Aaron qui adresse ensuite ses propos agrave Pharaon Ce qui place Moiumlse en position de
laquo Souverain (eacutelohim) raquo et Aaron en position de laquo prophegravete raquo
laquo Vois je trsquoai placeacute comme Souverain vis-agrave-vis de Pharaon et ton fregravere Aaron sera ton
Rachi deacuteveloppant la traduction arameacuteenne drsquoOnkelos commente ces deux assertions
laquo Je trsquoai placeacute comme Souverain vis-agrave-vis de Pharaon raquo comme un juge et un dirigeant afin
laquo [Aaron] sera ton prophegravete raquo comme le traduit Onkelos il laquo sera ton traducteur raquo Lrsquousage
du terme laquo propheacutetie raquo requiert ainsi toujours qursquoun homme srsquoexprime publiquement et fasse
entendre au peuple des remontrances le mot provient de la racine laquo lrsquoeacutenonciation des
Rachi utilise un mot en vieux franccedilais pour rendre le terme laquo prophegravete raquo et
laquo traducteur raquo identifieacute par Mocheacute Katacircn comme exprimant soit lrsquoaction de laquo plaider raquo soit
lrsquoaction de laquo precirccher raquo1 LorsqursquoOnkelos et Rachi utilisent le terme de laquo traducteur raquo ils ont
probablement agrave lrsquoesprit le statut particulier du (mitourgueacutemacircn) dans le Talmud Agrave
lrsquoeacutepoque des Amoraiumlm ce personnage eacutetait avant tout le porte-parole public de la parole des
disciples des sages Il nrsquoeacutetait pas requis drsquoun disciple des sages de savoir parler en public il
se contentait de murmurer agrave son (mitourgueacutemacircn) et celui-ci adressait ensuite cette
parole agrave lrsquoassistance Traduire nrsquoeacutetait donc pas neacutecessairement son activiteacute principale au sens
drsquoun interpregravete moderne traduisant au fur et agrave mesure les paroles de lrsquoorateur dans la langue
de lrsquoassistance Son rocircle eacutetait drsquoabord de servir drsquointermeacutediaire entre le sage qui nrsquoest pas un
orateur et lrsquoassistance Dans le verset biblique citeacute il est donc reacutepondu agrave Moiumlse qui se plaint
de nrsquoavoir aucun talent oratoire qursquoAaron sera son laquo orateur raquo Le principe des Targoumim
(traductions de la Bible en arameacuteen) relegraveve de cette cateacutegorie porter la parole biblique agrave
lrsquoassistance ecirctre lrsquoorateur du texte Le passage drsquoune langue agrave une autre nrsquoest qursquoun aspect de
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
70
Ce passage aide agrave deacuteterminer la scegravene laquo propheacutetique raquo construite par la traduction
lorsqursquoelle se substitue agrave lrsquooriginal Elle en montre aussi lrsquoexcegraves et la folie Certes le seul
laquo prophegravete raquo agrave proprement parler agrave lrsquoeacutecoute de la parole divine est Moiumlse Mais ce prophegravete
a besoin drsquoun laquo second rocircle raquo exposant et traduisant ses paroles pour les faire entendre agrave leur
destinataire Tel est lrsquoemploi de lrsquoorateur il exprime publiquement une parole profeacutereacutee
discregravetement de faccedilon personnelle et priveacutee Associeacutee agrave lrsquoactiviteacute du traduire cette situation a
des conseacutequences immenses Et lrsquoeacutepithegravete de laquo prophegravete raquo accordeacutee agrave Aaron mecircme en second
rocircle reste exacte Cependant dans la litteacuterature heacutebraiumlque ce modegravele relegraveve uniquement de
lrsquooraliteacute vivante et immeacutediate non du rapport au texte La scegravene biblique puis talmudique sur
laquelle lrsquoorateur (mitourgueacutemacircn) exerce sa fonction est une scegravene agrave deux personnages Le
sage ou le prophegravete de Dieu srsquoadresse agrave lrsquoorateur dans une conversation priveacutee et ce dernier
articule cette parole ou cet eacutechange en un discours public Il ne se produit ni substitution ni
comparaison puisque les paroles nrsquoont pas lieu sur le mecircme terrain Et si le sage ou le
prophegravete de Dieu ne reconnaicirct pas son enseignement dans le discours de lrsquoorateur il peut lui
communiquer ses doutes agrave tout instant Inversement lrsquoorateur peut srsquoenqueacuterir de preacutecisions
aupregraves du sage ou du prophegravete Telle est la scegravene vivante drsquoune traduction orale Mais si lrsquoon
substitue agrave cette scegravene celle de la traduction au sens moderne du terme heacuteriteacutee des Septante et
renforceacutee par la diffeacuterence des systegravemes drsquoeacutecriture il ne reste plus rien de cette divergence
des terrains lrsquoun priveacute lrsquoautre public Supposons la preacutesence conjointe de deux textes face agrave
face comme dans une eacutedition bilingue qui serait la forme la plus proche de la scegravene biblique
et talmudique nul ne songerait un instant que ces deux textes obeacuteissent agrave des reacutegimes de
parole distincts lrsquoun drsquoordre priveacute et lrsquoautre drsquoordre public La notion mecircme de laquo parole
priveacutee raquo eacutecrite est incompreacutehensible dans un systegraveme alphabeacutetique puisque par deacutefinition
tout le monde peut y avoir accegraves En reacutealiteacute dans le cadre drsquoune traduction alphabeacutetique le
face agrave face des deux textes nrsquoest qursquoune image sans conseacutequence Les deux textes font
pareillement face au lecteur ils semblent srsquoadresser agrave lui sur le mecircme mode mais en des
langues et des eacutecritures diffeacuterentes Alors qursquoen veacuteriteacute lrsquoheacutebreu et le grec ne srsquoadressent pas
du tout au lecteur de la mecircme faccedilon et que lrsquoimage mecircme drsquoun texte bilingue est une fiction
grecque Car le grec laquo parle raquo au lecteur et il est censeacute dire la mecircme chose agrave tous ses lecteurs
eacuteventuels tandis que lrsquoheacutebreu laquo ne parle pas raquo crsquoest au lecteur de le faire parler dans un
eacutechange forceacutement personnel et singulier Seule une penseacutee eacutelaboreacutee dans le cadre des
systegravemes alphabeacutetiques confondant degraves lors lrsquoeacutecriture et la voix peut imaginer que ces deux
laquo textes raquo sont de lrsquoordre du laquo comparable raquo Il faut comme Philon penser lire et eacutecrire en
grec pour imaginer sincegraverement que les traducteurs de la Septante seraient des hieacuterophantes et
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
71
des prophegravetes et confondre ainsi les deux sens (Dieu et prophegravete) les deux niveaux (Moiumlse et
Aaron) et les deux reacutegimes de parole (priveacutepublic) que la scegravene biblique distingue Dans le
cadre drsquoune civilisation alphabeacutetique il nrsquoy a pas de place pour un second rocircle Ce nrsquoest pas la
notion de porte-parole qui pose problegraveme car telle est bien la tacircche du Mitourgueacutemacircn Crsquoest
le fait structurel que tout porte-parole devient le substitut du premier Une fois la situation
biblique transposeacutee dans un exercice drsquoeacutecriture le traducteur naturellement porte-parole de
lAuteur devient deacutesormais sa seule Voix Et puisque tout texte nrsquoest qursquoune laquo voix eacutecrite raquo
cela signifie qursquoil peut se substituer inteacutegralement agrave lui la sphegravere priveacutee abolie Aaron prent
symboliquement la place de Moiumlse telle la langue de traduction se substituant agrave lrsquoheacutebreu Et
tel est selon lrsquoexpression de P Legendre le mode oraculaire sous lequel le traducteur adresse
ses assertions au lecteur ignorant il est prophegravete au premier degreacute Telle eacutetait sans doute la
dynamique de lecture qui inspira les manœuvres institutionnelles de Ptoleacutemeacutee agrave Justinien et
qui les rendit possibles Lrsquoinstitution de la Septante comme œuvre originelle effaccedilant toute
trace de sa secondariteacute nrsquoaurait pas eacuteteacute possible sans le systegraveme alphabeacutetique Telle est aussi
la symbolique sous-jacente agrave la laquo construction du comparable raquo deacutefendue par P Ricœur
Tandis que selon la tradition deacutecriture de la Torah on ne peut confondre les plans de la
parole et de lrsquoeacutecriture Il ne saurait y avoir aucune ambiguiumlteacute lire interpreacuteter et traduire la
Torah sont agrave mettre entiegraverement au compte de celui qui la reccediloit Nul autre ne parle et ne porte
la parole du texte que le lecteur attacheacute agrave le deacutechiffrer et agrave le dire En heacutebreu il nrsquoexiste aucun
moyen de transposer la scegravene biblique sur le terrain de lrsquoeacutecriture crsquoest-agrave-dire de faire succeacuteder
agrave la Bible une laquo œuvre traduite raquo Car drsquoune part aucune traduction aussi geacuteniale soit-elle
dans sa substance ne deacutepasse le plan drsquoune simple hypothegravese de lecture Toute traduction
drsquoun texte biblique doit assumer nrsquoecirctre qursquoun second rocircle organe de diffusion publique
simple intermeacutediaire Drsquoautre part pour ecirctre fidegravele agrave lrsquooriginal une traduction devrait
neacutecessairement travailler agrave son propre effacement afin de laisser la parole au lecteur Cest le
caractegravere le plus eacutenigmatique de la Torah en ce qui sy joue une autre notion de
lenseignement que celle quon attend dordinaire dun livre aujourdrsquohui Car on srsquoen doute la
configuration mateacuterielle du rapport eacutecriturelecture deacuteploie neacutecessairement ses effets dans la
forme stylistique et litteacuteraire de toutes les assertions qui srsquoy inscrivent Lrsquoactiviteacute de lecture
dans la tradition heacutebraiumlque ne srsquoarrecircte pas au deacutechiffrement du texte au jugement sur
lrsquoarticulation mateacuterielle des signes Une fois cette position adopteacutee et puisqursquoelle est toujours
preacutesupposeacutee du lecteur elle est aussi attendue de lui sur le plan seacutemantique Les deux plans
phoneacutetiques et seacutemantiques sont indissociables On ne saurait degraves lors comparer la lecture
grecque de la Bible et sa lecture heacutebraiumlque Agrave la simple question la plus ordinaire que lrsquoon
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
72
puisse poser agrave lrsquoendroit du laquo message du texte raquo mdash laquo que dit tel ou tel passage du texte raquo mdash
les cultures grecques et heacutebraiumlques reacutepondront rarement (ou jamais) la mecircme chose Pour la
simple raison qursquoen heacutebreu ce que dit le texte deacutepend de celui qui le lit Tandis que le texte en
grec puis en latin puis dans les diffeacuterentes langues europeacuteennes est deacutejagrave en soi une lecture
dont la loi et le destin est drsquoecirctre toujours surdeacutetermineacutee Parce que depuis la Septante une
Bible traduite en langue europeacuteenne preacutetend deacutelivrer deacutejagrave le message de Dieu1
Lrsquoappropriation
Revenons agrave la thegravese de Paul Ricœur Force est de constater qursquoelle ignore spontaneacutement et
sans appel le reacutegime particulier de lrsquoeacutecrit dans la tradition heacutebraiumlque Elle srsquoenracine drsquoembleacutee
dans la culture grecque elle raisonne sans le savoir comme si depuis toujours le grec avait
supplanteacute lrsquoheacutebreu Du coup Paul Ricœur laquo oublie raquo systeacutematiquement la fonction de la
tradition orale (tradition de lecture et drsquointerpreacutetation) et sa relation singuliegravere et
fondamentale agrave lrsquoeacutecrit La traduction drsquoune œuvre supposerait une transposition de texte agrave
texte comme si entre les cultures le rapport du sujet agrave lrsquoeacutecrit eacutetait fonciegraverement le mecircme
Comme si laquo lire raquo un texte eacutetait un pheacutenomegravene fonciegraverement un et identique en toute forme de
culture malgreacute lrsquoaffrontement des civilisations que la Novelle 146 de Justinien met en scegravene
Il suffirait alors de laquo deacuteplacer raquo lrsquoobjet dans la fiction drsquoun passage entre les langues il se
deacutemateacuterialisait soudain pour se mateacuterialiser agrave nouveau sous une autre forme Car lrsquoanalogie
est objective elle eacutepargne un questionnement sur le sujet biceacutephale qui opegravere la
transformation Elle preacutesume une identiteacute structurelle qui assurerait au texte une fonction une
et identique dans toutes les cultures Donc le sujet nrsquoest pas en question ni le sujet traduisant
ni le sujet lisant Deacuteplacement drsquoun texte drsquoune langue agrave une autre par construction du
comparable mais sans que le sujet srsquoen trouve lui-aussi deacuteplaceacute Le meacutecanisme analogique
preacutesuppose que le rapport du lecteur au livre reste fonciegraverement inchangeacute Comme si lire la
Bible en grec ou en heacutebreu nrsquoeacutetait qursquoune question de laquo langue raquo dans laquelle le texte se dit
et se lit Crsquoest la loi de lrsquoanalogie Elle repose forceacutement sur la fixiteacute drsquoun terme tiers pivot de
la transformation et de la construction le sujet lecteur qui reste un et inchangeacute drsquoune langue
1 Jrsquoajoute ici une remarque preacuteparatoire Ce mode drsquoenseignement singulier ne reste pas uniquement dans la
Bible agrave lrsquoeacutetat de preacutesupposeacute implicite Certains textes de la litteacuterature biblique sont deacutejagrave une reacuteflexion explicite sur ce mode de lecture de jugement et de penseacutee Agrave ma connaissance lrsquoouvrage biblique qui par excellence met en scegravene directement la question de la lecture du jugement et de lrsquointerpreacutetation et qui en deacuteploie les enjeux est preacuteciseacutement le livre Michleacute On espegravere montrer que cet ouvrage est agrave prendre comme un veacuteritable laquo traiteacute de la meacutethode raquo agrave lrsquointention du lecteur-interpregravete de la Bible En particulier la notion de laquo parabole raquo qui est au cœur de son mode drsquoenseignement et qui associe laquo lecture raquo laquo traduction raquo et laquo interpreacutetation raquo permet de repenser entiegraverement la notion de laquo veacuteriteacute raquo de lrsquoeacutecriture
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
73
agrave lrsquoautre Agrave quel titre sinon user drsquoune laquo comparaison raquo entre lrsquoœuvre et sa traduction Seul
pivot ineacutebranlable seul axe inchangeacute le lecteur ou le traducteur est placeacute hors du champ son
œil unique voit tout lrsquooriginal et sa traduction faisant face au livre il reconnait et construit le
comparable Il y faut une seule condition que lrsquoexercice de lecture de la Bible en heacutebreu soit
dans son principe et son application le mecircme qursquoen grec ou en latin Or ce nrsquoest pas le cas
Ce nrsquoest aucunement par hasard qursquoun philosophe chreacutetien se reacuteclame drsquoune construction
du comparable et qursquoil mobilise ainsi une doctrine de lrsquoanalogie La conclusion de ses
confeacuterences montre lrsquoenjeu du principe de la laquo construction du comparable raquo Par un de ces
deacutetours inconscients qui subvertit la parole drsquoun sujet mecircme instruit par Freud Paul Ricœur
conclut sa reacuteflexion par une reacuteveacuterence obligeacutee agrave la traduction canonique de la Bible Dans ses
remarques sur la traduction en grec puis en latin puis en allemand de lrsquoantique texte
heacutebraiumlque on sent que lointain eacutecho de la Novelle de Justinien quelques comptes se regraveglent
encore Je cite un court passage dans lequel chaque assertion chaque mot est chargeacute drsquoune
deacutecision capitale sur la signification drsquoun eacutecrit
Grandeur de la traduction risque de la traduction trahison creacuteatrice de loriginal
appropriation eacutegalement creacuteatrice par la langue daccueil construction du comparable Mais
nrsquoest-ce pas ce qui eacutetait arriveacute agrave plusieurs eacutepoques de notre propre culture lorsque les
Septante ont traduit en grec la Bible heacutebraiumlque dans ce que nous appelons laquo la Septante raquo et
que peuvent agrave loisir critiquer les speacutecialistes de lheacutebreu seul Et saint Jeacuterocircme reacutecidive avec la
Vulgate construction drsquoun comparable latin Mais avant Jeacuterocircme les Latins avaient creacuteeacute des
comparables en deacutecidant pour nous tous que arecirctecirc se traduisait par virtus polis par urbs et
politegraves par civis Pour rester dans le domaine biblique on peut dire que Luther a non
seulement construit un comparable en traduisant en allemand la Bible en la laquo germanisant raquo
comme il osait dire face au latin de saint Jeacuterocircme mais quil a creacuteeacute la langue allemande
comme comparable au latin au grec de la Septante et agrave lheacutebreu de la Bible1
Le style de la premiegravere phrase est hautement signifiant Le balancement rheacutetorique de la
premiegravere partie (laquo Grandeur de la traduction risque de la traduction raquo) produit un effet
litteacuteraire de symeacutetrie Chaque eacuteleacutement semble conserver son poids intact Mais la suite senseacute
deacutevelopper ce balancement rompt deacutefinitivement lrsquoeacutequilibre laquo Trahison creacuteatrice de
loriginal appropriation eacutegalement creacuteatrice par la langue daccueil raquo Certes laquo trahison
creacuteatrice raquo reste encore ambigu mais parler laquo [drsquo] appropriation (hellip) par la langue daccueil raquo
ne lrsquoest plus du tout La conclusion ne souffre pas de doute srsquoil y a bien un laquo risque de la
1 Cf Op cit p 66-67
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
74
traduction raquo celui-ci loin de compromettre lrsquooriginal rejaillit sur lui pour lrsquoenvelopper dans
le mouvement drsquoune renaissance Aucune heacutesitation nrsquoeffleure la conclusion sur la leacutegitimiteacute
du texte produit Le deacuteplacement de lrsquoobjet biblique de lrsquoheacutebreu au grec puis au latin puis agrave
lrsquoallemand nrsquoest eacutevidemment pas une pacircle imitation de lrsquooriginal eacuteternel symptocircme du
manque travaillant la copie menaceacutee intrinsegravequement drsquoinauthenticiteacute Crsquoest une
laquo appropriation raquo sans reste Lrsquoappropriation redeacutefinit son objet car elle en est devenue
leacutegitimement maicirctresse Cette conclusion demeure au fond une eacutenigme dans le propos de
Paul Ricœur Car le projet drsquoune laquo construction du comparable raquo ne peut conduire ni mecircme
laisser preacutesager que le laquo comparable raquo ainsi construit constituerait une appropriation et une
redeacutefinition de lrsquooriginal Par ces mots Paul Ricœur deacuteborde en reacutealiteacute la simple loi de
lrsquoanalogie Dans une analogie et preacuteciseacutement dans son sens theacuteologique lrsquoanalogue ne
srsquoapproprie jamais son origine Il reproduit une relation entre deux termes sur un plan distinct
et diffeacuterent du plan original1 La traduction par un glissement symptomatique est devenue
la captation de lrsquooriginal On reconnaicirct le principe de lrsquointerpreacutetation chreacutetienne des Eacutecritures
inspireacute par le modegravele du verus israel Mais surtout me semble-t-il on reconnaicirct lrsquoinitiative de
Ptoleacutemeacutee et sa leacutegitimiteacute talmudique limiteacutee mais reacuteelle selon laquelle la Septante a rang
drsquolaquo eacutecrit raquo qui rend les mains impures Mecircme si logiquement un eacutecrit nrsquoest pas forceacutement
censeacute en remplacer un autre et que lrsquoheacutebreu et le grec auraient pu pris ensembles constituer
une autre dynamique culturelle et produire ainsi un autre monde et une autre histoire et
mecircme si dans lrsquoesprit des maicirctres du Talmud il nrsquoeacutetait pas question que la Torah heacutebraiumlque
soit refouleacutee par le grec et oublieacutee quoi qursquoil en soit la Septante a rendu cette entiegravere
substitution possible agrave tous eacutegards agrave deacutefaut drsquoecirctre entiegraverement leacutegitime Certes puisque la
position de la Septante comme laquo eacutecrit raquo est reconnue du Talmud la possibiliteacute que ce texte
srsquooffre de lui-mecircme de faccedilon autonome comme un fondement original et une parole
originelle lrsquoest aussi Mais mecircme dans ces conditions et mecircme lorsque la logique de la
substitution deacuteborde et efface celle de la compleacutementariteacute et de la secondariteacute captation et
appropriation restent encore illeacutegitimes Effacer la secondariteacute inheacuterente au traduire est une
chose crsquoest un fait institutionnel reconnu par le Talmud agrave la Septante dans le cadre du
1 Le modegravele matheacutematique de lrsquoanalogie est que A est B ce que C est D Crsquoest selon ce principe qursquoest
construite lrsquoanalogie entre Dieu et lrsquohomme dans la theacuteologie chreacutetienne Ainsi les mecircmes noms et les mecircmes qualiteacutes (veacuteriteacute justice puissance etc) sont-ils attribueacutes agrave Dieu et aux hommes par analogie on dit par exemple de Dieu qursquoil est laquo bon raquo par analogie avec la bonteacute que lrsquoon rencontre chez les hommes Mais la relation de Dieu aux laquo choses raquo deacutesigneacutees par ces noms conserve toujours sa prioriteacute et son exemplariteacute Au niveau humain vertu veacuteriteacute puissance etc nrsquoont qursquoune valeur deacuteriveacutee et secondaire Lrsquoorigine reste eacutetrangegravere agrave toute captation La laquo bonteacute raquo divine reste donc incommensurable agrave la laquo bonteacute raquo humaine Voir agrave ce sujet la discussion de Jean-Luc Marion Sur la theacuteologie blanche de Descartes PUF 1991 en particulier la premiegravere partie sur laquo lrsquoanalogie perdue raquo
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
75
judaiumlsme synagogal preacutetendre comme Justinien que la laquo veacuteriteacute raquo du texte biblique
appartient deacutesormais agrave la traduction grecque en est une autre Or crsquoest lagrave que gicirct tout le
problegraveme Sous le couvert du comparable dont on sait maintenant qursquoil nrsquoa rien drsquoune
doctrine de la traduction mais qursquoil relegraveve de lrsquohistoire des institutions religieuses et
politiques1 se produit une captation qui ne chagrine que laquo les speacutecialistes de lheacutebreu seul raquo
Intercepteacute par la traduction un autre est neacute et a leacutegitimement pris la place de lrsquoancien le
laquo vieux raquo est mort et la traduction de la Bible est heacuteritage2
Je relegraveve cette phrase dont la porteacutee deacutepasse de loin le sentiment que lrsquoauteur croit en
avoir laquo la Septante (hellip) que peuvent agrave loisir critiquer les speacutecialistes de lheacutebreu seul raquo Le
choix des mots et de la syntaxe laisse recircveur Lrsquoassertion souligne lrsquoincomparable de la
traduction au deacutetriment de lrsquooriginal qui apregraves coup ne peut plus inteacuteresser personne Elle se
deacutepose dans la conclusion comme un vecirctement mortuaire un linceul recouvrant le cadavre de
lrsquooriginal Car deacutesormais apregraves la Septante la diffeacuterence avec lrsquooriginal nrsquoest qursquoaffaire des
laquo speacutecialistes de lrsquoheacutebreu raquo Ougrave sont passeacutes les geacuteneacuterations drsquoeacuterudits (juifs ou chreacutetiens)
disseacutequant commentant amplifiant traduisant la Bible heacutebraiumlque Agrave quelles vaines œuvres
ont-ils consacreacutes leur temps Ougrave srsquoest enfui le peuple pour qui lrsquooriginal est reacutesolument son
affaire Dans quel abime se sont deacutefinitivement effondreacutees la culture et la civilisation dont la
Bible heacutebraiumlque est le pivot et le moteur On a le sentiment que tel Justinien Paul Ricœur
leacutegifegravere par deacutecret indiffeacuterent au destin des peuples tout convaincu qursquoil est de la veacuteriteacute de la
doctrine finale Le petit mot laquo seul raquo est saisissant Il est eacutecrit au singulier Paul Ricœur ne
dit pas que seuls les speacutecialistes de lrsquoheacutebreu seraient chagrineacutes par la traduction de la
Septante Il dit que la critique agrave lrsquoeacutegard des traductions de la Bible provient du fait que ces
laquo gens raquo ne sont speacutecialistes que de laquo lrsquoheacutebreu seul raquo Auraient-ils connus intimement drsquoautres
langues ils auraient reconnus au minimum le comparable de lrsquooriginal dans les langues
grecques latines et allemandes Ils auraient su alors qursquoil nrsquoy avait pas vraiment matiegravere agrave
critiquer Car la traduction est laquo bonne raquo Crsquoest donc par ignorance qursquoils pegravechent Srsquoils
savaient ils reconnaicirctraient leur bien et ils admettraient lrsquoeacutevidence Alors qursquoen reacutealiteacute cette
laquo eacutevidence raquo nrsquoest que lrsquoeacutecho de la longue histoire des traductions institueacutees de la Bible
1 Connaissant le nombre des traductions de la Bible on ne peut tenir pour contingent le fait que P Ricoeur
nrsquoait retenu comme litteacuterairement pertinentes que les traductions politiquement et religieusement institueacutees au titre de lrsquoexpression directe de la parole de Dieu (Septante Vulgate Luther)
2 Sur la confusion entre traduction et texte inspireacute voir aussi les remarques drsquoHenri Meschonnic Poeacutetique du traduire p 38-39
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
76
rapporteacutees toujours agrave un credo Septante Vulgate Luther (et la King James Version dont
jrsquoignore pourquoi elle nrsquoest pas retenue par P Ricœur)
Ce jugement a lrsquoavantage de poser le problegraveme radicalement Car au fond crsquoest le principe
mecircme de la traduction laquo bonne raquo qursquoil faut reacutevoquer Lrsquoideacutee de la construction du comparable
peut servir ici preacuteciseacutement de fil conducteur Dans des champs linguistiques et culturels
voisins la thegravese peut faire illusion Car une fois produite dans une eacutecriture la traduction peut
preacutetendre repreacutesenter (voire deacutepasser) lrsquooriginal Elle peut laisser croire qursquoelle a reacutealiseacute
lrsquoimpossible substitution des eacutecritures qursquoelle nrsquoest pas ni nrsquoa jamais eacuteteacute que la lecture drsquoun
individu singulier mais qursquoelle srsquoest hisseacutee agrave son tour au rang drsquoœuvre eacutecrite publique et
non priveacutee comparable agrave lrsquooriginal En reacutealiteacute comme le rappelait H Meschonnic1 on ne lit
jamais Spinoza ni la Bible en franccedilais cela nrsquoest qursquoun mirage on lit une traduction qui est
un acte de langage en tant que tel Mais pris dans le mirage de lrsquoœuvre litteacuteraire plus encore
si elle est reacuteussie le lecteur presseacute imagine traverser drsquoune traite la frontiegravere des langues et se
saisir en franccedilais drsquoune œuvre eacutecrite dans une autre langue En reacutealiteacute cette meacuteprise est
impossible aux laquo speacutecialistes de lrsquoheacutebreu raquo et plus encore srsquoils pratiquent intimement une
autre langue Dans le champ de la litteacuterature biblique aucune traduction ne peut eacutechapper au
fait mateacuteriel qursquoelle est drsquoabord avant mecircme de passer la frontiegravere des langues une
laquo lecture raquo du texte La traduction en tant que telle relegraveve de lrsquooraliteacute non de lrsquoeacutecrit Elle
accompagne le texte biblique mais elle ne peut srsquoy substituer Le fait que dans lrsquohistoire du
judaiumlsme elle se preacutesente depuis longtemps comme un texte reacutedigeacute ne change pas sa nature
Un midrach un commentaire se preacutesentent aussi aujourdrsquohui comme des eacutecrits Ce nrsquoest pas
le support qui compte mais la position de suppleacutement agrave lrsquoeacutegard du texte biblique Certes la
mise par eacutecrit de lrsquooraliteacute nrsquoest pas un eacutepipheacutenomegravene de lrsquohistoire du judaiumlsme Mais il
nrsquoempecircche que la relation drsquoune traduction agrave lrsquooriginal continue de srsquoapparenter au genre du
commentaire et du midrach Lrsquoobjet produit par lrsquoacte de traduire la Bible en lrsquoeacutecrivant nrsquoest
donc en rien laquo comparable raquo au texte eacutecrit Cela ne tient pas au privilegravege drsquoun texte et drsquoune
langue qui transcenderaient agrave jamais toute traduction deacutefinitive mais agrave lrsquoorganisation du
champ de la lecture et de lrsquoeacutecriture dans la tradition juive Crsquoest-agrave-dire au fait patent que le
texte biblique est systeacutematiquement soutenu et accompagneacute drsquoune oraliteacute Dans le champ
heacutebraiumlque proprement dit il va de soi que la traduction appartient agrave lrsquooraliteacute Elle srsquoajoute au
texte eacutecrit elle est lrsquoune de ses lectures possibles mais elle ne peut ni le concurrencer ni le
trahir ni encore moins se comparer agrave lui Il ne srsquoagit pas drsquoune thegravese laquo religieuse raquo ou drsquoune
1 Cf Poeacutetique du traduire Henri Meschonnic Verdier 1999 p 21
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
77
preacutevention ideacuteologique mais de la mateacuterialiteacute mecircme des signes et de leur reacutegime drsquoeacutecriture
Si aux yeux des maicirctres du Talmud la Septante srsquoexcepte de ce rapport ce nrsquoest pas gracircce agrave
la qualiteacute litteacuteraire de sa traduction ni par sa veacuteriteacute intrinsegraveque ce nrsquoest pas parce qursquoelle
soutiendrait valablement la comparaison avec la Bible heacutebraiumlque crsquoest parce qursquoagrave lrsquoinitiative
drsquoun roi construisant autour drsquoelle la citadelle de soixante-dix anciens image directe du
Sanheacutedrin de Jeacuterusalem et promulgant leur œuvre dans son empire elle a pris rang drsquoeacutecrit
sacreacute Certes les modifications litteacuteraires eacutevoqueacutees par le traiteacute Meacuteguila (plus haut)
renforccedilant lrsquouniteacute de la doctrine ne comptent pas pour rien dans ce transfert drsquoeacutecriture Mais
preacuteciseacutement ils deacutenoncent agrave lrsquoavance toute forme de comparaison La veacuteriteacute de la thegravese de P
Ricœur ne reacuteside pas malgreacute ce qursquoil en dit dans le cadre litteacuteraire ougrave se deacuteploie le talent
creacuteatif et linguistique des hommes Elle reacuteside dans le cadre institutionnel judeacuteo-alexandrin
qui confegravere agrave un suppleacutement la valeur drsquoune origine Crsquoest ce statut drsquooriginariteacute qui fait qursquoagrave
rebours on peut ensuite observer lrsquoorigine effaceacutee drsquoun regard supeacuterieur et glaceacute Lrsquohistoire
des traductions de la Bible agrave laquelle se reacutefegravere P Ricœur est loin drsquoecirctre une histoire litteacuteraire
Elle scande les grands moments institutionnels de lrsquohistoire politique et religieuse de
lrsquooccident Je ne crois pas que le Talmud en aurait pris acte de la mecircme faccedilon qursquoil a conceacutedeacute
rang drsquoeacutecrit agrave la Septante Il faudrait discuter longuement le privilegravege accordeacute agrave la langue
grecque dans le Talmud1 et lrsquoassocier agrave lrsquoinitiative politique de Ptoleacutemeacutee Mais quoi qursquoil en
soit les versions latines et allemandes ne sont pas le fait drsquoun haut tribunal de sages drsquoIsraeumll
Le privilegravege royal ou pontifical ne suffit pas Mecircme si lrsquoon peut contester le privilegravege accordeacute
agrave la doctrine sur la lettre heacutebraiumlque par le Sanheacutedrin (ou pseudo-Sanheacutedrin) agrave lrsquoorigine de la
Septante cela ne rend pas toutes les formations doctrinales laquo comparables raquo Les eacuteleacutements
doctrinaux que les soixante-dix sages ont choisi de mettre en valeur ne sont pas
neacutecessairement ceux que Jeacuterocircme ou Luther ont retenus Bref si dans lrsquoensemble la longue
glissade des traductions institueacutees agrave partir de la Septante est fort bien deacutecrite par P Ricœur
crsquoest au sens du prolongement drsquoun privilegravege ancien prolongement abusif pour les
speacutecialistes de lrsquoheacutebreu drsquoautant qursquoelle srsquoaccompagne historiquement drsquoune appropriation
de plus en plus forte de lrsquooriginal elle-mecircme fort bien deacutecrite aussi mais qui a toujours eacuteteacute
contesteacutee Pour comprendre lrsquohistoire des traductions de la Bible il faut articuler ensemble le
geacutenie litteacuteraire indeacuteniable de leurs auteurs avec lrsquoinscription de lrsquoœuvre dans le champ public
agrave travers la puissance politique qui deacutecregravete sa laquo veacuteriteacute raquo Il faut savoir reconnaicirctre ces
pratiques oraculaires aussi peu litteacuteraires et civiliseacutees paraissent-elles au premier abord Le 1 La difficulteacute est drsquoautant plus grande que cette langue grecque nrsquoexiste plus aux dires de Maiumlmonide
Hilkhot Teacutefiliumln 119
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
78
jugement de P Ricœur au demeurant historiquement exact ne se justifie lui-mecircme que de
participer agrave ce mode oraculaire de la veacuteriteacute Parce que sinon il serait tellement incongru qursquoil
juge de la pertinence des traductions de la Bible en ignorant tout de la Bible heacutebraiumlque et
qursquoil rembarre les speacutecialistes de lrsquoheacutebreu seul
Quelque chose nous sollicite encore cependant dans la reacuteflexion de Paul Ricœur qui ne
doit rien agrave la theacuteorie du laquo comparable raquo Dans son excegraves lorsque deacutebordant ses preacutemisses il
annonce le surgissement de la traduction il ne traite plus drsquoanalogie mais drsquo laquo appropriation raquo
Ce petit mot est plus concluant que toute theacuteorie La formule laquo appropriation (hellip) creacuteatrice
par la langue daccueil raquo touche davantage agrave lrsquoalchimie qursquoagrave la philosophie elle implique
fortement un sujet opeacuterant dans le corps de lrsquoœuvre une manipulation si profonde qursquoil y
imprime sa marque Dans certains cas il preacutetend mecircme srsquoen emparer absolument Au point
drsquoeffacer lrsquoexistence de lrsquooriginal et de se substituer agrave lui Dans drsquoautres cas son empreinte
reste secregravete mais elle est indeacuteniable Lrsquoappropriation eacutevoque la passion du traducteur dans
ce qursquoelle comporte de moins rationnelle Elle signale les grandes traductions Elle est affaire
laquo drsquointensiteacute raquo selon le mot drsquoHenri Meschonnic1 Intensiteacute drsquoune rencontre ougrave le traducteur
se surprend agrave profeacuterer comme sienne la parole de lrsquoautre En ce sens Paul Ricœur a raison de
mentionner les grandes traductions de la Bible2 On pourrait renforcer cette affirmation en
montrant que lrsquoappropriation est reacuteciproque Car le sujet traduisant nrsquoest pas moins
transformeacute par cette rencontre que lrsquoœuvre originale On pourrait mecircme agrave lrsquoimage du traduire
objectif penser rigoureusement un traduire subjectif reacuteciproque depuis le sujet original
drsquoavant la traduction au sujet transformeacute ayant traverseacute lrsquoeacutepaisseur de lrsquoœuvre agrave laquelle il a
precircteacute systeacutematiquement ses paroles les plus personnelles et qui lui reviennent ensuite
profeacutereacutees par cet Autre qui eacutepelle avec lui le texte En un sens tout cela est exact Mes
reacuteflexions me conduisent pourtant dans une autre direction tout agrave fait opposeacutee Il me semble
que lrsquoappropriation est la fin de la traduction Elle est tout le contraire drsquoun but ou drsquoune
reacuteussite elle est la limite passionnelle fusionnelle sur laquelle butent les meilleurs
traducteurs certains plus tocirct que drsquoautres Elle achegraveve la traduction non pas au sens ougrave elle
produirait un achegravevement mais au sens ougrave elle refuse drsquoavouer sa finitude Elle preacutetend
absorber envelopper et elle le fait savoir si haut et si fort qursquoelle passe pour lrsquooriginal en
1 Cf Poeacutetique du traduire p 67 2 Dans lesquelles se reconnaicirct aussi Henri Meschonnic la Septante Jeacuterocircme Luther et auxquelles il ajoute
les traducteurs de la King James Version (1611) Agrave travers ses eacuteloges on deacutecegravele aussi lrsquoambition secregravete quoique contradictoire avce sa propre doctrine de la traduction laquo en France il nrsquoy a pas eu drsquooriginal second pas de grandes traduction de la Bible raquo (ibid p40) et laquo il nrsquoy a pas de Bible franccedilaise raquo (ibid p 67)
Introduction chapitre I La traduction des eacutecrits bibliques
79
personne En reacutealiteacute lrsquoappropriation en ce qursquoelle clocircture le traduire termine la rencontre
Les grandes œuvres mobilisent la passion par deacutefinition Mais pourquoi faudrait-il que cette
rencontre srsquoachegraveve Lrsquoœuvre aurait-elle dit son dernier mot Plus rien ne retiendrait alors le
traducteur aupregraves drsquoelle il aurait fini par la dire laquo toute raquo Il me semble au moins pour la
traduction des textes heacutebraiumlques dont jrsquoai lrsquoexpeacuterience que si la traduction se termine et elle
se termine toujours (ou presque) par un reacutesultat objectif ce nrsquoest pas faute de lrsquoœuvre qui
nrsquoaurait plus rien agrave laquo dire raquo mais faute du traducteur qui nrsquoa plus rien agrave laquo entendre raquo Loin de
srsquoapproprier quelque chose il se retire alors srsquoeffaccedilant par lrsquoaveu de sa finitude preacutesente
jusqursquoagrave la prochaine rencontre Lrsquoachegravevement drsquoune traduction est une clocircture dans laquelle
le traducteur se reconnaicirct impuissant Agrave mon sens on doit mesurer la force drsquoune traduction agrave
sa capaciteacute agrave ne pas srsquoapproprier lrsquooriginal crsquoest-agrave-dire agrave la conscience qursquoelle montre
intrinsegravequement de ses limites Cette conscience aurait ducirc faire barrage agrave la chaicircne des
susbtitutions inaugureacutee par la Septante Mecircme le caractegravere drsquoœuvre eacutecrite inheacuterent au format
litteacuteraire du traduire dans la culture occidentale aurait ducirc trouver lagrave lrsquoindice irreacutepressible de
son propre balbutiement
C(AP)TRE )) LA DEacuteC)S)ON DU SENS Lorsque lrsquoon parle de la theacuteorie de la traduction cela doit srsquoentendre en deux sens Meacutediter
et interroger la possibiliteacute de la traduction comme le font par exemple Walter Benjamin et
Georges Steiner ouvre une question de droit Que faut-il supposer en droit entre les langues
pour qursquoune traduction puisse exister Comment le passage drsquoune œuvre drsquoun champ culturel
et linguistique agrave un autre est-il concevable Faut-il pour autoriser la traduction supposer une
hospitaliteacute originelle entre les langues voire une matrice linguistique commune peut-ecirctre
mecircme originaire riche de tous les systegravemes seacutemantiques et phonologiques Ou bien faut-il
admettre lrsquoextraordinaire plasticiteacute de chaque langue son potentiel polyseacutemique eacutetendu tous
azimuts qui la rend susceptible drsquo laquo absorber raquo nrsquoimporte quelle œuvre eacutetrangegravere Et dans ce
cas lrsquoeacutetrangeteacute reacutesiderait moins dans la langue de lrsquooriginal qursquoau plus profond de la langue
de reacuteception toute langue srsquoarrachant perpeacutetuellement agrave ses eacutetats et agrave ses stases pour irradier
de nouveaux champs de significations et de connotations Dans lrsquohorizon du judaiumlsme ces
reacuteflexions appartiennent au champ de la Agada soit la partie litteacuteraire et narrative du Talmud
et du Midrach La plupart des assertions agrave ce sujet se fondent sur lrsquoeacutepisode de la tour de Babel
(Genegravese 11) Lrsquoheacutebreu eacutetait-il la langue originaire de lrsquohumaniteacute comme le veut le Midrach
Rabba1 Existe-t-il un nombre fixe de langues deacuteriveacutees soit soixante-dix comme le
deacutecompte des peuples issus de Noeacute qui suit lrsquoeacutepisode en question La langue grecque est-elle
aussi comme lrsquoheacutebreu en position drsquoexception comme le suggegravere le Talmud2 Que signifie
la laquo sainteteacute raquo de la langue heacutebraiumlque3 Il faut heacutelas poser une limite ces questions
immenses ne concernent pas notre preacutesent travail Lorsque nous interrogeons la nature et les
principes de la traduction nous ne questionnons pas en philosophe ni en linguiste raisonnant
sur lrsquoecirctre et la nature de lrsquohomme et de la langue questionnant la possibiliteacute ontologique ou
anthropologique du traduire Ces domaines requiegraverent une longue reacuteflexion meacutethodologique
avant drsquoecirctre simplement parcourus Nous nous contentons de raisonner dans le champ de
lrsquoexercice du traduire constatant drsquoembleacutee sa possibiliteacute sans lrsquoentamer par une question de
1 Agrave propos de lrsquoexpression biblique laquo Toute la terre eacutetait une seule langue raquo Cf Beacutereacutechit Rabba 38 6
thegravese reprise par la plupart des auteurs de lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale tels Rachi Ibn Ezra Radak sur Genegravese 111 Voir aussi le Talmud Yeacuterouchalmi Meacuteguila 19 agrave propos de la Michna deacutejagrave citeacutee sur la traduction des eacutecrits bibliques
2 Cf Meacuteguila 8 b (deacutejagrave citeacute) et Midrach Beacutereacutechit Rabba 36 8 3 Voir entre autres Maiumlmonide Guide des eacutegareacutes III 8 et les remarques de Narsquohmanide sur Exode 3043
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
81
droit Agrave ce niveau la theacuteorie de la traduction srsquoentend en un autre sens plus proche des
reacuteflexions drsquoHenri Meschonnic Il srsquoagit alors drsquoune reacuteflexion sur la pratique de la traduction
Au sens ougrave toute theacuteorie repose sur une pratique et reacuteciproquement toute pratique du
traduire est la mise en œuvre drsquoune theacuteorie Une telle correacutelation entre la theacuteorie et la pratique
est originaire Une theacuteorie du traduire en ce sens ne se laisse pas exploiter par la mise en
œuvre drsquoune praxis Elle nrsquoest pas neacutecessairement une thegravese explicite encore moins un savoir
meacutethodiquement ordonneacute Au contraire elle agit souvent agrave lrsquoinsu du traducteur qui ignore ce
qursquoil fait lorsqursquoil srsquoeacutevertue agrave traduire Il srsquoagit donc plutocirct originellement drsquoune theacuteorie du
langage
Toute traduction traduit dabord sa theacuteorie du langage et non le texte quelle croit traduire
Et plus loin dans la mecircme confeacuterence
Parce que invisiblement agrave cause de notre culture mecircme du langage contrairement agrave
lapparence qui dans le traduire comme activiteacute montre comme produit la traduction dun
texte la reacutealiteacute est que traduire na pas pour produit la traduction dun texte Traduire fait
dabord passer sa propre repreacutesentation du langage qui sinterpose donc entre ce qui est agrave
traduire et ce qui est traduit Au point que cest mecircme essentiellement cette repreacutesentation qui
passe Cest elle quon voit et qui peut mecircme effacer le texte1
Nos remarques preacuteceacutedentes ne peuvent qursquoaller dans le mecircme sens La traduction est toute
empreinte de theacuteorie non seulement drsquoune theacuteorie du langage mais aussi de la forme
laquo naturelle raquo du discours et de lrsquoeacutevidence du rapport au texte eacutecrit Bref crsquoest toute lrsquoactiviteacute
humaine de parole et drsquoeacutecriture que la traduction mobilise subrepticement Et nous
souscrivons entiegraverement agrave cette affirmation
Quil y a plus dinconnu dans le langage que notre tradition ne donne agrave penser2
Lrsquoadmirable Discours de reacuteception citeacute ici de faccedilon privileacutegieacutee parce que srsquoy trouvent
reacutesumeacutes la plupart des thegravemes travailleacutes par Henri Meschonnic pendant de nombreuses
anneacutees apporte un exemple sensible
Ainsi vis en latin cest laquo la force raquo mais vis verbi vis verborum chez Ciceacuteron est traduit
par laquo le sens du mot le sens des mots raquo non seulement dans les eacuteditions savantes mais dans
larticle mecircme du dictionnaire de Freund au mot vis Ce qui montre lincommensurable
1 Cf Discours de reacuteception du prix de litteacuterature francophone Jean Arp prononceacute par Henri Meschonnic le
4 mars 2006 agrave Strasbourg (httpwwwprixeuropeendelitteratureeuhtmlficheauteuraspid=12bloc3) sur le site laquo Prix Europeacuteen de litteacuterature raquo
2 Cf Ibid
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
82
deacuteperdition de penseacutee du langage chez des philologues Ici cest la force qui nest pas
passeacutee Et lexemple est une parabole du problegraveme theacuteorique parce que cest la notion de
sens qui empecircche de passer la notion de force1
Dans la langue latine la question du sens ne peut se tenir cantonneacute dans le seul peacuterimegravetre
de la laquo signification raquo Le sens met en jeu directement dans la langue mecircme une quantiteacute de
laquo force raquo une pression signifiante Le sens drsquoun mot deacuteborde le jeu conceptuel abstrait des
significations Chaque mot est lesteacute drsquoun poids et drsquoune dynamique qui ouvre immeacutediatement
lrsquoespace drsquoune rheacutetorique Bref le sens nrsquoest pas seulement laquo signifieacute raquo il pegravese sur la parole et
y imprime une poeacutetique particuliegravere Cette parabole de la vis verborum connaicirct une extension
heacutebraiumlque Crsquoest en effet agrave travers le terme heacutebreu (taam) qursquoHenri Meschonnic retrouve
la question du laquo sens raquo dans les traductions bibliques Car (taam) ne veut pas dire
simplement laquo sens raquo comme on le traduit trop vite et trop superficiellement Originellement
il deacutesigne avant tout le laquo goucirct raquo et laquo lrsquoaffiniteacute raquo Ce qui dans le contexte de la litteacuterature
biblique renvoie expresseacutement aux affiniteacutes sonores contenues dans le rythme des phrases
Pour cette raison les indices de rythme et de ponctuation du texte biblique sont nommeacutes dans
la Massorah des (teacuteamim) Crsquoest lrsquoindication indubitable de la faccedilon dont le laquo sens raquo est
penseacute en heacutebreu et plus preacuteciseacutement de la faccedilon dont il srsquooffre au lecteur comme rythme et
poeacutetique Une pratique intelligente de la traduction ne peut ecirctre qursquoune laquo eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee
du langage raquo Et pour cela elle doit apprendre agrave critiquer les laquo repreacutesentations seacutemiotiques du
langage raquo pour aller vers le poegraveme
Il sagit de prendre la pratique du traduire comme une critique des repreacutesentations
seacutemiotiques du langage pour passer vers une pratique et une theacuteorie du poegraveme comme
eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langagehellip2
Une deacutemarche aussi globale agrave lrsquoeacutegard du langage deacuteborde la seule sphegravere des
laquo significations raquo Elle est drsquoabord lrsquoeacutecoute du laquo dit raquo de la phrase au plus pregraves de la cadence
de la deacuteclamation poeacutetique Ainsi
[Le rythme] donne agrave penser ce qui est agrave penser contre la surditeacute du signe3
Le signe est sourd parce qursquoil renvoie imperturbablement indiffeacuteremment insensiblement
aux repreacutesentations et aux objets qursquoil peint Rien ne lrsquoeacutebranle rien ne lrsquoeacutemeut Or ce qursquoune
phrase un discours donnent agrave penser est loin de se reacutesumer aux repreacutesentations courantes
1 Cf Ibid 2 Cf Ibid 3 Cf Ibid
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
83
que lrsquoon tirerait de lrsquoalignement virtuel des mots profeacutereacutes Si lire se cantonne au deacutechiffrement
des signes et aux repreacutesentations formeacutees dans lrsquoesprit du lecteur par le long deacutefilement des
mots crsquoest qursquoaucune cadence ne les anime Si la lecture construit progressivement lrsquoimage
plus ou moins nette drsquoune laquo reacutealiteacute raquo que les mots peignent crsquoest que la poeacutesie du texte nrsquoagit
plus Car le poegraveme nrsquoest pas une imitation il ne peint pas Il modifie la parole et par lagrave
transforme le lecteur par sa force signifiante
Il y a poegraveme quand il y a la transformation dune forme de vie par une forme de langage et la
transformation dune forme de langage par une forme de vie toutes deux inseacuteparablement
Cest agrave cette seule condition quil y a une invention du sujet que le poegraveme transforme la vie
comme la vie transforme le langage et la poeacutesie1
Lrsquoengagement de la poeacutesie nrsquoest pas de peindre la vie comme un objet exteacuterieur auxquels
les mots se rapporteraient de loin Il est de susciter la vie chez un ecirctre parlant en transformant
sa pratique du langage Le lieu veacuteritable de la poeacutesie nrsquoest pas le texte eacutecrit mais la parole et le
langage de son lecteur qui sortent transformeacutes par elle Tel est le travail de lrsquoœuvre le travail
poeacutetique du sens Et telle doit ecirctre une traduction de la Bible le lieu drsquoune modification de la
parole des pratiques quotidiennes du langage un laquo atelier de traduction raquo faccedilonnant un sujet
parlant
Le rocircle de la poeacutetique est de le montrer nen deacuteplaise aux deacutevots qui ne mesurent pas leur
propre idolacirctrie agrave sacraliser ces textes ou la langue ce qui ne montre rien dautre encore
une fois que la confusion inteacuteresseacutee du sacreacute du divin et du religieux au profit du religieux
Dougrave la jubilation de traduire le poegraveme ici particuliegraverement agrave deacutecaper deacutebondieuser
deacutechristianiser reacuteheacutebraiumlser deshelleacuteniser deacutelatiniser deacutefranciser (ceacutetait deacutejagrave le preacutecepte de
Pierre Jean Jouve dans sa preacuteface agrave ses traductions des Sonnets de Shakespeare) et je dis
mieux deacutefranccedilaiscourantiser pour ndash agrave partir de taam ndash taamiser le franccedilais et embibler la
penseacutee du poegraveme2
Au programme geacuteneacuteral agrave la critique des modegraveles habituels de traduction nous ne pouvons
que souscrire Le principe drsquoune eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage paraicirct le vecteur le plus
puissant des drachot auxquelles la tradition talmudique et midrachique nous a habitueacutees
Tout comme la critique des ideacutees reccedilues agrave propos du message biblique qui imaginent faire
œuvre pieuse en sacralisant des repreacutesentations communes en fait tout simplement
irreacutefleacutechies sous preacutetexte qursquoon les croit laquo divines raquo alors qursquoelles ne sont que trop humaines
1 Cf Ibid 2 Cf Ibid
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
84
Il srsquoagit de reacutecuser ou de contourner tout ce qui finalement empecircche irreacutemeacutediablement
drsquoeacutecouter le dire biblique Bref on ne peut que souscrire agrave un programme qui affiche comme
seule ambition de laquo lire raquo et drsquo laquo entendre raquo un texte agrave la fois dans ce qursquoil dit et dans le
mouvement de son dire Mais une ambition mecircme lorsqursquoelle est circonscrite est un facteur
ambigu Il arrive qursquoelle deacutepasse la reacutealiteacute effective des reacutesultats auxquels elle aboutit et
affiche alors une simple preacutetention Le problegraveme nrsquoest pas le laquo ton raquo trop assureacute ou lrsquousage
rheacutetorique drsquoeacutepithegravetes exageacutereacutes dans la theacuteorie et la pratique du traduire quoique selon les
critegraveres de Meschonnic ce terrain soit preacuteciseacutement celui de la signification drsquoune œuvre Agrave
nos yeux la difficulteacute est de quitter le terrain des simples approximations pour approcher un
savoir ou du moins prendre la mesure de ce qui nous en eacutecarte et mesurer nos limites Car
une traduction seacuterieuse doit pouvoir mesurer les limites de son savoir Dans laquo lrsquoatelier de
traduction raquo drsquoHenri Meschonnic surgissent beaucoup de questions passionnantes mais les
reacutesultats et les meacutethodes sont moins concluants
LES ACCENTS DE LA VO)X מלרעמלעיל Les remarques de Meschonnic sur la porteacutee de lrsquoaccentuation des mots et des syllabes
dans les textes bibliques sont souvent preacutecises et remarquables Il en apporte un exemple
exceptionnel dans la traduction de la premiegravere phrase du Psaume 222
Henri Meschonnic se plait agrave rappeler combien les traductions courantes peu inspireacutees par le
texte-mecircme se font toutes lrsquoeacutecho drsquoune tradition bimilleacutenaire et reacutepegravetent invariablement
laquo Mon Dieu mon Dieu pourquoi mrsquoas-tu abandonneacute raquo Or cette traduction nrsquoest qursquoun
palimpseste de Mathieu (2746) rapportant les mots de Jeacutesus sur la croix Partant drsquoune
remarque de Rabbi Samson Raphael Hirsh1 Henri Meschonnic eacutecrit que si lrsquoaccent portait sur
la premiegravere syllabe lsquolama le mot signifierait laquo pourquoi raquo Mais accentueacute larsquoma sur la
deuxiegraveme syllabe ce terme ne demande plus laquo pour quelle raison raquo (hellip) mais laquo pour quel
reacutesultat raquo ou intention Crsquoest pourquoi Meschonnic ne traduit pas laquo pourquoi mrsquoas-tu
abandonneacute raquo mais laquo Mon Dieu mon Dieu agrave quoi mrsquoas-tu abandonneacute raquo
Sur cette seule syllabe le sens se joue (hellip) Crsquoest sur un point de rythme que tout bascule
dans le sens mecircme du verset (hellip) Pour une diffeacuterence minime une transformation extrecircme
1 Cf The Psalms Translation and Commentary by Rabbi Samson Raphael Hirsch New-York 1978
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
85
mdash le christianisme drsquoun cocircteacute une eschatologie le judaiumlsme de lrsquoautre cocircteacute lrsquoexil Le sens
et toute une anthropo-theacute-logie bascule1
La question laquo pourquoi raquo renvoie agrave un ordre des raisons et des motivations Elle emporte
avec elle un questionnement theacuteologique qui place les mobiles de Dieu au centre drsquoune
reacuteflexion sur lrsquohistoire Ce psaume ferait alors eacutecho aux questions et aux tourments de Job
Pourquoi la souffrance pourquoi lrsquoexil la solitude Pourquoi Dieu fait-il cela Comment
connaicirctre et comprendre ses desseins impeacuteneacutetrables Mais lorsque lrsquoaccent porte sur la
deuxiegraveme syllabe le mot larsquoma nrsquoest qursquoune question sur la direction laquo vers quoi agrave quoi raquo
Le terme interroge un destin drsquoabandon et drsquoexil qui voue les hommes agrave lrsquoeacuteloignement de
Dieu Et mecircme si Meschonnic ne le dit pas explicitement sa traduction et ses explications
expriment une sorte de regret devant un atheacuteisme ineacutevitable provoqueacute par lrsquoabandon auquel
Dieu nous aurait voueacutes Car agrave la question laquo Mon Dieu mon Dieu agrave quoi mrsquoas-tu
abandonneacute raquo la reacuteponse est sans eacutequivoque possible agrave lrsquoatheacuteisme
Cependant quelle que soit la profondeur et la subtiliteacute des travaux de Meschonnic les
jugements srsquoenchaicircnent trop vite les reacutesultats affichent trop drsquoeacutevidence Jrsquoexposerai
longuement ci-apregraves la raison pour laquelle agrave mon sens la remarque de Rabbi Samson
Raphael Hirsh sur lrsquoaccentuation du mot larsquoma ou lsquolama est deacutenueacutee de sens Pour lrsquoinstant
suivons lrsquointuition de Meschonnic et acceptons lrsquohypothegravese Il suffit de comparer diffeacuterents
usages de lrsquoadverbe lama dans le texte biblique pour comprendre que la remarque de Rabbi
Samson Raphael Hirsh nrsquoest pas incontestable et qursquoelle requiert davantage de prudence Car
ce nrsquoest pas le seul passage du texte biblique ougrave ce terme est accentueacute sur la deuxiegraveme
syllabe or certaines occurrences se laissent difficilement lire comme lrsquoexpression drsquoune
question touchant lrsquointention ou le reacutesultat laquo lrsquoagrave quoi raquo voire laquo lrsquoagrave quoi bon raquo tout terrestre
qursquoy reconnaicirct Meschonnic Par exemple dans Genegravese 1219 Pharaon appelle Abraham qui
a fait passer sa femme Sarah pour sa sœur non marieacutee et lrsquointerroge sur sa faccedilon drsquoagir
Litteacuteralement laquo larsquoma as-tu dit elle est ma sœur raquo Bien que lrsquoaccent porte
sur la deuxiegraveme syllabe aucun laquo agrave quoi raquo ou laquo vers quoi raquo nrsquoest pertinent ici La question de
Pharaon porte effectivement sur lrsquointention et le but mais tel est preacuteciseacutement le sens
eacutetymologique du mot laquo pourquoi raquo en franccedilais De la mecircme faccedilon dans Genegravese 436 lorsque
les enfants de Jacob racontent agrave leur pegravere leur meacutesaventure en Eacutegypte aupregraves de Joseph
1 Cf Poeacutetique du traduire p 166-169 Voir aussi un court reacutesumeacute de lrsquoargumentation de Meschonnic dans
laquo Traduire ce que les mots ne disent pas mais ce qursquoils font raquo Journal des traducteurs vol 40 3 1995 p 514-517
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
86
deacuteguiseacute en vice-roi qui exige drsquoeux qursquoils ne reviennent qursquoaccompagneacutes de leur fregravere
Benjamin Jacob srsquoexclame Litteacuteralement
laquo Israeumll dit larsquoma mrsquoavez-vous fait du tort en disant agrave cet homme que vous aviez encore un
fregravere raquo Crsquoest eacutevidemment laquo pourquoi raquo qui srsquoimpose ici car lrsquoadverbe srsquoapplique au tort
causeacute agrave leur pegravere Paradoxalement la seule occurrence dans laquelle le mot lama comporte
une franche connotation drsquo laquo agrave quoi bon raquo est dans Genegravese 2746 alors que preacuteciseacutement
lrsquoaccent porte sur la premiegravere syllabe (lsquolama) מ Reacutebecca expose alors agrave Isaac son
mari combien lui est peacutenible lrsquoideacutee que Jacob comme son fregravere eacutepouse une fille de Heth
laquo Si Jacob choisit une eacutepouse parmi les filles de Heth telle que celles-ci parmi les filles de
cette contreacutee מ raquo Litteacuteralement pourquoi (lsquolama) pour moi la vie crsquoest-agrave-dire
laquo que ferais-je de la vie raquo laquo que mimporte la vie raquo1 Conclusion dans un sens ou dans
lrsquoautre la position de lrsquoaccent ne joue pas systeacutematiquement un rocircle dans la signification du
terme Il nrsquoexiste pas de regravegle dans la litteacuterature biblique qui accorderait agrave la ponctuation de
lrsquoadverbe lama la fonction drsquoune deacutecision seacutemantique Lrsquoopinion eacutemise par Rabbi Samson
Raphael Hirsh nrsquoest donc qursquoune hypothegravese deacutenueacutee de toute confirmation
Allons plus loin et oublions un instant la valeur de lrsquoaccentuation Il est clair qursquoen heacutebreu
comme en franccedilais la question laquo pourquoi raquo en tant que telle interroge aussi bien la raison et
la motivation que le but et le reacutesultat Et il ne revient pas toujours au mecircme drsquointerroger la
motivation drsquoun acte (laquo pour quelle raison raquo) ou de questionner son but (laquo pour quoi faire raquo)
Il reste que traduire par laquo pourquoi raquo est toujours pertinent Puisque preacuteciseacutement lrsquoadverbe
contient les deux sens Mais il nrsquoen va pas de mecircme de la question laquo agrave quoi raquo Elle est tregraves
diffeacuterente de la premiegravere Or si lrsquoon devait traduire ces questions en heacutebreu on nrsquoutiliserait
pas la mecircme expression La question laquo pourquoi raquo y compris dans son ambiguumliteacute se traduit
lama quelle que soit la position de lrsquoaccent mais la question laquo agrave quoi raquo se traduit leacutema
ponctueacute selon lrsquoarticle indeacutefini2 Certes il srsquoagit de lrsquoheacutebreu de la Michna et non de lrsquoheacutebreu
biblique Lrsquoexpression leacutema nrsquoexiste pas dans la Bible Mais que doit-on en conclure Faut-il
croire que du coup lrsquoadverbe lama remplit seacutemantiquement tous les usages y compris ceux
que lrsquoheacutebreu tardif assignera agrave leacutema comme le supposent Hirsh et Meschonnic Mais dans
1 Agrave propos du sens de cet adverbe dans des contextes similaires en Genegravese 2745 ( - ) et
4719 ( מ ) Radak (Seacutefer Ha-Chorachim eacuted JH Biesenthal et F Lebrecht Berlin 1847 p 186) rapporte lrsquohypothegravese de Rabbi Yona ben Ganaʻh qui traduit dans les deux cas par un privatif laquo afin que ne pas raquo ( ) laquo afin que je ne sois pas endeuilleacutee de vos deux morts raquo et laquo afin que nous ne peacuterissions pas sous tes yeux raquo Mais il la reacutefute en disant que lagrave aussi il faut traduire par un laquo pourquoi raquo plus prononceacute ( )
2 Par exemple dans la litteacuterature du midrach leacutema ha-davar domeacute (laquo agrave quoi la chose ressemble-t-elle raquo)
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
87
ce cas est-on bien sucircr que ces usages sont seacutemantiquement distincts alors qursquoaucune
diffeacuterence terminologique ne les speacutecifie Cela est eacutevidemment possible mais cette
interpreacutetation nrsquoimplique pas la certitude afficheacutee par Meschonnic On peut aussi agrave bon droit
consideacuterer que Meschonnic surcharge la traduction en rendant larsquoma par laquo agrave quoi raquo et qursquoil
reacutecuse une autre lecture pour de faibles motifs
Agrave cette premiegravere restriction il faut en ajouter une autre aucun eacuteleacutement contextuel ne
soutient ce choix Il est aiseacute de veacuterifier la part drsquoarbitraire qui entre dans cette option de
lecture
laquo Mon Dieu mon Dieu larsquoma mrsquoas-tu abandonneacute loin de ma deacutelivrance et [de] mes
plaintes raquo
Le thegraveme de lrsquoabandon est relayeacute par celui de lrsquoeacuteloignement de la deacutelivrance et les plaintes
de la laquo biche de lrsquoaube raquo (V 1) Nous avons traduit la fin de la phrase selon Rachi qui associe
la deacutelivrance et les plaintes dans le mecircme eacuteloignement Comme si Dieu ayant abandonneacute la
biche loin de sa deacutelivrance il restait encore sourd agrave ses plaintes Or Rachi situe cette
supplique en regard drsquoun avenir radieux un jour dans lrsquoavenir la biche dansera de joie et
David le poegravete auteur des Psaumes formule cette priegravere en regard de cet avenir de joie
Lorsque dans la joie retrouveacutee elle srsquoeacutetonnera au passeacute laquo Mon Dieu mon Dieu pourquoi
mrsquoavais-tu abandonneacute loin de ma deacutelivrance et [de] mes plaintes raquo La question pour Rachi
est agrave la fois celle des laquo raisons raquo et des laquo motivations raquo de Dieu et celles de son laquo intention raquo
et de son laquo but raquo qui interpellent lrsquohomme sachant qursquoil retrouvera le bonheur et qui
srsquointerroge sur ses malheurs actuels et passeacutes puisque Tu seras agrave nouveau pregraves de moi
pourquoi mrsquoavoir abandonneacute plus tocirct Que voulais-tu en mrsquoabandonnant puisque que tu me
rejoindras Selon Ibn Ezra il faut lire la fin du verset diffeacuteremment Lrsquoexpression laquo mon
Dieu raquo est sous-entendue et il faudrait lire laquo Mon Dieu loin de ma deacutelivrance telles sont
mes paroles de plaintes raquo Le poegravete se plaint que Dieu se soit eacuteloigneacute et comme en teacutemoigne
le verset suivant (V 3) qursquoil ne reacuteponde pas agrave ses priegraveres La question est donc aussi
indiffeacuteremment laquo pourquoi raquo pour quelle raison et dans quel but Trsquoes-tu eacuteloigneacute de moi et
restes-tu indiffeacuterent agrave mes plaintes
Il a fallu deacutevelopper cet exemple pour montrer agrave la fois la richesse du travail et du
questionnement de Meschonnic en mecircme temps que ses limites Il est eacutevident preacuteciseacutement
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
88
dans lrsquoexemple retenu que lrsquoaccentuation des syllabes ne fait pas tout et qursquoaffirmer que
laquo sur un point de rythme (hellip) tout bascule raquo est un leurre En fait les possibiliteacutes de lecture de
ce verset sont nombreuses celle de Meschonnic nrsquoest que lrsquoune drsquoentre elles et comme je
pense lrsquoavoir montreacute elle nrsquoest pas la plus convaincante Je ne conteste pas les raisons qui
poussent Meschonnic agrave suspecter traducteurs et lecteurs de ne lire ce texte qursquoagrave travers le
prisme de la passion de Jeacutesus Il en a deacutejagrave fait la deacutemonstration cette fois-ci indeacuteniable agrave
propos de la ponctuation drsquoIsaiumle 4031 Mais dans ce cas il srsquoagissait drsquoune erreur de
ponctuation depuis la Septante qui inspira agrave son tour les grands textes chreacutetiens de Marc
(13) Mathieu (33) et Jean (123) Meschonnic pouvait srsquoappuyer sur un savoir eacutetabli du
rythme de la lecture mille fois repeacuterable et toujours confirmeacute Lrsquoerreur selon ses propres
termes eacutetait aussi claire que le deacuteplacement ostensible drsquoune virgule dans un texte2 Ce nrsquoest
pas le cas ici Certes Meschonnic a raison peacutedagogiquement de chercher agrave eacuteviter que la
lecture et la traduction de ce verset des psaumes ne soit qursquoune pacircle copie de Mathieu (2746)
Mais lire le texte tel qursquoil se donne implique de respecter aussi ses ambiguumliteacutes Et pourquoi
faire procegraves au christianisme et agrave lrsquoeschatologie drsquoun sens toujours possible du verset Rachi
nrsquoest pas plus suspect de lrsquoinfluence de Mathieu que lrsquoauteur des Psaumes il continue
pourtant agrave penser dans des termes eschatologiques et eacutecarte reacutesolument lrsquoideacutee que lrsquoexil serait
le lieu de preacutedilection du judaiumlsme Ces amalgames litteacuteraires politiques religieux
philosophiques sont trop rapides
La question laquo technique raquo de lrsquoaccentuation meacuterite drsquoecirctre examineacutee de pregraves Il y a bien
eacutevidemment une source indirecte au raisonnement qui a conduit Rabbi Samson Raphael
Hirsh et Henri Meschonnic apregraves lui agrave entendre dans lrsquoaccentuation lrsquoeacuteveacutenement direct du
sens et non une simple modulation de la voix Cette source est connue depuis longtemps agrave
travers les remarques de Rachi et drsquoIbn Ezra3 Dans certains cas lrsquoaccent seul permet en
effet de distinguer un verbe conjugueacute drsquoun verbe infinitif ou bien un verbe drsquoun substantif ou
1 Cf Poeacutetique du traduire p 126-127 2 Jrsquoadopte la perspective de Meschonnic qui preacutesuppose en permanence lrsquoantiquiteacute de la vocalisation et de la
ponctuation Mecircme si plus loin je remets en cause lrsquoautoriteacute de la Massorah je ne vois pas de raison de remettre en cause son antiquiteacute Mais ce point de vue nrsquoest pas eacutevident Spinoza utilise le mecircme type de distorsions entre le texte massoreacutetique et les Eacutevangiles en se servant de ce qui semble ecirctre une laquo erreur raquo inexcusable de lrsquoEacutepitre aux Heacutebreux (1121) pour eacutetablir au contraire que la vocalisation et de la ponctuation sont posteacuterieures aux Eacutevangiles Voir Traiteacute Theacuteologico-Politique chap VII trad J Lagreacutee et P F Moreau Puf 1999 p 303 et la note 34 des traducteurs p 737
3 Voir par exemple Rachi et Ibn Ezra agrave propos du verset de Genegravese 296 ( - ) et comparez agrave 29 9
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
89
drsquoun adjectif un preacutesent drsquoun passeacute un pronom relatif drsquoun nom ou mecircmes des racines
verbales diffeacuterentes En voici quelques exemples
La mecircme forme verbale ( ) exprime un impeacuteratif feacuteminin si lrsquoaccent est sur la
premiegravere syllabe ( milel) mais srsquoil est placeacute sur la derniegravere syllabe ( milra) il
srsquoagit du mecircme verbe agrave lrsquoinfinitif Par exemple dans Isaiumle 163 lrsquoaccent est sur la premiegravere
syllabe mdash Eacutetends complegravetement ton ombre eacutepaisse sur lrsquoapregraves-midi
(impeacuteratif feacuteminin) Mais dans Exode 101 lrsquoaccent est sur la derniegravere syllabe le verbe est
donc agrave lrsquoinfinitif mdash Agrave dessein pour moi dopeacuterer ces prodiges
(infinitif+sujet)
Le mot eacutecrit et vocaliseacute de la mecircme faccedilon exprime soit un verbe conjugueacute soit un
substantif Si lrsquoaccent est sur la premiegravere syllabe ( milel) il srsquoagit du verbe
laquo comprendre discerner raquo agrave lrsquoimpeacuteratif mais srsquoil est placeacute sur la derniegravere syllabe (
milra) il srsquoagit du substantif laquo compreacutehension discernement raquo Ainsi dans les Psaumes 52
lrsquoaccent est sur la premiegravere syllabe mdash Discerne mes soupirs (verbe agrave lrsquoimpeacuteratif)
Mais dans Paraboles (Michleacute) 814 lrsquoaccent est sur la derniegravere syllabe mdash Je
suis le discernement la puissance est mienne (substantif)
Le terme est un homonyme il deacutesigne soit le pronom relatif (laquo agrave nous en nous raquo)
soit le verbe laquo bacirctir construire raquo conjugueacute au passeacute agrave la troisiegraveme personne du pluriel Si
lrsquoaccent est sur la premiegravere syllabe ( milel) il srsquoagit du pronom relatif ainsi dans
Nombres 148 laquo si Dieu nous agreacutee raquo Mais srsquoil est placeacute sur la derniegravere syllabe
( milra) il srsquoagit du verbe laquo bacirctir raquo conjugueacute par exemple laquo [la tour]
qursquoont bacirctie les fils de lrsquohomme raquo (Genegravese 115)
Deux verbes diffeacuterents peuvent parfois srsquoeacutecrire et se prononcer de la mecircme faccedilon Par
exemple peut exprimer lrsquoaction de laquo revenir raquo (de la racine ) ou bien lrsquoaction de
laquo piller faire prisonnier raquo (de la racine ) Si lrsquoaccent est sur la premiegravere syllabe (
milel) il srsquoagit du verbe laquo revenir raquo laquo ils ne sont pas revenus vers Dieu raquo (Oseacutee
710) Mais srsquoil est placeacute sur la derniegravere syllabe ( milra) il srsquoagit du verbe laquo piller raquo
laquo et leurs femmes ils les firent prisonniegraveres et les emportegraverent raquo (Genegravese
3429)
Que peut-on deacuteduire de tout cela Lrsquoaccentuation semble obeacuteir agrave une regravegle seacutemantique
lorsqursquoelle permet drsquoeacuteviter toute confusion entre des termes srsquoeacutecrivant de la mecircme faccedilon mais
qui nrsquoont pas la mecircme signification La position de lrsquoaccent sur la derniegravere syllabe (
milra) ou sur lrsquoune des syllabes anteacuterieures ( milel) permet de distinguer entre des
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
90
homonymes lorsqursquoils sont agrave la fois homographes et homophones Mais ce nrsquoest pas une
regravegle absolue ni systeacutematique Il ne semble pas qursquoune regravegle seacutemantique accompagne la
position de lrsquoaccent dans tous les autres cas crsquoest-agrave-dire lorsque ne se produit aucune
homonymie En fait il ne semble pas que le sujet ait mobiliseacute beaucoup les massoregravetes Selon
lrsquoun des plus grands auteurs en la matiegravere Rabbi Eliahou ben Acher Haleacutevi (Elie Leacutevita) qui
veacutecut au XVegraveme-XVIegraveme siegravecle en Allemagne et en Italie
Les maicirctres de la Massorah nrsquoont rien dit au sujet de lrsquoaccentuation agrave lrsquoexception de
quelques courtes remarques disseacutemineacutees ici et lagrave1
Selon lui ils ont seulement dresseacute des listes drsquoanomalies Par exemple les mots qui sont
systeacutematiquement accentueacutes sur la derniegravere syllabe ( milra) et une fois
exceptionnellement sur lrsquoavant-derniegravere ( milel) et inversement les mots qui sont
systeacutematiquement accentueacutes sur lrsquoavant-derniegravere syllabe ( milel) et une fois
exceptionnellement sur la derniegravere ( milra) Hormis quelques exceptions de cet ordre
les massoregravetes se seraient reposeacutes sur les regravegles de diction et de grammaire2 Car
lorsqursquoaucune homonymie nrsquoest en jeu la position de lrsquoaccent agrave lrsquointeacuterieur du mot ne semble
obeacuteir qursquoagrave une regravegle phoneacutetique Elle relegraveve de la pure linguistique un peu comme en
franccedilais les accents aigus ou graves (laquo eacute raquo ou laquo egrave raquo) sont deacutetermineacutes par la syllabe qui suit3
Crsquoest ce que confirment les ouvrages traitant de Massorah et de grammaire On trouve par
exemple une liste assez deacutetailleacutee des diffeacuterentes fonctions de lrsquoaccentuation dans le Seacutefer
Taameacute Hamikra eacutecrit au XIegraveme siegravecle4 Nous reproduisons ici le passage consacreacute agrave
lrsquoaccentuation de lrsquoadverbe (lama)
()
1 Cf Elie Leacutevita Massoret ha-Massoret (eacuted Ginsburg Londres 1867 p 204) 2 Cf ibid p 204-205 3 Agrave linteacuterieur dun mot si un laquo e raquo est immeacutediatement suivi dune syllabe comportant un laquo e raquo muet il sera
prononceacute comme un laquo e raquo ouvert et prendra un accent grave (ex modegravele collegravege) Inversement si la syllabe qui suit ne comprend pas de laquo e raquo muet mais une voyelle prononceacutee (laquo a i o ou y raquo) le laquo e raquo sera fermeacute et prendra lrsquoaccent aigu (ex modeacuteliser colleacutegien)
4 Crsquoest lrsquoun des plus anciens ouvrages traitant du problegraveme de lrsquoaccentuation Lrsquoauteur du livre est inconnu mais il est souvent attribueacute agrave Rabbi Juda ben Balam grammairien espagnol du XIegraveme siegravecle On le suppose eacutecrit aux environs de 1050 Il existe une eacutedition fac-simileacute (Jeacuterusalem 1975) de lrsquoeacutedition de Mercerus Paris 1565 de laquelle nous tirons lrsquoextrait consacreacute agrave lrsquoadverbe (p 14) Pour les reacutefeacuterences eacuteditoriales et la datation voir le site de laquo The Academy of the Hebrew language raquo agrave lrsquoadresse httphebrew-treasureshujiacilresolveaspKODERECH=16113ampSUM=223222ampERECH=22ECC0F2C5EC207BF2ECE97D22 Cette page reproduit aussi avec des variantes lrsquoextrait du texte rapporteacute ici
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
91
Le texte comme tel est intraduisible Jrsquoen donne une paraphrase incluant commentaires et
explications Les ajouts sont tireacutes du Seacutefer Hamikhlol de Rabbi David Kimrsquohi1 qui date de la
fin du XIIegraveme-deacutebut XIIIegraveme siegravecle
La meacutethode de lrsquoauteur est de preacutesenter des regravegles geacuteneacuterales suivies de listes drsquoexceptions
La premiegravere regravegle est que les termes (lama) et (oulama) sont toujours vocaliseacutes avec
un Kamats (laquo a long raquo) = la Cette regravegle nrsquoa pas drsquoexception seule la vocalisation de la
seconde syllabe est sujette agrave variations En effet la lettre (mecircm) est parfois ponctueacutee drsquoun
daguegravech (point agrave lrsquointeacuterieur de la lettre signalant un allongement consonantique = מ) parfois
non ( ) Cet adverbe se lit donc parfois lamma (avec daguegravech) et parfois lama (sans
daguegravech)
La deuxiegraveme regravegle geacuteneacuterale est que si la lettre מ (mecircm) est ponctueacutee drsquoun daguegravech
lrsquoaccent est placeacute sur la premiegravere syllabe mais si la lettre (mecircm) nrsquoest pas ponctueacutee drsquoun
daguegravech alors lrsquoaccent est sur la seconde syllabe On devra donc lire en geacuteneacuteral lsquolamma en
accentuant la premiegravere syllabe et en allongeant le mecircm tandis qursquoon lira larsquoma en appuyant
sur la seconde syllabe et en raccourcissant le mecircm Mais cette regravegle connaicirct quelques
exceptions que lrsquoon verra ci-apregraves
Comment savoir quand la lettre (mecircm) doit ecirctre ou non allongeacutee Si lrsquoadverbe est suivi
drsquoun mot commenccedilant par lrsquoune des trois lettres alors le mecircm est court sans daguegravech (=
) et du coup lrsquoaccent est placeacute sur la seconde syllabe larsquoma Par exemple Nombres 215
Notez que crsquoest agrave lrsquointeacuterieur de ce cadre phoneacutetique que dans le Seacutefer Hamikhlol Rabbi
David Kimrsquohi situe le verset des Psaumes 222 mdash laquo Mon Dieu mon Dieu
larsquoma mrsquoas-tu abandonneacute raquo analyseacute par Meschonnic Il en reacutesulte que si lrsquoaccent porte sur la
deuxiegraveme syllabe ce nrsquoest pas pour une raison seacutemantique mais pour une raison phoneacutetique
eacuteviter drsquoallonger le mecircm
Neacuteanmoins cette regravegle connaicirct cinq exceptions dans la Bible Dans ces occurrences
malgreacute que le mot suivant commence par lrsquoune des lettres le mecircm de est accompagneacute
drsquoun daguegravech (= מ) il est long et lrsquoaccent est sur la premiegravere syllabe lsquolamma Par exemple
Psaumes 496
1 Eacutedition Lyck 1862 p 193
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
92
Quels sont maintenant les cas reacuteguliers ougrave le mecircm de est allongeacute (= מ) Si lrsquoadverbe
est suivi drsquoun mot commenccedilant par lrsquoune des dix-neuf autres lettres de lrsquoalphabet (hormis
) le mecircm de est toujours accompagneacute drsquoun daguegravech (= מ) il est donc long et lrsquoaccent
est placeacute sur la premiegravere syllabe lsquolamma Mais lagrave aussi il existe des exceptions Si le mot
suivant lrsquoadverbe commence par lrsquoune des trois lettres laquo douces raquo alors le mecircm est court sans
daguegravech (= ) et du coup lrsquoaccent est sur la seconde syllabe larsquoma Par exemple Psaumes
4210 Par lrsquoexpression laquo lettres douces raquo lrsquoauteur veut probablement deacutesigner les
laquo dentales raquo1 Et il nrsquoen compte que trois parce qursquoil associe entre elles le et le
Il existe cependant encore une exception agrave cette derniegravere regravegle Dans le verset de Job
720 bien que le mot suivant commence par la lettre qui est une dentale et bien que la
lettre mecircm du mot ne soit donc pas allongeacutee (= ) lrsquoaccent porte neacuteanmoins sur la
premiegravere syllabe
Tel est lrsquoexposeacute des massoregravetes le plus deacutetailleacute concernant lrsquoaccentuation de lrsquoadverbe
(lama) Le reacutesultat auquel conduit lrsquoexamen du le Seacutefer Taameacute Hamikra et du Seacutefer
Hamikhlol de Rabbi David Kimrsquohi est reacutesumeacute dans le tableau suivant
Accentuation des mots (lama) et (oulama)
Premiegravere lettre
du mot suivant
ou מ Accentuation Exceptions
ou (mecircm
court)
larsquoma (2egraveme syllabe)
Job 720 bien que le mot suivant
commence par la lettre et bien que la
lettre mecircm ne soit donc pas allongeacutee
lrsquoaccent porte neacuteanmoins sur la premiegravere
syllabe (= lsquolama)
מ (mecircm
long)
lsquolamma (1egravere syllabe) Dans certains mots commenccedilant par
aussi le mecircm est accompagneacute drsquoun
daguegravech et lrsquoaccent porte sur la premiegravere
syllabe (=lsquolamma) En tout 5 exceptions
Malgreacute ce tableau deacutejagrave complexe il faut encore faire une exception pour lrsquoexpression
reacutecurrente מ toujours avec un mecircm long et donc accentueacute sur la premiegravere syllabe bien
1 Dans lrsquoeacutedition du Seacutefer Hamikhlol laquo gutturales raquo mais crsquoest probablement une erreur de copiste
