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Université de Neuchâtel Faculté des Lettres et Sciences humaines Institut de Sociologie LA SOCIOLOGIE DABDELMALEK SAYAD ET LEXPULSION DES ETRANGERS DELINQUANTS EN SUISSE Mémoire de master en sciences sociales et humaines Directeur : Prof. François Hainard Experte: Prof. Mihaela Nedelcu Ibrahim Soysüren Décembre 2010
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Thèse Sur Sayad

Dec 18, 2015

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Thèse Sur Sayad
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  • Universit de Neuchtel Facult des Lettres et Sciences humaines Institut de Sociologie

    LA SOCIOLOGIE DABDELMALEK SAYAD

    ET LEXPULSION DES ETRANGERS DELINQUANTS EN SUISSE

    Mmoire de master en sciences sociales et humaines

    Directeur : Prof. Franois Hainard Experte: Prof. Mihaela Nedelcu

    Ibrahim Soysren

    Dcembre 2010

  • 2

    TABLE DES MATIRES

    AVANT-PROPOS .................................................................................................................... 4

    PROBLEMATIQUE (RSUM) ............................................................................................ 6

    PREMIERE PARTIE

    LA SOCIOLOGIE DE SAYAD ET LA DOUBLE PEINE .................................................. 8

    1.1. Introduction ................................................................................................................ 8

    1.2. A. Sayad en personne ................................................................................................. 9

    1.3. Quelques concepts pour comprendre la sociologie de Sayad ................................... 13

    1.4. Considrations pistmologiques et mthodologiques par rapport la sociologie de Sayad ........................................................................ 20

    1.5. Ordre de limmigration ............................................................................................. 29

    1.6. Figure de limmigr .................................................................................................. 35

    1.7. Pense dEtat ............................................................................................................ 39

    1.8. La double peine ........................................................................................................ 44

    1.9. Conclusion ................................................................................................................ 51

    DEUXIME PARTIE

    EXPULSION DES TRANGERS EN SUISSE ................................................................... 57

    Introduction gnrale la deuxime partie ...................................................................... 57

    PREMIER CHAPITRE

    CONTEXTE POUR COMPRENDRE LEXPULSION DES TRANGERS EN SUISSE .............................................................. 59

    2.1.1. Introduction ........................................................................................................... 59

    2.1.2. Immigration et expulsion des trangers en Suisse ................................................. 60

    2.1.3. Criminalit des trangers en Suisse ................................................................. 70

    2.1.4. Lexpulsion des trangers et la Suisse ................................................................... 79

    2.1.5. Conclusion ............................................................................................................. 88

    DEUXIME CHAPITRE

    INITIATIVE RENVOI DES TRANGERS CRIMINELS ET LA DISCUSSION SUR LEXPULSION DES TRANGERS DLINQUANTS ............................................. 90

    2.2.1. Introduction ........................................................................................................... 90

    2.2.2. Considrations mthodologiques ........................................................................... 90

    2.2.3. Initiative Renvoi des trangers criminels ........................................................ 92

    2.2.4. Analyse de largumentaire de linitiative et du contre-projet ................................ 94

  • 3

    2.2.5. Analyse de commentaires du site dinternet lematin.ch .................................. 98

    2.2.6. Analyse des commentaires du site dinternet de lmission Les Zbres ....... 104

    2.2.7. Analyse de commentaires du forum du site dinternet de lmission Infrarouge .................................................................................... 106

    2.2.8. Conclusion ........................................................................................................... 113

    TROISIEME CHAPITRE

    EXPULSION DUNE PERSONNE DE SUISSE (ETUDE DE CAS) .............................. 116

    2.3.1. Introduction ......................................................................................................... 116

    2.3.2. Prsentation du cas .............................................................................................. 117

    2.3.3. Premire expulsion .............................................................................................. 121

    2.3.4. Deuxime expulsion ............................................................................................ 126

    2.3.5. Effets de lexpulsion ............................................................................................ 131

    2.3.6. Conclusion ........................................................................................................... 136

    TROISIEME PARTIE

    RETOUR CRITIQUE A LA SOCIOLOGIE DE SAYAD ET A SON APPORT SUR LEXPULSION DES ETRANGERS DELINQUANTS ........................................... 139

    3.1. Introduction ............................................................................................................ 139

    3.2. De la sociologie de Sayad : quelques remarques gnrales .................................... 140

    3.3. De ltude de cas exemplaires ................................................................................ 143

    3.4. De la pense dEtat ................................................................................................. 153

    3.5. De lexpulsion des trangers dlinquants ............................................................... 162

    3.6. Conclusion .............................................................................................................. 176

    BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................... 180

  • 4

    AVANT-PROPOS

    D'abord le dchirement personnel. On ne peut saisir le conflit qu'en vivant dans la contradiction (Touraine, 1974, 17).

    Par ailleurs, les terrains d'tude choisis tendent souvent le miroir de la mise en abme du chercheur lui-mme. Et l'on peut dire de ce point de vue que la connaissance intime de la migration pour Abdelmalek Sayad trahissait le fait qu'il a vcu lui-mme sa vie, voire qu'il s'est considr bien des gards comme un immigr []. C'est sans doute pour conjurer cette mauvaise foi qu'il en appelait un indispensable travail rflexif, gage d'une sociologie objectivement honnte ou honntement objective, particulirement lorsque le sujet d'tude parle doublement au chercheur (un intrt professionnel et personnel le choisir) et que cet intrt double, oprant en quelque sorte comme une doublure, risque de le conduire parler de soi son insu selon l'expression de Grard Mauger (Chab, 2010, 398).

    La migration, lexil ainsi que lexpulsion ne sont pas des phnomnes trangers la vie

    de lauteur du prsent mmoire. N dans un village kurde en Turquie, ses premiers

    souvenirs remontent la priode suivant le coup dEtat de 1980. Lexil de jeunes militants

    et, plus tard, de familles entires a en quelque sorte t la suite logique de ce putsch et,

    par la suite, du conflit kurde. Certaines de ces personnes, les plus malheureuses peut-tre,

    ont t dchues de leur nationalit. Ainsi, elles ont t lobjet dexpulsions dguises qui

    les transformaient en trangers dans leur propre pays dsormais impntrable.

    Lauteur tait parmi les chanceux qui ont pu interrompre leur voyage Istanbul o

    il a suivi ses tudes et est devenu avocat. Pendant ce temps, son pre essayait sans cesse de

    monter des entreprises dans diffrents secteurs pour nourrir sa famille. Une des celles-ci

    employait des Turcs, des Kurdes et des rescaps du rideau de fer. Ces derniers, venant de

    pays de lEurope de lEst, travaillaient de manire irrgulire. Il fallait constamment tre

    vigilant pour quils ne tombent pas entre les mains de la police. Toutefois cela neffaaient

    jamais la peur de lexpulsion lisible dans leurs yeux. Plus tard, en Suisse, lauteur se

    souviendra beaucoup de ces travailleurs sans-papiers et de leur peur constante. A ces

    souvenirs, se mleront des voix d'exils lui tlphonant depuis diffrents pays europens et

    demandant toutes sortes de documents juridiques pour pouvoir appuyer leur demande

    dasile. La peur de lexpulsion tait prsente aussi.

  • 5

    Les quelques lignes ci-avant ont pour but de suggrer do vient lintrt personnel de

    lauteur pour lexpulsion des trangers. En ce qui concerne la sociologie de Sayad, le texte

    du mmoire est suffisamment parlant . Cela dit, mme si vers la fin de ce travail

    lauteur ose critiquer cet minent sociologue, il nempche quil considre le temps

    consacr la comprhension de sa sociologie comme un apprentissage inoubliable dont il a

    essay de bnficier le plus possible. Que le texte ci-aprs soit peru comme une

    expression de reconnaissance d'un apprenti sociologue envers un matre.

    Pour finir, lauteur aimerait remercier plusieurs personnes qui ont rendu possible la

    ralisation de ce travail d'une faon ou d'une autre. Il faut commencer par la personne

    expulse mentionne dans ltude de cas, les membres de sa famille, son avocat, son

    mdecin, ses anciens amis ainsi que toutes les autres personnes qui ont accept de parler de

    manire informelle. Malheureusement, il nest pas possible de les remercier nommment

    pour des raisons de confidentialit. Naim Laghnimi et Anne-Laure Paroz ont relu plusieurs

    parties du texte et ont proposs de nombreuses corrections prcieuses. En outre, lauteur du

    mmoire a pu discuter plusieurs reprises surtout avec Naim. Amaranta Cecchini a accept

    de relire lavant-projet, den discuter et de suggrer diffrentes rfrences. Le soutien

    dIrfan Imrek fut trs important la ralisation dune partie du travail. Mihaela Nedelcu a

    bien voulu participer la soutenance du mmoire en tant quexperte et a fait des remarques

    prcieuses.

    Plus particulirement, lauteur du prsent mmoire aimerait exprimer sa gratitude envers

    les trois personnes suivantes. Grce Franois Hainard, il a pu travailler en totale libert et

    leurs discussions lui taient une source inestimable de motivation. En outre, Franois

    Hainard lui a permis de continuer ses recherches sur lexpulsion des trangers. Hasan

    Mutlu, a relu chaque partie du prsent mmoire et, de plus, a gnreusement consacr du

    temps pour en discuter. Enfin, sans le soutien et les encouragements de Cemile, il aurait t

    impossible de mener bien ce travail.

    Que toutes et tous soient chaleureusement remercis.

    Il va de soi que seul lauteur est responsable du contenu du texte ci-aprs.

    Neuchtel, dcembre 2010

  • 6

    PROBLEMATIQUE (RSUM)

    Pourquoi les socits d'immigration prouvent-elles le besoin dexpulser les dlinquants

    trangers, mme sils y ont vcu toute leur vie? Pourquoi l'expulsion est propose comme

    une solution la dlinquance des trangers? Quelle est la part de la stigmatisation et de la

    criminalisation des trangers dans ce phnomne ? Comment interprter les arguments

    avancs dans la discussion autour de lexpulsion des trangers dlinquants ?

