et philosophiques ou aux autres produits
culturels. Dans les translation studies, une stratgie discursive
plus visible peut modifier la recherche en traduction et la
formation des traducteurs en enjoignant les chercheu rs et les
enseignants tre plus rceptifs aux pratiques de traduction
innovatrices et remettre en question la valeur norme qui continue
tre donne aux notions non critiques de fluidit et d'quivalence.
Cependant, ces changements supposent qu'une approche trs
diff-rente sera adopte pour l'interprtation des textes thoriques en
traduc-tion. L'approche qui prvaut actuellement est de lire la
thorie traduite pour sa signification en la rduisant soit une
exposition d 'arguments, soit un compte-rendu de ses apories
conceptuelles, ou les deux, l'un aprs l'autre . Cette approche
communicative, quoique ncessaire dans le trai-tement de tout texte,
suppose la notion simpliste de voir la traduction comme un
transfert smantique rgulier. Et en effet, de telles approches
-
158 LAWRENCE VENUTI
sont suggres par une traduction fluid e qui fait disparatre, dan
s un texte tranger, la mdiation du travail de rcriture du
traducteur dans une langue diffrente pour une culture diffrente.
Une traduction qui poursuit une fidlit abu sive rsiste cette
illusion en dirigeant l'attention du lecteur sur ce qui dpasse la
mise en place de l'quivalence smantique par le traduc-teur. Certes,
toute traduction produit un excs : une quivalence sman-tique doit
tre tablie en dployant des dialectes et des regis tres, des styles
et des discours qui s'a joutent au texte en langue trangre et le
modifient, parce que ces procds ne fonctionnent que dans la langue
et la culture d 'accueil , ce qui rend le texte tranger
intelligible en le reliant l'usage de la langue et aux traditions
culturelles des lecteurs et, ainsi, limitent et ex-cluent les
traditio ns et les usages trangers. Pourtant, seule une traductio n
d 'une fid lit abusive met en avant - en les dfi ant - ses condi
tions lin-guistiques et culturelles, ce qui comprend la langue d
'instruction et la recherche dans l'institution acadmique o l' in
te rprtatio n a lieu. D e toute vidence, cette forme de lecture de
la thorie traduite ncessite une cer-tai ne connaissance des langues
et cultures trangres, mais cette connais-sance n'es t pas suffi
sante : le lecteur doit l'utili ser pour interroger les ma-triaux
linguistiques et culrurels sur lesquels le traducteur a trava ill
po ur rcrire le tex te dans la langue d 'accueil .
Aux tats-Unis, une pratique de la traduction plus visible peut
pointer vers la dominatio n globale de l'anglais qui prvaut dans
l'enseignement et la recherche. Une traduction anglaise qui rend
les lecteurs conscients de ses abus, savoir sa transformatio n du
dialecte standard actuel dans son travail d 'interrogatio n su r un
texte tranger en particulier, permettra d'ex-poser les limitations
et les exclusions de la langue traduisante montrant qu e l' anglais
est une notion idaliste qui cache une varit d 'anglais or-donns
hirarchiquement selon le pouvoir et les valeurs, pour cette langue,
mais auss i pour toutes les autres langues du monde. Ainsi, une
pratique de la traductio n peut transformer l' in terprtation des
textes traduits en un acte de prise de conscience gopolitique. E n
favorisant l'volution des techniques pdagogiques et des mthodes de
recherche, la traductio n plus visible constitue un moyen concret
de forcer une rfl exion critique l'int-rieur des cultural studies
et des translation studies, les ouvrant aux asymtries mondiales
dans lesquelles elles sont situes et avec lesquelles -dans leur
usage de l'anglais - ell es sont complices. Une pratique de la
traduction
TRADUIRE DERRIDA SUR LA TRADUCTION .. . 159
peut non seulement faire avancer des thories de la cul ture et .
de la tra-duction, mais se joindre elles pour une comprhension
politiquement o riente qui peut potentiellement tendre leur
influence au-del des insti-tutions acadmiques dans lesquelles ces
thories sont loges . Il ne s'agit pas de dire que la traduction, en
particulier la traduction des textes tho-riques spcialiss, peut
changer le monde d 'une quelconque manire. Au contraire, le fait
est que la traduction peut tre pratique, l'intrieur de nombreux
genres et types de textes, de manire rendre leurs lecteurs
conscients des hirarchies sociales dans lesquelles les langues et
les cultures sont positionnes . Et avec cette prise de co nscience,
les diffrentes insti-tutions qui utilisent et soutiennent la
traduction, notamment les maisons d'dition, les universits et les
organismes gouvernementaux, peuvent mieux dcider comment rpondre
aux effets culturels et sociaux qu 'entrane la domination mondiale
de l'anglais86.
86 Cet essai a bnfici des commentaires de Kathleen Davis, Carol
Maier, Daniel O 'Hara et Daniel Simeoni. Je remercie Annie Brisset
et Peter Bush pour m'avoir permis d'en pr-senter une bauche a un
public de l'Amrique du N ord et du Royaume-Uni. N .d .T. : Je tiens
remercier Caroline Mangerel pour son aide dans la rvision apporte
ce texte. videmment, je demeure le seul responsable de la traductio
n.
Venuti L, R Lemieux-Traduire DerridaVenuti L, R Lemieux-Traduire
Derrida_0001