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
93
que le mot suivant commence par la dentale (zaiumln) par exemple Genegravese 1813 2522
3230 et passim La seule regravegle qui semble sucircre qui se veacuterifie constamment agrave une seule
exception pregraves (Job 720) est lrsquoassociation entre la place de lrsquoaccent et lrsquoallongement de la
lettre mecircm Je preacutefegravere donc finalement encadrer la regravegle suivante
Un mecircm court (= ) entraicircne un accent sur la deuxiegraveme syllabe ( milra) un mecircm long
) entraicircne un accent sur la premiegravere syllabe (מ =) milel) agrave lrsquoexception de Job 7201
La diffeacuterence drsquoaccentuation correspond donc agrave une regravegle phoneacutetique On prononce larsquoma
en eacutelevant briegravevement la voix sur la derniegravere syllabe la MA Ou bien lrsquoon prononce
lsquolamma en eacutelevant la voix sur la premiegravere syllabe et en allongeant le mecircm uarrLA mm a
Dans tous les cas il nrsquoest aucunement question drsquoune regravegle seacutemantique2
Une derniegravere remarque pour bien marquer le sens et la valeur de lrsquoaccentuation des
syllabes agrave lrsquointeacuterieur drsquoune laquo poeacutetique du traduire raquo Henri Meschonnic accorde un rocircle
deacutecisif au rythme dans la scansion poeacutetique du sens Il eacutecrit
Or lorganisation du mouvement de la parole dans les textes bibliques est rythmique au sens
ougrave luniteacute fondamentale du discours est le verset dans tous les textes de la Bible heacutebraiumlque
Doublement pan-rythmique le verset est une uniteacute rythmique inteacuterieurement organiseacutee elle
est la seule et elle est dans tous les textes Donc aucune opposition entre des vers et de la
prose Et ce continu rythmique est irreacuteductible aux cateacutegories grecques avec lesquelles nous
pensons le langage3
Que la parole biblique soit poeacutetique paraicirct indubitable Comme aussi le fait patent que
cette poeacutetique ait eacuteteacute souvent sous-estimeacutee voire meacutepriseacutee au nom des normes drsquoun discours
conccedilu en drsquoautres langues dans la meacutetrique grecque dans la philosophie etc Mais affirmer
que le rythme est lrsquoaxe unique et privileacutegieacute du sens dans la Bible est manifestement
insuffisant Le paradoxe est que Meschonnic en fait lui-mecircme la deacutemonstration Si son 1 Je veux souligner ainsi la valeur strictement phoneacutetique de lrsquoaccentuation Il ne srsquoagit pas drsquoune regravegle
pratique car il faut eacutevidemment savoir drsquoabord si le mecircm est ou non allongeacute Ce qui pose tous les problegravemes souleveacutes preacuteceacutedemment Dans la pratique les lsquohazanim seacutefarades auxquels jrsquoai poseacute la question (car les ashkenazim ne font aucune diffeacuterence entre les diffeacuterentes sortes drsquoaccentuation) mrsquoont reacutepondu qursquoils simplifiaient la lecture en appliquant la regravegle suivante lrsquoadverbe (lama) est toujours accentueacute sur la premiegravere syllabe (lsquolama) sauf lorsque le mot est suivi drsquoun terme commenccedilant par les lettres
2 On trouvera un exposeacute geacuteneacuteral des reacutegles drsquoaccentuation milel et milra en anglais dans A Davis The Hebrew accents of the twenty-one books of the Bible Londres 1900 p 54 sq Et en heacutebreu dans lrsquoouvrage de M Brauer Taameacute hamikra beacutekaf-alegravef Seacutefarim oubeSifreacute Eacutemet eacuted Horev Jeacuterusalem 1990
3 Cf Discours de reacuteception du prix de litteacuterature francophone Jean Arp op cit
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
94
assertion revient agrave affirmer que le sens relegraveve de la lecture crsquoest-agrave-dire de lrsquoanimation des
lettres agrave travers leur vocalisation et leur ponctuation leur intonation et leur accentuation elle
ne fait eacutenoncer lrsquoeacutevidence pour qui pratique la Bible heacutebraiumlque Mais son assertion est plus
preacutecise elle porte sur le privilegravege exclusif du rythme comme unique vecteur de sens
Consideacutereacutee en soi cette thegravese nrsquoest deacutejagrave pas acceptable La voix ne se confond pas purement
et simplement avec le rythme Outre la cadence qui est certes fondamentale la voix
srsquoexprime par un volume et des intonations diffeacuterentes On a donneacute un exemple plus haut de
lrsquoimportance du laquo ton raquo dans la lecture Celui-ci ne deacutepend aucunement de la dynamique creacuteeacutee
par la ponctuation Or lrsquoaccentuation du mot nrsquoen deacutepend pas non plus Le mounarsquoh preacutesent
sous la deuxiegraveme syllabe de lrsquoadverbe larsquoma dans le verset des Psaumes (222) examineacute par
Meschonnic est certes une indication rythmique il a une valeur de liaison Mais ce nrsquoest pas
en tant que tel qursquoil intervient dans lrsquoaccentuation du mot selon qursquoil est placeacute sous la
derniegravere ( milra) ou lrsquoavant-derniegravere syllabe ( milel) Sa valeur de liaison reste
inchangeacutee quelle que soit sa position agrave lrsquointeacuterieur du mot Tous les signes de cantillation ont
cette double fonction indiquer le rythme et accentuer une syllabe du mot Ces deux
fonctions quoiqursquoassocieacutees dans un seul signe par souci drsquoeacuteconomie sont indeacutependantes
lrsquoaccentuation du mot relegraveve de laquo lrsquointonation raquo lrsquoindication rythmique de la laquo scansion raquo
Lorsque Meschonnic eacutecrit laquo Sur cette seule syllabe le sens se joue (hellip) Crsquoest sur un point de
rythme que tout bascule dans le sens mecircme du verset raquo il meacutelange deux choses distinctes
lrsquointonation et la cadence de la phrase En fait dans cet exemple preacuteciseacutement Henri
Meschonnic accorde une valeur deacutecisive sur le plan seacutemantique agrave un indice poeacutetique qui nrsquoa
aucun rapport avec le rythme Et ce jugement reste profondeacutement vrai dans les cas reconnus
ougrave lrsquoaccent exerce une fonction seacutemantique Il est paradoxal que la contradiction srsquoexprime
(formellement) sous sa propre plume Il est probable que Meschonnic contesterait notre
remarque en arguant que le glissement qui va de la cadence agrave lrsquointonation nrsquoest pas une
eacutetourderie de sa part mais qursquoil est le pheacutenomegravene poeacutetique lui-mecircme Pourquoi pas Apregraves
tout il suffit drsquoeacutelargir la notion de rythme pour qursquoelle inclue non seulement liaisons
coupures et pauses mais aussi ton diction accents Mais il faut alors accepter que notre
penseacutee et nos jugements deviennent de plus en plus approximatifs
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
95
laquo LrsquoEacuteCOUTE GEacuteNEacuteRAL)SEacuteE DU LANGAGE raquo Certaines formules de Meschonnic sont plus fortes et plus deacutecisives que drsquoautres Le
principe drsquoune eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage me paraicirct le plus feacutecond et le plus rigoureux de
tous ceux qursquoil a eacutenonceacutes Ma seule critique agrave son eacutegard est qursquoil srsquoen est lui-mecircme eacutecarteacute ou
peut-ecirctre plus justement qursquoil ne srsquoest pas fait une ideacutee suffisante de la porteacutee et de la
profondeur de ce jugement en matiegravere drsquoeacutecrits bibliques Parce qursquoil a neacutegligeacute la faccedilon dont la
tradition heacutebraiumlque srsquoest faite elle-mecircme caisse de reacutesonnance immense de la parole
propheacutetique
Quant agrave lhermeacuteneutique juive qui ne deacutenie en rien toute cette accentuation elle ne lui
reconnaicirct quune existence musicale et grammaticale Et na jamais agrave ma connaissance pris
la mesure de lenjeu des rythmes pour la theacuteorie du langage Parce que cest une
hermeacuteneutiquehellip
Crsquoest lrsquoaspect impreacutevu dun thegraveme canonique le vieux duo entre Athegravenes et Jeacuterusalem1
Ces assertions de Meschonnic sont encore une fois approximatives Lrsquoaffirmation finale
est un peu comique on se demande si Meschonnic srsquoimagine repreacutesenter laquo Jeacuterusalem raquo agrave lui
tout seul vieux fantasme juif Ce que laquo lrsquohermeacuteneutique juive raquo reconnaicirct agrave lrsquoaccentuation
nous en avons deacutejagrave fait eacutetat longuement plus haut Elle ne deacutenie rien elle mesure au
contraire ses recours agrave lrsquoaccentuation de faccedilon beaucoup plus preacutecise et rigoureuse Les
regravegles de la bienseacuteance nrsquointerdisent pas de teacutemoigner que les assertions de Meschonnic en la
matiegravere sont davantage de la forfanterie que de la science Quant au rythme la question est
plus complexe En un sens Meschonnic a raison celui-ci nrsquoest presque jamais au premier
plan de lrsquointerpreacutetation dite laquo rabbinique raquo Il nrsquoest pas rare que lrsquointerpreacutetation ne respecte
mecircme pas lrsquoordre ni le deacutecoupage des versets bibliques
Par exemple les versets de Nombres 278-11 deacutecrivent la loi de passation drsquoun heacuteritage
- -
פ - מ
laquo Si un homme meurt et nrsquoa pas de fils vous transfeacutererez son heacuteritage agrave sa fille Srsquoil nrsquoa pas
de fille vous donnerez son heacuteritage agrave ses fregraveres Srsquoil nrsquoa pas de fregravere vous donnerez son
1 Cf Discours de reacuteception du prix de litteacuterature francophone Jean Arp op cit
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
96
heacuteritage agrave ses oncles paternels Srsquoil nrsquoa pas drsquooncle paternel vous donnerez son heacuteritage agrave
son parent proche de lui par sa famille il lrsquoheacuteritera etc raquo
Le texte deacutecrit un ordre de passation preacutecis deacuteployeacute progressivement au fil des versets
fils puis fille puis fregraveres du mort puis ses oncles enfin le parent proche Qui est donc ce
parent proche Le Talmud1 argumente qursquoil srsquoagit du pegravere du deacutefunt Selon lrsquoordre deacuteployeacute
par les versets bibliques le pegravere serait donc le dernier membre de la famille agrave heacuteriter les biens
de son enfant apregraves mecircme ses propres fregraveres paternels Pour le Talmud non seulement cette
situation est illogique mais en outre il y a plusieurs raisons de penser que le pegravere doit au
contraire preacuteceacuteder tous les proches parents y compris les fregraveres du deacutefunt et ne ceacuteder la
place que devant le fils ou la fille du deacutefunt Lrsquoordre de passation de lrsquoheacuteritage selon le
Talmud est donc fils puis fille puis pegravere puis fregraveres du mort puis ses oncles paternels On
objecte alors que les versets ne sont pas eacutecrits ainsi Il est dit en effet que si le deacutefunt laquo nrsquoa
pas drsquooncle paternel vous donnerez son heacuteritage agrave son parent proche raquo Puisque le pegravere est ce
laquo parent proche raquo son rang dans la passation de lrsquoheacuteritage est forceacutement le dernier Le
Talmud reacutepond sans lrsquoombre drsquoune heacutesitation
Les versets ne sont pas eacutecrits selon leur ordre
Fort de cette assurance le Talmud bouleverse donc lrsquoordre de passation de lrsquoheacuteritage
exposeacute dans la Torah Il reacuteeacutecrit virtuellement lrsquoordre des versets sans jamais modifier
mateacuteriellement le texte lui-mecircme mais en adoptant lrsquoordre que la logique implique non celui
que le texte deacuteploie Le Talmud interroge ensuite la possibiliteacute que lrsquoexpression laquo son parent
proche raquo srsquoapplique aussi agrave la megravere (comme lrsquoattestent certains versets) en sorte que le pegravere et
la megravere se partagerait lrsquoheacuteritage de leur fils mort sans enfant Rava reacutepond que les mots qui
suivent laquo par sa famille il lrsquoheacuteritera raquo ne peuvent srsquoapplique qursquoau pegravere car le terme
laquo famille raquo deacutesigne toujours la ligneacutee paternelle Donc mecircme si lrsquoexpression laquo son parent
proche raquo inclut pegravere et megravere la suite de la phrase montre que seul le pegravere est concerneacute par
lrsquoheacuteritage de son fils Cette interpreacutetation ne tient aucun compte des signes de cantillation La
structure de la phrase indiqueacutee par le rythme est drsquoassocier et de lire ensemble les mots
laquo proche de lui par sa famille raquo Et puisque le dernier terme est marqueacute drsquoun tifrsquoha qui
indique une courte pause (comme une virgule) la derniegravere formule laquo il lrsquoheacuteritera raquo constitue
donc un membre de phrase distinct Du point de vue des signes de cantillation il faut lire ici
laquo Vous donnerez son heacuteritage agrave sa parenteacute proche de lui par sa famille il lrsquoheacuteritera raquo Or Rava
1 Cf Baba Batra 108 a ndash 109 a
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
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lit laquo Vous donnerez son heacuteritage agrave sa parenteacute proche de lui par sa famille il lrsquoheacuteritera raquo Les
teacuteamim (signes de cantillation) ne sont pas respecteacutes
Avant drsquointerroger ce qursquoil en est drsquoune traduction demandons ce qursquoimplique selon la
belle formule de Meschonnic une eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage En quoi est-elle
laquo geacuteneacuteraliseacutee raquo si elle se limite aux eacutenonceacutes explicitement profeacutereacutes Par deacutefinition ces
eacutenonceacutes reacutesonnent agrave travers toute lrsquoœuvre ils font eacutecho agrave drsquoautres eacutenonceacutes employant les
mecircmes formulations Agrave lrsquointeacuterieur du livre les mots et les phrases srsquointerpellent et se
reacutepondent Le Talmud analyse ainsi longuement par recoupements le terme (eacutecrit avec un
Youd) dans la formule (laquo et nrsquoa pas de fils raquo) Cette accentuation du mot lui indique
que la privation ne porte pas uniquement sur la personne du fils elle inclut aussi les enfants
de celui-ci Lisant la phrase laquo Si un homme meurt et nrsquoa pas de fils raquo on entend une privation
geacuteneacuteraliseacutee litteacuteralement laquo et de fils neacuteant pour lui raquo Ni fils ni petits-enfants par son fils
Puis le Talmud analyse le verbe laquo transfeacuterer raquo dans lrsquoexpression laquo vous transfeacutererez ( )
son heacuteritage agrave sa fille raquo Alors que le texte utilise systeacutematiquement dans les autres cas le
verbe laquo donner raquo ( ) lrsquousage du verbe laquo transfeacuterer raquo implique logiquement que la
passation de lrsquoheacuteritage agrave la fille rompt un certain ordre et deacuteplace certaines positions Je ne
deacutevelopperai pas ici les conseacutequences qursquoon en tire la remarque seule suffit Il analyse aussi
les termes (parenteacute) et פ dont on a vu quelques suites Une eacutecoute (famille) מ
geacuteneacuteraliseacutee doit tenir compte de ces connotations qui sans cesse traversent les eacutenonceacutes et les
modifient En outre dans un texte deacuteployant explicitement un ordre de passation qui
hieacuterarchise la parenteacute drsquoune faccedilon preacutecise ecirctre agrave lrsquoeacutecoute implique de srsquoimpreacutegner de la
logique mise en œuvre et de la faire reacutesonner agrave son tour avec lrsquoensemble des eacuteleacutements
logique et hieacuterarchiques de la parenteacute dans le reste du livre Le Talmud raisonne longuement
sur les positions respectives du fils de la fille du pegravere et des fregraveres les uns vis-agrave-vis des
autres en comparant le problegraveme de lrsquoheacuteritage avec drsquoautres pratiques qui mettent en œuvre
les rangs respectifs de chacun (par exemple le leacutevirat) et la hieacuterarchie de leur preacuteseacuteance Face
agrave un texte deacuteployant une seacutequence logique une eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee suspend celle-ci aux autres
seacutequences et aux autres consideacuterations du mecircme type Le reacutesultat de ces investigations
conduit certes agrave des paradoxes Par exemple le fait que le terme (parenteacute) deacutesigne le
pegravere (selon certains Tanaiumlm) se heurte au fait que dans la logique de la passation de
lrsquoheacuteritage le pegravere ne peut heacuteriter apregraves ses propres fregraveres Donc puisque le pegravere est eacutecrit dans
la seacutequence et puisque cette seacutequence nrsquoest pas logique crsquoest que laquo les versets ne sont pas
eacutecrits selon leur ordre raquo Voilagrave agrave quoi conduit lrsquoeacutecoute geacuteneacuteraliseacutee drsquoun texte Et voilagrave ce qursquoil
est digne de nommer une laquo lecture raquo du texte Faire moins que cela ne pas suivre les
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
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enchaicircnements rigoureux des connotations et des relations drsquoordre que le texte mobilise ne
pas aller jusqursquoagrave bousculer ses eacutenonceacutes par respect mal placeacute crsquoest srsquoen tenir par paresse aux
seuls eacutenonceacutes et reculer devant le travail et les conseacutequences drsquoune eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee
Ces proceacutedures talmudiques heurtent le sens commun Ne doit-on pas objectera-t-on srsquoen
tenir rigoureusement au laquo crsquoest eacutecrit raquo Pourquoi mecircler directement reacuteflexion et deacuteduction agrave
la lecture Il faut distinguer la simple lecture du laquo crsquoest eacutecrit raquo et ce que la reacuteflexion du
lecteur ajoute de son propre chef ces deux choses ne se confondent pas Pourtant ce recul
devant lrsquointrusion interpreacutetative qui paraicirct agrave la fois senseacute et rigoureux nrsquoest mecircme pas
pertinent dans une culture alphabeacutetique Que signifie laquo lire raquo en srsquoen tenant au laquo crsquoest eacutecrit raquo
lorsque la succession lineacuteaire des mots ne fait pas sens Comment dans ce qui est aussi un
texte leacutegislatif accorder lrsquoheacuteritage drsquoun homme agrave ses oncles paternels si le propre pegravere du
deacutefunt nrsquoheacuterite pas Les questions logiques ne sont pas reacuteserveacutees aux syllabaires heacutebraiumlques
Elles affectent neacutecessairement et pareillement les systegravemes drsquoeacutecriture alphabeacutetique Il srsquoagit
drsquoun choix et drsquoune position inheacuterente au lecteur quel que soit le texte par deacutefinition il
cherche agrave donner sens au message qursquoil deacutechiffre Il ne peut en ecirctre autrement sauf agrave vouloir
prendre le texte en deacutefaut pour deacutemontrer sa nulliteacute Une vraie lecture est intrinsegravequement
geacuteneacutereuse Elle nrsquoabandonne pas un texte agrave son incoheacuterence apparente elle cherche
lrsquointention derriegravere le dire1 elle precircte agrave lrsquoœuvre plus et autre chose qursquoelle ne dit elle pallie
ses deacutefaillances et fait parler ses silences Toute lecture veacuteritable est agrave un degreacute ou agrave un autre
une laquo reconstruction raquo de lrsquoœuvre La preacutetendue rigueur scientifique qui srsquoen tient strictement
au laquo crsquoest eacutecrit raquo meacuteconnaicirct la reacutealiteacute de la relation entre une œuvre et son lecteur Une œuvre
est un torrent de mots Elle offre son eacutecoulement impeacutetueux et deacutesordonneacute ses bifurcations
ses arrecircts ses enchevecirctrements de signifiants sa pluraliteacute de sens agrave un lecteur qui doit
systeacutematiquement la reconstruire et mecircme la reformuler crsquoest pourquoi un texte riche
produit toujours des lectures plurielles La question au fond nrsquoest que celle de lrsquoaudace Les
sytegravemes alphabeacutetiques tant par leur configuration mateacuterielle que par choix ideacuteologique
rendent les lecteurs timoreacutes Alors que les syllabaires heacutebraiumlques tant par leur configuration
1 Dans une traduction eacutevoquer laquo lrsquointention raquo ( selon la terminologie commune des commentateurs)
drsquoun eacutenonceacute a une signification preacutecise Il ne srsquoagit pas de se substituer agrave un auteur imaginaire mais de mesurer preacuteciseacutement la formulation que le traducteur juge adeacutequate Chercher lrsquointention drsquoun texte exclut la simple translitteacuteration le transfert neutre drsquoune langue agrave une autre le proceacutedeacute meacutecanique drsquoune traduire objectif Un traducteur geacuteneacutereux se precircte agrave toutes les connotations drsquoun eacutenonceacute original srsquoefforce de formuler sa richesse et sa rigueur dans une autre langue selon la ou les significations qursquoil accepte lui-mecircme comme pertinentes Traduire geacuteneacutereusement crsquoest ecirctre capable non seulement de dire la chose selon une autre langue mais aussi de lrsquoendosser
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
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mateacuterielle que par choix ideacuteologique encouragent lrsquoaudace du lecteur1 Une laquo eacutecoute
geacuteneacuteraliseacutee du langage raquo engage agrave soutenir tous les champs seacutemantiques du texte agrave fortiori
leur logique Mais dans un texte reconstruit agrave la lecture le rythme aussi est reconstruit Les
(teacuteamim) sont aussi objets de lecture au sens fort du terme En eux-mecircmes ils
indiquent et proposent mais ne deacutecident rien Mecircme lrsquoordre des mots ne deacutecident rien hors la
raison du lecteur
Il est bien vrai que lrsquohermeacuteneutique juive ne respecte pas la poeacutetique au sens de
Meschonnic Non deacutecideacutement le (taam) drsquoun verset (sa raison son sens) ne se reacuteduit pas
aux (teacuteamim) de la Massorah2 Pour la simple raison que le rythme nrsquoest qursquoune partie
minime de lrsquoeacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage Le Talmud ne srsquoen tient jamais au rythme de la
cantillation Non parce qursquoil le neacutegligerait et serait incapable drsquoen prendre la mesure certains
textes accordent au contraire une valeur fondamentale agrave la cantillation3 mais parce que celle-
ci nrsquoeacutepuise jamais la question du sens Elle nrsquoen est qursquoune partie et pas la plus deacutecisive La
question du sens est si complexe que lrsquoeacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage tire le lecteur dans toutes
les directions Certes il nrsquoest pas forceacutement requis de savoir reacutepondre agrave des sollicitations
multiples en particulier lorsqursquoelles sont contradictoires La lecture de Nombres 278 sq
rapporteacutee plus haut nrsquoest que lrsquoune des interpreacutetations du Talmud Une autre consiste agrave lire
dans le mot une allusion agrave lrsquoeacutepouse sa parente par alliance qui est davantage la chair de
sa chair que tout membre de sa famille4 Au niveau du Talmud il est neacutecessaire drsquoentendre
chaque deacutemarche et drsquoen saisir la pertinence agrave travers la lecture du texte biblique Le
foisonnement des interpreacutetations enseigne agrave eacutecouter un texte dans toutes ses acceptions toutes
ses nuances toutes ses aspeacuteriteacutes Que doit faire au bout du compte le lecteur et le traducteur
de la Bible Doit-il choisir finalement une voie drsquointerpreacutetation parmi drsquoautres Mais le
lecteur-traducteur peut ecirctre aussi tirailleacute entre les interpreacutetations heacutesitant parce qursquoil est
sensible au fond agrave la complexiteacute du texte Agrave ce niveau la simple possibiliteacute drsquoune traduction
1 Jusqursquoagrave quel point cette assertion est encore vraie aujourdrsquohui au sein drsquoun judaiumlsme cerneacute par les
affirmations dogmatiques est une question pertinente Lrsquoatelier de Meschonnic a le meacuterite de secouer profondeacutement les esprits et de rendre les antiques valeurs de lecture actuelles mecircme srsquoil ne srsquoen rend pas compte et croient faire œuvre de nouveauteacute en deacutestabilisant un rapport scleacuteroseacute au texte
2 On peut se faire une ideacutee plus juste et plus complegravete de la notion de (taam) drsquoun verset en analysant la controverse fameuse sur la faccedilon dont la laquo signification pratique raquo drsquoun verset est geacutereacutee par la halakha (
) Voir Sanheacutedrin 21 b Baba Meacutetsia 115 a 3 Voir par exemple Neacutedarim 37 a eacutetudieacute plus loin dans ce chapitre 4 Cf Baba Batra ibid En ce qui concerne la prioriteacute du rapport avec lrsquoeacutepouse du point de vue de la proximiteacute
et de la parenteacute voir Ramban (Narsquohmanide) sur Genegravese 224 citeacute et commenteacute dans mon article laquo La creacuteation de lrsquohumaniteacute raquo dans Fondements de lrsquohumaniteacute sous la direction de M Tapiero Cerf 2010
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
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devient une question abrupte et presque inaccessible Tant qursquoune lecture reste enracineacutee dans
lrsquooraliteacute les signifiants cumulent les fonctions les allusions restent toutes vivantes on peut
laquo dire raquo agrave la fois ainsi et autrement Lrsquooraliteacute est le lieu de preacutedilection des eacutenonceacutes agrave caractegravere
probleacutematiques Elle nrsquooblige jamais un lecteur agrave soutenir malgreacute lui des eacutenonceacutes
assertoriques ou apodictiques Le ton cateacutegorique nrsquoest pas indispensable Lrsquoeacutecriture deacutejagrave
confine le nombre des eacutenonceacutes possibles La mateacuterialiteacute de la chose eacutecrite le poids
lrsquoeacutepaisseur le labeur de la transcription la quantiteacute de mateacuteriau disponible tout concourt agrave
limiter le champ drsquoune probleacutematique et agrave reacuteduire la quantiteacute des eacutenonceacutes Mais en tant que
telle lrsquoeacutecriture nrsquoimplique jamais de renoncer au caractegravere probleacutematique Lrsquoeacutecriture tortureacutee
du Talmud en est la preuve vivante Certes il faut renoncer agrave la belle forme discursive agrave
la lineacuteariteacute classique qui va drsquoune preacutemisse agrave une conclusion il faut accepter la dispersion le
foisonnement les questions et les reacuteponses etc Mais tout cela ne repreacutesente encore qursquoun
choix drsquoeacutecriture Il nrsquoen va plus de mecircme dans la traduction Car celle-ci a en Europe un
format litteacuteraire preacutecis Et ce format exclut absolument le caractegravere probleacutematique de la
lecture Le mouvement mecircme du traduire dans son effort de substituer un texte agrave un autre est
intrinsegravequement et fonciegraverement cateacutegorique Une assertion contre une autre telle est la loi du
genre La logique du laquo un contre un raquo appliqueacutee aux signifiants et aux eacutenonceacutes deacutetruit
radicalement toute possibiliteacute de polyseacutemie Elle peine et srsquoeacutepuise agrave respecter les connotations
et les allusions Son effort pour conserver inchangeacutee une terminologie fixe alignant chaque
mot heacutebreu face agrave un correspondant franccedilais comme lrsquoexige la loi du laquo un contre un raquo se
brise devant la barriegravere des langues qui requiert une traduction originale et adapteacutee agrave chaque
contexte Bref le principe de la traduction-substitut image fidegravele de lrsquooriginal ou construction
du comparable reacutecuse toute possibiliteacute de creacuteer un espace de traduction probleacutematique ou
probleacutematisant La traduction reste prisonniegravere de lrsquoassertorique et rien ne peut lrsquoen sauver
Pour remplir le programme drsquoune eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage il faudrait accepter de
deacutepasser et de briser la forme litteacuteraire de la traduction On doit en deacuteduire que traduire un
texte biblique agrave proprement parler en fonction des canons litteacuteraires drsquoune traduction en
langue europeacuteenne est impossible
Quelque chose pourtant reacutesiste agrave ce constat Non pas quelque besoin exteacuterieur espeacuterance
ou curiositeacute envers un texte chargeacute de sens et drsquohistoire Mais une donneacutee intrinsegraveque agrave
lrsquoeacutecriture du texte invite agrave relancer la traduction quoique sous une forme transformeacutee Srsquoil est
vrai que lrsquoeacutecoute drsquoun texte en deacuteploie les significations latentes srsquoil est vrai que sa structure
et son rythme emporte le lecteur dans un espace drsquoeacutenonceacutes cumulatifs et probleacutematiques srsquoil
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
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est vrai que sa logique conduit agrave reformuler lrsquoordre mecircme du texte il reste que lrsquoœuvre elle-
mecircme conserve une retenue et une discreacutetion que le deacuteploiement talmudique ignore Ce qui ne
manque pas drsquointerpeller les commentateurs Puisque le texte veut en dire davantage
pourquoi se retient-il Puisque la logique qursquoil impose est celle drsquoune seacutequence speacutecifique
pourquoi y renonce-t-il lui-mecircme Pourquoi rester dans lrsquoallusion puisqursquoelle est destineacutee agrave
ecirctre entendue Ces questions aussi relegraveve drsquoune eacutecoute approfondie de lrsquoœuvre Mais elle
deacutepasse et transforme lrsquoobjectiviteacute litteacuteraire car elles interrogent un style du point de vue
subjectif de son intention La question laquo pourquoi taire si lrsquoon veut et peut dire raquo srsquoadosse agrave
une intention et donc agrave un sujet parlant Elle questionne une subjectiviteacute travaillant le texte
Elle ne srsquoinquiegravete pas de ce que les mots disent mais de ce que veut celui qui les profegravere Elle
soulegraveve une question difficile sur la laquo sensibiliteacute raquo qui affleure dans le texte sur les attendus
et les preacutesupposeacutes drsquoun sujet parlant srsquoexprimant avec une eacutetrange retenue
Dans un mouvement de retour agrave lrsquoœuvre posteacuterieurement agrave son deacuteploiement dans le
Talmud Narsquohmanide se demande puisque le pegravere est une figure deacutecisive des lois de
lrsquoheacuteritage pourquoi nrsquoest-il pas tout simplement inscrit explicitement agrave sa place
Nos maicirctres ont reccedilu que le pegravere heacuterite de son fils lorsque ce dernier meurt sans
descendance Mais lrsquoEacutecriture nrsquoen fait pas eacutetat La raison [pour laquelle le pegravere heacuterite] est
que selon les lois de lrsquoheacuteritage tout leacutegataire heacuterite puisque la relation de proximiteacute [entre les
heacuteritiers] est eacutegale [des deux cocircteacutes] Puisque lrsquoEacutecriture dit que le fils heacuterite de son pegravere le
pegravere heacuterite aussi de son fils et aussi parce que lrsquoheacuteritage suit la chaicircne de la descendance en
ligne directe et non lateacuteralement [ie non pas en passant directement drsquoun fregravere agrave un autre
mais en passant drsquoun fils agrave son pegravere puis de celui-ci agrave ses autres fils] En conseacutequence le
verset stipulant que laquo vous donnerez son heacuteritage agrave ses fregraveres raquo signifie que le pegravere reccediloit
lrsquoheacuteritage dans la tombe et qursquoagrave travers lui celui-ci passe aux fregraveres du mort Mais [lrsquoauteur
de] la Torah nrsquoa pas voulu dire explicitement que laquo srsquoil nrsquoa pas de fille vous donnerez son
heacuteritage agrave son pegravere raquo car il veut srsquoexprimer de faccedilon heureuse ( ) sans eacutevoquer le cas
de ceux qui sont mort avant leur terme Et peut-ecirctre qursquoil nrsquoexistait pas de cas ougrave un pegravere
heacuteriterait son fils dans la geacuteneacuteration qui peacuteneacutetrera sur la terre promise or crsquoest drsquoeux qursquoil
parle 1
Agrave la question pourquoi cette retenue Narsquohamanide donne deux reacuteponses La seconde est
faible et sans inteacuterecirct je lui en laisse la responsabiliteacute La premiegravere en revanche est drsquoune
autre teneur Elle recoupe lrsquoeacutetonnement de la Gueacutemara qui srsquoinquiegravete du style de la Michna
1 Cf Commentaire de Ramban (Narsquohmanide) sur Nombres 279
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
102
Celle-ci expose laquo Voici ceux qui peuvent agrave la fois heacuteriter et leacuteguer le pegravere envers ses
enfants et les enfants envers le pegravere et les oncles paternels raquo1 La Gueacutemara questionne
aussitocirct le style de lrsquoeacutenonceacute pourquoi avoir choisi de commencer par laquo le pegravere envers ses
enfants raquo et non laquo les enfants envers le pegravere raquo alors que les deux assertions sont
symeacutetriques Car ce faisant la Michna inaugure la section par le cas du pegravere heacuteritant de ses
enfants Au choix drsquoeacutecriture de la Michna la Gueacutemara formule deux objections
premiegraverement laquo on ne commence pas [un discours] en eacutevoquant le malheur raquo crsquoest trop
brutal deuxiegravemement la seacutequence de la Michna inverse lrsquoordre du verset biblique laquo si un
homme meurt et nrsquoa pas de fils raquo et les preacutefeacuterences stylistiques de la Torah doivent aussi faire
loi pour la Michna Ces deux consideacuterations litteacuteraires (lrsquoordre naturel et lrsquoordre du verset)
concourent au mecircme reacutesultat les enfants succegravedent agrave leurs parents Il est agrave la fois eacutetrange et
reacuteveacutelateur que ce genre de consideacuteration se donne cours agrave propos de la mort drsquoun homme
Dans un texte de loi ordinaire tel que la tradition juridique occidentale en produit il nrsquoa ni
sens ni leacutegitimiteacute Lorsque lrsquoeacutenonceacute de la loi nrsquoa plus rien de poeacutetique lorsque laquo la loi raquo veut
deacutelibeacutereacutement repousser toute forme de sensibiliteacute il nrsquoimporte plus de meacutenager le sentiment
drsquoun lecteur ni le style litteacuteraire de ses sources Mecircler sentiments et litteacuterature agrave des questions
financiegraveres est oiseux Au regard de la tradition juridique occidentale ces consideacuteratons
deacuteplaceacutees ne sont que de la laquo sensiblerie raquo Car la loi ne peut ecirctre sensible sans tomber dans la
miegravevrerie et lrsquoincoheacuterence Il srsquoagit bien ici drsquoune controverse sur le sens et le reacuteel de la loi
Car crsquoest ce style laquo sentimental raquo que la Gueacutemara invoque qursquoelle repegravere dans la Bible et
dont elle fait objection agrave la Michna Sommeacutee par elle-mecircme de reacutepondre la Gueacutemara reacuteplique
par une formule caracteacuteristique du style de la Michna laquo Lorsque pour le Tana un
enseignement est obtenu par dracha il lui est preacutecieux raquo Le style de la Michna est de
commencer systeacutematiquement par un enseignement qui nrsquoest pas explicite dans le texte
biblique Elle met en avant ce qursquoelle a su deacutecouvrir dans le texte sans qursquoil soit dit elle
eacutevoque drsquoabord ce qursquoelle a sut deacuteduire Bref le style de la Michna est de mettre en relief le
fruit de sa lecture Ce que la Bible conserve en sa retenue la Michna lrsquoexpose sans retenue y
compris lorsque cela offense la sensibiliteacute ordinaire Cela ne signifie pas que la Michna soit
insensible et qursquoelle meacuteconnaisse la litteacuterature mais plutocirct qursquoelle est drsquoabord inteacuteresseacutee par
ce qursquoelle apporte de neuf Situer la traduction dans ce peacuterimegravetre entre Bible et Michna crsquoest
lui imprimer une tension entre deux styles de penseacutee et de parole opposeacutes Entre conserver un
dire dans sa retenue dans la limite eacutetroite de ses eacutenonceacutes en respectant ses non dits et ses
1 Cf Baba Batra ibid
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
103
silences alors mecircme qursquoon les sait parlants et exposer au contraire ce dire agrave une penseacutee
discursive qui le retourne dans tous les sens1 sans aucune pudeur attentif uniquement au
surgissement drsquoeacutenonceacutes nouveaux requeacuterant et questionnant la moindre faille le moindre
silence Le paradoxe est que tout cela qui est incompatible relegraveve de lrsquoeacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du
langage Mais pour en ecirctre conscient il faut avoir traverseacute le Talmud Il faut savoir ce qursquoun
dire recegravele pour percevoir son silence Il faut connaicirctre lrsquoinfini deacuteploiement de la penseacutee
heacutebraiumlque pour comprendre lrsquoimmense reacutetention de son foyer On nrsquoentend rien agrave un verset
biblique ni dans son deacuteploiement ni dans sa retenue si on ne lrsquoeacutecoute pas agrave partir de ce que la
tradition dite laquo rabbinique raquo a su lire en elle La traduction drsquoun ouvrage biblique srsquoinscrit
forceacutement dans cette tension entre retenue et deacuteploiement (qui est drsquoailleurs lrsquoun des premiers
sens du mot peacuterouch) eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee de lrsquoœuvre dans tous ses eacutetats
Ces remarques conduisent agrave resituer la question de lrsquointerpreacutetation Crsquoest une cateacutegorie mal
deacutefinie dans la culture grec-romano-europeacuteenne Nous avons essayeacute drsquoen montrer plus haut
les raisons Lrsquoideacuteologie qui sous-tend le systegraveme alphabeacutetique eacutevince la position de
lrsquointerpregravete et drsquoune certaine faccedilon la conteste en permanence et le rapport agrave la veacuteriteacute du
texte qui en deacutecoule est si fortement inspireacute par des eacutevidences laquo oraculaires raquo que toute
deacutemarche interpreacutetative est perccedilue comme une manœuvre dilatoire Lrsquointerpreacutetation nrsquoest
eacutevidemment pas inconnue des litteacuteratures grecques et latines et de leurs heacuteritiegraveres Mais elle
reste un concept mineur dont la porteacutee est mutileacutee Drsquoun cocircteacute les conflits drsquointerpreacutetation
(selon lrsquoexpression usuelle) sont forceacutement toujours nombreux dans tous les domaines art
bien sucircr et politique et philosophie mais aussi fait social historique ou scientifique etc Je
nrsquoessaierai mecircme pas de deacutefinir les supports de ces divergences drsquointerpreacutetation pour la
raison que je crois la question originellement mal poseacutee Car de lrsquoautre cocircteacute lrsquoespace culturel
alphabeacutetique privileacutegie son propre modegravele du savoir qui exclut de la science tout ce qui relegraveve
de lrsquointerpreacutetation Parler drsquointerpreacutetation dans ce contexte crsquoest se vouer aux laquo opinions raquo
ou comme lrsquoon dit aujourdrsquohui laquo agrave la subjectiviteacute raquo2 Dans ce cadre les rapports du
laquo savoir raquo et de laquo lrsquoopinion raquo sont devenus progressivement avec le deacuteveloppement de la
philosophie grecque et du christianisme les rapports du geacuteneacuteral et du particulier puis ceux de
1 Cf Pirkeacute Avot 5 27 au nom de Ben Bag Bag 2 Je ne preacutetends nullement que la science ne soit qursquoun produit deacuteriveacute du systegraveme alphabeacutetique et du rapport
au texte qui en deacutecoule la question requiert un long examen des modaliteacutes de la culture grecque Je signale seulement lrsquoeacutevidence drsquoune preacutefeacuterence et drsquoun choix fondamental du reacutegime de savoir intimement lieacute au deacuteveloppement des systegravemes alphabeacutetiques
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
104
lrsquouniversel et du singulier1 Une telle configuration suppose un rapport au texte deacutetermineacute qui
place naturellement tous les lecteurs dans une position eacutegale et identique devant lrsquoeacutecrit qui les
rend donc tous interchangeables et substituables et voue ainsi lrsquointerpreacutetation agrave
laquo lrsquoaccident raquo agrave la singulariteacute individuelle eacutetymologiquement agrave lrsquoidiotie
Le rapport au texte dans la tradition heacutebraiumlque ne peut eacutevoluer selon ce modegravele
Lrsquointerpreacutetation y est un concept majeur Neacutecessairement du fait de lrsquoimportance
(quantitative et qualitative) des deacutecisions dont le lecteur est investi nrsquoimporte quelle lecture
est toujours par deacutefinition construite Elle ne lrsquoest pas neacutecessairement ni toujours pour ce
lecteur-lagrave singulier qui maintenant lit la Bible La construction de la lecture peut-ecirctre en
partie un produit historique assumeacute inconsciemment par tous les lecteurs drsquoune eacutepoque
Toutefois mecircme si crsquoest le cas la part de deacutecision qui revient au lecteur nrsquoest jamais nulle En
outre ces constructions historiques sont connus des lettreacutes qui ne les valident pas toujours ni
forceacutement tous de la mecircme faccedilon Le principe drsquoune position une et identique de lecture qui
rendrait les lecteurs interchangeables et exclurait lrsquointerpreacutetation du champ du savoir reste
inconnu du judaiumlsme Les lectures du texte fondateur de la tradition juive demeurent
forceacutement plurielles car tout lecteur digne de ce nom (ce qursquoil est srsquoil est lettreacute) est voueacute agrave
construire une lecture singuliegravere
Rava dit Un homme doit toujours eacutetudier agrave lrsquoendroit que son cœur deacutesire selon les mots
laquo Car il ne deacutesirait que la Torah de Dieu raquo (Psaumes 12) Et Rava ajouta Au deacutebut la
Torah est nommeacutee celle de lrsquoUnique qui est providentiel mais agrave la fin elle appeleacutee de son
nom selon les mots laquo Il ne deacutesirait que la Torah de Dieu et meacuteditait sa Torah [ie la sienne
propre] jour et nuit raquo (Ibid)2
Plus le rapport au texte est intense plus il est savant moins il est substantiellement
universel Certes drsquoautres en foule peuvent accepter et srsquoapproprier la lecture drsquoun seul
lorsqursquoelle est forte et convaincante Mais par deacutefinition lrsquouniversaliteacute qui fait originairement
deacutefaut restera agrave jamais introuvable Les lecteurs peuvent srsquoassocier former des groupes et des
1 Agrave ma connaissance la question nrsquoa jamais eacuteteacute abordeacutee directement sous lrsquoangle de lrsquoalphabet et du rapport
au texte mais on trouve de preacutecieuses indications sur les rapports entre science et systegraveme de notation dans les ouvrages de Gottlob Frege en particulier dans le recueil Eacutecrits logiques et philosophiques traduit par C Imbert Seuil 1971 Le problegraveme est repris sous lrsquoangle de la psychanalyse lacanienne par Guy Le Gaufey Lrsquoincompleacutetude du symbolique EPEL Paris 1996 Sur la formation de lrsquouniversel et le rapport au langage les travaux les plus importants sont ceux G G Granger La theacuteorie aristoteacutelicienne de la science Aubier 1976 B Cassin La deacutecision du sens J Vrin 1998 M David-Meacutenard Les constructions de lrsquouniversel Puf 1997 Sur les liens entre la probleacutematique de lrsquouniversel et la religion chreacutetienne voir JC Milner Les penchants criminels de lrsquoEurope deacutemocratique Verdier 2003
2 Cf Avoda Zara 19 a
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
105
laquo partis raquo loin de reacuteconcilier tous les lecteurs ces laquo partis raquo ne font qursquoaccentuer leurs
divisions Il existe historiquement des partisans de Rachi drsquoIbn Ezra de Maiumlmonide de
Narsquohmanide etc des partisans de la lecture midrachique de la lecture philosophique de la
lecture cabalistique etc Ces petits mondes ne srsquoentendent parfois que sur une seule chose
lrsquoautoriteacute accordeacutee au texte biblique Quant au reste dans un mecircme livre ils ne lisent tout
simplement pas les mecircmes choses Il est inutile de srsquoeacutetendre lagrave-dessus la chose est
suffisamment connue
La position deacutecisive de lrsquointerpreacutetation a des conseacutequences fondamentales sur la
configuration du savoir qui en reacutesulte et sur les rapports entre foi et savoir Ce qui fait foi
dans le judaiumlsme est eacutevidemment le texte de la Bible Mais le problegraveme est que ce texte ne
peut jamais ecirctre donneacute lagrave simplement offert agrave la lecture il est toujours construit Il est
toujours soumis agrave des deacutecisions qui affectent selon la qualiteacute du lecteur tous les niveaux du
texte Seul lrsquoignorant complet de la tradition heacutebraiumlque peut meacuteconnaicirctre ce point Dans la
suite jrsquoessaierai de mettre en relief les champs dans lesquels cette deacutecision agit parcourir les
niveaux du texte pour montrer le travail de la lecture dans ses principaux eacutetats Ce qui
permettra aussi de mieux cerner le laquo savoir raquo qui caracteacuterise la tradition heacutebraiumlque Avant
cela il faut dire un mot geacuteneacuteral qui vaut pour tous les niveaux du problegraveme de lrsquointerpreacutetation
Une fois entendue qursquoune interpreacutetation nrsquoest pas une opinion elle relegraveve forceacutement drsquoun
savoir Crsquoest pourquoi la deacutecision du sens srsquoargumente parfois longuement Et crsquoest un aspect
que Meschonnic agrave sa maniegravere a profondeacutement compris Ce savoir se manifeste dans la
qualiteacute et la richesse de lrsquoargumentation et dans la finesse et lrsquointelligence du jugement Mais
un savoir se reconnaicirct drsquoabord agrave la conscience qursquoil a de ses limites Compareacute agrave la foi et agrave la
doctrine le savoir est toujours partiel et relatif On ne sait jamais tout drsquoun savoir rigoureux
et ordonneacute et on ignore souvent les choses les plus fondamentales Ce que lrsquoon sait est
arracheacute agrave lrsquoignorance apregraves un dur labeur une fois un problegraveme ou une notion peacuteneacutetreacute agrave fond
Ces limitations criantes sont inconnues au reacutegime de la foi et de la doctrine Lrsquoincertitude et la
frustration disparaissent degraves que lrsquoon confond la preacutetention au savoir qui est toujours vaste et
entiegravere avec notre savoir personnel et effectif qui est toujours extrecircmement eacutetroit et limiteacute
En outre dans un champ ayant renonceacute agrave toute preacutetention universelle du moins de faccedilon
directe et immeacutediate tout ce que lrsquoon sait est relatif agrave des deacutemarches deacutetermineacutees Le savoir
obtenu en un point de texte de penseacutee de mœurs nrsquoest pas toujours exportable ni veacuterifieacute pour
tous de la mecircme faccedilon Tandis que la foi et la doctrine enveloppent toutes choses elles parlent
uniformeacutement agrave tous les sujets sur tous les sujets et ont reacuteponse agrave toute question Lrsquoart de la
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
106
rheacutetorique consiste eacutevidemment agrave faire passer foi et doctrine pour un savoir On sait depuis
longtemps qursquoil suffit de parler le langage des savants pour paraicirctre tel agrave son tour Le Talmud
(Sota 21 a) qualifie ce pseudo-savant de laquo crapule ruseacutee raquo cette appellation srsquoapplique agrave celui
qui reacutepegravete le discours explicite de la Torah sans en comprendre les raisons parce qursquoil ne srsquoest
jamais atteleacute agrave leur eacutetude en profondeur en freacutequentant les laquo disciples des sages raquo Lrsquoexercice
du savoir ne se repegravere pas au boniment de lrsquoartiste mais au fait que le sujet qui srsquoy attelle
renonce aux preacutetentions communes aux croyants En particulier il doit renoncer agrave lrsquoideacutee qursquoil
existerait une reacuteponse deacutefinitive agrave quelque problegraveme que ce soit et que la doctrine vraie serait
celle qui vient agrave bout des incertitudes En fait crsquoest preacuteciseacutement le contraire qui est vrai
Laissons parler sur ce point lrsquoun des maicirctres de la tradition heacutebraiumlque et un des plus grands
talmudistes Au XIIIegraveme siegravecle Narsquohmanide eacutecrivit un livre en reacuteponse aux attaques de Rabbi
Zeacuterarsquohia Haleacutevi contre lrsquoouvrage de halakha de Rabbi Juda Alfassi Dans son introduction il
preacutecise agrave la fois la nature drsquoune controverse et les limites du savoir dont elle teacutemoigne
Toi lecteur de mon livre ne trsquoimagine pas que toutes les reacutepliques que jrsquoadresse agrave Rabbi
Zeacuterarsquohia sont toutes agrave mes yeux des reacutepliques concluantes que tu serais contraint
drsquoaccepter malgreacute ta reacuteticence et que tu te glorifierais [ensuite] de pouvoir mettre en doute
aupregraves de ceux qui les eacutetudient ou qursquoil faudrait que tu eacutepuises ton esprit agrave peacuteneacutetrer par le
chas drsquoune aiguille pour repousser la contrainte que mes arguments exerceraient sur toi Il
nrsquoen est pas ainsi car quiconque eacutetudie notre Talmud sait pertinemment qursquoil nrsquoexiste
aucune preuve deacutecisive entre les interpregravetes ni en geacuteneacuteral drsquoobjections deacutefinitives Car cette
sorte de savoir ( ) ne comporte pas de preuve absolue contrairement aux sciences
geacuteomeacutetriques ou astronomiques En revanche mettons toute notre ardeur et notre capaciteacute
lors drsquoune controverse agrave repousser une des opinions gracircce agrave des argumentations ( )
concluantes forccedilant les traditions agrave reposer sur elles et accordons un plus grand talent agrave
celui qui soutient [ladite opinion] qursquoagrave la litteacuteraliteacute des halakhot et agrave la bonne tenue des
sujets traiteacutes et cherchons agrave conserver [envers toute chose] lrsquoaccord de lrsquointellect rigoureux
tel le terme absolu de nos possibiliteacutes1
Concluons sur ce point Lrsquoeacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage est peut-ecirctre lrsquoattitude la plus
judicieuse requise agrave propos de la traduction des textes heacutebraiumlques Mais elle va bien au-delagrave
de ce qursquoHenri Meschonnic soupccedilonne En particulier si elle doit eacuteviter la longue tradition
des interpreacutetations dites laquo rabbiniques raquo elle ne peut conduire qursquoagrave la formation drsquoopinions
superficielles et de doctrines ignorantes Car la tradition heacutebraiumlque a accumuleacute un savoir
1 Introduction de Ramban (Narsquohamnide) agrave son Seacutefer Milrsquohamot Hachem eacutediteacutee au deacutebut de la partie du traiteacute
Beacuterakhot consacreacutee aux Hilkhot Rav Alfas
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
107
immense extrecircmement diversifieacute dans le domaine des deacutemarches interpreacutetatives Nos
aperccedilus preacuteceacutedents nrsquoen donne qursquoune vision infime Pour nous qui venons longtemps apregraves
que ces deacutemarches aient eacuteteacute eacutelaboreacutees le problegraveme est de tracer un chemin dans ce massif
lrsquoenrichissant au passage comme lrsquoont fait nos devanciers mais surtout tranchant dans le vif
La question pratique de la traduction dans sa forme litteacuteraire actuellement reccedilue est qursquoil faut
pouvoir respecter la retenue drsquoun texte dont les ramifications pullulent Or il suffit drsquoavoir
suffisamment laquo drsquooreille raquo et ne pas ecirctre borneacute par des eacutevidences scripturaires politiques
eacutethiques doctrinales etc pour les entendre parfois toutes Que faire alors On peut fuir le
problegraveme et refuser de choisir mais crsquoest aussi refuser de deacutecider Or lire un texte biblique
contraint forceacutement agrave quelque deacutecision La traduction est donc neacutecessaire et elle est aussi
impossible Au bout du compte une fois la part faite aux contradictions il reste la position de
lrsquointerpregravete Plus preacuteciseacutement il reste une position dans la chaicircne de la transmission des
interpregravetes Crsquoest-agrave-dire une prise de position dans le champ des argumentations et des
pratiques discursives de la tradition heacutebraiumlque Traduire crsquoest sillonner les routes bacircties par
les interpregravetes choisir celles que lrsquoon suivra selon la qualiteacute de leur argumentation et
finalement preacutefeacuterer la plus riche et la plus adeacutequate Nrsquoeacutetant pas les premiers agrave lire la Bible
nous savons que la preacutetention agrave ecirctre le rigoureux laquo passeur raquo du message biblique nrsquoest qursquoune
illusion due agrave la fascination pour une veacuteriteacute oraculaire Que cette veacuteriteacute scripturaire soit
lrsquoannonce de la venue du Sauveur ou quelque nouvelle forme de poeacutetique ne change rien agrave la
naiumlveteacute du propos ni agrave la graviteacute de ses conseacutequences politiques Lrsquointerpreacutetation ne deacutelivre
aucune veacuteriteacute drsquoeacutevidence ni de science On pourrait la dire rigoureusement laquo poeacutetique raquo Mais
agrave condition de lrsquoentendre dans son sens propre de poiumleacutesis laquo action de produire en fonction
dun savoir raquo1 Pour que cette poiumleacutesis suffise agrave lire rigoureusement les eacutenonceacutes bibliques il
faut qursquoelle abandonne ses preacutetentions simplement litteacuteraires pour rejoindre le terrain vivant
drsquoune construction plurielle celle drsquoun texte celle drsquoun sujet et celle drsquoun mode de vie Je
crois que Meschonnic en a fait le recircve sans pouvoir le mener agrave son terme Quelque chose
entrave toute tentative dans ce sens en effet au sein des cateacutegories les plus fondamentales de
la civilisation greacuteco-latine Dans la philosophie drsquoAristote la plus rigoureuse agrave tous eacutegards
dans lrsquoanalyse des modaliteacutes essentielles selon lesquelles se constitue une civilisation
alphabeacutetique il srsquoagit de la distinction irreacuteversible entre poiumleacutesis et praxis Rien ne peut ecirctre
en mecircme temps poiumleacutesis et praxis
1 Nous reacutesumons ainsi la position drsquoAristote Eacutethique agrave Nicomaque VI 3-5 Voir Heidegger Essais et
confeacuterences trad A Preacuteau Gallimard 1958 p 18
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
108
Production (poiumleacutesis) et action (praxis) sont distinctes (hellip) il srsquoensuit que la disposition agrave
agir accompagneacutee de regravegle est diffeacuterente de la disposition agrave produire accompagneacutee de regravegle
De lagrave vient encore qursquoelles ne sont pas une partie lrsquoune de lrsquoautre car ni lrsquoaction nrsquoest une
production ni la production une action1
Ce qui revient agrave dire que rien ne peut ecirctre en mecircme temps poeacutetique et eacutethique Or dans la
lecture et la traduction des eacutecrits bibliques crsquoest tout le contraire La discipline que la
tradition heacutebraiumlque nomme laquo eacutetude de la Torah raquo et qui est au cœur des pratiques talmudiques
et midrachiques est preacuteciseacutement construite par lrsquoarticulation de la poiumleacutesis et de la praxis dans
la laquo lecture raquo de la Torah Eacutetudier la Torah crsquoest laquo lire raquo des textes en sorte que agrave la fois des
sujets et un enseignement srsquoy constituent Les opinions qui se forment dans lrsquoeacutetude sont
toujours celle des sujets qui les soutiennent Elle est donc une praxis Mais elles engendrent
aussi des champs de savoir qui srsquoexpeacuterimentent et se transmettent et qui peuvent devenir agrave
leur tour laquo textes raquo pour les suivants Elle est donc aussi une poiumleacutesis La traduction ne peut
que se rattacher agrave cette eacutethique-poeacutetique drsquoune faccedilon ou drsquoune autre Il srsquoensuit que traduire
la Bible en franccedilais crsquoest dans la mesure du possible mener une eacutetude heacutebraiumlque en franccedilais
On voit immeacutediatement le paradoxe et les limites de laquo lrsquoheacutebraiumlque en franccedilais raquo Certes un
paradoxe nrsquoest pas une absurditeacute Il ouvre un espace difficile traverseacute drsquoillusions et de faux-
fuyants ougrave les termes les plus simples deviennent facilement des piegraveges mais ougrave les
apparences ne sont pas toujours trompeuses et ougrave la langue est parfois surprise par sa propre
richesse Un espace paradoxal nrsquoest pas inhabitable Mais tout cela ne touche encore en rien
au reacuteel de la langue franccedilaise Que peut-elle recevoir crsquoest-agrave-dire accepter drsquoun usage aussi
radical du signifiant Agrave quoi bon une eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage biblique si la langue
drsquoaccueil reste habiteacutee par la seule veacuteriteacute oraculaire Il ne suffit pas de raisonner sur lrsquoheacutebreu
il faut au moins questionner le versant de la langue drsquoaccueil Certes il existe une poeacutesie
franccedilaise mais cela ne fait pas drsquoelle une eacutethique Meschonnic annonce un programme qui
romprait avec les usages eacuteculeacutes des postures doctrinales Mais ce nrsquoest qursquoune revendication
qui mecircme sur le versant heacutebreu est deacutejagrave mal soutenue parce que mal connue Que dire alors
sur le versant des pratiques textuelles franccedilaises On sait en France au moins depuis Maurice
Blanchot que lrsquoespace litteacuteraire touche au cœur du sujet parlant et qursquoune tension eacutethique
violente traverse litteacuterature et poeacutesie Sans doute aussi lrsquoexil constitutif de la litteacuterature son
rapport agrave la mort son invention drsquoune laquo exteacuterioriteacute raquo les beacuteances qursquoelle se propose
drsquoapprocher trouvent maints eacutechos au plus profond du judaiumlsme Lrsquoattention soutenue au
1 Cf Eacutethique agrave Nicomaque VI 4 trad J Tricot Vrin 1972 p 283
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
109
texte la qualiteacute drsquoeacutecoute deacuteployeacutees par Maurice Blanchot en font un eacuteveacutenement exceptionnel
dans le champ culturel franccedilais1 Lrsquoeacuteveacutenement vient de loin de Mallarmeacute peut-ecirctre des
Surreacutealistes sucircrement Quelque chose a eacutebranleacute la litteacuterature lrsquoa sorti de sa fixiteacute lui a confieacute
un rocircle prioritaire et lrsquoa exileacute en quecircte drsquoelle-mecircme Mais des eacuteveacutenements aussi eacutetranges ne
sont qursquoembryonnaires ils ont besoin de temps pour reacuteveacuteler leur fond et libeacuterer toutes leurs
conseacutequences Or rien dans les mœurs intellectuelles et litteacuteraires actuelles ne dit que leurs
effets dureront et seront feacuteconds2 Un laquo heacutebraiumlsme en franccedilais raquo est plus une gageure qursquoune
position assureacutee Cela srsquoapparente davantage agrave une espeacuterance messianique qursquoagrave un terrain
drsquoentente entre les cultures Reste cependant le mouvement du traduire et du retraduire des
textes bibliques sempiternelle tentative pour qursquoun peu drsquoheacutebreu traverse le cercle de la
culture franccedilaise et y distille sa capaciteacute drsquoeacutecoute On peut y voir un coup drsquoeacutepeacutee dans lrsquoeau
toutefois contrairement au proverbe il arrive qursquoagrave force lrsquoon attrape un poisson En tout cas
lrsquoideacutee que la traduction des textes bibliques recegravelerait une attente messianique vient aussi de
loin Crsquoest la faccedilon dont Maiumlmonide laquo explique raquo les hauts plans du Creacuteateur et les meacuteandres
difficiles de lrsquoexil balloteacute entre les peuples lrsquoenseignement biblique passe de langue en
langue de religion en religion jusqursquoagrave ce qursquoun jour lointain le monde soit precirct3
RYT(ME ET STRUCTURE DE LA P(RASE Lrsquoillusion majeure en matiegravere drsquoeacutetudes bibliques est la conviction enracineacutee que le texte
serait deacutejagrave donneacute lagrave poseacute devant nous nrsquoattendant que drsquoecirctre lu expliqueacute et exploiteacute Je
relegraveve par exemple cette exclamation dans la Poeacutetique du traduire
Pourtant le rythme est tout simple Visible audible depuis on peut dire toujours Crsquoest la
place de lrsquoaccent en heacutebreu sur lama lrsquoaccent conjonctif munah porte sur la seconde
syllabe4
1 Voir en particulier LEspace litteacuteraire Gallimard 1955 Le Livre agrave venir Gallimard 1959 LEntretien
infini Gallimard 1969 2 On peut drsquoautant moins extrapoler sur lrsquoeacutevolution eacuteventuelle du rapport au texte en France et en Europe
que les pratiques leacutegales et spirituelles qui sous-tendent structurellement le rapport agrave la chose eacutecrite sont toujours objet de tensions Agrave lrsquoheure ougrave jrsquoeacutecris ces lignes les leacutegislateurs europeacuteens se proposent drsquointerdire la circoncision sur le territoire europeacuteen comme si la domination romaine nrsquoavait jamais pris fin dans les esprits habiteacutes par la mecircme bonne conscience et la mecircme ignorance crasse Or la question de la circoncision de la chair est la porte drsquoentreacutee du rapport juif agrave la lettre
3 Cf Hilkhot Meacutelakhim 114 4 Cf Poeacutetique du traduire p 168
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
110
Cette attitude nrsquoest pas propre agrave Henri Meschonnic La Massorah est cultiveacutee parfois
comme un champ de revendications agrave la fois ideacuteologiques et peacutedagogiques destineacute agrave attester
du seul texte laquo veacuteritable raquo et laquo authentique raquo Ses partisans reacuteclament drsquoenseigner la lecture de
la Bible selon sa cantillation et deacuteplorent que ce ne soit pas le cas1
Cette attitude pose trois problegravemes Le premier est que le plaidoyer en faveur du privilegravege
du texte massoreacutetique sert aussi parfois de recours contre ce qui devient alors
peacutejorativement des laquo interpreacutetations rabbiniques raquo Puisque le texte est laquo donneacute raquo entiegraverement
dans ses lettres sa vocalisation sa ponctuation son intonation etc la leacutegitimiteacute de la position
de lrsquointerpregravete tend une nouvelle fois agrave srsquoeffacer Avec elle tombe aussi le besoin drsquoun
enseignement oral Du coup les lectures talmudiques perdent leur force et leur leacutegitimiteacute
elles paraissent de plus en plus controuveacutees et artificielles Il nrsquoest pas indiffeacuterent que certains
des plus grands massoregravetes se soient convertis au christianisme2 Or loin que le problegraveme
crucial du rapport au texte et agrave la lettre entrave leurs activiteacutes leur conversion nrsquoa rien changeacute
agrave la qualiteacute de leurs travaux Le fait patent que la conversion au christianisme nrsquoocircte rien agrave la
grande qualiteacute des travaux de certains massoregravetes signifie preacuteciseacutement que la Massorah peut
ecirctre exploiteacutee indeacutependamment du rapport juif agrave la lettre crsquoest-agrave-dire indeacutependamment de
lrsquoeacutecho existentiel qursquoont susciteacute les textes bibliques aupregraves de ceux qui les ont cultiveacutes dans
leur langue pendant des milleacutenaires Telle qursquoelle est constitueacutee aujourdrsquohui on peut deacutetacher
la Massorah de ses racines crsquoest-agrave-dire du travail de reacuteflexion et des deacutecisions qui lrsquoont
constitueacutee comme une branche morte Ce sort nrsquoest pas reacuteserveacute exclusivement agrave la Massorah
comme si elle comportait un deacutefaut majeur Crsquoest le destin ineacutevitable de toute forme de
tradition et de tout savoir au sein du judaiumlsme lorsqursquoil se transforme en discipline autonome
dissocieacutee de la dynamique qui la produit en permanence laquelle repose sur la deacutecision
souveraine du sens laisseacutee au lecteur Il se produit exactement la mecircme chose aujourdrsquohui
sous nos yeux avec le savoir de la halakha qui devient une sorte de leacutegislation geacuteneacuterale et
abstraite deacutepourvue drsquohistoire et de tradition deacutebarrasseacutee surtout de ses profondes
controverses des failles qui la parcourt et lui donnent sens et dont lrsquoordonnancement preacutetend
ecirctre deacutesormais reacuteserveacute agrave des techniciens speacutecialiseacutes
1 De nos jours crsquoest en Israeumll qursquoa lieu le deacutebat voir par exemple les articles de Yeacutehochoua Menarsquohem
Rosenberg sur le site laquo Daat raquo et sur le site laquo educationgovil raquo qui deacutepend du ministegravere de lrsquoeacuteducation 2 Par exemple le premier drsquoentre eux le plus important Jacob ben Hayim ibn Adoniya (XVegraveme-XVIegraveme
siegravecle) voir le livre de CD Ginsburg Jacob ben Chajim ibn Adonijahs Introduction to the Rabbinic Bible London 1865 p 11 sq Et bien entendu le grand Ginsburg lui-mecircme eacutetait converti au christianisme
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
111
La deuxiegraveme difficulteacute est que ceux qui fondent lrsquoautoriteacute de la Bible sur la Massorah
lorsqursquoils ne sont pas chreacutetiens doivent neacutecessairement trouver appui dans la tradition
talmudique et midrachique Ils multiplient alors les reacutefeacuterences Il nrsquoest pas possible ici de les
examiner toutes Cette tacircche nrsquoest cependant pas neacutecessaire On fera aiseacutement comprendre
avec quelques exemples agrave quel point lrsquoexercice est contradictoire La source principale est le
traiteacute Neacutedarim 37 a citeacute deacutejagrave en partie plus haut Le Talmud se demande agrave quel titre un maicirctre
drsquoeacutecole peut percevoir un salaire pour son travail En effet enseigner la Torah doit ecirctre une
tacircche assumeacutee gratuitement puisque crsquoest aussi gratuitement qursquoelle fut donneacutee par Moiumlse
Cela srsquoapplique aussi bien agrave la Torah eacutecrite qursquoagrave la Torah orale Pourtant la coutume veut que
ceux qui enseignent la Torah eacutecrite perccediloivent un salaire et cela semble leacutegitime Pour en
rendre raison deux avis srsquoopposent Rav dit que lrsquoeacutecole fait aussi office de garderie et un
maicirctre drsquoeacutecole peut donc reacuteclamer un salaire au titre de surveillant en charge drsquoenfants Ce qui
nrsquoa rien agrave voir avec sa fonction drsquoenseignant (comme chacun sait) Ce nrsquoest pas lrsquoopinion de
Rabbi Yorsquohanan Selon lui le maicirctre drsquoeacutecole perccediloit un salaire parce qursquoil enseigne la
laquo ponctuation des teacuteamim raquo ( ) Selon Rabbi Yorsquohanan la laquo ponctuation des
teacuteamim raquo ( ) nrsquoest pas agrave proprement parler un enseignement intrinsegraveque de la
Torah reccedilue de Moiumlse car il faudrait sinon lrsquoenseigner gratuitement comme le reste Crsquoest
un suppleacutement peut-ecirctre indispensable mais indeacutependant du contenu de la Torah Tandis que
Rav au contraire inclut entiegraverement la laquo ponctuation des teacuteamim raquo ( ) dans
lrsquoenseignement transmis par Moiumlse (deacute-oraiumlta) En bref pour Rav apprendre la Torah eacutecrite
consiste agrave connaicirctre aussi la laquo ponctuation des teacuteamim raquo ( ) tandis que pour Rabbi
Yorsquohanan celle-ci nrsquoest qursquoun suppleacutement qui exige salaire Or il va de soi que la pratique
mateacuterielle de la lecture requiert que lrsquoenseignement de la Torah eacutecrite inclut toutes les
dimensions de lecture On ne peut apprendre agrave lire le texte biblique qursquoen le vocalisant en le
ponctuant en le rythmant etc Et le Talmud Yeacuterouchalmi1 ajoute mecircme la traduction
(targoum) La controverse ne porte pas sur la pratique mateacuterielle de la lecture ni sur le travail
de lrsquoenseignant mais uniquement sur ce qui est consideacutereacute comme laquo ducirc raquo comme devoir de
lrsquoenseignement et sur ce qui srsquoy ajoutant forceacutement (garderie ponctuation) meacuterite salaire La
question poseacutee est celle du laquo neacutecessaire raquo la Torah reccedilue de Moiumlse inclut-elle comme une
donneacutee laquo intrinsegraveque raquo la laquo ponctuation des teacuteamim raquo ( ) ou bien non Cela ne
remet pas en cause lrsquoantiquiteacute de la Massorah mais son degreacute drsquoautoriteacute Est-elle assimilable agrave
1 Mentionneacute par le Ran et le Rif sur place
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
112
la Torah eacutecrite ou bien en nrsquoest-elle un suppleacutement laquo techniquement raquo indispensable de la
lecture mais cependant indeacutependant second
Ce passage du Talmud a susciteacute beaucoup de questions La premiegravere difficulteacute est de
cerner preacuteciseacutement la notion de laquo ponctuation des teacuteamim raquo ( ) Dans son
commentaire sur Meacuteguila 3 a ougrave figure aussi cette notion Rachi explique qursquoil srsquoagit des
laquo tons musicaux raquo ( ) cet avis est repris par les Baaleacute Hatossafot et Roch (Neacutedarim
ibid) Lrsquoexpression utiliseacutee par Rachi donnerait agrave croire qursquoest viseacutee la valeur musicale des
signes de cantillation Du coup selon certains interpregravetes de Rachi mdash ceux qui veulent fonder
lrsquoautoriteacute de la Massorah1 mdash les laquo tons musicaux raquo en controverse ici ne deacutesigneraient que la
valeur musicale des laquo teacuteamim raquo ( ) indeacutependante du rythme et de la ponctuation Il en
deacutecoulerait que le rythme et la ponctuation des versets ne sont pas en controverse Au
contraire ils feraient partie inteacutegrante de lrsquoenseignement du maicirctre drsquoeacutecole quelles que soient
les opinions au sujet du motif pour lequel il perccediloit un salaire Il en reacutesulterait que de lrsquoavis
unanime la division des versets par exemple et peut-ecirctre mecircme la valeur rythmique des
accents et donc lrsquoensemble de la ponctuation feraient entiegraverement partie de lrsquoenseignement
de la Torah au mecircme titre que lrsquoapprentissage des lettres de lrsquoalphabet et la lecture des mots
Il existerait ainsi un accord unanime entre les sages du Talmud sur le fait que le rythme est un
eacuteleacutement intrinsegraveque de la Torah eacutecrite tandis que les tons musicaux (meacutelodiques) nrsquoen
feraient pas forceacutement partie du moins selon un avis En reacutealiteacute on verra ci-apregraves (cf
lsquoHaguiga 6 b) que lorsque Rachi parle de laquo tons musicaux raquo ( ) il deacutesigne en fait
immeacutediatement le rythme il nrsquoa pas du tout agrave lrsquoesprit la valeur laquo musicale raquo ou laquo meacutelodique raquo
de la cantillation mais sa fonction de ponctuation dans la structure de la phrase Mais cela
importe peu agrave notre deacutemonstration Admettons qursquoil en aille diffeacuteremment ici et qursquoil
regravegnerait un accord unanime entre les sages concernant lrsquoimportance fondamentale du rythme
et de la ponctuation dans lrsquoapprentissage scolaire Quoi qursquoil en soit la porteacutee de ce texte est
extrecircmement limiteacutee Il est bien eacutevident qursquoun maicirctre drsquoeacutecole enseigne aux eacutelegraveves agrave laquo lire raquo le
texte biblique et donc agrave le vocaliser et agrave le ponctuer En ce sens on peut consideacuterer comme
allant de soi que la vocalisation et la ponctuation appartiennent de plain-pied agrave lrsquoenseignement
de la Torah eacutecrite Nrsquoest-ce pas cela apprendre agrave laquo lire raquo Mais on ne peut en deacuteduire aucune
conseacutequence concernant lrsquoimportance et lrsquoautoriteacute de la Massorah dans lrsquointerpreacutetation des
versets et la deacutecision du sens Lrsquooriginaire ne suffit pas agrave faire autoriteacute Mecircme si la
laquo ponctuation des teacuteamim raquo ( ) avait eacuteteacute enseigneacutee par Moiumlse lui-mecircme degraves le
1 Voir les reacutefeacuterences dans les articles de Yeacutehochoua Menarsquohem Rosenberg citeacutes plus haut
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
113
premier jour ougrave il a deacuteclameacute la Torah devant les enfants drsquoIsraeumll1 cela donnerait une valeur
drsquoantiquiteacute respectable agrave cette tradition mais rien de plus Car les lois de la Torah ne relegravevent
pas des agissements de Moiumlse mais de ce qursquoil a explicitement deacuteclareacute comme laquo loi raquo Sans
doute serait-il heureux que le maicirctre drsquoeacutecole enseigne la Torah sur le ton mecircme qursquoutilisait
Moiumlse pour que les enfants la reccediloivent comme au premier jour Mais il ne srsquoagit que drsquoun
beacuteneacutefice psychologique possible non drsquoun impeacuteratif Il suffit drsquoailleurs de rappeler que
mecircme les regravegles de lecture publique de la Torah de Maiumlmonide ne tiennent aucun compte des
(teacuteamim) de la Massorah Alors que la deacuteclamation publique de la Torah agrave la synagogue
est censeacutee reacutepeacuteter la scegravene du Sinaiuml et le don de la Torah2 La seule chose que MaIumlmonide
prescrive sur la qualiteacute de lrsquoacte de lecture consideacutereacute en tant que tel est qursquoil faut tenir
compte de la laquo preacutecision de chaque lettre raquo ( ) Mais il ne srsquoinquiegravete aucunement
de la ponctuation des phrases et encore moins de la meacutelodie3 Mecircme si lrsquoon est convaincu que
lrsquoapprentissage scolaire de la lecture preacutesuppose lrsquoensemble des teacuteamim de la Massorah y
compris srsquoil lrsquoon veut les tons meacutelodiques cela ne signifie absolument pas que la lecture et
lrsquointerpreacutetation de la Torah doivent se tenir dans ces limites Entre le maicirctre drsquoeacutecole
enseignant aux enfants et lrsquointerpregravete de la Torah il y a une marge qui nrsquoest pas du tout
eacutetroite
Prenons un autre exemple tout agrave fait caracteacuteristique du traitement talmudique des rythmes
et de la ponctuation de la Massorah Dans le traiteacute lsquoHaguiga (6 b) Rav lsquoHisda srsquointerroge sur
la structure grammaticale du verset suivant (Exode 245)
פ
(Litteacuteralement) Il envoya les jeunes gens dIsraeumll ils offrirent des holocaustes ils immolegraverent
comme victimes reacutemuneacuteratoires au Nom des taureaux
1 Cf Meacuteguila 22 a Taanit 27 b Ce qui ne concerne au demeurant que la seule seacuteparation des versets crsquoest-
agrave-dire la ponctuation minimum 2 Une autre personne doit ecirctre preacutesente aux cocircteacutes du lecteur comme au moment du don de la Torah un
intermeacutediaire (Moiumlse) se tenait entre Dieu et le peuple Voir le commentaire de Rabbi Joseph Caro (Kessef Michneacute) sur Hilkhot Teacutefila 127 au nom du Rif et du Talmud Yeacuterouchalmi de mecircme dans les Hagahot Maiumlmoniot (ad loc)
3 Cf Hilkhot Teacutefila 126 Selon le commentaire de Rabbi Joseph Caro (Kessef Michneacute) la laquo preacutecision de chaque lettre raquo inclut la vocalisation au moins dans la lecture de la Torah proprement dite Mecircme chez les deacutecisionnaires seacutefarades actuels qui accordent plus de valeur agrave la Massorah de lecture laquo si le lecteur srsquoest trompeacute dans les teacuteamim de lrsquoEacutecriture on ne le fait pas recommencer raquo (cf Yalkout Yossef Hilkhot Kryat Seacutefer Torah 142 1) La tradition ashkeacutenaze meacutedieacutevale est moins contraignante encore que Maiumlmonide voir Tour Oraʻh lsquoHayim 142 Mais pour les deacutecisionnaires ashkeacutenazes modernes une erreur de vocalisation ou de ponctuation qui affecte le sens drsquoun mot doit ecirctre corrigeacutee voir les notes de Rabbi Moiumlse Isserlegraves (laquo Remo raquo) sur Shoulkhan Aroukh Oraʻh lsquoHayim 142 et le commentaire de Rabbi Israeumll Meir Hakohen (Michna Beroura) Quant au rythme et agrave la meacutelodie en elle-mecircme nul ne srsquoen inquiegravete
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
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Comment faut-il structurer la fin de la phrase Faut-il la deacutecouper en deux propositions et
comprendre que primo ils offrirent des holocaustes crsquoest-agrave-dire implicitement des
agneaux et secundo ils immolegraverent des taureaux comme victimes reacutemuneacuteratoires Ou bien
ne faut-il lire aucun sous-entendu et dans ce cas les laquo taureaux raquo font lrsquoobjet des deux sortes
de sacrifices holocaustes et victimes reacutemuneacuteratoires Le Talmud qui srsquointeacuteresse peu aux
questions historiques lui objecte Quelle importance Quel est lrsquointeacuterecirct de la question Mar
Zoutra reacutepond par lrsquoexpression employeacutee plus haut Lrsquoexpression cette fois ne
peut manifestement pas deacutesigner les laquo tons musicaux raquo puisqursquoil srsquoagit de deacutecouper la phrase
en propositions distinctes ou au contraire de les regrouper en une seule Crsquoest donc de
rythme et de ponctuation qursquoil srsquoagit La question est faut-il lire la phrase en deux parties ce
qui requiert une pause entre les deux assertions
laquo Il envoya les jeunes gens dIsraeumll ils offrirent des holocaustes ils immolegraverent comme
victimes reacutemuneacuteratoires au Nom des taureaux
Ou bien faut-il la lire comme une seule phrase continue
laquo Il envoya les jeunes gens dIsraeumll ils offrirent des holocaustes [et] immolegraverent comme
victimes reacutemuneacuteratoires au Nom des taureaux
Constatons certes que le Talmud srsquointeacuteresse effectivement agrave ce genre de questions1 Mais
pas trop cependant puisque le deacutebat srsquointerrompt subitement comme si tout avait eacuteteacute dit
Toutefois le point deacutecisif nrsquoest pas lrsquointeacuterecirct du Talmud mais plutocirct le fait que Rav lsquoHisda
ignore tout bonnement qursquoil existe une Masssorah de lecture ayant deacutejagrave trancheacute ce problegraveme
Et pire encore tous les maicirctres du Talmud semblent lrsquoignorer puisque la question reste sans
reacuteponse La deacutemarche de Rachi est instructive
Lrsquoexpression deacutesigne les laquo tons musicaux raquo ( ) Si tu penses que deux sortes
drsquoanimaux sont offertes en sacrifice tu dois deacutecider de lrsquoordonnance de lrsquoaccent (
) de par un Etnarsquohta comme nous sommes drsquousage de le lire ou bien par un
Zakegravef katacircn crsquoest-agrave-dire par une ordonnance ( ) disjonctive de ce qui vient apregraves le mot
Mais srsquoil srsquoagissait drsquoune seule espegravece animale [des taureaux] tu dois le lire au contraire
par lrsquoune des autres ordonnances non disjonctives tel le Pachta ou le Reacutevia
Jrsquoai souligneacute agrave dessein dans le commentaire de Rachi que lrsquoexpression massoreacutetique
ne deacutesigne aucun contenu ni tradition donneacutee mais une activiteacute de deacutecision Car le
Talmud et Rachi agrave sa suite ne tiennent aucun du fait que drsquoapregraves la Massorah de lecture la
1 Voir lrsquoarticle de D Banon laquo Poeacutetique et-ou midrach Les questions drsquoHenri Meschonnic raquo Entrelacs op
cit p 378-392
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
115
reacuteponse existe deacutejagrave Nrsquoy a-t-il deacutejagrave en effet un Etnarsquohta sous lrsquoexpression qui
implique que les deux assertions sont disjointes Rachi mentionne au passage la lecture de
la Massorah et avec une leacutegegravereteacute incroyable en propose une autre avec un Zakegravef katacircn
Puisque ces deux ordonnances ont ici la mecircme valeur disjonctive Puis il ajoute que si lrsquoon
pense que le verset deacutecrit une seule sorte drsquoanimaux des taureaux alors il faut ponctuer le
texte par une ordonnance conjonctive Crsquoest faire vraiment peu de cas de la tradition de
ponctuation existante La diffeacuterence entre lrsquoapprentissage de la lecture de la Torah et la