    Interpels par ces questions, nous avons essay de concevoir un travail rpondant au moins

    une partie dentre elles. En outre, nous avons pris comme base thorique de notre travail

    lapproche dAbdelmalek Sayad. Celui-ci est un des premiers sociologues qui a su crer

    une approche originale sur la migration dans le monde francophone. Son approche sur

    lexpulsion des trangers dlinquants est une des principales rfrences dans le domaine et,

    lheure actuelle, mrite dtre considre comme tant la plus aboutie.

    Il y a bien sr dautres motifs qui expliquent notre choix, dont le premier est le dsir de

    mieux comprendre la sociologie de Sayad. Nous sommes davis que cette dernire mrite

    une rflexion critique et que ceci est mme ncessaire pour la comprhension de son apport

    sur l'expulsion des trangers dlinquants. Pourtant, il nous faut indiquer aussi les limites de

    nos ambitions. Car il est clair quanalyser la sociologie de Sayad dans sa gnralit dpasse

    largement le cadre dun mmoire de master. Cest la raison pour laquelle nous essayerons

    de le faire en nous limitant sa rflexion concernant notre sujet de recherche. Un autre

    point important souligner est que lapproche de Sayad est base sur l'exemple de

    l'immigration algrienne. Avec ce travail, outre le dsir d'tre plus clair en ce qui concerne

    le cas de la Suisse, nous esprons savoir dans quelle mesure la porte gnrale que cette

    approche revendique est mrite, malgr limmigration particulire sur laquelle elle

    sappuie.

    Notre travail s'carte quelque peu d'un mmoire de master classique qui consiste avancer

    des hypothses et essayer par la suite de les confirmer ou infirmer partir de donnes

    empiriques. Or, il ne s'en loigne qu'en apparence. Car, les principales ides de Sayad sur

    lexpulsion des trangers dlinquants sont envisager comme des hypothses que nous

    nous efforcerons de vrifier grce au matriel recueilli.

  • 7

    Le travail que nous raliserons peut tre pens comme un mouvement circulaire en trois

    temps. Dans un premier temps, nous prsenterons la sociologie de Sayad dans le but de

    mieux apprhender son apport dans ltude de lexpulsion des trangers dlinquants. Dans

    un deuxime temps, nous tenterons dappliquer certaines ides reprises de la premire

    partie lexemple de la Suisse. Cette partie dbutera par un bref aperu de la situation en

    Suisse, qui aura surtout recours des statistiques disponibles, des textes juridiques ainsi

    qu la littrature spcialise. Dans ce rappel, la dimension historique de la migration en

    Suisse sera prise en compte dans la mesure du possible. Le reste de cette deuxime partie

    sera consacr lapplication de lapproche de Sayad au cas de la Suisse. Ici, la lgislation

    suisse et la discussion mene autour de lexpulsion mritent une attention particulire. Pour

    ce faire, entre autres, nous analyserons les interventions dans les forums dinternet. Cette

    partie terminera avec une tude de cas montrant le droulement, la complexit et les effets

    de lexpulsion sur la base de lexemple dun jeune tranger expuls de Suisse.

    Dans un troisime et dernier temps, nous reverrons lapport de Sayad en nous basant sur

    lexemple suisse, autrement dit sur les rsultats de la partie prcdente. Ainsi, le

    mouvement que nous avons qualifi de circulaire en trois temps touchera sa fin. Ce

    faisant, nous esprons pouvoir dire dans quelle mesure la sociologie de Sayad aide mieux

    comprendre lexpulsion des trangers en Suisse ainsi que la discussion mene autour de

    celle-ci. En outre, il nous sera possible de savoir si le cas suisse permet de montrer ce qui

    ncessite plus dinvestissement dans l'approche de Sayad.

  • 8

    PREMIERE PARTIE

    LA SOCIOLOGIE DE SAYAD ET LA DOUBLE PEINE

    Travailler sur les immigrs nest pas innocent

    (Sayad, 1990, 21).

    1.1. Introduction

    Dans ce chapitre, nous nous intresserons de prs la sociologie dAbdelmalek Sayad dont

    le rle fondateur, pour la question migratoire en sociologie franaise, est dsormais

    reconnu, de manire explicite ou implicite, par la majorit des scientifiques travaillant sur

    les phnomnes lis limmigration. Ce sociologue, pour le moins atypique, nous oblige

    commencer par son parcours de vie, car sans en tre inform, mme de manire succincte,

    il ne serait pas facile de bien comprendre sa sociologie de limmigration. Comme nous le

    verrons, cest son pass qui lui a permis de rompre avec ce quil appellera

    lethnocentrisme inconscient des travaux mens dans le domaine de limmigration.

    Une partie importante de ce parcours est constitue par la relation du sociologue avec un

    personnage qui a marqu la sociologie, surtout franaise, Pierre Bourdieu. Celle-ci a une

    importance dcisive sur deux plans. D'abord, sur le plan personnel, d'o notre survol du

    parcours de vie de Sayad. Ensuite, d'un point de vue thorique, car on ne saurait

    comprendre la sociologie de Sayad sans ses fondements bourdieusiens. Cest la raison pour

    laquelle nous devrons expliciter certains concepts de la sociologie de Bourdieu. Nous en

    ferons de mme pour un concept emprunt Mauss, fait social total.

    Aprs ces deux premires tapes, nous arriverons un stade crucial dans notre travail pour

    la comprhension de la sociologie de Sayad. Car ce qui donne un caractre trs particulier

    celle-ci est le souci pistmologique, autrement dit les rflexions sur la connaissance elle-

    mme en tant que rsultat de lactivit scientifique. Nous traiterons ensemble ces

    rflexions pistmologiques avec la posture mthodologique du sociologue, dans lespoir

    de mieux saisir les liens entre les deux, mais aussi par souci dviter une division arbitraire.

  • 9

    Car, chez Sayad, comme cela doit tre le cas pour tout scientifique, les deux sont trs

    troitement lis.

    Les deux sous-titres suivants traiteront de la sociologie de Sayad des niveaux diffrents.

    Bien que cette division soit un peu artificielle, nous procderons de cette manire pour

    faciliter la comprhension. Lide est, dabord, de voir comment Abdelmalek Sayad

    conoit le monde de limmigration, cest--dire les structures socio-conomiques

    faonnant limmigration et les mcanismes la rgissant. Ensuite, nous analyserons le

    niveau infrieur, la figure de limmigr qui bouge dans ces structures dune part et qui

    les incarne dautre part.

    Si nous parcourrons toutes ses tapes cest, principalement, pour parvenir saisir sa

    conception de l'expulsion des trangers dlinquants dans sa totalit. Cest aussi pour cela

    que nous nous arrterons sur le concept de pense d'tat, sans lequel il serait impossible de

    comprendre de manire adquate les rflexions de Sayad sur la double peine applique aux

    immigrs auteurs d'actes dviants. Ce premier chapitre s'achevera par une brve

    conclusion.

    1.2. A. Sayad en personne

    Pourquoi sintresser la vie de Sayad dans un travail qui n'a pas pour but de mettre en

    lumire diffrents aspects de la vie personnelle de ce sociologue ? Comme il nest pas

    facile de comprendre lapport thorique de ce dernier, par rapport aux trangers reconnus

    coupables d'infractions, sans se rendre compte de sa sociologie dans sa gnralit, il est

    trs important davoir une ide sur Sayad en personne.

    La manire la plus pertinente pour commencer est, peut-tre, de citer Sayad. Dans un long

    entretien accord Hassan Arfaoui1

    Lacte de sociologie, discours sur lautre, est aussi un acte dauto-

    sociologie, discours sur soi : dire des autres ou dire des choses sur les autres,

    cest bien mais ce qui est dit de la sorte ne prend sa pleine signification qu la

    condition que je sache ce qui me fait dire ce que je dis des autres ou propos

    , il y a des passages assez clairants, la fois sur sa vie

    personnelle et sa manire de faire de la sociologie.

    1 Cet entretien publi dans une revue, Le Monde arabe dans la recherche scientifique, (no 6, 1996), a t repris avec un article de Sayad intitul Histoire et recherche identitaire dans un livre posthume. Cest ce livre (Sayad, 2002), portant le titre dudit article, que nous avons pu lire.

  • 10

    des autres. Cest l un rflexe de mthode et cest aussi sans doute une

    manire silencieuse ou par procuration de parler de soi (Sayad, 2002, 46)2

    Ces propos sont tenus vers la fin dune vie, dont une grande partie a t consacre la

    recherche. Il est possible de les prendre comme une illustration de la manire de faire de la

    sociologie par Sayad. On peut aussi, plus spcifiquement les rattacher sa sociologie de

    limmigration :

    .

    Sil y a un domaine o, par privilge et par ncessit imprieuse, une

    ncessit pistmologique, il est indispensable, avant den faire la sociologie

    ou pendant quon en fait la sociologie, de faire sa propre sociologie faisant la

    sociologie quon fait, cest bien le domaine de limmigration. On ne le dira

    jamais assez (Sayad, 2002, 96-97).

    Cette manire de faire de la sociologie, plus particulirement de la sociologie de

    limmigration, implique un lien entre le sujet de recherche et le sociologue. Ces propos

    peuvent mme tre considrs comme une invitation rendre explicites ces liens, car,

    comme il l'a crit ailleurs, Travailler sur les immigrs nest pas innocent (Sayad, 1990,

    21).

    Il est temps de rsumer la vie de Sayad en quelques lignes. On a qualifi Sayad de diverses

    manires. Sociologue critique (De Saint Martin, 1999), un des plus grands

    sociologues de sa gnration (Bourdieu, 1998a), de Socrate dAlgrie, le corps en exil,

    mais lme habite par le destin des Algriennes et des Algriens, par les montagnes de

    Kabylie, par la mer (Caloz-Tschopp, 1999, 10), organique ethnologist of Algerian

    migration, the witness-analyt of silent drama of mass exodus of the Berber peasants of

    Kabylia into the industrial underbelly of their former colonial overlord (Bourdieu et

    Wacquant, 2000, 179), intellectuel critique [] dtermin par la position domine quil

    2 En continuant de lire cet entretien fort intressant, nous dcouvrons que la source de cette comprhension de la sociologie est Pierre Bourdieu : Cest une des choses principales que jai apprises de la frquentation de Bourdieu qui je dois tout intellectuellement : on ne peut faire de la bonne sociologie sans faire la sociologie de sa sociologie. Il faut savoir en effet, il faut que chacun sache pourquoi et comment se fait sa sociologie, pourquoi et comment se fait de la sociologie. (Sayad, 2002, 89). Dans un texte, qui est la transcription dune intervention un colloque, republi dans l'ouvrage posthume, Pour une sociologie des sociologues, Bourdieu avance lide qu on devait sinterdire de faire de la sociologie, et surtout de la sociologie de la sociologie, sans faire pralablement sa propre socio-analyse (2008, 343-344). Dailleurs lide de faire sa sociologie sera au centre dun petit ouvrage que Pierre Bourdieu a crit peu de temps avant sa mort. Dans ce dernier, il essaie de faire son auto-socioanalyse (2004, 11). Nous reviendrons brivement sur la relation de Sayad avec Bourdieu, sans cela, nos rflexions sur la vie du sociologue de limmigration ne seront sans doute pas compltes.

  • 11

    occupe dans ce double espace : algrien et franais (Yacine, 1998, 101), homme de

    parole (Temime, 1999, 266), scribe de linconscient individuel et collectif , homme

    bless , (Abboub, 1999,43), homme-frontire (Temime, 1997, 28) ou encore

    passeur (Laacher, 1999) etc. Il est n en 1933, Sidi-Ach, dans un village de Petite

    Kabylie, en Algrie. Il est d'origine rurale et appartient une famille relativement aise.

    Aprs une scolarit faite de hasards, daccidents (Sayad, 2002, 48), le futur sociologue

    accde au poste dinstituteur, ce qui signifiait pour l'Algrie de lpoque d' avoir son

    bton de marchal (Sayad, 2002, 49). Nonobstant cela, il poursuit ses tudes

    lUniversit dAlger. A cette poque, il milite en faveur de lindpendance de lAlgrie,

    encore colonise par la France. Aprs son indpendance, il vit des moments difficiles.

    Dans son entretien avec Arfaoui, il explique que, ce moment-l, il avait un sentiment de

    dsordre intgral. ce climat totalement dprimant, dautant plus dprimant que jtais en

    retrait, en position dobservateur et non dacteur, sajoutait ma situation personnelle

    (Sayad, 2002, 83).

    La solution quil trouve est de partir pour la France, en 1963. Il y travaille en tant que

    vacataire et devient un des proches collaborateurs de Pierre Bourdieu, au Centre de

    Sociologie de l'ducation et de la Culture, ainsi qu' l'cole des Hautes tudes en Sciences

    Sociales. Il fait un bref retour en Algrie et commence une thse de doctorat avec R. Aron

    intitule les emprunts linguistiques comme rvlateurs des contacts culturels qui

    naboutit pas. Il commence publier des articles dans Actes de la Recherche en Sciences

    Sociales, la revue fonde par Bourdieu. Il intgre le CNRS en 1977. Il y est nomm, plus

    tard, directeur de recherches en sociologie. Bien quil passe le reste de sa vie en France, il

    prfre garder sa nationalit algrienne3

    3 Cest dans son article sur la naturalisation, publi par la suite dans La Double Absence (1999), quon peut trouver les lments du pourquoi de cette attitude de Sayad. Voici quelques extrais : la naturalisation est une opration dannexion (1999, 324), elle est au fond, savoir, une relation de force (325). Elle est une violence symbolique et, ce titre, violence masque et dnie comme telle (1999, 326). Et aujourdhui encore, pour prolonger ce paralllisme entre, grosso modo, deux moments dune mme histoire ou deux phases dun mme processus ou encore entre les significations de la naturalisation ici et l, se naturaliser pour un immigr revient, l aussi peut-tre un degr moindre que dans le cas de la colonisation -, se dsolidariser de la condition commune aux immigrs puisque, par sa naturalisation, il rejoint le camp des non-immigrs, des nationaux dont il ne faisait pas partie jusquici et dont il ne peut, en dpit de sa naturalisation, faire partie pleinement. II y a de sa part comme une double trahison , la fois sociale et politique (i.e. nationale) de sa condition dimmigr et aussi de sa condition de ressortissant national (i.e. de sa nationalit) (Sayad, 1999, 335-336).

    . Son uvre reste inacheve de par la maladie qui

    lavait chaque fois retarde, mais surtout par son obstination refuser de publier des

    textes quil pensait encore en chantier (Abboub, 1999, 43).

  • 12

    Sayad commence sintresser au phnomne migratoire, en particulier limmigration

    algrienne vers la France, dans les 1970. A une question dArfaoui : Et comment tes-

    vous venu aux tudes sur limmigration ? il rpond que le problme de limmigration

    tait dans lair du temps, ctait devenu un objet social avant dtre un objet des sciences

    sociales (Sayad, 2002, 86). En ralit, comme on l'a vu plus haut, Sayad tait le

    phnomne lui-mme (Bourdieu et Wacquant, 2000, 177).

    Ma position, mes origines, mes investigations antrieures me permettent,

    peut-tre plus facilement qu un autre, de tenir les deux bouts de la chane.

    Jai vu soprer cette conversion quasi-magique de lmigr qui se constitue

    plus tard en immigr, du paysan et du rural qui se transforme en ouvrier et

    donc en citadin par le seul fait quil franchit une frontire. Il a chang de nom,

    on lui a fait changer de nom. (Sayad, 2002, 88) [] Cest peut-tre en cela

    que jai bnfici de conditions plus favorables que dautres (Sayad, 2002,

    89).

    Pour mieux comprendre Sayad en personne, nous sommes obligs de nous arrter un

    instant sur son amiti avec Pierre Bourdieu. Les deux se rencontrent pour la premire fois

    Alger. Bourdieu est alors un jeune professeur, agrg de philosophie tandis que Sayad est

    la fois instituteur et tudiant lUniversit dAlger4. De leur rencontre nat une

    fraternit scientifique ayant une dimension politique (Lenoir, 1999, 142). La

    rencontre a t dcisive pour Sayad, car c'est grce Bourdieu qu'il dcouvre la sociologie

    et mne ses premires recherches de terrain, dans une Algrie alors en pleine guerre

    dindpendance. Les deux sociologues publieront des travaux partir de ces recherches,

    dont Le Dracinement (Bourdieu et Sayad, 1964) qui traite de la crise de lagriculture

    en Algrie sur la base dune enqute mene dans les centres de regroupement des

    populations rurales crs par larme franaise. Cette rencontre a galement t importante

    pour Bourdieu puisque des concepts comme le champ ou l'habitus ont dabord t labors

    pendant ces travaux avec laide de (et grce ) Sayad (Noiriel, 2006, 105). Cette amiti

    a dur peu prs quarante ans5

    4 Bourdieu, dans son Esquisse pour une auto-analyse explique que Sayad, qui tait son tudiant la facult, tait lui aussi engag dans le mouvement des tudiants libraux . Selon Bourdieu, ce mouvement regroupait des tudiants qui taient en gros, favorables lindpendance de lAlgrie (Bourdieu, 2004, 71).

    . Elle perdure au-del de la mort de Sayad, dcd le 13

    5 Sayad a particip la ralisation de louvrage La misre du monde, dans lequel Bourdieu cite nommment ses proches collaborateurs dans le texte mthodologique intitul Comprendre (Bourdieu, 1993, 904).

  • 13

    mars 1998 l'ge de soixante-cinq ans. Bourdieu donne une confrence, crit en hommage

    son ami et publie ce qui sera considr comme tant louvrage principal de Sayad, dans

    la collection qu'il dirige (Sayad, 1999). Tout cela correspond la promesse quil a faite

    juste aprs la mort de Sayad dans sa confrence-hommage6

    Au-del de cette amiti et de la collaboration troite des deux sociologues, luvre de

    Sayad est marque par la profonde influence de la sociologie de Bourdieu, mme en terme

    de style dcriture (Noiriel, 2006) On a pu lui reprocher davoir utilis un vocabulaire un

    peu trop bourdieusien parfois (Petit, 2000, 193). Bien videmment, dans le cas de

    Sayad, le vocabulaire nest quun signe dune sociologie dont il a contribu son

    laboration en tant que membre du petit groupe resserr autour de Bourdieu

    et dans laquelle il le qualifie

    d une sorte de frre .

    7

    1.3. Quelques concepts pour comprendre la sociologie de Sayad

    .

    Aprs avoir brivement parl de Sayad en personne et avant d'analyser sa sociologie, nous

    allons nous arrter sur certains concepts. Ils montrent l'influence de Bourdieu sur sa

    sociologie. Car seul un concept, fait social total, appartient Mauss, les autres, habitus,

    domination, pense dEtat, sont des concepts de la sociologie bourdieusienne. Nous allons

    essayer de les expliquer brivement.

    Considrons le concept de Mauss, le fait social total . Nous lavons choisi car pour A.

    Sayad, limmigration est un fait social total. Marcel Mauss (1872-1950) est en gnral

    prsent en tant que disciple et neveu de Durkheim . En plus du lien de parent et sa

    dette au niveau intellectuel, Mauss tait un des collaborateurs de Durkheim et tous les deux

    ont produit des textes ensemble. Mais malgr cette double parent, Mauss a su voluer sa

    manire et a pu produire une uvre originale. Il est connu surtout pour son Essai sur le

    don, dans lequel il explique son concept de fait social total. Lessai est essentiellement un

    6 Je ferai tout, avec tous ses amis, pour assurer son uvre, mais aussi la figure exemplaire du chercheur quil a incarne, la seule forme dternit que les hommes puissent donner. (Hommage prononc lInstitut du monde arabe, le 2 avril 1998, loccasion dune runion en la mmoire dAbdelmalek Sayad. Il a t publi dans Annuaire de lAfrique du Nord, vol XXXVII, 1998. Par la suite il a t repris par Yacine dans Esquisses algriennes (Bourdieu, 2008, 362) 7 Lexpression appartient un sociologue franais, Reynaud, qui la utilise pour marquer sa distance avec Bourdieu. Ce dernier parle lui-mme de ce groupe dans son Esquisse pour une auto-analyse (2004) plusieurs reprises : Le groupe que javais constitu, sur la base de laffinit affective autant que ladhsion intellectuelle (91), du groupe de recherche que jai anim, le Centre de sociologie europenne (107), Les membres du centre, sans employer ces grands mots, agissent comme des militants de luniversel ou selon lexpression de Husserl des fonctionnaires de lhumanit conscients de beaucoup recevoir de la collectivit [] et soucieux de le restituer (34).