discipline de lrsquoeacutetude saute aux yeux Aux enfants drsquoune dizaine drsquoanneacutees il importe de fixer
une premiegravere lecture qui pose le socle drsquoune compreacutehension initiale de la Torah Mais degraves
qursquoun jeune homme est en acircge drsquoeacutetudier le Talmud il se heurte aux questions des sages qui
lrsquoobligent agrave un deacutechiffrement du texte plus exigeant La Massorah nrsquoest plus degraves lors qursquoun
lointain souvenir elle nrsquoest pas mecircme un appui mais seulement lrsquoendroit drsquoune pause dans
la reacuteflexion une pratique deacutepourvue drsquoautoriteacute On peut en effet srsquoeffrayer de devoir prendre
de telles deacutecisions on aura alors raison de reculer et de srsquoen tenir agrave une lecture connue et
certifieacutee par des siegravecles drsquousage Mais il ne faut pas se meacuteprendre sur la signification de ce
tournant il nrsquoexprime aucun savoir ni ne repose sur aucune eacutevidence Il srsquoagit drsquoun pur et
simple aveu drsquoignorance et drsquoincompeacutetence Personnellement je mrsquoen tiens le plus souvent agrave
cet aveu Il nrsquoy a rien drsquohumiliant agrave reconnaicirctre que lrsquoon ne sait pas La seule chose
preacutejudiciable pour la compreacutehension du texte biblique est de retourner cette ignorance en
profession de foi Et de preacutetendre faire comme si la Torah statuait elle-mecircme sur sa lecture agrave
travers la Massorah Alors que cette derniegravere ne peut ecirctre qursquoune construction un choix
parmi des lectures possibles qui nrsquoest jamais la possibiliteacute unique et ultime et qui nrsquoa drsquoautre
autoriteacute que lrsquousage En droit toute personne suffisamment verseacutee dans lrsquoeacutetude de la Bible a
barre sur la ponctuation et la cantillation du texte Agrave lui de lrsquoassumer srsquoil en est capable
Le meilleur modegravele me semble-t-il est fourni par la meacutethode des commentateurs
meacutedieacutevaux en particulier Rachi et Ibn Ezra dont on srsquoaccordera agrave reconnaicirctre qursquoils
connaissent leur laquo meacutetier raquo
Dans son commentaire drsquoun passage difficile drsquoEacutezeacutechiel (111) Rachi srsquoexclame
Si je nrsquoavais pas vu une ordonnance de Zakegravef gadol sous le mot je nrsquoaurais pas su
expliquer ce verset
Le verset en question commence en effet par les mots (laquo et leurs faces et
leurs ailes raquo) Ces deux termes sont suivis drsquoune description Or la structure de la phrase et le
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
116
deacutecoupage des versets semble indiquer que celle-ci srsquoapplique aux deux termes Mais du
coup la phrase devient inintelligible Heureusement le mot est ponctueacute drsquoun Zakegravef
gadol ce qui permet agrave Rachi de les dissocier et de nrsquoappliquer la description suivante qursquoau
mot On aurait tort drsquoen deacuteduire que les indications massoreacutetiques sont deacutecisives pour
Rachi En fait il ne srsquoen sert que comme drsquoun moyen pour trouver une solution agrave un
problegraveme Car en drsquoautres passages Rachi commet des laquo fautes raquo impardonnables envers la
Massorah en neacutegligeant complegravetement ses indications Par exemple le verset drsquoIsaiumle (19)
preacutesente une ambiguumliteacute similaire agrave celle drsquoExode 245 signaleacutee plus haut Il est eacutecrit
(Litteacuteralement) Si Dieu Tsevaot ne nous avait laisseacute un reste peu nous aurions eacuteteacute comme
Sodome nous aurions ressembleacute agrave Gomorrhe
Comment structurer la phrase Faut-il associer le mot laquo peu raquo ( ) agrave la premiegravere
assertion ou agrave la seconde Dans le premier cas il faut lire que laquo si Dieu Tsevaot ne nous
avait laisseacute un petit reste nous aurions eacuteteacute comme Sodome nous aurions ressembleacute agrave
Gomorrhe raquo Crsquoest-agrave-dire nous aurions eacuteteacute totalement aneacuteantis agrave lrsquoimage de Sodome et
Gomorrhe mais heureusement Dieu nous a laisseacute un laquo petit reste raquo Dans le second cas il
faut lire laquo si Dieu Tsevaot ne nous avait laisseacute un reste presque nous aurions eacuteteacute comme
Sodome nous aurions ressembleacute agrave Gomorrhe raquo Crsquoest-agrave-dire nous eacutetions sur le point drsquoecirctre
aneacuteanti comme Sodome et Gomorrhe Rachi choisit cette seconde lecture qui laisse au laquo reste
drsquoIsraeumll raquo la possibiliteacute drsquoecirctre laquo grand raquo et il insiste sur la geacuteneacuterositeacute et lrsquoindulgence divine
qui fait que nous existons encore car le mot indique que nous meacuteritions drsquoecirctre deacutetruits
complegravetement Mais ce faisant il ne suit pas les indications de la Massorah qui pose un
Etnarsquohta sous le mot Ibn Ezra srsquoindigne qursquoon puisse soutenir une autre lecture
Le mot se rattache au mot preacuteceacutedent agrave cause de lrsquoordonnance disjonctive car crsquoest
un principe fondamental de respecter le chemin traceacute par les ordonnances ( )
Parfois Rachi remercie la Massorah drsquoexister drsquoautres fois il passe outre ses indications1
On peut en tirer de grandes reacuteflexions de meacutethodes en fonction des contextes dans lesquels
srsquoopegraverent ses choix Mais le plus reacuteveacutelateur est que le mecircme Ibn Ezra qui reacutepegravete agrave loisir
lrsquoimportance de la Massorah dans la compreacutehension du texte biblique2 ne la suit pas toujours
Lorsqursquoelle paraicirct contredire la structure grammaticale de la phrase il nrsquoen tient subitement
1 Drsquoautres exemples de cette attitude duelle sont rapporteacutes par D Banon dans lrsquoarticle laquo Lrsquoexeacutegegravese de Rachi
sur les teacuteamim raquo Entrelacs op cit p 87-97 2 Par exemple sur Jeacutereacutemie 38
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
117
plus compte Et eacutetrangement cette fois Rachi et le Midrach suivent reacutesolument lrsquoindication
de la Massorah malgreacute la difficulteacute grammaticale Il srsquoagit de leurs interpreacutetations des mots
מ du verset de Deuteacuteronome 265 Sans entrer dans les deacutetails signalons seulement
que le mot מ est marqueacute drsquoun pachta ordonnance disjonctive qui marque une pause Il
faudrait donc lire laquo [Un] Arameacuteen deacutetruit mon pegravere raquo Lecture que lrsquoon retrouve dans la
Haggadah de Pacircques et qui introduit subrepticement le personnage de Laban Laban voulut
aneacuteantir Jacob Mais Ibn Ezra refuse ce diktat anti-grammatical car le verbe employeacute
sous cette forme est intransitif Il est donc forceacutement rattacheacute au mot preacuteceacutedent laquo cet
Arameacuteen perdu mon pegravere raquo La Massorah doit ceacuteder le pas devant la grammaire
En matiegravere drsquoeacutetudes bibliques il nrsquoexiste pas de repos de lrsquoacircme Une troisiegraveme difficulteacute
compromet toute tentative pour abandonner la deacutecision du sens aux indications massoreacutetiques
Certes lantiquiteacute de la Massorah est une chose entendue Mecircme si la notation eacutecrite de cette
rythmique est tardive1 ce retard drsquoeacutecriture nrsquoimplique pas que la rythmique elle-mecircme serait
une laquo invention raquo tardive Mais la neacutecessiteacute (consubstantielle et eacuteternelle) drsquoune lecture
cadenceacutee et donc drsquoune oraliteacute ne preacutejuge pas de lrsquoeacutetat actuel du texte massoreacutetique Il est
aveacutereacute que le texte se divise en versets parce que la cadence des eacutenonceacutes bibliques le suppose
Mais aucune neacutecessiteacute nrsquoaccompagne la division actuelle et traditionnelle des versets
Puisque les indications de fin de versets ne sont pas eacutecrites directement dans le texte le
deacutecoupage des versets bibliques et leur nombre exact sont forceacutement agrave lrsquoorigine une tradition
orale Mais celle-ci nous est-elle encore connue Le Talmud reconnaicirct qursquoagrave son eacutepoque ce
savoir nrsquoexiste plus
Les anciens eacutetaient nommeacutes des Sofrim (traduit en geacuteneacuteral laquo scribes raquo) parce qursquoils
comptaient (soferim) toutes les lettres de la Torah Ils deacuteclaraient que la lettre Vav du mot
(laquo ventre raquo en Leacutevitique 1142) est placeacutee agrave la moitieacute des lettres du Pentateuque que les
mots (litteacuteralement laquo chercher chercha raquo en Leacutevitique 1016) sont placeacutes agrave la moitieacute
des mots que le [verset commenccedilant par le] mot (laquo il se rasera raquo en Leacutevitique 1333)
est placeacute agrave la moitieacute des versets (hellip) Rav Yossef demanda La lettre Vav du mot
appartient-elle agrave la premiegravere ou agrave la seconde moitieacute du texte Ils reacutepondirent Apporte un
livre de Torah et comptons-les Rabba bar bar lsquoHana ne dit-il pas [qursquoen leur temps pour
reacutesoudre des questions de ce genre] ils ne partaient pas avant drsquoavoir apporteacute un livre de
1 Eacutelaboreacutee entre le VIegraveme et le IXegraveme siegravecle de notre egravere elle est acheveacutee et attesteacutee au Xdeg siegravecle cf
Introduction agrave lAncien Testament eacutediteacute par Thomas Roumlmer Jean-Daniel Macchi et Christophe Nihan Labor et Fides 2004 p 44 Pour une preacutesentation syntheacutetique de lrsquohistoire des systegravemes vocaliques voir M Hadas-Lebel Histoire de la langue heacutebraiumlque Publications Orientalistes de France Paris 1986 p 45-54
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
118
Torah et compter Rav Yossef reacutepliqua Agrave leur eacutepoque ils eacutetaient savants dans les eacutecritures
pleines et deacutefectives mais nous ne le sommes plus Rav Yossef demanda Le [verset
commenccedilant par le] mot appartient-il agrave la premiegravere ou agrave la seconde moitieacute du texte
Abayeacute reacutepondit En ce qui concerne les versets au moins on peut apporter un livre et les
compter Non nous ne sommes plus savants non plus dans la ponctuation des versets car
lorsque Rav Arsquoha bar Ada est venu il nous a dit qursquoen occident [ie en terre drsquoIsraeumll] ils
deacutecoupent le verset suivant en trois uniteacutes distinctes laquo Dieu dit agrave Moiumlse Voici je viens
moi-mecircme vers toi dans lrsquoeacutepaisseur de la nueacutee raquo (Exode 199) Nos maicirctres enseignent qursquoil
y a cinq mille huit cent quatre-vingt huit (5888) versets dans la Torah etc
Deacutefinir les versets dans un texte qui ne comporte aucune sorte de ponctuation est soit un
art intuitif laisseacute agrave la discreacutetion de chacun soit un savoir fondeacute sur une tradition attesteacutee Les
maicirctres du judaiumlsme qui ne considegraverent pas la Bible comme une simple laquo œuvre litteacuteraire raquo
puisqursquoils accordent agrave ce texte un rang drsquoautoriteacute leacutegale philosophique et morale sont
convaincus qursquoil ne peut srsquoagir que drsquoun savoir Si on laissait chacun libre de ponctuer le texte
agrave sa guise selon son inspiration poeacutetique celui-ci perdrait eacutevidemment toute autoriteacute
politique morale et leacutegale sur les hommes Or ce savoir a disparu De cette disparition au
moins nous sommes sucircrs Car on connaicirct une autre tradition que la nocirctre toute aussi antique
et leacutegitime que celle qui a cours parmi les Babyloniens auteurs de ce passage du Talmud la
tradition des sages de la terre drsquoIsraeumll Et ces traditions divergent le verset drsquoExode 199
peut-ecirctre leacutegitimement lu comme le rassemblement de trois versets distincts Curieuse
attitude dira-t-on Lignorance de la ponctuation dun seul verset suffirait-elle agrave remettre en
cause la totaliteacute des traditions massoreacutetiques Cette reacuteaction nrsquoest-elle pas exageacutereacutee Ne
peut-on avouer notre ignorance au seul endroit ougrave celle-ci est effectivement attesteacutee tout en
conservant notre assurance pour le reste On constate freacutequemment une attitude fortement
carteacutesienne dans le Talmud agrave leacutegard du savoir Lorsquun doute affecte un domaine loin de
cantonner celui-ci au seul point en difficulteacute et de circonscrire ainsi eacutetroitement le champ de
notre ignorance les sages du Talmud radicalisent le soupccedilon et abandonnent des pans entiers
de culture Pour la mecircme raison que Descartes non par meacutepris de la science mais au
contraire par conviction que le seul savoir qui tienne est celui dont nous sommes assureacutes Or
lrsquoembarras ici nest pas seulement que nous ignorions ponctuellement la faccedilon de structurer
un ensemble finis de mots Le problegraveme vient de ce que cette ignorance est un symptocircme Elle
nous surprend et du coup nous montre que nous ne disposons drsquoaucune proceacutedure pour
reconnaitre les endroits de notre ignorance et les limites de notre savoir Nous ne prenons
conscience de nos failles que parce quun eacuteveacutenement exteacuterieur nous les reacutevegravele soudain Rien
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
119
ne nous y preacuteparait et rien ne nous indique que notre incompeacutetence serait limiteacutee agrave cette seule
occurrence Nous ignorons notre ignorance et nrsquoavons aucun moyen de la circonscrire Cest
une deacutefaite dont le savoir ne peut se relever Pour des hommes de savoir comme le sont les
sages du Talmud il nest pas question de se voiler la face Une seule ignorance suffit agrave
affecter dinconnu tout un champ Voila pourquoi Rav Yossef conclut que laquo nous ne sommes
plus savants dans la ponctuation des versets raquo Il renonce donc agrave compter les versets bibliques
bien quil ait vu ses maitres le faire comme allant de soi Toutefois cela ninvalide pas toute
tradition sur ce sujet Il y a lieu de repeacuterer les assertions positives qui demeurent malgreacute tout
dignes decirctre conserveacutees Le Talmud ne remet aucunement en cause les traditions quil sait
attesteacutees Puisque les anciens savaient compter les versets et que le reacutesultat de leur compte a
eacuteteacute transmis par tradition orale nous pouvons compter au moins sur la reacutealiteacute de ce savoir
Le texte conclut donc en rappelant que laquo nos maicirctres enseignent qursquoil y a cinq mille huit cent
quatre-vingt huit (5888) versets dans la Torah raquo Sur ce second point les maitres du Talmud
ne sont plus carteacutesiens Ils ne considegraverent pas que la possibiliteacute de reacutepeacuteter et ainsi de veacuterifier
actuellement une connaissance soit un critegravere et une condition sine qua non de la science Agrave la
diffeacuterence de Descartes le savoir talmudique admet la tradition et ne lexclut pas Il a
confiance dans le teacutemoignage des anciens La seule et unique condition est que ce teacutemoignage
soit veacuterifieacute en tant que teacutemoignage crsquoest-agrave-dire que lon soit sucircr de la qualiteacute des teacutemoins Du
coup le savoir deacuteborde la sphegravere des connaissances et des compeacutetences actuelles incluant des
assertions que lon est totalement incapable de veacuterifier ici et maintenant Ce qui distingue
deacutefinitivement le savoir talmudique de la science au sens moderne du terme Comme eux
nous assumons donc les assertions selon lesquelles laquo le verset commenccedilant par le mot
(laquo il se rasera raquo en Leacutevitique 1333) est placeacute agrave la moitieacute des versets raquo et laquo il y a 5888 versets
dans la Torah raquo Parce que les teacutemoins qui les rapportent sont dignes de foi Donc selon les
critegraveres mecircmes de la tradition heacutebraiumlques ces comptes font loi En conseacutequence nous
sommes contraints de relativiser encore davantage la valeur du texte massoreacutetique actuel
Comme lattestent les marges de cette page du Talmud qui srsquoaniment subitement de toutes
sortes de remarques inquiegravetes et eacutetonneacutees Elles teacutemoignent que le milieu des versets du
Pentateuque nrsquoest pas Leacutevitique 1333 contrairement agrave laffirmation de la Gueacutemara mais
Leacutevitique 87 selon nos eacuteditions les plus rigoureuses du Pentateuque Pareillement dans nos
eacuteditions actuelles le nombre des versets du Pentateuque nrsquoest pas 5888 mais 58451 Et il ne
srsquoagit encore que du seul Pentateuque le plus sucircr relativement des textes bibliques La 1 Dans le Yalkout Chimoni Ekev (855) laquo 5842 raquo et non laquo 5845 raquo La Concordance of the Bible drsquoA Even
Shoshan donne aussi le nombre de 5845 versets du Pentateuque
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
120
ponctuation actuelle ajoute 43 versets agrave la tradition talmudique Cependant nous ignorons les
endroits concerneacutes Le doute peut-ecirctre partout Il y a matiegravere agrave un soupccedilon geacuteneacuteraliseacute
Laccumulation des situations douteuses incite agrave la reacuteflexion Nul ne peut ecirctre sucircr de la
ponctuation actuelle du texte biblique puisque mecircme les indications de deacutebut et de fin de
phrase ne sont la garantie daucune antiquiteacute Concluons notre tradition de lecture nrsquoest
qursquoune approximation Tous les paradigmes drsquointerpreacutetation et de traduction quel qursquoils
soient sont toucheacutes par le deacutefaut drsquoassise et de structure assureacutee du texte dans le deacutecoupage
fondamental de ses assertions Mais ils ne le sont pas au mecircme degreacute Le caractegravere
approximatif de la cadence ne contrecarre pas fondamentalement une lecture dans laquelle le
rythme nrsquoest qursquoun eacuteleacutement et un paramegravetre de compreacutehension et de traduction parmi
drsquoautres tels la syntaxe de la phrase la logique du discours le sens courant des termes les
constructions grammaticales les excegraves et les deacuteficits linguistiques lrsquointonation supposeacutee etc
Mais si le rythme est senseacute constituer lrsquoaxe crucial du sens rien ne rattrape le deacutefaut drsquoune
poeacutetique approximative
On fera la mecircme remarque agrave propos de lrsquoaccentuation des mots Meschonnic faisait
deacutependre entiegraverement le sens drsquoune expression de la position de lrsquoaccent tonique selon qursquoil
est placeacute sur lrsquoavant-derniegravere syllabe ( milel) ou sur la derniegravere syllabe ( milra)
Or le problegraveme agrave ce niveau est pire encore Car il existe autant drsquoaccents toniques que de
mots dans la Bible Supposer qursquoune tradition perpeacutetuerait oralement de faccedilon constante et
inalteacutereacutee lrsquoeacutequivalent de plus de 300 000 accents toniques est une conjecture douteuse Mecircme
si lrsquoaccentuation obeacuteit agrave des regravegles phoneacutetiques preacutecises mecircme en precirctant aux massoregravetes une
pure intelligence du texte et une eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage mecircme en voulant ignorer les
conditions de lrsquoexil et de la dispersion lrsquoideacutee qursquoune telle masse drsquoinformation transmise
drsquoabord de bouche agrave oreille puis recopieacutee soigneusement et religieusement serait demeureacutee
inchangeacutee pendant des siegravecles est une simple peacutetition de principe La foi peut y conduire
mais le savoir en deacutetourne Et lrsquoon comprend la sagesse du Talmud de conserver la Massorah
comme tradition de lecture mais sans srsquoappuyer sur elle pour deacutecider drsquoautoriteacute de la structure
des phrases ni de leur sens Reprenons lrsquoexemple du verset des Psaumes (222) analyseacute plus
haut dans lequel Meschonnic voyait une illustration saisissante du caractegravere deacutecisif de
lrsquoaccentuation Jusqursquoagrave quel point peut-on se fier agrave la position de lrsquoaccent sur la premiegravere ou
la deuxiegraveme syllabe du mot (lsquolama ou larsquoma) pour deacutecider du sens de la phrase Avec
quelle certitude peut-on conclure quoi que ce soit dans ce domaine lorsqursquoon sait les aleacuteas
auxquels est soumise une tradition victime drsquoun exil bimilleacutenaire Certes rien nrsquoindique
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
121
lrsquoexistence drsquoune divergence dans lrsquoaccentuation du mot (larsquoma) dans ce verset des
Psaumes Mais cela mecircme qui peut faire autoriteacute dans drsquoautres domaines ne prouve rien ici
Il suffit de remonter un mot en arriegravere dans ce verset pour tomber sur une divergence
drsquoaccentuation Dans la Massorah Yeacutemeacutenite les deux mots laquo mon Dieu mon Dieu raquo qui
preacutecegravede lrsquoadverbe (larsquoma) sont tous deux accentueacutes sur la derniegravere syllabe alors que
selon notre Massorah le premier laquo mon Dieu raquo est accentueacute sur la premiegravere syllabe et le
second sur la deuxiegraveme syllabe1
Lorsque lrsquoon fait la part rigoureuse de ce que lrsquoon peut leacutegitimement savoir on constate
que bien des lectures sont possibles plus qursquoon ne le croyait Mais toutes preacutesument une
eacutevaluation et une deacutecision On peut prendre pour regravegle de se reposer sur la tradition
massoreacutetique Ce nrsquoest pas une contrainte mais un choix Car la Massorah nrsquoest pas en elle-
mecircme un eacuteleacutement textuel comparable aux lettres elle nrsquoest pas deacutejagrave lagrave depuis toujours en
attente drsquoecirctre releveacutee Pour en revenir aux exemples privileacutegieacutes par Henri Meschonnic on
peut choisir drsquointerpreacuteter lrsquoadverbe lama comme signifiant laquo agrave quoi raquo ou laquo agrave quoi bon raquo dans
le verset de Psaumes 222 tout comme on peut faire fond sur lrsquoordonnance disjonctive dans
Isaiumle 403 qui dissocie laquo une voix crie raquo et lrsquoexpression laquo dans le deacutesert raquo On peut critiquer la
lecture toujours chreacutetienne drsquoavance qui retrouve dans la Bible heacutebraiumlque les accents de
lrsquoeacutevangile Mais il srsquoagit purement et simplement drsquoune deacutecision de lecture Que lrsquoon
accepte ou que lrsquoon reacutecuse une lecture il faut de toute faccedilon argumenter et srsquoexposer aux
objections portant sur le sens que lrsquoon veut donner agrave une phrase On aurait grand tort de se
contenter pour seule explication de lrsquoautoriteacute de la Massorah en preacutetextant naiumlvement que
laquo le rythme est tout simple (hellip) visible audible depuis on peut dire toujours raquo La Massorah
nrsquoest qursquoune indication parmi drsquoautres aux cocircteacutes de la structure grammaticale du sens de la
phrase de la valeur des verbes etc Ce qui ne diminue en rien sa valeur au contraire Les
deacuteclarations du Rabbin dans le Kuzari2 eacutetablissent avec force la richesse seacutemantique de la
Massorah et lrsquoattachement de tout un peuple aux eacutecrits bibliques ainsi que la passion qui
anime ce peuple de faire vivre un eacutecrit Mais aucun de ses arguments ne preacutesuppose lrsquoautoriteacute
de la Massorah (ni mecircme drsquoailleurs son antiquiteacute) Elle-mecircme nrsquoest avant tout que le signe
de lrsquoattachement passionneacute drsquoun peuple envers la parole un texte drsquoun goucirct immodeacutereacute pour en
saisir tous les deacutetails et drsquoun souci de rigueur discursive comme le monde en a peu connu
Mais plutocirct que de se reposer sur lrsquoeacuteventuel reacutesultat produit par cette passion et cette rigueur 1 Voir The Massorah vol III Londres 1885 eacuted Ginsburg p 92 2 Cf Kuzari II 72 et III 31 traduction franccedilaise Le Kuzari C Touati Verdier 1994 p 80 et 116
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
122
il vaut mieux les reacuteanimer pour soi-mecircme et prendre en charge agrave son tour la joie et la peine
de la deacutecision du sens Lrsquoheacutesitation du Talmud agrave propos de la ponctuation du verset drsquoExode
245 montre la voie mecircme dans un cas ougrave la Massorah seule aurait pu trancher et deacuteterminer
la ponctuation cette indication ne suffit pas aux sages La deacutecision du sens reste entiegraverement
lrsquoœuvre du lecteur Dans un monde drsquoignorant cela confine agrave lrsquoarbitraire dans un monde de
lettreacutes cela conduit au devoir drsquoargumenter Toutes les difficulteacutes et les objections agrave
lrsquoencontre de la Massorah convergent finalement vers ce point ce nrsquoest pas dans lrsquounivers
de la Massorah que le lecteur-traducteur-interpregravete apprend agrave argumenter sur des choix de
lecture Car la Massorah nrsquoargumente pas elle recueille Or crsquoest lagrave que se tient toute la
difficulteacute Lrsquoeacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage nrsquoest pas un don du ciel crsquoest une culture et une
instruction Srsquoagissant des textes bibliques il est crucial de faire lrsquoexpeacuterience de la passion et
de la rigueur avec lesquelles lrsquoeacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage a eacuteteacute cultiveacutee par les maicirctres du
Talmud et du Midrach et les commentateurs meacutedieacutevaux qui pour elles apprirent ou
inventegraverent tous les savoirs agrave leur disposition massorah dracha grammaire psychologie
numeacuterologie philosophie sciences physiques etc
Certes on ne demande pas agrave un enfant drsquoargumenter ses choix de lecture elle nrsquoest que le
reflet des choix de son maicirctre Tout comme on ne demandera rien agrave lrsquoignorant Mais si lrsquoon
preacutetend agrave une lecture ou agrave une traduction lettreacutee prenant parti parmi lrsquoensemble des lectures et
des traductions existantes alors il faut apprendre aussi agrave argumenter et agrave motiver ses choix
Telle est preacuteciseacutement agrave nos yeux lrsquoeacutecole du Talmud et des commentateurs meacutedieacutevaux
LA VO)X LA LETTRE ET LE S )GN)F )ANT Il est freacutequent que les sages du Talmud soient en controverse autour des principes mecircmes
de lecture de la Torah Ces deacutebats sont si fondamentaux et si geacuteneacuteraux qursquoils ouvrent des
perspectives immenses et modifient en profondeur lrsquoideacutee que lrsquoon se fait drsquoun texte et drsquoun
eacutecrit Il est impossible dans le cadre de cette preacutesentation drsquoentrer dans le deacutetail de tous ces
deacutebats Autant essayer de reacutesumer lrsquooceacutean talmudique Mais il est une controverse que lrsquoon
doit au moins exposer globalement sans entrer dans les deacutetails La peacutedagogie le requiert car
elle permet de prendre conscience des attendus les plus immeacutediats drsquoune culture chargeacutee de la
double dimension de lrsquoeacutecrit et de lrsquooral Cette controverse porte preacuteciseacutement sur les
diffeacuterences qui surgissent ou qui peuvent surgir entre la dimension eacutecrite et la dimension
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
123
laquo lue raquo du texte biblique Elle se formule en geacuteneacuteral ainsi certains soutiennent
litteacuteralement laquo la lecture a une megravere raquo drsquoautres soutiennent litteacuteralement
laquo lrsquoeacutecriture a une megravere raquo1 Le problegraveme se pose en premier lieu lorsque se produit une
divergence entre le texte eacutecrit et la tradition de lecture qui lrsquoaccompagne Il srsquoagit souvent de
diffeacuterences mineures lieacutees agrave la preacutesence ou agrave lrsquoabsence de certaines lettres compenseacutees le plus
souvent par les habitudes de lecture Par exemple le mot (soukkot) peut ecirctre eacutecrit avec
un Vav ou sans Vav ou mecircme pareillement et La premiegravere
eacutecriture est appeleacutee (laquo pleine raquo) la seconde (laquo deacutefective raquo) La lecture compense
automatiquement par habitude ou en fonction du contexte les laquo lacunes raquo de lrsquoeacutecriture Ces
divergences nrsquointroduisent pas de doute sur le sens du mot mais elles engagent un deacutebat sur
leurs conseacutequences dans lrsquointerpreacutetation du texte Il faut rappeler cependant que la base
commune agrave tous les interpregravetes est que le texte dans ses lettres fait loi Certes la loi peut aussi
venir drsquoailleurs par exemple drsquoune pure transmission orale (halakha leacute-mocheacute) Ce qui peut
entraicircner une discussion et la remise en question des premiegraveres eacutevidences tireacutees de la lecture
du texte Mais au niveau de lrsquointerpreacutetation du texte elle-mecircme avant que celle-ci ne soit
discuteacutee en regard de lrsquoenseignement oral seules les lettres comptent Tel est le premier
eacuteleacutement admis unanimement Le second est qursquoentre lrsquoeacutecriture pleine et lrsquoeacutecriture deacutefective
doit jouer le principe drsquoeacuteconomie si un mot peut ecirctre eacutecrit avec trois lettres toute lettre
suppleacutementaire appelle une interpreacutetation Ce principe drsquoeacuteconomie ne repose pas sur la
grammaire mais sur les attestations du texte Par exemple plus haut nous faisions eacutetat de
lrsquointerpreacutetation de la formule 2 Or certains usages lexicaux dans la Torah attestent
que le terme peut ecirctre contracteacute en du coup la preacutesence de la lettre Youd
suppleacutementaire appelle une deacuteduction nouvelle Pareillement selon la mecircme regravegle puisque la
Torah atteste que le mot (soukkot) peut ecirctre aussi eacutecrit chaque lettre Vav
suppleacutementaire dans un verset requiert drsquoecirctre prise en compte dans lrsquointerpreacutetation Ces deux
principes une fois poseacutes deacutebouchent sur une difficulteacute Lrsquoaccord est unanime sur le fait que
le rallongement du mot doit ecirctre interpreacuteteacute mais que doit-on faire lorsqursquoun mot
laquo deacutefectif raquo est lu laquo plein raquo Le problegraveme vient du fait qursquoon laquo lit raquo des lettres lagrave ougrave il nrsquoy en a
pas par exemple le mot est lu Faut-il tenir la lecture pour rien au regard de
lrsquoeacutecriture Certes les deux Vaviumln ne sont pas laquo eacutecrits raquo Mais la lecture fait comme srsquoils
lrsquoeacutetaient Ceux qui affirment (laquo la lecture a une megravere raquo) jugent qursquoil faut compter
1 Cf Sanheacutedrin 4 a sq Zeacutevarsquohim 37 b et passim Notez que le terme (massorecirct) ne deacutesigne pas du
tout ici la Massorah mais au contraire laquo la tradition eacutecrite raquo le texte reccedilu dans sa seule eacutecriture 2 Cf Baba Batra 108 a ndash 109 a
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
124
aussi les lettres de la lecture dans certains cas cela conduit agrave une interpreacutetation plus large
Tandis que ceux qui soutiennent (laquo lrsquoeacutecriture a une megravere raquo) jugent que ce que la
lecture ajoute ne peut ecirctre consideacutereacute comme une lettre eacutecrite
Il est clair que dans le contexte drsquoune culture alphabeacutetique ce genre de speacuteculations met
mal agrave lrsquoaise Car ce qui est eacutecrit lrsquoest une fois pour toutes le lecteur ne saurait y ajouter quoi
que ce soit Il laquo suit raquo fidegravelement par la voix lrsquoordre des lettres sans rien modifier La lecture
est laquo reflet raquo et laquo imitation raquo Un texte eacutecrit dans le syllabaire heacutebraiumlque contraint le lecteur agrave
davantage drsquoaudace Car il doit vocaliser ce qui ne lrsquoest pas Et lrsquoeacutecrit nrsquoest rien crsquoest-agrave-dire
ne laquo dit raquo rien sans lrsquoaudace du lecteur qui ne se contente pas drsquooffrir sa voix mais qui
compense automatiquement les laquo deacutefaillances raquo du texte et le recreacutee en permanence jusque
dans ses lettres Par ougrave la lecture rejoint le plan de lrsquoeacutecriture La lecture agrave son tour devient
laquo texte raquo
Le deacutebat entre eacutecriture et lecture touche agrave la nature de la lettre Qursquoest-ce qursquoune lettre
Est-ce celle qursquoon lit ou uniquement celle qui est ducircment eacutecrite Cette question entraicircne des
conseacutequences leacutegales qursquoil serait long de deacutevelopper ici La force de la question est deacutejagrave en
soi un modegravele de reacuteflexion dont les conseacutequences sont cruciales sur le plan seacutemantique En
effet au niveau pratique il est eacutevident qursquoil nrsquoy a de laquo texte raquo que par la lecture et que tant
que lrsquoon reste agrave la seule eacutecriture rien nrsquoest encore laquo dit raquo En conseacutequence comment choisir
entre deux mots dont la signification est diffeacuterente mais srsquoeacutecrivant de la mecircme faccedilon sinon
en recourant aux habitudes de lecture voire agrave une tradition orale constitueacutee Comment sait-
on par exemple que dans le verset מ (Exode 2319) le mot doit ecirctre
lu beacute-lsquohalav et non beacute-lsquohalegravev Si on lit beacute-lsquohalav comme le veut la tradition de lecture le
verset signifie laquo Tu ne feras pas cuire un agneau dans le lait de sa megravere raquo Cette injonction
introduit lrsquointerdiction de cuire et consommer un meacutelange de lait et de viande Mais si on
lisait beacute-lsquohalegravev le verset signifierait laquo Tu ne feras pas cuire un agneau dans la graisse de sa
megravere raquo Il nrsquoy aurait alors plus de trace scripturaire de lrsquointerdiction de meacutelanger le lait et la
viande mais uniquement un meacutelange de viande et de certaines graisses Certains sages du
Talmud veulent voir ici la preuve que sur le plan seacutemantique la lecture seule est matricielle
et constitue le laquo texte de loi raquo Lrsquoeacutecrit nrsquoest qursquoun support une prothegravese Tout se deacutecide au
niveau de la lecture non seulement les lettres du texte mais aussi le sens puisqursquoil deacutepend
eacutetroitement de la vocalisation En soi cette conclusion paraicirct parfaitement eacutevidente Tant que
la discussion porte sur des eacuteleacutements divergents entre lecture et eacutecriture comme plus haut une
controverse reste admissible Mecircme si on lit soukkot lagrave ou il nrsquoest eacutecrit que lrsquoeacutecrit a
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
125
encore une fonction matricielle il peut conserver et retenir en lui le laquo texte raquo que la voix
anime Donc lrsquoeacutecrit a encore si lrsquoon peut dire encore laquo voix raquo au chapitre Mais lorsque
lrsquoeacutecrit ne laquo dit raquo plus rien lorsqursquoon heacutesite entre plusieurs vocalisations possibles seule une
authentique tradition de lecture peut lever lrsquoheacutesitation et deacutelivrer le sens Ce nrsquoest pourtant pas
la conclusion du Talmud En fait la controverse se prolonge ici aussi Mecircme si en tout eacutetat de
cause la lecture est le laquo texte raquo lrsquoeacutecrit conserve encore et toujours sa force signifiante
Comment est-ce possible degraves lors que la lettre est fonciegraverement passive et indiffeacuterente devant
la souveraineteacute seacutemantique de la lecture qui vocalise agrave volonteacute des lettres mortes Parce que
les autres lettres interfegraverent avec elle Lorsqursquoun assemblage unique de lettres (un mot) ne
laquo parle raquo pas les autres mots autour de lui connecteacutes agrave lui laquo parlent raquo encore de lui Ceux
qui affirment (laquo lrsquoeacutecriture a une megravere raquo) ne se reposent sur aucune tradition ou
habitude de lecture Mecircme au niveau purement seacutemantique mecircme lorsque deux vocalisations
sont possibles crsquoest encore lrsquoeacutecrit qui deacutecide du laquo texte raquo Agrave la question pourquoi lire beacute-
lsquohalav et non beacute-lsquohalegravev ils reacutepondent que lrsquoemploi du verbe implique une laquo cuisson raquo1
ce qui nrsquoest compatible qursquoavec du laquo lait raquo Dans la graisse en effet on ne laquo cuit raquo pas on fait
laquo frire raquo Si le verset voulait signifier beacute-lsquohalegravev (la graisse) il aurait ducirc employer le verbe
(frire) Lrsquoeacutecrit conserve donc sa force matricielle il dirige la lecture et deacutetermine la
vocalisation non pas directement au niveau du mot mais par la situation du mot dans son
contexte Il en reacutesulte que selon cette opinion une lecture rigoureuse sur le plan seacutemantique
peut construire la vocalisation des mots sans recourir toujours neacutecessairement agrave une tradition
deacutejagrave donneacutee
La puissance seacutemantique drsquoun syllabaire est eacutetonnante Les questions susceptibles drsquoecirctre
poseacutees agrave la notion de laquo lettre raquo et de laquo texte raquo sont confondantes Tenir fermement la division
de lrsquoeacutecrit et de lrsquooral nrsquoimplique en rien que ces domaines ne se bousculent pas Au contraire
ils doivent se peacuteneacutetrer Mais jusqursquoougrave Puisque la vocalisation drsquoun mot lrsquoenrichit faut-il
compter aussi cette richesse nouvelle au titre de ses constituants Comme si subrepticement
le systegraveme alphabeacutetique srsquoinfiltrait toujours neacutecessairement dans un syllabaire charriant dans
son sillage les substituts de chaque phonegraveme profeacutereacute et les eacutelevant au rang de laquo lettre raquo
Inversement puisqursquoun assemblage de lettres forme un mot et qursquoun assemblage de mots
forme une phrase puis un discours puisque ces seacuteries lineacuteaires sont solidaires ne faut-il pas
neacutecessairement vocaliser les lettres les unes en fonction des autres Lrsquoeacutecriture peacuteneacutetrant ainsi
1 Cf Sanheacutedrin 4 b laquo la Torah interdit ce qui requiert une cuisson raquo
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
126
la lecture de ses propres reacutequisits lrsquoobligeant agrave une secondariteacute en perpeacutetuelle construction
serait lrsquoorganisatrice de la voix Et la lettre eacutecrite tiendrait la voix en son pouvoir parce que
essentiellement toute assertion tout discours deacutepend drsquoabord de ses articulations
seacutemantiques Cette controverse montre bien la perpeacutetuelle tension entre laquo lrsquoeacutecrit raquo et le laquo lu raquo
passant du sein de la lecture au sein de lrsquoeacutecriture Entre la neacutecessiteacute drsquoune tradition de lecture
et source du laquo texte raquo saisissant et dominant lrsquoeacutecrit jusque dans ses lettres et le refus de toute
tradition de lecture assujettissant le sens agrave la logique des lettres Voilagrave qui pourrait donner
lieu agrave un nouveau jugement de Salomon deux megraveres reacuteclamant leur enfant mais cette fois
nul ne saurait les deacutepartager
Je voudrais illustrer ici les conseacutequences de ce genre de deacutebat dans lrsquointerpreacutetation de la
Bible au niveau des commentateurs meacutedieacutevaux Ce qui me retient ne sont pas tant les eacutechos
directs des controverses preacuteceacutedentes sur le caractegravere matriciel de lrsquoeacutecriture ou de la lecture
mais plutocirct leurs reacutesonances geacuteneacuterales sur les deacutemarches interpreacutetatives Car une fois ce
genre de deacutebat lanceacute il autorise un champ de questionnement qui deacutemultiplie les possibiliteacutes
drsquointerpreacutetation drsquoun texte Il est clair deacutesormais que la notion de laquo texte raquo si fondamental
dans lrsquointerpreacutetation et la traduction nrsquoest aucunement une chose donneacutee une seacuterie de mots et
de signes poseacutes lagrave et attendant drsquoecirctre deacutechiffreacutes rythme et structure eacuteternels en attente de leur
voix Un texte est forceacutement un espace en perpeacutetuel construction et deacuteconstruction Au point
que le travail du commentaire loin de gloser sur le texte consiste plutocirct agrave lrsquoeacutetablir Je
prendrai un exemple tireacute de la Genegravese son fameux premier verset laquo Au commencement le
Souverain creacutea le ciel et la terre raquo
Il est deacutecisif de comprendre que les dogmes que lrsquoon precircte au judaiumlsme ne sont jamais des
eacutevidences mais des choix drsquointerpreacutetation Agrave cet eacutegard il est inteacuteressant drsquoexaminer le
principe de la creacuteation ex-nihilo dans le premier verset de la Genegravese Agrave srsquoen tenir au texte
heacutebraiumlque aucune des choses que lrsquoon croit certaines ne le sont Certains assument sans
discuter la thegravese de la creacuteation ex-nihilo (Maiumlmonide par exemple) drsquoautres deacutemontrent
aiseacutement que le texte dit litteacuteralement autre chose (Rachi Ibn Ezra) Jrsquoai exposeacute ailleurs
lrsquoenjeu de la lecture de Rachi et sa confrontation agrave Maiumlmonide1 La deacutemarche drsquoIbn Ezra
importe ici drsquoavantage Car elle met en cause le principe le plus fondamental de toute culture
qui preacutetend se fonder sur un texte le principe drsquoune stabiliteacute des signifiants Le problegraveme 1 Voir mon article laquo la creacuteation du monde raquo dans Fondements de lrsquohumaniteacute sous la direction de M Tapiero
eacuted Du Cerf 2010
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
127
poseacute est lrsquointerpreacutetation du deuxiegraveme terme du Pentateuque le verbe (bara) que lrsquoon
rapporte au radical laquo creacuteer raquo et qui fait lire que Dieu creacutea le monde
La plupart des commentateurs deacuteclarent que [trad habituelle laquo la creacuteation raquo] consiste
agrave produire lrsquoeacutetant agrave partir du neacuteant Ainsi des mots laquo si Dieu creacuteait une creacuteation ( ) raquo
[une pure innovation deacutepourvue de preacuteparatifs tireacutee du neacuteant] (Nombres 1630) Mais ils
ont oublieacute les mots laquo Le Souverain produisit ( ) les grands poissons marins raquo
[explicitement agrave partir des eaux non pas ex-nihilo] (Genegravese 121) Ainsi que trois
occurrences du verbe dans le verset laquo le Souverain creacutea ( ) lrsquohomme raquo [alors qursquoil est
explicitement dit qursquoil a eacuteteacute formeacute agrave partir de la terre] (ibid 127) ou encore laquo Il creacutee ( )
lrsquoobscuriteacute raquo (Isaiumle 457) alors que lrsquoobscuriteacute est le contraire [la privation] de la lumiegravere
laquelle seule existe
Lrsquoexplication grammaticale rigoureuse du verbe est qursquoil comporte deux significations
La premiegravere est celle que lrsquoon vient de dire La seconde apparaicirct au verset laquo il ne partagea
( ) pas le pain avec eux raquo (II Samuel 1217) Interpreacuteteacute selon cette seconde signification la
lettre Alegravef remplace la lettre Heacute [dans le verbe du premier verset de la Genegravese] Comme
par exemple le verset laquo le peuple voulut faire manger ( ) du pain agrave David raquo (ibid 335)
qui est employeacute agrave la forme causative et lorsque ce verbe srsquoeacutecrit avec un Alegravef il est de la
forme laquo vous vous engraissez ( ) des preacutemices de toute offrande drsquoIsraeumll raquo (I Samuel
229) On trouve aussi un usage direct [du verbe eacutecrit avec un Alegravef] agrave la forme intensive
laquo ouvre-toi un passage ( ) lagrave-bas raquo (Josueacute 1715) qui est diffeacuterent du verbe laquo choisissez
( ) parmi vous un homme raquo [de la racine - ] (I Samuel 178) et srsquoapparente plutocirct au
verset laquo il les fend ( ) avec leur eacutepeacutee raquo (Eacutezeacutechiel 2347) En ce sens le verbe [ de la
Genegravese] signifie laquo trancher raquo laquo poser une limite deacutefinie raquo1
Je reacutesume lrsquoanalyse grammaticale drsquoIbn Ezra la signification du deuxiegraveme terme du
Pentateuque ( ) que lrsquoon traduit geacuteneacuteralement par laquo [il] creacutea raquo est ambiguumle Ce terme peut
ecirctre le produit de deux racines verbales diffeacuterentes2 Soit il deacuterive drsquoune racine
morphologiquement identique ( ) soit il deacuterive de la racine Les deux verbes nrsquoont pas
la mecircme signification Eacutecrit avec un Alegravef signifie laquo creacuteer raquo laquo produire agrave partir de rien raquo
eacutecrit avec un Heacute signifie laquo couper trancher raquo Mais objectera-t-on ce nrsquoest pas le mecircme
mot nrsquoest pas Le terme employeacute lors de la creacuteation du monde comporte un Alegravef et
non un Heacute Il nrsquoest donc pas possible de les confondre Pourtant il existe des cas de
substitution de lettres ce nrsquoest pas rare dans la Bible et mecircme preacuteciseacutement de ces deux
1 Cf Commentaire drsquoIbn Ezra sur Genegravese 11 2 Ibn Ezra en compte mecircme trois mais il reacutecuse lrsquoune des possibiliteacutes
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
128
lettres Soit par exemple le verbe (kala) retenir empecirccher emprisonner La lettre Alegravef
finale est parfois remplaceacutee par un Heacute comme le montre lrsquoexemple ci-apregraves Pourtant il
existe aussi un verbe (kala) avec un Heacute dont le sens est tregraves diffeacuterent achever finir
exterminer Il srsquoagit de deux verbes diffeacuterents dont la signification est parfaitement distincte
Mais lrsquousage de la langue (eacutecrite) fait que leur emploi se croise parfois en sorte qursquoils
deviennent indiscernables agrave lrsquoeacutecriture et agrave la lecture Et seul le contexte ou lrsquointerpreacutetation
permettent de trancher entre les deux significations possibles Le verset de Genegravese 236 en
donne un exemple connu
מ מ
Eacutecoute-nous seigneur Tu es un dignitaire du Souverain au milieu de nous dans la
meilleure de nos tombes ensevelis ton mort Nul drsquoentre nous ne te refusera sa tombe pour
inhumer ton mort
Dans son commentaire sur ce verset Rachi explique qursquoil srsquoagit non de la racine mais
bien du verbe Bien que le verbe soit eacutecrit ici avec un Heacute au lieu drsquoun Alegravef il srsquoagit
cependant de la racine comme dans les Psaumes 4012 ( ) ou dans Genegravese
82 ( ) Ce commentaire de Rachi est agrave peine un choix drsquointerpreacutetation Le contexte
impose pratiquement cette lecture Car on ne saurait dire (sans une longue et rigoureuse
justification) laquo nul drsquoentre nous ne te finira sa tombe pour inhumer ton mort raquo Ibn Ezra se
reacutefegravere agrave cette possibiliteacute de substitution des lettres Alegravef et Heacute agrave propos du premier verbe de la
Torah ( ) Toutefois dans ce cas le contexte nrsquoimpose pas une signification plutocirct qursquoune
autre Rattacher ce verbe agrave la racine ou agrave la racine relegraveve drsquoun choix drsquointerpregravete Ibn
Ezra argumente en exposant qursquoil existe preacuteciseacutement des cas similaires de substitution des
lettres Alegravef et Heacute dans les deacuteclinaisons de la racine qui peut devenir ainsi Ainsi
dans II Samuel 335 a le mecircme sens que dans I Samuel 229 Et la Bible
atteste mecircme drsquoun emploi direct du verbe avec un Alegravef laquo ouvre-toi un passage ( ) lagrave-
bas raquo (Josueacute 1715) Il nrsquoest donc pas du tout assureacute que le deuxiegraveme terme de la Genegravese
eacutenonce la laquo creacuteation raquo du ciel et de la terre puisqursquoil peut absolument srsquoagit drsquoune forme
deacuteriveacutee du verbe Ce qui oblige agrave reconsideacuterer lrsquoeacutevidence drsquoune creacuteation ex-nihilo Le
lecteur a le choix entre deux lectures litteacuterales possibles lrsquoune est la lecture habituelle qui
met en œuvre lrsquoideacutee de creacuteation lrsquoautre qui deacutecrit une opeacuteration originelle de laquo coupure raquo en
sorte que le texte biblique commencerait en exposant la faccedilon dont le ciel et la terre aurait eacuteteacute
laquo coupeacute raquo laquo scindeacute raquo On pourrait ainsi traduire en toute rigueur le commencement du reacutecit de
la Genegravese laquo Au deacutebut de la seacuteparation par le Souverain du ciel et de la terre la terre eacutetait
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
129
tohu-bohu etc raquo1 Lrsquoargumentation drsquoIbn Ezra (comme souvent) est tregraves assureacutee Rien dans
le texte ne permet de trancher en faveur drsquoune lecture plutocirct que lrsquoautre Crsquoest une deacutecision
qui appartient fonciegraverement au lecteur Et il importe fortement que le lecteur le sache Car
qursquoil le veuille ou non qursquoil soit ou non precirct agrave lrsquoaccepter toute lecture consiste agrave mecircler son
intelligence et sa parole agrave celle du texte Qursquoil en ait conscience ou non la deacutecision du sens du
texte est sienne
La possibiliteacute que les lettres se substituent lrsquoune agrave lrsquoautre est-elle inconcevable dans un
systegraveme alphabeacutetique Il arrive que des mots supportent des significations diffeacuterentes et
requiegraverent une leacutegegravere interpreacutetation pour ecirctre compris En franccedilais il existe quantiteacute
drsquohomonymes parfois uniquement phoneacutetiques parfois mecircme aussi homographes Dire par
exemple qursquoun homme est laquo dabord agreacuteable raquo peut signifier aussi bien que son commerce
est agreacuteable ou bien qursquoil se montre agreacuteable en premier lieu mais peut-ecirctre pas ensuite
Mais lrsquohomonymie ne repose pas sur une substitution de lettre Un tel proceacutedeacute drsquoeacutecriture
semble irrecevable dans un systegraveme alphabeacutetique parce que par deacutefinition lrsquoeacutecriture nrsquoest
pas un champ autonome mais uniquement de la laquo voix eacutecrite raquo Lrsquohomonymie est donc
compatible avec un systegraveme alphabeacutetique Soit comme le montrent les homographes absolus
parce que lrsquoeacutecriture finit toujours par refleacuteter les usages de la langue parleacutee (en sorte que les
termes homonymes dans la langue le deviennent aussi dans leur orthographe) Soit comme le
montrent les homographes de prononciation diffeacuterente (ils expeacutedient une lettrecest un bon
expeacutedient ils neacutegligent leur devoirtu es neacutegligent) parce que le systegraveme de transcription des
phonegravemes bute toujours sur quelque limite degraves lors que le nombre des lettres de lrsquoalphabet
doit rester limiteacute Ces laquo failles raquo du systegraveme alphabeacutetique sont incontournables Mais la
possibiliteacute que des lettres srsquoeacutechangent entre deux mots malgreacute une prononciation commune
nrsquoest recevable que dans un systegraveme drsquoeacutecriture qui seacutepare la laquo voix raquo de la laquo lettre raquo Car cela
suppose qursquoune mecircme laquo voix raquo peut ecirctre symboliseacutee par deux lettres dont la prononciation est
diffeacuterente Cette diffeacuterence de prononciation entre le Alegravef et le Heacute srsquoentend peut-ecirctre mal
aujourdrsquohui car notre prononciation de lrsquoheacutebreu srsquoest grandement affaiblie Mais le problegraveme
ne se limite ni agrave quelques mots ni aux seules lettres Alegravef et Heacute Il est aussi relativement
courant en tout cas toujours possible que la lettre Vav devienne un Youd ou que le Youd
devienne un Vav que le Tsadegrave se convertisse en Tecircth etc2
1 Je traduis en tenant compte du fait que le premier mot beacutereacutechit est aussi agrave lrsquoeacutetat construit selon Ibn Ezra 2 Agrave propos des lettres Alegravef Heacute Vav et Youd voir par exemple Ibn Ezra sur Exode 315 et Rachi sur Nombres
2114 Rachi sur Leacutevitique 1916 eacutecrit que laquo la lettre Kaf est permutable avec la lettre Guimel raquo ainsi les mots
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
130
En ce qui concerne lrsquoeacutetude de la Torah sa lecture et sa traduction il faut eacutetendre la
possibiliteacute de la pluraliteacute intrinsegraveque des significations drsquoun mot agrave lrsquoensemble du texte
biblique Eacutetant entendu et veacuterifieacute que les lettres sont sujettes agrave se remplacer la notion de
laquo texte raquo perd la stabiliteacute imaginaire que lrsquoon precircte agrave lrsquoeacutecrit On ne saurait dire agrave lrsquoavance
dans tel ou tel mot si les lettres qui le composent sont bien laquo les siennes raquo ou si elles sont des
substituts Puisque lrsquoeacutecrit ne promet pas systeacutematiquement la stabiliteacute attendue des lettres qui
le composent puisqursquoelles peuvent encore srsquoeacutechanger mecircme une fois le texte reacutedigeacute
entiegraverement la notion de laquo texte raquo subit une perte irreacutemeacutediable Qui saura preacutesenter laquo le raquo
Texte parmi laquo les raquo textes possibles Ne se produit-il pas neacutecessairement affrontement radical
dinterpreacutetations Car du point de vue de la Massorah crsquoest-agrave-dire de la transmission
effective de la Bible le texte que lrsquoon conserve est une copie drsquoeacutecriture Or si lrsquoeacutecriture
srsquoautorise elle-mecircme des substitutions de lettres alors bien des endroits du texte y compris
les plus neacutevralgiques sont intrinsegravequement indeacutecidables Ainsi le modegravele interpreacutetatif fondeacute
sur la deacutemarche grammaticale auquel se rattache Ibn Ezra œuvre agrave produire des regravegles
deacutemonstratives qui permettent drsquoeacutetablir les critegraveres de lrsquoindeacutecidabiliteacute drsquoun eacutenonceacute La mecircme
deacutemarche qui fait de la grammaire le terrain de la deacutecision du sens dit laquo litteacuteral raquo dont Ibn
Ezra se reacuteclame en permanence engendre aussi une grammaire neacutegative ougrave apparaissent des
pans entiers drsquoeacutenonceacutes logiquement indeacutecidables Le seul argument qursquoopposegraverent les autres
interpregravetes aux reacuteflexions drsquoIbn Ezra sur le verbe et il ny en a pas dautre est celui drsquoune
tradition orale de la creacuteation ex-nihilo agrave laquelle toute interpreacutetation serait requise de se
conformer1 Mais mecircme si cette tradition eacutetait supposeacutee veacuterifieacutee lrsquoargument reste tregraves
insuffisant dans le contexte du premier verset tel quil est lu et interpreacuteteacute par Rachi et Ibn
Ezra Drsquoailleurs Ibn Ezra na jamais contesteacute directement le principe dune creacuteation ex nihilo
cest plutocirct quil veut diffeacuterer la question car il ne la considegravere pas comme susceptible drsquoecirctre
eacutenonceacutee comme il leacutecrit dans son introduction laquo Quant agrave celui qui demanderait Comment
eacutetait le monde agrave lorigine Na-t-il donc pas honte de chercher de lecirctre au neacuteant raquo Quoi qursquoil
en soit la connaissance des regravegles de la morphologie deacutemontrent que lrsquoon ne peut pas
toujours savoir absolument ce qui est litteacuteralement eacutecrit Il ne srsquoagit aucunement drsquoune
invention des interpregravetes mais drsquoune deacutemonstration minutieuse agrave partir des versets bibliques
et sont les laquo mecircmes raquo colporter est une faccedilon drsquoespionner Il ajoute que laquo en effet toutes les lettres issues de la mecircme origine phoneacutetique [par exemple les lettres gutturales ou les lettres labiales] sont permutables le Beith avec le Peacute le Guimel avec le Kaf le Qof avec le Kaf le Noun avec le Lamegraved le Zayin avec le Tsadeacute raquo Rachi sur Josueacute 46 signale encore une substitution des lettres Tecircth et Tsadeacute Ces reacutefeacuterences ne sont qursquoun eacutechantillon drsquoune liste tregraves longue La substitution ou la permutabiliteacute des lettres deacutemontreacutee agrave lrsquointeacuterieur des eacutecrits bibliques est lrsquoun des domaines les plus deacuteveloppeacutes de la grammaire meacutedieacutevale
1 Cf Commentaire de Ramban (Narsquohamnide) sur Genegravese 11
Introduction chapitre II La deacutecision du sens
131
Eacutetant donneacute le mode drsquoeacutecriture du Pentateuque un nombre important de ses eacutenonceacutes est
indeacutecidable Cela on peut le savoir avec la certitude drsquoune connaissance laquo objective raquo
deacutemontreacutee
On ne saurait dans le cadre limiteacute de ce travail exposer lrsquoensemble des reacuteflexions
talmudiques sur les deacutemarches et les meacutethodes selon lesquelles une lecture biblique doit ecirctre
construite Je me contenterai drsquoajouter ici quelques reacutefeacuterences qui permettront de compleacuteter
un peu le tableau deacutejagrave dresseacute Sans entrer dans les deacutetails signalons un texte dans le traiteacute
Kidouchiumln 78 b sur la faccedilon de reconstituer les versets dont la syntaxe est deacutesordonneacutee
( ) un autre dans Baba Meacutetsia 24 b et Zeacutevarsquohim 25 a sur la possibiliteacute et la
maniegravere de recomposer les lettres drsquoune seacuterie continue de mots si la logique le requiert (
) un autre dans Beacuterakhot 63 a sur la faccedilon de lire deux membres de phrase soit dans
le sens de la lecture soit agrave rebours ( ) et enfin deux autres lrsquoun dans Sota
16 a ( ) lrsquoautre dans lsquoHaguiga 10 a sur la force de la tradition orale vis-agrave-vis
du texte eacutecrit La poeacutetique de ce dernier texte meacuterite drsquoecirctre traduite
La loi sur lrsquoannulation des vœux plane dans lrsquoair et nrsquoa aucun texte sur lequel srsquoappuyer les
lois de chabat du sacrifice festif et des profanations sont comme des montagnes suspendues
agrave un cheveu car elles sont peu eacutecrites et comportent pourtant un grand nombre de regravegles de
vie les lois sur les biens les pratiques sacrificielles les regravegles de pureteacute et drsquoimpureteacute et les
prohibitions sexuelles ont sur quoi srsquoappuyer Mais les uns et les autres sont le corps-mecircme
de la Torah
C(AP)TRE ))) LE L)TTEacuteRAL ET L rsquo)MAG)NA)RE Qursquoest-ce qursquoune laquo lettre raquo degraves lors que grammaticalement elle est susceptible drsquoecirctre
remplaceacutee par une autre Qursquoest-ce qursquoun laquo texte raquo degraves lors que ni sa vocalisation ni sa
ponctuation ne sont donneacutees une fois pour toutes et que ses lettres sont laquo volatiles raquo Les
courants et opinions litteacuteralistes oublient toujours de poser ces questions Se fiant au jugement
chreacutetien reacutecurrent selon lequel les juifs laquo sont esclaves de la lettre raquo la plupart des gens se
croyant bien informeacutes supposent que la lecture juive de la Bible est forceacutement laquo litteacuterale raquo
Certes comme on lrsquoa montreacute et comme on le montrera encore le savoir en jeu dans la Torah
passe souvent par une relegraveve des problegravemes ou des questions dits laquo litteacuteraux raquo Mais le terme
de laquo litteacuteral raquo nrsquoappartenant pas exclusivement agrave la terminologie savante et encore moins agrave la
terminologie heacutebraiumlque proprement dite on a dit agrave peu pregraves tout et nrsquoimporte quoi agrave son sujet
Historiquement cette terminologie est chreacutetienne et non juive Lrsquoopeacuteration fondamentale par
laquelle le christianisme se seacutepare de ses origines laquo juives raquo consiste agrave distinguer la lettre de
lrsquoesprit La premiegravere est reacuteserveacutee agrave la lecture laquo juive raquo leacutegaliste et charnelle le second agrave la
lecture chreacutetienne fruit de la gracircce et de lrsquointerpreacutetation spirituelle Reacutesultat le principe
drsquoune lecture au pied de la lettre est devenu synonyme du judaiumlsme pour les cultures issues du
christianisme Ce clivage nrsquoest pas intrinsegravequement faux Mais agrave condition de savoir de quoi
lrsquoon parle Souvent ceux qui revendiquent la litteacuteraliteacute nrsquoimaginent pas un instant que le
litteacuteralisme heacutebraiumlque ait pu ecirctre qualifieacute drsquolaquo insenseacute raquo Au point de remettre en question les
notions cardinales de laquo lettre raquo et de laquo texte raquo En tant que courant drsquoopinion le litteacuteralisme se
preacutesente au contraire sous les aspects du raisonnable Prendre le texte tel qursquoil se donne sans
laquo lrsquointerpreacuteter raquo paraicirct sonner drsquoeacutevidence Lecteurs et traducteurs sont alors renvoyeacutes agrave leur
pure et simple compeacutetence linguistique Selon le modegravele alphabeacutetique pris pour critegravere unique
et absolue de lrsquoeacutecriture ne suffit-il pas en effet de connaicirctre la langue pour comprendre et
traduire un discours quelconque Tout texte preacutesente donc un laquo sens obvie raquo litteacuteralement
laquo ce qui est placeacute sur le chemin raquo (ob-via) Tel est le fond sur lequel repose le litteacuteralisme il
existe un sens premier de tout texte et ce sens est absolument laquo ineacutevitable raquo Placeacute devant tout
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
133
lecteur de bonne foi il est incontournable et srsquoimpose absolument agrave lrsquoattention1 En ce qui
concerne les textes de la tradition heacutebraiumlque cette attitude nrsquoest qursquoune peacutetition de principe et
tant que le partage de lrsquoeacutecrit et de lrsquooral demeure en lrsquoeacutetat rien ne pourra jamais tenir lieu de
laquo sens obvie raquo dans la Torah et la litteacuterature qui lui est apparenteacutee Il ne peut pas exister de
sens obvie dans la Bible heacutebraiumlque tant qursquoon nrsquoimpose pas au lecteur la pseudo-eacutevidence
drsquoune science infuse Quant agrave la question de la compeacutetence linguistique du lecteur elle meacuterite
un deacutetour particulier Car la notion de sens obvie suppose un accegraves commun et universel agrave la
langue de la Bible comme si regravegnait une sorte drsquoharmonie linguistique preacuteeacutetablie entre le
lecteur et le texte et que les modaliteacutes du discours biblique leur laquo parler raquo leur laquo phraseacute raquo
pouvaient trouver un relai sucircr aupregraves des compeacutetences linguistiques ordinaires de tout
heacutebraiumlsant comme si la simple connaissance de lrsquoheacutebreu pouvait avoir barre sur la deacutecision
du sens Il suffit pourtant de precircter un petit peu drsquoattention agrave la chose eacutecrite pour comprendre
immeacutediatement qursquoil srsquoagit drsquoun leurre
Une anecdote peut servir de guide Dans la Dispute de Barcelone2 le fregravere Paul utilise une
agada stipulant que le Messie viendra au bout de 45 laquo jours raquo ( ) Narsquohmanide eacutetait alors en
train de supputer le moment de la venue du Messie agrave partir drsquoun verset de Daniel 1211 et il
preacutevoyait sa venue en lrsquoan 1358 en se basant sur ce deacutecompte
laquo Depuis le temps ougrave sera aboli le sacrifice perpeacutetuel jusqursquoagrave ce que lrsquoOrdure soit deacutevasteacutee il
y aura 1290 jours raquo
En ajoutant les 68 ans qui seacuteparent la naissance de Jeacutesus (deacutebut de notre egravere dans le
calendrier chreacutetien) de la destruction du Temple signifieacutee par lrsquoabolition du laquo sacrifice
perpeacutetuel raquo cela donne lrsquoan 1358 Narsquohmanide interpregravete donc le mot laquo jour raquo ( yom) de la
propheacutetie de Daniel comme signifiant une laquo anneacutee raquo et il interpregravete aussi de la mecircme faccedilon
lrsquoexpression laquo 45 jours raquo ( ) de la agada mentionneacutee par le fregravere Paul Aussitocirct le fregravere
Paul se rebelle
1 Cf P Fontanier Les figures du discours Champs Flammarion 1977 p 57 laquo Le sens litteacuteral est celui qui
tient aux mots pris agrave la lettre aux mots entendus selon leur acception dans lrsquousage ordinaire crsquoest par conseacutequent celui qui se preacutesente immeacutediatement agrave lrsquoesprit de ceux qui entendent la langue raquo Cette assertion qui prend pour synonymes les laquo mots pris agrave la lettre raquo et les laquo mots entendus selon leur acception dans lrsquousage ordinaire raquo est caracteacuteristique drsquoune culture alphabeacutetique qui ignore la distinction de lrsquoeacutecrit et de lrsquooral
2 En 1263 agrave Barcelone eut lieu une disputation entre juifs et chreacutetiens en preacutesence du roi drsquoAragon Elle opposait Paul Christiani juif converti agrave Narsquohmanide (Ramban) de Geacuterone Voir La Dispute de Barcelone traduit par E Smilevitch et L Ferrier Verdier 1984 reacuteeacutedition 2008 p 58-61
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
134
Le fregravere Paul deacuteclara qursquoil nrsquoest pas un juif dans le monde qui nrsquoadmette que la signification
de yom ( ) est celle de jour veacuteritable excepteacute celui qui change le sens des mots agrave son greacute Il
en appela au roi et ils firent venir le premier juif qursquoils trouvegraverent Ils lui demandegraverent Que
signifie le mot yom ( ) dans votre langue Dia (laquo jour raquo) reacutepondit-il
Nrsquoest-ce pas en effet lrsquoeacutevidence Ne suffit-il pas drsquointerroger le premier venu pour
connaicirctre le sens drsquoun mot La compeacutetence linguistique est une proprieacuteteacute universelle de tous
les sujets parlant une langue Chacun et donc nrsquoimporte qui peut dire ce que signifie un mot
dans son usage courant Et cet usage courant est forceacutement celui qursquoil faut precircter en premier
aux textes srsquoexprimant dans cette langue Voici ce que reacutepond Narsquohmanide
Monseigneur le roi ce juif est peut-ecirctre un bon juge pour le fregravere Paul mais il ne lrsquoest pas
pour moi Car le mot yom ( ) dans la langue de lrsquoEacutecriture veut dire laquo temps raquo comme par
exemple au verset laquo Il y eut en ce temps (yom ) etc raquo (Genegravese 2632) ou bien encore
laquo nuit raquo comme au verset laquo La nuit (yom ) ougrave Je frappais les premiers-neacutes raquo (Nombres
313) Et sous la forme plurielle yamim ( ) signifie laquo des anneacutees raquo1 (hellip) Mais moi je
discute de paroles de sagesse avec qui ne connaicirct ni ne comprend rien alors qursquoil faudrait
qursquoil soit jugeacute par des imbeacuteciles
Heureusement pour lui Narsquohmanide srsquoaccorde avec la compreacutehension de la Vulgate ce
qui fit taire le fregravere Paul Mais la question poseacutee est plus geacuteneacuterale Dans une œuvre
intenseacutement poeacutetique comme la Bible et non pas uniquement par ses tropes et sa meacutelodie
mais par la densiteacute de sa force signifiante en quoi les compeacutetences linguistiques ordinaires du
sujet parlant restent-elles adeacutequates et suffisantes Viendrait-il agrave lrsquoesprit drsquoun critique
litteacuteraire de demander au premier passant venu le sens drsquoun mot dans un poegraveme de Rimbaud
(laquo A noir E blanc I rouge raquo) Que signifie le mot laquo ans raquo dans laquo voici plus de mille ans
etc raquo Nrsquoest-ce pas pourtant ce qursquoambitionne reacuteguliegraverement le recours premier
preacutetendument scientifique agrave un laquo sens obvie raquo Il faut nrsquoavoir aucune culture biblique eet
talmudique pour imaginer qursquoun texte dont la syntaxe est si dense et parfois si complexe
dont les termes sont si signifiants et les tours de langage si freacutequents dont lrsquoimpact litteacuteraire a
eacuteteacute si vaste et si profond se fait entendre naturellement et complegravetement du premier venu La
veacuteriteacute est que lrsquoeacutevidence du sens obvie ne frappe que les lecteurs de la Bible en traduction
Une fois une lecture figeacutee et deacuteposeacutee une fois la Bible devenue objet inteacutegralement
alphabeacutetique il suffit en effet au lecteur de parler hellip grec ou franccedilais
1 Cf Nombres 922 et Rachi sur place
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
135
LETTRE ET REPREacuteSENTAT)ON )MAG)NA)RE Les systegravemes alphabeacutetiques nrsquoarrivent pas agrave deacutegager un espace litteacuteral authentique En fait
la laquo lettre raquo prise en tant que telle nrsquoexiste dans un alphabet qursquoau niveau des abeacuteceacutedaires
Degraves que lrsquoon se situe au niveau du discours et de lrsquoexpression orale ou eacutecrite la notion de
laquo lettre raquo perd son sens laquo litteacuteral raquo elle est immeacutediatement meacutetaphoriseacutee et confondue avec la
premiegravere repreacutesentation qui se forme dans lrsquoesprit agrave lrsquoaudition ou agrave la lecture drsquoun eacutenonceacute
Lrsquoeacutevidence premiegravere du sens qui serait objectivement valide pour tout homme nrsquoest en fait
que lrsquoimage formeacutee automatiquement par les habitudes linguistiques dans lrsquoesprit de
nrsquoimporte quel auditeur de tel ou tel discours Voilagrave qui assure lrsquoobjectiviteacute et lrsquouniversaliteacute du
sens obvie En sorte que procircner la litteacuteraliteacute consiste toujours agrave mobiliser les habitudes
linguistiques et les eacutevidences imaginaires contre toute tentative drsquointerpreacutetation Si lrsquoon devait
analyser ici les modes de communication y compris les plus contemporains nul doute que
lrsquoon trouverait pour cette thegravese un vaste champ drsquoapplication Le fonctionnement de la
publiciteacute comme son nom lrsquoindique repose sur ce partage laquo public raquo de la langue et de
lrsquoimaginaire au niveau social le plus eacuteleacutementaire cumulant images et mots chocs Ce qui
sonne agrave lrsquooreille et frappe lrsquoimagination la repreacutesentation qui srsquoy dessine involontairement
presque inconsciemment voilagrave le veacuteritable eacuteleacutement sur lequel srsquoappuie le litteacuteralisme
ordinaire
Telles sont les conseacutequences probablement ineacutevitables des systegravemes alphabeacutetiques Mecircme
au sein du discours reacuteputeacute savant il se produit une confusion profonde aux conseacutequences
fondamentales du point de vue de la compreacutehension des eacutecrits entre une lecture au pied de la
lettre et ce qursquoil faudrait plutocirct nommer une lecture laquo au pied de lrsquoimage raquo Dans les
syllabaires heacutebraiumlques il en va tout autrement La diffeacuterence entre la lettre et la voix est la
premiegravere eacutevidence Il srsquoagit drsquoune eacutevidence mateacuterielle non imaginaire En conseacutequence la
notion de litteacuteraliteacute acquiert une mateacuterialiteacute distincte Il va de soi qursquoelle connaicirct aussi
plusieurs niveaux Certains traduisent ainsi par exemple laquo la voie du pchat raquo1 procircneacutee par les
commentateurs meacutedieacutevaux Il me semble personnellement que la notion de pchat est mieux
exprimeacutee par la notion de laquo contexte raquo2 Mais srsquoil srsquoagit simplement drsquoopposer ce genre de
1 Expression drsquoIbn Ezra dans lrsquointroduction de son commentaire sur le Pentateuque 2 On traduit habituellement le pchat par laquo sens litteacuteral raquo certains mecircme laquo sens obvie raquo Et lrsquoon oppose alors
pchat et drach comme le litteacuteral et le meacutetaphorique Or la lecture midrachique nrsquoest pas moins laquo litteacuterale raquo que lrsquoautre si lrsquoon entend par lagrave lrsquoattention extrecircme donneacutee agrave la lettre Jrsquoai exposeacute ailleurs que le pchat est en fait
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
136
lecture agrave des modes drsquointerpreacutetations plus laquo engageacutes raquo par exemple vis-agrave-vis du mode
alleacutegorique il est aussi leacutegitime de qualifier la voie du pchat de litteacuterale Il est possible aussi
et peut-ecirctre leacutegitime qursquoune lecture laquo litteacuterale raquo prenne avec tant de seacuterieux le laquo pied de
lrsquoimage raquo linguistique pour un eacutenonceacute objectif qursquoelle forge spontaneacutement une fiction
complegravete La culture europeacuteenne ne manque pas drsquoexpressions heacutebraiumlques devenues des
repreacutesentations spontaneacutees comme laquo prendre femme raquo laquo marcher avec Dieu raquo laquo ecirctre une
abomination raquo laquo œil pour œil raquo etc Nul ne sait au juste de quoi il srsquoagit preacuteciseacutement dans le
texte heacutebraiumlque mais lrsquohabitude des traductions a fini par imposer certaines images qui
occupent laquo naturellement raquo le devant de la scegravene imaginaire et srsquoimpose comme obvies Il ne
serait pas raisonnable de reacutecuser lrsquoexistence de ces repreacutesentations imaginaires spontaneacutees
associeacutees immeacutediatement agrave la lecture ou agrave lrsquoaudition drsquoune parole Elles vont de soi Mais il
faut contester leur privilegravege drsquoeacutevidence premiegravere Car une repreacutesentation imaginaire est
toujours et systeacutematiquement contrebalanceacutee par lrsquoeacutevidence mateacuterielle de la lettre mecircme
crsquoest-agrave-dire par lrsquoexteacuterioriteacute essentielle de la lettre sa position drsquoobjet Cette position nrsquoexiste
eacutevidemment que pour un lecteur elle est donc une penseacutee et une repreacutesentation Mais cette
penseacutee se preacutesente toujours au sujet lisant comme deacutefinie et structureacutee en dehors de lui et
comme deacutefinie objectivement et pourvue drsquoune consistance propre Mecircme lorsqursquoil multiplie
les proceacutedeacutes pour srsquoen emparer pour deacutechiffrer et lire mecircme lorsqursquoil articule ensemble
lettres et voyelles ponctue accentue rythme et module le sujet continue de concevoir un
laquo objet textuel raquo exteacuterieur agrave lui existant en soi y compris dans ses failles ses trous ses vides
et ses absences Le lecteur remplit les vides il part aux deacutefaillances il suppute les possibiliteacutes
il comble les manques ou espegravere reacutealiser tout cela Et il faut beaucoup drsquoimagination pour y
parvenir Mais quoi qursquoil en soit du fait du partage de lrsquoeacutecrit et de lrsquooral et du fait que la
tradition heacutebraiumlque cultive en permanence cet heacuteritage jamais le texte eacutecrit ne perd son
existence propre1 La deacutecision du sens nrsquoest pas une simple reacutetorsion subjective elle se
construit agrave travers les meacuteandres drsquoune combinaison de signes deacutetermineacutes Chaque eacutenonceacute se
preacutesente comme un ensemble drsquounivers possibles parfois exclusifs et antinomiques Et toute
lecture est une faccedilon drsquoarticuler un univers syntaxique et seacutemantique dont la mateacuterialiteacute
existe deacutejagrave et est deacutejagrave formeacutee La lettre nrsquoest pas une simple matiegravere deacutepourvue de forme
une lecture construite du verset en fonction de son contexte agrave la diffeacuterence du drach qui se fonde davantage sur lrsquoeacutecoute et la reacutesonnance du texte et neacuteglige sa discursiviteacute interne Voir Histoire du judaiumlsme PUF 2012 p 87 sq en particulier la citation au nom de Rachbam
1 La tradition des kriketiv (un mot lu diffeacuterement de son eacutecriture) suffit agrave eacutetablir la permanence de la lettre malgreacute la divergence de la lecture traditionnelle Aucune lecture mecircme la plus assureacutee nrsquoabolit lrsquoeacutetrangeteacute de la lettre
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
137
intrinsegraveque selon le mode de lrsquoontologie aristoteacutelicienne ni un pur morceau drsquoeacutetendue au
sens carteacutesien Elle est toujours deacutejagrave structureacutee du point de vue syntaxique et seacutemantique
mais crsquoest une structure large et mecircme plutocirct variable si lrsquoon songe agrave la possibiliteacute des
permutations litteacuterales dont Ibn Ezra a donneacutee lrsquoexemple plus haut Le champ ouvert par la
lettre est vaste toujours original plein drsquoastuces et drsquoinventions Mais il existe comme tel et
nrsquoest jamais reacutesorbable En conseacutequence la laquo lettre raquo au sens heacutebraiumlque peut se deacutecliner selon
plusieurs niveaux en fonction des plans drsquounivers seacutemantique et syntaxique que le lecteur
explore Car lrsquoeffet le plus massif de la mateacuterialiteacute de la lettre est lrsquoattention porteacutee par
lrsquoensemble de la tradition heacutebraiumlque agrave la structure logique (syntaxique et seacutemantique) des
eacutenonceacutes et plus preacuteciseacutement agrave leurs combinaisons logiques possibles Cette attention
recoupe un usage moderne de la notion de lettre au sein de la culture franccedilaise usage lacanien
ou disons laquo structuraliste raquo complegravetement distinct du rapport agrave lrsquoimage
Un exemple fera comprendre de quoi lrsquoon parle Soit les versets deacutejagrave mentionneacutes laquo faisons
lrsquohumaniteacute selon notre forme et agrave notre apparence raquo et laquo il les creacutea macircle et femelle raquo Ces
versets posent deux sortes de problegravemes les uns drsquoordre logique et les autres drsquoordre
imaginaire La question du pluriel est drsquoordre logique elle ne touche agrave lrsquoimaginaire que de
faccedilon deacuteriveacutee Le pluriel du laquo faisons raquo profeacutereacute par Dieu oblige agrave interroger la nature ou le
statut du sujet qui srsquoeacutenonce ainsi au pluriel Cette interrogation est une conseacutequence
neacutecessaire de la structure de lrsquoeacutenonceacute elle est ineacutevitable Pareillement lrsquoexpression laquo il les
creacutea macircle et femelle raquo impose logiquement une double pluraliteacute laquo les raquo exprime un pluriel et
est suivi par lrsquoaffirmation drsquoune dualiteacute macirclefemelle Le lecteur est neacutecessairement confronteacute
agrave un choix Soit ces deux pluraliteacutes se confondent dans ce cas cet eacutenonceacute expose deux
creacuteations distinctes il creacutea un homme et il creacutea une femme Soit elles sont distinctes dans ce
cas chacun des individus (laquo les raquo au pluriel) a eacuteteacute creacuteeacute macircle et femelle Toutes ces questions
peuvent ecirctre dites laquo litteacuterales raquo parce qursquoelles sont imposeacutees par la seule logique des eacutenonceacutes
Mais lrsquoimage projeteacutee par le verset fonctionne autrement Spontaneacutement lrsquoimagination
reacutepond par avance en choisissant parmi les possibiliteacutes logiques celle dont lrsquohabitude
srsquoimpose Il semble eacutevident de preacutefeacuterer la premiegravere solution logique au problegraveme du pluriel
des sexes puisque la division sexuelle naturelle fait de lrsquohomme et de la femme des creacuteatures
distinctes On conclut spontaneacutement que ce verset expose la double creacuteation de lrsquohomme et de
la femme Sans reacuteflexion sur la lettre propulseacutee par une imagination deacutejagrave formeacutee la formule
laquo il les creacutea macircle et femelle raquo laisse croire dans lrsquoeacutevidence qursquoil creacutea deux individus lrsquoun
macircle et lrsquoautre femelle Et lrsquoon qualifie cette lecture de laquo sens obvie raquo pour la raison qursquoelle
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
138
paraicirct flagrante Au point que lrsquoautre possibiliteacute logique et syntaxique celle drsquoune seule
creacuteature doublement sexueacutee nrsquoest mecircme pas envisageacutee Dans la mecircme perspective en disant
que lrsquohomme est semblable agrave Dieu par exemple on rend possible une assimilation imaginaire
immeacutediate entre Dieu et lrsquohomme du point de vue des caracteacuteristiques physiques de lrsquoespegravece
humaine En sorte que Dieu et les hommes se ressembleraient laquo physiquement raquo Ceux qui
prennent le texte laquo au pied de lrsquoimage raquo revendiquent hautement cette assimilation Ils
rejettent avec horreur toute interpreacutetation qui srsquoeacutecarterait de cette image en arguant drsquoune
trahison du texte biblique Ces raccourcis imaginaires ne sont pas seulement le fait des
laquo croyants raquo ils sont souvent revendiqueacutes par la critique biblique comme repreacutesentant le sens
obvie du texte Arrecirctons-nous un instant sur ce point car il ne srsquoagit pas drsquoune simple
parenthegravese
Interpreacuteter laquo au pied de lrsquoimage raquo plutocirct qursquoau laquo pied de la lettre raquo nrsquoest pas une affaire de