  • 14

    texte ethnographique. Dailleurs, Florence Weber prsente Mauss, dans sa prface, comme

    tant sans doute le plus clbre de toute lanthropologie sociale (Mauss, 2007, 7) et

    parle de linflexion ethnographique que Mauss donna la sociologie durkheimienne

    (Mauss, 2007, 8).

    Mauss vient son concept dans la conclusion de lEssai: Il est possible dtendre ces

    observations nos propres socits (Mauss, [1925] 2007, 219). Ce faisant, il nous montre

    quil ne fait pas de lethnologie pour lethnologie, mais en tant qu'homme engag et

    scientifique proccup par les problmes de son temps. La dfinition du concept qui nous

    intresse vient vers la fin de la conclusion :

    Mais, sil en est ainsi, cest quil y a dans cette faon de traiter un principe

    heuristique que nous voudrions dgager. Les faits que nous avons tudis sont

    tous, quon nous permette lexpression, des faits sociaux totaux ou, si lon veut

    mais nous aimons moins le mot gnraux : cest--dire quils mettent en

    branle dans certains cas la totalit de la socit et de ses instituts (potlatch,

    clans affronts, tribus se visitant, etc.) et dans dautres cas, seulement un trs

    grand nombre dinstitutions, en particulier lorsque ces changes et ces

    contrats concernent plutt des individus (Mauss, [1925] 2007, 241).

    Donc, les faits que lauteur signale, par leur caractre, permettent de saisir la socit dune

    manire plus claire dans sa ralit. Cest ce que Sayad essaie de montrer travers ses crits

    et que nous allons voir de prs dans les pages de ce travail. Mais avant de quitter cette

    brve explication du concept fait social total, il nous faut souligner que le concept

    correspond la sociologie que Mauss prne. Car il pense avoir pu voir, travers son Essai,

    les socits dans leur tat dynamique et comme un tout ensemble . Il ajoute cela

    cette observation concrte de la vie sociale qui est le moyen de trouver des faits

    nouveaux (Mauss, [1925] 2007, 243).

    Le deuxime concept est la pense d'tat. Il appartient la sociologie de Bourdieu et se

    trouve au cur des rflexions de Sayad concernant les relations entre lEtat et

    limmigration. Son importance est encore plus grande quand il sagit de lexpulsion des

    trangers qui sont expulss cause des dlits commis dans le pays dimmigration. En guise

    dexplication, nous ne pouvons que rappeler le titre de larticle dans lequel lauteur

    dveloppe ses rflexions par rapport au sujet de ce travail : Limmigration et la pense

  • 15

    dEtat rflexions sur la double peine . Dans cet article et dautres, Sayad se rfre un

    travail de Bourdieu. Il sagit dun article qui est la transcription, partielle et corrige

    dune confrence. Bourdieu y dveloppe des rflexions par rapport lEtat, plus

    particulirement ce quil appelle le champ bureaucratique en utilisant les outils de sa

    sociologie et en critiquant dautres thories dveloppes sur la gense de lEtat8

    Daprs Bourdieu, On ne doute jamais trop, quand il sagit de lEtat . Car Le danger

    que nous courons toujours [est] dtre penss par un Etat que nous croyons penser (1993,

    49). Le remde que le sociologue propose est de connatre le pouvoir de lEtat qui est,

    notamment par lcole, de produire et dimposer les catgories de pense que nous

    appliquons lEtat lui-mme. Donc, il ne faut pas que lEtat se pense encore travers

    ceux qui sefforcent de le penser (tels Hegel ou Durkheim par exemple) (1993, 49).

    . Mais,

    bien que Sayad l'utilise autrement, on y voit une application dun des principaux concepts

    de Bourdieu, le champ, un domaine spcifique.

    Dans ces rflexions sur lEtat, Bourdieu souligne surtout limportance de la dimension

    symbolique. Dailleurs il pense que cest ce qui manque dans dautres thories de la gense

    de lEtat. On peut le voir notamment dans la modification quil propose dans la dfinition

    de lEtat de Max Weber. Il la modifie en ajoutant et mettant en italique le mot

    symbolique : Etat est un X ( dterminer) qui revendique avec succs le monopole de

    lusage lgitime de la violence physique et symbolique9

    Etat est laboutissement dun processus de concentration des diffrentes

    espces de capital, capital de force physique ou dinstruments de coercition

    (arme, police), capital conomique, capital culturel ou, mieux,

    informationnel, capital symbolique, concentration qui, en tant que telle,

    constitue lEtat en dtenteur dune sorte de mta capital, donnant pouvoir sur

    les autres espces de capital et sur leurs dtenteurs (Bourdieu, 1993, 52).

    sur un territoire dtermin et sur

    lensemble de la population correspondante (1993, 51). Un peu plus loin, Bourdieu

    donne sa propre dfinition :

    8 Si le concept de champ est, comme habitus et capital, compt parmi les concepts importants de la sociologie de Bourdieu, les rflexions de ce dernier par rapport la pense dEtat nont pas eu une influence gale. Au contraire, elles sont restes relativement marginales. Bourdieu (1997) revient au mme sujet quatre ans plus tard, cette fois-ci pour proposer dans un autre article Un modle de le gense du champ bureaucratique . Bien sr, ces deux travaux ne sont pas les seuls en ce qui concerne le champ. 9 Sans indication contraire, dans les pages suivantes de cette partie de notre travail, les mots des extraits sont mis en italique par leur(s) auteur(s).

  • 16

    Cette concentration de capitaux a eu lieu en un temps relativement long et cest ce

    processus de concentration qui a rendu possible la formation et linculcation dune pense

    dEtat. Pour cela, lcole a un rle trs important, car cest surtout travers elle, mais pas

    seulement, que les structures objectives de la socit peuvent tre intriorises par ses

    membres. Ainsi, lEtat dispose des moyens dimposer et dinculquer des principes

    durables de vision et de division conformes ses propres structures (Bourdieu, 1993, 55).

    Donc il a le pouvoir de sincarner la fois dans lobjectivit sous forme de structures et

    de mcanismes spcifiques et aussi dans la subjectivit ou, si lon veut, dans les

    cerveaux, sous forme de structures mentales, de catgories de perception de pense

    (Bourdieu, 1993, 51). Mme si on ne trouve pas dans ledit article une dfinition claire de la

    pense dEtat, on peut la rsumer brivement comme une forme de pense prsente

    jusquau plus intime de notre pense (1993, 49).

    Pour rendre plus clair ledit concept, nous allons finir par lexemple de la rforme de

    lorthographe en pleine guerre de Golfe que Bourdieu donne au dbut de son article.

    Lorthographe la graphie droite est le rsultat du travail de codification et

    normalisation de lEtat. Ainsi, ce dernier dsigne une forme dcriture trs

    imparfaitement fonde comme normale. Mais quand lEtat veut la modifier cest--dire

    de dfaire par dcret ce que lEtat avait fait par dcret , cela cause une rvolte de la part

    de ceux qui sont en partie lie avec lcriture (Bourdieu, 1993, 49). Cette rvolte vient

    du fait quil existe un accord parfait entre les structures mentales et les structures

    objectives, entre la forme mentale socialement institue dans les cerveaux par

    lapprentissage de la graphie droite et la ralit mme des choses dsignes par les mots

    adroitement graphis (Bourdieu, 1993, 49).

    Nous nous arrterons la domination qui est, plus quun concept, mme si nous le

    rangeons parmi ces derniers par obligation. Nous avons pens que parler de la domination

    chez Bourdieu faciliterait la comprhension des rflexions que Sayad mne dans ses

    travaux. Car, dans ces dernires, la domination et des mots lis, comme dominant et

    domin, revient souvent.

    La question de la domination traverse toute luvre de Bourdieu comme beaucoup de ses

    contemporains10

    10 Sur ce point, il est peut-tre clairant de lire lextrait suivant repris dun entretien dAlain Touraine : La position hypercritique de P. Bourdieu lgard de la socit vue comme un systme de domination est

    . Bourdieu considre la socit comme un univers dopposition

  • 17

    antagoniste entre dominants et domins. Dans cet univers, les dominants ne peuvent

    possder vraiment le pouvoir sans faire adhrer les domins la rgle prsente comme

    lgitime. Donc, il faut que les dominants et les domins croient de diffrentes faons la

    mme chose. Cela est indispensable pour que les dominants dtiennent le pouvoir. Ces

    remarques nous font comprendre que la relation entre dominants et domins ne se limite

    pas au seul domaine conomique. Autrement dit, la domination ne repose pas directement

    sur les ressources conomiques, mais plutt sur le rseau de contraintes complexes, cest--

    dire le champ social11

    Pour ce concept, un des ouvrages de Bourdieu, Le Sens pratique, contient des passages

    importants. Dans son huitime chapitre intitul Les modes de domination , le

    sociologue fait une comparaison entre les socits prcapitalistes et capitalistes. Ce

    chapitre, qui est une version lgrement modifie dun article portant le mme titre et

    publi quatre ans avant (en 1976) de la publication du Sens pratique, est particulirement

    important pour nous, car Bourdieu prend comme exemple des socits prcapitalistes, la

    Kabylie, do viennent les migrs/immigrs de Sayad. La similitude ne sarrte pas l, car

    ces derniers arrivent en France qui est l'incarnation des socits capitalistes.

    .

    Daprs Bourdieu, dans le premier type de socits, dpourvu des mcanismes ncessaires,

    les dominants doivent dabord travailler pour avoir le droit dexercer la domination sur

    les domins et par la suite pour pouvoir assurer leur domination, car dans cette forme

    lmentaire, la domination sexerce de personne personne (Bourdieu 2005 [1980],

    217). Cela va continuer aussi longtemps que nest pas constitu le systme des

    mcanismes qui assurent de leur propre mouvement la reproduction de lordre tabli

    (Bourdieu 2005 [1980], 223)

    caractristique des intellectuels de laprs guerre. Auparavant, les intellectuels franais taient progressistes, rformistes. Ctaient les cas dEmile Zola et dEmile Durkheim lors de laffaire Dreyfus. Les intellectuels accompagnaient et pensaient le progrs social. Puis, partir des annes 1950-1960, ils se sont mis critiquer le progrs. Ce fut le cas de lcole de Francfort en Allemagne, de Jean-Paul Sartre puis de Michel Foucault en France. P. Bourdieu sinscrit dans cette perspective dune critique de la modernit, vue sous langle unique de la domination. Ce point de vue a certes un rle important et fcond sur le plan thorique. Il permet de dvoiler certains fondements cachs du systme social. Mais en mme temps, cest une pense dsesprante, incapable de penser le changement, les contradictions, et qui aboutit des impasses sur le plan pratique et thorique (Touraine, 2008). 11 Par rapport au concept de domination, on peut se rapporter louvrage de Sung-Min (1999), surtout son dernier chapitre (205-252), dans lequel lauteur fait une comparaison partir dudit concept entre Bourdieu et le courant marxiste.

  • 18

    Dans cette forme de domination, part la violence physique, une autre forme de celle-ci, la

    violence symbolique, doit tre exerce. Cette dernire, est dfinie de la manire suivante

    dans un autre ouvrage de Bourdieu, La Domination masculine :

    la violence symbolique, violence douce, insensible, invisible pour ses

    victimes mmes, qui sexerce pour lessentiel par les voies purement

    symboliques de la communication et de la connaissance ou, plus prcisment,

    de la mconnaissance, de la reconnaissance ou, la limite, du sentiment

    (Bourdieu, 1998a, 7).

    Contrairement ce quon pourrait croire, le sociologue pense que lconomie

    prcapitaliste est le lieu par excellence de la violence symbolique . Car dans ces socits,

    afin dinstaurer, de maintenir et de restaurer les relations de domination, les dominants ont

    besoin des stratgies pour se travestir, se transfigurer, en un mot, seuphmiser . Car ils

    ne peuvent satisfaire leurs intrts quen les dissimulant (Bourdieu 2005 [1980], 217). A

    cause de cela, dans ce genre de socits, la violence symbolique simpose comme le

    mode de domination le plus conomique parce que le plus conforme lconomie du

    systme. (Bourdieu 2005 [1980], 219). Ainsi, ce nest pas pour rien si, en Kabylie, le

    matre endette son khammes (une sorte de mtayer), lui fait des dons sous diffrentes

    formes (par exemple en organisant le mariage de son fils). Ces dettes et dons sont des

    formes permettant dinstaurer et dexercer la violence symbolique.

    Par contre, dans les socits capitalistes, les dominants nont pas besoin de faire ce travail

    presque quotidien pour pouvoir assurer leur domination. Car lobjectivation dans les

    institutions y garantit la permanence et le cumul des acquis, tant matriels que symboliques

    (Bourdieu 2005 [1980]). Ces institutions, qui sont lobjet dune appropriation

    diffrentielle, tendent assurer la reproduction de la structure des rapports de domination

    et de dpendance.

    En rsum, selon Bourdieu, cest dans le degr dobjectivation du capital que rside le

    fondement de toutes les diffrences pertinentes entre les modes de domination (Bourdieu

    2005 [1980], 224). Dans les socits prcapitalistes, les relations de domination sexercent

    entre les personnes. A loppos de celles-ci, il y a des socits capitalistes. Dans ces

  • 19

    dernires, les relations de domination sont mdiatises par des mcanismes objectifs et

    institutionnaliss comme le systme denseignement ou lappareil juridique12

    Le dernier concept bourdieusien sur lequel nous allons nous arrter, plus brivement que

    les autres, est lhabitus. Les origines de ce concept demeurent floues, les versions variant

    selon les ouvrages. Ainsi, Sapiro (2004) pense que lhabitus permet Bourdieu dintgrer

    les acquis de diffrentes traditions de la sociologie. Roger Chartier (2008) explique

    quElias la dj utilis quand il parlait des configurations sociales. Mais, daprs lui,

    Bourdieu la complexifi, et ce faisant, il sinspirait de luvre de Durkheim et de Mauss.

    Enfin, Sung-Min (1999) parle de la philosophie franaise, surtout de Bergson et de

    Merleau-Ponty comme inspiration philosophique de ce concept. Si une chose est sre,

    cest que ce concept tmoigne du dsir de dpasser lopposition dichotomique entre

    diffrentes traditions dont lune peut tre appele le structuralisme et lautre le

    subjectivisme

    .

    13

    Bourdieu dveloppe essentiellement lhabitus sur la base des enqutes quil a menes en

    Algrie avec Sayad (Noiriel, 2006) et on peut lire les rsultats de cet effort surtout dans Le

    Sens pratique. En fait lhabitus est un systme de dispositions, autrement dit cest un

    ensemble de schmes de perception, dapprciation et daction. Ces dispositions

    tmoignent dune incorporation du monde social par la personne et cette dernire, par la

    suite, agit sur ce monde quelle a incorpor. Il y a l une sorte de relation circulaire.

    .

    Bourdieu dfinit des habitus comme systmes de dispositions durables et transposables,

    structures structures prdisposes fonctionner comme structures structurantes, cest--

    dire en tant que principes gnrateurs et organisateurs de pratiques et de reprsentations

    (Bourdieu 2005 [1980], 88). C'est pourquoi Bourdieu parle d un poids dmesur aux

    premires expriences (2005 [1980], 90), et de la prsence active des expriences

    passes qui, dposes en chaque organisme sous la forme de schmes de perception, de

    pense et daction tendent [] garantir la conformit des pratiques et leur constance

    travers le temps (2005 [1980], 90). Donc, comme Accardo (1997) l'a constat, lhabitus

    12 Dans La Domination masculine, Bourdieu parle de lcole et de ltat, comme des lieux dlaboration et dimposition de principes de domination qui sexercent au sein mme de lunivers le plus priv (Bourdieu, 1998b, 10), tandis que ni dans son article de 1976, ni dans le huitime chapitre du Sens pratique, il ne parle pas directement de lEtat. 13 Pour un article trs intressent sur les fondements psychologiques dhabitus voir Bronckart et Schurmans (2001).

  • 20

    primaire est plus important car il est constitu de dispositions plus anciennement acquises

    et, par consquent, plus durables.

    Mais, en parlant de lhabitus, il ne faut pas oublier lvolution du concept chez Bourdieu,

    comme Accardo et Corcuff l'ont remarqu (1986), des formulations dterministes vers

    celles plus ouvertes et reconnaissant lagent la possibilit de linvention. Dans son

    ouvrage Questions sociologiques, Bourdieu (1984) reconnat que les ajustements sont sans

    cesse imposs lhabitus cause des ncessits de ladaptation des situations nouvelles

    et imprvues, mais que ceux-ci restent dans certaines limites. Dans les Mditations

    pascaliennes, il parle de lhabitus comme de lnergie potentielle, la force dormante

    (1997, 202). Dans cet ouvrage, le sociologue parle aussi des dcalages, des discordances et

    des rats de lhabitus. Il constate que lhabitus nest ni ncessairement adapt, ni

    ncessairement cohrent (Bourdieu, 1997, 190). Le thoricien de lhabitus fait une

    distinction entre les situations de concordance et les situations de crise ou de

    changement rapide (191). Dans ces dernires, il existe des positions contradictoires

    qui correspondent souvent des habitus dchirs, livrs la contradiction et la division

    contre soi-mme, gnratrice de souffrances (Bourdieu, 1997, 190). Dans le paragraphe

    qui suit, l'auteur explique que les habitus peuvent se trouver affronts, en nombre de cas,

    des conditions dactualisation diffrentes de celles dans lesquelles ils ont t produits .

    Cest notamment le cas quand les agents perptuent des dispositions rendues obsoltes

    par les transformations des conditions objectives . Le sociologue cite deux types

    dexemples dont les premiers correspondent une situation de changement durable et les

    seconds une situation conjoncturelle. Les premiers, les parvenus qui occupent des

    positions exigeant des dispositions diffrentes de celles quils doivent leur condition

    dorigine et, les seconds, les plus dmunis qui saffrontent des situations rgies par

    les normes dominantes, comme certains marchs conomiques ou culturels . (Bourdieu,

    1997, 191). Cest dans ces lignes que Bourdieu mne des rflexions se rapprochant le plus

    des situations vcues par les migrs/immigrs algriens, que Sayad a tudi.

    1.4. Considrations pistmologiques et mthodologiques par rapport la sociologie

    de Sayad

    Dans les quelques pages qui suivent, nous verrons, dans un premier temps, comment le

    sociologue pense la sociologie de limmigration, autrement dit, comment il la conoit.

    Pour ce faire, nous devrons nous arrter aux rflexions menes sur les discours produits par

  • 21

    les socits de limmigration et par les scientifiques de ces socits. Il est possible de

    qualifier ces considrations dpistmologiques car le regard de Sayad est port vers les

    regards ports sur les phnomnes migratoires. Il s'agit dun mta-regard qui entend

    prendre conscience de ces regards et du savoir produit par les scientifiques. Aprs cela,

    nous allons nous intresser plus brivement la pratique de la mthodologie chez Sayad.