foi ou de tradition Crsquoest une question de principe de lecture Le privilegravege de lrsquoimaginaire sur
la lettre est par exemple lrsquoun des preacutesupposeacutes de la lecture de Spinoza dans le Traiteacute
Theacuteologico-politique
La connaissance de toutes ces choses cest-agrave-dire de presque tout le contenu de lEacutecriture
doit ecirctre tireacutee de lEacutecriture mecircme de mecircme que la connaissance de la Nature de la Nature
mecircme (hellip) Pour savoir donc si Moiumlse a cru veacuteritablement que Dieu eacutetait un feu ou sil ne la
pas cru il ne faudra pas tirer de conclusion de ce que cette opinion saccorde avec la Raison
on lui contredit mais seulement des autres paroles de Moiumlse Puis donc que Moiumlse en
beaucoup dendroits enseigne tregraves clairement que Dieu na aucune ressemblance avec les
choses visibles qui sont dans les cieux sur la terre ou dans leau nous devons conclure que
cette parole en particulier ou toutes celles du mecircme genre doivent ecirctre entendues comme des
meacutetaphores Mais comme il faut seacutecarter aussi peu que possible du sens litteacuteral il faudra en
premier lieu chercher si cette unique parole Dieu est un feu admet un sens autre que le
litteacuteral cest-agrave-dire si le mot feu signifie autre chose que le feu naturel Si lusage de la langue
ne permettait pas de lui attribuer un autre sens il ny aurait aucun moyen dinterpreacuteter la
phrase autrement bien que le sens litteacuteral soit contraire agrave la Raison et au contraire il
faudrait dans linterpreacutetation de toutes les autres phrases alors mecircme quelles saccorderaient
avec la Raison avoir eacutegard au sens de celle-lagrave Si lusage de la langue ne le permettait pas
non plus cest donc quil serait impossible de concilier toutes les phrases et par suite il
faudrait suspendre tout jugement sur elles Mais comme le mot feu se prend aussi pour colegravere
et jalousie (voir Job ch XXXI v 12) il est facile de concilier entre elles les phrases de
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
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Moiumlse et nous arrivons leacutegitimement agrave cette conclusion que ces propositions Dieu est un feu
Dieu est jaloux ne sont quune seule et mecircme eacutenonciation1
Dans ce chapitre particuliegraverement Spinoza conteste la lecture maiumlmonidienne qui fait
deacutependre le sens litteacuteral de lrsquoEacutecriture des enseignements de la Raison Ce qui le conduit agrave ne
chercher drsquoautre conciliation que celle du texte avec lui-mecircme Il est impossible drsquoentrer ici
dans les deacutetails de cette controverse je ne veux relever que le point suivant lrsquoaffirmation
meacutethodologique selon laquelle il faut uniquement rechercher si laquo Dieu est un feu admet un
sens autre que le litteacuteral cest-agrave-dire si le mot feu signifie autre chose que le feu naturel raquo Tel
qursquoil est mateacuteriellement deacutefini par cet exemple ce principe meacutethodologique ignore les
modaliteacutes de la litteacuteraliteacute heacutebraiumlque et confond laquo sens litteacuteral raquo avec laquo repreacutesentation
commune raquo Car il suffit de lire la Bible pour constater que certains versets emploient le mot
laquo feu raquo dans un autre sens que celui de laquo feu naturel raquo tout en lui precirctant une signification
mateacuterielle et non meacutetaphorique Il est aiseacute de diffeacuterencier les usages par exemple entre
Genegravese 1517 ( פ ) et Exode 128 ( ) Entre la
flamme de feu qui traverse miraculeusement les morceaux disposeacutes par Abraham lors de
lrsquoalliance et le fait de devoir cuire la viande laquo rocirctie au feu raquo le sens du mot nrsquoest
eacutevidemment pas le mecircme Il faut laquo forcer raquo le sens du texte assureacute par lrsquoeacutevidence du sens
obvie pour se repreacutesenter le laquo feu raquo de lrsquoalliance entre les morceux comme un laquo feu naturel raquo
En reacutealiteacute pour nrsquoimporte quel lecteur seacuterieux lrsquoemploi du mot dans le verset citeacute de la
Genegravese deacutefie lrsquoimagination Il impose un autre exercice que la simple repreacutesentation ordinaire
Que lrsquoon y croit ou non est secondaire il ne srsquoagit que de deacuteterminer objectivement ce qui est
exprimeacute sous ce nom Tout comme dans lrsquoeacutepisode du buisson ardent qui pose les mecircmes
questions Plaquer la repreacutesentation ordinaire du laquo feu naturel raquo sur ce genre drsquoeacutenonceacute est une
violence faite au texte que remarque nrsquoimporte quel lecteur sensible aux usages de la langue
biblique Du coup lrsquoassimilation tardive des deux laquo propositions Dieu est un feu Dieu est
jaloux ne sont quune seule et mecircme eacutenonciation raquo nrsquoest pas moins fautive Non le terme
nrsquoest pas employeacute ici dans le sens meacutetaphorique de laquo passion raquo Il a dans certains passages un
sens distinct agrave la fois du feu naturel et de la colegravere que le lecteur rigoureux devra construire
En outre entre la repreacutesentation imaginaire ordinaire (Dieu est un feu) appeleacutee fausement par
Spinoza laquo sens litteacuteral raquo et la repreacutesentation imaginaire seconde (Dieu est coleacuterique et
jaloux) qursquoil nomme laquo meacutetaphore raquo la preacuteseacuteance meacutethodologique accordeacutee
systeacutematiquement au premier est un autre preacutesupposeacute dont les conseacutequences ne sont pas
1 Chap VII trad C Appuhn Garnier-Flammarion 1965 p 141 sq
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moins fallacieuses Qursquoon en use ainsi agrave la lecture drsquoun procegraves verbal dresseacute par la police est
une chose mais employer la mecircme deacutemarche dans la lecture drsquoun texte aussi ouvertement
poeacutetique que la Bible est un contre-sens Face agrave un discours poeacutetique il est inconcevable de
traiter systeacutematiquement tout signifiant qui srsquoy rencontre fut-ce une seule et unique fois
comme eacutetant agrave priori non meacutetaphorique En fait le principe mecircme de la meacutethode spinoziste
inspireacutee de lrsquoeacutetude des pheacutenomegravenes naturels ne peut servir dans le domaine du discours sans
produire de graves aberrations Face agrave lrsquoemploi du mot dans la Bible les trois
significations eacutevoqueacutees ici ont agrave priori toujours valeur eacutegale seul le contexte permet de
trancher Or telle est preacuteciseacutement la deacutemarche de Maiumlmonide que Spinoza veut reacutefuter
La meacutethode de Spinoza est neacuteanmoins fondamentale dans la constitution de la science
biblique actuelle Or preacuteciseacutement sur ce point de meacutethode on doit eacutemettre des reacuteserves Le
mode de lecture et drsquointerpreacutetation de la tradition juive ne se contente jamais drsquoassimiler les
images projeteacutees par le texte comme un spectateur de cineacutema absorbe les images drsquoun film
Primo il prend toujours soin de questionner la lettre avant lrsquoimage secundo il subvertit
toujours le registre imaginaire pour rejoindre la structure crsquoest-agrave-dire la forme Ainsi par
exemple dans la masse des commentaires de toute eacutepoque consacreacutes agrave lrsquoideacutee que lrsquohomme est
lrsquoimage de Dieu tregraves rares sont ceux qui exploitent le filon drsquoune assimilation physique Et
mecircme ces rarissimes et controverseacutes eacutecrits (tel le Shiour Koma1) sont sujets agrave interpreacutetation
Mais cette question est peut-ecirctre trop theacuteologique pour que lrsquoon en saisisse le sens Revenons
aux choses plus ordinaires et consideacuterons le reacutecit de la creacuteation de lrsquohomme et de la femme
Comprise au pied de lrsquoimage la femme est tireacutee de la laquo cocircte raquo de lrsquohomme comme le
preacutecisent la plupart des traductions courantes (Genegravese 221-22)2 La lecture preacutetendument
litteacuterale de la Bible ne considegravere recevable que lrsquoimage qui lui paraicirct la plus immeacutediate
Pourtant comme Rachi le fait remarquer le terme employeacute ici deacutesigne geacuteneacuteralement le
laquo cocircteacute raquo plutocirct que la laquo cocircte raquo3 En fait si lrsquoon devait justifier le choix des traductions
courantes il faudrait reconnaicirctre que cette occurrence serait la seule ougrave le terme
1 Au sujet de ce difficile ouvrage voir G Scholem Les Grands Courants de la mystique juive traduction
Marie-Madeleine Davy Payot 1950 p 79 et lrsquoarticle de Charles Mopsik laquo La datation du Chiour Qomah etc raquo paru initialement dans la Revue des Sciences religieuses 68egraveme anneacutee No 2 avril 1994 p 131-144 et repris ensuite dans Chemins de la cabale eacuteditions de lrsquoeacuteclat Paris-Tel Aviv 2004 p 309-324
2 Cf Bible du Rabbinat Chouraqui Segond TOB Bible de Jeacuterusalem Dans la traduction nouvelle de la Septante M Harl le terme π υ est rendu par laquo cocircteacute raquo plutocirct que laquo cocircte raquo (cf La Bible drsquoAlexandrie Genegravese op cit p 104-105) Voir la note amuseacutee de Meschonnic Au commencement op cit p 21 sur la faccedilon dont se constituent les thegraveses historiques et anthropologique des savants modernes sur la Bible agrave partir de traductions erroneacutees
3 Par exemple Exode 2512 14 20 2626 27 35 3631 32 le chap 41 drsquoEacutezeacutechiel I Rois 6 et 7
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deacutesignerait une laquo cocircte raquo Alors pourquoi traduire ainsi un terme qui ne deacutesigne
manifestement pas un ossement humain mais globalement un laquo cocircteacute raquo une laquo extreacutemiteacute raquo ou
une laquo paroi raquo Reacuteponse parce que la laquo cocircte raquo est la seule image immeacutediatement disponible
pour comprendre lrsquoopeacuteration laquo chirurgicale raquo deacutecrite Tandis que si le terme signifie laquo cocircteacute raquo
laquo extreacutemiteacute raquo ou laquo paroi raquo comme dans toutes les autres occurrences aucune image nrsquoest
immeacutediatement disponible et nul ne laquo voit raquo agrave quoi il srsquoappliquerait ici Dans un pareil cas le
choix de la lettre implique forceacutement soit de construire une repreacutesentation nouvelle soit de
prendre le terme en un sens meacutetaphorique Crsquoest le choix habituel du Midrach1 qui reconnaicirct
dans la creacuteation deacutesigneacutee initialement comme laquo macircle et femelle raquo soit un cas direct
drsquoandrogynie le pluriel du verset preacuteceacutedant (laquo il les creacutea raquo) deacutesignant deux ecirctres pourvus
chacun agrave la fois drsquoorganes sexuels macircle et femelle soit il interpregravete ce pluriel de faccedilon
comparable au mythe drsquoAristophane2 comme deacutesignant un individu constitueacute physiquement
par deux corps accoleacutes dos agrave dos lrsquoun macircle lrsquoautre femelle qui auraient eacuteteacute ensuite coupeacutes en
deux Dans tous les cas le verset exposant la creacuteation de la femme tireacutee drsquoun cocircteacute de lrsquohomme
srsquoappliquerait agrave cet ecirctre originellement bisexueacute devenu ensuite deux creacuteatures distinctes
seacutepareacutees par une diffeacuterence sexuelle deacutefinitive Le reacutecit de la creacuteation de la femme exprimerait
le moment ougrave la sexualiteacute humaine se scinderait de faccedilon irreacutemeacutediable Tout cela ne concerne
toutefois que le simple respect de la lettre du texte Celle-ci incite le lecteur agrave deacutecouvrir des
repreacutesentations nouvelles ou des sens meacutetaphoriques nouveaux pour repreacutesenter ce qursquoelle
deacutecrit Mais il reste agrave examiner la syntaxe crsquoest-agrave-dire la logique qui doit articuler tous ces
eacutenonceacutes Les deux images ainsi construites (lrsquoandrogyne ou le mythe drsquoAristophane) sont-
elles les seules repreacutesentations possibles agrave partir de la logique du discours biblique Certes
non Il en existe une autre comme lrsquoatteste une controverse du Talmud Selon lrsquoun des avis la
femme nrsquoexistait pas avant qursquoelle ne soit tireacutee de lrsquohomme Le feacuteminin nrsquoest pas originaire
La femme a eacuteteacute construite plus tard agrave partir de la queue qui originellement pendait au
derriegravere de lrsquohomme La dualiteacute macirclefemelle serait ainsi une construction seconde et diffeacutereacutee
dont la preuve mateacuterielle est fondeacutee sur lrsquoabsence de queue dans lrsquohumaniteacute actuelle Ce qui
implique en retour que lrsquoautre opinion celle qui soutient le mythe drsquoAristophane et
1 Cf Midrach Beacutereacutechith Raba 8 1 2 Cf Platon Banquet 189 a ndash 193 e laquo Jadis notre nature nrsquoeacutetait pas ce qursquoelle est actuellement Drsquoabord il y
avait trois espegraveces drsquohommes et non deux comme aujourdrsquohui le macircle la femelle et en plus de ces deux-lagrave une troisiegraveme composeacutee des deux autres (hellip) [Zeus] coupa les hommes en deux Or quand le corps eut eacuteteacute ainsi diviseacute chacun regrettant sa moitieacute allait agrave elle et srsquoembrassant et srsquoenlaccedilant les uns les autres avec le deacutesir de se fondre ensemble (hellip) Crsquoest de ce moment que date lrsquoamour inneacute des ecirctres humains les uns pour les autres lrsquoamour recompose lrsquoancienne nature srsquoefforce de fondre deux ecirctres en un seul et de gueacuterir la nature humaine raquo (Traduction E Chambry)
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considegravere les deux sexes comme originaires traite le laquo vide raquo qui caracteacuterise actuellement le
laquo dos raquo des ecirctres humains par rapport agrave la laquo face raquo comme eacutetant aussi la trace laisseacute par une
coupure ancienne
Il est eacutecrit laquo Dieu Souverain bacirctit le cocircteacute qursquoil avait prise en lrsquohomme pour en faire une
femme raquo (Genegravese 222) Rav et Chmouel sont en controverse sur ce point lrsquoun dit que ce
cocircteacute est lrsquoune des figures lrsquoautre dit qursquoelle eacutetait la queue [en conseacutequence actuellement
manquante] de lrsquohomme1
Rachi explique (sur place) que agrave la fois pour Rav et pour Chmouel le terme deacutesigne
lrsquolaquo extreacutemiteacute raquo drsquoune chose soit sa seconde face soit sa queue Pour la premiegravere opinion le
laquo dos perdu raquo serait la trace de lrsquoautre sexe pour la seconde la laquo queue perdue raquo de lrsquoanimal
humain serait le morceau drsquoos et de chair dont la femme fut bacirctie Le dialogue qui srsquoensuit
entre ces opinions ici consideacuterablement abreacutegeacute repose sur des questions de syntaxe Ainsi on
objecte que le pluriel (laquo les creacutea raquo) de lrsquoeacutenonceacute implique deux individus et non pas un seul
contrairement agrave la thegravese qui preacutetend que la femme fut creacuteeacutee agrave partir de la queue de lrsquoanimal
humain qui nrsquoest qursquoun membre du corps de lrsquohomme Et lrsquoon reacutepond agrave cette contradiction
par autre une contradiction interne entre les versets de la Genegravese certes explique-t-on il est
eacutecrit ici qursquoil laquo les raquo creacutea mais il est eacutecrit ailleurs au contraire qursquoil laquo le raquo creacutea agrave lrsquoimage de
Dieu (Genegravese 127) Les contraintes logiques qui srsquoexercent sur lrsquoeacutenonceacute laquo il les creacutea macircle et
femelle raquo sont donc multiples Outre la double pluraliteacute le pluriel laquo les raquo doit aussi ecirctre
coordonneacute avec un singulier laquo le raquo employeacute par un autre verset Jrsquoabregravege les raisonnements et
leurs conseacutequences seule la meacutethode compte On peut se former les repreacutesentations que lrsquoon
veut de la creacuteation de lrsquohomme et de la femme mais ce ne sont pas ces formations
imaginaires spontaneacutees quel que soit leur degreacute drsquoeacutevidence qui deacutetermine finalement la
lecture des versets Toute repreacutesentation et toute signification requiert drsquoecirctre construite Du
coup beaucoup de lectures sont possibles Mais il faut poser deux regravegles Primo suivre la
lettre dans tous ses eacutetats mecircme les plus improbables au regard de lrsquoimagination et des
habitudes Secundo la regravegle de lecture est donneacutee par la logique des eacutenonceacutes elle seule
deacutefinit les contraintes du texte non pas du tout lrsquoimage immeacutediate qursquoil est censeacute eacutevoquer
Car au niveau de la lecture imaginaire spontaneacutee on ne deacuteduira jamais du texte que la
laquo cocircte raquo prise agrave Adam eacutetait en fait sa queue disparue ou son autre laquo face raquo Si crsquoest lrsquoimage
spontaneacutee qui doit reacutegler la lecture de la Bible cette interpreacutetation peut agrave bon droit ecirctre jugeacutee
laquo pernicieuse raquo et laquo insenseacutee raquo Mais dans la tradition talmudique et midrachique crsquoest
1 Cf Eacuterouviumln 18 a
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lrsquoarticulation de la lettre et de la probleacutematique logique des eacutenonceacutes qui construit lrsquoimage non
lrsquoinverse Je sais combien les lecteurs naiumlfs sont attacheacutes aux images reccedilues Certaines
laquo lectures raquo de la Bible sont si ancreacutees dans la litteacuterature et dans lrsquoimaginaire qursquoon deacutesespegravere
de les voir un jour ceacuteder la place agrave une repreacutesentation et une signification plus conforme agrave la
lettre du texte Lrsquoimage de la femme tireacutee de la laquo cocircte raquo drsquoAdam est un lieu commun si
reacutepandu si familier que la lecture veacuteritablement laquo litteacuterale raquo paraicirct aujourdrsquohui au contraire
une sorte de jeu interpreacutetatif gratuit La simple possibiliteacute que le texte habituellement reccedilu
pourrait en reacutealiteacute ecirctre lu complegravetement diffeacuteremment engendre un deacutesarroi tregraves profond
chez les heacuteritiers de Justinien Car cette simple possibiliteacute est reacutesolument incompatible avec le
principe drsquoune doctrine vraie reccedilue et deacutefinie une fois pour toutes oracle du Seigneur Cela
creacutee une tregraves forte reacutesistance agrave toute tentative de lire la Bible en eacutecoutant reacutesolument son dire
Chacun preacutefegravere se rabattre sur des repreacutesentations et des significations ouvertement mutileacutees
plutocirct que drsquoadmettre que la lecture de la Bible est un reacuteservoir de surprises
NORMES L )NGU)ST)QUES ET L )TTEacuteRA)RES Les contradictions les irreacutegulariteacutes logiques ou seacutemantiques les lettres substituables sont
une chose Elles imposent une lourde charge agrave lrsquointerpregravete dans le seul souci drsquoeacutetablir le texte
et de le rendre compreacutehensible Mais les irreacutegulariteacutes se manifestent aussi au niveau des
signifiants de faccedilon plus eacutetrange et plus laquo peacutenible raquo Il srsquoagit des irreacutegulariteacutes grammaticales
et orthographiques des eacutenonceacutes bibliques elles sont leacutegions Relever les invraisemblables
contorsions grammaticales et orthographiques du Pentateuque par exemple oblige forceacutement
agrave repenser la pseudo-eacutevidence litteacuterale du texte En sorte que reacuteciproquement le fait que ce
constat objectif soit agrave peine admis est la marque la plus crue de lrsquoignorance profonde non
seulement de la tradition juive mais aussi tout simplement du texte biblique Car ces leacutegions
de laquo fautes raquo linguistiques teacutemoignent de lrsquoimportance des laquo aspeacuteriteacutes raquo du texte et montre
que mecircme stabiliseacute dans ses lettres sa vocalisation et sa ponctuation il reste profondeacutement
eacutenigmatique et requiert en permanence une laquo activiteacute raquo drsquointerpreacutetation Or presque par
deacutefinition les traductions effacent systeacutematiquement ces irreacutegulariteacutes Eacutetant donneacutee les
contraintes linguistiques grammaticales et orthographiques qui srsquoexercent sur les langues
europeacuteennes les irreacutegulariteacutes linguistiques du texte biblique supports de quantiteacute de
midrachim disparaissent purement et simplement de toute traduction Si lrsquoon appelle
laquo grammaire raquo la discipline normative qui eacutenonce ce que la langue doit dire et si lrsquoon nomme
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laquo orthographe raquo la norme qui sapplique pareillement agrave leacutecriture alors ni grammaire ni
orthographe ne font loi dans la Torah Car la conseacutequence de cette normativiteacute si elle existait
serait que tout eacutenonceacute qui ne respecterait pas les regravegles fixeacutees serait deacuteclareacute fautif et sommeacute
de samender Si de telles normes existaient dans la Bible si la grammaire et lorthographe
eacutetaient les corollaires drsquoune langue heacutebraiumlque bien tenue cela conduirait agrave expurger le texte
biblique dune partie si impressionnante deacutenonceacutes quil en resterait agrave peine assez pour sen
souvenir Nul ne niera quil existe dans la langue de la Bible des regravegles syntaxiques mais
aucun savant ne niera non plus que beaucoup deacutenonceacutes ne les respectent pas Il ne sagit pas
dun problegraveme mineur Car il faut coupler ce fait agrave lrsquoautoriteacute du texte de la Torah Puisque le
judaiumlsme prend le texte actuel de la Torah comme base de lrsquoeacutetude il engage son lecteur agrave
deacutecouvrir du sens en chaque lettre qursquoelle soit bien ou mal tenue Apprenant de la Torah
seule toute la langue nul ne saurait choisir entre ce quil faut ou ne faut pas dire srsquoappuyant
sur une partie des eacutenonceacutes pour censurer les autres En outre du point de vue litteacuteraire
sagissant de la langue dans laquelle sexprime la Torah nous ne disposons dautre source sucircre
que la Bible elle-mecircme Or tout indique que le style litteacuteraire choisi par la Bible ne veacuterifie pas
systeacutematiquement les critegraveres grammaticaux et orthographiques drsquoune langue bien tenue
Comment juger degraves lors de ce qui sappelle laquo bien dire raquo ou laquo mal dire raquo Pourquoi
srsquoautoriser agrave releacuteguer dans un coin obscur les laquo heacutebraiumlsmes raquo laquo les fautes daccord raquo et autres
singulariteacutes grammaticales auxquelles se livre le texte Prendre la lettre de la Torah au
seacuterieux crsquoest renoncer agrave imaginer qursquoelle serait mal eacutecrite La discipline du texte dans tous ses
eacutetats ouvre en revanche des horizons nouveaux
Ainsi en franccedilais (ou en heacutebreu moderne) on ne saurait employer un verbe au singulier si
le sujet est au pluriel ce serait une faute imputable agrave lignorance de la langue Mais dans la
Torah il en va autrement pareil eacutenonceacute est possible comme sont possibles agrave peu pregraves tous
les eacutenonceacutes qui deacutefient la loi de la grammaire et de lorthographe y compris ces lois que lrsquoon
qualifierait volontiers drsquouniverselles Par exemple il est eacutecrit en Genegravese 114 Selon
la Massorah de lecture il faut lire ici laquo yeacutehi meacuteorot raquo mot agrave mot laquo Que soit (sic) des
luminaires raquo Un verbe au singulier est suivi drsquoun sujet au pluriel Certes la traduction
arameacuteenne dOnkelos ne sy trompe pas ni nous non plus et traduit le verbe par un pluriel
(laquo que soient raquo)1 Mais comment expliquer pareille incongruiteacute agrave un grammairien Ibn Ezra
1 La traduction des Septante eacutevolue du singulier au pluriel selon le sujet du verbe laquo ecirctre raquo Par exemple
Γ ω φ que soit la lumiegravere (Genegravese 13) Γ ω α φω que soient des luminaires (ibid 14) La traduction reacutecente de M Harl efface les variations en traduisant toujours laquo qursquoil y ait raquo Elle reflegravete la
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dont la sensibiliteacute agrave la langue ne manque pas decirctre interpelleacutee par ce genre deacutenonceacutes suppose
que la freacutequence de la formule (yeacutehi) la fait employer sans discrimination tant au singulier
quau pluriel tant au masculin quau feacuteminin Cette expression serait donc une sorte deacutenonceacute
universel invariable une fonction syntaxique reacuteduite agrave sa plus simple expression Mais
nallons pas croire quil est toujours invariable on serait deacuteccedilu car en geacuteneacuteral le verbe laquo ecirctre raquo
agrave lrsquoimpeacuteratif srsquoaccorde en genre et en nombre avec le sujet1 Cette formule comporte donc
deux usages Mais comment les distinguer Srsquoil est un domaine dans lequel le hasard nrsquoest
pas de mise crsquoest dans bien dans le cadre drsquoun discours Quelles sont alors les raisons (agrave
deacutefaut des regravegles) de leur emploi Comment justifier chaque occurrence de ce terme dans la
Torah sinon en recourant agrave lintention du texte ici on a employeacute cette forme car on vise telle
chose et lagrave on sest exprimeacute autrement car lintention est autre Peacuteneacutetrer lrsquointention du texte
requiert de sinvestir lourdement sur le plan de linterpreacutetation Or les bases solides font ici
deacutefaut Lrsquoexplication que lrsquoon apportera vaudra-t-elle mieux quune raison simplement
possible mais non neacutecessaire Quant au deuxiegraveme mot quon lit meacuteorot Rachi fait remarquer
quil est eacutecrit sans Vav ( au lieu de ) cette graphie est appeleacutee laquo deacutefective raquo agrave la
diffeacuterence de la graphie dite laquo pleine raquo Qursquoil existe deux graphies du mecircme mot ne pose pas
neacutecessairement un problegraveme Puisquil faut bien quil y en ait une pourquoi ny en aurait-il pas
deux Ou plus encore Agrave lire lembarras de ceux qui voulurent rendre compte de la remarque
de Rachi2 il y aurait en reacutealiteacute quatre graphies possibles du mot car il manque deux lettres
Vav On peut eacutecrire aussi le mot avec un Vav au deacutebut ( ) ou avec un Vav agrave la fin ( )
Ibn Ezra eacutecrit par ailleurs quil ne connaicirct aucune regravegle qui privileacutegierait lune de ces
graphies au deacutetriment des autres On peut eacutecrire avec ou sans Vav cela ne change rien Donc
la preacutesente orthographe du mot meacuteorot ( au lieu de ) ne laffecte guegravere Il faut
cependant agrave la lecture supposer implicitement la preacutesence des lettres Vav Car comme le
signale Rachi si le mot devait ecirctre lu exactement tel quil est eacutecrit il aurait un tout autre sens
Du coup saisissant au bond la version eacutecrite Rachi explique que bien quon lise meacuteorot il est
cependant eacutecrit meacuteeacuterat ce qui veut dire bien autre chose Et le singulier du verbe est alors
justifieacute par le singulier du sujet
Agrave la lecture on lit meacuteorot (laquo luminaires raquo) mais il est eacutecrit sans Vav ce qui revient agrave lire
meacuteeacuterat parce que cest un jour de malheur (meacuteeacutera) ougrave langine frappe les enfants en bas acircge
deacutemarche de la plupart des traductions y compris Meschonnic Chouraqui respecte le nombre du verbe mais pas son mode il confond lrsquoimpeacuteratif ( ) avec un futur ( ) sans compter qursquoil accroche laquo des lustres au plafond des ciels raquo
1 Cf par exemple Genegravese 619 1716 3720 Leacutevitique 1111 21 6 Psaumes 1915 etc 2 Cf commentaires de Rabbeacutenou Eliahou Mizrarsquohi et du Maharal dans le Gour Aryeacute
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Cest ce que lon nous enseigne (Taanit 27b) Le quatriegraveme jour de la semaine qui
correspond au jour de la creacuteation des luminaires dans le reacutecit de la Torah ils jeucircnaient pour
que langine ne frappe pas les enfants en bas acircge
On a deacutejagrave signaleacute que ce genre de faille entre lecture et eacutecriture est lune des bregraveches par
lesquelles sintroduit linterpreacutetation Mais il faut remarquer que ce type drsquointerpreacutetation est
moins intrusif dans le texte que lrsquoeffacement auquel recourt ineacutevitablement le lecteur
corrigeant les lettres pour leur faire signifier ce qursquoil croit repreacutesenter du sens premier et
litteacuteral Car le Midrach prend ici le texte eacutecrit agrave la lettre malgreacute la Massorah de lecture et lui
seul exerce effectivement une lecture litteacuterale Dans un cas pareil lorsque le nombre du verbe
se conjugue avec lrsquoeacutecrit deacutefectif alors qursquoil deacuteconcerte la lineacuteariteacute traditionnellement lue
comment deacutecider quel niveau de laquo lecture raquo repreacutesente le sens premier du texte Et que faut-il
traduire laquo Qursquoil y ait des luminaires au firmament du ciel raquo ou bien laquo Que le malheur soit au
firmament du ciel raquo Reacutepondre par la neacutecessiteacute du contexte (la creacuteation des astres) nrsquoest plus
suffisant lorsque la litteacuteraliteacute brute du texte est agenceacutee selon une syntaxe et une seacutemantique
manifestement diffeacuterente Telle est agrave tout le moins lrsquoopinion de Rachi qui choisit ici
lrsquointerpreacutetation midrachique alors qursquoil reacutepegravete sans cesse qursquoil ne cherche qursquoagrave eacutetablir le
pchat des versets Le mieux pour un traducteur serait que la langue franccedilaise dispose drsquoun
reacuteservoir de jeux de mots voisin de celui de la langue biblique Mais ce nrsquoest pas le cas Il est
eacutevidemment toujours possible drsquoempiler les lectures diffeacuterentes dans les notes mais quoi
qursquoil en soit le format litteacuteraire de la traduction impose drsquoen retenir une et de traiter les autres
comme des suppleacutements Agrave ce niveau la deacutecision du sens impose de recourir agrave lrsquoautoriteacute et agrave
lrsquoexpeacuterience des commentateurs tels Rachi Ibn Ezra Narsquohmanide Radak etc Il ne srsquoagit
plus au fond que de peser les arguments par lesquels chacun deacutefend une lecture au deacutetriment
de lrsquoautre objection et contre-objection jusqursquoagrave trancher en faveur de lrsquoargumentation qui
semble la plus convaincante Cependant comme on va le voir il arrive que rien ne semble
particuliegraverement convaincant
Continuons damasser les exemples Nous les empruntons principalement agrave la premiegravere
section de la Genegravese pour quon se rende compte de la freacutequence des formes et des figures
irreacuteductibles agrave la norme grammaticale comprises dans quelques pages Ainsi tout au long du
premier chapitre la succession des jours de la creacuteation est marqueacutee par des nombres
ordinaux laquo jour deuxiegraveme raquo laquo jour troisiegraveme raquo etc Mais le premier jour est exprimeacute avec un
nombre cardinal laquo jour un raquo En franccedilais cet eacutenonceacute serait impitoyablement biffeacute par le
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censeur grammairien qui sommeille en chacun Dans la Torah la chose se dit mais elle ne
passe pas inaperccedilue et mobilise agrave son endroit tous les commentateurs1 Ainsi Rachi
Selon la terminologie en vigueur dans cette section il aurait ducirc ecirctre eacutecrit laquo premier jour raquo
comme il est eacutecrit pour les autres jours laquo deuxiegraveme raquo laquo troisiegraveme raquo et laquo quatriegraveme raquo
Pourquoi avoir eacutecrit laquo un raquo Parce que lUnique qui est providentiel eacutetait alors seul en son
monde les anges nayant eacuteteacute creacuteeacutes que le deuxiegraveme jour Ainsi est-il expliqueacute dans le
Midrach Beacutereacutechit Rabba (3 8-9)
Personnellement jrsquoavoue que lrsquoexplication de Rachi ne me satisfait pas Elle srsquointegravegre mal
dans le contexte laquo il fut soir il fut matin jour un raquo agrave moins de surcharger le texte en
traduisant laquo jour de lrsquoUn raquo Du coup jrsquoavoue ne pas savoir traduire cette phrase Et je
mrsquoeacutetonne que tous les traducteurs passent alleacutegrement sur cette difficulteacute en faisant comme si
ne pas comprendre une phrase nrsquoentravait aucunement sa traduction Certes on peut choisir
de traduire par laquo un raquo ou par laquo premier raquo Mais sur quelle base Drsquoune part il nrsquoest pas eacutecrit
laquo premier raquo drsquoautre part dans le contexte le mot laquo un raquo nrsquoa pas de sens Que signifie
laquo traduire raquo une phrase que lrsquoon ne comprend pas Nul nrsquoimagine seacuterieusement qursquoil suffit de
remplacer un agrave un chaque terme heacutebreu par son eacutequivalent dans le dictionnaire Meschonnic
dresse la liste de ceux qui optent pour lrsquoune ou lrsquoautre des traductions mais pour sa part il
nrsquoa aucune autre explication que lrsquoautoriteacute de Rachi2 Agrave quoi bon faire semblant de savoir
Rachi nrsquoaide pas ici agrave lire le texte il fournit seulement lrsquointerpreacutetation drsquoun indice Certes il
existe drsquoautres avis Narsquohmanide par exemple explique qursquoune seacuterie ordinale reflegravete toujours
une situation existante On ne saurait appeler laquo premier raquo un ecirctre qui ne serait encore suivi de
rien Donc lrsquousage cardinal quoique grammaticalement incorrect serait ontologiquement
correct Mais on peut objecter qursquoil nrsquoeacutetait pas non plus neacutecessaire drsquoattribuer un nombre
quelconque agrave ce jour Car mecircme le nombre laquo un raquo est dit en regard drsquoune pluraliteacute Ibn Ezra
applique lrsquouniteacute agrave la sphegravere des eacutetoiles fixe dite aussi laquo sphegravere diurne raquo Cela nrsquoest pas non
plus convaincant Peut-ecirctre faut-il simplement lire ici que reacuteunis ensemble le soir et le matin
constituent laquo un jour raquo Il ne faudrait donc pas traduire laquo il fut soir il fut matin jour un raquo ou
1 Pour une fois le problegraveme est rendu en grec voir La Bible drsquoAlexandrie La Genegravese op cit p 88-89 Du
coup il donne naissance agrave une longue histoire exeacutegeacutetique qui recoupe parfois des preacuteoccupations juives 2 Cf Au commencement Descleacutee de Brouwer 2002 note 5 p 246 Meschonnic tronque drsquoailleurs la citation
de Rachi Car ce qui compte est lrsquoindication finale les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes le deuxiegraveme jour Sinon il aurait fallu aussi eacutecrire laquo jour un raquo les autres jours tant qursquoaucun ecirctre vivant nrsquoavait eacuteteacute creacuteeacute Lrsquoexpression laquo jour un raquo veut dire selon Rachi laquo sans les anges raquo Selon la logique du midrach cela signifie que les anges ont eacuteteacute creacuteeacutes le deuxiegraveme jour En sorte que lrsquoemploi du cardinal nrsquoa drsquoautre signification que drsquoenseigner implicitement la creacuteation des anges le deuxiegraveme jour
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laquo premier raquo mais laquo il fut soir il fut matin un jour raquo Mais Ibn Ezra nrsquoaccepterait pas cette
lecture puisque selon lui
Une fois que la lumiegravere a eacuteteacute appeleacutee laquo jour raquo il nrsquoest plus possible de dire que le soir aussi
est nommeacute laquo jour raquo Mais il faut entendre qursquoapregraves qursquoil fut soir il fut aussi le matin drsquoun
jour1
Lrsquoargument se tient La question meacuteriterait drsquoecirctre traiteacutee longuement mais ce nrsquoest pas
lrsquoendroit Dans lrsquoimmeacutediat il importe seulement de pointer quelques irreacutegulariteacutes et de
montrer agrave quel point une lecture laquo litteacuterale raquo a peu de rapport avec lrsquoexistence drsquoun sens obvie
et avec les compeacutetences linguistiques ordinaires drsquoun heacutebraiumlsant Car de toute faccedilon les
regravegles habituelles de la grammaire sont trop souvent bouleverseacutees Et plutocirct que de rejeter la
faute sur drsquoeacuteventuels laquo heacutebraiumlsmes raquo il faut interroger la pertinence de la norme grammaticale
appliqueacutee aux eacutenonceacutes bibliques Il suffit drsquoen constater la freacutequence pour remettre en cause la
preacutetention des habitudes linguistiques du lecteur agrave geacuterer les signifiants bibliques Certes
chacun conccediloit quil existe des regravegles grammaticales et dans une seacuterie ordinale un nombre
cardinal est laquo deacuteplaceacute raquo en quelque langue que ce soit pour autant que la diffeacuterence du
cardinal et de lrsquoordinal y soit reccedilue La question nrsquoest pas lrsquoexistence de ces habitudes mais
leur autoriteacute sur la lecture du texte Un eacutenonceacute que la grammaire prohibe la Torah se le
permet Cela ne remet pas en cause lrsquoexistence de la grammaire Mais ce fait reacutepeacuteteacute conteste
la valeur normative des regravegles grammaticales Elles ne sauraient stipuler le permis et linterdit
dans la langue Car la diffeacuterence est grande entre ce que la langue peut dire et ce qursquoelle doit
dire Le texte heacutebraiumlque joue des possibiliteacutes de la langue sans srsquoinquieacuteter drsquoune eacuteventuelle
norme grammaticale et orthographique Or la regravegle de lrsquoeacutetude est de nrsquoapprendre la loi que du
texte de la Torah Deacuteduisons que grammaire et orthographe ne font pas loi et nrsquoimpose aucune
lecture Rien cependant ne justifie larbitraire et puisquil y a irreacutegulariteacute linterpregravete
automatiquement sen mecircle Sa tacircche cependant nest pas de censurer le texte mais de
rechercher lintention qui gouverne ces deacuteplacements et qui fait que celle-ci ne pouvait
sexprimer autrement quen bousculant les habitudes
Poursuivons lrsquoexamen par les versets suivants laquo Que se rassemblent les eaux (hellip) le
rassemblement des eaux il lappela Mers (sic) raquo (Genegravese 19-10) Un pluriel (laquo mers raquo) est
assigneacute agrave un singulier (laquo le rassemblement raquo) pourquoi Peut-ecirctre parce que quelque chose
eacutechappe en fait agrave cette unification comme le suggegravere Rachi
1 Cf Ibn Ezra Commentaire sur Genegravese 15
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Le rassemblement des eaux il lappela laquo Mers raquo au pluriel ne sagit-il pas pourtant dune
seule mer Mais cest que le poisson tireacute de la mer agrave Ako (port situeacute en terre dIsraeumll) na pas
le mecircme goucirct que le poisson tireacute de la mer en Aspamia (Espagne Ville cocirctiegravere de Syrie )1
En un mot les regravegles dexpression existent aussi bien dans la Torah que dans nimporte
quelle langue mais puisqursquoelles nentament pas la liberteacute dexpression du locuteur il
incombe forceacutement au lecteur de reacutefleacutechir agrave lrsquointention du texte jusque dans ses lettres en trop
ou en moins jusque dans ses fautes drsquoaccord dans ses anomalies orthographiques etc On
peut crsquoest lrsquoexercice le plus freacutequent des traductions faire semblant de ne pas voir ces
laquo deacutetails raquo Peut-ecirctre est-ce mecircme profondeacutement leacutegitime en regard des contraintes de la
langue drsquoaccueil Mais il faut alors admettre que lrsquoapplication des normes grammaticales ou
syntaxiques ne repose pas sur une lecture de la lettre ni du texte tels qursquoils se donnent Toute
lecture ou traduction qui ramegravene le texte agrave la normaliteacute grammaticale et orthographique est
deacutejagrave intrinsegravequement un amendement une correction et donc une interpreacutetation chargeacutee du
texte Car en reacutealiteacute dans tous les textes bibliques regravegne laquo une grammaire en liberteacute raquo en
sorte que laquo la notion de grammaire normative est totalement inconnue raquo2 Reacuteciproquement
mecircme placeacute devant des eacutenonceacutes rigoureusement conformes aux regravegles de lrsquoorthographe et de
la grammaire le lecteur devra toujours se demander si cette conformiteacute nrsquoest pas qursquoune
apparence Une fois que lrsquoon sait que la syntaxe biblique est plus riche plus complexe plus
diversifieacutee et plus libre que ne le supposent les habitudes linguistiques on ne peut plus se
contenter de ramener lrsquointerpreacutetation agrave elles quel que soit le contexte Il faut donc eacutelargir
notre savoir de la langue ne pas srsquoen tenir agrave la compeacutetence ordinaire de lrsquoheacutebraiumlsant ecirctre precirct
agrave recevoir et agrave analyser des structures nouvelles plus riches plus souples que lrsquoon ne croyait
Placeacute devant les irreacutegulariteacutes linguistiques les plus diverses dont nos remarques ne
donnent qursquoune petite ideacutee le lecteur-traducteur doit forceacutement choisir agrave la fois le style
litteacuteraire et le mode drsquointerpreacutetation qursquoil suivra Dans tous les cas lrsquoirreacutegulariteacute fait
disparaicirctre toute notion de laquo sens obvie raquo Personnellement dans la traduction de Michleacute je
nrsquoai pas chercheacute agrave reproduire systeacutematiquement les irreacutegulariteacutes linguistiques alors qursquoelles
1 Selon Rachi il y aurait donc dans ce rassemblement des eaux de laquo natures raquo diffeacuterentes Lagrave encore le
problegraveme est rendu en grec voir La Bible drsquoAlexandrie La Genegravese op cit p 90-91 Mais il reste sans suite 2 Selon les belles expressions de M Hadas-Lebel (op cit p 93) On reacutefutera aussi avec elle lrsquoideacutee que le
manque drsquouniformiteacute grammaticale proviendrait drsquoun meacutelange de strates linguistiques drsquoeacutepoques diffeacuterentes laquo Agrave la faveur de la liberteacute [drsquoexpression] primitive se sont institueacutees plusieurs faccedilons de dire Ce nrsquoest pas par inadvertance que les eacutecrivains recourent agrave lrsquoune ou agrave lrsquoautre le fait mecircme qursquoils les utilisent agrave lrsquointeacuterieur drsquoun mecircme verset ou agrave quelques versets agrave peine de distance prouve que ces variations sont conscientes chez eux et qursquoils en font un proceacutedeacute litteacuteraire au mecircme titre que les variations sur le vocabulaire raquo (p 94)
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
150
fourmillent Tout simplement pour la raison qursquoun lecteur franccedilais ne saurait aucunement se
retrouver dans un texte qui ferait fi de la norme grammaticale et orthographique Mrsquoeacutetant
imposeacute comme discipline de suivre les voies ouvertes par les commentateurs parce qursquoelles
œuvrent agrave creacuteer les conditions drsquoune eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage et agrave eacutevaluer en
permanence les arguments invoqueacutes je nrsquoai consideacutereacute comme dignes drsquoecirctre retenues que les
seules irreacutegulariteacutes que le commentaire avait deacutejagrave releveacutees On trouvera une moisson
abondante agrave ce sujet dans les notes Mais quoi qursquoil en soit ces menues corrections suffisent
agrave infirmer la revendication de litteacuteralisme au sens courant du terme pour toute traduction
digne de ce nom
SYNTAXE ET SEacuteMANT)QUE La preacutetention agrave rendre effectif le laquo style litteacuteraire raquo de la Bible par une traduction qualifieacutee
de laquo litteacuterale raquo nrsquoest souvent que le preacutetexte fallacieux agrave une rheacutetorique artificielle et
maladroite Je vise par lagrave la traduction drsquoA Chouraqui Sous couvert de produire enfin la
traduction litteacuteralement exacte de la Bible le traducteur creacutee de toute piegravece une fiction
litteacuteraire qui nrsquoa drsquoautre vertu qursquoun laquo effet poeacutetique raquo inconsistant Il cultive des eacutenonceacutes
fabuleux sous les yeux du lecteur eacutebahi mais lui ocircte deacutefinitivement tout moyen de
compreacutehension Ce contre-exemple montre agrave quel point la question des normes linguistiques
et litteacuteraires auxquelles obeacuteissent les livres bibliques est centrale dans la compreacutehension du
texte agrave fortiori dans sa traduction Le jugement que lrsquoon peut faire agrave ce sujet est forceacutement
complexe Car les normes linguistiques et litteacuteraires srsquoappliquant agrave tout eacutenonceacute sont
incontestablement plurielles Certes lrsquoorthographe et la grammaire ne sont jamais des normes
absolues contrairement agrave lrsquousage le plus immeacutediat de la langue franccedilaise en particulier agrave
lrsquoeacutecrit La langue biblique nrsquoest donc pas capteacutee par elles Toutefois il existe drsquoautres
deacuteterminations linguistiques dont lrsquoempire sur les eacutenonceacutes bibliques est deacuteterminant Celles-
ci agissent essentiellement au niveau syntaxique (logique et poeacutetique) et seacutemantique Les
questions les plus deacutelicates de lrsquointerpreacutetation sont de savoir reconnaicirctre dans toute phrase la
rigueur de sa syntaxe et le niveau seacutemantique de son eacutenonceacute Tel devrait ecirctre normalement le
travail fondamental du lecteur-traducteur Comprendre la logiquepoeacutetique drsquoun eacutenonceacute (par
exemple la structure drsquoune phrase ou son mode) et son niveau seacutemantique (par exemple est-
ce une meacutetaphore ) est un enjeu colossal Le meilleur moyen de srsquoen rendre compte est une
fois encore drsquoutiliser un exemple comme eacuteleacutement de repeacuterage
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
151
Le plus simple est drsquoanalyser quelques extraits de la traduction drsquoAndreacute Chouraqui Je ne
remets pas en cause les qualiteacutes poeacutetiques de la traduction quoiqursquoelles soient parfois
douteuses Ni le laquo rajeunissement raquo rechercheacute par des effets de distorsion de la langue
franccedilaise ces effets sont reacuteels mais ils ne sont pas forceacutement pertinents Que cette volonteacute de
laquo litteacuteralisme raquo ouvre des voies nouvelles et force agrave reacutefleacutechir je nrsquoen doute pas Qursquoune
fideacuteliteacute vraie et inquiegravete anime lrsquoentreprise va de soi Ce qui en revanche est difficilement
recevable est la meacuteconnaissance profonde de la syntaxe et de la seacutemantique de la langue
heacutebraiumlque Les analyses qui suivent nrsquoont qursquoun but repeacuterer les endroits ougrave le litteacuteralisme
ordinaire ignore profondeacutement la litteacuteraliteacute du texte confondant la laquo lettre raquo avec une
repreacutesentation imaginaire
On se rappelle que parmi les versets que les traducteurs grecs de la Septante auraient
amendeacutes1 figurait celui-ci
פ
Ces paroles sont profeacutereacutees par Jacob sur son lit de mort elles visent deux ses fils Simeacuteon
et Leacutevi Jacob leur rappelle les violences qursquoils commirent envers la ville de Sichem
assassinant toute la population sous preacutetexte que le fils du roi avait violeacute leur sœur Avant
drsquoentreprendre la traduction de ce verset rappelons celle de Chouraqui
En leur treacutefonds tu ne viendras pas mon ecirctre Agrave leur assembleacutee tu ne trsquouniras pas ma
gloire Oui en leur narine ils ont tueacute un homme Par leur vouloir ils ont castreacute un taureau
Il est significatif que le laquo litteacuteralisme heacutebraiumlsant raquo ignore volontairement la diffeacuterence de
structure entre les langues ainsi que les diffeacuterents niveaux de langue Il semble au litteacuteraliste
que le sens (soit disant) laquo premier raquo des mots est forceacutement toujours juste Il rend ainsi
lrsquoexpression פ par laquo en leur narine raquo Mais au sens premier le mot en heacutebreu deacutesigne le
laquo nez raquo non la laquo narine raquo ( )2 Le mot dans la Bible deacutesigne aussi par extension la
laquo colegravere raquo ce dernier terme est le choix courant des autres traductions aussi bien dans ce
passage que dans tous les autres ougrave ce mot deacutesigne expresseacutement la laquo colegravere raquo Le choix de
Chouraqui nrsquoest donc pas litteacuteral au sens ougrave il ferait choix du sens premier et non deacuteriveacute drsquoun
terme Il est drsquoinspiration laquo poeacutetique raquo On peut toujours arguer que le mot puisqursquoil 1 Il srsquoagit de Genegravese 496 voir plus haut le chapitre laquo politique de la traduction raquo agrave propos de Meacuteguila 9 a ndash
b 2 Le terme laquo narines raquo apparaicirct en Job 4112 ( ) il est au pluriel comme le requiert aussi lrsquousage
courant en franccedilais Du point de vue linguistique rien agrave voir avec le mot qui figure ici
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
152
deacutesigne le laquo nez raquo peut srsquoappliquer aussi par extension aux narines Cette traduction serait
donc une meacutetonymie Pourquoi pas Mais encore faut-il qursquoen franccedilais le terme laquo narine raquo
supporte un usage meacutetaphorique le faisant exprimer aussi la laquo colegravere raquo Certes le fait qursquoun
tel usage meacutetaphorique nrsquoexiste pas encore nrsquoest pas forceacutement un argument agrave lrsquoencontre de
ce choix Il suffit que la langue franccedilaise se precircte agrave ce nouvel usage pour qursquoil devienne
leacutegitime Mais srsquoy precircte-t-elle On dit en franccedilais laquo la colegravere lui monte au nez raquo On veut
exprimer part lagrave le mouvement de la colegravere qui srsquoenfle et se concentre dans le visage en
particulier la dilatation des narines Il existe bien une correacutelation physique entre la colegravere et
les narines Mais la correacutelation physique existant entre deux pheacutenomegravenes ne correspond pas
au systegraveme des correacutelations entre les mots agrave lrsquointeacuterieur drsquoune langue Une langue nrsquoest jamais
le simple reflet de la Nature La structure seacutemantique drsquoune langue est une chose la structure
de lrsquounivers en est une autre Sinon il suffirait de dire laquo chameau raquo pour signifier aussi
laquo museau raquo ou laquo oreille raquo et inversement Car le chameau a bien des oreilles nrsquoest-ce pas
Mais dans la langue les termes ne sont pas laquo naturellement raquo correacuteleacutes La richesse
seacutemantique drsquoune langue nrsquoa rien agrave voir avec la physiologie ni avec lrsquohistoire naturelle En
disant laquo narine raquo qui plus est au singulier on nrsquoexprime en franccedilais aucune correacutelation avec
une humeur quelconque Le traducteur a confondu un pheacutenomegravene de la nature (la dilatation
des narines au moment de la colegravere) avec lrsquousage drsquoun mot dans une langue donneacutee
Chouraqui peut imaginer ce qursquoil veut la phrase laquo oui en leur narine ils ont tueacute un homme raquo
signifie en franccedilais qursquoun cadavre gicirct dans leur nez Bien entendu un lecteur geacuteneacutereux peut
precircter davantage au texte Mais comment faire pour entendre dans la formule de Chouraqui
davantage qursquoune situation comique Crsquoest lagrave que le choix de traduction de Chouraqui
montre toute sa faiblesse pour qursquoun lecteur franccedilais precircte davantage agrave cette formule il faut
qursquoil connaisse deacutejagrave le texte heacutebreu ou bien les autres traductions Or si lrsquoon doit ajouter agrave la
traduction un autre discours pour la comprendre crsquoest qursquoelle ne traduit rien du tout En fait
ce choix de traduction nrsquoest qursquoune variation dans une ligne meacutelodique ceacutelegravebre comme en
font les artistes qui reprennent les thegravemes les images les sonoriteacutes drsquoartistes preacuteceacutedents et
connus en clin drsquoœil pour ainsi dire au public Non seulement le traducteur ignore la
laquo lettre raquo du texte qui parle du laquo nez raquo non de la laquo narine raquo Mais il croit en outre que le
sens litteacuteral exprime forceacutement une image Car la seule laquo force raquo seacutemantique du terme choisi
(laquo narine raquo) est que rompant avec tous les usages il projette soudain une image nouvelle dans
une ligne meacutelodique deacutejagrave connue
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
153
Restons-en lagrave pour Chouraqui Il nrsquoest ni neacutecessaire ni inteacuteressant drsquoanalyser un agrave un tous
ses choix de traduction mecircme dans une seule phrase1 Revenons au verset de Genegravese 496
Cet exemple est digne drsquoattention parce que selon le Talmud il fait lrsquoobjet drsquoun amendement
des Septante en outre il comporte des eacuteleacutements litteacuteraux qui meacuteritent drsquoecirctre releveacutes
Reprenons le propos du traiteacute Meacuteguila (9 a ndash b) deacutejagrave citeacute
[Les traducteurs de la Septante] srsquoaccordegraverent tous sur le mecircme avis et ils eacutecrivirent (hellip)
laquo car dans leur colegravere ils tuegraverent des taureaux et dans leur passion arrachegraverent leur
mangeoire raquo (Genegravese 496) etc
Il srsquoagit de la traduction des mots
פ
Une traduction franccedilaise laquo litteacuterale raquo possible de cette assertion serait
Car dans leur colegravere ils tuegraverent un homme et dans leur passion ils ont abattu un taureau
Drsquoapregraves le Talmud les traducteurs auraient supprimeacute toute mention drsquoun meurtre drsquoecirctre
humain Ils auraient eacutevoqueacute uniquement le fait que les deux fils de Jacob auraient tueacute laquo des
taureaux raquo et ils auraient compleacuteteacute la phrase par lrsquoinvention de la destruction de laquo leur
mangeoire raquo Cependant on ne dit pas qursquoils auraient effaceacute du livre de la Genegravese lrsquoeacutepisode
entier de la destruction de Sichem par Simeacuteon et Leacutevi suite agrave lrsquoenlegravevement et au viol de Dina
Rachi commentant le Talmud explique que les traducteurs en grec voulaient seulement eacuteviter
que le jugement de Jacob le patriarche drsquoIsraeumll ne corrobore qursquoil srsquoagissait bien drsquoun
meurtre
Afin que le roi Ptoleacutemeacutee ne dise pas Vos pegraveres eacutetaient des meurtriers Car mecircme leur pegravere
teacutemoigne qursquoils ont tueacute un homme Crsquoest pourquoi ils eacutecrivirent qursquoil srsquoagissait drsquoun taureau
au sens ougrave celui-ci [ie le violeur de Dina] ne valait pas mieux qursquoun animal
1 Si lrsquoon veut prendre un autre exemple il suffit de suivre le fil de ses traductions de la racine Ici
Chouraqui rend par laquo ma gloire raquo Dans la traduction du Rabbinat laquo mon honneur raquo qui est plus adapteacute Dans Genegravese 311 il traduit laquo Et de ce qui est agrave notre pegravere il a fait tout ce poids ( ) raquo selon la bible du Rabbinat laquo opulence raquo Il rend Genegravese 4513 par laquo Rapportez agrave mon pegravere tout mon poids ( ) en Misraicircm raquo traduction du Rabbinat laquo mon honneur raquo Le fameux verset de Exode 2011 est traduit laquo Glorifie ( ) ton pegravere et ta megravere raquo traduction du Rabbinat laquo honore raquo Enfin mais cette fois comme de coutume lrsquoexpression est rendue par laquo Gloire raquo On voit que Chouraqui ne connaicirct que deux sens du terme Manifestement il reacutepugne au mot franccedilais laquo honneur raquo On ignore pourquoi On soupccedilonne une cause psychologique Car si la racine peut signifier laquo poids raquo et laquo gloire raquo on ne voit pas ce qui lui manque seacutemantiquement pour qursquoelle signifie aussi laquo honneur raquo Cette sorte de litteacuteralisme consiste agrave eacutecraser tous les usages drsquoun signifiant en sorte qursquoil colporte partout et toujours une seule et mecircme image fantocircme de sens indeacutefiniment reacutepeacuteteacute Une veacuteritable litteacuteraliteacute observe dans la langue tous ses usages meacutetaphoriques et elle envisage que le sens drsquoun mot varie en permanence selon le contexte
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
154
Selon Rachi lrsquoinvention de la Septante aurait consisteacute agrave remplacer lrsquoimage du meurtre drsquoun
homme par celle drsquoun animal Selon cette lecture Jacob ne reproche pas agrave ses fils drsquoavoir
assassineacute des ecirctres humains bien qursquoils lrsquoaient fait Car une nation de violeurs (ou qui
couvrent un viol et srsquoen font complice) nrsquoest pas vraiment une nation drsquohommes ce sont des
animaux Jacob ne juge donc pas ses enfants comme des meurtriers Mais il leur reproche
leur fureur Il voit en eux une sorte de folie destructrice agrave laquelle il ne veut pas srsquoassocier
Voilagrave selon Rachi ce que la Septante aurait modifieacute afin de ne pas fournir un argument
deacutepreacuteciateur au roi Pourtant dans les versions connues de la Septante on ne trouve aucune
trace mateacuterielle drsquoun tel deacutetournement du texte1 En fait le texte grec reflegravete agrave peu pregraves
lrsquoheacutebreu
ὅ υ αὐ ἀπ α ἀ ώπου α π υ ᾳ αὐ υ ο π α
α ο
Parce que dans leur colegravere ils ont tueacute des hommes et dans leur deacutesir ils ont mutileacute un
taureau2
Comment peut-on affirmer que la version des Septante pourtant ici proche de lrsquoheacutebreu
aurait effaceacute toute mention drsquoun meurtre Elle lrsquoeacutevoque pourtant explicitement Pour cette
fois je nrsquoai aucune explication raisonnable de ce jugement du Talmud Mecircme en tenant
compte du fait que les assertions talmudiques relegravevent davantage de lrsquointerpreacutetation que du
constat mateacuteriel et agrave moins qursquoils ne visent une autre version du grec que celle dont nous
disposons je ne vois pas comment justifier cette appreacuteciation Jrsquoai plutocirct le sentiment que les
maicirctres du Talmud precirctent agrave la Septante une attitude globale que lrsquoon retrouve dans toutes
leurs recommandations agrave lrsquoeacutegard des traductions Lorsque celles-ci sont destineacutees au grand
public forceacutement ignorant la regravegle est en effet drsquoeffacer les eacutenonceacutes qui pourraient porter un
preacutejudice moral grave aux personnages bibliques Par exemple lors des lectures publiques du
Pentateuque le reacutecit des rapports de Ruben et de Bilha la femme de son pegravere3 laquo est lu en
heacutebreu mais nrsquoest pas traduit en langue commune raquo4 Crsquoest cette attitude laquo protectrice raquo cette
volonteacute laquo drsquoeffacement raquo pour reprendre le mot si fort de Meschonnic que le Talmud precircterait 1 En reacutealiteacute une eacuteventuelle modification du texte est plus sensible dans la traduction drsquoOnkelos que dans la
Septante Car Onkelos joue avec le texte comme srsquoil eacutenonccedilait en fait une meacutetaphore Ce qui se traduirait laquo Car dans leur colegravere ils ont tueacute un tueacute et par leur volonteacute ils ont
briseacute la muraille de lrsquoennemi raquo Agrave propos de cette traduction du mot voir les commentaires drsquoIbn Ezra et de Narsquohmanide sur ce verset
2 Traduction M Harl La Bible drsquoAlexandrie La Genegravese op cit p 306 3 Cf Genegravese 3522 - פ laquo Ruben alla coucher avec Bilha concubine de son
pegravere raquo 4 Cf Meacuteguila 25 a voir la liste des versets non traduits lors des lectures publiques dans Maiumlmonide Hilkhot
Teacutefila 12 12
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
155
ici aux traducteurs bien inspireacutes de la Septante Dans une œuvre agrave destination des peuples du
monde face au massacre des habitants de Sichem deacutejagrave deacutecrieacute par Jacob qui voit en lui une
menace contre sa famille1 il aurait eacuteteacute laquo normal raquo que sans alteacuterer le reacutecit des eacuteveacutenements
eux-mecircmes les traducteurs laquo effacent raquo la violence du jugement de Jacob Afin que comme
le souligne Rachi les gens ne disent pas laquo Vos pegraveres eacutetaient des meurtriers Car mecircme leur
pegravere teacutemoigne qursquoils ont tueacute un homme raquo Agrave mon sens donc ce jugement du Talmud reacutevegravele
davantage lrsquoeacutetat drsquoesprit des maicirctres du Talmud leur reacuteticence agrave laisser se propager des
paroles deacutepreacuteciatives agrave lrsquoencontre des personnages bibliques avec toutes les conseacutequences
morales et politiques qursquoon imagine qursquoune reacuteelle attention au texte grec de la Septante Si
notre interpreacutetation est pertinente les maicirctres du Talmud se sont plus ici agrave recircver drsquoune
traduction qui satisferait leur reacutepugnance agrave laisser exposer les laquo parties sensibles raquo du texte
Ce trait srsquoil est exact demeure dans la ligne que le Talmud precircte agrave la Septante de pratiquer agrave
bon escient et leacutegitimement une politique geacuteneacuterale drsquoeffacement des difficulteacutes textuelles
Mais la traduction laquo effaceacutee raquo voulue par le Talmud nrsquoest pas une pure fiction ou une contre
veacuteriteacute inventeacutee pour le besoin drsquoune Septante ideacuteale Gommer les aspeacuteriteacutes est une chose
profeacuterer un mensonge en est une autre Il vaut la peine de srsquoarrecircter sur ce point car il
comporte une forte leccedilon de litteacuteraliteacute et un bon repeacuterage du deacutefaut essentiel du preacutetendu
laquo sens obvie raquo Je nrsquoeacutevoquerai plus deacutesormais la version actuelle connue des Septante mais
uniquement le laquo jeu raquo litteacuteraire auquel se livre le Talmud dans la preacutetendue substitution drsquoun
eacutenonceacute agrave un autre
Ce qui compte est de repeacuterer drsquoabord que lrsquoheacutebreu dans sa litteacuteraliteacute nrsquoutilise aucun
pluriel
פ
Car dans leur colegravere ils ont assassineacute un homme et par leur volonteacute ils ont abattu un
taureau
Selon le Talmud agrave cet eacutenonceacute les traducteurs grecs auraient substitueacute un autre laquo car dans
leur colegravere ils tuegraverent des taureaux et dans leur passion arrachegraverent leur mangeoire raquo Le
singulier est devenu pluriel et la collusion des hommes et des taureaux libegraverent un membre de
phrase que les traducteurs complegravetent par une invention Rachi explique que la traduction
aurait volontairement confondu le violeur de Dina avec un taureau signifiant ainsi laquo qursquoil ne
1 Cf Genegravese 3430
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
156
valait pas mieux qursquoun animal raquo Cette remarque met en relief une probleacutematique speacutecifique
qui justifierait cette pseudo-traduction grecque pourtant manifestement tronqueacutee drsquoapregraves le
Talmud Il y a bien un effacement certes et du coup lrsquoinvention drsquoune assertion inexistante
pour conserver la symeacutetrie du verset Pourtant cette traduction ne serait pas arbitraire Car ce
verset est un distique Selon lrsquoexplication de Rachi sur le Talmud les traducteurs la Septante
auraient lu ce verset comme un distique reacutepeacutetitif Crsquoest-agrave-dire comme si les deux assertions
de Jacob devaient ecirctre combineacutees pour former une signification unique Elles nrsquoeacutenonceraient
pas deux faits distincts mais un seul consideacutereacute sous deux angles La forme symeacutetrique est en
effet une pratique courante de la poeacutetique biblique elle est particuliegraverement freacutequente dans
le livre Michleacute Or dans le texte heacutebreu chaque eacuteveacutenement est ici deacutecrit au singulier (un
homme un taureau) Chaque fait (tuer un homme abattre un taureau) peut eacutevoquer le mecircme
et unique eacuteveacutenement singulier Du point de vue de la stylistique biblique ce double eacutenonceacute
peut donc ecirctre reccedilu comme une assertion unique construite par symeacutetrie La pseudo-
traduction grecque envisageacutee par le Talmud srsquoinspire donc drsquoune lecture litteacuterale rigoureuse
qursquoelle geacuteneacuteralise agrave lrsquoensemble du massacre de Sichem Il est syntaxiquement possible de lire
dans le jugement de Jacob une assertion unique combinant deux eacuteleacutements seacutemantiques
comme le souligne Rachi lrsquohomme qui a violeacute la sœur de Simeacuteon et Leacutevi est un taureau En
drsquoautres termes du point de vue de la logique de lrsquoeacutenonceacute lrsquoeffacement du mot laquo homme raquo
dans le jugement de Jacob nrsquoest pas syntaxiquement inexact Il correspond (ou peut
correspondre) au propre jugement de Jacob Il est donc possible de consideacuterer que la
traduction laquo effaccedilante raquo que le Talmud precircte agrave la Septante et qursquoelle juge positive et bien
inspireacutee est aussi rigoureusement exacte Certes le besoin laquo imitatif raquo inheacuterent au paradigme
du traduire conduit les traducteurs agrave inseacuterer un eacutenonceacute nouveau forgeacute de toute piegravece
Manifestement cela ne deacuterange aucunement les maicirctres du Talmud Lrsquoessentiel reacuteside dans le
fait que la symeacutetrie du distique a effaceacute lrsquoun des termes qui revient eacutevidemment hanter
lrsquoensemble du distique puisque chacun connaicirct la scegravene agrave laquelle Jacob fait allusion mais
que le jugement paternel prend soin de raturer
Consideacuterons un instant le parcours que nous avons effectueacute des diffeacuterentes lectures de ce
verset biblique Il est apparu quatre versions dont il importe de dire degraves agrave preacutesent qursquoaucune
ne peut encore ecirctre qualifieacutee de traduction
Oui en leur narine ils ont tueacute un homme Par leur vouloir ils ont castreacute un taureau (Version
de Chouraqui)
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
157
Car dans leur colegravere ils tuegraverent des taureaux et dans leur passion arrachegraverent leur
mangeoire (Version grecque selon le Talmud)
Parce que dans leur colegravere ils ont tueacute des hommes et dans leur deacutesir ils ont mutileacute un
taureau (Version connue des Septante)
Car dans leur colegravere ils ont assassineacute un homme et par leur volonteacute ils ont abattu un taureau
(Version symeacutetrique repeacutereacutee par Rachi sur le Talmud)
En traduisant les mots - par laquo ils ont castreacute un taureau raquo ou laquo ils ont mutileacute un
taureau raquo Chouraqui et la version connue de la Septante distinguent deux actions le meurtre
drsquoun homme et la mutilation drsquoun taureau Du point de vue lexical ce choix de traduction est
leacutegitime1 Mais en conseacutequence ils reacutecusent la proposition talmudique drsquoassimiler les deux
membres de phrase et de les conjuguer en une seule action Eacutetant donneacute la polyseacutemie du verbe
il nrsquoy a aucun moyen de deacuteterminer quelle lecture est la bonne sauf agrave interroger
lrsquointention de Jacob qui a profeacutereacute ces mots Voulait-il parler de deux eacuteveacutenements ou drsquoun
seul La question est renforceacutee par le fait que dans la description de Genegravese 3425-29 il
nrsquoest question que du massacre des habitants de Sichem tandis qursquoil est dit explicitement que
le beacutetail loin drsquoavoir eacuteteacute laquo mutileacute raquo a fait partie du butin rapporteacute par les deux fregraveres Quoi
qursquoil en soit la traduction actuelle des Septante nrsquoest pas rigoureuse sur le plan syntaxique
Elle passe arbitrairement drsquoun pluriel (laquo des hommes raquo) agrave un singulier (laquo un taureau raquo) Et
dans lrsquoensemble mecircme dans la traduction de Chouraqui la signification du jugement de
Jacob reste tregraves incertaine On ne voit tout simplement pas ce qursquoil veut dire par cette formule
alambiqueacutee qui ne correspond mecircme pas agrave lrsquoeacuteveacutenement historique qursquoelle est senseacutee deacutecrire
puisqursquoil ajoute un massacre drsquoanimaux qui nrsquoa jamais eu lieu Il faudrait supposer qursquoil srsquoagit
drsquoune deacuteclamation poeacutetique impreacutecise concernant le massacre drsquoune ville entiegravere
Pourquoi srsquoecirctre livreacute agrave un exercice aussi eacutetrange et pointilleux demandera-t-on Parce que
cet exercice permet de mettre en lumiegravere les rapports complexes entre le litteacuteral et
lrsquoimaginaire Et crsquoest sur ce point qursquoil faut srsquoarrecircter pour comprendre la nature drsquoune lecture
litteacuterale Il est essentiel de repeacuterer lrsquoaxe autour duquel tournent ces divergences de traduction
Cet axe est la dimension logique et syntaxique du verset ou ce qui revient au mecircme
lrsquointention precircteacutee au locuteur La possibiliteacute de lecture ouverte par les maicirctres du Talmud
repose sur une approche syntaxique du verset Ils precirctent aux traducteurs grecs de lrsquoavoir lu
1 Rachi sur la Bible traduit le verbe en franccedilais meacutedieacuteval par laquo esjareter raquo (laquo couper les jarrets raquo) comme
dans Josueacute 116
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
158
comme un distique dont les eacuteleacutements seacutemantiques se complegravetent pour former un seul
eacuteveacutenement Mais le repeacuterage de la syntaxe du verset preacutesuppose que le lecteur ne reste pas
prisonnier de lrsquoopposition des laquo images raquo Or crsquoest presque toujours agrave cet endroit que le
litteacuteralisme achoppe et se permet des incertitudes parfois des absurditeacutes La confusion la plus
ordinaire qui est lrsquoerreur de lecture la plus fondamentale consiste agrave prendre le deacutefilement des
images projeteacutes par le texte comme le terrain primitif de tout eacutenonceacute En sorte que le sens
litteacuteral est systeacutematiquement absorbeacute par lrsquoimage ou la repreacutesentation que lrsquoeacutenonceacute produit
spontaneacutement dans lrsquoesprit du lecteur Crsquoest agrave ce genre drsquoeacutevidence imaginaire que tient le
caractegravere reacuteputeacute laquo incontournable raquo du sens preacutetendument laquo obvie raquo Et puisqursquoici deux
images distinctes se suivent la scegravene deacutecrite par Jacob devient naturellement le foyer de
plusieurs eacuteveacutenements Ainsi se constitue ce que drsquoaucuns prennent pour le sens litteacuteral Mais
qui nrsquoest qursquoune confusion Car crsquoest lrsquoimage que lrsquoon prend alors pour ainsi dire laquo au
mot raquo en faisant fi de toute question relative agrave la logique de lrsquoeacutenonceacute En conseacutequence
lrsquoassertion devient extrecircmement floue incertaine et incompreacutehensible (puisque lrsquoon sait que
Simeacuteon et Leacutevi se sont empareacutes du beacutetail et qursquoils ne lrsquoont donc pas mutileacutes) Pour que le
sens litteacuteral proprement dit apparaisse il faut au contraire deacutepasser la seacuterie drsquoimages qui se
forme spontaneacutement au contact du verset appuyeacutee par le souvenir du massacre des habitants
de Sichem exposeacute auparavant pour rejoindre le laquo dit raquo pur et simple de lrsquoeacutenonceacute Si le lecteur
ne laquo corrige raquo pas spontaneacutement la lettre du texte en lui substituant lrsquoimage drsquoune passion
furieuse arrachant tout sur son passage hommes et animaux srsquoil prend la lettre du texte telle
qursquoeffectivement elle srsquooffre agrave lui il doit interroger la forme et la nature du distique Il doit
demander selon quelle syntaxe il est construit Drsquoautant que le proceacutedeacute litteacuteraire supposeacute par
le Talmud est freacutequent dans la Bible lorsqursquoelle enveloppe son discours de poeacutesie1 Voilagrave ce
que la lettre du texte et le style litteacuteraire du Pentateuque disent agrave cet endroit Et voilagrave selon
lrsquoopinion du Talmud expliqueacutee par Rachi ce que les traducteurs en grec bien inspireacutes
auraient ducirc traduire Quant agrave la traduction actuellement reccedilue de la Septante elle nrsquoest pas du
tout de ce niveau En eacuteliminant complegravetement la singulariteacute seacutemantique et syntaxique de ces
deux membres de phrase qui jouent pourtant manifestement le rocircle drsquoallusion mysteacuterieuse
elle avoue son incompreacutehension2 Il ne srsquoagit pas drsquoune question mineure Il est tregraves freacutequent
de voir savants et traducteurs se laquo rabattre raquo sur ce qursquoils jugent ecirctre des lectures et des
1 Par exemple les deux cantiques de Moiumlse dans Exode 161-19 et Deuteacuteronome 321-43 2 Cela dit il nrsquoest pas impossible que lrsquoeacutetrangeteacute de la traduction reccedilue des Septante repose sur une sorte de
lecture midrachique dont on retrouve certains eacuteleacutements dans le commentaire de Rachi sur le Pentateuque Le laquo taureau raquo au singulier pourrait deacutesigner Joseph Jacob reprocherait deux choses agrave ses fils le massacre des habitants de Sichem et la tentative de meurtre sur Joseph
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
159
interpreacutetations laquo litteacuterales raquo pour la seule raison que le texte leur est incompreacutehensible Il
importe de souligner que cette soi-disant laquo traduction litteacuterale raquo nrsquoest qursquoune translation mot agrave
mot deacutepourvue de sens et drsquoautoriteacute Dire que laquo crsquoest ce qui est eacutecrit dans le texte heacutebreu raquo est
un pur mensonge Car dans le texte heacutebreu il est eacutecrit quelque chose de senseacute On ne dira
jamais assez agrave quel point ces soi-disant laquo litteacuteralistes raquo sont des ignorants et des imposteurs
En lrsquooccurrence dans le verset qui nous occupe la reacutepeacutetition du singulier et la forme du
distique qui sont les eacuteleacutements syntaxiques fondamentaux de ce verset doivent arrecircter
lrsquoattention drsquoun lecteur consciencieux
Une traduction provisoire de ce demi-verset le veacuterifie aiseacutement Car apregraves avoir repeacutereacute les
difficulteacutes et les diffeacuterents niveaux de lecture de lrsquoeacutenonceacute encore faut-il ecirctre capable de le
rendre en franccedilais Au niveau de la syntaxe on sait deux possibiliteacutes soit le distique expose
deux eacuteveacutenements soit il en expose un seul On ne peut pas traduire de la mecircme faccedilon lrsquoune ou
lrsquoautre possibiliteacute Si lrsquoon transcrit mot agrave mot lrsquoeacutenonceacute biblique il ne reste qursquoune symeacutetrie
litteacuteraire qui met en rapport deux eacuteveacutenements sans les identifier
Car dans leur colegravere ils ont assassineacute un homme et volontairement ils ont abattu un taureau
Le traducteur est dans lrsquoobligation de choisir Il ne peut faire semblant de respecter le mot
agrave mot en laissant lrsquoeacuteventuel lecteur libre de son choix Car en franccedilais pareil eacutenonceacute srsquoentend
comme la description de deux eacuteveacutenements distincts Pour faire ressortir lrsquouniteacute seacutemantique du
distique il faut modifier lrsquoordre des mots en fonction des exigences propres agrave la langue
drsquoaccueil En franccedilais la simple symeacutetrie ne produit aucune identification il faut une
apposition
Car dans leur colegravere ils ont assassineacute un homme un taureau qursquoils abattirent
volontairement
Consideacuterons encore un autre point On peut suspecter agrave bon droit que le Talmud aussi
srsquoenfonce dans lrsquoimaginaire en eacutevoquant une version grecque qui nrsquoexiste (peut-ecirctre) pas
Soupccedilon renforceacute par le fait on lrsquoa remarqueacute que le compliment qursquoil deacutecerne agrave la Septante agrave
cet endroit recoupe une attitude geacuteneacuterale envers la traduction Comme si lrsquoobsession de la
laquo bonne raquo traduction eacutetait tellement eacutevidente aux yeus du Talmud qursquoil nrsquoeacutetait mecircme plus
besoin de veacuterifier Comme si le reacuteel importait peu devant lrsquoenseignement comme si
lrsquoessentiel eacutetait de communiquer la bonne faccedilon de proceacuteder sous couverts de faits reacuteels ou
imaginaires Cela aussi est assez typique de la deacutemarche talmudique Et lrsquoon sait le problegraveme
geacuteneacuteral de lrsquointerpreacutetation des aggadot Du coup malgreacute certains eacuteleacutements mateacuteriellement
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
160
exacts il nrsquoest pas interdit de lire ce passage du Talmud comme une aggada mecirclant le reacuteel et
lrsquoimaginaire pour construire une batterie drsquoeacutenonceacutes tous coordonneacutes qui ne recoupe pas
neacutecessairement la mateacuterialiteacute des faits mais constitue une laquo theacuteorie raquo de la traduction du
Pentateuque en grec Car telle est effectivement la pratique courante du Talmud Et crsquoest
cette piste laquo theacuteorique raquo que nous nous sommes efforceacutes de suivre y compris plus haut dans
la premiegravere partie Touefois cet usage de lrsquoimaginaire nrsquoest pas le mecircme que le preacuteceacutedent
Car dans cette sorte de fiction talmudique le meacutelange de la reacutealiteacute et de lrsquoimaginaire sert agrave
exposer des problegravemes litteacuteraux ou si lrsquoon preacutefegravere des problegravemes de pure syntaxe Certes il
arrive que le Talmud construise de veacuteritables petits romans drsquoimagination Toutefois dans ce
passage si eacuteleacutement fictif il y a il ne srsquoagit pas du tout drsquoimages au sens propre mais
drsquoeacuteleacutements litteacuteraux dont la construction sert agrave recenser soit des difficulteacutes textuelles soit des
difficulteacutes psychologiques devant le texte et agrave fournir un modegravele pour les contourner
Lrsquoimagination est ici au service de la theacuteorie Crsquoest-agrave-dire en dernier ressort au service
drsquoune probleacutematique et de la logique qui en deacutecoule Bref il existe deux usages de
lrsquoimagination Lrsquoun repose sur lrsquoimmeacutediateteacute et lrsquohabitude et se prolonge par la
meacuteconnaissance de toute syntaxe il nrsquoest borneacute en geacuteneacuteral que par ce que le bon sens est
precirct agrave assumer comme reacuteel laquo Lire raquo un texte signifie alors assister passivement au deacutefileacute des
images comme si le spectacle cineacutematographique eacutetait depuis toujours la possibiliteacute
inheacuterente agrave ce rapport au texte et sa mise en œuvre la plus directe Lrsquoautre construit au
contraire un espace theacuteorique agrave partir de questions ou de problegravemes logiques et seacutemantiques
il nrsquoest jamais borneacute par le bon sens et lrsquoimaginaire sert de matrice intellectuelle ou morale
pour penser un objet Dans ce cas laquo lire raquo un eacutenonceacute signifie repeacuterer la ou les syntaxes qui le
constitue les construire fictivement repeacuterer le ou les niveaux seacutemantiques de lrsquoeacutenonceacute et
peser sur cette balance chaque choix drsquointerpreacutetation On verra plus loin combien cette
distinction est fondamentale pour comprendre lrsquooutil peacutedagogique majeur de Michleacute la
parabole ( )
Pour conclure cet exercice il faudrait mentionner encore les lectures proposeacutees par les
commentateurs de la Bible Mais la tacircche serait longue et fastidieuse Je rappellerai seulement
quelques eacuteleacutements qui recoupent les analyses preacuteceacutedentes Des deux eacuteleacutements syntaxiques
releveacutes preacuteceacutedemment (le singulier et la construction du distique) le commentaire de Rachi
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
161
sur le Pentateuque1 ne retient dans son analyse que le premier drsquoentre eux Il expose deux
lectures possibles du singulier lrsquoune au niveau du drach et lrsquoautre au niveau du pchat Dans la
premiegravere optique il suppose que lrsquousage du singulier est reacuteveacutelateur drsquoune penseacutee sous-
jacente
Il srsquoagit de Hamor et des habitants de Sichem qui tous reacuteunis nrsquoeacutetaient pas plus redoutables
que srsquoils nrsquoavaient eacuteteacute qursquoun seul homme Il est dit pareillement agrave Geacutedeacuteon laquo Tu battras les
Madianites comme un seul homme raquo (Juges 616)2
Srsquoil est question drsquoun homme au singulier dans ce verset crsquoest que la passion vengeresse
de Simeacuteon et Leacutevi eacutetait telle qursquoune ville nrsquoaurait pas pu srsquoopposer agrave eux davantage qursquoun seul
homme La seconde lecture suppose une autre sorte de penseacutee sous-jacente Non pas la penseacutee
de Jacob le locuteur mais celle de la langue Le singulier laquo un raquo homme ou laquo un raquo taureau
signifierait dans ce contexte que chacun fut tueacute pour lui-mecircme dans un acte de colegravere le
concernant en particulier Non pas un massacre perpeacutetreacute aveugleacutement dans la deacutemence mais
une seacuterie de meurtres volontaires dans laquelle chaque victime fut jugeacutee et tueacutee pour elle-
mecircme
Quant au pchat lorsqursquoon a affaire agrave beaucoup drsquohommes on eacutevoque laquo un raquo homme au
singulier lorsque chacun drsquoeux est consideacutereacute seacutepareacutement Dans leur colegravere ils ont tueacute
laquo chaque raquo homme contre lequel ils eacutetaient irriteacutes etc
Ces deux lectures lrsquoune dite laquo midrachique raquo et lrsquoautre dite laquo contextuelle raquo sont
divergentes et exclusives Dans le premier cas Simeacuteon et Leacutevi auraient massacreacute tous les
habitants de Sichem comme un seul homme parce qursquoils nrsquoavaient guegravere plus de force agrave eux-
tous qursquoune seul ennemi Seule la ville entiegravere est prise en consideacuteration lrsquoimplication
personnelle de chacun de ses habitants importe peu Dans cette perspective le verset met en
avant la force des deux fregraveres neacutee de leur la colegravere passionneacutee et en mecircme temps il leur
reproche drsquoavoir massacreacute indistinctement tous les habitants de la ville sans srsquoinquieacuteter si
certains eacutetaient innocents du crime reprocheacute au fils de Hamor Selon lrsquoautre lecture non pas
midrachique mais contextuelle Simeacuteon et Leacutevi auraient assassineacute chaque habitant
individuellement parce qursquoils avaient un compte personnel et priveacute agrave reacutegler avec lui Le fait
que la ville entiegravere fucirct ainsi deacutecimeacutee nrsquoest qursquoune conseacutequence non neacutecessaire Quelle que soit
1 Le commentaire de Rachi sur le Pentateuque est indeacutependant de son commentaire sur le Talmud
Lrsquoexplication de Rachi mentionneacutee plus haut porte sur lrsquoeacutenonceacute du Talmud et la faccedilon dont ce dernier comprend le verset Tandis que le commentaire de Rachi sur la Bible est redevable agrave ses propres choix de lecture et drsquointerpreacutetation
2 Cf Midrach Beacutereacutechith Raba 99 6 Quant au laquo taureau raquo il deacutesignerait Joseph que son pegravere surnomme ainsi cf Deuteacuteronome 3317
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
162
la lecture choisie lrsquointerpreacutetation requiert une analyse de lrsquousage du singulier dans ce
contexte Qursquoelle soit contextuelle ou midrachique une lecture conseacutequente des versets
bibliques repose donc sur leur facture logique En derniegravere instance le drach nrsquoest pas moins
laquo litteacuteral raquo que le pchat au sens ougrave il ne repose pas moins sur une attention preacutecise agrave la
laquo lettre raquo du texte1
POEacuteT)QUE DE M ICHLEacute Comme de nombreux Eacutecrits (Job Psaume Eccleacutesiaste Cantique) le distique est lrsquoeacuteleacutement
structurel majeur du discours poeacutetique de Michleacute Ce modegravele rheacutetorique est parfois eacutetendu
jusqursquoagrave lrsquoeacutecriture reproduisant la disposition graphique du Cantique de Moiumlse (Deuteacuteronome
321-43) Les deux stiques sont alors seacutepareacutes par un espace central blanc et presque chaque
distique commence sur une ligne nouvelle Pour Michleacute crsquoest le cas par exemple dans le
Codex drsquoAlep appeleacute aussi Ketecircr Aram Tsova2 Voici un exemple drsquoeacutecriture des versets tireacute
du chapitre 1 ougrave la marque laquo mateacuterielle raquo des distiques affecte mecircme ceux qui nrsquoen sont pas
Les trois premiers versets citeacutes sont des distiques ainsi que les quatre derniers mais pas le
quatriegraveme ni le cinquiegraveme (versets 10 et 11) ce qui ne les empecircche pas drsquoecirctre disposeacutes sous la
forme dite du laquo chant raquo
)(
)( מ-
)(
)( - -
)( -
פ
)(
)( - 1 Le laquo taureau raquo est agrave ses yeux une allusion agrave Joseph surnommeacute ainsi par Moiumlse en Deuteacuteronome 3317 La
question de la construction du distique est reprise par Radak dans on commentaire sur ce verset de la Genegravese et dans le Seacutefer Ha-chorachim ( opcit p 378) Jrsquoai signaleacute qursquoOnkelos ne lit pas ici chor (avec un lsquoHolem) mais chour (avec un Koubouts) Du coup il traduit par laquo muraille raquo Lrsquoensemble du distique eacutevoquerait donc la ville de Sichem habitants et murs compris
2 Le plus ancien manuscrit connu de la Bible reacutedigeacute entre 910 et 930 il semble que ce manuscrit ait servi de base agrave Maiumlmonide pour la division des parachiot et pour lrsquoeacutecriture de son propre exemplaire de la Torah (Cf Hilkhot Teacutefiliumln etc 84)
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
163
פ ) (
)( - 1
Agrave certaines exceptions pregraves dont on voit un exemple ici et aussi les rares versets servant
de titre la grande majoriteacute des eacutenonceacutes de Michleacute sont construit de deux stiques se reacutepondant
soit par reacutepeacutetition soit par opposition Exemple de reacutepeacutetition
Mon fils eacutecoute la leccedilon de ton pegravere et ne deacutelaisse pas lenseignement de ta megravere car ils
sont une couronne de gracircce pour ta tecircte et des perles pour ton cou (18-9)
Celle-ci peut se deacuteployer sur deux versets formant des distiques doubles
La sagesse proclame au-dehors dans les rues elle fait entendre sa voix elle appelle agrave
lrsquoentreacutee des lieux publics et porte ses dires au seuil des portes des villes (120-21)
Exemple drsquoopposition
Les treacutesors de lrsquoiniquiteacute ne servent agrave rien seule la chariteacute sauvera de la mort (102)
Elles forment parfois des seacuteries
Ne retiens pas un bienfait de son proprieacutetaire alors que tu as moyen de lrsquoaider Ne dis pas agrave
ton semblable Va-ten reviens demain et je te donnerai alors que tu peux le faire
maintenant Ne trame pas le mal contre ton semblable alors quil est confiant agrave ton eacutegard
Ne te querelle pas sans motif avec qui ne ta point causeacute de mal (327-30)
Selon le classement de Fontanier2 la plupart des figures et des tours litteacuteraires
caracteacuteristiques de la langue de Michleacute appartiennent agrave la cateacutegorie des laquo figures de style par
rapprochement raquo Fontanier ne compte pas parmi elles la Reacutepeacutetition parce qursquoelle est trop
eacutevidente Mais parmi les diffeacuterentes figures qursquoil integravegre dans cette cateacutegorie il en est quatre
autres qui ne sont pas moins dominantes dans notre livre la Comparaison lrsquoAntithegravese la
Reacuteversion et lrsquoEnthymeacutemisme3 La Comparaison est sans doute le style le plus deacuteterminant
du livre quant au contenu de son enseignement Car elle fournit la base de toute forme de
parabole comme cela se confirmera plus loin Mais crsquoest aussi une figure de style en tant que
telle extrecircmement freacutequente
1 Reproduit drsquoapregraves lrsquoeacutedition de M Brauer Mossad Harav Kook 1989 Crsquoest lrsquoeacutedition qui nous sert de
reacutefeacuterence mais nous nrsquoavons pas reproduit cette disposition (voir la notice de la traduction plus loin) Lrsquoeacutedition de la British and Foreign Bible Society obeacuteit au mecircme modegravele mais preacutesente une diposition un peu diffeacuterente des distiques qui ne brise jamais la lineacuteariteacute des versets contrairement ici par exemple au verset 11 La Biblia Hebraica Stuttgartensia fondeacutee sur le codex de Leningrad nrsquointroduit pas drsquoespace blanc mais conserve le passage agrave la ligne systeacutematique pour chaque nouveau verset Les eacuteditions heacutebraiumlques courantes (par exemple lrsquoeacutedition Koren) ne tiennent aucun compte de lrsquoeacutecriture des distiques ni de la disposition du laquo chant raquo
2 Cf Les figures du discours op cit p 377 sq 3 La Parenthegravese et lrsquoEacutepiphonegraveme ne sont pas pertinents pour Michleacute
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
164
Jusquagrave ce quune flegraveche lui perce le foie comme loiseau se pressant vers la nasse ignorant
quil en va de sa vie (723)
Tel le passage drsquoun ouragan deacutejagrave lrsquoinique a disparu alors que le fondement du juste est
eacuteternel Du vinaigre sur les dents et de la fumeacutee dans les yeux tel est le paresseux pour ses
mandataires (1025-26)
Nombre de ces comparaisons sont implicites les conjonctions (traduites par laquo comme raquo
laquo tel raquo laquo ainsi que raquo) sont passeacutees sous silence et la comparaison est alors litteacuteralement
inteacutegreacutee agrave lrsquoeacutenonceacute comme au style direct
Le pain du mensonge est doux aux hommes mais leur bouche est ensuite pleine de gravier
(2017)
Ce qui veut dire que laquo tout comme le pain est doux aux hommes ainsi le mensonge mais
cette douceur ne dure pas et les conseacutequences du mensonge se reacutevegravelent ensuite aussi peacutenible agrave
supporter que de macirccher des graviers raquo La bouche sert de pivot agrave lrsquoensemble du distique
gracircce agrave son rocircle majeur agrave la fois dans la production drsquoune parole et dans la formation du goucirct
De ce fait laquo bouche raquo laquo legravevres raquo et laquo palais raquo occupent une place centrale dans le vocabulaire
et lrsquoimaginaire du livre Ces comparaisons laquo inteacutegreacutees raquo au style direct sont caracteacuteristiques
du reacutegime litteacuteraire de Michleacute et constituent souvent une premiegravere eacutepreuve pour le lecteur
habitueacute agrave la syntaxe simplifieacutee de la prose contemporaine Les phrases ainsi constitueacutees sont
complexes au niveau seacutemantique parfois deacuteroutantes et elles produisent une poeacutetique
singuliegravere caracteacuteristique des eacutecrits attribueacutes au roi Salomon1
Cest par la sagaciteacute que se bacirctit une demeure et cest par la perspicaciteacute quelle se fonde
Cest par la reacuteflexion que les appartements se remplissent de tout bien de valeur et
dagreacutement (243-4)
Ses voies [ie celles de la sagesse] sont des chemins de plaisance et toutes ses faccedilons
respirent la paix Elle est un arbre de vie pour ceux qui sen saisissent et le guide de ceux
qui la soutiennent (317-18)
LrsquoAntithegravese est lrsquoopposition dont nous parlions La Reacuteversion dit Fontanier laquo fait revenir
sur eux-mecircmes avec un sens diffeacuterent et souvent contraire tous les mots ou au moins les
1 Sur ce point je renvoie agrave lrsquointroduction de Meiumlri traduite plus loin dans la partie laquo Eacutetudes et
Approfondissements raquo
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
165
plus essentiels drsquoune proposition On peut la regarder comme une espegravece particuliegravere de
lrsquoAntithegravese raquo1
Ne corrige pas le cynique il te haiumlrait corrige le sage et il trsquoaimera (98)
Et sur plusieurs versets
[La sagesse proclame ] Que le naiumlf se tourne par ici Agrave qui est deacutenueacute de cœur elle dit
Venez vous nourrir de mon pain et boire le vin que jrsquoai tireacute (hellip) [La femme sotte deacuteclare ]
Que le naiumlf se tourne par ici Agrave qui est deacutenueacute de cœur elle dit Les eaux voleacutees sont
deacutelicieuses le pain des secrets est voluptueux (94-5 et 16-17)
LrsquoEnthymeacutemisme laquo consiste dans un rapprochement vif et rapide de deux propositions ou
de deux termes drsquoougrave reacutesulte dans lrsquoesprit une conseacutequence vive et frappante etc2 raquo Crsquoest
lrsquoun des traits majeurs de la poeacutetique de Michleacute et les exemples pullulent
Avec leffronteacute vient lrsquoinfamie avec les pudiques la sagaciteacute (112)
Le parler veacuterace deacuteclare le droit le teacutemoignage mensonger est manigance (1217)
Le sacrifice des iniques est un deacutegoucirct pour Dieu la priegravere des droits est son deacutesir (158)
Le tombeau et la perdition sont en face de Dieu et plus encore le cœur des hommes (1511)
Agrave lhumaniteacute les cogitations du cœur de Dieu le dire de la langue (161)
Quand le roi siegravege sur le trocircne de la justice son regard disperse tout mal (208)
Lrsquoart des rapprochements dans son ensemble incluant Reacutepeacutetition Antithegravese Reacuteversion et
Enthymeacutemisme est le proceacutedeacute le plus manifeste de la poeacutetique de Michleacute Combineacute agrave lrsquousage
presque systeacutematique du distique il produit une rheacutetorique audacieuse et forte qui laquo saisit raquo
lrsquoesprit du lecteur et laquo lrsquoentraicircne drsquoune maniegravere victorieuse raquo3 Une expression tregraves travailleacutee
faite pour marquer lrsquoesprit et le forcer agrave meacutediter explore les champs ordinaires de
lrsquoexpeacuterience humaine pour y introduire intelligence et reacuteflexion Selon les passages chaque
verset ou chaque strophe creacutee une probleacutematique particuliegravere structureacutee par une terminologie
preacutecise Ainsi est revisiteacute tout le contenu ou presque des autres livres bibliques en particulier
les eacutecrits propheacutetiques et les Psaumes de David touchant le bien et le mal la justice et
lrsquoiniquiteacute la sagaciteacute et la sottise la crainte de Dieu la vaniteacute et lrsquohumiliteacute la penseacutee et lrsquoacte
le deacutesir etc Cet indice reacuteflexif meacuteditatif est la marque de Michleacute aucun autre eacutecrit biblique
1 Cf Les figures du discours op cit p 381 2 Cf ibid p 382-383 3 Cf P Fontanier Les figures du discours op cit p 383
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
166
y compris lrsquoEccleacutesiaste qui lui ressemble par bien des traits mais dont la deacutemarche est plus
meacutetaphysique nrsquoest agrave ce point deacutedieacute agrave lrsquointelligence de lrsquoexpeacuterience humaine ordinaire Loin
drsquoy ecirctre critiqueacutee lrsquoexistence est ainsi poeacutetiseacutee et probleacutematiseacutee dans un mecircme geste discursif
On trouvera sans doute eacutetrange aujourdrsquohui notre appel agrave la terminologie deacutesuegravete de la
rheacutetorique classique Depuis le travail de Robert Lowth en 1753 (De Sacra Poesi Hebraeligorum
Praeliglectiones Academicaelig) les eacutetudes sur la rheacutetorique seacutemitique se sont deacuteveloppeacutees dans une
direction plus abstraite davantage linguistique que rheacutetorique Distiques et figures de
rapprochement ont ceacutedeacute la place au laquo paralleacutelisme des membres raquo Crsquoest un schegraveme
linguistique plus geacuteneacuteral qui inclut aussi les tristiques et les quadristiques Lrsquoavantage du
terme laquo paralleacutelisme raquo est qursquoil permet drsquoexprimer la relation eacutetroite mais flexible entre les
segments dun verset ou entre plusieurs versets voire entre des paragraphes entiers Les trois
types geacuteneacuteraux de paralleacutelisme sont le paralleacutelisme synonymique le paralleacutelisme antitheacutetique
et le paralleacutelisme syntheacutetique1 Pour les deux premiers nul ne srsquoeacutetonnera de retrouver les
cateacutegories classiques de la Reacutepeacutetition et de lrsquoAntithegravese Cependant deux eacuteleacutements nous ont
retenus de recourir agrave ce genre drsquoanalyse Drsquoune part du point de vue meacutethodologique plus les
concepts utiliseacutes sont geacuteneacuteraux et abstraits plus leur extension est grande et plus leur valeur
explicative diminue Agrave force drsquoinclure ce mode drsquoanalyse perd rigueur et preacutecision Je ne
discuterai pas ici des tentatives pour envelopper sous ce schegraveme des paragraphes entiers en
leur precirctant un paralleacutelisme seacutemantique Chacun je crois reconnaicirct les limites de ces
geacuteneacuteraliteacutes Crsquoest plutocirct la faccedilon dont le sujet est abordeacute qui pose en soi problegraveme
La structure linguistique de base de Pr est le paralleacutelisme des membres et ceci quel que soit
le genre litteacuteraire mobiliseacute Il srsquoagit drsquoune structure binaire qui se deacutefinit come la
juxtaposition de deux lignes (ou plus) entretenant un rapport de correspondance celui-ci
pouvant ecirctre drsquoanalogie de contraste de progression ou autre2
Il nrsquoest ni indiffeacuterent ni accidentel que ce reacutesumeacute ignore la diffeacuterence entre une ligne qui
ne signifie rien seacutemantiquement ni syntaxiquement et une phrase un verset ou un stique On
a deacutejagrave fait remarquer que les modaliteacutes selon lesquelles le texte eacutecrit de Michleacute est disposeacute sur
la page sont diverses et qursquoelles nrsquoengagent pas neacutecessairement une interpreacutetation du
contenu Les lignes ne peuvent entretenir un rapport de correspondance que dans une pure vue
1 Cf A Buehlmann Introduction agrave lAncien Testament op cit p 514 2 Cf ibid p 512
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
167
de lrsquoesprit1 La rigueur impose de fonder le repeacuterage des correspondances sur des uniteacutes
syntaxiques ou seacutemantiques ou encore sur la plus petite uniteacute rheacutetorique dans Michleacute qui est
le stique Mais il ne revient pas au mecircme drsquoeacutetablir des parallegraveles entre des uniteacutes syntaxiques
seacutemantiques ou rheacutetoriques On ne poursuit pas le mecircme but et on nrsquoutilise pas les mecircmes
critegraveres dans les trois cas Soit les versets deacutejagrave citeacutes du chapitre 1
)( מ-
)(
Les locutions et sont des uniteacutes syntaxiques or elles ne sont pas
parallegraveles En revanche et מ sont des parallegraveles syntaxiques et seacutemantiques
De mecircme la structure syntaxique verbe+compleacutement de chaque stique est parallegravele agrave lrsquoautre
Ce qui constitue cette fois un parallegravele rheacutetorique Dans le second verset citeacute la conjonction
nrsquoa aucun parallegravele Tout comme les uniteacutes syntaxiques intrinsegraveques agrave chaque stique (
et ) Les termes et sont des parallegraveles seacutemantiques et les deux stiques
se font eacutecho enfin seacutemantiquement mais non syntaxiquement En fait dans les deux versets
on constate qursquoil nrsquoexiste pas de parallegravele agrave lrsquointeacuterieur de chaque stique ce qui est assez
naturel Et que les parallegraveles seacutemantiques ou syntaxiques ne commencent qursquoentre les deux
stiques du verset Par ougrave lrsquoon retrouve absolument agrave la fois la forme du distique et la figure de
la Reacutepeacutetition de la rheacutetorique classique Car en reacutealiteacute le paralleacutelisme linguistique ne fait sens
du point de vue litteacuteraire que lorsqursquoil recoupe parfaitement une figure de rheacutetorique ou qursquoil
en produit une version nouvelle Hors de ces figures et de leurs variantes son formalisme ne
signifie rien En conseacutequence degraves que la forme du distique srsquoefface les parallegraveles
disparaissent avec elle Crsquoest le cas des versets qui suivent
)( - -
)( -
פ
Agrave moins de consideacuterer que la reacutepeacutetition phoneacutetique des soit un parallegravele mais dans ce
cas il faudrait tenir aussi lrsquoannuaire teacuteleacutephonique pour une œuvre de rheacutetorique seacutemitique
En reacutealiteacute les critegraveres de la rheacutetorique classique sont plus preacutecis Parler de laquo juxtaposition de
1 En fait la disposition mateacuterielle du texte adopteacutee par A Buehlmann dans tous les exemples qursquoil donne (p
514) est celle retenue par David-Marc drsquoHamonville dans sa traduction de La Bible drsquoAlexandrie Les Proverbes Elle ne correspond agrave aucune eacutedition heacutebraiumlque Mecircme si la traduction drsquoA Buehlmann est effectueacutee agrave partir de lrsquoheacutebreu crsquoest seulement dans la version franccedilaise de la Septante que les stiques de Michleacute sont disposeacutes sur des lignes distinctes
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
168
deux lignes (ou plus) entretenant un rapport de correspondance raquo est un symptocircme de la
confusion que produit lrsquousage de concepts trop geacuteneacuteraux La rheacutetorique de Fontanier eacutetait
moins ambitieuse mais permettait un repeacuterage plus sucircr
Lrsquoautre eacuteleacutement qui invite agrave se deacutetourner de cette nomenclature crsquoest le regroupement
heacuteteacuteroclite de la troisiegraveme cateacutegorie le paralleacutelisme syntheacutetique Car sous ce genre on inclut
finalement tout ce qui ne peut entrer dans les deux premiers Lagrave encore les figures de la
rheacutetorique classique sont plus preacutecises mieux distingueacutees et permettent une meilleure
compreacutehension des meacutecanismes rheacutetoriques du livre Jrsquoen veux pour preuve le verset qursquoA
Buehlmann cite comme paradigme de paralleacutelisme syntheacutetique
Il nrsquoy a ni sagesse ni intelligence
Ni reacuteflexion vis-agrave-vis de Yhwh (2130)
Cette disposition mateacuterielle en deux lignes est inventeacutee et mecircme si une eacutedition heacutebraiumlque
en teacutemoignait elle ne signifierait rien du tout1 Or dans ce verset A Buehlmann voit une
laquo forme similaire de construction [ie similaire au paralleacutelisme synonymique et antitheacutetique]
mais sans rapport drsquoeacutequivalence ni drsquoopposition raquo Puisqursquoil nrsquoy a ni eacutequivalence ni
opposition de quel ordre est ce laquo parallegravele raquo On est bien en peine de le savoir Lrsquoanalyse
structurale invite agrave diviser le texte en uniteacutes syntaxiques ou seacutemantiques minimales et agrave
observer leurs combinaisons Si lrsquoon soutient que laquo la structure linguistique de base de Pr est
le paralleacutelisme des membres raquo on srsquoengage agrave trouver partout des applications de structures
parallegraveles Par exemple en cas de paralleacutelisme synonymique la structure AB AB ou avec
trois membres ABC ABC Voici un exemple deacutejagrave citeacute avec quatre membres
La sagesse proclame au-dehors dans les rues elle fait entendre sa voix elle appelle agrave lrsquoentreacutee
des lieux publics et porte ses dires au seuil des portes des villes (120-21)
Le mecircme principe srsquoapplique agrave lrsquoAntithegravese ou laquo paralleacutelisme antitheacutetique raquo AB -A-B et
avec trois membres ABC -A-B-C On peut construire des variantes inteacuteressantes de
Reacutepeacutetition et drsquoAntithegravese avec des modegraveles plus complexes ABC eacuteleacutement centre CBA
ABC CBA ABBA etc Mais toutes ces formes aussi pertinentes soient-elles ne font
que confirmer les cateacutegories de la rheacutetorique classique en speacutecifiant et en deacutetaillant les
modegraveles linguistiques qui les veacuterifient Tandis que la troisiegraveme sorte de parallegravele le
1 Dans le Codex drsquoAlep (Ketecircr Aram Tsova) reproduit par M Brauer la disposition est la suivante
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
169
laquo paralleacutelisme syntheacutetique raquo ne correspond agrave aucune cateacutegorie rheacutetorique deacutetermineacutee Du
coup elle fonctionne agrave vide Lrsquoexemple retenu par A Buehlmann montre nettement les
limites de la meacutethode lorsqursquoon preacutetend lrsquoinstituer agrave priori indeacutependamment des formes
rheacutetoriques connues ou discernables La simple veacuteriteacute est qursquoil nrsquoy aucune sorte de similitude
ni aucun parallegravele entre les deux membres du verset citeacute Sa structure linguistique (agrave la fois
syntaxique et seacutemantique) est de lrsquoordre AAA B Elle est construite preacuteciseacutement pour
rompre une chaicircne signifiante en placcedilant le terme final en excegraves et en exergue Mieux encore
sur le plan seacutemantique le sens de lrsquoeacutenonceacute est de manifester lrsquoabsence de parallegravele entre Dieu
et la sagesse des hommes pour reacutecuser la possibiliteacute que les hommes puissent laquo juger raquo
lrsquoœuvre ou lrsquoattitude de Dieu Tel est le sens litteacuteral de la sentence Elle reacutecuse la structure
linguistique des parallegraveles agrave tous les niveaux Et il nrsquoest pas indiffeacuterent que preacuteciseacutement dans
ces endroits lorsqursquoun eacutenonceacute est placeacute en excegraves le distique disparaicirct Certes dans le texte
heacutebreu la preacutesence drsquoune ordonnance disjonctive (Etnarsquohta) sous le terme traduit ici par
laquo intelligence raquo ( ) implique une ceacutesure de la phrase Elle se lit donc en deux parties
Mais les pauses de lecture nrsquoont pas en heacutebreu de valeur syntaxique et encore moins
seacutemantique On a deacutejagrave longuement discuteacute de cette question plus haut Mais ici en outre le
symbole Etnarsquohta nrsquoa pas la mecircme force disjonctive dans Michleacute que dans les autres livres
bibliques1 En reacutealiteacute la structure syntaxique et seacutemantique du verset conduit agrave une figure de
rheacutetorique particuliegravere fondeacutee sur lrsquoopposition de lrsquoexpression finale autour de laquelle se
reconstruit tout le verset
Il nest ni sagaciteacute ni perspicaciteacute ni conseil contre Dieu2
Cette forme rheacutetorique nrsquoa pas de vraie correspondance avec les figures de Fontanier bien
qursquoelle soit marqueacutee par un balancement propre agrave lrsquoAntithegravese Quoi qursquoil en soit le fait qursquoil
ne srsquoagisse pas drsquoun distique efface tous les paralleacutelismes possibles Il ne reste que
lrsquoassonance (laquo ni raquohellip laquo ni raquo) pesant de tout son poids sur lrsquoexpression finale et reconstruite
ensuite seacutemantiquement par elle Achevons-lagrave le deacutebat et poursuivons lrsquoexamen du style agrave
partir des cateacutegories de la rheacutetorique classique
La poeacutetique de Michleacute ne se reacutesume pas uniquement agrave lrsquousage systeacutematique du distique et
agrave la pluraliteacute des figures de style qui lui sont associeacutees Les deux autres traits dominants sont
lrsquoellipse et la meacutetaphore La comparaison inteacutegreacutee est deacutejagrave une forme drsquoellipse Ces deux
1 Ce point est discuteacute plus loin dans la Notice qui accompagne la traduction 2 Nous citons cette fois drsquoapregraves notre propre traduction
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
170
nouveaux eacuteleacutements entravent partiellement la compreacutehension de certains eacutenonceacutes du livre les
plongeant pour ainsi dire dans une peacutenombre permanente Autant la structure du distique est
rigoureuse et une fois habitueacute agrave ses usages entraicircne une faciliteacute drsquointerpreacutetation autant
lrsquoellipse et la meacutetaphore sont corrosifs sur le plan seacutemantique multipliant les failles et les
beacuteances du discours au point qursquoil devient eacutenigmatique Lrsquoellipse affecte la syntaxe il arrive
que la faille produite par les sous-entendus ne puisse ecirctre combleacute qursquoau prix de nombreux
tours et deacutetours drsquointerpreacutetation Soit par exemple les mots - (1121) Jrsquoai
traduit ce stique
Dune main agrave lautre le mal nrsquoest pas absous (1121)
Cette traduction implique la preacutesence drsquoeacuteleacutements sous-entendus agrave mon sens lrsquoimage drsquoune
laquo piegravece de monnaie raquo circulant de main en main Le stique signifie que le mal ne change pas
de nature en passant dune main agrave lautre en devenant laquo monnaie courante raquo reconnue et
admise de tous Crsquoest une interpreacutetation personnelle Selon Saadia Gaocircn Ramak et Meiumlri
lexpression exprime limmeacutediateteacute en dautres termes le chacirctiment du mal ne saurait
tarder Crsquoest le choix des traducteurs de la Bible de Jeacuterusalem
En un tour de main le meacutechant ne restera pas impuni
Je discute cette lecture dans les notes compleacutementaires qui accompagnent la traduction
Voici quelques autres exemples de traductions connues de ce verset mais qui me paraissent
assez arbitraire
Haut la main Le meacutechant ne reste pas impuni (Bible du Rabbinat)
En aucun cas le mauvais ne sera tenu pour innocent (Nouvelle Bible Segond)
En fin de compte le meacutechant ne restera pas impuni (TOB)
Lrsquoellipse deacutecoule de la concision du style qui confine agrave lrsquoabstraction et entraicircne
lrsquoindistinction du reacutefeacuterent Il devient alors difficile de savoir laquo de quoi raquo le texte parle Cela
nrsquoentrave pas toujours lrsquoopeacuteration de traduction Mais que ce soit en heacutebreu ou en franccedilais le
lecteur doit savoir agrave qui ou agrave quoi srsquoappliquent les sentences de Michleacute Soit le verset suivant
(424)
מ מ פ
Deacutebarrasse-toi de la bouche insidieuse et eacuteloigne de toi la fourberie des legravevres
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
171
En franccedilais comme en heacutebreu ce distique a deux interpreacutetations possibles selon que lrsquoon
applique les syntagmes nominaux et soit agrave des mœurs soit agrave des gens פ
Dans le premier cas il srsquoagit drsquoune instruction morale sommant le lecteur de corriger ses
mœurs et son caractegravere Crsquoest lrsquointerpreacutetation courante et moralisante de Michleacute Elle est
pertinente mais elle nrsquoest pas exclusive Dans le second cas les deux syntagmes nominaux
et impliquent un sujet sous-entendu laquo les autres hommes raquo En ce sens פ
le distique est un avertissement de nature laquo politique raquo il invite agrave la prudence Crsquoest une
incitation agrave se proteacuteger des gens malhonnecirctes qui nrsquoattendent qursquoune occasion pour faire agrave
autrui mauvaise reacuteputation Le distique signifie alors Tiens-toi agrave leacutecart de ce qui pourrait
susciter contre toi des paroles insidieuses et la fourberie Crsquoest linterpreacutetation de Rachi qui
explique laquo Ne fais pas une chose qui attirerait sur toi la meacutedisance raquo Le distique eacutenonce une
regravegle de prudence qui est lrsquoideacuteal de sagesse caracteacuteristique de lrsquoantiquiteacute (phroneacutesis des Grecs
et prudentia des Latins) deacutetermineacutee uniquement par la feacuterociteacute de la compeacutetition entre les
hommes et indeacutependante de toute morale Or crsquoest preacuteciseacutement lrsquousage que fait le Talmud de
cette formule dans Yeacutevamot 24 b Une lecture rigoureuse de Michleacute en quelque langue que ce
soit requiert donc une attention soutenue agrave la proprieacuteteacute souvent elliptique drsquoune langue
abstraite constitueacutee de substantifs ou de syntagmes nominaux tregraves marqueacutes seacutemantiquement
et qui masque souvent le reacutefeacuterent auquel ces termes srsquoappliquent Bien des lectures
moralisantes proviennent drsquoun manque drsquoattention agrave ce problegraveme Agrave ce titre la traduction du
Rabbinat est fausse et paresseuse
Eacutecarte de ta bouche toute parole tortueuse eacuteloigne de tes legravevres tout langage pervers
Elle nrsquoest pas rigoureuse sur le plan syntaxique car il nrsquoest pas dit laquo eacutecarte de ta bouche
etc raquo mais laquo eacutecarte de toi la bouche etc raquo Du coup elle fausse ainsi lrsquoassignation des
termes et rend impossible une lecture autre que moralisante1
Lrsquousage direct (inteacutegreacute) de la meacutetaphore est un autre eacuteleacutement drsquoobscuriteacute Lrsquoattention agrave la
syntaxe et aux sous-entendus toujours possibles ne suffisent pas Que deacutesignent par exemple
le laquo cœur raquo la laquo vie raquo la laquo malheur raquo la laquo maison raquo lrsquo laquo arbre raquo le laquo pays raquo etc dont les
emplois sont si freacutequents dans le texte Lorsqursquoen outre la meacutetaphore est prise dans un
eacutenonceacute elliptique le champ des interpreacutetations devient si vaste et si peu structureacute que leur
nombre croicirct de faccedilon exponentielle Crsquoest le cas par exemple du verset 423 1 Mecircme observation pour la Nouvelle Bible Segond laquo Ecarte de ta bouche le langage tortueux eacuteloigne de
tes legravevres les discours sinueux raquo En revanche la syntaxe est mieux respecteacutee dans la TOB et la Bible de Jeacuterusalem
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
172
1מ
Ce verset offre beaucoup de possibiliteacutes de lectures qui deacutependent de trois choses (1)
faut-il traduire par laquo plus que tout raquo ou par laquo de tout raquo (2) le sens du mot et (3)
lobjet deacutesigneacute par mot laquo cœur raquo La plupart des commentateurs considegraverent que le mot
provient de la racine (laquo garder raquo) Ramak et Rachi comprennent le verset en reacutefeacuterence aux
commandements de la Torah
Preacuteserve ton cœur de tout ce dont la Torah te commande de te garder car de la Torah
provient la vie
Selon cette lecture le cœur deacutesigne le deacutesir et la concupiscence et les interdits de la Torah
sont qualifieacutes de laquo source de vie raquo puisqursquoils aident agrave srsquoen proteacuteger et agrave construire une
existence reacuteguleacutee et ordonneacutee Meiumlri en revanche voit dans le mot laquo cœur raquo une allusion agrave
lintellect Cela le conduit agrave proposer deux interpreacutetations La premiegravere est la moins novatrice
Preacuteserve la rectitude de ton intellect plus que toute autre chose que tu gardes preacutecieusement
etc
Seconde interpreacutetation le mot deacuteriverait de (chemarim) laquo levure ferment raquo
la fermentation eacutetant un processus de pourrissement cela le conduit agrave traduire
Preacuteserve ton intellect de toute corruption car crsquoest de lui que provient la vie
Dans tous les cas de figure la signification du mot laquo vie raquo reste fonciegraverement obscure
srsquoagit-il de la vie terrestre soumise agrave la menace drsquoun chacirctiment divin Srsquoagit-il de la vie
future Srsquoagit-il de la force vitale propre agrave chacun ou encore de son conatus ou de son deacutesir
vrai Srsquoagit-il drsquoune meacutetaphore de lrsquointelligence et de la compreacutehension Ou encore drsquoune
meacutetaphore du vrai bonheur Toutes les lectures sont possibles tout est ouvert En dernier
ressort le sentiment personnel du lecteur est seul juge mecircme si la rigueur de lrsquoeacutetude requiert
qursquoil soit argumenteacute On ne doit pas se deacuterober agrave ce constat bien qursquoil force les habitudes et
contraigne agrave abandonner un mode de lecture paresseux qui se satisfait du seul laquo dire raquo Il ne
suffit pas de deacuteplorer un eacutetat du texte trop peu explicite un manque de clarteacute une impreacutecision
poeacutetique Il en va comme des irreacutegulariteacutes grammaticales eacutevoqueacutees plus haut la loi du texte
exerce son empire sur tous les signifiants qui requiegraverent drsquoecirctre lus tels quels Il nrsquoy a pas de
raison de releacuteguer ces meacutetaphores elliptiques dans un coin dans le tiroir ougrave lrsquoon range deacutejagrave les
1 Principales traductions connues laquo Plus que tout treacutesor garde ton cœur car de lagrave jaillissent des flots de vie raquo
(Rabbinat) laquo Plus que sur toute chose veille sur ton cœur crsquoest de lui que jaillit la vie raquo (Bible de Jeacuterusalem) laquo Garde ton cœur plus que toute autre chose de lui viennent les sources de la vie raquo (Nouvelle Bible Segond) laquo Garde ton cœur en toute vigilance car de lui deacutependent les limites de la vie raquo (TOB)
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
173
laquo heacutebraiumlsmes raquo Dans un texte aussi sciemment reacutedigeacute que Michleacute ces beacuteances sont forceacutement
volontaires Le texte place son lecteur en face de la neacutecessiteacute de lrsquointerpreacuteter Cet
avertissement deacutepasse de loin la seule activiteacute du traduire Ces meacutetaphores elliptiques
impliquent le lecteur dans son ecirctre convoquant ses capaciteacutes personnelles drsquointerpreacutetation
dans les contextes les plus divers de lrsquoexistence du deacutesir de la philosophie du jugement etc
En sorte que finalement les meacutetaphores elliptiques de Michleacute conduisent peu agrave peu le lecteur
agrave la neacutecessaire articulation de la poiumleacutesis et de la praxis Car selon la reacuteponse qursquoil donne au
sujet reacuteel de la meacutetaphore (laquo cœur raquo laquo vie raquo) le lecteur engage son existence agrave la fois par une
pratique et par une interpreacutetation produisant une eacutethique personnelle agrave travers son choix de
lecture et drsquoexplication Pour autant que cet exercice nrsquoest pas animeacute par une vaine ambition
litteacuteraire il est le cœur vivant de la longue tradition drsquointerpreacutetation de Michleacute et le terreau
permanent sur lequel croicirct lrsquoeacutetude de la Torah
Un dernier exemple pour conclure qui reacutesume assez bien les difficulteacutes et lrsquoenjeu drsquoune
lecture et drsquoune traduction de Michleacute La figure de laquo la femme eacutetrange raquo revient agrave plusieurs
reprises dans le texte celle-ci srsquoeacuteclaircira davantage plus loin dans lrsquoexamen de la notion de
laquo parabole raquo Le texte dit drsquoelle
Lrsquohydromel goutte des legravevres de la femme eacutetrange et son palais est plus caressant que lhuile
mais la meacutesaventure finit amegravere comme labsinthe coupante comme une lame agrave double
tranchant Ses pieds deacutevalent vers la mort ses pas portent lrsquoenfer (53-5)
Ces quelques versets comportent deacutejagrave en eux-mecircmes plusieurs difficulteacutes de
compreacutehension et de traduction Mais crsquoest le distique final concluant la parabole qui compte
ici soit Michleacute 56
פ
Le caractegravere agrave la fois elliptique et meacutetaphorique du verset est tel que non seulement les
commentateurs sont en deacutesaccords crsquoest lagrave chose freacutequente mecircme dans des contextes moins
difficiles mais ils sont en outre ici en deacutesaccord avec eux-mecircmes et lrsquoon voit certains
drsquoentre eux heacutesiter entre plusieurs lectures Le nombre des interpreacutetations possibles et toutes
pertinentes est ainsi deacutemultiplieacute Sans entrer dans les deacutetails (on trouvera une longue
argumentation agrave ce sujet dans les notes compleacutementaires qui accompagnent la traduction)
consideacuterons ici les conclusions crsquoest-agrave-dire la ou les traduction(s) de ce distique que chaque
commentateur propose
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
174
Elle [la femme eacutetrange] ne saurait eacutevaluer le chemin de la vie sa voie se deacuterobe sans quelle
le sache (Saadia Gaocircn)
Ne mets pas en balance le chemin de la vie ses pas fuient et tu nrsquoy connais rien (Rachi)
Peut-ecirctre sauras-tu eacutevaluer le chemin de la vie mais les voies [de la femme eacutetrange] sont
deacuterobeacutees afin que tu ne trsquoaperccediloives de rien (Ramak)
Tu ne sais eacutevaluer le chemin de la vie car sa voie [celle de la femme eacutetrange] srsquo[en] eacuteloigne
et tu ignores ougrave elle megravene (Radak 1)
Tu ne sais eacutevaluer le chemin de la vie mecircme lorsqursquoelle [la femme eacutetrange] srsquoeacuteloigne de toi
tu ne comprends rien (Radak II)
Elle ne saurait eacutevaluer le chemin de la vie ses habitudes le lui deacuterobent et elle ne le connaicirct
pas (Meiumlri I)
Elle ne saurait eacutevaluer le chemin de la vie sa voie sen eacutecarte mais tu nen sais rien car tu ne
le comprends pas (Meiumlri II)
Ne mets pas en balance le chemin de la vie car les voies [de la vie] sont fuyantes et tu ne
sauras pas en juger correctement (Meiumlri III)
Telle est la langue de Michleacute huit lectures-traductions possibles drsquoun seul distique agrave
lrsquointeacuterieur drsquoun laquo peacuterimegravetre raquo de commentaires meacutedieacutevaux somme toute restreint Pourtant
ces remarques ne touchent pas encore au principal Tous les eacuteleacutements stylistiques mentionneacutes
sont les eacuteleacutements seacutemantiques manifestes du texte Mais une autre construction rheacutetorique
œuvre en profondeur dans le livre distribuant les distiques en seacutequences et en strophes sans
cependant recourir agrave aucun proceacutedeacute drsquoeacutecriture Crsquoest la parabole Aucune des traductions
proposeacutees de ces quelques distiques nrsquoa le moindre sens tant que lrsquoon nrsquointerroge pas le
reacutefeacuterent auquel elles srsquoappliquent Qui est la laquo femme eacutetrange raquo Qursquoest-ce qui est ainsi
deacutesigneacute par le texte De quoi ce texte est-il lrsquoalleacutegorie Cette question neacutecessite encore une
fois un choix raisonneacute de lecture Mais avant cela il faut introduire longuement la notion de
parabole combinaison originale drsquoellipse et de meacutetaphore
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
175
PARABOLEacute ALLEacuteGORIA A IN IGMA PAROIMIA
PAIDEIcircA משל Il existe traditionnellement deux termes franccedilais pour exprimer lrsquoideacutee drsquoun eacutenonceacute
comportant un double sens les termes laquo alleacutegorie raquo et laquo parabole raquo Tous deux deacuterivent du
grec apregraves avoir eacuteteacute latiniseacutes Le premier provient de ἀ ο α (allecircgoriacutea) construction
tireacutee de ἀ α ἀ ο ύ eacutetymologiquement laquo deacuteclarer autre chose en public raquo Le second
deacuterive de πα α ο (paraboleacute) il exprime une laquo comparaison raquo un laquo rapprochement raquo Le
terme heacutebreu dont est tireacute le nom Michleacute est traduit communeacutement en grec par Aquila
πα α ο (paraboleacute)1 La Vulgate agrave son tour traduit parabola Crsquoest la traduction la plus
proche seacutemantiquement du terme Dans la litteacuterature posteacuterieure du Midrach ce sens du
mot est parfaitement attesteacute dans lrsquoexpression pour laquelle ne convient
aucune autre traduction Et crsquoest aussi le choix de certains auteurs modernes2 mais
bizarrement pas sur Michleacute et toujours avec quelques heacutesitations comme on le verra ci-apregraves
Car on sait que Michleacute nrsquoa jamais eacuteteacute intituleacute Livre de Paraboles mais Livre des Proverbes
Toutefois avant drsquoen venir lagrave il faut fixer un vocabulaire Or les consideacuterations
preacuteceacutedentes ne suffisent pas agrave justifier le choix du mot laquo parabole raquo plutocirct qursquo laquo alleacutegorie raquo
Mecircme si lrsquoeacutetymologie des termes heacutebraiumlques et grecs plaide en faveur de ce choix les
habitudes actuelles de la langue franccedilaise semblent srsquoy opposer Dans la terminologie et la
classification des tropes de Fontanier seul le terme laquo alleacutegorie raquo est approprieacute le terme
laquo parabole raquo est ignoreacute Lrsquoalleacutegorie dit-il laquo consiste dans une proposition agrave double sens agrave
sens litteacuteral et agrave sens spirituel tout ensemble par laquelle on preacutesente une penseacutee sous lrsquoimage
drsquoune autre penseacutee propre agrave la rendre plus sensible et plus frappante que si elle eacutetait preacutesenteacutee
directement et sans espegravece de voile raquo3 Sous cet aspect le terme laquo alleacutegorie raquo correspond bien
au sens du terme tel que le deacuteveloppe par exemple Meiumlri dans lrsquointroduction de son
commentaire traduite plus loin En particulier son insistance sur le double sens agrave la fois
litteacuteral et spirituel de tout eacutenonceacute relevant de la cateacutegorie du Puisque Meiumlri heacuterite cette
notion et sa probleacutematique de Maiumlmonide telles qursquoelles sont exposeacutees dans lrsquointroduction du
1 Cf La Bible drsquoAlexandrie (t 17) Les Proverbes traduit par David-Marc drsquoHamonville Cerf 2000 p 158
(sur Michleacute 11) et 309 (sur 251) 2 Crsquoest par exemple la traduction retenue par C Mopsik du mot machal dans le Siracide Voir la Sagesse de
ben Sira Verdier 2003 (note 2 p 78 9 p 274-275 ainsi que le glossaire p 350) 3 Cf Les figures du discours op cit p 114
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
176
Guide des eacutegareacutes et puisque le traducteur franccedilais historique du Guide S Munk a retenu le
terme laquo alleacutegorie raquo et non laquo parabole raquo la coheacuterence de la langue semblait nous imposer aussi
ce choix Drsquoailleurs la terminologie commune accepteacutee aujourdrsquohui prolonge celle de
Fontanier et ne considegravere la laquo parabole raquo que comme une espegravece drsquoalleacutegorie Crsquoest lrsquoavis de
classique de G Vapereau dans le Dictionnaire universel des litteacuteratures1 communeacutement citeacute
Mais ce dernier reprend en fait inteacutegralement le jugement de lrsquoabbeacute Girard dans
lrsquoEncyclopeacutedie meacutethodique de Panckoucke Or lrsquoarticle de Girard dans lrsquoEncyclopeacutedie
meacutethodique considegravere drsquoune part que les termes parabole et alleacutegorie peuvent ecirctre tenus pour
synonymes et drsquoautre part que la diffeacuterence entre parabole et alleacutegorie reacuteside en reacutealiteacute dans
la faccedilon dont sont articuleacutes ensemble les deux sens (litteacuteral et spirituel) de la proposition
La Parabole preacutesente sous ses veacuteritables couleurs un fait reacuteel ou imaginaire dont lrsquoanalogie
avec celui qursquoelle envisage effectivement est assez palpable pour en reacuteveiller lrsquoideacutee
LrsquoAlleacutegorie au contraire preacutesente directement le fait qursquoelle envisage mais sous le
deacuteguisement de couleurs emprunteacutees et propres agrave drsquoautres faits analogues au premier
Substituez dans la parabole le veacuteritable fait agrave celui qursquoelle expose vous changerez le fond
du discours substituez dans lrsquoalleacutegorie les veacuteritables couleurs agrave celles qursquoelle emprunte
vous ne changerez que la forme2
Pour illustrer sa thegravese lrsquoabbeacute Girard invoque deux exemples Le discours de Nathan agrave
David lui faisant sentir lrsquoeacutenormiteacute de son crime par une analogie avec la faute de lrsquohomme
riche srsquoemparant du bien du pauvre relegraveve de la cateacutegorie de la laquo parabole raquo dont le prophegravete
deacutevoile au roi le sens veacuteritable par une terrible substitution laquo crsquoest toi lrsquohomme raquo (II Samuel
121-7) Tandis que lrsquoapologue drsquoIsaiumle sur la vigne de Dieu ruineacutee et deacutelaisseacutee dont le
prophegravete deacutecouvre le sens propre lorsqursquoil reacutevegravele que ce vignoble est en reacutealiteacute Israeumll serait
une alleacutegorie (Isaiumle 51-7) Jrsquoavoue ma perplexiteacute La diffeacuterence de structure entre lrsquoanalogie
de Nathan et celle drsquoIsaiumle ne saute pas aux yeux La diffeacuterence entre un changement dans la
forme et un changement dans le fond sur laquelle repose lrsquoargument de lrsquoabbeacute Girard me
semble peu convaincante et met en œuvre un preacutesupposeacute litteacuteraire contestable Agrave srsquoen tenir lagrave
il y a aussi peu drsquoarguments dans un sens que dans un autre Mais crsquoest une autre
consideacuteration de lrsquoabbeacute Girard qui doit attirer notre attention
Il me semble dit-il que la Parabole a pour objet les maximes de la morale et lrsquoAlleacutegorie
les faits drsquohistoire
1 Paris 1876 p 1534 2 Cf Encyclopeacutedie meacutethodique Grammaire et litteacuterature t II 1785 p 749
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
177
Cette derniegravere remarque touche au vif de lrsquousage de la langue La diffeacuterence entre
laquo parabole raquo et laquo alleacutegorie raquo ne reacuteside ni dans lrsquoeacutetymologie ni dans une diffeacuterence structurelle
de leur forme analogique mais dans la faccedilon dont ces termes sont employeacutes en regard de
certains domaines Lrsquoapplication de termes potentiellement synonymes agrave des objets distincts
est une question drsquousage crsquoest-agrave-dire drsquohistoire de la langue En fait consciemment ou
inconsciemment lrsquoabbeacute Girard renvoie au seul emploi du mot laquo alleacutegorie raquo dans le Nouveau
Testament Galates 424 Tandis que le terme πα α ο est ancien1 ἀ ο α (allecircgoriacutea)
est un terme tardif dans la langue grecque2 Agrave ma connaissance il ne figure pas une seule fois
dans la Bible des Septante Contrairement aux autres laquo paraboles raquo des Eacutevangiles (deacutesigneacutees
soit par le mot πα α ο soit par lrsquoun des autres noms grecs habituels traduisant lrsquoheacutebreu
) ce passage de lrsquoEacutepicirctre aux Galates est la seule attestation du mot laquo alleacutegorie raquo dans le
Nouveau Testament Or comme lrsquoentend bien lrsquoabbeacute Girard son emploi recouvre
preacuteciseacutement une leccedilon de relecture de lrsquohistoire
Dites-moi vous qui voulez ecirctre soumis agrave la loi nrsquoentendez-vous pas ce que dit cette loi Il
est eacutecrit en effet qursquoAbraham eut deux fils un de la servante un de la femme libre mais le
fils de la servante eacutetait neacute selon la chair tandis que le fils de la femme libre lrsquoeacutetait par lrsquoeffet
de la promesse Il y a lagrave une alleacutegorie ces femmes sont en effet les deux alliances Lrsquoune
celle qui vient du mont Sinaiuml engendre pour la servitude crsquoest Agar ndash car le mont Sinaiuml est
en Arabie Et Agar correspond agrave la Jeacuterusalem actuelle puisqursquoelle est esclave avec ses
enfants Mais la Jeacuterusalem drsquoen haut est libre et crsquoest elle notre megravere etc (Galates 4 21-26
traduction de la TOB)
Lrsquohistoire des signifiants nrsquoest pas neutre Employer le mot laquo alleacutegorie raquo dans la traduction
drsquoun texte biblique renvoie agrave une autre perspective que la classique laquo parabole raquo Cette
derniegravere nrsquoest pas moins chegravere aux Eacutevangiles mais elle ne sert pas de nom propre agrave la
relecture historique de lrsquoAlliance La parabole dans Michleacute comme dans les Eacutevangiles est
essentiellement un mode drsquoenseignement Elle ne constitue pas en soi un point de doctrine
Tandis que le terme laquo alleacutegorie raquo dans le registre des textes bibliques accumule les
contentieux Non sans raison agrave la diffeacuterence de la parabole lrsquoalleacutegorie peut ecirctre employeacutee
par inversion ou soustraction du sens litteacuteral Appliquer par exemple lrsquoalleacutegorie agrave lrsquohistoire
est tregraves eacutetranger aux diffeacuterents du Pentateuque ou de Michleacute Le fameux poegraveme de
Nombres 2127-30 sur la prise de la ville de Hesbon nrsquoa rien drsquoune interpreacutetation spirituelle
1 Il est deacutejagrave utiliseacute par Platon (Philegravebe 33 b) et Aristote (Rheacutetorique 11 204 1393 b 4) 2 Plutarque au Ier siegravecle de notre egravere signale cette eacutevolution Voir J Peacutepin Mythe et Alleacutegorie Paris 1976
p 85 sq
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
178
de faits historiques Elle est essentiellement comme toutes les laquo paraboles raquo de la Bible une
laquo mise en scegravene raquo ou une laquo mise en perspective raquo poeacutetique Certes ce genre de laquo mise en
scegravene raquo est plein drsquoallusions Crsquoest au minimum le rocircle litteacuteraire et la vocation philosophique
de lrsquoellipse Combineacutee agrave la meacutetaphore cette forme litteacuteraire allusive creacutee une tension et une
dynamique soutenue par la marche du distique son laquo pas de danse raquo dont la symeacutetrie
entraicircne lrsquoesprit agrave marteler une logique preacutecise La poeacutetique du eacutelargit ainsi lrsquoespace
seacutemantique ouvert par le sens litteacuteral Mais cette ouverture seacutemantique ne va pas jusqursquoagrave
obliteacuterer la lineacuteariteacute des geacuteneacutealogies au profit drsquoun chiasme spirtituel comme dans lrsquoEacutepicirctre
aux Galates Car il faudrait supposer que la litteacuteraliteacute du texte qui fait drsquoIsaac le pegravere de
lrsquoIsraeumll charnel se serait perdue en chemin et que dans Nombres 2127-30 la destruction de
Moab et sa captiviteacute ne seraient que des symboles Or mecircme dans le cadre du jamais
lrsquoheacutebreu ne renonce au sens litteacuteral ou contextuel et par conseacutequent jamais le fait historique
ne peut ecirctre masqueacute ou effaceacute par une veacuteriteacute spirituelle Tel est le cocircteacute laquo charnel raquo du
judaiumlsme Dire que lrsquoalleacutegorie a pour objet laquo les faits drsquohistoire raquo crsquoest laisser la possibiliteacute
qursquoune figure de rheacutetorique ou une deacutemarche interpreacutetative eacutelimine totalement le niveau
litteacuteral drsquoun eacutenonceacute
En outre globalement les laquo paraboles raquo de Michleacute ne reposent jamais sur des faits ou des
rapports historiques Les histoires y sont drsquoembleacutee des fables La litteacuteraliteacute sur laquelle
srsquoappuient les laquo paraboles raquo de Michleacute relegraveve de lrsquoexpeacuterience humaine geacuteneacuterale et ordinaire
ou bien sur des fictions ayant explicitement lrsquoallure drsquoun conte Rien nrsquoy est historique et tout
confine agrave la lrsquoeacutethique Confirmons maintenant le jugement de lrsquoabbeacute Girard laquo la Parabole a
pour objet les maximes de la morale raquo Agrave condition drsquoeacutetendre la laquo morale raquo agrave un champ
particuliegraverement vaste comme une faccedilon de vivre sous lrsquoempire de la sagesse le contenu de
lrsquoenseignement de Michleacute est ainsi deacutefini par opposition au rocircle philosophique et theacuteologique
de lrsquoalleacutegorie
Une fois fixeacute notre vocabulaire revenons au cœur du problegraveme Traditionnellement dans
toutes les traductions connues Michleacute est traduit par laquo Proverbes raquo et une lecture
superficielle du livre (inlassablement reacutepeacuteteacutee par les traducteurs et les savants) semble
confirmer cet ineacutebranlable consensus Cette interpreacutetation se heurte pourtant au consensus
symeacutetrique qui du Talmud aux commentateurs meacutedieacutevaux conccediloit explicitement Michleacute
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
179
comme un recueil de laquo paraboles raquo1 Il ne srsquoagit pas drsquoune reacuteflexion philosophique tardive
appliqueacutee de lrsquoexteacuterieur agrave un livre antique mais bien drsquoune tradition continue dont les
repreacutesentants majeurs tel Rachi par exemple ne doivent rien agrave lrsquoinfluence philosophique Il
va sans dire que Saadia Gaocircn et Maiumlmonide ont trouveacute dans ce livre et dans son usage de la
laquo parabole raquo un outil exeacutegeacutetique feacutecond et particuliegraverement pertinent pour eux Mais ils ne
lrsquoont pas inventeacute ils lrsquoont reccedilu depuis lrsquointerpreacutetation du Talmud et du Midrach dont le
commentaire de Rachi sur Michleacute est un bon teacutemoignage
On srsquoeacutetonnera peut-ecirctre de notre insistance opiniacirctre agrave propos drsquoun point de langage aussi
minime laquo Proverbes raquo laquo sentences raquo ou laquo paraboles raquo expriment certes des ideacutees
diffeacuterentes mais tout cela ne doit-il pas se reacutegler facilement par la simple lecture du texte
Les deacutetails philologiques ont-ils si grand inteacuterecirct La veacuteriteacute est que les traductions actuelles de
la Bible sont reccedilues avec une telle eacutevidence qursquoelles ont fini par effacer le texte Du coup il
ne reste plus grand-chose agrave lire car tout a deacutejagrave eacuteteacute laquo mal raquo lu Crsquoest lagrave que la philologie
intervient Seule lrsquoattention aux mots peut redresser une penseacutee fausse Leacutecart moral et
intellectuel produit par la deacutenaturation du mot (parabole) en simple laquo sentence raquo nest pas
seulement lalteacuteration du sens dun mot mais celle dun reacutegime de penseacutee Tous les signifiants
nrsquoont pas cette force drsquoaffecter la penseacutee agrave une telle profondeur Crsquoest le cas cependant du
terme heacutebreu et du mot franccedilais laquo parabole raquo En voici une illustration connue et
facilement observable Le terme franccedilais qui teacutemoigne le plus sucircrement et le plus fidegravelement
de limportance seacutemantique de la laquo parabole raquo de son enjeu historique et philosophique est le
mot laquo parole raquo Ce terme provient en effet du latin eccleacutesiastique parabola qui donna par
contraction paraula puis parole Si lon songe agrave la richesse seacutemantique du mot parole
aujourdhui laquo donner sa parole raquo laquo prononcer une parole raquo laquo adresser la parole raquo laquo boire des
paroles raquo laquo recouvrer la parole raquo laquo precirccher la bonne parole raquo etc si agrave cette richesse et agrave
cette diversiteacute lon ajoute limportance de la notion de parole dans le champ litteacuteraire et
philosophique contemporain au point que toute perspective dans ce domaine se deacutefinit en
prenant position vis-agrave-vis de la question de la parole tout comme dans lAntiquiteacute les
physiciens prenaient position autour du problegraveme de la Nature et comme agrave leacutepoque classique
on a pris position autour du problegraveme du sujet bref si lon comprend limportance cardinale
de la question de la parole on mesurera leacutecart que produit pareil aplatissement du terme
qui oublie du mot la source de sa puissance seacutemantique et les raisons de son importance
conceptuelle Est-il indiffeacuterent que la parole que lon donne en sengageant celle que lon 1 Je renvoie pour la deacutemonstration agrave lrsquoensemble des notes et des commentaires rapporteacutes tout au long de la
traduction ainsi que dans la partie laquo Eacutetudes et Approfondissements raquo
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
180
prend en public celle que lon peut recouvrer apregraves lavoir perdue ou encore celle que lon
boit est la contraction dune parabole Cette richesse seacutemantique ce deacutebordement du mot par
ses possibiliteacutes nest-il pas aussi fils de la parabole Ceux qui pratiquent la langue franccedilaise
comme une langue eacutetrangegravere connaissent depuis longtemps son caractegravere eacuteminemment
laquo parabolique raquo y compris dans ses tournures les plus communes Qursquoen est-il de la langue de
Michleacute Ces remarques font apercevoir assez facilement le dommage causeacute par la
substitution du mot laquo proverbe raquo au mot laquo parabole raquo dans la traduction dun ouvrage
fondamental de lhistoire humaine qui faisait preacuteciseacutement de la parole en puissance de
parabole son style et son devoir denseignement
La traduction de Michleacute par laquo proverbes raquo repose sur une erreur fondamentale de lecture
deacutecoulant presque neacutecessairement des conditions linguistiques et culturelles dans lesquelles
ces traductions sont opeacutereacutees Tous les eacuteleacutements mentionneacutes plus haut sur la place et le rocircle de
la lecture sur la deacutecision du sens sur la litteacuteraliteacute et lrsquoimaginaire convergent et se fixent dans
le jugement par lequel est deacutetermineacute le sens du mot Nous argumenterons en deux temps
Drsquoabord en deacutecrivant le processus litteacuteraire au fondement du consensus de traduction pour
mettre en relief ses contradictions et ses impasses Dans un second temps nous
argumenterons agrave partir de la forme litteacuteraire du proverbe et de la parabole pour montrer le
type de laquo lecture raquo que suppose la tradition heacutebraiumlque du contenu du livre Michleacute
Commenccedilons par lrsquoanalyse du radical Le verbe a deux significations diffeacuterentes dans
la Bible Le premier emploi le plus freacutequent signifie laquo dominer diriger raquo (cf Genegravese 118
378 4526 et passim) La traduction arameacuteenne drsquoOnkelos rend ce terme par la racine
Cet emploi nrsquoest pas moins freacutequent dans Michleacute (cf 67 1224 1632 172 1910 227
231 2815 2912 et 26) Dans ces occurrences la traduction arameacuteenne rend par les
termes et Lrsquoautre signification du mot est laquo comparer raquo ce qui donne le substantif
laquo comparaison parabole raquo comme dans Nombres 2127 237 et 18 et Deuteacuteronome 2837
Sur ces quatre occurrences trois drsquoentre elles sont attacheacutees agrave un style litteacuteraire et agrave un
registre poeacutetique preacutecis combinant ellipse et meacutetaphore La premiegravere (Nombres 2127-30)
rapporte lrsquohistoire de la ville de Hesbon prise par les Israeumllites aux Amorreacuteens mais que ces
derniers avaient eux-mecircmes pris au royaume de Moab
מ - -
- - - פ
- -
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
181
Cest agrave ce propos que les poegravetes disaient laquo Venez agrave Hesbon Citeacute de Sihocircn quelle se relegraveve
et saffermisse Car un feu a jailli de Hesbon une flamme de la ville de Sihocircn qui a deacutevoreacute
Ar-en-Moab les maicirctres des hauteurs dArnon Cest fait de toi Moab Tu es perdu peuple
de Camocircs Ses fils il les laisse mettre en fuite ses filles emmener captives par un roi
amorreacuteen par Sihocircn Hesbon perdu nous les avons poursuivis de nos traits jusquagrave Dibocircn
nous avons deacutevasteacute jusquagrave Nocircfah mecircme jusquagrave Megravedeba raquo
La plupart des traductions courantes donnent agrave peu pregraves la mecircme chose Pour ne pas entrer
dans les deacutetails de ce court texte particuliegraverement chargeacute il suffit drsquoen choisir une ici celle
du Rabbinat ni pire ni meilleure que les autres Lrsquoexpression laquo les poegravetes raquo semble ecirctre le
choix geacuteneacuteral des traducteurs du mot מ Les deux autres occurrences deacutecrivent lrsquoart
oratoire de Bilaam Cette fois les divergences de traduction du mot sont significatives
Une seule citation suffit agrave la fois pour saisir le style litteacuteraire en jeu et les divergences de
traduction
- - - -
- פ -
-
Et il profeacutera son oracle en disant laquo II me fait venir dAram Balak roi de Moab il mappelle
des monts de lorient Viens maudire pour moi Jacob Oui viens menacer Israeumll Comment
maudirais-je celui que Dieu na point maudit Comment menacerai-je quand lEacuteternel est
sans colegravere Oui je le vois de la cime des rochers et du haut des collines je le deacutecouvre ce
peuple il vit solitaire iI ne se confondra point avec les nations Qui peut compter la
poussiegravere de Jacob nombrer la multitude dIsraeumll Puisseacute-je mourir comme meurent ces
justes et puisse ma fin ressembler agrave la leur (Nombres 237-10)
Lagrave encore pour ne pas entrer dans les deacutetails drsquoun texte particuliegraverement chargeacute nrsquoimporte
quelle traduction existante suffit laquo Oracle raquo est le choix de la Bible du Rabbinat citeacutee ici
laquo poegraveme raquo celui de la Nouvelle Bible Segond et de la Bible de Jeacuterusalem laquo incantation raquo pour
la TOB etc Il me semble que si lrsquoon a fait choix de traduire plus haut par laquo poegraveme raquo il
devrait logiquement en ecirctre de mecircme ici1 Les traductions du Rabbinat et de la TOB sont
chargeacutees de connotations religieuses ou mystiques spectaculaires (laquo oracle raquo laquo incantation raquo)
dont les motivations ne sont pas claires La veacuteriteacute est que lrsquoon ne peut guegravere accorder de
valeur agrave des flottements de sens qui paraissent si peu reacutefleacutechis Drsquoautant que la traduction
arameacuteenne des diffeacuterents emplois du mot dans le Pentateuque reste constante dans
1 Par exemple Rachi sur le mot מ fait explicitement le lien avec le style laquo poeacutetique raquo de Bilaam
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
182
toutes ces occurrences Onkelos traduit Il nrsquoexiste aucune heacutesitation sur la signification
du mot dans le Targoum arameacuteen ni aucune variation La traduction de la Septante est drsquoune
toute autre tenue et drsquoun inteacuterecirct litteacuteraire et historique incomparablement plus eacuteleveacute que les
traductions modernes en langue europeacuteenne Pourtant mecircme dans la Septante les choses ne
sont ni claires ni deacutecideacutees Elle traduit מ (Nombres 2127) par αἰ α α laquo les
faiseurs drsquoeacutenigmes raquo1 Dans Nombres 237 et 18 le terme qui qualifie le style litteacuteraire
de la harangue de Bilaam est rendu par πα α ο laquo sa parabole raquo2 Dans Deuteacuteronome
2837 lrsquoexpression est rendue par trois mots grecs αἰ α α πα α ο α
α laquo de fables drsquoexemples et de reacutecits raquo3 Dans lrsquoensemble il me semble que
contrairement agrave lrsquoaffirmation des traducteurs franccedilais du Pentateuque de la Bible
drsquoAlexandrie le grec heacutesite en reacutealiteacute entre les termes laquo eacutenigmes raquo et laquo paraboles raquo pour
traduire Il y a lagrave un vrai problegraveme et une question majeure dans le rapport de la Septante
agrave lrsquouniteacute geacuteneacuterique de la notion heacutebraiumlque et arameacuteenne sur lequel il faut longuement insister
On retrouve eacutevidemment cette seconde signification du mot (laquo comparaison
parabole raquo) dans Michleacute en 11 16 101 251 267 et 9 Dans toutes ces occurrences la
traduction arameacuteenne rend par le terme comme Onkelos La signification de cet
emploi dont deacuterive le titre du livre aurait ducirc ecirctre bien attesteacutee il srsquoagit drsquoune
laquo comparaison raquo qui est le sens courant du mot grec paraboleacute4 La traduction par laquo parabole raquo
aurait ducirc donc eacutetymologiquement srsquoimposer Cela nrsquoa pas eacuteteacute le cas historiquement et
lrsquoaffaire est de taille Il ne srsquoagit pas uniquement de la traduction drsquoun terme somme toute peu
freacutequent comme on lrsquoa noteacute mecircme dans Michleacute Crsquoest par sa position et son rocircle dans lrsquoordre
du texte que ce terme est deacuteterminant Le mot apparaicirct en effet dans des contextes
particuliegraverement significatifs les endroits charniegraveres qui structurent les grandes sections du
texte Michleacute 11 101 et 251 Sans faire drsquohypothegravese sur lrsquohistoire interne de la formation
du corpus de Michleacute il suffit de constater que chacune de ces sections est introduite par un
thegraveme reacutecurrent qui annonce le contenu du livre 1 Cf Le Pentateuque dAlexandrie texte grec et traduction op cit p 665 2 Cf ibid p 673 Les traducteurs font remarquer en note que laquo le mot grec paraboleacute est lrsquoeacutequivalent constant
de mashal qui deacutesigne un proverbe une sentence souvent lieacute agrave la moquerie et de ton satirique raquo Ces deux assertions me paraissent douteuses mecircme agrave lrsquointeacuterieur du Pentateuque On aura lrsquooccasion de revenir sur la traduction par laquo proverbe raquo ou laquo sentence raquo Lrsquoideacutee que la parabole serait lieacutee agrave la moquerie et de ton satirique me paraicirct aussi deacuteplaceacutee
3 Cf ibid p 827 4 Cf Jewish Encyclopedia (1906) laquo PARABLE (Hebrew Greek πα α ο ) hellip That the Hebrew
designation for laquo parable raquo is laquo mashal raquo (comp David Ḳimḥis commentary on II Sam xii 1-4 and on Isa v 1-6) is confirmed by the fact that in the New Testament the Syriac laquo matla raquo corresponding to the Hebrew laquo mashal raquo is used for πα α ο (Matt xiii 18 31 33 xxi 45 Mark iv 2 Luke v 36 vi 39) raquo
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
183
Paraboles de Salomon fils de David roi dIsraeumll ( - )
Paraboles de Salomon ( )
Celles-ci aussi sont des paraboles de Salomon quont transcrites les gens drsquoEacutezeacutechias roi de
Juda ( - - )
Ces eacutenonceacutes constituent lrsquointroduction de trois des cinq sections explicites du texte les
deux autres eacutetant introduites par le terme laquo paroles dires raquo
Dires dAgour fils de Yaquegrave ( - ) (301)
Dires de Lemouel ( ) (311)
Cela signifie que les vingt-neuf premiers chapitres du livre (sur trente-et-un) sont placeacutes
sous la rubrique ou le reacutegime litteacuteraire du 1 En outre le terme est repris dans lrsquoannonce du
contenu du livre en 11-6 qui deacutecrit longuement les eacuteleacutements que le lecteur est susceptible de
trouver dans cet eacutecrit et en bon vendeur le texte vante les qualiteacutes de son produit
()
Pour connaicirctre sagaciteacute et raison appreacutehender les dires de lentendement (hellip) pour
comprendre la parabole et lartifice rheacutetorique les dires des sages et leurs eacutenigmes
On voit que le terme est nettement distingueacute des autres qualificatifs agrave lrsquointeacuterieur drsquoune
nomenclature preacutecise de genres litteacuteraires distincts deacutefinissant chacun des modegraveles
rheacutetoriques diffeacuterents En regard des heacutesitations de la Septante sur le Pentateuque signaleacutees
plus haut les termes laquo eacutenigme raquo ( ) et laquo parabole raquo ( ) sont nettement diffeacuterencieacutes Tout
comme dans les versets preacuteceacutedents les termes Il nrsquoy a aucune raison de
consideacuterer que les termes finals de lrsquointroduction de Michleacute speacutecifiant les modegraveles
rheacutetoriques et les reacutegimes litteacuteraires de son discours seraient employeacutes ici de faccedilon synonyme
ou indeacutetermineacutee Quant aux deux autres occurrences du mot dans Michleacute (267 et 9) elles
eacutevoquent le meacutesusage qursquoun laquo sot raquo fait des paraboles thegraveme fondamental sur lequel revient
longuement lrsquointroduction de Meiumlri Concluons la traduction du terme constitue une cleacute
fondamentale dans la compreacutehension du reacutegime litteacuteraire du livre dans sa quasi-totaliteacute
1 La critique biblique considegravere que Michleacute est une collection de neuf recueils de sentences (cf lrsquoarticle de A
Buehlmann dans Introduction agrave lAncien Testament op cit p 511 sq) Mais les parties nouvelles que cette division ajoute aux cinq sections programmatiques du livre sont fondeacutees essentiellement sur des consideacuterations stylistiques ou des comparaisons historiques externes La seule partie qui pourrait figurer aussi comme section laquo explicite raquo assumeacutee dans et par le texte est peut-ecirctre la partie 2423-34 Mais rien de tout cela ne joue un rocircle deacuteterminant dans la structure finale du livre Quelle que soit lrsquohistoire de la formation du corpus de Michleacute dans sa reacutedaction finale sur les cinq sections qui sont laquo dites raquo le composer trois sont placeacutees sous la rubrique du et deux sous celle du Voyez plus loin les remarques de Meiumlri au sujet de ces deux reacutegimes litteacuteraires dans lrsquointroduction de son commentaire (laquo Eacutetudes et Approfondisements raquo)
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
184
Dans la traduction grecque de Michleacute affilieacutee agrave la Septante sur le Pentateuque1 le terme
subit une nouvelle mutation Sur les six occurrences du terme ayant la mecircme
signification pour Aquila et les Targoumim arameacuteens seule une drsquoentre elles est traduite par
le mot paraboleacute il srsquoagit de 16 Cette fois le terme est bien diffeacuterencieacute du mot laquo eacutenigme raquo
ο πα α ο α ο ο οφ α αἰ α α
Il comprendra la comparaison (paraboleacute) et aussi la parole obscure le discours des sages et
aussi les eacutenigmes (ainigma)2
En revanche le terme qui donne son titre au livre est rendu par πα ο α
(paroimiai) traduit traditionnellement par laquo proverbes raquo Drsquoougrave le titre du livre Les
Proverbes Le terme courant laquo proverbes raquo ne fait peut-ecirctre pas justice au grec πα ο α
mecircme srsquoil est encore choisi par les traducteurs contemporains de la Septante Le mot
laquo proverbe raquo srsquoapplique aujourdrsquohui aux laquo dictons raquo traditionnels agrave connotation populaire
ou aux aphorismes et aux sentences agrave caractegravere moral Mais le terme grec est plus fort et il
peut comporter comme la parabole la marque drsquoun sens cacheacute3 Il reste cependant que cette
nuance ne srsquoest pas conserveacutee et qursquoelle nrsquoa peut-ecirctre jamais eacuteteacute deacuteterminante dans lrsquoemploi
du terme πα ο α Lrsquointroduction de 101 fondamentale dans la structure et la deacutefinition du
reacutegime litteacuteraire du livre a disparu purement et simplement effaceacutee Lrsquoautre articulation
majeure du livre soit Michleacute 251 lrsquoexpression qui reacutepegravete les premiers mots de
lrsquoouvrage est pourtant rendu diffeacuteremment πα ῖα (paideicircai) Σα ω ο laquo instructions
de Salomon raquo Certes le texte de Michleacute a eacuteteacute complegravetement restructureacute dans la traduction
grecque affilieacutee agrave la Septante4 mais cela nrsquoempecircche pas la deacuteclaration drsquointention qui ouvre la
section grecque drsquoavoir valeur de deacutefinition du contenu des strophes qui suivent Enfin dans
les deux versets critiquant le meacutesusage de la laquo parabole raquo (267 et 9) la premiegravere occurrence
du mot est traduite par πα ο α (laquo proverbe raquo) comme dans le titre la seconde est
remplaceacutee par un terme nrsquoayant aucun rapport ου α laquo servitude raquo Au lieu de
1 Un ou deux siegravecles seacuteparent la traduction grecque du Penteuque dite des laquo Septante raquo de la traduction de
Michleacute Les circonstances de la reacutedaction du texte grec de Michleacute sont exploreacutees avec preacutecision par David-Marc drsquoHamonville dans lrsquointroduction de sa traduction franccedilaise voir La Bible drsquoAlexandrie (t 17) Les Proverbes op cit p 21-25 et 133-141
2 Cf ibid p 160 3 Y compris dans les Eacutevangiles et pour les commentateurs chreacutetiens comme Origegravene cf la note de David-
Marc drsquoHamonville dans La Bible drsquoAlexandrie (t 17) Les Proverbes op cit p 158-159 Voir aussi les sources citeacutees par J Peacutepin Mythe et Alleacutegorie op cit p 258
4 Voir aussi agrave ce sujet lrsquointroduction du traducteur David-Marc drsquoHamonville ibid p 29-56
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
185
Les enjambeacutees sont hautes pour le boiteux ainsi la parabole dans la bouche des sots
Pareille au chardon colleacute aux mains drsquoun ivrogne telle est la parabole dans la bouche des
sots
On obtient en grec
Retire aux jambes la marche et le proverbe de la bouche des insenseacutes
Les eacutepines poussent dans la main de lrsquoivrogne la servitude dans la main des insenseacutes
La derniegravere traduction semble due agrave une erreur ou agrave une divergence de version Il nrsquoy a pas
lieu drsquoen tenir compte Il en reacutesulte au bout du compte lorsque lrsquoon fait le bilan de la
traduction grecque des Septante une situation particuliegraverement riche et embrouilleacutee Alors
qursquoAquila et les Targoumim arameacuteens conservent une signification univoque paraboleacute en
grec matal en arameacuteen la Septante multiplie les mots grecs Ce qui donne finalement une
singuliegravere eacutequation
= πα α ο (paraboleacute) + αἰ α (ainigma) + πα ο α (paroimia) + πα ῖα (paideicirca)
Dans le cadre drsquoune eacutetude ou encore dans le cadre drsquoune culture orale ces diffeacuterentes
faccedilons de rendre le terme sont particuliegraverement riches chacune drsquoelles est judicieuse
sans ecirctre entiegraverement et complegravetement adeacutequate laissant toujours de la place aux autres Dans
la dialectique permanente drsquoune culture orale dans la confrontation terme agrave terme drsquoune
eacutetude cette diversiteacute creacutee une dynamique de reacuteflexion et peut susciter une interrogation et une
recherche de qualiteacute Elles ouvrent presque tout lrsquoespace de la laquo parabole raquo telle que lrsquoentend
Michleacute On verra que nos analyses du sens de la laquo parabole raquo dans le texte de Michleacute
recoupent souvent le champ des seacutemantegravemes grecs Mais ces recoupements ne font sens que
si lrsquoeacutenumeacuteration des seacutemantegravemes est structureacutee de faccedilon intelligible et litteacuterairement efficace
Or lrsquoeacutequation par simple eacutenumeacuteration montre que dans la traduction des Septante ce nrsquoest
pas le cas Lrsquoespace du est habiteacute en grec de modegraveles rheacutetoriques moraux et
philosophiques qui en tant que tels pris chacun dans leur horizon propre ne srsquoarticulent
jamais directement Certes laquo eacutenigmes raquo et laquo proverbes raquo peuvent parfois se faire eacutecho mais
ce nrsquoest pas systeacutematique laquo Paraboles raquo et laquo instructions raquo peuvent aussi se recouper mais
pas sur le mecircme plan etc En sorte finalement que la signification agrave la fois philosophique
peacutedagogique morale et litteacuteraire que les commentateurs meacutedieacutevaux accorde au restent
tregraves eacutetrangers aux modaliteacutes habituelles de la paideicirca (mode drsquoeacuteducation) grecque pour ne
prendre qursquoelle parce qursquoelle est plus importante ici qursquoon ne pourrait le croire La relation
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
186
peacutedagogique parentenfant est en effet une figure rheacutetorique freacutequente et presque surexposeacute
dans Michleacute Plus important encore et plus fondamental le lecteur est convoqueacute par le texte
au titre de son enfant enjoint et eacuteduqueacute par lui mdash sujet drsquoune paideicirca deacuteployeacutee
immeacutediatement agrave la lecture
Mon fils si les fauteurs te seacuteduisent ne leur cegravede pas (110)
Mon fils si tu tinstruis de mes dires et que tu conserves au fond de toi mes preacuteceptes (21)
Mon fils noublie pas mon enseignement et que ton cœur preacuteserve mes preacuteceptes (31)
Eacutecoutez mes enfants la leccedilon du pegravere apprenez agrave connaicirctre le discernement (41) et passim
Finalement dans le cadre drsquoune traduction eacutecrite dont le format litteacuteraire impose une
nomenclature deacutefinie les heacutesitations se dispersent en terminologies rigides et exclusives
deacutepourvues de la circulation du sens qursquooffre lrsquooraliteacute Alors que le texte de Michleacute use de la
terminologie du pour deacutefinir le reacutegime litteacuteraire drsquoune œuvre drsquoun discours ou drsquoune
situation cette deacutestructuration du fait eacuteclater le champ de lrsquoœuvre qui devait ecirctre
pourtant speacutecifique comme en teacutemoignent les grandes articulations du livre Il en ressort une
situation geacuteneacuterale drsquoobscuriteacute dans laquelle la force litteacuteraire et philosophique de lrsquoœuvre
srsquoest perdue et soyons franc pour reprendre les termes du jugement fondamental des versets