    Il est plus judicieux de commencer par les constats du sociologue sur le discours que la

    socit de limmigration produit sur les phnomnes migratoires. Celui-ci a, en gros, deux

    principaux objectifs viss qui sont, dune part, de rguler un phnomne qui risque de

    perturber lordre public et de masquer le paradoxe essentiel de limmigration (Sayad,

    1982, 66)14

    Une autre particularit de ce discours est quil est produit sans tenir compte du fait que

    limmigr est en mme temps lmigr. Cest--dire quon fait comme si limmigr tait n

    au moment o il fait son entre dans le pays. Mais agissant de la sorte, on ignore des

    conditions sociales qui lont engendr en tant qumigr et ce que la condition

    dimmigr doit la condition dmigr (Sayad, 1982, 62).

    . Selon A. Sayad, le discours fait partie de lobjet et doit tre intgr dans son

    tude (Sayad, 1999) et cela est vrai aussi pour son sujet de recherche : comme la plupart

    des objets sociaux, le discours sur lobjet (ici, limmigration) fait partie de lobjet (Sayad,

    1984, 225). Ce constat est complt par un autre, spcifiant le rle du discours dans ce

    domaine prcis. Il pense qu une des fonctions objectives (i.e. fonctions qui signorent

    comme telles) du discours sur limmigration tant de reflter, [] la fonction miroir

    ltat de la socit et du discours sur la socit (Sayad, 1984, 220). A travers cette

    fonction dite miroir, on peut connatre la socit de limmigration elle-mme au lieu du

    phnomne de limmigration. Car, tout ce discours, quon croit tre le produit sur les

    immigrs et pour les immigrs, nest en ralit que le discours de la socit (nationale) face

    aux immigrs dont elle a besoin (Sayad, 1999, 178). En indiquant cela, Sayad dvoile

    une des fonctions essentielles du discours sur limmigration : on parle objectivement

    de soi quand on parle des autres (Sayad, 1991, 20).

    14 Si on ne sinterroge pas sur la gense mme de ces problmes et sur ce quils doivent la reprsentation quon se fait des immigrs, cest sans doute parce que le discours abondamment produit sur ces diffrents problmes remplit, par lui-mme, deux fonctions essentielles : en premier lieu, rguler un phnomne qui risque de perturber lordre public (social, politique, moral, etc.) et, en second lieu, paradoxalement, masquer le paradoxe essentiel de limmigration, carter ou neutraliser la question de savoir ce quest limmigr et ce quest limmigration (Sayad, 1999, 259).

  • 22

    Sayad reconnat dans ce discours de la socit de limmigration, produit dans divers

    domaines (conomique, social, scientifique etc.) une version de lethnocentrisme quil

    explique de la manire suivante, dans son Introduction son ouvrage Limmigration ou

    paradoxe de laltrit :

    on ne connat que ce quon a intrt connatre, on ne comprend que ce

    quon a besoin de comprendre, le besoin de savoir cre le savoir ; on ne porte

    intellectuellement intrt un objet social qu la condition quil rencontre cet

    intrt soit port par dautres intrts, la condition quil rencontre des

    intrts dune autre espce (Sayad, 1991, 15-16).

    Lethnocentrisme dont Sayad parle produit un point de vue, un discours ou une littrature

    sur limmigration qui oublie les conditions dorigine des migrs et se condamne ne

    donner du phnomne migratoire quune vue la fois partielle et ethnocentrique . Dans

    ce cas-l, le vritable problme ne peut tre que ladaptation la socit daccueil (Sayad,

    1999, 56).

    Aprs ces constats de Sayad, nous continuerons avec dautres qui sont plus spcifiquement

    lis la production scientifique et la sociologie de limmigration. Le premier est que le

    phnomne change rapidement. Dans ce domaine, les changements arrivent si vite quon

    a limpression quon court toujours derrire (Sayad, 1990). Une autre de ses impressions

    dont il nous fait part, cette fois-ci dans son introduction Limmigration ou paradoxes de

    laltrit, par rapport cette rapidit est que, dans le domaine de limmigration, les

    transformations sont

    si rapides quon a limpression que la science court derrire son objet et que

    lobservation spuise les suivre, voue tre constamment en retard par

    rapport la ralit tudie et non pas seulement en retrait de celle-ci, comme

    cela convient lattitude scientifique (Sayad, 1991, 21).

    A cette position de la science qui peut tre qualifie dinconfortable, sajoute un autre

    facteur qui est le deuxime constat que nous allons signaler. Limmigration a fini, sous

    linfluence de diffrents facteurs, par tre constitue en problme social avant de

    devenir lobjet de la sociologie (Sayad, 1991, 62). La suite logique de cela est que toute

  • 23

    la problmatique de la science de limmigration est une problmatique impose (Sayad,

    1991, 63), une problmatique qui est impose de lextrieur (Sayad, 1991, 14).

    A ces deux prcdents, sajoute un troisime constat qui est la position de limmigration

    parmi les sujets scientifiques. Selon le sociologue, en comparaison avec dautres,

    limmigration est un sujet ignoble qui ne vaut que pour les immigrs. Dans son

    entretien avec H. Arfaoui, Sayad constate un essai danoblissement du sujet, mais il pense

    que cela nest pas possible et que limmigration ne peut pas devenir noble (Sayad, 2002).

    Si ce statut infrieur du sujet est vou rester ainsi, cest que la hirarchie des objets

    intellectuels reproduit ordinairement la hirarchie sociale de ces mmes objets (Sayad,

    1990, 8). Autrement dit la dignit intellectuelle des objets sociaux est la mesure de la

    dignit sociale de ces mmes objets quon a convertis en objets intellectuels (Sayad, 1991,

    20-21).

    Sayad poursuit cette dnonciation de la production scientifique sur les questions

    migratoires dans un article, Tendances et courants dans les publications en sciences

    sociales sur limmigration en France depuis 1960. Il y constate qu' outre les multiples

    surdterminations , la sociologie de limmigration souffre de difficults qui tiennent

    lobjet lui-mme (Sayad, 1984, 239). Mais il y a aussi la pauvret scientifique qui

    sattache aux pauvres (Sayad, 1984, 249-250).

    Dans ledit article, nous reprerons deux exemples de cette pauvret scientifique. Le

    premier est qu on accouple une catgorie sociale particulire, les immigrs en

    loccurrence, aux diverses institutions (Sayad, 1984, 239) tel que les immigrs et le

    march de lemploi. Cette pense constitue en fait, de vritables obstacles lmergence

    dune vraie sociologie de limmigration (Sayad, 1984, 247). Cette manire d'apprhender

    le phnomne migratoire contribue [] une plus grande stigmatisation de la population

    concerne (Sayad, 1984, 248).

    Le second exemple est lengouement par rapport aux rcits de vie des immigrs.

    Puisque la population immigre est ignore par les sciences sociales et, par consquent, il

    nexiste pas de travaux utiles comme les enqutes, on se rabat sur le tmoignage et sur le

    matriel bibliographique. Pourtant, ncessit faisant vertu , les auteurs qui recourent

    ces rcits de vie ne veulent pas savouer les dterminations pistmologiques qui psent

  • 24

    sur leurs travaux (Sayad, 1984, 249-250). Tandis que limmigr est mieux dcrit par la

    littrature que les spculations des sciences sociales (Sayad, 2002, 12).

    Totalement dtermine par la pression sociale qui sexerce sur leur objet, la

    littrature et la production scientifique traitant de limmigration apportent

    lillustration de la difficult quil y a peser dun objet constitu en objet

    social (les problmes sociaux des immigrs) un objet constituer en objet de

    science (la sociologie de limmigration) (Sayad, 1984, 250).

    Ce regard trs critique sur diffrents points ne va pas sans rflexions par rapport aux

    lments de rponses aux questions qui viennent lesprit en les lisant. Sayad qui pense

    qu on ne peut pas crire innocemment sur limmigration et sur les immigrs , demande

    sinterroger sur ce que cest qucrire sur cet objet qui est socialement et

    politiquement (ou nationalement) surdtermin, et surdtermin doublement, dans la

    mesure o il concerne une population socialement et politiquement domine (Sayad,

    1991, 20). Il est possible de considrer cette demande comme un des pas vers des lments

    de rponses. Un autre pas peut tre le constat quil y a un partage de lmigration et de

    limmigration entre les deux socits et ce partage participe, somme toute, de la relation

    de domination, de la mme dissymtrie ou ingalit dans les rapports de force qui sont

    lorigine et sont constitutives du phnomne migratoire (Sayad, 1991, 16).

    Quant au pas dcisif, il ne peut tre que de rompre avec la perception commune de

    lobjet . Cela est ncessaire pour pouvoir procder la constitution objective de

    limmigration comme objet dtude . Car lapproche scientifique de la vrit de

    limmigration et de la condition de limmigr exige bien pareille rupture pistmologique15

    Donc, il faut cesser dignorer la vie de limmigr avant quil ne mette le pied sur le sol de

    la socit de limmigration. Cela permet de comprendre le systme complet des

    dterminations qui, ayant agit avant lmigration et continu dagir, sous une forme

    modifie, durant limmigration . Pour ce faire, il faut intgralement reconstituer des

    trajectoires dimmigrs . (Sayad, 1999). Car daprs Sayad, tout itinraire migratoire est

    un itinraire pistmologique (Sayad, 1982 et 1984). Cela impose ce quil appelle la

    et pareil travail dobjectivation comme conditions de possibilit (Sayad, 1984, 238).

    15 Ce concept et bien dautres ides pistmologiques de Sayad montrent linfluence de Bachelard. Pour une longue dveloppement de la rupture pistmologique voir Bachelard (1975) et pour un travail sur lide de rupture chez Bachelard voir Dagognet (2003).

  • 25

    ncessit de lordre chronologique , toujours afin de saisir dune manire adquate les

    deux faces dune mme ralit (Sayad, 1991, 14). Sayad qualifie cette ncessite de

    vritable rvolution copernicienne : le changement radical de perspective (Sayad, 1973,

    52).