de 267 et 9 il en ressort une situation de laquo sottise raquo agrave lrsquoeacutegard de son contenu latent
La laquo crise raquo eacuteclate dans la traduction du titre Dans la litteacuterature heacutebraiumlque le titre drsquoun
livre est donneacute par le ou les premiers mots du texte Cest ainsi que ce livre se nomme Michleacute
( ) parce quil commence par la formule Il srsquoagit donc des Paraboles de
Salomon On a deacutejagrave insisteacute sur le choix de la traduction grecque des Septante et sur ses
heacutesitations y compris les connotations allusives du terme πα ο α (paroimiai) Mais le
paradoxe le plus manifeste est dans la Vulgate Agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoœuvre la traduction latine de
Michleacute rend systeacutematiquement chaque occurrence du mot par parabola y compris le
premier mot du livre Pourtant la Vulgate a conserveacute comme titre du livre le nom Liber
Proverbiorum Cette situation eacutetrange cette fixation au concept des proverbes alors mecircme
que plus rien ne lrsquoindique dans le texte traduit est un symptocircme Comme si quelque force
litteacuteraire insue rabattait en permanence le reacutegime rheacutetorique du livre sur la maxime agrave sens
unique La critique biblique contemporaine fournit agrave son tour un bon teacutemoin Dans lrsquoarticle
drsquoA Buehlmann1 lrsquoexamen de la signification du titre du livre est meneacute sans conceacuteder aucune
1 Cf Introduction agrave lAncien Testament op cit p 512
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
187
place aux contradictions et aux heacutesitations des traductions antiques et sans jamais interroger
les preacutesupposeacutes drsquoune deacutemarche unilateacuterale Certaines contributions laquo savantes raquo donnent
ainsi le sentiment que le discours de la science serait exempt drsquoanalyser son propre rapport au
langage comme srsquoil eacutetait depuis toujours transparent agrave lui-mecircme comme srsquoil nrsquoeacutetait pas
habiteacute comme tous les autres de preacutemisses insues et de preacutesupposeacutes ignoreacutes1 Or les
preacutesupposeacutes ici sont massifs ceux-lagrave mecircmes qui deacuterivent des systegravemes alphabeacutetiques et des
eacutevidences laquo justiniennes raquo
Le genre litteacuteraire des Pr est indiqueacute dans le titre initial michleacute chlomo La LXX traduit ce
terme par paroimiai la Vulgate par Prouerbia Eacutetymologiquement en seacutemitique de lrsquoouest
la racine machal exprime lrsquoideacutee de laquo comparaison raquo de laquo similitude raquo ce sens pourrait
convenir agrave certains passages de la section V (Pr 25-29) ougrave les comparaisons abondent
Lrsquoheacutebreu agrave la diffeacuterence des autres idiomes ouest-seacutemitiques ne semble pourtant pas retenir
ce sens machal pourrait deacuteriver du verbe machal laquo dominer raquo laquo gouverner raquo Crsquoest
pourquoi machal a eacuteteacute traduit souvent par laquo sentence raquo ou par laquo proverbes raquo termes qui
permettent de lier les sens de laquo propositions bregraveves de type formulaire raquo et de laquo prononceacute
drsquoun jugement raquo Le releveacute des occurrences de machal aussi bien dans Pr que dans les autres
livres de lrsquoancien Testament montre que ce terme recouvre divers genres litteacuteraires les
formules proverbiales (I S 24 14) les alleacutegories (Ez 17 1-10) les proverbes les
instructions les poegravemes acrostiches et les macarismes (Pr)
Ce bilan neacutecessite une mise au point Sans mrsquoattarder aux deacutetails je compare ces assertions
aux quelques eacuteleacutements deacutejagrave mis en relief ou que lrsquoon peut eacutetablir rapidement
Certes la LXX traduit le titre par paroimiai mais elle comporte trois autres traductions
du mot Il fallait au moins nuancer
Certes encore la Vulgate rend le titre par Prouerbia mais elle traduit
systeacutematiquement le mot par parabola y compris le premier verset duquel est tireacute le titre
Or cela fait contradiction
Lrsquoheacutebreu tout comme les autres idiomes ouest-seacutemitiques retient le sens de
laquo comparaison raquo de laquo similitude raquo et lrsquoeacutelargit par lrsquoellipse et la meacutetaphore comme lrsquoattestent
les citations du Pentateuque plus haut Et srsquoil est vrai que les chapitres 25-29 de Michleacute
1 Je renvoie encore une fois agrave lrsquoarticle approfondi de D Banon laquo Critique et tradition lrsquoimpossible
dialogue raquo Entrelacs op cit p 122-142
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
188
semblent abonder davantage en comparaisons crsquoest uniquement parce que les conjonctions
sont conserveacutees Dans la plupart des autres chapitres les comparaisons abondent tout autant
parfois soutenues par des conjonctions parfois par simple juxtaposition
Affirmer que laquo le releveacute des occurrences de machal aussi bien dans Pr que dans les
autres livres de lrsquoancien Testament montre que ce terme recouvre divers genres
litteacuteraires raquo est deacutementi par lrsquouniteacute seacutemantique de la traduction arameacuteenne comme on lrsquoa
noteacute Drsquoautre part lorsque lrsquoon est en face drsquoune œuvre litteacuteraire le minimum que lrsquoon puisse
faire est de srsquointerroger sur lrsquouniteacute de son style Lrsquoeacutenumeacuteration brute des laquo genres raquo de Michleacute
(proverbes instructions poegravemes acrostiches et macarismes) indique seulement qursquoA
Buehlmann nrsquoa pas su comprendre comment des formes litteacuteraires diffeacuterentes pouvaient ecirctre
deacutesigneacutees drsquoun mecircme mot Mais rien ne prouve que les formes litteacuteraires de la Bible doivent
impeacuterativement entrer dans le peacuterimegravetre des figures de rheacutetorique connues drsquoun chercheur
contemporain Et rien nrsquoindique qursquoen matiegravere drsquointerpreacutetation biblique il suffise de se fier agrave
la premiegravere impression que lrsquoon tire de la lecture superficielle des versets On est eacutevidemment
loin drsquoune laquo eacutecoute geacuteneacuteraliseacutee du langage raquo En reacutealiteacute mecircme si lrsquoon retenait lrsquoargument de
la diversiteacute des genres il ne remettrait pas en cause lrsquouniteacute litteacuteraire de Michleacute Pour justifier
le titre drsquoun livre (et de ses principales divisions) il nrsquoest pas neacutecessaire que tous ses eacutenonceacutes
srsquoy conforment il suffit qursquoune part conseacutequente drsquoentre eux srsquoy accorde Dans son
commentaire du premier verset Rachi soutient que
Toutes ses paroles [de Michleacute] sont des exemples et des paraboles il compara la Torah agrave une
femme bonne et lrsquoidolacirctrie agrave une prostitueacutee
Mais selon Joseph Kimrsquohi
Bien que ce livre contienne des maximes morales deacutepourvues de paraboles il lrsquoa cependant
intituleacute ainsi agrave cause des choses qui y sont dites par comparaison
Et Rabbeacutenou Yona
Les endroits ougrave lrsquoauteur preacutevoyait que les gens comprendraient la chose agrave travers une
parabole il srsquoexprimait par parabole crsquoest pourquoi il intitula ce livre Paraboles de
Salomon
En outre lrsquointroduction du livre dit assez que plusieurs modegraveles rheacutetoriques y sont agrave
lrsquoœuvre laquo la parabole et lartifice rheacutetorique les dires des sages et leurs eacutenigmes raquo (16) Et
de toute faccedilon ces consideacuterations sur la diversiteacute des genres litteacuteraires auraient pu conduire
aussi agrave un approfondissement de la notion fondamentale de Pour Saadia Gaocircn par
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
189
exemple (il en sera question longuement plus loin) le terme a un sens geacuteneacuterique tregraves
large Il deacutesigne un usage geacuteneacuteraliseacute de la comparaison agrave travers des mises en scegravenes
Lorsque lrsquointellect veut eacuteduquer la nature il creacutee pour elle une comparaison entre drsquoune
part ce qui est deacutevoileacute agrave lrsquointellect et cacheacute agrave la nature drsquoautre part ce qui est deacutevoileacute aux
deux ensembles et il lui deacuteclare ceci est comme cela
Selon lui la diversiteacute des modegraveles rheacutetoriques nrsquoest qursquoune seacuterie de variations dans un
registre identique la comparaison lrsquoexemplification Tandis que les formes proverbiales ou
acrostiches sont drsquoimportance secondaire elles ne sont que des accompagnements
stylistiques plus ou moins coloreacutes qui ne deacuteterminent jamais le laquo sens raquo de la lecture Quel
que soit lrsquohabillage des eacutenonceacutes pour Saadia Gaocircn crsquoest toujours la parabole qui megravene le jeu
A Buehlmann donne quelques exemples de genres litteacuteraires de lrsquoAncien Testament je
retiens laquo les formules proverbiales (I S 24 141) raquo puisque cette citation touche directement
notre propos Le texte est le suivant
-
Traduction courante Comme dit le proverbe des anciens cest des mauvais que vient le
mal mais ma main ne te touchera pas
Le mot est rendu dans la Vulgate proverbio mais dans la Septante πα α ο
Le contexte est le suivant David est pourchasseacute par Sauumll qui srsquoimagine que David est son
ennemi Mais alors que David avait lrsquoopportuniteacute de tuer Sauumll il se contente de couper un
morceau de son manteau Puis il lrsquoapostrophe et lui crie son innocence il ne lui veut aucun
mal seul Sauumll agit mal en le pourchassant et en voulant sa mort Je cite les deux versets qui
preacutecegravedent immeacutediatement le nocirctre dans la tregraves ordinaire traduction du Rabbinat
Regarde ocirc mon pegravere regarde le bord de ton manteau dans ma main puisque je lai coupeacute et
ne tai pas tueacute juge et comprends que je nai rien agrave me reprocher et que je ne tai manqueacute en
rien tandis que toi tu cherches insidieusement agrave prendre ma vie Que Dieu juge entre toi et
moi Il pourra me venger de toi mais je ne porterai pas la main sur toi (I Samuel 24 11-12)
Vient alors la formule laquo Comme dit le des anciens cest des mauvais que vient le
mal mais ma main ne te touchera pas raquo Qursquoest-ce que cette formule vient relever Agrave la suite
du verset preacuteceacutedent elle srsquoapplique soit agrave David jurant de ne pas porter la main sur lrsquooint du
Seigneur soit au jugement de Dieu qui lui peut porter la main sur son oint Dans le premier
1 Verset 13 selon certaines eacuteditions
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
190
cas la traduction par laquo proverbe raquo ou laquo maxime raquo est parfaitement plausible Dans le second
cas elle lrsquoest drsquoautant moins que la formule prend deacutesormais un double sens Elle signifie que
la vengeance de Dieu se produira par la main des meacutechants mais pas par celle de David Elle
dit agrave la fois je ne te frapperai pas et ton jugement viendra Elle exprime donc deux couches
de signification dont lrsquoune reste elliptique allusive
En outre la traduction par laquo proverbes des anciens raquo est une faute de syntaxe
Lrsquoexpression est agrave lrsquoeacutetat construit avec un sujet au singulier1 Le terme nrsquoest pas un
adjectif mais un autre substantif Il faut traduire cette formule soit par laquo le premier faiseur de
machal qui a profeacutereacute cette formule raquo (Radak I) soit par laquo Machal de lrsquoAncien de lrsquounivers la
Torah qui est la machal de Dieu raquo (Rachi et Radak II) Par ougrave lrsquoon retrouve les deux lectures
possibles du verset Selon la seconde lecture ce nrsquoest pas drsquoun laquo proverbe raquo qursquoil srsquoagit mais
drsquoune illustration de la laquo Loi raquo de Dieu deacutefinissant la marche du monde et des affaires
humaines Et dans ce cas la formule litteacuteraire srsquoarrecircte agrave laquo cest des mauvais que vient le
mal raquo la suite laquo mais ma main ne te touchera pas raquo est ajouteacutee par David Lrsquoexpression
est alors employeacutee ici par David pour signifier le laquo modegravele exemplaire raquo auquel il croit
et se reacutefegravere dans ses agissements la formule geacuteneacuterique de la loi de justice qui gegravere le monde
Non pas une maxime morale mais une thegravese sur lrsquoeacuteveacutenementialiteacute et la providence Et il srsquoagit
bien alors drsquoun eacutenonceacute agrave double sens lrsquoun pratique eacutenonccedilant un jugement de facto cest des
mauvais que vient le mal agrave telle enseigne que laquo je raquo ne te toucherais pas lrsquoautre sous-jacent
et rendu accessible par le contexte la loi de la providence est de chacirctier les fauteurs agrave travers
drsquoautres fauteurs Toi Sauumll tu nrsquoeacutechapperas pas agrave ton destin toutefois moi David je nrsquoen
serais pas lrsquoagent Crsquoest ainsi que le Talmud lrsquoa lu
Que signifie le verset Crsquoest en reacutefeacuterence agrave cet autre
verset [qualifiant le meurtrier involontaire] laquo Et srsquoil ne srsquoest pas embusqueacute et que le Dieu a
pousseacute [la victime] dans sa main raquo (Exode 2113) Rich Lakich dit De quoi parle ce verset
Il srsquoagit de deux hommes ayant chacun tueacute un ecirctre humain lrsquoun involontairement lrsquoautre
volontairement mais il nrsquoexiste aucun teacutemoin des deux meurtres LrsquoUnique qui est
providentiel les conduit alors dans la mecircme auberge le meurtrier qui a tueacute
intentionnellement srsquoassied sous lrsquoeacutechelle tandis que le meurtrier involontaire descend de
lrsquoeacutechelle tombe accidentellement sur lui et le tue [devant teacutemoins] Il en reacutesulte que le
meurtrier volontaire a eacuteteacute tueacute et que le meurtrier involontaire est condamneacute agrave lrsquoexil2
Il faudrait alors traduire ce verset
1 Voir Radak sur place 2 Cf Makot 10 b et voir Rachi sur Exode 2113
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
191
Comme dit la Parabole de lrsquoAntique laquo Cest par les mauvais que se reacutealise le mal raquo mais
ma main ne te touchera pas
Mecircme si chaque œuvre doit ecirctre eacutetudieacutee dans son contexte et bien que le contexte de
lrsquoeacutecriture des livres bibliques soit diffeacuterent de celui du Midrach et du Talmud et plus encore
de lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale il me paraicirct exageacutereacute de neacutegliger complegravetement la faccedilon dont lrsquoœuvre
concerneacutee agrave reacutesonneacute dans la culture qui lui a donneacute naissance Cette deacuteconnexion de lrsquoœuvre
de tout ce qui srsquoest profeacutereacute ensuite en son nom dans sa propre aire culturelle lrsquoignorance de
la faccedilon dont elle a eacuteteacute comprise penseacutee imiteacutee et veacutecue nrsquoest rien moins qursquoune faute
meacutethodologique On peut eacutevidemment contester une tradition en arguant qursquoelle se trompe
Mais cela suppose qursquoon en a drsquoabord pris la mesure et qursquoon peut en faire la preuve Or
dans le Midrach le Talmud et les commentateurs meacutedieacutevaux y compris au niveau direct de la
langue elle-mecircme le sens du mot reste constant Il est toujours question de
laquo comparaison raquo laquo similitude raquo et par extension de laquo parabole raquo Cette constance meacuteritait
une halte et un examen mecircme si lrsquoon nrsquoen partage pas les preacutemisses
Toutes ces consideacuterations sur le flottement de la traduction grecque le blocage de la
Vulgate sur le titre les assertions douteuses de la critique biblique contemporaine amegravenent au
mecircme point Agrave savoir que le reacutegime litteacuteraire global du livre est obscur malgreacute lrsquouniteacute
seacutemantique du terme et lrsquoaccord des Targoumim arameacuteens et de la tradition heacutebraiumlque
sur le sens sinon preacutecis du moins geacuteneacuterique du terme Et ce point nrsquoest ni plus ni moins que
la reacutesultante du problegraveme deacutejagrave longuement souleveacute tout au long de lrsquointroduction sur la faccedilon
dont srsquoopegravere la prise de position du lecteur agrave lrsquointeacuterieur du texte Tous les deacuteveloppements
preacuteceacutedents touchant les rapports de lrsquooral et de lrsquoeacutecrit la neacutecessiteacute intrinsegraveque de
lrsquointerpreacutetation la posture du lecteur et son implication dans le texte convergent vers la
notion de laquo parabole raquo telle qursquoelle srsquoest deacuteveloppeacutee dans Michleacute Une fois nos marques
prises il devient maintenant possible de franchir la distance qui seacutepare laquo proverbes raquo
laquo instructions raquo et laquo sentences raquo des laquo paraboles raquo
DES PROVERBES AUX PARABOLES Du point de vue rheacutetorique ou litteacuteraire deux choses distinguent fondamentalement une
parabole dun proverbe La premiegravere est eacutevidente une parabole comporte un sens implicite
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
192
un sujet reacuteel cacheacute sous le sujet apparent alors que le proverbe ne recegravele que son sens
explicite et rien dautre Il nexiste de parabole que lorsque sindique un autre monde derriegravere
celui de lapparence lorsquen parlant dun sujet on en eacutevoque en reacutealiteacute un autre plus
profond plus secret plus laquo vrai raquo Telle est la nature de la parabole elle est une mise en
scegravene destineacutee agrave eacutevoquer ce qui se passe sur une autre scegravene En preacutesentant Michleacute comme un
recueil de proverbes on annihile totalement ce deacutedoublement des plans cette arriegravere-scegravene ougrave
se joue pourtant lessentiel de son enseignement on aplatit la signification de ses paroles dans
le sens de la plus grande banaliteacute Je ninsiste pas davantage sur ce point car Meiumlri le fait
suffisamment dans son introduction Il vaut cependant la peine de reacutepeacuteter que du Talmud
jusquaux commentateurs tardifs de Michleacute aucun auteur de la tradition heacutebraiumlque ne sest
trompeacute sur la question de distinguer une parabole dun proverbe ni dattribuer agrave cet ouvrage
un genre litteacuteraire qui nest pas le sien Tous les commentateurs savent que le mot signifie
laquo parabole raquo et qursquoil implique la preacutesence souterraine drsquoun autre sens implicite aux paroles
de lauteur Il ny a de controverse que sur le point de savoir si tous les dires de ce livre sont
des paraboles ou seulement une partie dentre eux Mais quoi quil en soit cest la parabole
qui conduit cette œuvre qui en signe le style et le mode litteacuteraire avec toutes les
conseacutequences que cela comporte sur le plan du reacutegime du sens instaureacute en ce livre
La seconde distinction entre un proverbe et une parabole est plus subtile et plus
fondamentale Elle explique dailleurs agrave mon avis loption erroneacutee qui a deacutecouleacute de la
traduction des Septante Car en tant que genres litteacuteraires distincts la parabole et le proverbe
ne sadressent pas au lecteur ou agrave lauditeur de la mecircme maniegravere Ils ont en commun certes
decirctre des contenus denseignement destineacutes agrave autrui Mais ils nenseignent pas sur le mecircme
mode Ce qui a pour conseacutequence de modifier lideacutee mecircme denseignement et par lagrave
drsquoinfleacutechir tout son contenu Un proverbe est un lieu commun ouvert agrave tous mecircme si parfois
son style litteacuteraire nest pas neutre mais quil est adresseacute il nest cependant pas neacutecessaire de le
faire sien de laquo porter raquo cette parole ni agrave plus forte raison de laccepter pour en comprendre
la signification et la communiquer En dautres termes le genre litteacuteraire du proverbe est en
continuiteacute avec le registre ordinaire de la communication et de la conversation On eacutechange
des mots et des proverbes sur le mecircme ton de la mecircme faccedilon et pour la mecircme raison Une
parabole se preacutesente diffeacuteremment le circuit ordinaire de la communication et de
linformation naffecte que son sens apparent Limage offerte par son sens propre ou explicite
tend agrave occuper pour ainsi dire tout le devant de la scegravene Tandis que le sens implicite
demeure en retrait et en attente Lauditeur ou le lecteur dune parabole est requis par elle
dune autre maniegravere que dans le circuit de la communication ordinaire Il nest pas sommeacute de
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
193
reacutepondre de prendre parti dintervenir au nom de son accord ou de son deacutesaccord Il est
sommeacute de reacutefleacutechir Non pas de meacutediter simplement une parole profeacutereacutee comme nrsquoimporte
quel eacutenonceacute pourrait en susciter le deacutesir chez un lecteur ou un auditeur perspicace La
reacuteflexion est deacutejagrave laquo appeleacutee raquo par la parabole susciteacutee par exemple par la structure de
lrsquoeacutenonceacute La laquo reacuteflexion raquo de la parabole est celle du miroir en elle on voit une autre image
se profiler La penseacutee qui se glisse dans la parabole ne lui est pas exteacuterieure elle est son but et
sa destination Parce quelle est conccedilue comme un mouvement de la conscience dans une
structure denseignement comme un deacuteplacement preacutevu et reacutegleacute de lrsquoattention La parabole
est construite pour mener le lecteur ou lauditeur du sens apparent au sens reacuteel par des seacuteries
danalogies de meacutetaphores et dallusions par glissements ou par deacuteductions Elle srsquoempare de
lrsquoesprit du lecteur ou de lrsquoauditeur pour lentraicircner vers une destination preacutevue agrave lavance La
circulation preacutevue par la parabole seffectue donc agrave linteacuterieur du sens de lrsquoeacutenonceacute Elle est
intrinsegravequement dynamique Elle ne se produit pas seulement par la parole comme toute
circulation de sens et comme toute communication mais plus essentiellement en elle Elle
saisit lrsquoesprit et lrsquooblige agrave marquer un temps drsquoarrecirct agrave consideacuterer non plus lrsquoobjet ou la
situation du monde qui sert de reacutefeacuterent (le sens apparent) mais le non dit qui lrsquoaccompagne et
dont on aperccediloit par tous les signes qui le manifestent qursquoil va plus loin que le dit Lobjet
deacutechange et de communication offert par le sens apparent nrsquoest litteacuteralement qursquoun preacutetexte
Tandis que son sens veacuteritable reacuteserveacute agrave un mode de circulation du sens qui contraint agrave la
reacuteflexion et ne se donne quen elle ce sens implicite qui fait tout lenseignement de la
parabole nest pas comme tel communicable On ne pourrait eacutechanger des paraboles comme
on eacutechange des proverbes quagrave la condition de nier quelles ne sont que des mises en scegravene
convoquant lrsquoimaginaire du lecteur et drsquoannihiler ainsi leur signification veacuteritable Une
parabole nest pas une information elle est une structure denseignement un rapport priveacute de
maicirctre agrave eacutelegraveve Elle est une eacutecole Si lon ne se fait pas lauditeur docile de la parabole et son
eacutelegraveve si lon nrsquoaccepte pas cette prise en charge qui reacutevegravele un maicirctre on se deacuterobe alors agrave son
enseignement Telle est preacuteciseacutement loption rheacutetorique qui a nom laquo proverbes raquo
Agrave qui accepte lrsquoinvitation du livre des Paraboles il reste encore agrave connaicirctre et agrave
comprendre la forme rheacutetorique geacuteneacuterale dune parabole le mouvement intime qui en
mobilise les eacuteleacutements et produit un sens implicite Il semble profitable de reacutesumer les propos
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
194
que tient Saadia Gaocircn agrave ce sujet dans lintroduction de son commentaire de Michleacute1 Il a en
effet lavantage de deacutefinir la nature et le rocircle de lenseignement des paraboles dans une langue
philosophique classique et donc familiegravere agrave la culture franccedilaise Et puisquil assigne agrave la
forme litteacuteraire de la parabole une place et un rocircle preacutecis dans leacuteconomie de la nature
humaine cest par elle quil faut aborder la question Son point de deacutepart est le postulat agrave la
fois biblique et philosophique que la raison seule distingue lhomme de lanimal Et puisque
lhomme a en commun avec les animaux la nature decirctre vivant et toutes les dispositions
inneacutees qui accompagnent celle-ci il faut que la partie speacutecifique en lui qui est la partie la plus
noble agrave savoir lintellect ou la raison gouverne la partie commune cest-agrave-dire sa nature decirctre
vivant Et selon que le principe qui le gouverne est la raison ou la nature lrsquohomme reacutevegravele son
humaniteacute ou bien est au contraire reacuteduit agrave lanimaliteacute La premiegravere voie est celle du bien la
seconde est celle du mal Ce postulat est suivi dun corollaire les principes qui reacutegissent la
raison et la nature sont diffeacuterents La nature nrsquoobeacuteit quagrave une seule sorte de loi la jouissance
et la souffrance immeacutediates Elle ignore tout calcul et sait seulement poursuivre ce qui lui
procure une jouissance immeacutediate et fuir ce qui provoque en elle une souffrance immeacutediate
La raison en revanche juge des choses en profondeur et dans toutes leurs conseacutequences A la
nature elle ajoute la connaissance des causes et des conseacutequences de chaque chose dans la
mesure de ses moyens Degraves lors ni la jouissance ni la souffrance immeacutediates ne sont pour elle
deacuteterminantes Elle ne juge dune chose quen fonction de lensemble de ses conseacutequences
meneacutees agrave leur terme et cest pourquoi la raison peut parfois juger preacutefeacuterable une souffrance
immeacutediate agrave une jouissance immeacutediate si un bien procegravede de la premiegravere ou si un mal
deacutecoule de la seconde Or la nature ne reconnaissant dautre regravegle que celle du besoin
immeacutediat ignore tout des calculs et des raisons de lintellect et ne les admet absolument pas
Elle reste donc sourde aux appels et aux jugements de la raison Ce qui se traduit preacuteciseacutement
par le pheacutenomegravene suivant entre lintellect et la nature il nrsquoexiste aucune langue commune
Mecircme si lexpeacuterience aidant la nature seacuteveillait au souci de sa propre conservation comment
eacutecouterait-elle une raison qui lui parle de conceptions inconnues delle et mobilise des
raisonnements renversant ses principes Comment lintellect pourrait-il gouverner la nature
La force des besoins ainsi que la pression quexerce sur lhomme limmeacutediateteacute de la
jouissance et de la souffrance sont telles que lhumaniteacute ne devrait jamais pouvoir se reacutealiser2
1 Cf Michleacute im Targoum ve-Perouch Rabbeacutenou Saadia Gaocircn (traduction arabe et commentaire du livre des
Paraboles) eacutedition du texte arabe et traduction heacutebraiumlque de Y Kappah Jeacuterusalem 1976 p 8-22 2 Afin que lon ne sabuse pas dun sophisme il faut preacuteciser quil nexiste aucune preuve de fait (mateacuterielle ou
historique) que lhumaniteacute existe et quelle sest reacutealiseacutee La faciliteacute avec laquelle on produit de nos jours pareille preuve en exhibant un grand singe blanc techniquement deacuteveloppeacute ne reacutepond en rien au problegraveme poseacute La
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
195
Lunique solution consiste agrave donner agrave la raison les moyens deacuteduquer la nature en habituant
progressivement celle-ci agrave supporter des choix et des arguments rationnels et agrave renoncer aux
critegraveres apparents et trompeurs Cest agrave cet endroit que naissent conjointement le besoin dun
enseignement par la parabole et le besoin dun sage En effet puisque tout homme est dabord
livreacute aux mains de sa nature et agrave la force de ses passions il a besoin decirctre enseigneacute par un
sage cest-agrave-dire par un homme en qui la raison gouverne et en qui lhumaniteacute sest deacutejagrave
reacutealiseacutee La deacutefinition du sage deacutecoule de la position du problegraveme dont il est la solution le
sage est un homme dintellect connaissant la nature humaine Sa tacircche est deacuteduquer autrui agrave
deacutevelopper agrave son tour sa raison et agrave diriger sa nature Or pour ce faire le sage dispose dun
instrument dun mode denseignement deacutefini lui-aussi par la position du problegraveme dont il est
la clef Cet instrument est la parabole Celle-ci est le moyen inventeacute par la raison pour parler agrave
la nature pour linformer la mettre en garde et pour ainsi dire laquo la raisonner raquo Lart de la
parabole est en effet lart des comparaisons laquo parlantes raquo emprunteacutees agrave des situations dont
limmeacutediateteacute est criante qui enseigne que telle chose dont le preacutejudice paraicirct lointain et
theacuteorique est en reacutealiteacute une catastrophe terrible et quau contraire son profit immeacutediat qui
paraicirct deacutejagrave acquis nest quun leurre
Mon fils entends ma sagesse tends loreille agrave ma perspicaciteacute soucie-toi de la deacutelibeacuteration
et que tes legravevres preacuteservent la reacuteflexion Car lrsquohydromel goutte des legravevres de la femme
eacutetrange et son palais est plus caressant que lhuile mais la meacutesaventure finit amegravere comme
labsinthe coupante comme une lame agrave double tranchant Ses pieds deacutevalent vers la mort ses
pas portent lrsquoenfer Elle ne saurait eacutevaluer le chemin de la vie sa voie se deacuterobe sans quelle
le sache (51-6)
La forme litteacuteraire de la parabole enseigne avant tout qursquoil y a lieu de distinguer entre
lrsquoapparence et la reacutealiteacute Tel est son dire premier et fondamental qursquoelle colporte partout quel
que soit son thegraveme et son objet Elle lrsquoenseigne par son contenu et elle lrsquoenseigne encore par
son reacutegime litteacuteraire Elle laquo deacuteclare raquo que la reacutealiteacute nrsquoest pas lrsquoapparence elle dit par
exemple laquo meacutefie-toi raquo ne crois pas ce que tes yeux ou le monde te font croire
Pourquoi mon fils teacutegarer aupregraves dune eacutetrangegravere et eacutetreindre le sein dune inconnue Dieu
a les yeux fixeacutes sur les cheminements des hommes et Il pegravese chacun de leurs pas Lrsquoinique
seule preuve qui eacutetablirait que lessence de lhumaniteacute sest reacutealiseacutee consisterait agrave montrer un homme chez qui lintellect domine la nature cest-agrave-dire un sage Ce qui nest pas agrave la porteacutee du premier venu Il ne suffit pas dextirper du lot le meilleur de nos singes ni darguer du deacuteveloppement des sciences et des techniques pour faire exister lhumaniteacute En fait lhistoire humaine prouverait plutocirct dans sa feacuterociteacute sans cesse renaissante quau sens propre lhumaniteacute nexiste pas ou en tout cas quelle ne dure pas Dans lesprit des textes traduits ici comme dans lesprit de la tradition heacutebraiumlque en geacuteneacuteral le sage existe et renaicirct agrave chaque geacuteneacuteration gracircce agrave lenseignement et agrave leacutetude Cest donc lagrave seulement quil faut le chercher et trouver reacuteponse au problegraveme poseacute
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
196
sera happeacute par ses crimes et pris aux lacets de sa faute il peacuterira deacutepourvu de raison eacutegareacute par
sa trop grande stupiditeacute (520-23)
Comprendre que ce qui semble laquo naturel raquo et allant de soi est en reacutealiteacute un jeu biaiseacute et
que la reacutealiteacute est distincte de lrsquoillusion est lrsquoun des enseignements les plus fondamentaux de
Michleacute Le thegraveme de lrsquoerreur et de lrsquoillusion est reacutecurrent et srsquoexprime aussi de faccedilon directe
deacutelivrant la morale de la fable
Car la dissipation des naiumlfs les tuera et lillusion des sots sera leur perte (132)
La spontaneacuteiteacute est trompeuse Et elle ne lrsquoest pas moins dans lrsquoordre de la parole et du
langage La parabole destineacutee agrave provoquer un arrecirct et un recul au sein de lrsquoimmeacutediateteacute brute
agrave laquelle la nature humaine est soumise affecte aussi le rapport spontaneacute de croyance dans le
langage Ainsi la parole trompeuse est sans cesse mise en eacutevidence et pourchasseacutee
La bouche du juste est une source de vie la bouche des iniques masque la cupiditeacute (1011)
Le teacutemoin veacuterace sauve des vies lrsquointerlocuteur trompeur secourt la fraude (1425)
Ces eacutenonceacutes ne sont pas uniquement meacutetaphoriques Derriegravere les assertions trompeuses ou
fallacieuses des menteurs derriegravere les affirmations geacuteneacutereuses et grandiloquentes des iniques
ils deacutenoncent le mobile cacheacute lrsquointention sournoise Ils font jaillir lrsquoautre scegravene qui restait
cacheacutee Mecircme litteacuterairement lrsquoideacutee qursquoun dire laquo masquerait la cupiditeacute raquo est une parabole
Elle eacutetablit un reacuteel cacheacute derriegravere lrsquoapparence comparant la parole aux expressions du visage
aux embuscades qui guettent le voyageur aux piegraveges drsquoun chemin Et les comparaisons
soutenues (la bouche des justes est source de vie) deacuteploient leurs sous-entendus et parfois
mecircme les formulent expresseacutement
La mort et la vie sont au pouvoir de la langue ses amants en goucircteront le fruit (1821)
La complexiteacute rheacutetorique et seacutemantique de ce petit distique est remarquable et nrsquoest qursquoun
exemple parmi drsquoautres Personnification de lrsquoorgane de la parole (laquo subjectification raquo aurait
dit Fontanier1) auquel est attribueacute un laquo pouvoir raquo premiegravere meacutetaphorisation des effets de la
parole devenus puissances de mort et de vie seconde meacutetaphorisation des effets de la parole
compareacutes aux fruits drsquoun arbre assimilation du rapport subjectif agrave la parole agrave une relation
amoureuse la laquo langue raquo devient objet de deacutesir dont cependant ses laquo amants raquo sont la proie
Lrsquoensemble construit lrsquolaquo image raquo forte et impossible agrave repreacutesenter drsquoun arbre de vie et de
mort drsquoun amour fou dont il faut toujours payer le prix drsquoune puissance absolue qui regravegne sur
1 Cf Les figures du discours op cit p 118 sq
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
197
les hommes Le rapport agrave la fois subjectif et social de chacun agrave sa propre parole et agrave la parole
de lrsquoautre explose ainsi en paraboles combineacutees Tout est dit en image mais rien nrsquoest
encore dit de penseacute ni de mesureacute On pressent la veacuteriteacute du message sans encore le
comprendre Ainsi selon Saadia Gaocircn la parabole eacuteduque-t-elle drsquoabord sans meacutenagement la
nature en usant de comparaisons qui font accepter agrave lrsquoimagination le jugement rendu par la
raison Celle-ci peut alors commencer agrave la gouverner en lrsquoamenant progressivement agrave
accepter ses jugements non pour ce qursquoils sont veacuteritablement car la nature ne saurait les
reconnaicirctre mais pour ce que lrsquoartifice litteacuteraire et la comparaison en font de brutalement
parlant Utilisant le langage de lrsquoimagination pour se faire entendre la raison reste
pudiquement masqueacutee Elle ne dit pas ses penseacutees ni le chemin qursquoelle a suivi elle formule
ses conclusions sous forme meacutetaphorique et litteacuteraire1
Car agrave ma fenecirctre posteacute agrave la lucarne jobservais Et je vis parmi les naiumlfs je reconnus parmi
les enfants ladolescent deacutenueacute de cœur passant sur la place pregraves de sa porte et dirigeant ses
pas vers son logis dans lobscuriteacute du soir au sein de la nuit et des teacutenegravebres Une femme
aussitocirct vient agrave sa rencontre attifeacutee comme une prostitueacutee et assoiffeacutee de conquecircte Elle est
jacassante et vicieuse jamais ses pieds nhabitent sa demeure parfois au-dehors parfois
dans les rues agrave lrsquoaffucirct dans tous les coins Elle le saisit et lembrasse et lui deacuteclare sans
pudeur De loffrande dun sacrifice dont javais fait vœu aujourdhui jai payeacute la dette je
sortis alors agrave ta rencontre guettant ton visage et je tai trouveacute Jai drapeacute mon lit deacutetoffes en
lin dEacutegypte jai parfumeacute ma couche de myrrhe de nard et de cannelle Viens enivrons-nous
de caresses jusquau matin goucirctons aux joies de lamour Car lhomme nest pas au logis il
est parti pour un voyage lointain il a emporteacute la bourse avec lui et ne reviendra quau jour
dit Elle reacuteussit agrave lattirer tant elle est experte elle lui fait perdre raison par la caresse de ses
legravevres Il la suit subitement comme un taureau marche agrave labattoir et ainsi dupe court vers la
chaicircne de la prison jusquagrave ce quune flegraveche lui perce le foie comme loiseau se pressant vers
la nasse ignorant quil en va de sa vie Enfants eacutecoutez-moi precirctez attention agrave mes
avertissements Ne laisse jamais ton cœur se deacutevoyer sur ses chemins ne te fourvoie pas
dans ses pentes Car elle a abattu bien des cadavres et une foule de gens sont ses victimes
1 Ajoutons en notre nom car Saadia Gaocircn ne le dit pas que la parabole est le moyen par excellence du long
et difficile apprentissage du reacuteel de la parole Au point que ses perpeacutetuelles mises en scegravene agrave propos de nrsquoimporte quel sujet finissent par rejaillir aussi sur elle Agrave la fin crsquoest elle qui vient en question Lrsquohabitude de la parabole rend perspicace et ruseacute Le lecteur finit par questionner ce style eacutetrange qui le malmegravene le flatte et lrsquoentraicircne ougrave il veut Le livre des Paraboles laquo sous-entend raquo par son usage systeacutematique de lrsquoallusion par ses deacuteplacements drsquoattention reacutepeacuteteacutes qui enseignent agrave voir les choses de biais que son modegravele rheacutetorique nrsquoeacutechappe pas non plus agrave la dualiteacute de lrsquoapparence et du reacuteel Le lecteur en vient alors agrave se demander ce qursquoune parole attend de lui
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
198
Les chemins vers lenfer passent par sa demeure ils deacutegringolent jusqursquoaux treacutefonds de la
mort (76-27)
En aucun cas on ne peut lire ce texte comme une description Au minimum crsquoest une
fable un conte donc une fiction Lrsquoaccumulation des meacutetaphores et des exageacuterations le
place dans le registre du conte poeacutetique Mais le texte nrsquoest pas non plus preacutesenteacute simplement
comme une simple narration Crsquoest un avertissement explicite et plutocirct agressif Et cet
avertissement est expresseacutement introduit et soutenu par un locuteur qui adresse sa mise en
garde au lecteur
Mon fils garde mes dires et conserve au fond de toi mes preacuteceptes Soucie-toi de mes
recommandations et vis preacuteserve mon enseignement comme la prunelle de tes yeux Noue-
les agrave tes doigts et inscris-les sur la table de ton cœur Dis agrave la sagaciteacute laquo Tu es ma sœur raquo
Et appelle le discernement laquo mon ami raquo Pour te garder de la femme eacutetrange linconnue aux
dires caressants etc (71-5)
Peut-on se contenter de reacuteduire le locuteur du texte agrave lrsquoauteur preacutesumeacute du livre Cela
suffirait dans un simple conte dans une fable ou un roman agrave condition que le locuteur ne soit
pas lui-aussi un eacuteleacutement de la fable inscrit dans le texte Ce nrsquoest pas le cas ici non
seulement le locuteur prend la parole mais il est le premier mis en scegravene Il appartient
drsquoembleacutee agrave la fable La suite du texte ne fait que rapporter sa preacutetendue expeacuterience (laquo posteacute agrave
la lucarne jobservais raquo) Il srsquoagit donc globalement de la meacutetaphore drsquoun pegravere instruisant
son enfant qui constitue deacutejagrave en soi une mise en scegravene et dont lrsquoinstruction consiste en une
fable sur les dangers de la femme fatale pour les eacutemois adolescents Depuis le deacutepart Michleacute
entraicircne le lecteur sur le terrain de la pure fiction Il creacutee une situation de dialogue avec le
lecteur dans laquelle tous les eacuteleacutements sont imaginaires le locuteur invoqueacute est fictif le
destinataire deacutecrit est fictif lrsquohistoire rapporteacutee est fictive Dans sa texture mecircme ce texte est
une parabole il invite le lecteur agrave retrouver les sujets reacuteels preacutesupposeacutes par ce tissu de fiction
Ce proceacutedeacute litteacuteraire ne se reacutesume pas au jeu habituel locuteurauditeur ou auteurlecteur Le
lecteur doit ici supporter le poids drsquoune intrigue un peu obsessionnelle dont il est le terrain
et lrsquoenjeu qui lrsquoincite agrave srsquointerroger sur le message de ce conte et sur la signification de cet
avertissement Pour une penseacutee formeacutee agrave la philosophie comme Saadia Gaocircn il est aiseacute de
retrouver les divisions ordinaires de la raison et de la nature celle-ci instruisant
meacutetaphoriquement celle-lagrave Cette explication nrsquoest eacutevidemment pas la seule possible Mais
quelle que soit la lecture qursquoon en fait le reacutegime litteacuteraire du texte requiert une interpreacutetation
de la part du lecteur il fait expresseacutement appel agrave lui il le convoque par le double jeu de la
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
199
fiction eacutevidente et de lrsquoavertissement agressif et attend de lui une reacuteponse On peut choisir de
srsquoy deacuterober Le texte retombe alors dans la simple fable le conte moralisateur pour
adolescents Refuser cette reacutequisition par le texte est un choix de lecture ne pas y mecircler une
subjectiviteacute et encore moins la sienne ne pas se laisser entraicircner ne pas se laisser enseigner
de peur de se trouver finalement captif drsquoun livre Toutes ces opeacuterations neacutegatives par
lesquelles un sujet se deacutesinscrit de lrsquoœuvre se retire loin drsquoelle feignant de croire que son
message pourrait se faire entendre indeacutependamment de lui et qursquoainsi proteacutegeacute de
lrsquoimmeacutediateteacute de ses effets litteacuteraires et tenu agrave bonne distance il pourrait drsquoautant mieux
connaicirctre comprendre et analyser la penseacutee de son auteur toutes ces deacuteneacutegations sont
indispensables pour produire une ligne de deacutemarcation fixe une frontiegravere infranchissable
garantissant au lecteur lrsquoimmuabiliteacute Ne pas ecirctre toucheacute par la parole lrsquoentendre sans srsquoy
laisser prendre sans se laisser conduire et manipuler en un mot refuser la fiction drsquoun
laquo pegravere raquo ne pas endosser le rocircle du laquo fils raquo telle est lrsquooption du laquo livre des Proverbes raquo Elle
nrsquoaffecte pas que le discours laquo savant raquo Elle deacutefinit toute attitude qui se deacuterobe agrave la litteacuterature
et ne trouve dans une œuvre qursquoun preacutetexte agrave un autre discours Drsquoune maniegravere ou drsquoune
autre cette position de lecteur se soutient toujours drsquoun laquo savoir raquo acquis ailleurs dont le texte
ne peut ecirctre que la confirmation ou le deacutementi Il faut drsquoailleurs souligner que le repli subjectif
du lecteur ne se reacuteduit pas agrave lrsquooption des laquo proverbes raquo Ce recul peut srsquoexprimer aussi
symeacutetriquement dans la surenchegravere alleacutegorique qui deacutechiffre le texte agrave partir drsquoune grille
symbolique connue agrave lrsquoavance Au lieu de se laisser prendre et alteacuterer par le mouvement de la
parabole et drsquoen devenir le sujet lrsquoalleacutegorie symbolique maintient le lecteur dans une
exteacuterioriteacute toute artificielle en substituant terme agrave terme une laquo veacuteriteacute raquo intelligible aux pocircles
et aux aspeacuteriteacutes litteacuteraires du texte On nrsquoest pas surpris de voir ce modegravele litteacuteraire utiliseacute
massivement par les philosophes platoniciens lorsqursquoils commentent Homegravere ou la Bible Par
deacutefinition deacutecoulant de lrsquoontologie platonicienne la laquo veacuteriteacute intelligible raquo est neacutecessairement
supposeacutee agrave lrsquoorigine Elle preacutecegravede la poeacutetique du texte et recegravele seule sa veacuteriteacute derniegravere Sans
entrer dans les deacutetails des difficulteacutes inheacuterentes au symbolisme alleacutegorique1 il suffit de
constater que dans tous les cas le deacutechiffrement symbolique rompt avec la poeacutetique du texte
et substitue aux vocables litteacuteraires drsquoautres Noms plus laquo divins raquo plus laquo originels raquo ou
simplement plus laquo vrais raquo Dans tous les cas mdash discours savant proverbe ou symbolisme mdash il
srsquoagit toujours de neutraliser la puissance rheacutetorique du texte et son effet litteacuteraire
drsquoempecirccher la capture imaginaire dont le lecteur est lrsquoobjet pour lui substituer un discours 1 Celles-ci sont bien reacutesumeacutees dans lrsquointroduction de G Lardreau au texte de Porphyre Lrsquoantre des nymphes
dans lrsquoOdysseacutee Verdier 1989 p 43-47
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
200
deacutepourvu drsquoempreinte subjective Tout le contraire du lecteur heacutebraiumlque esclave enthousiaste
de la lettre qui srsquoavance reacutesolument dans le champ ouvert par la parabole afin drsquoecirctre modifieacute
et enseigneacute par elle Attitude infantile le texte ne manque pas de le dire au sens ougrave lrsquoenfant
accepte que sa propre parole soit deacutejagrave prise dans le discours de lrsquoAutre et qursquoun sujet ne peut
se deacutecouvrir lui-mecircme et faire lrsquoexpeacuterience de sa parole qursquoagrave les chercher dans le texte
Sort-on jamais de lrsquoenfance1 Existe-t-il dans Michleacute un eacutenonceacute qui ne serait pas adresseacute
agrave la laquo nature raquo comme dit Saadia Gaocircn Le texte srsquoexprime-t-il quelquefois de faccedilon
raisonnable Ne suppose-t-il jamais un sujet rationnel capable drsquoentendre et drsquoaccepter tel
quel le dire originel de la raison les arguments du seul intellect En fait cette question
revient agrave demander si tous les eacutenonceacutes de Michleacute sont ou non des paraboles On peut
leacutegitimement en douter On a vu qursquoil srsquoagit drsquoune controverse entre les commentateurs Rien
nrsquoindique que les versets suivants par exemple doivent ecirctre interpreacuteteacutes comme des
paraboles
La probiteacute des droits les sauvera les malhonnecirctes seront happeacutes par leur turpitude (116)
Qui reacutepond avec douceur apaise la fureur le propos affligeant suscite la colegravere (151)
La langue des sages ameacuteliore la reacuteflexion la bouche des sots reacutepand la stupiditeacute (152)
Nrsquoest-ce pas agrave la raison que srsquoadresse ici lrsquoauteur de Michleacute Tout nrsquoest-il pas dit dans ces
reacuteflexions drsquoexpeacuterience et ces conseils pratiques Reste-t-il encore de lrsquoimplicite Mais
peut-ecirctre faut-il questionner lrsquoapparence raisonnable de ces assertions dont il est aiseacute de voir
qursquoelles ne sont pas quittes de lrsquoimaginaire Jrsquoavoue mon heacutesitation Certains commentateurs
en particulier Rachi fidegravele agrave la tradition talmudique et midrachique et Meiumlri eacutemule de la
tradition philosophique jugent que la deacutefinition reacutepeacuteteacutee du reacutegime litteacuteraire du livre engage
tous les versets ou presque Il est difficile de trancher cette question qui est aussi une affaire
de goucirct et de jugement Quoi qursquoil en soit tant que lrsquoon reste sur le terrain de la parabole la
raison srsquoavance toujours laquo masqueacutee raquo Mais il faut distinguer deux sortes de problegraveme
1 Cette question a des incidences historiques et politiques ceacutelegravebres Elle fut en son temps la revendication
majeure du laquo siegravecle des Lumiegraveres raquo Crsquoest preacuteciseacutement sous cette forme qursquoEmmanuel Kant exprime la devise des Lumiegraveres dans lrsquoarticle de 1784 Qursquoest-ce que les Lumiegraveres laquo Les lumiegraveres se deacutefinissent comme la sortie de lrsquohomme hors de lrsquoeacutetat de minoriteacute ougrave il se maintient par sa propre faute La minoriteacute est lrsquoincapaciteacute de se servir de son entendement sans ecirctre dirigeacute par un autre Elle est due agrave notre propre faute quand elle reacutesulte non drsquoun manque drsquoentendement mais drsquoun manque de reacutesolution et de courage pour srsquoen servir sans ecirctre dirigeacute par un autre Sapere aude Aie le courage de te servir de ton propre entendement Voilagrave la devise des lumiegraveres raquo (Traduction Heinz Wismann Emmanuel Kant Œuvres philosophiques t 2 Bibliothegraveque de la Pleacuteiade Gallimard 1985 p 209) Il serait particuliegraverement inteacuteressant de comparer terme agrave terme le projet eacuteducatif de Michleacute avec la deacutemarche du libre usage publique de sa raison par le savant que Kant admet comme seule reacuteponse possible agrave la question poseacutee
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
201
affirmer que les paraboles ne srsquoadressent jamais directement agrave la raison nrsquoimpliquent pas du
tout que ces paraboles ne renfermeraient aucune veacuteriteacute pour lrsquointellect Ces deux assertions
sont diffeacuterentes et ne sont pas logiquement lieacutees La premiegravere semble exacte les paraboles
sont des creacuteations litteacuteraires des pheacutenomegravenes rheacutetoriques elles ne srsquoadressent jamais
directement agrave la raison Elles parlent laquo au cœur raquo agrave la sensibiliteacute agrave lrsquoimagination Mecircme les
consideacuterations les plus theacuteoriques les plus philosophiques sont ineacutevitablement mises en
scegravene Les ideacutees les plus eacuteleveacutees de la raison doivent toucher la sensibiliteacute et lrsquoimagination
dans laquo leur reacuteel raquo le plus immeacutediat Lrsquoeacutelan meacutetaphorique enflamme alors le discours
personnifie lrsquoIdeacutee produisant lrsquoune des plus belles prosopopeacutees de la sagesse
Moi la sagesse jhabite la subtiliteacute la deacutelibeacuteration reacutefleacutechie est ma trouvaille La crainte de
Dieu est la haine du mal et jai haiuml la vaniteacute personnelle lrsquoarrogance nationale lrsquohabitude de
la maligniteacute et le manque de parole A moi le conseil et la clairvoyance je suis le
discernement la puissance est mienne Gracircce agrave moi les rois regravegnent les magistrats deacutecregravetent
le droit Par moi gouvernent les princes les grands seigneurs et tous les juges rendant justice
Jaime qui maime et les matinaux qui me cherchent me trouvent Aupregraves de moi sont la
richesse et la consideacuteration un capital solide et leacutequiteacute Mon fruit est meilleur que lor et le
diamant ma reacutecolte vaut davantage que le bel argent Je conduis sur la voie de la chariteacute
selon les chemins de la justice Jai de quoi leacuteguer agrave mes amants je remplirai leurs coffres
Dieu mrsquoa acquise lors des preacutemices de son cheminement avant ses œuvres drsquoantan
Drsquoeacuteterniteacute jrsquoeacutetais introniseacutee degraves lrsquoorigine anteacuterieurement au monde Je naquis alors que
lrsquoabicircme nrsquoexistait pas ni les sources aux eaux impeacutetueuses Alors que les montagnes
nrsquoeacutetaient pas encore eacuterigeacutees avant les valleacutees je naquis avant qursquoIl nrsquoait fait le sol ferme et
ses dehors et le commencement de la poussiegravere du monde Alors qursquoIl eacutetablissait les cieux
jrsquoeacutetais lagrave lorsqursquoIl traccedila un cercle sur lrsquoabicircme quand Il affermit les nueacutees ceacutelestes et renforccedila
les sources de lrsquoabicircme lorsqursquoIl imposa agrave la mer une limite afin que les eaux ne lui
deacutesobeacuteissent pas et qursquoIl fixa les fondements de la terre Jrsquoeacutetais adopteacutee par Lui je vivais un
jeu jour apregraves jour riant en Sa preacutesence agrave tout moment jouant avec le monde habiteacute mon
ravissement est pour lrsquohumaniteacute (812-31)
Nul ne peut laquo voir raquo la sagesse de lrsquounivers elle ne srsquooffre qursquoau sage qui scrute les lois du
monde et leur donne forme intelligible Nul ne pressent spontaneacutement que la sagesse est
source de loi et autoriteacute de gouvernement Nulle eacutevidence de puissance nrsquoaccompagne la
sagesse Et qui imaginerait instinctivement que la sagesse est objet de jouissance et de
ravissement La force de la parabole est drsquoattiser le feu de lrsquoamour agrave travers la poeacutesie Sans
cette manœuvre rheacutetorique le deacutesir de la sagesse ne se produirait jamais La philo-sophie
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
202
nrsquoest pas un exercice theacuteorique elle ne peut ecirctre que litteacuteraire et parabolique Lrsquoamour naicirct du
dithyrambe Le style de Michleacute est de transformer toute reacutealiteacute toute conception tout principe
en eacuteveacutenement litteacuteraire Mecircme lorsqursquoune parabole enseigne la raison lrsquointelligence et la
perspicaciteacute crsquoest en parlant par images meacutetaphorisant jusqursquoaux termes les plus abstraits
Degraves lors mes enfants obeacuteissez-moi heureux ceux qui perpeacutetueront ma voie Entendez
raison et devenez judicieux et ne me reniez pas Heureux qui mrsquoeacutecoute qui adhegravere agrave mes
portes jour apregraves jour et garde les montants de mon entreacutee Car qui me trouve trouve la vie
et suscite la faveur de Dieu mais qui faute envers moi extorque son acircme ceux qui me
haiumlssent sont tous amants de la mort (832-36)
Mais cela ne signifie pas que les paraboles ne deacutelivrent aucune veacuteriteacute qursquoelles ne seraient
agrave leur tour que des manœuvres fallacieuses des comparaisons trompeuses qui finiraient par
eacutegarer lrsquoesprit et tuer en lui toute raison veacuteritable Mecircme si la raison srsquoavance masqueacutee mecircme
si elle dirige la nature par des artifices rheacutetoriques son but reste eacutevidemment de conduire le
lecteur agrave la raison Le but de Michleacute est donc bien qursquoil sorte de lrsquoenfance Et tel est le sens et
la finaliteacute de toutes ses injonctions quitte lrsquoenfance Apprends la sagesse deviens intelligent
et perspicace reconnais le reacuteel derriegravere lrsquoapparence et deviens agrave ton tour homme de raison
crsquoest-agrave-dire un sage Pour Saadia Gaocircn les paraboles de Michleacute recegravelent aussi eacutevidemment
une veacuteriteacute intellectuelle Elles ne sont pas de simples artifices litteacuteraires elles sont avant tout
lrsquoenseignement drsquoun sage Lrsquoimagination la meacutetaphore la comparaison sont des instruments
du vrai
Cest vous hommes que jappelle Humaniteacute entends ma voix Naiumlfs comprenez la
subtiliteacute Sots ayez agrave cœur de comprendre Eacutecoutez car je parle noblement la rectitude est
le seuil de mes legravevres Mon palais savoure la veacuteriteacute et lrsquoiniquiteacute reacutepugne agrave mes legravevres
Toutes mes recommandations sont leacutegitimes elles ne recegravelent ni feinte ni preacutevention Elles
sont toutes rigoureuses pour qui les appreacutehende et toutes sont exactes pour qui sait reacutefleacutechir
(84-9)
Les paraboles de Michleacute sont un art litteacuteraire du vrai Le jugement qursquoelles portent sur les
choses est toujours fondeacute en raison et rigoureusement exact Contrairement aux paraboles du
Seacuteducteur ou du Sophiste eacuteternel adversaire et concurrent du Sage celles-ci ne deacutecregravetent pas
agrave la nature des comparaisons arbitraires et injustifieacutees destineacutees seulement agrave lrsquoeffrayer ou agrave la
seacuteduire La parabole du sage srsquoadresse aussi agrave lrsquointellect mais de faccedilon subtile Agrave la nature
Michleacute parle bruyamment mais lrsquointellect ne srsquoenseigne que de faccedilon mesureacutee et reacutefleacutechie
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
203
Ainsi la parabole converse-t-elle avec lrsquointellect mais implicitement cette fois en lrsquoamenant
agrave reacutefleacutechir sur les conditions et les raisons de sa signification explicite et toujours deacuterangeante
outrageusement meacutetaphorique ou exageacutereacutement critique Par exemple qursquoest-ce qui dans la
laquo femme raquo eacutevoqueacutee par la parabole suivante est laquo eacutetrange raquo Qursquoy a-t-il en elle de si
laquo glissant raquo Qursquoy a-t-il de mortel Ougrave conduit ce reacuteseau serreacute de meacutetaphores
Car lrsquohydromel goutte des legravevres de la femme eacutetrange et son palais est plus caressant que
lhuile mais la meacutesaventure finit amegravere comme labsinthe coupante comme une lame agrave
double tranchant Ses pieds deacutevalent vers la mort ses pas portent lrsquoenfer Elle ne saurait
eacutevaluer le chemin de la vie sa voie se deacuterobe sans quelle le sache (53-6)
Par son outrance son exageacuteration la parabole force agrave reacutefleacutechir qui donnerait un poids
aussi deacutemesureacute au seul danger de la seacuteduction feacuteminine Manifestement il y a quelque chose
de plus Il semble que les dangers de cette seacuteduction ne soit qursquoune image De quoi la
laquo femme eacutetrange raquo est-elle alors la meacutetaphore Ou comme lrsquoon dit aujourdrsquohui de qui ou de
quoi est-elle le Nom Ainsi se deacutedoublent les eacutenonceacutes du livre gracircce agrave leur insistance
litteacuteraire et leur reacutegime rheacutetorique Pour Saadia Gaocircn par exemple cette figure de femme (car
il en est drsquoautres) nrsquoest que la meacutetaphore des deacutesirs et des plaisirs mondains en geacuteneacuteral elle
deacutesigne lrsquoensemble des illusions et des leurres que la socieacuteteacute humaine entretient pour faire
croire agrave son importance Honneurs richesses reconnaissance supreacutematie bonheur sont les
illusions de laquo biens raquo dont une socieacuteteacute entretient ses membres Elle les seacuteduit et les invite les
pourchasse par ses deacuteclarations solennelles et ses promesses infinies Puis les rejette ensuite
apregraves les avoir deacutevoreacutes tout crucirc comme des carcasses vides En termes modernes la laquo femme
eacutetrange raquo et laquo envoutante raquo est une meacutetaphore de lrsquoalieacutenation Ainsi se trouvent reacuteunies deux
choses dans la parabole un artifice litteacuteraire brillant exprimant dans lrsquoimmeacutediateteacute un
enseignement adresseacute agrave la nature et enveloppeacute dans lrsquoartifice une question adresseacutee agrave
lrsquointellect qui provoqueacute par la surenchegravere meacutetaphorique et sachant que la parabole est le fait
drsquoun sage cherche les raisons de son avertissement et le sens de sa deacutemarche Tel est pour
Saadia Gaocircn le modegravele rheacutetorique selon lequel est construite une parabole de Michleacute parole
double adresseacutee agrave la nature et agrave lrsquointellect ensemble seule maniegravere veacuteritable drsquoenseigner
lrsquohumaniteacute Car un enseignement adresseacute uniquement agrave lrsquointellect ne touche pas la nature en
lui il ne peut aider un ecirctre humain agrave se reacutealiser et reste steacuterile1 Au teacutemoignage des siegravecles au
1 laquo La morale ennuie le conte fait passer le preacutecepte avec lui raquo disait La Fontaine Lrsquointeacuterecirct de sa remarque
pour nous est que lennui traduit lindiffeacuterence de la nature au preacutecepte que combat efficacement la fable Cependant la faiblesse du genre cultiveacutee par La Fontaine est que le preacutecepte enseigneacute par la fable nest jamais questionneacute ni eacutevalueacute agrave lrsquoaune de lrsquointelligence Sa veacuteriteacute est toujours supposeacutee elle nest jamais objet denquecircte
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
204
moins on ne se deacuterobera pas leacutevidence est que jamais le simple appel agrave la raison ne saurait
rendre lhumaniteacute raisonnable Inversement une parole adresseacutee uniquement agrave la nature et non
agrave lrsquointellect nrsquoest au mieux qursquoune gentille fable au pire un laquo diktat raquo arbitraire Car une
parole qui se reacutesumerait au seul artifice par lequel la nature est saisie et dompteacutee est un pur
effet de propagande et dans le moindre cas un simple jeu litteacuteraire En ignorant lintellect
auquel elles ne sadressent ni le roman ordinaire ni la propagande ne laissent place agrave
lhumaniteacute Il faut ce double message pour faire un homme car il a cette double nature
Telle est en reacutesumeacute la deacutemarche philosophique de Sadia Gaocircn dans son approche de
Michleacute Elle relegraveve de la philosophie classique et de son appareil conceptuel un peu deacutesuet
parfois Il nrsquoest donc pas pertinent de trop la prolonger Elle importe surtout agrave nos yeux par la
place fondamentale qursquoelle accorde agrave lrsquoimaginaire dans la formation et la vocation de lrsquoesprit
humain Par la position cleacute qursquoelle donne agrave la parabole la deacutemarche de Saadia Gaocircn invite agrave
interroger lrsquoaccord secret qui associe une forme litteacuteraire agrave la forme de lrsquohumaniteacute et agrave
eacutevaluer leur eacutetrange convenance Comme si lrsquohumaniteacute et la parabole se reacutepondait terme agrave
terme comme si le sort des hommes deacutependait eacutetroitement drsquoun reacutegime litteacuteraire speacutecifique
Et comme si inversement ce modegravele rheacutetorique teacutemoignait preacuteciseacutement de lrsquohumaniteacute de
lrsquohomme dans ses reacuteussites et ses impasses Ce qui conduit agrave une eacutetrange question la poeacutesie
serait-elle selon ce modegravele rheacutetorique la seule cause reacuteelle de lrsquohumaniteacute Je veux dire par
laquo reacuteel raquo le fait que seul un reacutegime rheacutetorique deacutetermineacute serait susceptible drsquoenseigner
lrsquohumaniteacute aux hommes Car on conviendra que laquo lrsquohumaniteacute raquo nrsquoest pas autre chose qursquoune
repreacutesentation crsquoest-agrave-dire un ensemble drsquoattitudes et de valeurs que lrsquoon juge repreacutesenter
veacuteritablement lrsquoecirctre de lrsquohomme Mais ce jugement nrsquoest eacutevidemment pas objectif il est moral
et meacutetaphysique Le paradoxe pour notre postmoderniteacute supposeacutee deacutebarrasseacutee du mythe et
mecircme des grands reacutecits est que lrsquoimage poeacutetique est peut-ecirctre le seul et unique support
effectif des canons ultimes de la morale et de la meacutetaphysique Qursquoon en juge
Tu as flancheacute au jour de lrsquooppression ta force est deacutesormais reacuteduite Si tu tabstiens de
sauver ceux que lon conduit agrave la mort et que lon traicircne au massacre crois-tu pouvoir dire
ensuite laquo Vraiment nous ignorions cela raquo alors quIl connaicirct le fond des cœurs et que
veilleur aupregraves de ton acircme Il sait et quIl rend agrave chacun selon ses actes (2410-12)
ni de reacuteflexion De sorte que la fable nrsquoenseigne pas agrave laquo penser raquo agrave proprement parler elle rappelle seulement un preacutecepte deacutejagrave connu et pour cette raison son enseignement quoiqursquoefficace et reacuteel se reacuteduit souvent agrave des banaliteacutes utiles
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
205
Existe-t-il une autre faccedilon de faire surgir et reacutesonner en chacun la culpabiliteacute du lacircche qui
assiste au massacre de ses semblables sans piper mot alors qursquoil aurait suffi souvent qursquoil
manifeste sa reacuteprobation pour que le forfait nrsquoait pas lieu Les discours les plus argumenteacutes
sur la question ne srsquoappuient-ils pas discregravetement sur quelque image litteacuteraire mettant les
hommes en demeure de soutenir concregravetement leur humaniteacute Lrsquoeacutethique est-elle autre chose
que le lieu de rencontre entre poiumleacutesis et praxis
Agrave simplement parcourir les eacutenonceacutes du livre des Paraboles on voit rapidement se
constituer une typologie Le sens litteacuteral des paraboles est bacircti agrave partir de certaines
laquo constantes existentielles raquo soit des situations universelles telles que lrsquohomme et la femme
le riche et le pauvre le jeune et le vieux le sage et le sot lrsquohumble et lrsquoarrogant lrsquohocircte et son
inviteacute etc ou bien des caractegraveres humains geacuteneacuteraux tel le paresseux le vaniteux le ruseacute le
cynique lrsquoivrogne le deacutebaucheacute le sage etc La liste de ces situations et de ces figures est
longue Mais elle est aussi finie Elle dessine un cercle elle encadre un peacuterimegravetre Elle
constitue finalement un univers ordonneacute de cateacutegories figureacutees sous-tendu par un systegraveme de
relations preacutecis drsquooppositions et de mises en rapport quoiqursquoen geacuteneacuteral simplement eacutebaucheacute
La femme par exemple et non lrsquohomme est lrsquoune des figures centrales drsquoun systegraveme de
correspondances et drsquooppositions Faire drsquoelle le support imageacute de tant drsquoassertions suppose
que drsquoembleacutee la femme appartient agrave lrsquoimaginaire Au point de supporter des figures
opposeacutees celle de la femme courageuse et fidegravele et celle de la femme infidegravele envoucirctante et
seacuteductrice La typologie srsquoeacutetend aux figures du paresseux du ladre de livrogne du naiumlf du
vicieux aux portraits du fils intelligent et du fils sot de la sagesse de la sottise etc Agrave chaque
fois par ses outrances ses demi-veacuteriteacutes par son caractegravere elliptique la meacutetaphore deacuteborde
son sujet preacutetendu Parce que les assertions de Michleacute ont toujours valeur drsquoinjonction
(exhortation conseil avertissement) elles attendent du lecteur une reacuteponse pratique et
existentielle Le deacutebordement de la meacutetaphore veut tracer un sillon dans le reacuteel il invite agrave
reacutesoudre lrsquoeacutenigme non par une alleacutegorie mais par des mœurs et une pratique Le sujet apparent
des assertions srsquoefface devant tant de mystegravere que la parabole lui precircte Quelle femme par
exemple justifierait tant drsquoexcitation et drsquoardeur y compris de la part de lrsquoauteur des
Paraboles Lrsquoappeacutetit sexuel nrsquoexplique pas tout et il finit par srsquoeffacer devant la geacuteneacuteraliteacute
et la virulence des eacutepithegravetes flagorneuses ou mortifegraveres Drsquoautant que ce mecircme deacutesir sexuel
est parfois porteacute aux nues lorsqursquoil srsquoagit de laquo lrsquoeacutepouse de ta jeunesse raquo Dans la figure de la
femme envoutante et adultegravere seul demeure le sentiment drsquoeacutetrangeteacute Inquiet drsquoune veacuteriteacute qui
nrsquoest que laquo litteacuteraire raquo alors que par leur ton ces assertions pressent vivement vers le reacuteel le
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
206
lecteur cherche le rebond lrsquoanalogie le semblable derriegravere le trait ou la figure brillamment
dessineacute Si lrsquoon dit par exemple que la figure de la laquo femme eacutetrange raquo est traditionnellement
associeacutee agrave lrsquoidolacirctrie ce nrsquoest pas pour proposer une interpreacutetation symbolique du texte
Substituer un nom agrave un autre nrsquoest qursquoun exercice theacuteorique Lrsquoinsistance de lrsquoinjonction le
caractegravere eacutethique et pratique des assertions de Michleacute conduit agrave eacutelargir le champ des eacutenonceacutes
en conservant leur structure seacutemantique On soupccedilonne lrsquoidolacirctrie sous la figure de la femme
eacutetrange et envoucirctante parce qursquoon intuitionne qursquoun schegraveme commun les relie associant par
exemple le goucirct pour lrsquoadultegravere et la fascination pour les pratiques magiques Ce schegraveme
commun est le rapport de fascination et drsquoenvoucirctement qui saisit le naiumlf dans lrsquoobscure
promesse drsquoune jouissance deacuterobeacutee
Que le naiumlf se tourne par ici Agrave qui est deacutenueacute de cœur elle dit Les eaux voleacutees sont
deacutelicieuses le pain des secrets est voluptueux Et il ignore qursquoil nrsquoy a lagrave que des ombres et
qursquoelle lrsquoa inviteacute dans le gouffre du tombeau (916-18)
Masqueacute par la parabole le secret de la fascination est cependant deacutelivreacute en toutes lettres
lorsqursquoelle est veacutecue dans le secret de la transgression la chose la plus simple (pain et eau)
devient promesse de volupteacute infinie La meacutetaphore de ladultegravere ce sont les pratiques
intellectuelles ou morales telle la magie la cabale lidolacirctrie la calomnie pour lesquelles
lombre est indispensable et dont le beacuteneacutefice imaginaire se joue dans le secret de linterdit
Secret drsquoalcocircves arcanes du pouvoir ou du savoir femmes fatales eacutepouses volages autant de
promesses fascinantes et infinies qui arrachent le cœur des hommes et les tient tout haletant
et palpitant au bord de ce qursquoils croient ecirctre lrsquoheure drsquoune deacutecouverte inouiumle Pourtant une
fois le bord passeacute il nrsquoy a rien Ces promesses fabuleuses nrsquoeacutetaient que des simagreacutees
Lrsquoinfini srsquoest abimeacute dans une reacutealiteacute sordide Le naiumlf pas encore deacuteniaiseacute veut retourner sur
le bord lagrave ougrave tout nrsquoeacutetait que promesse et espeacuterance Mais il ne le peut plus car deacutesormais il
sait Alors devenu cynique il couvre sa chute et sa deacutereacuteliction drsquoun voile mensonger
affichant publiquement la satisfaction de celui qui a connu la secregravete jouissance il a changeacute
de bord et fait maintenant miroiter aux autres lrsquoeacutetendue de son bonheur et de sa puissance
laquo Sot raquo laquo naiumlf raquo laquo cynique raquo sont trois figures du destin opposeacutees reacuteguliegraverement agrave celle de
laquo lrsquointelligent raquo et du laquo perspicace raquo dans la trame ourdie par Michleacute Telle est la voie des
paraboles elles tisses des toiles et lancent des filets pour qursquoun lecteur srsquoy empecirctre Par sa
surenchegravere elle probleacutematise une image et pousse agrave son extension pratique Elle amplifie une
figure particuliegraverement typeacutee et creacutee un champ geacuteneacuteral de mœurs autour drsquoelle La fascination
eacuterotique pour lrsquoadultegravere est prise comme le foyer de pratiques diffeacuterentes mais qui convergent
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
207
toutes vers le mecircme but ou bien srsquoappuie sur la mecircme attitude psychologique ou le mecircme
deacutesir Dans lrsquooptique de Michleacute magie et idolacirctrie ne sont fondamentalement qursquoune forme
systeacutematique de rapport au monde engendreacutee par un noyau eacutethique speacutecifique et eacutetendu agrave tout
lrsquounivers Entre lrsquoeacutepouse infidegravele et le monde des forces magiques et des diviniteacutes paiumlennes ni
la forme du deacutesir ni la relation agrave autrui nrsquoont changeacute elles se sont seulement amplifieacutees
jusqursquoagrave dominer toute forme de rapport agrave lrsquoautre et agrave la nature Elles ont pris lrsquoallure drsquoune
attitude globale qui se pose deacutesormais en religion et en doctrine Lrsquoenseignement de la
parabole est que mecircme au niveau theacuteologique la veacuteraciteacute drsquoune doctrine est inscrite
uniquement dans son noyau eacutethique Agrave travers ce jeu drsquoextension et de radicalisation les
paraboles explorent les attitudes humaines les plus fondamentales et produisent une
analytique des doctrines possibles de lrsquohumaniteacute un inventaire de ses religions une vraie
philosophie de lrsquoesprit
La typologie de lrsquohumaniteacute est un outil puissant et actuel drsquointerpreacutetation des
comportements des hommes et de leurs doctrines Un lecteur scrupuleux pourrait concevoir de
nos jours dans la figure narcissique du laquo paresseux raquo une parabole des modes de
communication audiovisuelle reconnaicirctre dans le portrait du laquo naiumlf raquo un quelconque citoyen
des Eacutetats modernes et ainsi de suite Ce prolongement est drsquoautant moins superflu que lui-
seul fonciegraverement est de nature agrave assumer le sens de lrsquoœuvre Les identifications doivent
rester disponibles les types humains exploreacutes doivent conserver leur puissance signifiante
pour que se reacutealise lrsquoenseignement de la parabole Car crsquoest ainsi seulement que se produit
lrsquohumaniteacute agrave travers le travail de lrsquointerpregravete qui saisissant le schegraveme de chaque figure
reconstruit le rapport au monde qursquoil suggegravere et assume le jugement eacutethique et rationnel qui
lrsquoaccompagne dans la parabole Srsquoarrecircter aux portraits ironiques du paresseux ou du ladre
nrsquoest pas en soi drsquoun grand inteacuterecirct Reconnaicirctre en revanche dans les mouvements de la
culture ou de lrsquoesprit en soi et hors de soi lrsquoattitude ou la deacutemarche qui reacutealise ces types et les
prolonge et discerner ainsi le noyau eacutethique de chaque doctrine crsquoest faire un progregraves deacutecisif
dans la connaissance de soi et du monde
Par le double jeu litteacuteraire des paraboles ce progregraves srsquoeffectue dans les deux sens crsquoest-agrave-
dire aussi bien vers le sens litteacuteral que vers le sens implicite Le deacutebordement des situations
concregravetes particuliegraveres par la meacutetaphore instaure aussi en retour une tension tregraves forte au
niveau de lrsquoexpeacuterience la plus ordinaire Certes agrave lire les commentateurs il paraicirct eacutevident
pour eux que le sujet explicite des eacutenonceacutes traitant des eacuteveacutenements du quotidien est toujours
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
208
mieux connu que le sujet implicite de la parabole plus profond et plus secret Car ils ont en
effet agrave tacircche drsquoexpliquer les sous-entendus non lrsquoeacutevidence deacutejagrave donneacutee Il faut pourtant
souligner que la connaissance du sujet implicite confegravere souvent une force et une signification
nouvelle au sujet explicite Agrave la fin dans le tissu des paraboles non seulement comme dirait
Saadia Gaocircn lrsquointellect srsquoenseigne agrave la nature et se communique en profondeur agrave lrsquohumaniteacute
mais la laquo nature raquo de son cocircteacute sort ainsi grandie de son association agrave lrsquointellect Les petites
choses de la vie quotidienne supportent en ce livre un enjeu plus profond et plus eacuteleveacute que
nulle part ailleurs Les expeacuteriences les plus banales se transforment en actions cruciales les
attitudes les plus courantes deviennent des vecteurs drsquohumaniteacute ou au contraire des cricircmes
contre lrsquohumaniteacute Ainsi se trouve deacutegageacutee et reacuteveacuteleacutee une laquo strate raquo de lrsquoexistence dans
laquelle le quotidien se meut dans la richesse et la profondeur drsquoune intrigue susciteacutee par
lrsquoimbrication des diffeacuterents sujets de la parabole Il srsquoagit lagrave je crois de lrsquoenseignement
geacuteneacuteral le plus profond de ce livre combineacute au constat de la puissance exceptionnelle de la
litteacuterature
Les types creacutees par la parabole instituent ainsi une reacutealiteacute humaine qui nrsquoest plus astreinte
qursquoagrave ses clivages les plus profonds les plus intimes et les plus fondamentaux Lorsque par
exemple le texte dresse le portrait du riche en disant que laquo le riche se croit toujours judicieux
le pauvre perspicace le sonde raquo (2811) la veacuteriteacute morale du tableau est claire pour tous Le
riche fort de son argent est toujours sucircr de lui il se croit plus intelligent que le pauvre
puisqursquoil a reacuteussi et qursquoil est agrave lrsquoabri du besoin alors que le pauvre est presseacute par une neacutecessiteacute
qursquoil nrsquoa su preacutevoir ou empecirccher Inversement le pauvre est deacutepourvu drsquoillusions sur son
propre compte et il observe la vaniteacute du riche avec ironie Toutefois Rachi explique qursquoau-
delagrave de la reacutealiteacute sociale ce tableau est essentiellement une meacutetaphore de la richesse et de la
pauvreteacute dans la Torah Il exprime le rapport entre le Rav (le maicirctre laquo riche raquo de son savoir)
et le Talmid (lrsquoeacutelegraveve laquo pauvre raquo en savoir) qui reccediloit son enseignement et en mecircme temps
sonde sa veacuteraciteacute Le riche connaicirct donc la Torah il la possegravede elle est son bien tandis que
le pauvre ne la possegravede pas mais il cherche agrave lrsquoapprendre Cette explication ne consiste pas agrave
superposer simplement une autre situation agrave la premiegravere Elle eacutelargit en reacutealiteacute la premiegravere et
lrsquointegravegre dans un cadre plus fondamental Riche et pauvre on le sait degraves le sens litteacuteral de la
parabole ne srsquoopposent pas seulement eacuteconomiquement Leur opposition exprime des
attitudes eacutethiques diffeacuterentes En eacutelargissant et en approfondissant celles-ci on deacutecouvre
qursquoen derniegravere instance leur opposition se cristallise autour de la preacutetention de lrsquoun agrave posseacuteder
la Torah crsquoest-agrave-dire agrave posseacuteder la veacuteriteacute Il en ressort que le pauvre deacutepourvu de lrsquoillusion de
Introduction chapitre III Le litteacuteral et lrsquoimaginaire
209
la possession est mieux disposeacute que le riche agrave la recherche de la veacuteriteacute Les clivages sociaux
ordinaires du pauvre et du riche du maicirctre et de lrsquoeacutelegraveve deviennent lrsquoenjeu drsquoune question
adresseacutee aux protagonistes sur leur rapport personnel subjectif agrave la veacuteriteacute Il ne srsquoagit pas
entre eux drsquoun simple rapport de classes les enjeux eacuteconomiques et sociaux sont aspireacutes par
une relation plus essentielle agrave la veacuteriteacute La compeacutetition autour de la richesse ou du savoir est
ineacutegale des deux cocircteacutes
Toutes les paraboles sont de cet ordre drsquoecirctre fonciegraverement une parole qui recegravele lrsquohumaniteacute
dans ses replis agrave destination du lecteur qui lrsquointerpregravete Pour la raison profonde que
lrsquointerpregravete drsquoune parabole est fondamentalement le veacuteritable sujet de celle-ci Un lecteur
scrupuleux doit donc srsquoimmiscer parmi les paraboles non seulement en tant qursquointerpregravete
mais comme lrsquoun de ses sujets Et mecircler sa vie aux figures de Michleacute au point de ne plus
savoir tregraves bien ensuite lequel drsquoentre elles il est ou nrsquoest pas Agrave condition qursquoil ait le cœur
assez vaste pour tel le laquo roi Salomon raquo y loger toute lrsquohumaniteacute le sot et lrsquointelligent la
prostitueacutee de luxe et lrsquoeacutepouse aimeacutee le riche et le pauvre lrsquoavare et le geacuteneacutereux le vif et le