    Le sociologue, qui considre le phnomne migratoire comme un fait social total et qui

    pense que parler de limmigration, cest parler de la socit en son entier (Sayad, 1991,

    15), constate que litinraire (pistmologique) de limmigr est au carrefour des

    sciences sociales (Sayad, 1991, 15 et 1982, 1). Selon le sociologue, linstar de la

    science du corps ou du colloque, la science de limmigration apparat comme un lieu de

    rencontre fictif et abstrait, o se retrouvent des disciplines diffrentes, mme si certaines

    dentre elles, comme la gographie, peuvent tre plus utiles que dautres (Sayad, 1984,

    225).

    Laboutissement de toutes ces rflexions est la demande, ou, ventuellement, le dsir de

    construire une science de limmigration qui emprunterait toutes les autres

    sciences (Sayad, 1984, 227). Sayad lappelle aussi la science globale du phnomne

    migratoire en sa double composante dmigration et dimmigration (Sayad, 1999, 16).

    Aprs ces considrations d'ordre pistmologique, nous allons nous arrter au niveau

    mthodologie, cest--dire, dans le sens concret qu'il prend ici, comment Sayad pratiquait

    la sociologie. Il faut peut-tre commencer par un point que nous avons prcdemment,

    signal : limportance de l'origine et de la trajectoire personnelle de Sayad. Bourdieu le

    souligne dans sa prface un ouvrage de Sayad :

    Toutes ces vertus, dont ne traitent jamais les manuels de mthodologie, et

    aussi une incomparable matrise thorique et technique, associe une

    connaissance intime de la langue et de la tradition berbres, taient

    indispensables []. Les principes de lpistmologie et les prceptes de la

    mthode sont peu de secours, en ce cas, sils ne peuvent sappuyer sur des

    dispositions plus profondes, lies, pour une part, une exprience et une

    trajectoire sociale (Sayad, 1991, 8-9).

  • 26

    En plus de la matrise thorique et technique, Sayad a su trouver dans sa trajectoire

    personnelle et ses origines des aptitudes qui lui ont permis darriver une manire tout

    fait particulire de pratiquer la sociologie.

    Luvre qui prend naissance de cette pratique particulire peut tre associe la tradition

    de la mthodologie qualitative. Car, comme cela a t trs justement remarqu par peu

    prs toutes les personnes sintressant son uvre, ce quon peut apprendre des analyses

    de Sayad nest presque jamais appuy, du moins en apparence, sur des donnes statistiques

    ou des questionnaires16. Comme principale mthode de recueil des donnes, on trouve les

    entretiens semi-structurs quon a aussi qualifi, notre avis trs justement, d entretiens

    cliniques (Abboub, 1999, 41). Ils taient, pour le sociologue, le moyen de sintresser

    de prs aux dtails les plus infimes et les plus intimes de la condition des immigrs

    (Sayad, 1991, 9 ; prface de Bourdieu). Cette manire de pratiquer les entretiens semi-

    directifs et cet intrt rsultent de sa perspective thorique, qui consiste vouloir donner la

    parole aux migrs/immigrs pour les comprendre, mais aussi pour remdier aux formes de

    domination. Cest la raison pour laquelle Bourdieu constate qu' avec Abdelmalek Sayad,

    le sociologue se fait crivain public. Il donne la parole ceux qui en sont cruellement

    dpossds [] Cela sans jamais s'instituer en porte-parole (Sayad, 1991, 7, prface de

    Bourdieu)17

    Une autre particularit mthodologique chez Sayad, cest de se baser sur une tude de cas

    pour arriver des rsultats de porte gnrale. Pour lui, raisonner sur ces cas

    exemplaires (Sayad, 1982, II) pourrait avoir une valeur heuristique au-del de la

    comprhension de ces cas proprement dits (Sayad, 1982, III). Cest la raison pour

    laquelle, il faut prendre en compte du fait quil pense, dans toute son uvre, partir de

    limmigration algrienne vers la France. Dans cette immigration, dun ct, il se trouve

    lAlgrie, un pays colonis devenu indpendant par la suite, prcapitaliste

    conomiquement, entr dans lunivers capitaliste comme tant sous-dvelopp par la

    .

    16 Dans un entretien, son ami proche et son collgue R. Lenoir, en rpondant la question Quel tait le rapport de Sayad aux sources ? , nous apprend que, mme si on trouve trs rarement des statistiques dans son uvre, ce dernier sintressait de prs ce type de donnes. Il nen parlait pas directement, mais ctait quelque chose de connu : il accumulait toute la documentation possible concernant ses objets de recherche, notamment tout ce qui concernait les statistiques. Sayad tait trs fru de statistiques ; il passait son temps les lire, les tablir, les commenter, et pourtant cela napparat pas dans ses travaux (Lenoir, 2009, 140). 17 A part cette ambition de donner la parole ceux qui en sont dpossds, pour Sayad, faire des entretiens avec les immigrs, autrement dit enquter sur eux, va avec un effort constant dauto-analyse. Cest peut-tre pour cela quil enqute en se questionnant constamment; sur ce point voir Prez (2009).

  • 27

    suite, mais restant pauvre pour toujours. De lautre ct se trouve la France, un pays

    (empire, mtropole) colonisateur, oppresseur, capitaliste et riche. Cest cette dernire, la

    France, qui provoque dabord limmigration algrienne pour ses propres besoins

    conjoncturels, dans une relation restant toujours asymtrique, malgr les changements de

    statut, au moins au niveau juridique18

    Sayad pense quavec ces caractristiques, les rsultats auxquels il est arriv partir de ce

    cas exemplaire, pourraient tre gnraliss tous les autres cas similaires. Cest la raison

    pour laquelle il crit, au dbut de son ouvrage, quil a rdig, aprs une anne

    d'enseignement lUniversit de Lausanne, Elments pour une sociologie de

    limmigration, qui, mme si elle se base sur limmigration algrienne en France est

    grosso modo valable pour comprendre limmigration en Suisse ; bien sr il faudra encore

    sinterroger sur lhistoire sociale et institutionnelle de limmigration en Suisse (Sayad,

    1982, III-IV). Donc, pour lui, sa sociologie est, dans une certaine mesure, valable dans un

    pays comme Suisse

    .

    19

    Toutefois, par rapport au raisonnement partir dun cas exemplaire, sil sagit de la

    sociologie de Sayad, il faut peut-tre ne pas sarrter au niveau des pays. Car une grande

    partie des travaux du sociologue sappuient sur des entretiens raliss avec une seule

    personne, pour arriver des rsultats de porte gnrale au niveau de limmigration

    algrienne. Par exemple, dans un article dAnthropologica medica, intitul La faute de

    .

    18 Il va de soi que sarrter longuement sur cette immigration dpasse largement les limites de ce travail. Nanmoins quelques brves remarques sont ncessaires pour saisir sa position exemplaire chez Sayad. Sayad constate que son cas exemplaire, limmigration algrienne, a eu trois ges. Pendant le premier, limmigration a eu lieu sur ordre et, ce, jusquau lendemain de la Deuxime guerre mondiale. Elle tait compose de paysans qui luttaient pour la survie de leur socit paysanne. Le deuxime ge, pendant lequel il est arriv une perte de contrle de la socit paysanne dorigine sur les migrs qui tait des paysans frachement proltariss. Enfin le troisime, surtout depuis lindpendance de lAlgerie (1962), pendant lequel il y a eu limplantation dune colonie migrante relativement indpendante implante en France. Bien que, comme nous l'avons dj signal, luvre du sociologue est construite sur la base du cas de limmigration algrienne, sil ne fallait indiquer quun article de Sayad concernant ce cas, il serait sans doute Les trois ges de limmigration algrienne (Sayad, 1977, 59-79 ; repris dans Sayad, 1999, 53-98), non pas le livre quil a crit avec A. Gilette (1984 [1976]). Ce texte est devenu classique surtout en sociologie et en histoire de limmigration. Dans son entretien avec H. Arfaoui, Sayad constate quil ntait pas le rsultat dun travail de terrain proprement parler, ctait seulement un texte plutt programmatique qui indiquait ce quil fallait faire en cette matire (Sayad, 2002, 86). 19 Comme nous essayons de comprendre lexpulsion des trangers condamns par un tribunal, ce point est particulirement important pour nous. Dailleurs, dans Elments pour une sociologie de limmigration nous pouvons lire que, mme pour la Suisse qui na pas de traces coloniales dans son immigration, il semble utile de rflchir sur les cas les plus exemplaires, savoir sur les migrations originaires du Tiers-monde . Car, Ces situations [] font paratre de manire plus vidente les mcanismes rgissant lmigration et limmigration (Sayad, 1982, II).

  • 28

    labsence ou les effets de lmigration, (No : 4, Trieste, juillet 1988, 50-69), republi dans

    une version lgrement modifie dans Limmigration ou les paradoxes de laltrit (1991,

    109-145) et dans La double absence (1999, 199-232 ; chapitre 7), Sayad dcrit le cas dun

    immigr algrien. Au dbut, il dit que le cas rapport ici illustre de manire paroxystique

    le cot social de lmigration et que son immigration apparat rtrospectivement

    comme un condens particulirement saisissant de toute lhistoire de limmigration

    algrienne en France dans les annes postrieures la Seconde Guerre mondiale (Sayad,

    1999, 201-202)20

    Avant de clore, il faut ajouter deux autres caractristiques mthodologiques, sans les

    dvelopper, dont la premire est l'ambition comparatiste , aussi bien au niveau des

    socits qu'au niveau des parcours personnels des immigrs, de leurs statuts juridiques ou

    de leur provenance

    . Donc, ce que certains ont appel le lien indispensable entre des

    histoires singulires et lhistoire universelle (pour dire les choses rapidement) qui na cess

    doccuper et de proccuper la sociologie de Sayad (Laacher, 1999, 7) ou encore la

    volont dassocier la rflexion thorique la plus dense la restitution la plus fidle de la vie

    des migrs (Cardon, 1999, 16) peut tre compris comme la continuit de la volont de

    travailler partir des tudes de cas.