paresseux le naiumlf et le sagace le cynique et le sage lrsquoidiot et le perspicace le subtil et le
niais le jeune et le vieux le fils et le pegravere Lequel sommes-nous Mais peut-ecirctre vaudrait-il
mieux demander lequel ne sommes nous-pas Telle est la leccedilon de poeacutetique que Michleacute
adresse au lecteur balanccedilant entre le litteacuteral et lrsquoimaginaire
TRADUCT)ON DE משלי
Nouvelle traduction du laquo Livre des Proverbes raquo
Accompagneacutee des commentaires du Talmud et des Richonim
NOT)CE SUR MICHLEacute Le texte de Michleacute traduit et interpreacuteteacute est le texte massoreacutetique accompagneacute de ses
commentaires traditionnels Notre souci en ce travail fut dexplorer et drsquoexploiter les
ressources qursquooffre la tradition heacutebraiumlque concernant cette œuvre qui permettent den restituer
la profondeur la rigueur et lintelligence Celle-ci nrsquoest-il pas destineacutee agrave enseigner laquo sagaciteacute
et raison raquo et agrave mener chacun sur la voie de la vertu et de la sagesse veacuteritables Il fallait
veacuterifier cette assertion constater et mesurer les effets de ce livre sur ses lecteurs attentionneacutes
que furent les sages du Talmud et les commentateurs meacutedieacutevaux Puisque le preacutesent livre veut
ecirctre agrave la fois une traduction du livre des Paraboles et une introduction agrave son eacutetude il
comporte deux parties
La premiegravere partie est constitueacutee de la traduction du texte accompagneacutee dun appareil de
notes destineacute agrave en deacuteployer le sens Des notes compleacutementaires (signaleacutees par un asteacuterisque)
suivent cette traduction et en explicitent les choix et les enjeux agrave partir des difficulteacutes du texte
heacutebreu La traduction des commentaires incluse dans les notes qui accompagnent le texte et
dans les notes compleacutementaires est souvent abreacutegeacutee et reacutesumeacutee On a ajouteacute enfin un lexique
commenteacute des principaux termes du livre qui sert aussi dindex theacutematique
La seconde partie (nommeacutee Eacutetudes et Approfondissements) consiste dans la traduction dun
choix de commentaires deacuteveloppant les thegravemes fondamentaux du livre classeacutes par thegravemes1
tireacutes du Talmud et des principaux commentateurs de leacutepoque meacutedieacutevale y compris la longue
introduction de Meiumlri2 agrave son commentaire des Paraboles Contrairement aux notes de la
premiegravere partie les commentaires qui figurent dans cette section sont traduits rigoureusement
et sauf indication contraire entiegraverement
1 Liste des thegravemes (I) Veacuteriteacute et geacuteneacuterositeacute simpliciteacute et droiture (II) Confiance et crainte de Dieu sagesse
et connaissance (III) Prudence et vigilance (IV) Naiumlveteacute et sottise subtiliteacute et sagesse (V) Eacutegarements et deacuteviations (VI) Correction chacirctiment et sanction (VII) Torah et preacutecepte eacutetude et enseignement
2 Commentateur du XIIIegraveme siegravecle qui habitait agrave Perpignan heacuteritier de la tradition de Maiumlmonide (XIIegraveme siegravecle) repreacutesentatif du judaiumlsme du sud de la France juste avant lrsquoexpulsion des Juifs de France en 1306
Notice de la traduction
212
TRADUCT)ON ET NOTES On seacutetonnera de la quantiteacute des notes et des commentaires qui figurent dans cette eacutedition
Deux choses rendent agrave nos yeux cet appareil indispensable La premiegravere est que les problegravemes
dinterpreacutetation de compreacutehension et de traduction du texte sont parfois si pointus que le
choix dune lecture ressemble fort agrave une deacutecision arbitraire il fallait donc rapporter au moins
sur certains points dautres lectures du texte et dautres interpreacutetations De plus et surtout la
rigueur de la lecture importait plus que le reste tant par souci personnel que dans un but
avoueacute deacutedification et de deacutemonstration Cette deacutecision pegravese lourdement sur certaines notes
compleacutementaires qui suivent la traduction Mais la preacutecision de la langue et la discrimination
du sens sont les voies les plus sucircres de la sagesse de la Torah et sa seule protection contre les
preacutejugeacutes ideacuteologiques La seconde raison est quil est en reacutealiteacute impossible de juguler une
œuvre aussi puissante que le livre des Paraboles den saisir le tronc en ignorant toutes les
branches qui en ont jailli au cours des siegravecles et en particulier celles sur lesquelles nous
sommes assis Car le livre a grandi avec les siegravecles il a formeacute la sagesse des sages et ceux-ci
le lui rendirent avec inteacuterecirct Il faut par exemple reacutefleacutechir agrave une interpreacutetation du Talmud pour
saisir sur le vif comment un homme perspicace comprend un livre intelligent et comment il
lexploite pour comprendre ce que la laquo sagaciteacute raquo enseigneacutee ici produit en lhomme et quel
homme elle produit pour savoir reconnaicirctre un eacutemule veacuteridique du laquo roi Salomon raquo qui
reccediloit la sagesse dans son efficace pure dans la substance mecircme de la vie et en tire une
halakha1 Il en va de ce texte comme de tous les textes de la Torah sans lart et la maniegravere de
les lire et de les vivre ils perdent tout sens On ne peut donc ignorer les commentaires agrave
travers lesquels de siegravecle en siegravecle de sage en sage le livre sest ramifieacute et a deacuteployeacute sa
puissance
Dun si grand eacutedifice auquel participent les sages de toutes les geacuteneacuterations le lecteur
naura pourtant que des eacutechos fragmentaires tant la tacircche eacutetait deacutemesureacutee Dabord parce que
lon ne pouvait songer tout rapporter ni tout mentionner il fallait neacutecessairement choisir entre
les textes et entre les commentateurs Hormis le Talmud les principaux commentateurs
retenus sont les suivants Saadia Gaocircn Rachi Rabbeacutenou Yona les fregraveres Rabbi David et
1 Regravegle de vie et de conduite tireacutee ou inspireacutee de la Torah
Notice de la traduction
213
Rabbi Mocheacute Kimrsquohi1 Meiumlri Malgreacute leurs diffeacuterences geacuteographiques et chronologiques2
tous ces commentateurs appartiennent agrave une mecircme peacuteriode de lrsquohistoire du judaiumlsme celle
qui vit naicirctre les premiers commentaires litteacuteraux de la Bible Malgreacute les siegravecles ils sont resteacutes
les plus reacuteputeacutes des commentateurs et pour certains drsquoentre eux des philosophes des
grammairiens et des moralistes Dans lrsquoideacuteal il aurait fallu tenir compte aussi des
commentaires posteacuterieurs agrave lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale mais le risque eacutetait que se perde lrsquouniteacute de la
traduction et du commentaire Car les champs et les meacutethodes exeacutegeacutetiques des auteurs
meacutedieacutevaux (grammaire philologie philosophie morale) ont leurs correspondants dans la
culture europeacuteenne Mais ce nrsquoest pas le cas des commentaires plus tardifs par exemple celui
du Gaocircn de Vilna sous-tendu par la Cabale etc Traduire en franccedilais un commentaire
philosophique impliquant Platon et Aristote nrsquoimplique pas de mise au point meacutethodologique
particuliegravere Mais traduire un commentaire dont lrsquoassise est le Seacutefer Yeacutetsira ou le Zohar aurait
neacutecessiteacute de tregraves longues mises au point qui nrsquoont pas leur place ici et soulegravevent drsquoautres
questions que celles abordeacutees dans cet ouvrage Ensuite mecircme en tenant compte de ces
limitations il ne pouvait ecirctre question dachever un tel travail et de mener agrave terme un livre qui
nen a pas La dimension humaine susciteacutee et deacuteployeacutee par le livre des Paraboles ne senclocirct
dans aucune sorte drsquoeacutedifice aucun livre ne saurait achever la perspective ouverte ici serait-il
constitueacute de toutes les œuvres quelle a susciteacutees mises bout agrave bout Lendroit dougrave ce livre
sadresse aux humains est fort loin et cest lagrave pourtant quil enjoint daller Pour notre part
nous serions satisfaits si notre travail permettait de deacutebrouiller quelque piste et de faire un
bout de chemin en bonne compagnie
La preacutesente traduction il est agrave peine besoin de le dire ne preacutetend donc aucunement ecirctre
exhaustive ni en ce qui concerne les possibiliteacutes de lecture du texte de Michleacute ni en ce qui
concerne ses commentaires et encore moins en ce qui concerne son enseignement Notre
effort a porteacute exclusivement sur leacutelucidation du sens du texte et puisquil sagit de paraboles
sur son double sens Des lectures plurielles sont donc rapporteacutees lorsque lintelligence du texte
1 Le commentaire de Michleacute est leur tradition familiale Toutefois nous ne mentionnons pas le commentaire
de leur pegravere Rabbi Yossef Kimrsquohi non parce quil aurait moins dimportance agrave nos yeux mais pour eacuteviter les redondances car il est sous-jacent tant agrave leur commentaire quagrave celui de Meiumlri
2 Saadia Gaocircn veacutecut en Eacutegypte et en Babylonie au Xegraveme siegravecle il fut talmudiste philosophe et grammairien Ses traiteacutes philosophiques sont resteacutes des textes majeurs Rachi veacutecut en France du nord et en Allemagne au XIegraveme siegravecle son commentaire de la Bible et du Talmud sont des œuvres fondamentales du judaiumlsme Rabbeacutenou Yona veacutecut en Espagne au XIIIegraveme siegravecle il fut talmudiste et moraliste Rabbi David et Rabbi Mocheacute Kimrsquohi vecurent en Provence agrave la fin du XIIegraveme et au deacutebut du XIIIegraveme siegravecle tous deux furent grammairiens et Rabbi David Kimrsquohi fut aussi un commentateur de la Bible Meiumlri veacutecut en Provence au XIIIegraveme siegravecle il eacutecrivit une synthegravese de chaque traiteacute du Talmud des commentaires bibliques et un ouvrage de morale
Notice de la traduction
214
en deacutepend Mais nous avons pris le parti de ne pas mentionner une interpreacutetation qui ne nous
semble pas convaincante sur le plan litteacuteraire et sur le plan du sens serait-elle mecircme attesteacutee
par des commentateurs Cependant mecircme dans une perspective ainsi limiteacutee il aurait eacuteteacute vain
de vouloir signaler toutes les lectures et les traductions possibles Eacutetant donneacute la nature de la
langue de la Torah et le style de Michleacute un simple calcul montre que pour certains versets le
nombre des lectures possibles (ne sont envisageacutees ici que les lectures senseacutees) deacutepasse la
vingtaine nous en avons signaleacutees certaines mais il est eacutevident que nous ne pouvions les
mentionner toutes Il fallait donc seacutelectionner les thegravemes et les problegravemes susceptibles decirctre
traiteacutes dans les remarques et les commentaires qui accompagnent la traduction Nous nous
sommes tenus agrave une mesure unique deacutebarrasser le noyau du texte de toutes les scories qui
depuis la traduction des Septante en paralysent la veacuteraciteacute et la puissance Ce qui signifie
redonner sens et rigueur au projet du livre explicitement deacutefini au deacutebut du texte et adresseacute
pour ainsi dire au lecteur en guise drsquoavertissement
Connaicirctre sagaciteacute et raison appreacutehender les dires de lentendement acqueacuterir des mœurs
reacutefleacutechies probiteacute justice et exactitude pour donner la subtiliteacute aux naiumlfs et au jeune
homme reacuteflexion et deacutelibeacuteration Que le sage eacutecoute il eacutetendra son instruction et le
perspicace acquerra des stratagegravemes pour comprendre la parabole et lartifice rheacutetorique les
dires des sages et leurs eacutenigmes (12-6)
Apregraves pareille introduction il va de soi que la question du sens du texte prise en chaque
eacutenonceacute ne se suffit pas de lrsquoindiffeacuterente litteacuteraliteacute importeacutee drsquoun quelconque dictionnaire et
qursquoelle nrsquoa aucune obligation envers quelque preacutesupposeacute exteacuterieur agrave lrsquoenseignement du livre
Car la maniegravere commune de lire ce texte qui associe spontaneacutement litteacuteraliteacute et preacutesupposeacute
nrsquoest jamais en derniegravere instance que lrsquoeacuteternel reflet des habitudes morales et intellectuelles
des gens bien-pensants On ne lit plus alors Michleacute que pour y retrouver ce que lrsquoon sait la
parole et les mœurs auxquelles on croit devoir consacrer une penseacutee ou une pose et qui se
reacutesument en geacuteneacuteral agrave une repreacutesentation de la sagesse et de la morale tireacutee du fond le plus
commun et le plus pauvre de lrsquohumaniteacute Le programme annonceacute par Michleacute est drsquoune autre
envergure et convoque un autre niveau de la lettre qui implique que la signification des
paroles prononceacutees est irreacutemeacutediablement mecircleacutee de questions et de reacuteflexions Il ne peut donc
exister de sens litteacuteral pour un livre drsquoune telle ampleur qursquoagrave proportion de ce que ce sens
donne agrave penser Il convient de rappeler ici lavertissement de Rabbeacutenou Yona dans le Chaareacute
Teacutechouva (212)
Notice de la traduction
215
Tout homme au cœur sagace doit savoir quil est inconcevable que le roi Salomon ait glisseacute
dans son livre des banaliteacutes futiles au milieu de propos touchant la morale et la crainte de
Dieu du fait que lEacutecriture a teacutemoigneacute agrave son sujet quil eacutetait le plus sage des hommes (cf I
Rois 511)1
Le projet de Michleacute exposeacute dans les quelques versets citeacutes doit donc ecirctre pris comme seul
guide dinterpreacutetation Car il convient cest le respect minimum que lon doit agrave un texte quon
le lise au moins une fois tel quil se preacutesente et comme il se propose lui-mecircme decirctre lu
Trouver en chaque verset de quoi accomplir au moins partiellement un tel programme
chercher en sa proposition laquo sagaciteacute et raison raquo en son enseignement le mobile de laquo mœurs
reacutefleacutechies raquo la cleacute dune parabole la raison dune figure de rheacutetorique tout cela exige de
concevoir le sens litteacuteral du texte comme le produit dune lecture reacutefleacutechie plutocirct que comme
une donneacutee preacutealable En dautres termes le sens propre du texte reacutesulte toujours dun choix
meacutediteacute et de la reacuteflexion entre des sens possibles et non de nos habitudes grammaticales
Dans le contexte ideacuteologique moderne dune grammaire eacuteleveacutee au rang de religion et
preacutetendant reacutegner en maicirctre sur la langue biblique la laquo liberteacute raquo du commentaire qui au nom
dune perspective morale logique ou philosophique precircte au texte des audaces de syntaxe peu
communes une telle liberteacute et un tel goucirct pour lintelligence semblent toujours un peu
incongrus Mais lenjeu dune interpreacutetation seacuterieuse du texte se trouve agrave cet endroit parmi les
meacuteandres linguistiques et logiques de chaque eacutenonceacute agrave travers lesquels lintelligence se fraie
un chemin lorsque nos habitudes grammaticales sont prises en deacutefaut et que la langue de la
Torah laisse eacutechapper une possibiliteacute dexpression ineacutedite Inutile de preacuteciser que nous ne
nous sommes pas acquitteacutes de cette tacircche comme il laurait fallu
Il resterait encore agrave expliquer nos choix de traduction et plus preacuteciseacutement agrave justifier
certaines options fondamentales Nous avons en effet modifieacute beaucoup des traductions non
seulement du livre Michleacute mais aussi des expressions bibliques et talmudiques courantes Le
problegraveme cependant est tregraves geacuteneacuteral il implique une remise en cause seacutevegravere de la tradition de
lecture et de compreacutehension du texte biblique heacuteriteacutee de la traduction des Septante Nos
principales regravegles de lecture et drsquointerpreacutetation ont eacuteteacute poseacutees dans lrsquointroduction geacuteneacuterale
plus haut Pour permettre une approche preacutecise de la langue de Michleacute et de son style nous
1 Rabbeacutenou Yona eacutecrit cet avertissement avant de proposer son interpreacutetation des versets 1530-31 Ces
versets constituent une sorte de pointe si lon peut dire dans la confusion ougrave se trouve pris tout lecteur entre dune part des habitudes syntaxiques devenues dogmatiques sous lrsquoeffet de la paresse intellectuelle qui verrouillent tout accegraves au sens du texte et dautre part le souci dune compreacutehension et dune deacutecouverte conforme aux exigences intellectuelles formuleacutees par Rabbeacutenou Yona
Notice de la traduction
216
avons inteacutegralement traduit plus loin lintroduction de Meiumlri qui situe Michleacute parmi les
œuvres attribueacutees au roi Salomon et explique agrave sa maniegravere lesprit du livre ainsi que les
principaux termes utiliseacutes Bien que la preacutesente traduction sappuie aussi sur dautres
commentateurs et ne suit donc pas speacutecifiquement la voie de Meiumlri la deacutemarche quil propose
offre une premiegravere approche de la question de la langue des textes bibliques Nous avons en
outre constitueacute un lexique qui rassemble les principaux termesconcepts de la langue de
Michleacute et qui explique aussi en partie certains de nos choix lexicaux En reacutesumeacute les outils
donneacutes ici soit dans les notes compleacutementaires qui suivent la traduction soit dans le lexique
permettent agrave notre avis de peacuteneacutetrer assez profondeacutement dans le texte original
Il est neacutecessaire dajouter deux preacutecisions Le respect de la langue du livre Michleacute engendre
certaines torsions du style Elles sont de deux sortes Lune consiste agrave alleacuteger la traduction des
contraintes propres agrave la langue du texte et lorsque le besoin sen fait sentir tant sur le plan du
sens que sur le plan du style nous rendons un futur par un preacutesent un pluriel par un singulier
un adjectif par un verbe etc Mais et cest lobjet de la seconde preacutecision pour avoir voulu ou
espeacutereacute une traduction profondeacutement attentive au sens du texte en mecircme temps
quharmonieuse et consonante en franccedilais nous avons quelquefois laquo forceacute raquo la grammaire
franccedilaise en traitant par exemple des adjectifs comme des substantifs quand lusage est pour
ainsi dire preacutevu par la langue Cest lagrave notre maniegravere de conserver la densiteacute et la liberteacute de
style du livre des Paraboles Dans cet esprit agrave partir du mot dupliciteacute on a fait ladjectif et le
substantif laquo duplice raquo agrave limage de son fregravere laquo complice raquo et avec sa compliciteacute
STRUCTURE ET ORGAN)SAT)ON DU TEXTE Le livre Michleacute est composeacute de plusieurs sections au minimum cinq parties clairement
diffeacuterencieacutees par des titres particuliers qui constituent agrave chaque fois une laquo prise de parole raquo
explicite
I mdash (11) Paraboles de Salomon fils de David roi dIsraeumll ( - )
II mdash (101) Paraboles de Salomon ( )
III mdash (251) Celles-ci aussi sont des paraboles de Salomon quont transcrites les gens
drsquoEacutezeacutechias roi de Juda ( - - )
IV mdash (301) Dires dAgour fils de Yaquegrave ( - )
Notice de la traduction
217
V mdash (311) Dires de Lemouel ( )1
Le livre est traditionnellement attribueacute dans son entier au laquo roi Salomon raquo mais on voit
que les deux derniegraveres parties sont associeacutees agrave des personnages diffeacuterents et absolument
inconnus dans la Bible Le midrach et les commentateurs jouent sur le sens de ces noms pour
y retrouver des pseudonymes de Salomon2 Dans le Talmud (Baba Batra 15 a) lrsquoeacutecriture du
livre est attribueacutee agrave la cour du roi Eacutezeacutechias
Eacutezeacutechias et ses gens eacutecrivirent Isaiumle Michleacute Cantique et Eccleacutesiaste
En sorte que lrsquointroduction de la partie III (251) laquo celles-ci aussi sont des paraboles de
Salomon quont transcrites les gens drsquoEacutezeacutechias raquo semble avoir eacuteteacute appliqueacutee agrave lrsquoensemble de
lrsquoouvrage Comme si lrsquoorigine des paraboles et des paroles du livre remontait au roi Salomon
mais qursquoelles avaient eacuteteacute mises par eacutecrites 300 ans plus tard agrave lrsquoeacutepoque du roi Eacutezeacutechias soit
au VIIegraveme siegravecle avant notre egravere
La critique biblique contemporaine regarde ce livre comme une compilation de neuf
recueils de sentences3 Aux cinq recenseacutees plus haut elle ajoute
A mdash (2217 agrave 2422) Tends loreille et eacutecoute les dires des sages etc
B mdash (2423 agrave 34) Ces mots aussi pour les sages etc
C mdash (3015 agrave 33) [Poegravemes numeacuteriques]
D mdash (3110 agrave 31) [Poegraveme alphabeacutetique]
Jrsquoheacutesite beaucoup devant la division de A et B en deux sections qui semble reposer sur
une interpreacutetation du contenu peu convaincante En revanche sur le plan stylistique
lrsquoensemble formeacute par ces deux parties est assez distinct de la partie II (du chapitre 10 agrave la fin
du chapitre 24) dont elles sont extraites Car agrave la diffeacuterence de la partie II constitueacutee
exclusivement de versets isoleacutes traitant chacun drsquoun thegraveme distinct dans A et B les uniteacutes
seacutemantiques et stylistiques sont en majoriteacute constitueacutees de groupes de deux ou trois versets
Les sections C et D se distinguent aussi manifestement par leur style Quoi qursquoil en soit au
1 Tel est le deacutecoupage du texte de Meiumlri agrave la fin de son introduction Les autres commentateurs ne retiennent
que les trois premiegraveres parties (Saadia Gaocircn Rabbi Joseph Kimrsquohi) Les deux derniers chapitres du livre leur paraissent un simple appendice de la partie III
2 Voir nos notes ad loc Toutefois Saadia Gaocircn Ramak et Meiumlri conservent la possibiliteacute qursquoil srsquoagisse de personnages reacuteels proches de Salomon et dont ce dernier aurait recueilli les paroles pour les inteacutegrer dans son ouvrage
3 Cf lrsquoarticle drsquoA Buehlmann dans Introduction agrave lAncien Testament op cit p 511 et 516-520
Notice de la traduction
218
niveau de la traduction jrsquoai conserveacute uniquement le deacutecoupage en 5 parties parce qursquoil est le
seul deacutecoupage explicite
Ces neuf sections drsquoinspiration et drsquoeacutepoques diffeacuterentes aurait eacuteteacute rassembleacutees
progressivement en une œuvre unique entre le VIegraveme et le IVegraveme siegravecle avant notre egravere
Pour la recherche exeacutegeacutetique contemporaine le regroupement des sections dans un livre
unique et leur attribution commune agrave Salomon reacutesulte drsquoun processus de collecte et
drsquoagencement des diverses uniteacutes qui commence agrave lrsquoeacutepoque preacuteexilique et srsquoachegraveve agrave
lrsquoeacutepoque helleacutenistique ou un peu avant1
Puisque notre traduction et notre eacutetude du texte se deacuteroule en laquo interne raquo les questions de
datation cegravedent la place aux questions de style et de structure Mais une comparaison
stylistique entre Michleacute et le reste des textes bibliques qui auraient pu aider agrave situer ce livre
dans le contexte intellectuel litteacuteraire et moral des autres livres bibliques et agrave esquisser leurs
relations (voire leur laquo datation raquo relative) est bien au-delagrave de nos possibiliteacutes actuelles Ce
nrsquoest qursquoapregraves avoir multiplieacute des monographies du mecircme ordre que celle-ci sur les Psaumes
lrsquoEccleacutesiaste Job Cantique etc et sur les autres textes qui relegraveveraient du mecircme champ
linguistique et litteacuteraire qursquoune mise au point deviendra possible Pour lrsquoinstant eacutetant donneacute
notre deacutemarche mecircme une tentative sommaire pour situer Michleacute au sein des eacutecrits bibliques
est hors de notre porteacutee2
En revanche il faut srsquoappesantir un peu sur la configuration mateacuterielle du texte sur la
structure interne du livre et les particulariteacutes de sa lecture Les teacutemoignages sur la disposition
du texte eacutecrit et ses particulariteacutes de lecture sont anciens Au deacutebut du Chaar Taameacute chlocha
Seacutefarim Rabbi Juda ibn Balam (grammairien espagnol du XIegraveme siegravecle) eacutecrit
Sache que les trois livres Psaumes Job et Michleacute diffegraverent des vingt-et-un autres livres de la
Bible de trois maniegraveres La premiegravere est que leur eacutecriture et leur disposition sur la page
laissant vierge certaines lignes sont construites sur le principe du laquo chant raquo La deuxiegraveme est
que leurs versets sont courts La troisiegraveme est que leur accentuation est diffeacuterente3
Lrsquoeacutecriture de Michleacute sous la forme dite du laquo chant raquo mdash chaque verset eacutetant seacutepareacute en deux
stiques espaceacutes par un blanc central mdash comme on lrsquoa deacutecrit dans lrsquointroduction plus haut est
1 Cf ibid p 517 2 Dans lrsquointroduction de Meiumlri plus loin on trouvera un premier effort de classement chronologique et
litteacuteraire agrave partir drsquoune base midrachique des trois œuvres attribueacutees au laquo roi Salomon raquo (Eccleacutesiaste Cantique et Paraboles)
3 Cf GI Polak Taameacute chelocha sifreacute eacutemet attribueacute agrave Rabbi Juda ben Balam Amsterdam 1858 (reprise de lrsquoeacutedition de Mercerus Paris 1556) p 1
Notice de la traduction
219
une tradition ancienne Mais elle nrsquoest pas une obligation1 Elle figure dans le Codex drsquoAlep
mais pas dans le Codex de Leningrad Toutefois ces deux versions conservent le principe du
passage agrave la ligne presque systeacutematique entre chaque verset qui est le correacutelat du laquo chant raquo Agrave
cette disposition srsquoajoute comme dans toute la Bible la division du texte en parachiot En
effet traditionnellement la lecture des textes bibliques neacutecessite quatre choses distinctes et
compleacutementaires les lettres les voyelles les accents et enfin les divisions du texte Le texte
eacutecrit est uniquement composeacute des premiegraveres et des derniegraveres Il est constitueacute de lettres reacuteunies
en mots distincts qui ne comportent ni voyelles ni accents ni indication de fin de phrase Ces
mots forment des chaicircnes interrompues uniquement par des divisions semblables agrave nos
paragraphes Chaque bloc ou paragraphe est appeleacute (paracha) Dans lrsquoeacutedition de M
Brauer eacutetablie essentiellement sur la base du Ms de Ketecircr Aram Tsova (codex drsquoAlep) et
dans lrsquoeacutedition de la Biblia Hebraica Stuttgartensia eacutetablie sur la base du codex de Leningrad
le texte de Michleacute est deacutecoupeacute en une cinquantaine de parachiot dites laquo ouvertes raquo marqueacutees
dans lrsquoeacutedition de Brauer par une ligne vierge2 On peut donc les assimiler agrave des paragraphes
Or il existe certains eacutecarts dans le deacutecoupage des parachiot entre le Ms de Ketecircr Aram
Tsova et le codex de Leningrad Voici un tableau des parachiot laquo ouvertes raquo preacutesentes dans
lrsquoune des eacuteditions et absentes dans lrsquoautre
Codex drsquoAlep Codex de Leningrad
mdash 723
mdash 821
mdash 836
mdash 99
mdash 1325
mdash 2221
mdash 2722
2418 mdash
2422 (indication de setouma )
2429 mdash
1 Contrairement agrave certaines sections du Pentateuque Cf Masseacutekhet Soferim 131 et voir Les remarques M
Brauer agrave la fin de son eacutedition Mossad Harav Kook (1989) p 397 2 Certaines eacuteditions (par exemple Korecircn) incluent aussi des parachiot dites laquo fermeacutees raquo nous nen avons pas
tenu compte Le texte eacutetabli par Korecircn attesteacute aussi dans drsquoautres eacuteditions laisse souvent perplexe sur le plan de la division du texte et de lrsquoaccentuation Il y a une seule indication de paracha setouma dans lrsquoeacutedition de la Biblia Hebraica Stuttgartensia en 2422 alors que toutes les autres eacuteditions portent agrave cet endroit une indication de paracha petoursquoha Jrsquoai le sentiment drsquoune erreur
Notice de la traduction
220
2810 mdash
317 mdash
En outre dans les deux eacuteditions les deux mots qui constituent le titre de 101 (laquo Paraboles
de Salomon raquo ) et qui ouvrent la deuxiegraveme partie du livre sont disposeacutes de faccedilon
speacuteciale encadreacutes par deux parachiot laquo ouvertes raquo dans la Biblia Hebraica Stuttgartensia
isoleacutes au centre drsquoune ligne speacuteciale dans lrsquoeacutedition de Brauer Dans tous les cas ces deux
mots occupent une ligne distincte
Ces divergences de divisions entre les deux manuscrits reacuteputeacutes les meilleurs attestent
drsquoune difficulteacute geacuteneacuterale que lrsquoon retrouve dans lrsquoensemble des livres des Prophegravetes et des
Eacutecrits et qui affecte encore plus les autres eacuteditions de la Bible heacutebraiumlque Le problegraveme vient
du fait que seule lrsquoeacutecriture du Pentateuque est un commandement biblique et donc elle seule
est proteacutegeacutee par une tradition drsquoeacutecriture attentive et explicite En conseacutequence au niveau de la
halakha (lois et usages) il nexiste pas de tradition explicite concernant lrsquoeacutecriture des livres
des Prophegravetes et les Eacutecrits (Hagiographes) comparable agrave celle qui existe pour le texte de la
Torah (Pentateuque)1 Or le deacutecoupage du texte nrsquoest pas sans conseacutequence sur sa
compreacutehension Agrave titre drsquoexemple certaines eacuteditions dont Koren indiquent en 724 une
lrsquoeacutequivalent drsquoun passage agrave la ligne Mais cette indication ne figure pas dans nos
eacuteditions de reacutefeacuterences et Ramak deacuteclare expresseacutement agrave cet endroit de son commentaire que
le texte est continu Plus deacutelicat certaines divisons reconnues dans toutes les eacuteditions sont
expresseacutement repousseacutees par des commentateurs Par exemple 309 Saadia Gaocircn et Ramak
repoussent la division du texte alors quelle est attesteacutee partout et mecircme par dautres
commentateurs (Meiumlri par exemple) Ce genre de divergence au niveau des Gueacuteonim et des
premiers Richonim montre que la Massorah des parachiot de la plupart des textes des
Prophegravetes et des Eacutecrits ne srsquoest pas conserveacutee de faccedilon homogegravene et qursquoelle nrsquoa peut-ecirctre pas
de caractegravere contraignant au niveau de la lecture
1 Lindication du deacutecoupage du texte de la Torah (Pentateuque) est une partie du commandement drsquoeacutecrire
chacun son propre livre de Torah la liste des sections (ouvertes et fermeacutes) est donc recenseacutee par Rambam Michneacute Torah Hilkhot Seacutefer Torah 8 sur la base du Ms de Ketecircr Aram Tsova Le paradoxe est que du coup les parachiot des autres livres de la Bible preacutesentes dans ce manuscrit attribueacute agrave Ben Asher mais qui eacutechappent agrave lrsquoobligation drsquoeacutecriture ne sont pas recenseacutees Toute preacutetention agrave une mise en ordre deacutefinitive du texte est ainsi mise agrave mal
Notice de la traduction
221
Il est naturel que la traduction srsquoefforce de respecter le deacutecoupage des eacuteditions de
reacutefeacuterence mais elle conserve aussi la licence des commentateurs Elle ne reflegravete donc pas
exactement la disposition mateacuterielle des manuscrits de reacutefeacuterence Car la traduction est un
exercice de laquo lecture raquo elle srsquoappuie sur le texte eacutecrit srsquoeacutelabore agrave partir de lui mais ne se
confond pas avec lui Ainis il nrsquoaurait guegravere eacuteteacute senseacute de passer agrave la ligne entre chaque verset
Par deacutefinition la lecture est une recherche de coheacuterence et de continuiteacute partout ougrave se repegravere
une uniteacute seacutemantique formant une seacutequence de versets la lecture les rassemble lineacuteairement
Eacutecriture et lecture srsquoopposent naturellement dans le champ de syllabaires seacutemitiques comme
le discret au continu Il ne pouvait en ecirctre autrement dans une traduction ainsi qursquoon lrsquoa
montreacute dans lrsquointroduction En outre par une neacutecessiteacute symeacutetrique agrave la preacuteceacutedente le nombre
des laquo paragraphes raquo du texte est multiplieacute dans la traduction Certes toutes les indications de
parachiot laquo ouvertes raquo des deux eacuteditions sont soigneusement respecteacutees mais cette division
est absorbeacutee par des eacuteleacutements qui ne relegravevent pas de lrsquoeacutecrit Drsquoune part il fallait conserver le
deacutecoupage du livre en chapitres qui est deacutesormais commun agrave toutes les eacuteditions de la Bible
mecircme srsquoil ne correspond pas au deacutecoupage interne du texte1 Les chapitres sont en geacuteneacuteral
justifieacutes pour la premiegravere partie (du chap 1 au chap 10) ils recoupent alors certaines
indication de paracha laquo ouverte raquo Mais dans les autres parties du livre les imprimeurs se
sont contenteacutes de reacuteunir les versets par paquets de trente ou trente-et-un sans rapport avec le
texte eacutecrit Le plus excentrique est le chapitre 22 qui aurait ducirc commencer un verset avant
selon la Massorah eacutecrite Drsquoautre part puisque lrsquoenjeu eacutetait de suivre la voie des
commentateurs de lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale qui sont la source principale de notre effort
drsquoeacutelucidation du texte il fallait neacutecessairement deacutecouper le texte comme eux en petites
uniteacutes theacutematiques auxquelles nous avons ajouteacute mecircme des titres Tout cela dans le but
avoueacute de faciliter la lecture Il ne reste donc pas grand-chose de la disposition mateacuterielle du
texte eacutecrit dans notre traduction Mais telle est la voie de la lecture et de lrsquointerpreacutetation
En ce qui concerne les variantes (kriktiv) selon lesquelles les mots sont laquo lus raquo
diffeacuteremment de la faccedilon dont ils sont laquo eacutecrits raquo la traduction suit toujours la version laquo lue raquo
sauf indication contraire Il existe en tout une soixantaine drsquoeacutecarts de cet ordre dans le texte
de Michleacute Cest peu compte tenu du nombre des mots du livre (pregraves de 7000 mots) et cest
1 La division des livres bibliques en chapitres numeacuteroteacutes a eacuteteacute introduite en Europe au treiziegraveme siegravecle par
certains exeacutegegravetes chreacutetiens (agrave lrsquoinitiative de Stephen Langton professeur agrave lrsquoUniversiteacute de Paris et archevegraveque de Canterbury) Puis en 1561 limprimeur Robert Estienne numeacuterota aussi presque chaque phrase de ces chapitres
Notice de la traduction
222
encore moins dans la mesure ougrave ces diffeacuterences sont minimes et affectent rarement le sens1
Nous avons dresseacute une liste des variantes entre le texte eacutecrit et le texte lu qui affectent le sens
du texte placeacutee apregraves les notes compleacutementaires de la traduction Il existe aussi des variantes
entre les traditions manuscrites mais agrave ma connaissance pas entre les deux codices (Alep et
Leningrad) qui nous servent de reacutefeacuterence De toute faccedilon la plupart des variations entre les
manuscrits et les traditions portent sur laccentuation des mots ou encore sur leacutecriture des
lettres deacutefectives ( ) plus rarement sur les voyelles On en trouvera la liste
complegravete dans les eacuteditions courantes du Tanakh Nous rapportons en note les variations qui
portent agrave conseacutequence Une seule dentre elles particuliegraverement remarquable meacuterite decirctre
signaleacutee ici Il sagit de lheacutesitation entre les mots (justice) et (terre) au verset 816
Les deux eacuteditions de reacutefeacuterence portent Mais certains commentateurs heacutesitent et la
difficulteacute semble attesteacutee depuis longtemps elle paraicirct anteacuterieure agrave leacutepoque des Gueacuteonim2
Cest la seule variante agrave notre connaissance qui affecte si brutalement le sens du texte
Les regravegles des teacuteamim (signes de cantillation) des trois livres Job Michleacute Psaumes (
) deacuterivent aussi de la tradition de lecture Depuis le deacutebut de lrsquohistoire de la Massorah
soit depuis sa mise en forme par Ben Asher il est eacutetabli que les teacuteamim de ces trois livres
obeacuteissent agrave des regravegles diffeacuterentes de celle des autres La valeur de cantillation des teacuteamim
dans les vingt-et-un autres livres de la Bible est attesteacutee depuis longtemps et est assez bien
connue mecircme si elle est parfois complexe Ce nrsquoest pas le cas pour les trois livres
mentionneacutes Il existe peu de documents anciens sur la question On attribue quelques
fragments agrave Ben Asher un court texte agrave Rabbi Juda ibn Balam (eacutevoqueacute plus haut) et quelques
remarques eacuteparses dues aux grammairiens de lrsquoeacutepoque meacutedieacutevale3 Certains ont jugeacute que la
situation des teacuteamim dans ces livres est si embrouilleacutee et si pleines drsquoexceptions qursquoils ont
renonceacute agrave les ordonner A Davis compare les quelques propos sibyllins de ben Asher agrave
lrsquoeacutenigme du Sphinx et abandonne le terrain laquo jusqursquoagrave ce que tous les autres problegravemes de
lrsquounivers aient eacuteteacute reacutesolus raquo4 M Brauer lrsquoeacutediteur du Codex drsquoAlep a consacreacute un gros travail
agrave lrsquoeacuteclaircissement de lrsquoensemble des regravegles drsquoaccentuation des livres bibliques Pour
1 Nombre dentre elles sont leffet dune inversion dune lettre Vav et dune lettre Youd laquelle a rarement une
conseacutequence sur le sens 2 Voir les indications de Kappah (ad loc) dans son eacutedition du commentaire de Saadia Gaocircn Michleacute im
Targoum ve-Perouch Rabbeacutenou Saadia Gaocircn eacutedition du texte arabe et traduction heacutebraiumlque de Y Kappah Jeacuterusalem 1976
3 Tous ces documents ont eacuteteacute reacuteunis par GI Polak dans son eacutedition de Taameacute chelocha sifreacute eacutemet attribueacute agrave Rabbi Juda ben Balam Amsterdam 1858 et par S Baer Thorat Emeth Redelhaim 1852 (eacutetrange rencontre lrsquoouvrage est placeacute sous lrsquoautorisation rabbinique de Rabbi Samson Raphael Hirsh)
4 Cf A Davis The Hebrew accents of the twenty-one books of the Bible Londres 1900 p 12-18
Notice de la traduction
223
lrsquoessentiel je renvoie agrave son ouvrage1 On peut se faire une ideacutee geacuteneacuterale de la modification du
rocircle des ordonnances disjonctives et conjonctives en comparant les textes parallegraveles de
Psaumes 18 et II Samuel 22 et Psaumes 1051-15 et I Chroniques 168-22 Jrsquoai deacutejagrave souligneacute
la difficulteacute agrave vouloir faire fond sur la valeur et la position des teacuteamim pour deacutecider du sens du
texte Le problegraveme est plus acircpre encore pour les Sifreacute Eacutemet Car touchant la lecture
lrsquointerpreacutetation et la traduction il est naturel que la place et la fonction des ordonnances
disjonctives soient preacutepondeacuterantes Ce sont elles qui permettent de diviser la phrase en uniteacutes
seacutemantiques plus courtes et drsquoindiquer ainsi la logique du propos (comme nos signes
laquo point raquo laquo virgule raquo etc) Or du fait que les versets de ces trois livres sont en geacuteneacuteral
singuliegraverement courts afin de dynamiser la lecture il est fait grand usage des ordonnances
plus que partout ailleurs mais en mecircme temps symeacutetriquement la valeur des laquo pauses raquo
diminue neacutecessairement Pour ne consideacuterer que la principale drsquoentre elles lrsquoEtnarsquohta cette
ordonnance disjonctive est preacutesente dans presque chaque verset des Psaumes de Job et de
Michleacute Mais dans des versets aussi courts qui souvent ne deacutepassent pas six ou sept mots
elle ne peut pas avoir la valeur drsquoune pause longue comme dans les autres livres bibliques En
geacuteneacuteral elle est placeacutee agrave la fin du premier stique et correspond au balancement naturel drsquoun
stique agrave lrsquoautre En conseacutequence dans les versets plus longs elle a perdu son rocircle
drsquoordonnance disjonctive principale au profit du taam dit laquo Oleacute veacuteYoregraved raquo2 La coupure du
distique est alors indiqueacutee par cette derniegravere ordonnance En drsquoautres termes crsquoest toujours
finalement la syntaxe et la seacutemantique (la forme rheacutetorique) qui gouverne la structure des
eacutenonceacutes Il nrsquoest pas neacutecessaire drsquoaller plus loin dans ce domaine les autres eacuteleacutements de
cantillation jouent rarement un rocircle suffiant et adeacutequat pour lire traduire et interpreacuteter le
texte
1 M Brauer Taameacute hamikra beacutekaf-alegravef Seacutefarim oubeSifreacute Eacutemet eacuted Horev Jeacuterusalem 1990 pour les
teacuteamim des trois livres en question voir IIegraveme partie p 211 sq 2 Voir par exemple les versets 123 33 519 626 et passim
L)VRE DES PARABOLES PREM)EgraveRE SECT)ON
Chapitre 1
Preacutesentation du livre et de son enseignement
[1] Paraboles de Salomon fils de David roi dIsraeumll [2] pour connaicirctre sagaciteacute et raison
appreacutehender les dires de lentendement [3] acqueacuterir des mœurs reacutefleacutechies probiteacute justice et
exactitude [4] pour donner la subtiliteacute aux naiumlfs et au jeune homme reacuteflexion et deacutelibeacuteration
Note Les titres des paragraphes (en italique) sont un ajout du traducteur Les asteacuterisques () indiquent une note compleacutementaire qui suit la traduction
[11] Radak Quiconque eacutecrit un livre doit y mentionner son nom afin que les gens du peuple sachent sil est sagace si sa sagesse est accomplie et si lon peut se fier agrave ses dires Et il doit indiquer en outre lintention qui gouverne son ouvrage Cest ce qui conduisit leacutecrivain qui reacutedigea ce livre agrave expliquer quil sagit des laquo Paraboles de Salomon raquo en mentionnant celui-ci par son nom du fait de la profondeur des choses qui y sont contenues afin que lon sache quil eacutetait un sage reconnu parfait dans la sagesse dont le pegravere deacutejagrave eacutetait roi dIsraeumll et reacutegnait sur un peuple sage et perspicace quil gouvernait avec eacutequiteacute selon les mots laquo David rendait la justice et pratiquait la chariteacute raquo (II Samuel 814) Il ajouta que lintention de celui qui composa ce livre eacutetait daider les hommes deacutesireux dentendre sa reacuteflexion morale afin de parfaire leurs faculteacutes et de se rendre aptes agrave accomplir la volonteacute de leur Creacuteateur et meacuteriter ainsi la vie eacuteternelle et afin quils se conduisent avec rectitude dans leur commerce avec autrui et dans toutes leurs occupations quils seacutecartent du vol de la violence du forfait et de tout comportement laid et quils eacutevitent lembucircche la querelle et le meurtre Enfin il eacutecrivit ce livre sous forme de paraboles pour fournir des illustrations agrave ses dires afin deacuteveiller lesprit de ceux qui les entendent et les pousser agrave approfondir ses paroles jusquagrave ce quils comprennent aussi bien son sens premier que son sens cacheacute mdash Notez que laquo leacutecrivain qui reacutedigea ce livre raquo dont parle Radak nest pas forceacutement le roi Salomon On sait par le Talmud (Baba Batra 15 a) que Michleacute enseignement du roi Salomon na eacuteteacute mis par eacutecrit quagrave leacutepoque drsquoEacutezeacutechias roi de Juda On peut supposer et telle est peut-ecirctre lintention de Radak que le premier paragraphe du livre qui preacutesente lauteur et le sujet traiteacute est une explication ajouteacutee par le reacutedacteur au moment ougrave lenseignement oral de Salomon a eacuteteacute mis par eacutecrit Plus loin 251 il est fait explicitement mention des laquo gens drsquoEacutezeacutechias roi de Juda raquo
[2] Meiumlri Le mot sagaciteacute ou sagesse ( ) deacutesigne la perfection des dispositions intellectuelles et le mot raison ( ) la perfection des dispositions morales Rabbeacutenou Yona La sagaciteacute ( ) est la disposition des justes et la voie de la veacuteriteacute et de leacutequiteacute telle que lexposera et lenseignera ce livre La raison ( ) est le jugement moral deacutenigrant les vicieux et lenseignement du preacutejudice et du dommage dont ils sont la cause Tu constateras agrave cet eacutegard que la plupart des versets de ce recueil se reacutepartissent en deux groupes ceux qui exposent lattitude du juste et ceux qui deacutenigrent le comportement du vicieux Car un homme doit drsquoabord corriger ( ) son acircme pour srsquoeacutecarter du vice et srsquoen proteacuteger et ensuite srsquohabituer agrave progresser dans la justice mdash Lexpression peut deacutesigner soit des paroles prononceacutees par autrui soit linstruction naturelle de sa propre intelligence Tandis que selon Rabbeacutenou Yona cette expression deacutesigne les choses profondes que lon ne comprend quapregraves meacuteditation et approfondissement de leur sens
[3] Rabbeacutenou Yona La probiteacute consiste agrave sengager plus profondeacutement que ce qui est strictement requis par la Torah La justice consiste agrave suivre la ligne strictement requise par la Torah Car il y a des choses pour lesquelles ils convient de sengager plus profondeacutement que ce que la Torah requiert (cf Mekhilta Yitro 2) Et lexactitude consiste agrave se conduire droitement et intelligemment dans les choses pour lesquelles il nest ni
Livre des Paraboles
225
[5] Que le sage eacutecoute il eacutetendra son instruction et le perspicace acquerra des stratagegravemes [6]
pour comprendre la parabole et lartifice rheacutetorique les dires des sages et leurs eacutenigmes [7]
La crainte de Dieu forme les preacutemices de la reacuteflexion sagaciteacute et raison sont meacutepriseacutees des
idiots
Leacuteducation et les bonnes mœurs sont la vraie parure du corps
[18] Mon fils eacutecoute la leccedilon de ton pegravere et ne deacutelaisse pas lenseignement de ta megravere [9]
car ils sont une couronne de gracircce pour ta tecircte et des perles pour ton cou
Lrsquoillusion de lrsquoargent facile
[110] Mon fils si les fauteurs te seacuteduisent ne leur cegravede pas [11] Sils te disent Rejoins-
nous Nous dresserons des embuscades sanguinaires nous tendrons traquenard agrave
drsquoinnocentes victimes [12] Nous les engloutirons tout vifs tel lenfer et des honnecirctes gens nous
serons la tombe [13] Sur tout bien de valeur nous ferons main basse nous emplirons nos
demeures de butin [14] Nous tirerons nos parts au sort ou bien nous naurons ensemble quune
seule poche [15] Mon fils ne va pas de concert avec eux retiens-toi de suivre leur voie [16]
Leurs pieds courent au malheur et ils sempresseront de verser leur sang [17] Car un filet
tendu est bien innocent aux yeux de lrsquooiseau [18] Mais eux [les chasseurs] srsquoembusquent pour
jugement ni contrainte de justice agrave lexemple des nombreux cas dans lesquels les sages ont dit que lon est quitte des lois humaines mais coupable envers les lois divines
[4] Meiumlri Le mot a ici le sens geacuteneacuterique de laquo penseacutee reacuteflexion raquo et pareillement la laquo deacutelibeacuteration raquo deacutesigne la penseacutee qui deacutelibegravere cest-agrave-dire la penseacutee quon rumine en soi sur un certain sujet et que lon preacutesente ensuite agrave son intellect pour en deacutecider la pertinence
[5] Meiumlri Le mot stratagegravemes ( ) est voisin du mot laquo efforts raquo il deacutesigne la reacutevolution de la penseacutee autour delle-mecircme sur un sujet donneacute dans lrsquointention de lentreprendre par lune de ses parties en vertu du principe selon lequel gracircce agrave la liaison entre les eacuteleacutements on peut deacuteduire et comprendre une chose que lon ignore agrave partir dune autre que lon connaicirct
[7] La crainte de lerreur morale et intellectuelle est le principe qui inaugure puis gouverne la reacuteflexion sur soi-mecircme elle balise tous les chemins de la connaissance de soi et elle est la racine de toute recherche de la veacuteriteacute Qui veut cultiver sagaciteacute et raison doit donc dabord approfondir cette crainte et en chercher le sens Inversement qui la deacutedaigne montre son inaptitude agrave toute reacuteflexion vraie
[8-9] Rabbeacutenou Yona La signification de cette parabole est que lrsquoeacuteducation reccedilue et la bonne conduite embellissent et magnifient la sagaciteacute de celui qui est parvenu agrave la sagesse et agrave la connaissance et ses propos sont eacutecouteacutes et pris en consideacuteration Car la laquo tecircte raquo est une meacutetaphore de la sagesse elle deacutesigne en effet le lieu de la sagaciteacute et des faculteacutes de lintellect Et le laquo cou raquo deacutesigne la parole puisque celle-ci passe par la gorge On lit ainsi dans un ouvrage de morale laquo Quel bien apporte la sagesse Elle embellit lacte Et quel bien apporte lacte Il embellit la sagesse raquo On peut aussi interpreacuteter ce passage comme une allusion aux paroles de la Torah car le mot laquo pegravere raquo deacutesigne Dieu comme on le voit aussi aux versets Nest-Il pas ton pegravere auquel tu appartiens Cest Lui qui te fit et qui te forma raquo (Deuteacuteronome 326) Et lexpression laquo enseignement de ta megravere raquo deacutesigne les regravegles institueacutees par les pegraveres et lenceinte que les sages ont construite autour de la Torah Voue-leur ton intelligence et ta penseacutee laquo car ils sont une couronne de gracircce raquo pour ta compreacutehension et ton savoir et parles-en en permanence car ils sont laquo les perles raquo de la prononciation de tes legravevres
Livre des Paraboles
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ravir son sang ils tendent traquenard agrave sa vie [19] Tel est le destin de lhomme acircpre au gain il
prend la vie de son proprieacutetaire
Il existe un ordre du monde et il neacutecessite circonspection et sagesse
[120] La sagesse proclame au-dehors dans les rues elle fait entendre sa voix [21] elle appelle
agrave lrsquoentreacutee des lieux publics et porte ses dires au seuil des portes des villes [22] Jusquagrave quand
naiumlfs aimerez-vous la naiumlveteacute cyniques convoiterez-vous la deacuterision sots haiumlrez-vous la
reacuteflexion [23] Revenez agrave ma remontrance je vous prodiguerai mon esprit je vous enseignerai
ma parole [24] Mais alors que jappelais vous mavez repousseacutee alors que je tendais la main
nul ne meacutecoutait [25] Vous avez rejeteacute tout conseil de ma part et vous navez pas accepteacute ma
remontrance [26] Agrave mon tour je rirai lorsque votre malheur viendra je me moquerai quand
votre crainte se reacutealisera [27] Lorsque votre terreur sabattra comme un fleacuteau et que votre
malheur surgira tel un ouragan lorsque oppression et deacutetresse vous prendront [28] Alors ils
mrsquoappelleront mais je ne reacutepondrai pas ils me chercheront mais ils ne me trouveront pas [29]
Car ils ont haiuml la reacuteflexion et ils nont pas choisi la crainte de Dieu [30] Ils nrsquoont pas accepteacute
mon conseil et toutes mes remontrances leur reacutepugnaient [31] Ils consommeront donc le fruit
de leurs œuvres et se rassasieront de leffet de leurs desseins [32] Car la dissipation des naiumlfs
les tuera et lillusion des sots sera leur perte [33] Tandis que qui meacutecoute aura seacutejour sucircr
proteacutegeacute des affres du malheur
[18] Les chasseurs tendent un filet au-dessus dun tas de graines pour capturer loiseau qui se glisserait dessous pour picorer Le laquo filet raquo est une meacutetaphore du chacirctiment divin ou des tribunaux du pays
[18-19] Saadia Gaocircn Dans cette section le sage deacutecrit les causes qui conduisent lhomme agrave la violence au vol et au meurtre agrave savoir la course aux plaisirs mondains et leur convoitise la recherche assidue et effreacuteneacutee des biens superflus Et lorsque cette attitude saffermit en son cœur elle devient une forme de sauvagerie qui sexprime par le meurtre et le vol Son cœur finit par repousser toute commiseacuteration et toute pitieacute naturelles et par devenir aussi froid quune tombe agrave laquelle nul ne demande pitieacute pour le mort Comme les iniques qui neacuteprouvent aucune pitieacute ni aucune commiseacuteration pour ceux quils brutalisent et dont le caractegravere est semblable aux becirctes fauves et aux oiseaux de proie Il est dit ainsi agrave leur propos laquo Heacutelas ville sanguinaire pleine de mensonge remplie de violence le carnage ne sinterrompt jamais raquo (Narsquohoum 31) Lorsque la meacutechanceteacute sinfiltre ainsi dans le cœur de lhomme et que sa pitieacute est aneacuteantie par sa cruauteacute lanimaliteacute domine alors son existence et il devient semblable aux becirctes Cest la raison pour laquelle lEacutecriture deacutesigne freacutequemment les princes cruels par la parabole des fauves carnassiers comme il est dit laquo Un lion est sorti de sa taniegravere un destructeur de peuples sest mis en route il a quitteacute son repegravere pour faire de ton pays une ruine et de tes villes un deacutesert inhabiteacute raquo (Jeacutereacutemie 47) Ou bien lEacutecriture les assimile agrave des oiseaux de proie (cf par exemple Deuteacuteronome 2849) Puis le sage explicite la fin qui guette ceux qui ont pris ce genre dhabitude en disant quils sempressent de verser le sang croyant ne verser que celui des autres alors que cest leur sang et leur vie quils condamnent au lourd chacirctiment divin Pareil agrave loiseau qui se laisse seacuteduire par les graines qui le feront prendre au piegravege ils simaginent pouvoir semparer gratuitement des biens dautrui et faire rapine alors quils leur coucircteront la vie
[20-33] La sagesse dont il est question dans cette section est la sagesse pratique appeleacutee aussi traditionnellement laquo prudence raquo cest-agrave-dire la deacutelibeacuteration et le choix de ce quil convient de faire et de ne pas faire touchant tout sujet physique et moral Cette forme de sagesse ne comporte rien docculte Elle est offerte agrave tout homme par le cours mecircme de son existence chevilleacutee agrave sa vie et acquise par sa reacuteflexion elle laquo parle raquo aux hommes elle les convoque depuis leur expeacuterience et les avertit agrave lavance par ses clameurs Pour les Anciens la preacutevoyance ou la prudence (phroneacutesis des Grecs et prudentia des Latins) constitue la base de la Raison pratique
Livre des Paraboles
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Chapitre 2
Les eacutetapes de lrsquoacquisition de la sagesse
[1] Mon fils si tu tinstruis de mes dires et que tu conserves au fond de toi mes preacuteceptes [2]
en dressant ton oreille agrave eacutecouter la sagaciteacute en deacutecidant ton cœur agrave la perspicaciteacute [3] si tu
appelles le discernement et si tu implores la perspicaciteacute [4] si tu les recherches comme de
largent si tu les brigues tel un treacutesor [5] alors tu appreacutehenderas la crainte de Dieu et la
connaissance du Souverain te sera deacutevoileacutee
Le vrai savoir son origine et sa nature
[26] Car Dieu rend judicieux de sa bouche sortent reacuteflexion et perspicaciteacute [7] Il reacuteserve la
clairvoyance aux droits et protegravege ceux qui se conduisent honnecirctement [8] en preacuteservant les
et sa pierre angulaire Cest un modegravele de sagesse eacuteleacutementaire neacutecessaire et suffisant pour la morale et la conduite des affaires Les Modernes ont oublieacute cette notion Ils ont consideacutereacute la prudence comme une attitude mesquine et timoreacutee envers la vie et ils lui ont en geacuteneacuteral preacutefeacutereacute la doctrine opposeacutee du salut et du sacrifice On peut lire cette parabole comme un avertissement des Anciens aux Modernes contre toute forme de gratification subjective La prudence implique en effet que lon accepte sa faiblesse et que lon compose avec elle pour son profit Elle suppose lentiegravere responsabiliteacute de chacun agrave leacutegard de son existence Ce qui explique en outre la violence de la parabole celui qui nassume pas cette responsabiliteacute et qui nest pas soucieux des conseacutequences de ses actes pour sa propre existence est un objet de deacutedain Car il revient au mecircme de dire que lordre du monde neacutecessite la prudence ou bien que neacutecessairement le naiumlf perd la Providence (la Nature) nrsquoayant ameacutenageacute que cette seule voie pour lrsquohumaniteacute
[21] Rabbeacutenou Yona Cette section traite des conditions de lacquisition de la sagesse Les laquo preacuteceptes raquo quil eacutevoque sont donc les preacuteceptes qui sappliquent aux voies requises par leacutetude de la sagesse
[2] Rabbeacutenou Yona Premiegravere eacutetape dans lacquisition de la sagesse apprendre agrave eacutecouter la parole de ceux qui nous enseignent fidegravelement et preacuteciseacutement sans rien ajouter ni omettre Deuxciegraveme eacutetape il faut deacutetourner son cœur de tout appeacutetit mondain afin de se consacrer entiegraverement agrave la reacuteflexion Il faut alors meacutediter la chose que lon a entendue cest-agrave-dire leacutetudier sans relacircche jusquagrave ce que lon en comprenne le sens et la raison La laquo sagaciteacute raquo ( ) deacutesigne donc ce que lon reccediloit de ceux qui nous enseignent tandis que la laquo perspicaciteacute raquo ( ) deacutesigne la meacuteditation qui suit cette reacuteception et qui sefforce de percer le sens de la chose entendue afin de pouvoir en deacuteduire des choses nouvelles en les assimilant agrave dautres qui lui ressemblent Comme dirent nos maicirctres le perspicace est laquo celui qui sait deacuteduire une chose dune autre raquo
[3-4] Rabbeacutenou Yona Il eacutevoque ici trois nouvelles eacutetapes dans lacquisition de la sagesse laquo Si tu appelles le discernement raquo constitue la premiegravere agrave savoir prier pour obtenir la sagesse et demander au Souverain de nous aider agrave lacqueacuterir laquo Si tu les demandes comme de largent raquo constitue la deuxiegraveme Il faut travailler et peiner pour acqueacuterir la sagaciteacute comme on le fait pour gagner de largent laquo Si tu les brigues tel un treacutesor raquo constitue la troisiegraveme et derniegravere eacutetape agrave savoir que la sagesse doit ecirctre douce agrave notre acircme au point que jamais notre labeur pour elle ne doit nous paraicirctre peacutenible Car si lon te disait quun treacutesor est cacheacute dans telle maison ou au fond de telle valleacutee jamais sa recherche ne te semblerait peacutenible car tu espeacutererais deacutecouvrir une fortune en un seul endroit et tenrichir en un instant Il faut donc non seulement mettre dans lacquisition de la sagaciteacute le travail et la peine que lon met agrave gagner sa vie mais aussi lardeur que lon a pour chercher un treacutesor Car en fonction du deacutesir que lon a de ce labeur et de cette quecircte lœil de notre intellect souvre davantage et la sagaciteacute senracine plus profondeacutement en nous comme il est eacutecrit laquo Tes teacutemoignages sont pour toujours mon heacuteritage car ils sont la joie de mon cœur raquo (ibid 111) Nos maicirctres disent laquo On ne peut eacutetudier la Torah quagrave lendroit que son cœur deacutesire raquo (Avoda Zara 19 a) car la reacuteussite de leacutetude deacutepend du deacutesir que lon eacuteprouve pour elle
[5] La crainte de Dieu est la forme sous laquelle soffre agrave nous la connaissance de Dieu Rabbeacutenou Yona Le beacuteneacutefice essentiel de la sagaciteacute nest pas den tirer gloire ni de valoriser les qualiteacutes de son esprit comme dans la geacuteomeacutetrie la physique et lastronomie mais de nous faire comprendre laquo la crainte de Dieu raquo Et nos maicirctres dirent laquo LUnique qui est providentiel na quune chose dans Son monde cest la crainte des Cieux raquo (Chabat 31 b) Voir la seconde partie (Eacutetudes et Approfondissements) chapitre II
Livre des Paraboles
228
voies de la justice et en prenant soin du chemin de ses fidegraveles [9] Alors tu appreacutehenderas
probiteacute justice et exactitude ainsi que toute deacutemarche de perfection
Le beacuteneacutefice de la sagesse
[210] Lorsque la sagaciteacute peacuteneacutetrera ton cœur et que ton esprit prendra plaisir agrave la reacuteflexion
[11] la deacutelibeacuteration veillera sur toi et la perspicaciteacute te proteacutegera [12] Elles te sauveront de la
pente du mal de lhomme agrave la parole duplice [13] de ceux qui abandonnent la rectitude pour
suivre des chemins obscurs [14] toujours contents de nuire heureux drsquoinverser le bien en mal
[15] dont les agissements sont insidieux et les faccedilons sournoises [16] Elles te sauveront de la
femme eacutetrange linconnue aux dires caressants [17] qui abandonne le prince de sa jeunesse et
oublie le pacte avec son Souverain [18] et qui preacutecipite dans la mort sa demeure vers les
[6-8] Meiumlri Je connais deux explications de ce verset Lune est que lauteur a craint que lon ne se deacutegoucircte de lrsquoapprentissage de la sagesse du fait de sa difficulteacute intrinsegraveque et du fait de la longueur des chaicircnes de raisonnements et de preacutemisses Cest pourquoi il incite agrave ne pas faiblir dans cette eacutetude Car qui se conduirait ainsi deacutecouvrirait en peu de temps le plaisir de leacutetude son deacutesir samplifierait et son cœur seacutelargirait sous sa conduite jusquagrave ce que leffort mecircme lui soit agreacuteable Telle est la signification de la formule laquo Dieu rend judicieux raquo crsquoest-agrave-dire qursquoil apprecirctera le chemin de ton eacutetude et son deacutesir est que tu reacuteussisses Et telle est aussi la signification de la formule laquo De sa bouche sortent reacuteflexion et perspicaciteacute raquo crsquoest-agrave-dire qursquoil rendra ton eacutetude aiseacutee au point que tu auras lrsquoimpression qursquoelle te vient directement de sa bouche comme si ton naturel et ta penseacutee srsquoadaptaient naturellement agrave leur ouvrage comme si tel eacutetait lrsquoordre voulu par le Creacuteateur dans le monde Lautre explication est la suivante lorsque laquo Dieu te rendra judicieux raquo laquo alors tu comprendras la crainte de Dieu raquo Lorsque tu auras suffisamment peineacute dans leacutetude tu comprendras alors la Torah qui est lrsquoexpression de la crainte de Dieu et tu sauras la concevoir avec intelligence tu comprendras que Dieu ne donne pas une chose qui serait contraire agrave lrsquointellect qui reposerait sur un choix arbitraire Car mecircme les fondements de la Torah qui eacutechappent agrave la deacutemonstration sont justes et irreacutefutables et cest preacuteciseacutement ce que tu pourras alors veacuterifier En effet les preacuteceptes reccedilus par tradition sont tous senseacutes et intelligibles ils procegravedent de la sagesse divine et non dun quelconque arbitraire de sa volonteacute En ce sens laquo Dieu rend judicieux raquo rien dincompreacutehensible ni darbitraire nest issu de Lui au contraire laquo de Sa bouche sortent connaissance et perspicaciteacute raquo car la propheacutetie qui eacutemane de Lui par lintermeacutediaire du prophegravete est exclusivement laquo connaissance et perspicaciteacute raquo Cependant Il reacuteserve cette intelligence aux laquo droits raquo aux hommes parfaits qui se conduisent avec droiture tandis que la foule lignore qui pratique cependant la Torah par souci de la tradition et de ce point de vue ils laquo se conduisent honnecirctement raquo Et cette tradition les garde et les laquo protegravege raquo laquo en preacuteservant les voies de la justice raquo car ce membre de phrase srsquoapplique agrave laquo ceux qui se conduisent honnecirctement raquo tandis que lautre partie laquo et en veillant sur le chemin de ses fidegraveles raquo concerne les hommes parfaits Car laquo Il reacuteserve la clairvoyance aux droits raquo en ce sens que le reacuteel de la Torah et sa substance autrement dit lintention et le sens implicite de ses preacuteceptes sont reacuteserveacutes agrave quelques uns tandis qulaquo Il protegravege raquo au niveau du sens manifeste pour tous laquo ceux qui se conduisent honnecirctement raquo
[9] Cf 13 plus haut [10] Saadia Gaocircn Lacircme jouit de la sagaciteacute tout comme le corps jouit de la sensation et lorsquelle trouve
le contentement et la joie dans la sagaciteacute en mecircme temps que sa propre eacuteleacutevation sa gloire sa pureteacute et sa transparence alors saccomplit pour elle tout ce quelle souhaite Il existe cependant une diffeacuterence entre la jouissance de la sagaciteacute et celle des sens Car les sens jouissent dune chose dont ils savent par habitude quelle leur convient et cest pourquoi toute nature aspire universellement agrave cette chose tandis que lon ne jouit de la sagaciteacute quapregraves meacuteditation et reacuteflexion et cest pourquoi laspiration agrave la penseacutee nest pas universelle Pour cette raison le sage eacutecrivit la section preacuteceacutedente afin de rasseacutereacutener lesprit de celui qui aspire agrave la sagaciteacute en lui disant Ne crois pas que tu obtiendras le profit de la sagaciteacute et que tu en jouiras au premier abord mais sois patient car la sagaciteacute implique un long travail preacuteparatoire Mais si tu tadonnes agrave ce labeur tu obtiendras une seacutereacuteniteacute une joie et un contentement eacuteternels Et il indique agrave la fin de la section que lorsque la sagaciteacute peacutenegravetre le cœur de lhomme elle devient pour lui une sorte de gardien qui le protegravege de la faute
[12] Lhomme qui na pas de parole ou encore qui sous couvert dune doctrine ou dune reacuteflexion inverse le bien en mal En prenant goucirct agrave la reacuteflexion et agrave la deacutelibeacuteration on se deacutelivre de ce genre de personnage et des autres dont la description suit
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229
ombres ougrave son cercle se ferme [19] Jamais ceux qui sapprochent delle ne reviendront ni ne
retrouveront les sentiers de la vie [20] Enfin elles te feront suivre la voie des parfaits et
perpeacutetuer le chemin des justes [21] Car les droits habiteront la terre et les honnecirctes gens y
prolongeront seacutejour [22] alors que les iniques disparaicirctront du pays et que les malhonnecirctes en
seront arracheacutes
Chapitre 3
La voie de la sagesse preacuteceptes fondamentaux
[1] Mon fils noublie pas mon enseignement et que ton cœur preacuteserve mes preacuteceptes [2] car
ils tajouteront du temps des anneacutees de vie et de paix [3] Que geacuteneacuterositeacute et veacuteriteacute ne
[16-19] laquo La femme eacutetrange linconnue raquo ces termes nont pas le sens xeacutenophobe que leur precirctent les ignorants Radak explique quelle est qualifieacutee deacutetrange du fait que ses maniegraveres et son comportement sont eacutetrangers au comportement des femmes honnecirctes Et elle est appeleacutee laquo inconnue raquo du fait que ses propos insinuants font meacuteconnaicirctre son cœur En dautres termes son cœur est mauvais alors que ses propos sont doux et insinuants et elle est eacutetrangegravere agrave toute raison mdash Ces termes signifient donc la fascination quexerce sur un jeune homme le type de laquo leacuteternel feacuteminin raquo qui le fascine et le capture par son eacutetrangeteacute Territoire laquo inconnu raquo des subtiliteacutes feacuteminines et des fantasmes que tout oppose agrave leacutepouse comme on voit plus loin 515 Nous traduisons parfois laquo leacutetrangegravere raquo au sens ougrave cette femme nest pas la sienne mais celle drsquoun autre La figure de la laquo femme eacutetrange raquo agrave travers la fascination quelle inspire est reccedilue comme une parabole de lidolacirctrie laquo culte eacutetrange raquo (signification litteacuterale du mot ) envoucirctant et plein dartifice Le Talmud en fait aussi une allusion aux religions et aux sectes issues du judaiumlsme ou bien encore une allusion agrave la fascination du pouvoir (cf plus loin sur 58 sq) Saadia Gaocircn considegravere que cette figure symbolise lappeacutetit mondain cultiveacute en toute socieacuteteacute Dans tous les cas la parabole vise une forme systeacutematique de tyrannie que la fascination morbide de lrsquoeacutetrange exerce sur lrsquoesprit humain lieu des ombres prometteuses et vicieuses que sont au regard naiumlf du beacuteotien les pratiques magiques le discours savant les comportements mondains les arcanes du pouvoir les mystegraveres de la religion et le charme de la belle inconnue
[20] Talmud (Baba Meacutetsia 83 a) Des portefaix brisegraverent un tonneau de vin qui appartenait agrave Rabba bar bar lsquoHana [alors quils en eacutetaient responsables] et celui-ci saisit leur manteau Ils vinrent se plaindre au tribunal de Rav Rav dit agrave Rabba bar bar lsquoHana Rends-leur les manteaux Est-ce bien la justice demanda-t-il Oui reacutepondit-il car tu dois laquo suivre la voie des parfaits raquo Il leur rendit leur manteau Ils dirent agrave Rav Nous sommes pauvres et nous avons travailleacute toute la journeacutee [pour lui] nous avons faim et navons rien agrave manger Rav dit agrave Rabba bar bar lsquoHana Paye leur salaire Est-ce bien la justice demanda-t-il Oui car tu dois laquo perpeacutetuer le chemin des justes raquo
[21-22] Saadia Gaocircn Ces deux versets exposent le sort qui attend les hommes aussi bien en ce monde que dans le monde agrave venir Pour ce qui est du sort en ce monde il faut remarquer que son intention vise la fin des choses et non leur commencement Au sens ougrave il dit aussi plus loin laquo Quel deacutegoucirct pour un roi de commettre liniquiteacute car cest sur leacutequiteacute quest fondeacute le trocircne raquo (1612) cest-agrave-dire que son regravegne ne dure que par la justice Et pareillement le bien-ecirctre des nobles et des riches ne dure que sils ameacuteliorent leurs mœurs selon les mots laquo Lrsquohumaniteacute ne peut se fonder sur lrsquoiniquiteacute raquo (123) Car la dureacutee est construite sur ce principe tout comme le corps des ecirctres vivants est construit sur leacutequilibre des quatre humeurs ou comme la plante ne croicirct que par leacutequilibre du chaud et du froid ou comme la terre nest fixe au centre du monde que du fait de leacutequilibre et de la proportion du mouvement de la sphegravere ceacuteleste Notre esprit nous enseigne ainsi que le monde est construit sur un principe dordre et deacutequilibre selon les mots laquo Dieu fonda la terre sur la sagaciteacute raquo (319) Lauteur deacuteclare donc ici Ne te fais pas dillusion toi le naiumlf qui reacutecolte les premiers fruits de la violence et du forfait cela ne durera pas car cest contraire agrave lordre du monde En revanche sagissant du monde agrave venir son propos vise la totaliteacute de ce monde et non seulement une partie Et puisque le deacutebut et la fin sont lagrave-bas une seule chose seuls les justes parfaits y acceacutederont tandis que les iniques en seront eacutelimineacutes comme il est dit laquo Il veille sur lhomme honnecircte et est attentif au droit car la paix les attend agrave la fin Tandis que les criminels seront extermineacutes tous ensemble la fin des iniques est leur eacuteradication raquo (Psaumes 3737-38)
Livre des Paraboles
230
trsquoabandonnent pas noue-les autour de ton cou inscris-les sur la table de ton cœur [4] Et rends-
toi ainsi aimable et brillant drsquointelligence aux yeux du Souverain et des hommes
[5] Fie-toi agrave Dieu de tout ton cœur et ne te repose pas sur ton discernement [6] Dans toutes
tes deacutemarches considegravere-Le et Il rectifiera ta conduite [7] Ne te crois pas judicieux crains
Dieu et eacutevite le mal [8] Ce sera un remegravede pour ton corps et une segraveve pour tes os [9] Honore
Dieu de ton bien et des preacutemices de ta moisson [10] tes granges se rempliront jusquagrave
saturation et le vin deacutebordera de tes pressoirs
Justice divine et sagesse
[311] Mon fils ne prends pas en aversion la sanction de Dieu et naie pas damertume agrave
leacutegard de sa correction [12] car Dieu corrige celui quil aime tel un pegravere agrave leacutegard du fils
preacutefeacutereacute [13] Heureux qui deacutecouvre ainsi la sagesse et lhomme en qui jaillit la perspicaciteacute [14]
car son commerce est plus profitable que le trafic dargent et sa reacutecolte vaut mieux que lor
[15] elle est plus preacutecieuse que les perles et rien de ce que tu pourrais deacutesirer ne la vaut [16] Elle
tient la longeacuteviteacute dans sa main droite la richesse et la consideacuteration dans sa main gauche [17]
Ses voies sont des chemins de plaisance et toutes ses faccedilons respirent la paix [18] Elle est un
arbre de vie pour ceux qui sen saisissent et le guide de ceux qui la soutiennent
[33] Geacuteneacuterositeacute et veacuteriteacute comprennent la plupart des vertus morales et intellectuelles La geacuteneacuterositeacute consiste agrave faire le bien dautrui et agrave eacuteviter de lui porter preacutejudice La veacuteriteacute consiste agrave reconnaicirctre le vrai et le bien partout ougrave ils se trouvent agrave avouer son erreur et agrave seacutecarter du mal et agrave se garder des opinions erroneacutees et des ideacutees fausses Voir la seconde partie (Eacutetudes et Approfondissements) chapitre I
[4] Car les hommes aiment la geacuteneacuterositeacute (cf plus loin 1922) et lattachement agrave la veacuteriteacute rend intelligent [5] Fie-toi agrave Dieu et non aux autres hommes fussent-ils puissants car ils ne megravenent pas le monde Et pour la
mecircme raison ne te repose pas sur ton discernement Rachi laquo Fie-toi agrave Dieu raquo signifie cherche un maicirctre duquel apprendre et ne te suffis pas de ton discernement
[6] Talmud (Berakhot 63 a) Discours (dracha) de Bar Kapara Quel petit texte constitue le fondement de toute la Torah Les mots laquo Dans toutes tes deacutemarches considegravere-Le et Il redressera ta conduite raquo Rava dit Mecircme pour commettre un forfait Rav Papa dit Comme les gens disent couramment laquo Un voleur sur le point de fracturer une porte implore la miseacutericorde divine raquo
[7] Se croire judicieux est la forme la plus naturelle et la plus pernicieuse de la vaniteacute elle fausse systeacutematiquement le jugement Qui est imbu de lui-mecircme fucirct-il particuliegraverement sage devient neacutecessairement le pire des sots Voir plus loin 2612
[9-10] Radak Lorsque le Creacuteateur te fera prospeacuterer honore-Le par ta richesse en te montrant geacuteneacutereux envers les creacuteatures pour Sa gloire et par les preacutemices de ta reacutecolte en donnant la dicircme de tout ce que tu as reccedilu
[11-12] Les coups du laquo sort raquo les difficulteacutes de la vie les souffrances particuliegraveres ou collectives sont des chacirctiments dont il convient de rechercher la raison et le sens Ils ne sont pas destineacutes agrave abrutir un homme mais agrave leacuteveiller
[13-15] Heureux lhomme qui accroicirct sa sagesse au fil de la sanction car cest le plus grand profit quil peut reacutealiser en cette vie La laquo sagesse raquo est deacutesormais le sujet implicite du texte jusquagrave la fin du paragraphe
[17-18] Midrach Tanrsquohouma (Yitro Buber [9]) LUnique qui est providentiel souhaitait donner la Torah aux enfants dIsraeumll degraves leur sortie dEacutegypte Mais ils se querellaient sans cesse pour savoir lequel dentre eux serait chef et les ramegravenerait en Eacutegypte Lorsquils arrivegraverent agrave Regravefidim tous se sentirent eacutegaux et ils formegraverent ensemble un seul faisceau LUnique qui est providentiel dit La Torah toute entiegravere nest que paix Agrave qui la donner sinon au peuple qui aime la paix Tel est le sens des mots laquo Toutes ses faccedilons respirent la paix raquo
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Reacutealiteacute et veacuteriteacute de la sagesse
[319] Dieu fonda la terre sur la sagaciteacute Il eacutetablit les cieux sur la perspicaciteacute [20] par sa
reacuteflexion les abicircmes furent perceacutes et les nues ruissellent de roseacutee [21] Mon fils quelles ne se
deacuterobent jamais agrave tes yeux preacuteserve toujours clairvoyance et deacutelibeacuteration [22] elles seront la
vie de ton acircme et une gracircce pour ton cou [23] Alors tu iras ton chemin avec assurance et ton
pied nrsquoachoppera pas [24] tu te coucheras sans crainte et tu dormiras dun doux sommeil [25]
Tu ne craindras plus langoisse subite ni le fleacuteau des iniques lorsqursquoil surviendra [26] car
Dieu taccompagnera mecircme dans ta sottise et il gardera ton pied du piegravege
Avertissement contre la meacutechanceteacute et lrsquoeacutegoiumlsme
[327] Ne retiens pas un bienfait de son proprieacutetaire alors que tu as moyen de lrsquoaider [28] Ne
dis pas agrave ton semblable Va-ten reviens demain et je te donnerai alors que tu peux le faire
maintenant [29] Ne trame pas le mal contre ton semblable alors quil est confiant agrave ton eacutegard
[30] Ne te querelle pas sans motif avec qui ne ta point causeacute de mal [31] Nenvie pas lrsquohomme
cupide et nadopte aucune de ses attitudes [32] Car Dieu na que deacutegoucirct pour les fourbes tandis
que les droits sont ses intimes [33] Dans la maison de lrsquoinique regravegne la maleacutediction de Dieu
[19-20] Saadia Gaocircn Le Creacuteateur a fait le monde avec sagaciteacute En dautres termes Il a creacuteeacute une œuvre reacutefleacutechie et sans deacutefaut agrave laquelle il donna pour fondement leacutequiteacute qui est ce que la sagesse prescrit Le sage deacutecrit donc ici quatre choses limmobiliteacute de la terre au centre du monde laquo Il fonda la terre raquo le mouvement circulaire des cieux autour delle laquo Il eacutetablit les cieux sur la perspicaciteacute raquo le percement des sources deau qui abreuvent la terre laquo les abicircmes furent perceacutes raquo et la tombeacutee de la roseacutee et de la pluie laquo ruissellent de roseacutee raquo Et le Creacuteateur fit de la sagesse prescrivant leacutequiteacute le fondement et la base de tout et cest pourquoi il enchaicircne en disant laquo Quelles ne se deacuterobent jamais agrave tes yeux raquo car laquo elles seront la vie de ton acircme raquo dans le monde agrave venir et laquo une gracircce pour ton cou raquo en ce monde mdash Ces versets expriment donc un point de vue eacutethique sur le monde Les lois qui regraveglent lunivers sont faites exclusivement de sagaciteacute et de reacuteflexion Le monde ne recegravele que des mystegraveres raisonnables il ne comporte aucune puissance obscure magique deacutemoniaque Il est pur de toute scorie de toute forme deacutetrangeteacute Meiumlri interpregravete la section un peu autrement la sagesse nest pas linstrument de la Creacuteation mais son but (la lettre de - signifie ) De toute faccedilon sur la nature du monde tous les commentateurs sont daccord notre rapport au monde et agrave ce quil renferme relegraveve uniquement de lintelligence la crainte est reacuteserveacutee au seul rapport agrave Dieu
[21-22] Puisque le monde est fondeacute sur la sagaciteacute la clairvoyance la perspicaciteacute lintelligence celles-ci doivent ecirctre le principe de toutes tes reacuteflexions et de toutes tes actions Ne les perd jamais de vue considegravere toute chose dans leur lumiegravere et leur horizon
[25-26] Qui cultive sagaciteacute et perspicaciteacute pesant agrave lavance chacune de ses actions ne peut pas toujours eacuteviter lerreur Mais si sa vie et sa quecircte se deacuteroulent dans lhorizon de la sagesse il a lassurance que ses fautes ne se refermeront pas sur lui comme des piegraveges
[27-28] Meiumlri Ne renvoie pas le demandeur les mains vides alors que tu as de quoi le satisfaire Il nomma ce dernier laquo proprieacutetaire raquo du fait que nous avons lobligation de lui donner Puis il nous avertit de le faire sans tarder lorsque la chose est possible afin de ne pas imposer un effort suppleacutementaire au demandeur et de ne pas lhumilier Ces deux versets sont aussi une allusion implicite agrave la perfection de la sagesse et le sage est averti de devoir communiquer sa sagesse agrave tout disciple convenable et disposeacute agrave cela et il doit lui donner sans tarder
[29-30] Saadia Gaocircn Il ne veut pas dire quil est permis de tramer le mal envers qui serait sur ses gardes mais il indique que le chacirctiment qui attend celui qui souhaite le mal de son semblable alors que celui-ci a confiance en lui est beaucoup plus dur que si ce dernier eacutetait sur ses gardes Et pareillement il ne nous permet pas non plus de nous quereller avec qui nous a fait du mal mais il indique que le chacirctiment qui attend celui qui se querellerait avec qui ne lui a fait aucun tort est beaucoup plus dur et plus lourd Talmud (Yevamot 37b) Rabbi Egraveliegravezer ben Yaakov enseigne Un homme na pas le droit deacutepouser une femme avec lintention de la divorcer ensuite parce quil est dit laquo Ne trame pas le mal contre ton semblable raquo
Livre des Paraboles
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tandis quil est provident pour la demeure du juste [34] Envers les cyniques Il est cynique
mais Il rend les humbles gracieux [35] Aux sages Il legravegue la consideacuteration mais Il octroie
lrsquoinfamie aux sots
Chapitre 4
Neacutecessiteacute drsquoacqueacuterir la sagesse et drsquoen soutenir lrsquoeffort
[41] Eacutecoutez mes enfants la leccedilon du pegravere apprenez agrave connaicirctre le discernement [2] car je
vous donne une instruction profitable mon enseignement ne lrsquoabandonnez pas [3] Je fus moi
aussi le fils cheacuteri de mon pegravere tendre et unique aux yeux de ma megravere [4] et il menseigna
cependant me disant Que ton cœur soutienne ma parole sois attentif agrave mes preacuteceptes et vis
[5] Acquiers sagaciteacute acquiers discernement noublie rien et ne deacutevie pas de mes
recommandations [6] Ne lrsquoabandonne pas et elle te gardera aime-la et elle te protegravegera [7]
Preacutemices de toute sagesse acquiers la sagesse et de tous tes acquis tire compreacutehension [8]
approfondis-la et elle teacutelegravevera elle ne te respectera que si tu leacutetreins [9] Pose sur ta tecircte une
couronne de gracircce un diadegraveme de noblesse sera remis entre tes mains
La voie de la sagaciteacute est sucircre mais il faut contenir lrsquoassaut des gens iniques et srsquoeacutecarter drsquoeux
[410] Eacutecoute mon fils et instruis-toi de mes dires ils augmenteront la dureacutee de ta vie [11] Je
tai conduit sur le chemin de la sagaciteacute et je tai mis sur la voie de la rectitude [12] frayant
[34] Il est appeleacute laquo cynique raquo du fait quil offre agrave chacun les moyens de devenir librement ce quil souhaite y compris de devenir un imbeacutecile mais Il ne sassocie pas pour autant au choix du cynique et du sot Et il donne aux humbles crsquoest-agrave-dire aux petites gens la gracircce naturelle qui suscite la bienveillance de tous les cœurs droits Voir plus loin 1421 mdash Talmud (Yoma 38 b 39 a) Rech Lakich dit Que signifient les mots laquo Envers les cyniques Il est cynique mais il rend les humbles gracieux raquo Qui veut se salir on lui en offre les moyens qui veut se purifier on laide On enseigne au nom de Rabbi Yichmaeumll la parabole suivante Un commerccedilant vend du charbon et du parfum Lorsquon vient lui acheter du charbon il dit agrave lacheteur Sers-toi tout seul mais lorsquon vient lui acheter du parfum il dit Attends je vais te servir moi-mecircme afin que nous nous parfumions tous deux
[42] Allusion agrave la Torah Midrach Tanrsquohouma (Terouma Buber [1]) Lusage du monde est que chaque commerccedilant soccupe dune seule marchandise lun vend de la soie lautre de la laine Ils peuvent eacutechanger leur commerce sils le veulent mais de toute faccedilon chacun ne prend quune des marchandises et laisse lautre au deuxiegraveme La Torah nest pas ainsi Si un sage a appris un traiteacute et quun autre en connaicirct un autre leur eacutechange les enrichit davantage quauparavant Car chacun enseigne agrave lautre ce quil sait et tous deux se seacuteparent en sachant deux traiteacutes Autre explication Qui part en chemin avec sa marchandise craint partout les voleurs Avec la Torah il nen va pas ainsi Car qui pourrait lui voler la Torah et la lui arracher du cœur
[6] Nabandonne pas la sagaciteacute ni le discernement Voir plus haut 210-11 [7] Rachi Le commencement de la sagesse ne sinvente pas il sacquiert aupregraves dun maicirctre Ensuite tire
enseignement de ce que tu as acquis meacutedites-en le sens et les raisons et accrois ainsi ta sagesse Saadia Gaocircn Personne ne connaicirct la valeur de la sagesse et de la justice tant quil ne sest pas soucieacute delles Mais agrave peine commence-t-il agrave les acqueacuterir quelles lui deviennent agreacuteables au point quil les preacutefegravere agrave toute autre acquisition car il possegravede alors une sorte de capital quil aspire agrave augmenter sans cesse Cest ainsi que le juste qui est parvenu agrave quelque reacutesultat dans la discipline quil exerce sur lui-mecircme comprenant quil a obtenu alors un certain meacuterite aspire agrave augmenter sans cesse celui-ci De lagrave les sages ont dit que laquo le salaire du preacutecepte est le preacutecepte raquo et que laquo lobservation dun preacutecepte entraicircne lobservation dun autre raquo (Pirqueacute Avot 42)
[9] Sagaciteacute et discernement sont lhonneur de lhumaniteacute et sa noblesse
Livre des Paraboles
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cette route tu nauras pas agrave reacuteduire le pas et si tu cours tu ne treacutebucheras pas [13] Affermis ta
raison ne faiblis pas prends en soin car crsquoest ta vie [14] Ne prends pas la voie des iniques ne
suis pas les traces des gens mauvais [15] Rejette cette pente Ny passe pas Deacutetourne-toi
drsquoelle et passe ton chemin [16] Car ces gens ne dormiront pas avant quils ne taient nui le
sommeil les fuit tant quils ne tont pas fait choir [17] parce quils se nourrissent dun pain de
forfaiture et sabreuvent dun vin de pillage [18] Le chemin des justes ressemble agrave la lumiegravere de
laube qui va croissante puis brille comme le plein jour [19] La voie des iniques est comme les
teacutenegravebres ils ne savent mecircme pas ce qui causera leur chute
Le gouvernement de lrsquointellect
[420] Mon fils sois attentif agrave ma parole tends loreille agrave mes dires [21] ne les deacuterobe pas agrave
tes yeux garde-les en ton cœur [22] car ils sont la vie de qui les deacutecouvre et le soulagement
de toute sa chair [23] Preacuteserve ton cœur de tout ce dont il faut le garder car crsquoest de lui que
provient la vie [24] Deacutebarrasse-toi de la bouche insidieuse et eacuteloigne de toi la fourberie des
legravevres [25] Que tes yeux regardent en face tes paupiegraveres reconnaicirctront la rectitude devant toi
[26] Eacutevalue la voie que tu foules toutes tes deacutemarches seront alors fondeacutees [27] ne penche plus
agrave droite ni agrave gauche retiens ton pied du mal
Chapitre 5
Avertissement contre les piegraveges de la fascination
[1] Mon fils entends ma sagesse tends loreille agrave ma perspicaciteacute [2] soucie-toi de la
deacutelibeacuteration et que tes legravevres preacuteservent la reacuteflexion [3] Car lrsquohydromel goutte des legravevres de la
femme eacutetrange et son palais est plus caressant que lhuile [4] mais la meacutesaventure finit amegravere
[11-12] La voie de la sagesse de la reacuteflexion et de lintelligence est sucircre Elle ne comporte ni embucircche ni fausse-trappe ni piegravege daucune sorte Lhomme juste qui veut la veacuteriteacute le jeune homme qui cherche sa voie peuvent prendre cette route sans se soucier dun quelconque preacutejudice
[16-17] Cest leur habitude de nuire agrave autrui comme sils se laquo nourrissaient raquo de cela Et ils ne connaissent mecircme plus le bien tant ils sont habitueacutes au mal Un homme qui chercherait le bien est pour eux un spectacle incongru quils ne supportent pas
[23] Conserve ta sensibiliteacute et ton intelligence malgreacute les pressions auxquelles tu es soumis tant les pressions exteacuterieures de la socieacuteteacute que les pressions inteacuterieures de tes propres manquements et faiblesses
[24] Rabbeacutenou Yona laquo la bouche insidieuse raquo deacutesigne celui qui nrsquoaccepte pas la veacuteriteacute laquo la fourberie des legravevres raquo srsquoapplique agrave celui qui dit du mal qursquoil est bien
[25] Radak Avant daccomplir quelque chose considegravere par lrsquoœil de ton intellect ce qui pourrait en deacutecouler puis choisit apregraves reacuteflexion ce qui est juste et droit
[26-27] Eacutevalue tes comportements habituels tes reacuteactions courantes ta ligne de conduite et tes deacutemarches trouveront en cette reacuteflexion un appui pour srsquoameacuteliorer et srsquoamender Rachi explique laquo Compare le preacutejudice du preacutecepte avec son beacuteneacutefice et le beacuteneacutefice du deacuteregraveglement avec son preacutejudice raquo (Pirqueacute Avot 21) alors laquo toutes tes deacutemarches seront fondeacutees raquo Ne deacutevie plus ensuite de la voie que tu trsquoes fixeacute
[53-4] Dapregraves le Talmud (Avoda Zara 16 b) la femme eacutetrange est une allusion aux religions et aux sectes issues du judaiumlsme ou bien encore une allusion au pouvoir Et pour les Richonim (Rachi Rambam) il sagit dune allusion aux eacutemancipeacutes qui rejettent tout joug ( ) Voir plus haut 219
Livre des Paraboles
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comme labsinthe coupante comme une lame agrave double tranchant [5] Ses pieds deacutevalent vers la
mort ses pas portent lrsquoenfer [6] Elle ne saurait eacutevaluer le chemin de la vie sa voie se deacuterobe
sans quelle le sache
Avertissement contre lrsquoalieacutenation et eacuteloge de la sagesse
[57] Degraves lors fils obeacuteissez-moi et ne vous eacutecartez pas des dires de ma bouche [8] Prends
un chemin qui teacuteloigne delle ne tapproche pas du seuil de sa demeure [9] Tu donnerais
sinon ta consideacuteration aux autres et tes anneacutees agrave lrsquoanonyme [10] des inconnus se rassasieront
de ton ardeur et la maison dun eacutetranger recueillera ton effort [11] Tu hurleras alors agrave la fin de
ta vie quand peacuteriront ta chair et ton corps [12] Tu diras Comment ai-je pu haiumlr la raison
pourquoi mon cœur reacutepugna-t-il agrave la remontrance [13] Que nai-je eacutecouteacute la voix de mes
maicirctres et nai-je tendu loreille agrave mes preacutecepteurs [14] Pour un peu jrsquoeacutetais dans le malheur
total au milieu de la communauteacute et de lassembleacutee [15] Abreuve-toi des eaux de ta citerne et
des ruissellements de ta source [16] tes fontaines se reacutepandront au-dehors comme des torrents
dans les rues [17] elles seront agrave toi seul et agrave nul autre [18] Ta souche sera feacuteconde et tu te
reacutejouiras de leacutepouse de ta jeunesse [19] la biche de tes amours la gracieuse gazelle ses seins
trsquoenivreront agrave tout instant dans son amour eacutegare-toi toujours [20] Pourquoi mon fils teacutegarer
[5-6] Saadia Gaocircn Au chapitre preacuteceacutedent il disait laquo Mon fils sois attentif agrave ma parole raquo (420) parce quil exposait alors un preacutecepte et une mise en garde dont lutiliteacute est immeacutediate Ici en revanche il parle de laquo sagesse raquo et de laquo perspicaciteacute raquo car il veut avertir des choses qui offrent un plaisir immeacutediat et recegravelent un danger cacheacutehellip Cette parabole sapplique donc agrave toutes les choses du monde qui nous seacuteduisent par la jouissance immeacutediate quelles procurent mais qui se reacutevegravelent en fait nuisibles Et Salomon a choisi la figure de laquo la femme eacutetrange raquo pour les deacutesigner pour la raison quelle en est la figure la plus suggestive Puis il conclut en disant laquo Elle ne saurait eacutevaluer le chemin de la vie raquo cest-agrave-dire ne crois pas que parmi tous les maux auxquels tattire ce monde certains dentre eux ont la vie ou le bien pour fin et quand ils te donneraient agrave croire pareille chose ne ty fie pas car le monde ignore sa propre fin laquo Sa voie se deacuterobe sans quelle le sache raquo
[14] laquo Pour un peu raquo traduit au sens de laquo il srsquoen fallu de peu raquo laquo presque raquo (Ramak Meiumlri) comme srsquoil avait eacuteteacute sauveacute au dernier moment Rachi Saadia Gaocircn laquo pour si peu (de choses) raquo Car au regard de ce que reacuteclament ses pulsions lrsquoinique considegravere qursquoil nrsquoa finalement obtenu que peu de choses or pour laquo si peu raquo le voilagrave aneacuteanti Mais selon Radak Parce que je me suis laquo peu investi raquo dans lrsquoeacutetude de la sagesse me voici dans le malheur
[16-17] Talmud (Taanit 7 a) Dun cocircteacute il est eacutecrit laquo tes fontaines se reacutepandront au-dehors raquo et de lautre il est dit laquo elles seront agrave toi seul et agrave nul autre raquo Les deux assertions ne peuvent ecirctre vraies ensemble Si ton eacutelegraveve est un homme de bien laquo tes fontaines se reacutepandront au-dehors raquo sinon laquo elles seront agrave toi seul et agrave nul autre raquo (ie ne lui prodigue pas ton enseignement) Pourquoi la Torah est-elle compareacutee agrave leau Parce que de mecircme que les eaux coulent de haut en bas ainsi les paroles de Torah ne se reacutealisent que chez celui qui sabaisse devant elles
[15-19] laquo Abreuve-toi des eaux de ta citerne etc raquo deacutesigne sa propre femme laquo leacutepouse de ta jeunesse raquo meacutetaphore de la sagesse et de la Torah laquo Tes fontaines se reacutepandront () ta souche sera feacuteconde raquo deacutesigne les enfants quil aura delle lenseignement quil en donne mdash Talmud (Sanhegravedrin 22 a) Un homme ne trouve contentement quavec sa premiegravere eacutepouse selon les mots laquo Tu te reacutejouiras de leacutepouse de ta jeunesse raquo De son cocircteacute la femme est comme un ecirctre embryonnaire inacheveacute (laquo golem raquo drsquoapregraves Rachi un reacuteceptacle inacheveacute) elle ne sattache veacuteritablement quagrave celui qui lrsquoachegraveve et lui donne forme cest-agrave-dire son premier eacutepoux mdash Talmud (Eacuterouviumln 54 b) Rav Chemouel bar Narsquohmani dit Que signifient les mots laquo La biche de tes amours la gracieuse gazelle etc raquo Pourquoi les paroles de Torah sont-elles compareacutees agrave une biche Parce que lorifice de la biche est eacutetroit et ainsi demeure-t-elle toujours aussi deacutesirable pour son macircle que la premiegravere fois pareillement les paroles de Torah pour qui les eacutetudie restent toujours autant deacutesirables que la premiegravere fois laquo La gracieuse
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aupregraves dune eacutetrangegravere et eacutetreindre le sein dune inconnue [21] Dieu a les yeux fixeacutes sur les
cheminements des hommes et Il pegravese chacun de leurs pas [22] Lrsquoinique sera happeacute par ses
crimes et pris aux lacets de sa faute [23] il peacuterira deacutepourvu de raison eacutegareacute par sa trop grande
stupiditeacute
Chapitre 6
Avertissement agrave lrsquointention du garant
[1] Mon fils si tu tes porteacute garant pour ton semblable si tu as serreacute la main de leacutetranger [2]
tu es prisonnier de tes paroles et tu es captif de ta bouche [3] Agis maintenant ainsi mon fils
et tu seras sauveacute car tu tes mis sous la coupe de ton semblable va ramper devant lui et
honore-le [4] Ne permets plus le sommeil agrave tes yeux ni le repos agrave tes paupiegraveres [5] Sauve-toi
au plus vite comme le cerf comme loiseau de sa cage
Avertissement contre la paresse
[66] Va chez la fourmi paresseux observe ses comportements et tires-en sagesse [7] Sur
elle ne pegravese ni chef ni policier ni gouverneur [8] elle preacutepare pourtant ses vivres leacuteteacute elle
amasse ses provisions lors de la moisson [9] Jusquagrave quand paresseux resteras-tu coucheacute
Quand te legraveveras-tu de ton somme [10] Prends peu de sommeil peu de repos reste peu les
bras croiseacutes sur ta couche [11] Deacutejagrave ta misegravere est en train ton deacutenuement accourt tel un soldat
proteacutegeacute dun bouclier
Portrait de lrsquoimposteur
[612] Lrsquohomme vil lrsquohypocrite progresse par sa bouche insidieuse [13] Il cligne de lœil
fait des ronds de jambes et parle avec ses doigts [14] La dupliciteacute habite son cœur il trame
gazelle ( ) raquo parce que la Torah rend aimables ( ) ceux qui leacutetudient laquo Ses seins te contenteront agrave tout moment raquo Pourquoi les paroles de Torah sont-elles compareacutees agrave un sein Parce que de mecircme que le nourrisson qui tecircte le sein trouve toujours du lait pareillement agrave chaque fois quun homme prononce (ou meacutedite ) des paroles de Torah il leur trouve du sens laquo Dans son amour eacutegare-toi toujours raquo comme Rabbi Elazar ben Pegravedat dont on rapporte quil sasseyait pour eacutetudier dans le marcheacute bas de Seacutephoris alors que sa couverture eacutetait poseacutee dans le marcheacute haut de la ville
[61-2] Saadia Gaocircn Il sest porteacute garant pour quelquun qui voulait emprunter de largent agrave un tiers et le fait de serrer la main est une maniegravere de contracter un engagement Cet engagement constitue deacutesormais une obligation morale et juridique y compris vis-agrave-vis dun eacutetranger Si lemprunteur ne paye pas le garant est pieacutegeacute il devra rembourser la dette agrave sa place
[3-5] Ecirctre garant drsquoune dette est une situation absurde Car lrsquoemprunteur fort de la garantie ne se soucie pas de rembourser et cela nrsquoinquiegravete pas le precircteur confiant que le garant paiera agrave sa place Le garant doit donc manœuvrer pour se tirer drsquoaffaire gagner du temps deacutetourner lrsquoattention du precircteur et le flatter de sorte quil ait scrupule agrave se faire payer de lui Cette parabole srsquoapplique agrave toute situation dans laquelle sous couvert drsquoune bonne action la naiumlveteacute saisit un homme au piegravege et lrsquoaneacuteantit srsquoil tarde agrave reacuteagir
[11] Il savance avec confiance et rapiditeacute Selon Rachi ce passage est une parabole de la paresse dans leacutetude de la Torah
Livre des Paraboles
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le mal tout le temps et fomente des querelles [15] Cest pourquoi son malheur viendra
subitement il sera briseacute soudain et sans remegravede
Le meacutepris drsquoautrui
[616] En voici six que Dieu hait et Il a le septiegraveme en deacutegoucirct [17] le regard hautain la
langue meacutedisante les mains qui versent le sang innocent [18] le cœur qui trame des penseacutees
hypocrites les pieds qui sempressent de courir au mal [19] lrsquoattitude trompeuse du teacutemoin
mensonger et celui qui fomente des querelles entre fregraveres
La Torah est un guide et un secours
[620] Prends soin mon fils du preacutecepte de ton pegravere et ne deacutelaisse pas lenseignement (torah)
de ta megravere [21] Noue-les en permanence sur ton cœur fais-en une parure pour ta gorge [22]
Dans ton cheminement il te guidera agrave ton coucher il veillera sur toi et agrave ton reacuteveil il
sentretiendra avec toi [23] Car le preacutecepte est une chandelle la Torah est la lumiegravere et les
remontrances de la raison sont la voie de la vie [24] Ils te garderont de la femme funeste de la
[14] Soit des querelles entre les hommes soit des querelles entre lhomme et son Creacuteateur [12-15] Meiumlri Leacutepithegravete laquo vil raquo deacutesigne le comble de liniquiteacute faite de ruses et dintrigues cultiveacutees par
lhomme au cœur trop dur pour renoncer agrave son emportement et agrave son fiel et que narrecircte ni la reacuteprimande ni le statut social dautrui Il est tel que son nom lindique il ne seacutelegraveve pas du gouffre de ses desseins pervers laquo Lhypocrite raquo est lhomme qui ment et qui trompe qui ourdit en permanence des calculs destineacutes agrave tromper les creacuteatures comme dans lexpression laquo Jusquagrave quand cultiveras-tu des penseacutees hypocrites raquo (Jeacutereacutemie 414) Lauteur deacutevoile les modes de corruption par lesquels ils sefforcent de satisfaire leur deacutesir Il indique que les comportements du vil et de lrsquohypocrite se caracteacuterisent dabord par le fait quils laquo progressent par leur verbositeacute opiniacirctre raquo Autrement dit ils soutiennent leurs arguments trompeurs envers et contre tout Srsquoils voient qursquoils peuvent lrsquoemporter dans la controverse et reacuteussir agrave tordre la veacuteriteacute et agrave satisfaire leur deacutesir tout va bien pour eux sinon ils ourdissent des calculs et des ruses et se retournent en tous sens au moyen de stratagegravemes imperceptibles agrave leurs adversaires et progressent sans faiblir jusqursquoagrave atteindre leur but Et lrsquoauteur preacutecise encore qursquoils laquo clignent de lrsquoœil font des ronds de jambes etc raquo Tous ces signes caracteacuterisent celui qui rumine de noirs desseins et preacutepare ses mensonges car il se garde de parler ouvertement et utilise lun de ces signes pour faire croire ce qui lui convient laquo Il sera briseacute soudain et sans remegravede raquo car tout le monde se dressera contre lui du fait de ses vices et les gens nauront de cesse de lui mettre la tecircte sous terre
[16-19] Saadia Gaocircn La preacutesentation des sept choses en deux fois (six puis la septiegraveme) signifie que lun des sept vaut en reacutealiteacute les six autres Ce laquo septiegraveme raquo est la laquo langue mensongegravere raquo parce que les autres perversions la supposent En drsquoautres termes la faute fondamentale que Dieu hait est le mensonge Le Midrach
Tanrsquohouma (Nasso Buber [3]) rapporte en revanche tous les eacuteleacutements exposeacutes ici agrave la femme adultegravere figure implicite composeacutee de tous les eacuteleacutements mentionneacutes et fait ainsi de ladultegravere la faute fondamentale
[21] Ne les oublie pas quils accompagnent toutes tes paroles [22] Le sujet de la phrase est le preacutecepte et lenseignement ( ) mentionneacutes au deacutebut du paragraphe traiteacutes
comme des synonymes Saadia Gaocircn Le laquo cheminement raquo fait alors allusion agrave ce monde dans lequel il faut saffairer agrave sa nourriture et mener agrave bien diverses entreprises Les mots laquo agrave ton coucher raquo deacutesignent leacutetat de mort comme lon dit laquo Il se coucha avec ses pegraveres raquo (I Rois 420) Et les mots laquo agrave ton reacuteveil raquo font allusion au monde agrave venir qui est le jour de la reacutesurrection et dont il est dit laquo Reacuteveillez-vous et chantez raquo (Isaiumle 2619) Ainsi la sagesse est utile en ce monde et elle conduit qui sy adonne au monde agrave venir dans la tombe elle nous deacutelivre des tourments et agrave la fin elle nous ressuscite avec les justes
[23] Saadia Gaocircn Salomon compare le preacutecepte du pegravere agrave la lueur dune chandelle et la Torah (lenseignement) que Dieu a instaureacute pour ses fidegraveles agrave la lumiegravere du jour pour plusieurs raisons La premiegravere est que la lueur dune chandelle seacutepuise rapidement tandis que la lumiegravere du Soleil ne cessera quavec le monde pareillement le pegravere disparaicirctra tandis que la Torah ne disparaicirctra pas De plus une chandelle eacuteclaire seulement qui se trouve agrave linteacuterieur de la maison comme un pegravere ne convient quagrave ses enfants tandis que la lumiegravere du jour et la Torah sont pour toutes les creacuteatures ensemble Enfin une chandelle demande preacutecaution et assistance
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langue caressante de linconnue [25] Ne convoite pas sa beauteacute dans ton cœur ne te laisse pas
prendre agrave ses œillades [26] Car pour une femme deacutepraveacutee jusquau morceau de pain tu
queacutemanderas et lrsquoeacutepouse drsquoautrui capturera lacircme de valeur
Le piegravege de la femme dautrui
[627] Qui pourrait attiser un feu dans son sein sans que ses habits ne brucirclent [28] Qui
pourrait marcher sur des braises sans se griller les pieds [29] Voilagrave [ce qui arrive agrave] celui qui
prend lrsquoeacutepouse dautrui quiconque la touche jamais ne sera quitte [30] Nul ne meacuteprise le
voleur parce quil vole pour assouvir son acircme qui a faim [31] une fois deacutecouvert il paiera le
sextuple et donnera tous les biens de sa maison [32] Mais qui court la femme manque de
cœur seul celui qui gacircche son acircme srsquoy risquerait [33] Plaie et infamie seront tout ce quil
trouvera et sa honte ne seffacera pas [34] Car la jalousie attise la fureur de lhomme viril il ne
lui pardonnera pas au jour de la vengeance [35] Il ne consentira agrave aucune sorte de rachat il ne
cegravedera jamais malgreacute tes efforts pour le corrompre
Chapitre 7
Il faut rechercher la proximiteacute de la sagesse non la passion des sens ni la fascination de linconnu
[1] Mon fils garde mes dires et conserve au fond de toi mes preacuteceptes [2] Soucie-toi de mes
recommandations et vis preacuteserve mon enseignement comme la prunelle de tes yeux [3]
Noue-les agrave tes doigts et inscris-les sur la table de ton cœur [4] Dis agrave la sagaciteacute laquo Tu es ma
sœur raquo Et appelle le discernement laquo mon ami raquo [5] Pour te garder de la femme eacutetrange
linconnue aux dires caressants [6] Car agrave ma fenecirctre posteacute agrave la lucarne jobservais [7] Et je vis
comme un pegravere a besoin decirctre craint et respecteacute et il doit avoir autoriteacute tandis que la lumiegravere du jour et la Torah sont universelles et permanentes Au demeurant cette hieacuterarchie ne sapplique quau pegravere particulier agrave chacun mais pas aux pegraveres dans leur ensemble Car sans les geacuteneacuterations preacuteceacutedantes il est impossible de connaicirctre la Torah comme il est dit laquo Demande agrave ton pegravere il te racontera etc raquo (Deuteacuteronome 327) mdash Notez que seules les remontrances de la raison sont la voie du sens et de la veacuteriteacute car laptitude agrave entendre la critique est la seule opportuniteacute offerte agrave lhumaniteacute de concevoir le vrai au sujet delle-mecircme
[26] Meiumlri Lexpression laquo lacircme de valeur raquo ne deacutesigne pas un individu particulier mais lacircme de faccedilon geacuteneacuterale car toute acircme est laquo preacutecieuse raquo en regard du Rocher dont elle a eacuteteacute extraite Talmud (Sota 4 b) Mecircme un homme ayant eacutetudieacute la Torah mdash dont on dit quelle est laquo plus preacutecieuse que les perles ( ) raquo (315) cest-agrave-dire quelle rend celui qui leacutetudie plus preacutecieux que le Kohecircn Gadol qui peacutenegravetre au lieu le plus inteacuterieur (
) [du Temple le jour de Kippour] mdash sil approche leacutepouse de lautre celle-ci le prendra au piegravege de la condamnation agrave lenfer
[32] Il laquo manque de cœur raquo de discernement ce queacuteclaire la comparaison avec le voleur qui agit pousseacute par la neacutecessiteacute tandis que lui agit pousseacute par sa folie Ou bien la formule est associeacutee agrave la fin du verset et elle signifie quil na aucune pitieacute pour lui-mecircme et veut sa propre mort Dans le Talmud (Sanhegravedrin 99 b) Rech Lakich applique la formule laquo qui court la femme na pas de cœur raquo agrave celui qui eacutetudie la Torah de temps en temps par divertissement au lieu dentretenir avec elle une relation constante et naturelle cf par antithegravese plus loin 2218
[74] Talmud (Sanhegravedrin 7 b) Rabbi lsquoHiya bar Aba dit au nom de Rabbi Yorsquohanan Si une chose test aussi claire que le fait que ta sœur test interdite dis-la sinon tais-toi
Livre des Paraboles
238
parmi les naiumlfs je reconnus parmi les enfants ladolescent deacutenueacute de cœur [8] passant sur la
place pregraves de sa porte et dirigeant ses pas vers son logis [9] dans lobscuriteacute du soir au sein de
la nuit et des teacutenegravebres [10] Une femme aussitocirct vient agrave sa rencontre attifeacutee comme une
prostitueacutee et assoiffeacutee de conquecircte [11] Elle est jacassante et vicieuse jamais ses pieds
nhabitent sa demeure [12] parfois au-dehors parfois dans les rues agrave lrsquoaffucirct dans tous les
coins [13] Elle le saisit et lembrasse et lui deacuteclare sans pudeur [14] De loffrande dun
sacrifice dont javais fait vœu aujourdhui jai payeacute la dette [15] je sortis alors agrave ta rencontre
guettant ton visage et je tai trouveacute [16] Jai drapeacute mon lit deacutetoffes en lin dEacutegypte [17] jai
parfumeacute ma couche de myrrhe de nard et de cannelle [18] Viens enivrons-nous de caresses
jusquau matin goucirctons aux joies de lamour [19] Car lhomme nest pas au logis il est parti
pour un voyage lointain [20] il a emporteacute la bourse avec lui et ne reviendra quau jour dit [21]
Elle reacuteussit agrave lattirer tant elle est experte elle lui fait perdre raison par la caresse de ses
legravevres [22] Il la suit subitement comme un taureau marche agrave labattoir et ainsi dupe court vers
la chaicircne de la prison [23] jusquagrave ce quune flegraveche lui perce le foie comme loiseau se
pressant vers la nasse ignorant quil en va de sa vie
[24] Enfants eacutecoutez-moi precirctez attention agrave mes avertissements [25] Ne laisse jamais ton
cœur se deacutevoyer sur ses chemins ne te fourvoie pas dans ses pentes [26] Car elle a abattu bien
des cadavres et une foule de gens sont ses victimes [27] Les chemins vers lenfer passent par sa
demeure ils deacutegringolent jusqursquoaux treacutefonds de la mort
[7] laquo Deacutenueacute de cœur raquo imbeacutecile ou bien deacutenueacute de volonteacute Saadia Gaocircn Il ne sait pas tirer leccedilon des gens qui lont preacuteceacutedeacute dans la voie de la deacutecheacuteance et il lui faut donc en faire leacutepreuve lui-mecircme Tandis que inversement cette parabole a eacuteteacute composeacutee pour ceux qui savent apprendre des autres
[10] Parabole de la passion des sens pour les formes exteacuterieures de lamour [14] Rachi elle linvite agrave partager son repas la viande du sacrifice quelle vient doffrir Mais dapregraves
Ramak elle ment et se donne de grands airs [19] Rachi LUnique qui est providentiel sest retireacute du monde et la livreacute aux idolacirctres [20] Son retour impromptu nest pas agrave craindre [26] Saadia Gaocircn En ce qui concerne le sens manifeste de la parabole la preuve est faite depuis longtemps
que les deacutebaucheacutes peacuterissent en grand nombre la geacuteneacuteration du Deacuteluge parce quils laquo prenaient femme parmi tout ce quils deacutesiraient raquo (Beregravechit 62) les gens de Sodome agrave cause de lhomosexualiteacute comme il est dit laquo Sors-les dehors quon les connaisse raquo (ibid 195) Lot (ibid 1933 sq) Zimri (Nombres 2514) Chimchocircn (Juges 19) Amnocircn (II Samuel 1329) Avchalom (ibid 1815) les milliers qui furent frappeacutes agrave Chitim (Nombres 259) et les milliers qui peacuterirent dans la valleacutee de Binyamiumln (Juges 20) et tous les habitants de Chersquohem ensemble (Beregravechit 3425) Considegravere en outre que ce qui a eacuteteacute eacutecrit dans lintention de nous instruire ne repreacutesente quune faible partie du nombre combien dautres encore sont resteacutes ignoreacutes Quant au sens implicite de la parabole puisque la prostitueacutee nest que la meacutetaphore du monde et de la socieacuteteacute depuis longtemps le monde lui-mecircme a aneacuteanti les premiegraveres geacuteneacuterations et en particulier ceux qui tenaient tant agrave lui et le croyaient eacuteternel comme il est dit laquo Vas-tu suivre le chemin du monde dans lequel savancegraverent les hypocrites morts qui se ridegraverent avant leur temps car un fleuve sest deacuteverseacute sur leur existence etc raquo (Job 2215-16) Tu sais aussi comment finirent Pharaon Sanrsquohegraveriv Navoukhadnegravetsar et lsquoHiram qui se prenaient pour des dieux et de quel chacirctiment Dieu les punit pour quils fassent figure dexemple pour tous les inteacuteresseacutes Les aspirations deacutebrideacutees ont aneacuteanti tous les peuples antiques connus et combien dautres encore que nous ignorons
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Chapitre 8
La nature de la sagesse est la veacuteriteacute
[1] Nest-ce pas lappel de la sagaciteacute et la voix de la perspicaciteacute [2] Planteacutee au sommet
des monts sur les chemins agrave la croiseacutee des routes [3] pregraves des portiques agrave lentreacutee de la Citeacute
agrave lrsquoentreacutee des portes des maisons elle clame [4] Cest vous hommes que jappelle Ma voix
srsquoadresse aux ecirctres humains [5] Naiumlfs comprenez la subtiliteacute Sots comprenez la
reacuteflexion [6] Eacutecoutez car je parle noblement la rectitude est le seuil de mes legravevres [7] Mon
palais meacutedite la veacuteriteacute et lrsquoiniquiteacute reacutepugne agrave mes legravevres [8] Toutes mes recommandations sont
leacutegitimes elles ne recegravelent ni feinte ni preacutevention [9] Elles sont toutes rigoureuses pour qui les
appreacutehende et toutes sont exactes pour qui sait reacutefleacutechir [10] Prenez ma leccedilon et non largent
la reacuteflexion est preacutefeacuterable agrave lor [11] la sagaciteacute est meilleure que les perles et rien au monde ne
la vaut
Portrait de la sagesse caractegravere puissance et richesse
[812] Moi la sagesse jhabite la subtiliteacute la deacutelibeacuteration reacutefleacutechie est ma trouvaille [13] La
crainte de Dieu est la haine du mal et jai haiuml la vaniteacute personnelle lrsquoarrogance nationale
lrsquohabitude de la maligniteacute et le manque de parole [14] A moi le conseil et la clairvoyance je
suis le discernement la puissance est mienne [15] Gracircce agrave moi les rois regravegnent les magistrats
deacutecregravetent le droit [16] Par moi gouvernent les princes les grands seigneurs et tous les juges
rendant justice [17] Jaime qui maime et les matinaux qui me cherchent me trouvent [18]
Aupregraves de moi sont la richesse et la consideacuteration un capital solide et leacutequiteacute [19] Mon fruit
est meilleur que lor et le diamant ma reacutecolte vaut davantage que le bel argent [20] Je conduis
[81-3] laquo Planteacutee au sommet des monts raquo sagaciteacute et perspicaciteacute sont pris comme un sujet unique et font entendre leur voix agrave tout lunivers laquo A la croiseacutee des routes raquo sur les lieux de passage selon Radak il sagit dune allusion aux maisons deacutetude laquo Agrave lentreacutee de la Citeacute raquo les tribunaux sieacutegeaient aux portes de la Citeacute
[6] Saadia Gaocircn Il a intentionnellement placeacute le discours de la sagesse agrave la suite des propos ruseacutes et mensongers de la femme dans la parabole preacuteceacutedente Car celui qui profegravere ce genre de discours craint par-dessus tout quon examine ses dires et quon les analyse Alors que par contraste le seul but et la seule fin dune parole de sagesse est preacuteciseacutement quon lexamine Car le locuteur sait que plus on interroge et on analyse son discours plus le goucirct pour ses paroles augmente du fait quil en ressort toujours davantage de sens Cest pourquoi la sagaciteacute proclame ouvertement laquo Eacutecoutez car je parle noblement etc raquo ie je ne feins jamais je ne parle que si la rectitude le commande
[12] Rachi Degraves quun homme apprend la Torah il devient subtile dans tous les domaines cf Sota 21 b La laquo deacutelibeacuteration reacutefleacutechie raquo est lactiviteacute propre de la sagesse elle constitue en quelque sorte sa laquo deacutecouverte raquo Ramak La penseacutee se deacuterobe et se cache au fond du cœur et cest par la sagaciteacute que lrsquoon deacutecouvre et connaicirct la penseacutee de son cœur mdash Notez que la proclamation de la sagesse continue sans interruption jusquagrave la fin du chapitre
[16] La sagesse enseigne la loi et le droit car elle seule est la vraie souveraineteacute [17] La sagesse ne fuit pas ceux qui la cherchent elle vient au contraire agrave leur rencontre
Livre des Paraboles
240
sur la voie de la chariteacute selon les chemins de la justice [21] Jai de quoi leacuteguer agrave mes amants
je remplirai leurs coffres
Anteacuterioriteacute de la sagesse
[822] Dieu mrsquoa acquise lors des preacutemices de son cheminement avant ses œuvres drsquoantan
[23] Drsquoeacuteterniteacute jrsquoeacutetais introniseacutee degraves lrsquoorigine anteacuterieurement agrave la terre [24] Je naquis alors que
lrsquoabicircme nrsquoexistait pas ni les sources aux eaux impeacutetueuses [25] Alors que les montagnes
nrsquoeacutetaient pas encore eacuterigeacutees avant les valleacutees je naquis [26] avant qursquoIl nrsquoait fait le sol ferme
et ses dehors et le commencement de la poussiegravere du monde [27] Alors qursquoIl eacutetablissait les
cieux jrsquoeacutetais lagrave lorsqursquoIl traccedila un cercle sur lrsquoabicircme [28] quand Il affermit les nueacutees ceacutelestes
et renforccedila les sources de lrsquoabicircme [29] lorsqursquoIl imposa agrave la mer une limite afin que les eaux
ne lui deacutesobeacuteissent pas et qursquoIl fixa les fondements de la terre [30] Jrsquoeacutetais adopteacutee par Lui je
vivais un jeu jour apregraves jour riant en Sa preacutesence agrave tout moment [31] jouant avec le monde
habiteacute mon ravissement est pour lrsquohumaniteacute
Bonheur de ceux qui entendent raison malheur des autres
[832] Degraves lors mes enfants obeacuteissez-moi heureux ceux qui perpeacutetueront ma voie [33]
Entendez raison et devenez judicieux et ne me reniez pas [34] Heureux qui mrsquoeacutecoute qui
adhegravere agrave mes portes jour apregraves jour et garde les montants de mon entreacutee [35] Car qui me
trouve trouve la vie et suscite la faveur de Dieu [36] mais qui faute envers moi extorque son
acircme ceux qui me haiumlssent sont tous amants de la mort
[20] Selon Meiumlri le verbe est transitif non pas laquo je vais raquo mais laquo je conduis raquo La sagesse enseigne agrave pratiquer la geacuteneacuterositeacute eacutequitablement et raisonnablement car la chariteacute peut se reacuteveacuteler injuste si elle est pratiqueacutee sans discernement et quelle nuit au donateur agrave sa famille ou agrave ses proches
[21] Les amants de la sagesse ont la veacuteriteacute et leacuteterniteacute pour compagne comme le montre la suite [22] La sagesse se deacuteclare anteacuterieure au monde soit parce quelle fut linstrument de sa creacuteation soit parce
quelle en est la cause finale Voir plus haut 319 [27] Labicircme est le gouffre aqueux au sein duquel le Creacuteateur a placeacute le monde Il traccedila un cercle (qui
constitue la premiegravere sphegravere sur laquelle sont disposeacutees les eacutetoiles) au sein de labicircme et forma le monde agrave linteacuterieur de lespace deacutefini par le cercle Le cercle est donc une frontiegravere dans labicircme que celui-ci ne doit pas franchir afin de ne pas submerger le monde
[29] Il fixa une limite agrave la mer afin quelle ne submerge pas les continents Et il figea les parties immergeacutees de la terre de faccedilon que les eaux ne les emportent pas
[30-31] Selon Rachi les deux derniers versets racontent lattente de la Torah deux mille ans apregraves la creacuteation du monde jusquagrave leacutepoque de la geacuteneacuteration de la sortie drsquoEacutegypte ougrave elle fut deacutevoileacutee Pendant cette peacuteriode de latence la Torah se jouait des hommes et en riait Ensuite elle leur fut donneacutee
[36] Radak Tout homme est naturellement disposeacute agrave la sagesse ainsi qui ne leacutetudie pas fait violence agrave son acircme et lui extorque ce qui lui revenait de droit
Livre des Paraboles
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Chapitre 9
Comparaison de la sagesse et de la sottise le goucirct du sens et le goucirct de la fraude
[1] La sagesse a bacircti sa demeure elle a tailleacute ses piliers au nombre de sept [2] Elle a
deacutecoupeacute sa viande et tireacute son vin et mecircme dresseacute sa table [3] Elle a envoyeacute ses jouvencelles
proclamer au sommet des monts de la Citeacute [4] Que le naiumlf se tourne par ici Agrave qui est deacutenueacute
de cœur elle dit [5] Venez vous nourrir de mon pain et boire le vin que jrsquoai tireacute [6] Renoncez
aux naiumlveteacutes et vous vivrez suivez la voie du discernement [7] Qui raisonne le cynique y
gagne lrsquoinfamie et qui reacuteprimande lrsquoinique son deacutefaut [8] Ne corrige pas le cynique il te
haiumlrait corrige le sage et il trsquoaimera [9] Donne au sage il en sera plus judicieux enseigne au
juste et il accroicirctra son instruction
[10] La crainte de Dieu est le commencement de la luciditeacute et la tournure drsquoesprit des gens
reacuteserveacutes est la perspicaciteacute [11] Car gracircce agrave moi tes jours se multiplieront et des anneacutees de vie
te seront ajouteacutees [12] Si tu es devenu judicieux le profit en est pour toi et si tu es devenu
cynique tu en porteras seul la faute
[913] La femme sotte est jacassante elle est naiumlve et ne comprend rien [14] Elle siegravege agrave
lrsquoentreacutee de sa demeure sur le trocircne des monts de la Citeacute [15] Elle appelle les passants qui
[91-2] Rachi Cest une parabole de la creacuteation du monde La sagesse a construit le monde en sept jours (comparez agrave 319 plus haut) telle une demeure offerte aux hommes dans laquelle ils trouvent comme sur une table dresseacutee de quoi satisfaire tous leurs besoins Ramak Il sagit dune allusion aux diffeacuterentes formes de sagesse (le mot au deacutebut du paragraphe est au pluriel) chacune a bacircti sa demeure ce sont les sciences theacuteoriques et pratiques offertes agrave lintelligence des hommes chacune dans son domaine particulier Le nombre laquo sept raquo na pas dans ce cas une signification preacutecise il indique une pluraliteacute en geacuteneacuteral comme par exemple plus haut 631et la note compleacutementaire
[3] Selon Rachi les laquo jouvencelles raquo sont le premier homme et sa femme ou encore Mocheacute et Aharon Selon Ramak ce sont les leccedilons et les corrections de la vie qui frappent les naiumlfs (cf plus haut 120 sq) Selon Radak ce sont les enseignants et les maisons deacutetude
[6] La sagesse a construit un univers ordonneacute (les sept piliers sont les jours de la creacuteation) un monde precirct agrave accueillir et agrave combler lhumaniteacute agrave condition que celle-ci le considegravere du point de vue de son intellect et quelle suive les prescriptions de son intelligence
[7] Suite du message que la sagesse adresse aux hommes on peut corriger le naiumlf de sa naiumlveteacute mais non linique de son iniquiteacute Rachi Linique retourne la critique qui lui est adresseacutee contre son auteur et laffuble ainsi de son propre deacutefaut laquo pour qui te prends-tu en fait tu es pareil que moi raquo
[8] Saadia Gaocircn Ne blacircme pas le cynique au moyen drsquoune chose qui provoquerait sa haine mdash En drsquoautres termes celui qui sait manier la critique avec habileteacute et discreacutetion nrsquoest pas concerneacute par cette interdiction Mais cette atteacutenuation nrsquoest pas convaincante voir Yeacutevamot 65 b traduit ci-apregraves Il est question ici de gens qui ne supportent aucune critique et quil est donc interdit de reacuteprimander Latteacutenuation de Saadia Gaocircn nous paraicirct mieux sappliquer au naiumlf quau cynique Voir la deacutefinition du cynique plus loin 2124 Talmud (Yeacutevamot 65 b) Rabbi Ila dit au nom de Rabbi Elazar ben Rabbi Chimocircn De mecircme qursquoil nous est commandeacute de reacuteprimander notre semblable srsquoil peut lrsquoentendre inversement il nous est interdit de le faire srsquoil ne peut pas lrsquoentendre Rabbi Aba dit Crsquoest mecircme une obligation drsquoagir ainsi selon les mots laquo Ne corrige pas le cynique il te haiumlrait corrige le sage et il trsquoaimera raquo
[10] La luciditeacute consiste en un regard deacutepourvu drsquoameacuteniteacute sur la nature humaine On ne saisit pas ce regard braqueacute sur soi sans appreacutehension La crainte en est le signal et crsquoest elle qui le deacutelivre comme regard de Dieu braqueacute sur lrsquohomme Voir plus loin 153 1511 et 162
[11] Gracircce agrave la crainte et agrave la luciditeacute
Livre des Paraboles
242
œuvrent agrave rectifier leur conduite [16] Que le naiumlf se tourne par ici Agrave qui est deacutenueacute de cœur
elle dit [17] Les eaux voleacutees sont deacutelicieuses le pain des secrets est voluptueux [18] Et il
ignore qursquoil nrsquoy a lagrave que des ombres et qursquoelle lrsquoa inviteacute dans le gouffre du tombeau
DEUX)EgraveME SECT)ON Chapitre 10
Reacuteflexions et enseignements divers sur la sagesse et la vertu
[1] Paraboles de Salomon
Un fils judicieux fait la joie de son pegravere un enfant sot le chagrin de sa megravere
[102] Les treacutesors de lrsquoiniquiteacute ne servent agrave rien seule la chariteacute sauvera de la mort
[103] Jamais Dieu nrsquoaffame lrsquoacircme du juste la turpitude des iniques les proscrira
[16-18] Lappel de la femme sotte fait pendant agrave celui que la sagesse adresse aux hommes au deacutebut du chapitre elle emploie des tournures similaires mais elle excite limagination et non lintellect Saadia
Gaocircn applique en particulier la symeacutetrie du chapitre agrave lexposeacute des diffeacuterences entre les Monotheacuteistes et les Polytheacuteistes (Dualistes Trinitaires etc) et entre Rabbanim et Karaiumlm mdash La symeacutetrie de la femme sotte et de la femme sage est lun des enjeux fondamentaux de ce livre Elle recoupe en fait une dimension de la langue elle-mecircme Ainsi le mot signifie drsquoun cocircteacute sens ou raison et de lrsquoautre goucirct ou jouissance On goucircte le sens et on en jouit telle est explicitement la nature de la sagesse (voir plus haut 210 plus loin 1621 1624 233 etc) Il faut et cest lenjeu des paraboles de ce livre lapprentissage de la finesse pour discerner parmi les causes de la jouissance celles qui relegravevent de la sagesse et celles qui relegravevent de la sottise problegraveme qui ne se reacutesume pas agrave quelques formules Si lon sen tient agrave lexamen superficiel de la preacutesente parabole on reconnaicirct immeacutediatement une diffeacuterence fondamentale entre sagesse et sottise ou plutocirct entre la sagesse veacuteritable et celle qui ne lest pas Cest que la sagesse veacuteritable ne craint pas de sexposer elle srsquoaffiche au bras de son mari Lrsquoautre est par deacutefinition une volupteacute deacuterobeacutee son plaisir est occulte et naicirct du secret mecircme
[17] Meacutetaphores de ladultegravere et agrave travers lui de toute pratique intellectuelle ou morale telle la magie la cabale lidolacirctrie la calomnie pour lesquelles lombre est indispensable et dont le beacuteneacutefice se joue dans le secret de linterdit mdash Talmud (Sanhegravedrin 75 a) Depuis que le Temple a eacuteteacute deacutetruit le goucirct du rapport entre les sexes a eacuteteacute retireacute et donneacute aux fauteurs selon les mots laquo Les eaux voleacutees sont deacutelicieuses le pain deacuterobeacute est voluptueux raquo
[18] Meiumlri Ici sachegraveve la premiegravere partie du livre ensuite commence la deuxiegraveme partie Celle-ci nest pas ordonneacutee en sections continues comme la premiegravere elle est constitueacutee de versets isoleacutes qui ne comportent en geacuteneacuteral entre eux ni liaison ni composition et se suivent simplement par juxtaposition Chaque verset a un sujet propre et peu dentre eux sont lieacutes Cependant la plupart des versets traitent de faccedilon explicite de la croyance dans la reacutecompense et le chacirctiment un petit nombre dentre eux sont des remarques touchant la sagesse politique et quelques uns encore traitent de sujets de Torah Agrave cela se combine ce qui en chaque verset est exprimeacute de faccedilon implicite au sujet de la perfection du corps et de lacircme
[102] La chariteacute et la geacuteneacuterositeacute ont fonciegraverement le mecircme enjeu que la sagesse et la philosophie Car ces deux sortes de discipline morale et intellectuelle ont en commun drsquoinstituer un rapport au monde en particulier un rapport de chacun agrave son propre corps et agrave ses propres biens fondeacute sur le deacutetachement la distance et la seacuteparation Crsquoest pourquoi toutes deux chariteacute et sagesse deacuteplacent les enjeux de la vie et de la mort Et de mecircme que sagesse et philosophie habituent lintelligence agrave se seacuteparer du corps par lexercice de la penseacutee et lui deacutecouvrent ainsi une autre vie purement intellective par delagrave la mort du corps pareillement en shabituant agrave donner ses biens geacuteneacutereusement on se seacutepare des choses mateacuterielles par amour Et alors que linique ne voit dans cette seacuteparation (lacte de donner ou bien la mort) quun fait neacutegatif et un arbitraire insenseacute lhomme charitable sait que celle-ci lui deacutecouvre une autre vie
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[104] Le miseacuterable reacutecolte une poigneacutee de perfidie tandis que la main des integravegres
srsquoenrichit
[105] Le fils intelligent reacutecolte pendant lrsquoeacuteteacute lrsquoenfant deacuteshonorant dort pendant la moisson
[106] La Providence favorise le juste la bouche des iniques est ensevelie sous leur
cupiditeacute
[107] La remeacutemoration dun juste est providentielle le nom des iniques doit pourrir
[108] Le cœur judicieux saisit le preacutecepte lidiot se deacutefoule par les legravevres
[109] Qui va bonnement va sucircrement lrsquoinsidieux sera deacutemasqueacute
[1010] Un clin drsquoœil provoque lrsquoaffliction lidiot se deacutefoule par les legravevres
[1011] La bouche du juste est une source de vie la bouche des iniques masque la cupiditeacute
[1012] La haine eacuteveille les querelles mais toutes les deacutefaillances sont occulteacutees par lrsquoamour
[1013] Sur les legravevres perspicaces paraicirct la sagaciteacute mais la trique seule convient agrave qui est
deacutenueacute de cœur
[3] Ce verset prolonge le preacuteceacutedent le preacutecepte de Dieu de pratiquer la chariteacute ne nuit jamais aux biens du donneur Tandis que le deacutesir insatiable des oppresseurs qui semparent des biens dautrui par la violence les proscrira agrave jamais car ils ne seront jamais rassasieacutes et extorqueront toujours davantage jusquagrave se deacutetruire eux-mecircmes Voir aussi plus loin 113 et 1325
[4] Le rapport de profit dans la sagesse est linverse du rapport de profit eacuteconomique Ainsi le perfide ruseacute ne gagne rien dans la sagesse seul le droit fait des beacuteneacutefices Rachi applique en tout endroit les qualificatifs de pauvre et riche agrave la connaissance de la Torah Il explique donc que qui est pauvre dans la Torah professe un enseignement faux tandis que les hommes integravegres ( ) sont les hommes probes ( ) qui tranchent ( ) les choses selon leur veacuteriteacute et dont le jugement est honnecircte
[6] Leur unique sujet de conversation concerne les moyens de se procurer quelque bien leur bouche est devenue muette pour toute autre chose tandis que la parole du juste reste toujours libre Cf verset 11 plus loin
[7] Se remeacutemorer les actes drsquoun juste est une laquo chance raquo qui guide et sauve lrsquohumaniteacute tandis que le souvenir des iniques profane lrsquoideacutee que lrsquoon se fait de la vie il ne faut le mentionner que pour le deacutenigrer Rabbeacutenou Yona On ne doit mentionner un juste que pour le louer et on nrsquoa pas le droit de le deacutenigrer ni mecircme simplement drsquoeacutevoquer son nom en vain Car la plupart des souvenirs que lrsquoon se remeacutemore au sujet drsquoun homme a trait agrave ses actions et agrave ses paroles Or dans les actes et les paroles drsquoun juste il nrsquoest rien de vain ni de susceptible drsquoecirctre deacutenigreacute selon les mots laquo Son feuillage ne tombe pas raquo (Psaumes 13) Tandis que le deacutenigrement doit neacutecessairement accompagner le souvenir drsquoun homme inique De mecircme que lorsqursquoun arbre pourrit il exhale sa propre odeur de pourriture pareillement la mention du nom drsquoun inique srsquoaccompagne neacutecessairement du deacutenigrement Car le discreacutedit nrsquoest pas ducirc agrave celui qui lrsquoeacutevoque mais au personnage eacutevoqueacute et celui qui en parle nrsquoen tire aucun plaisir Ce verset nous enseigne donc que le rappel des vices et des travers des gens iniques est une obligation et qursquoil ne faut pas en attribuer la faute agrave celui qui le prononce mais agrave lrsquoiniquiteacute de lrsquoinjuste et au souvenir qursquoil a laisseacute (cf Yoma 38 b)
[8-9] Meiumlri les versets 8 et 9 sont des meacutetaphores du comportement des hommes dans les parties et les principes de la Torah que lintellect est impuissant agrave deacutemontrer et qui ne sont connus que par la tradition propheacutetique Le sage et lrsquohomme de bien se fient agrave la tradition propheacutetique mais lidiot veut des preuves et des deacutemonstrations il reacuteclame limpossible treacutebuche puis seacutegare Voir le commentaire de Meiumlri sur les principes de la Torah dans la seconde partie (Eacutetudes et Approfondissements) chapitre II
[10] Le corrupteur vit de lincitation au mal (ses clins drsquoœil) et veut la faute dautrui tandis que lidiot se contente de deacutebiter son ignominie sans chercher davantage Comparez au verset 8 plus haut dans tous les cas lidiot parle mais ne fait rien La seule opposition reacuteelle concerne le juste et le corrupteur
[12] Rachi Parabole du rapport entre Israeumll et lUnique qui est providentiel Lorsque les enfants dIsraeumll fautent leurs eacutegarements passeacutes leur sont agrave nouveau reprocheacutes en plus de leur faute actuelle et la querelle preacutesente avec leur Juge redouble Tandis que lorsquils ameacuteliorent leurs comportements leurs preacuteceacutedents forfaits sont oublieacutes
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[1014] Les sages dissimulent leur reacuteflexion la bouche de lidiot est sa ruine prochaine
[1015] Le capital est la citadelle du riche la ruine des pauvres est due agrave leur misegravere
[1016] Lrsquoœuvre du juste procure la vie la moisson de linique rapporte la faute
[1017] La voie de la vie est de souffrir la sanction qui neacuteglige les remontrances se
fourvoie
[1018] Les legravevres mensongegraveres dissimulent la haine et le deacutenigrement deacutenote le sot
[1019] Dans le flot des paroles la deacutefaillance nrsquoa plus de cesse intelligent qui sait retenir ses
legravevres
[1020] La langue du juste est une monnaie de choix le cœur des iniques est eacutetriqueacute
[13] Rachi Le verset deacutecrit deux attitudes vis-agrave-vis de la remontrance Lhomme perspicace reccediloit la critique intelligemment il laccepte et sefforce de la comprendre tandis que le sot ne comprend (ne se repent) que lorsque les coups pleuvent
[14] Selon Rachi et Ramak il faut enfouir la reacuteflexion au fond de soi la dissimuler car une reacuteflexion exposeacutee agrave autrui court agrave la perte et agrave loubli Meiumlri soutient la symeacutetrie du verset le sage sait quune parole ne doit ecirctre dite quen temps opportun tandis que lidiot saute sur toute occasion de se faire entendre et cause ainsi sa ruine par ses reacuteveacutelations inopportunes mdash Ici comme partout ailleurs dans ce livre il faut soigneusement distinguer la loyauteacute et la droiture de lhomme intelligent de la spontaneacuteiteacute du sot qui livre ses secrets Seul limbeacutecile ignore que tous les hommes savancent masqueacutes Seul lhomme loyal sait que le masque nimplique pas la tromperie Dans le mecircme sens voir plus haut 21 les versets 9 et 11 de ce chapitre plus loin 1223 et Psaumes 11911
[15] Radak La fin nest pas tautologique il veut dire que leur indigence finit par les briser et par aneacuteantir en eux toute volonteacute Rachi applique ce verset agrave leacutetude de la Torah qui est la seule source de la veacuteritable richesse Mais selon Rabbeacutenou Yona il faut inverser le sens de la parabole car lauteur exprime dans ce verset le point de vue de la sottise quil oppose au point de vue de la sagesse exposeacute au verset suivant Le riche qui voit dans sa fortune sa reacuteussite comme le pauvre qui voit dans sa misegravere son eacutechec ne reflegravetent que le point de vue commun preacuteoccupeacute de reacuteussite sociale et mondaine Tandis que le juste ne recherche dans tous ses actes que la vie et la veacuteriteacute Pauvreteacute et richesse nont pas un sens en soi la richesse nest quun moyen en vue dune fin laquelle diffegravere selon quun juste ou un inique lutilise La reacutecolte de lhomme inique nest aussi quun moyen remis entre ses mains mais il est agrave preacutevoir quil en fera usage pour assouvir ses passions et augmenter ses fautes
[17] Comp agrave 623 plus haut et 121 plus loin [18] Si le rapport entre les eacuteleacutements du verset est de lordre du signe (de la trace) celui-ci nous apprendrait agrave
surprendre la haine derriegravere un mensonge et la becirctise derriegravere le deacutenigrement Mais si lon considegravere que les eacuteleacutements du verset sont lieacutes par un rapport de cause agrave effet ce qui est peut-ecirctre plus naturel on est conduit agrave un paradoxe laquo Masquer la haine est œuvre de mensonge exprimer le deacutenigrement est sottise raquo Le texte enseignerait quil nest pas dissue prochaine agrave la haine soit elle se cache elle induit donc le mensonge soit elle se libegravere elle est alors une sottise car seul un sot peut simaginer quil est bon de tout dire quil faut agrave tout prix deacutevoiler le fond de son cœur La seule issue veacuteritable de la haine consisterait agrave lexprimer de telle maniegravere que lautre soit capable den comprendre les motifs au cours dune explication priveacutee Telle est linterpreacutetation de Rabbeacutenou Yona qui renvoie agrave Leacutevitique 1917 Mais Ramak tout en respectant les termes du paradoxe ne voit dans ce verset quune maniegravere de geacuterer agrave posteriori une situation sans issue Il lassocie au verset suivant et explique ainsi les legravevres mensongegraveres dissimulent la haine tandis que le sot la deacutevoile or dans le flot de ses paroles haineuses il ne pourra eacuteviter la faute alors que lrsquointelligent ment il est vrai mais en retenant ses legravevres il se retient aussi de fauter
[19] Le propos vaut mecircme pour les conversations ou les discours touchant la Torah et la sagesse cf Pirqueacute Avot 117 Rabbeacutenou Yona il ne faut jamais se fier agrave nos premiegraveres intuitions ou agrave nos impulsions Mais en toute circonstance il faut eacutevaluer la premiegravere penseacutee qui nous vient en veacuterifier lexactitude et la pertinence ce qui revient en fait agrave la corriger puis lexprimer ensuite Degraves lors puisque le rythme de la plupart des conversations courantes ne laisse pas place agrave la reacuteflexion on ne peut y dire que des becirctises
[20] La langue du juste est pondeacutereacutee comme la bonne monnaie accordant de limportance agrave ce qui en a et neacutegligeant ce qui nen a pas Linique est fermeacute agrave toute compreacutehension seacuterieuse il ne connaicirct que ses passions Rabbeacutenou Yona le cœur deacutesigne ici la trempe du caractegravere Lhomme inique ne se domine pas suffisamment
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[1021] Les legravevres du juste dirigent la foule tandis que les idiots meurent faute de cœur
[1022] Seule la Providence de Dieu enrichit sans y ajouter lrsquoaffliction
[1023] Cest comme un jeu pour le sot de se montrer obscegravene et pour le perspicace de se
montrer judicieux
[1024] Ce qui effraie lrsquoinique sera son sort et le deacutesir des justes se reacutealisera
[1025] Tel le passage drsquoun ouragan deacutejagrave lrsquoinique a disparu alors que le fondement du juste
est eacuteternel
[1026] Du vinaigre sur les dents et de la fumeacutee dans les yeux tel est le paresseux pour ses
mandataires
[1027] La crainte de Dieu ajoute des jours les anneacutees de vie des iniques sont amputeacutees
[1028] Lrsquoespeacuterance des justes est une joie lrsquoespoir des iniques se dissipera
[1029] La voie de Dieu est la forteresse de lhonnecircte homme et la ruine des hypocrites
[1030] Le juste ne ploiera pas eacuteternellement ni les iniques nrsquohabiteront toujours la terre
[1031] La bouche du juste fait eacuteclore la sagaciteacute la langue duplice sera trancheacutee
[1032] Les legravevres du juste savent agreacuteer la bouche des iniques ne sait que reacutetorquer
pour reacutefleacutechir seacuterieusement agrave chaque chose il prend des deacutecisions preacutematureacutees Alors quau contraire chaque deacutecision du juste a eacuteteacute peseacutee et calculeacutee comme un changeur seacutelectionne le meilleur argent et choisit les meilleures piegraveces
[21] Soit parce quils ne comprennent rien aux paroles du juste soit parce quils ont pris pour guide un homme laquo deacutenueacute de cœur raquo un imbeacutecile
[22] La providence divine fournit loccasion agrave qui sait attendre Mais qui force le sort et remue ciel et terre pour senrichir sa quecircte sachegravevera dans lamertume Et de faccedilon plus geacuteneacuterale le juste sait se satisfaire de ce que la providence lui donne cf Pirqueacute Avot 41
[24] Pour lrsquoinique voir Genegravese 114 sq pour le juste voir Chegravemot 62 sq avec le commentaire de Rachi [25] Le terme signifie lrsquoeacuteterniteacute la perpeacutetuiteacute dans la langue biblique Mais dans la langue de la Michna
il deacutesigne le laquo monde raquo Voir aussi plus loin 2228 2310 De lagrave deacutecoule un autre sens de la formule laquo le juste est le fondement du monde raquo (Rabbeacutenou Yona) Au sens ougrave le monde suit un cours qui nrsquoest ni contingent ni arbitraire mais qui est fondeacute au contraire sur la raison et lrsquoeacutequiteacute Le juste est donc profondeacutement enracineacute dans la veacuteriteacute du monde qursquoil habite en suivant et en imitant lrsquoordre de la Providence Tandis que lrsquoinique est fonciegraverement eacutetranger agrave la veacuteriteacute du monde Malgreacute sa reacuteussite eacuteconomique politique ou sociale lrsquoinique nrsquoappartient pas agrave lrsquoordre du monde il nrsquoy a aucune place Il est donc emporteacute au moindre bouleversement agrave la moindre inflexion du cours du monde et de lrsquohistoire
[26] Rabbeacutenou Yona Parabole de la neacutegligence et de la paresse dans lobservance des preacuteceptes de la Torah Les preacuteceptes de la Torah sont une sorte de mandat lhumaniteacute est mandateacutee par Dieu pour accomplir la Torah
[28] Ces deux sortes despoir sont contradictoires la reacuteussite de lun implique la disparition de lautre Autre explication lun espegravere dans une chose eacuteternelle lautre dans une chose peacuterissable et vaine
[29] La laquo voie de Dieu raquo deacutesigne ses preacuteceptes cf Oseacutee 1410 Lassurance quun homme tire des preacuteceptes de la Torah ou au contraire le dommage quil en subit reacutevegravele le fond de son cœur et le mobile veacuteritable de ses agissements Mais Rabbeacutenou Yona rapproche lexpression laquo voie de Dieu raquo de Chegravemot 3313 il sagit alors de la faccedilon dont le Creacuteateur reacutegit le cours du monde
[30] Y compris en ce monde car il est contraire agrave lordre des choses que le triomphe des iniques dure
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Chapitre 11
[1] Une balance frauduleuse est un deacutegoucirct pour Dieu il nagreacutee que le poids integravegre
[112] Avec leffronteacute vient lrsquoinfamie avec les pudiques la sagaciteacute
[113] La simpliciteacute des droits est leur guide la perversion des malhonnecirctes les capturera
[114] La richesse ne sert agrave rien au jour de la Furie seule leacutequiteacute sauvera de la mort
[115] La probiteacute de lhonnecircte homme aplanira son chemin et crsquoest par son iniquiteacute que
tombera lrsquoinique
[116] La probiteacute des droits les sauvera les malhonnecirctes seront happeacutes par leur turpitude
[117] A la mort de lrsquoinique lrsquoespoir se perd et le souhait des imposteurs se dissipe
[118] Le juste se deacutelivre de loppression et lrsquoinique prend sa place
[119] La bouche de lrsquohypocrite aneacuteantit son semblable le juste srsquoen tire judicieusement
[1110] Le bonheur des justes est le triomphe de la Citeacute et la chute des iniques fait sa joie
[1111] La providence des droits institue la Citeacute la bouche des iniques provoque sa
deacutecadence
[111] Cf Deuteacuteronome 2513-15 Meiumlri Bien que la chose soit connue comme preacutecepte de la Torah Salomon na pas craint de reacutepeacuteter dans son livre des preacuteceptes particuliers Il est possible que son propos comporte en outre une indication agrave lintention des gouvernants des juges et des sages chargeacutes dinstituer la loi de ne jamais rendre un verdict sur la foi de preacutetextes et de comparaisons entre les choses car une simple erreur aurait des conseacutequences irreacuteparables mais sur la foi de teacutemoignages fondeacutes et clairs ce qui est nommeacute ici laquo un poids integravegre raquo
[2] Le contexte social de la formule est clair seuls les gens pudiques sabordent avec intelligence les effronteacutes se heurtent par leur parole et provoquent calomnie et infamie Mais comme dans tout le livre le contexte social sert aussi agrave figurer le rapport des hommes agrave la sagesse et agrave la Torah Qui traite des sujets qui relegravevent de la sagesse (meacutetaphysique sens des preacuteceptes de la Torah etc) avec effronterie deacutetruit leur reacuteputation dans le monde seuls les gens pudiques savent en parler avec sagesse
[3] Rabbeacutenou Yona La perfection des dispositions habituelles aux gens droits les guide et les protegravege de toute embucircche dans leurs actes comme on dit aussi plus haut laquo Dans ton cheminement il te guidera raquo (622) En revanche la malhonnecircteteacute ( ) est le contraire de la droiture Car le contraire de la droiture du point de vue moral consiste agrave rendre le mal pour le bien Lexpression laquo perversion des malhonnecirctes raquo ( ) deacutesigne le deacutetournement et linversion des bonnes dispositions qui reacutesultent de leur malhonnecircteteacute Car leur malhonnecircteteacute se renforce chaque jour par leur activiteacute et leur appeacutetit et ils acquiegraverent ainsi naturellement des dispositions de plus en plus mauvaises Cest cette perversion qui les laquo capturera raquo car ils ne pourront la dominer ni sen deacuteprendre et en revenir au sens ougrave il est dit plus haut laquo Les idiots meurent faute de cœur raquo (1021)
[4] De la mort brutale et furieuse du chacirctiment divin Cf plus haut 102 [6] Rabbeacutenou Yona Lhomme droit connaicirct la droiture parce quil la choisie et quil laime Et du fait de
son amour pour la droiture il peut supporter toute chose peacutenible que la droiture exige de lui Il accepte ainsi de se soumettre agrave la veacuteriteacute comme le disent les moralistes laquo Accepte la veacuteriteacute mecircme si elle est amegravere raquo Et lrsquohonnecircteteacute de lhomme droit le sauvera des preacutejudices susciteacutes par sa soumission agrave la veacuteriteacute Tandis que rien ne sauvera le malhonnecircte qui a fait choix de ne pas supporter la moindre situation peacutenible et pour lequel tout preacutejudice est une chute
[7] Tant que lrsquoinique est est vie il peut se repentir une fois mort il nrsquoest plus drsquoespoir pour lui son lot est la perdition Et le souhait des trompeurs de triompher et de srsquoimposer en ce monde par la ruse et le mensonge se dissipe aussi agrave leur mort
[8] Rachi associe ce verset au preacuteceacutedent la mort de lhomme inique deacutelivre le juste de la deacutetresse [9] Rabbeacutenou Yona Le juste ne se laisse pas seacuteduire par les faux-semblants de lhypocrite en particulier la
louange na pas prise sur lui Cf Nida 30 b Sois juste et ne sois pas inique mais mecircme si le monde entier te qualifiait de laquo juste raquo considegravere toi encore comme injuste
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[1112] Qui meacuteprise son semblable manque de cœur le perspicace ne se deacutepartira pas de son
silence
[1113] Le meacutedisant deacutevoile le secret lrsquoesprit veacuterace occulte la chose
[1114] Faute de stratagegravemes un peuple seacutecroule son salut reacuteside dans le nombre de ses
conseillers
[1115] Le malheur deacutesolera quiconque sest porteacute garant pour lrsquoeacutetranger mais qui hait les
serreurs de main est confiant
[1116] La dame gracieuse soutient la digniteacute les tyrans soutiennent le luxe
[1117] Le geacuteneacutereux paye tribut agrave son acircme le cruel ternit sa chair
[11] Les hommes du commun nont pas de deacutemarche originale ils suivent simplement les modegraveles sociaux qui leur sont proposeacutes Lorsque les justes prospegraverent les autres les imitent et la socieacuteteacute toute entiegravere tend vers une meilleure concorde Mais pareille situation eacutetant intoleacuterable aux iniques ils fomentent des jalousies et des querelles par leurs calomnies afin que les justes ne soient plus pris comme modegravele La Citeacute nest plus deacutesormais quune somme de dissensions chacun ne songeant quagrave son inteacuterecirct priveacute Car seule laspiration agrave la justice inspire la concorde entre les hommes
[12] Puisquil sait lorigine du meacutepris il nest pas blesseacute lorsquon lui en teacutemoigne il garde donc le silence Il sagit dune attitude geacuteneacuterale de lhomme raisonnable appliqueacutee ici agrave un exemple particulier Cette attitude est tireacutee de la reacuteflexion sur la nature des deacutefauts et des vices qui eacutetablit que le mal nest rien en soi il nest quune privation Il nest pas concevable par exemple quun homme se sente offenseacute des aboiements dun chien car le chien agit par nature et non par volonteacute Le chien ne lui laquo veut raquo pas du mal par ses aboiements il aboie comme il digegravere comme il dort comme il mange Il en va de mecircme de toute attitude qui est la conseacutequence dun deacutefaut dont on connaicirct les meacutecanismes comme ici le meacutepris qui nest que la conseacutequence dun manque dintelligence et de compreacutehension Car une fois que le deacutefaut a fait son œuvre et que ses meacutecanismes ont deacuterouleacute leurs conseacutequences jusquau bout le comportement qui le conclut nest pas plus volontaire quune digestion Lorsquun homme est ainsi laquo agi raquo par sa nature et que son comportement na plus rien dintelligent le perspicace ne sen offusque pas davantage que de laboiement dun chien
[13] Le meacutedisant deacutevoile le secret dautrui ou encore dapregraves Saadia Gaocircn les secrets de la Torah lhomme sincegravere sait que certaines choses doivent ecirctre tues Talmud (Sanhegravedrin 31 a) On apprend de ce verset quun juge agrave lissue dun procegraves ne doit pas deacuteclarer quil eacutetait en faveur de laccuseacute mais quil na rien pu faire contre lavis de la majoriteacute On raconte quun disciple ayant rapporteacute une chose qui avait eacuteteacute dite dans lacadeacutemie vingt-deux ans auparavant fut expulseacute de lacadeacutemie par Rav Ami pour la raison quil avait laquo deacutevoileacute un secret raquo
[15] Rabbeacutenou Yona Leacutetranger est celui dont lhonnecircteteacute na pas eacuteteacute prouveacutee On ne sait pas sil sera fidegravele ou non agrave ses engagements Voir plus haut 61-5 et plus loin 2016
[16] Meacutetaphore dIsraeumll et des peuples du monde Ainsi Rachi laquo La dame gracieuse raquo crsquoest la communauteacute drsquoIsraeumll elle laquo soutient la digniteacute raquo en se sacrifiant toujours pour lrsquohonneur de lrsquoUnique qui est providentiel et de sa Torah Tandis que laquo les tyrans soutiennent le luxe raquo ce sont les descendants drsquoEgravedom qui se rassemblent pour le pillage et le vol Rabbeacutenou Yona Les gens qui imposent leur terreur au pays des vivants sont nommeacutes laquo tyrans raquo ( ) de lexpression laquo ne soyez pas terroriseacutes ( ) nayez pas peur raquo (Deuteacuteronome 129) et pareillement Psaumes 3735 et Job 2713 Ces gens soutiennent la richesse ils nont dautre souci que daffermir et daccroicirctre leur richesse et leurs possessions car gracircce agrave elles ils dominent les autres par la terreur Et ils aiment plus que tout quon les craigne et quon soit terroriseacute par leurs preacutejudices plus que lhonneur et la consideacuteration sociale au point quils cessent toute activiteacute charitable et quils lorgnent du cocircteacute de la violence et de la spoliation pour augmenter leurs revenus Ces gens sont dans lerreur totale car ils simaginent que leur gloire reacuteside dans la peur quils inspirent aux creacuteatures par leur richesse et ils ignorent que la digniteacute naicirct de laptitude agrave agir correctement agrave bien se comporter et agrave demeurer humble Car cest seulement ainsi quun homme est aimeacute et agreacuteeacute des autres quil est consideacutereacute agrave leurs yeux et quils le regardent avec admiration Mais les gens iniques sont aveugleacutes par la vilenie de leur cœur qui les conduit agrave croire que la meacutechanceteacute et la terreur dont ils ont fait choix est la condition ineacutevitable de lhonneur
[17] Rabbeacutenou Yona Lhomme geacuteneacutereux cherche agrave seacutelever et agrave pratiquer la vertu en suivant la voie moyenne il affermit donc agrave la fois son acircme et son corps en les eacuteduquant et en subvenant agrave leurs besoins Tandis que lhomme cruel veut srsquoeacutelever en suppliciant son corps et son acircme et ne parvient qursquoagrave se ternir car il nrsquoy a pas
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[1118] Lrsquoinique accomplit une œuvre trompeuse qui segraveme la chariteacute retient la veacuteriteacute dans ses
filets
[1119] Cest vrai le propre de la chariteacute est la vie et qui poursuit le mal veut sa mort
[1120] Les cœurs tortueux sont un deacutegoucirct pour Dieu il nrsquoagreacutee que les maniegraveres simples
[1121] Dune main agrave lautre le mal nrsquoest pas absous mais la descendance des justes en
reacutechappe
[1122] Crsquoest un anneau drsquoor au groin drsquoun porc qursquoune femme belle deacutetourneacutee du sens
[1123] Le Bien est lunique deacutesir des justes alors que lrsquoespeacuterance des iniques nrsquoest quune
furie
[1124] Certains dispersent leur richesse et elle en est augmenteacutee mais qui srsquoabstient du
devoir ne connaicirctra que le deacutenuement
[1125] Lrsquoacircme providentielle sera gaveacutee et qui sustente autrui sera lui aussi sustenteacute
[1126] Qui refuse son bleacute une nation le maudit la Providence favorise le ravitailleur
[1127] Qui recherche le Bien demande la concorde qui requiert la violence la subira
[1128] Qui est confiant en sa richesse srsquoeacutecroulera les justes seacutepanouissent comme la feuille
des arbres
[1129] Qui ternit sa demeure heacuteritera le vent lidiot est esclave du cœur sagace
[1130] Le fruit du juste est un arbre de vie le sage acquiert les acircmes
de place pour la cruauteacute dans la vertu mecircme envers soi-mecircme Rachi comprend autrement Le juste est geacuteneacutereux envers sa parenteacute qui est comme laquo son acircme raquo tandis que lhomme cruel ternit sa famille en lrsquoabrutissant par la peur et lrsquoignorance
[18] Rachi Lrsquoœuvre de linique lui ment elle lui donne agrave croire quil prospeacuterera gracircce agrave elle et il finit par tout perdre Voir plus haut verset 3 Mais les actes du juste sont laquo vrais raquo ils reacutealisent leurs promesses et il en retirera les fruits escompteacutes Limage du semeur qui jette dun geste large se renverse en limage du pecirccheur qui lance un filet puis le tire vers lui
[21] Le mal ne change pas de nature en passant dune main agrave lautre en devenant monnaie courante reconnue et admise de tous Et mecircme si le monde finit par tout accepter et par tout confondre la descendance du juste ne sy laisse pas prendre
[22] Rachi Meacutetaphore dun disciple des sages qui seacutemancipe de la tutelle de la Torah et compromet la beauteacute de ses dispositions dans des situations sordides agrave limage dun porc qui salit lanneau dor accrocheacute agrave son nez en furetant dans les poubelles
[23] Ramak Les iniques eacuteprouvent une irritation constante envers les autres hommes leur rapport au monde est la hargne Voir plus loin 228 Rachi comprend la fin diffeacuteremment Ils nattendent rien dautre que leur condamnation agrave lenfer (laquo la Furie raquo)
[24] Ils ne donnent mecircme pas le strict minimum alors que les premiers se montrent plus geacuteneacutereux envers les autres que ne lexige la simple justice
[28] Ils placent leur confiance en Dieu et non en leur richesse Ils sont de ce fait libres de toute deacutependance et ils seacutepanouissent naturellement Ou encore la deacutelivrance du juste survient toujours agrave propos et il prospegravere sans vains soucis
[29] Rabbeacutenou Yona Lrsquoavare qui ternit sa famille par les privations physiques morales et intellectuelles ne recueillera rien de la richesse qursquoil a entasseacutee et eacuteconomiseacutee Car ses enfants abrutis par lrsquoignorance et les privations de toutes sortes seront lrsquoesclave du sage Rachi inverse lrsquoordre des termes dans la premiegravere partie Le paresseux qui nrsquoa que le vent agrave legraveguer agrave sa descendance ternit sa famille et finit par se vendre pour survivre