    21

    20 Les propos de migrants sont sans cesse rapports environ 20 pages dans cet article qui occupe 33 pages de La double absence, cest--dire un tiers peu prs. En fait, ce genre darticle nest pas rare chez Sayad. Un autre exemple, encore plus frappant, cest larticle intitul Les enfants illgitimes. Publi pour la premire fois dans Actes de la recherche en sciences sociales en deux parties (n 25, janvier 1979, pp. 61-82 -1re partie-, et n 26-27, mars-avril 1979, pp. 117-132 -2me partie-). Repris dans Limmigration paradoxe daltrit (1991), ce long article de 73 pages dont 57 pages sont la transcription dune srie dentretiens raliss avec Zahoua, jeune tudiante appartenant une famille algrienne immigre en France et rsidant dans la banlieue parisienne (Sayad, 1991, p. 185). Juste en passant, il nous faut signaler une erreur que ce genre darticles peut provoquer. En effet, mme sils donnent limpression que lauteur ne fait que rapporter les entretiens, ils demandent un travail consquent tant au niveau de choix de linterview que la restitution de ses paroles, comme tmoignent les propos de Lenoir : En ralit, les entretiens quil a raliss se basaient aussi sur le travail minutieux quil a accompli partir des recensements algriens par exemple, dont on voit la trace dans le fonds, mais aussi sur des documents de toutes sortes (Lenoir, 2009, 140).

    . Quant la seconde, on peut appeler le recours la dmarche

    historique (De Saint Martin, 1999, 39) qui peut prendre une forme tout--fait particulire

    qui est de rapporter les propos des immigrs.

    21 Cette ambition comparatiste, entre socit dimmigration et socit dmigration, entre diffrentes socits dimmigration, ou entre diffrentes socits dmigration, ou encore entre diffrents parcours biographiques de travailleurs immigrs, cette exploration des zones-frontires, provisoires, intermdiaires entre le lgal et lillgal, entre lofficiel et lofficieux, entre le national et le non-national, entre le monde rural et le monde urbain sont au cur de son projet sociologique (De Saint Martin, 1999, 38).

  • 29

    1.5. Ordre de limmigration

    Sous ce titre, nous essayerons de comprendre comment A. Sayad voit limmigration dune

    manire gnrale. Nous serons bref, mais il nous faut expliquer, mme succinctement, les

    principaux points, ce qui facilitera largement la suite de cet expos de la sociologie de

    Sayad. Nous partirons du niveau mondial, qui est plus gnral et plus facile saisir.

    Selon le sociologue, les dplacements se font, pour lessentiel et pour ce qui nous

    concerne, des pays du Tiers-monde vers les pays dvelopps (Sayad, 1994, 195). Et, par

    consquent, la migration lui apparat comme cette partie du Sud qui se trouve

    installe dans ce nord de la libert (Sayad, 1994, 235). Sayad lit la ralit migratoire

    de manire dichotomique. Daprs lui, il y a une division au niveau mondial. D'un ct, un

    monde producteur dmigrs et de lautre ct, le monde recevant ceux-ci, transforms en

    immigrants. Toutefois les appellations quil utilise changent selon les circonstances : riche-

    pauvre, dvelopp-sous dvelopp/tiers-monde, Nord-Sud, dominant-domin, etc..

    Le sociologue voit la pauvret comme la cause principale des mouvements migratoires

    modernes. Ce, tel point que, cest tout le phnomne migratoire qui est, non sans

    raison, synonyme de pauvret ; il est le produit de la pauvret : on migre et on immigre

    par pauvret (Sayad, 2004, 125). Car, on migre partir des pays pauvres vers les pays

    riches. Il en tait de mme pour les mouvements migratoires des Europens vers les

    Amriques. Ce qui est diffrent de nos jours, cest que lmigration des pauvres des pays

    pauvres vers les pays riches pour trouver un remde leur pauvret se fait une chelle

    beaucoup plus vaste. Maintenant, presque lentier du monde (celui des pauvres/de

    lmigration et celui des riches /de limmigration) est concern par les mouvements

    migratoires (Sayad, 2004). Cest le monde pauvre qui est devenu, en quelque sorte, migr

    virtuel (Sayad, 1982). Les deux moitis du monde ont des produits qui leur correspondent :

    la partie dominante produit des touristes tandis que lautre, domine, des immigrs (Sayad,

    1991). Par consquent, toute vritable immigration se dirige dun pays pauvre vers un pays

    riche ; mme celles qui ont lieu pour des raisons politiques (Sayad, 2004). Pourtant le

    sociologue ne reste pas au niveau de constat, pour lui, ici, nous sommes en face dune

    forme de domination, mais pas nimporte laquelle :

    La forme la plus acheve, mais aussi la plus violente et la plus excessive, de

    cette domination excessive, de cette domination gnralise, plus masque

  • 30

    politiquement est sans doute le partage du monde en deux ples

    dissymtriques : un monde dominant et un monde domin un monde dvelopp

    et un monde sous-dvelopp et un monde dans lequel on immigre et un

    monde partir duquel on migre (Sayad, 1993, 278).

    Si Sayad voit dans cette division une forme de domination, c'est qu'il estime que le

    monde dvelopp a la matrise de la structure conomique quil a invente pour lui. Il

    peut simposer au reste du monde , plus prcisment celui dit sous-dvelopp ,

    tranger cette structure et tranger son invention et qui il appartient de la subir

    (Sayad, 1994, 193). Il constate mme un double processus duniversalisation dun

    systme conomique et social et du systme politique qui lui est associ (Sayad, 1994,

    195), ce qui, sans doute, renforce la domination.

    A partir de cette analyse, il est dduit que les tats sont situs dans une relation

    fondamentalement dissymtrique (Sayad, 1999, 15). Car tout le poids de la relation de

    domination pse sur les relations de ces derniers et oppose des partenaires aussi

    ingaux que les pays dimmigration et les pays dmigration (Sayad, 1991, 263). Les

    rgles en matire d'immigration sont essentiellement dcides par les pays de

    limmigration. Quand elles ont lieu, les ngociations internationales concernant les

    questions migratoires, comme cela a t le cas entre la France et lAlgrie indpendante,

    sont une fiction que chacun des partenaires a intrt entretenir ( la partie en position

    domine nayant qu ngocier pour la forme ) (Sayad, 1991, 259). Pour Sayad, ces

    accords/relations rciproques affirment la domination de lun sur lautre, sous couvert

    dgalit. Daprs lui, les ngociations de main-duvre sont peut-tre celles qui

    trahissent le plus clairement leur nature dissymtrique (Sayad, 1991, 270). Cela ne peut

    pas se passer autrement car les pays de lmigration sont dpendants des pays de

    limmigration, mme par rapport la production de linformation lgard de leurs

    absents/migrs (Sayad, 1991).

    Ce constat de division au niveau mondial s'inscrit dans sa conception postulant que

    limmigration constitue un systme (Sayad, 1999, 235) en fonction duquel

    sorganisent toutes les conduites, toutes les relations ainsi que toutes les reprsentations du

    monde social (Sayad, 1999, 236). A partir de cela, Sayad constate qu au nombre des

    caractristiques de la nature constituer limmigration en systme figurent, et en premire

    place, les rapports de domination (Sayad, 1999, 236) : dun ct les pays riches,

  • 31

    dvelopps, dun autre ct les pays de tiers monde, sous-dvelopp do vient la seule

    vraie immigration (Sayad, 1999, 236). Dans les relations des socits appartenant aux

    camps domin et dominant, il y a d'un ct, une socit dmigration : socit qui

    exporte des ressortissants nationaux et de lautre ct une socit dimmigration :

    socit qui, en ralit, importe des citoyens ou tout au moins, ses citoyens de

    demain (Sayad, 2002, 18) mme si elle ne veut pas se lavouer.

    Si on cherche la gense de ces mouvements migratoires, dabord conus comme

    complmentaires mais par la suite devenu[s], au contraire, une solution indispensable,

    une solution combien ncessaire, constante et irremplaable (Sayad, 1982, 92), on trouve

    la colonisation et le capitalisme qui a t impos travers cette dernire. Sil pense que

    limmigration est la conscration ultime de la colonisation et du sous-dveloppement

    (Sayad, 1982, 1), Sayad arrive cette conclusion sur la base dune analyse historique de la

    colonisation franaise en Algrie, mais de nouveau gnralisable.

    Le sociologue sintresse ce pass plus longuement dans Elments pour une sociologie

    de limmigration. Il y constate que la colonisation franaise de lAlgrie a donn lieu une

    confrontation violente de deux types dconomies ayant des rationalits totalement

    diffrentes. D'un ct, une conomie prcapitaliste, qui nest pas du tout prpare cette

    confrontation froce et de lautre, l'une des plus importantes reprsentantes du

    capitalisme triomphant qui se propose et simpose (Sayad, 1982, 12). La confrontation

    est violente et lautre conomie est dominante, lmigration ntant quun des effets et

    une des manifestations de cette confrontation (Sayad, 1982, 9), autrement dit, la

    perturbation suprme que celle-ci engendre est lmigration (Sayad, 1982, 10).

    Cest la raison pour laquelle lhistoire de limmigration, depuis le milieu du XIXe sicle,

    se confond avec lhistoire des rapports de force entre le monde industrialis et le

    monde dit sous-dvelopp (Sayad, 1982, 86-92) qui a t inclus/associ lconomie

    de type capitaliste. Le mouvement migratoire tel que nous le connaissons est donc

    troitement li lavnement et lexpansion lchelle universelle de lconomie

    capitaliste au point den paratre comme une composante structurelle (Sayad, 1982, 1).

    Car limmigration est le rsultat de la domination de la premire [conomie

    capitaliste/dveloppe/dominante] sur la seconde [conomie prcapitaliste/sous-

    dveloppe/domine] (Sayad, 1991, 292) et cette relation de domination a produit une

    immigration qui est une relation de dominant domin (Sayad, 1991, 66).

  • 32

    Si Sayad peroit lhistoire de limmigration travers limposition du capitalisme par la

    colonisation, il analyse son tat actuel partir de lordre mondial que cette histoire a

    instaur. Cet ordre est national. A peu prs partout dans le monde, lEtat prend la forme

    d'tats-nations, tat dune seule nation. Dans ce monde, les mmes structures nationales

    sont imposes partout et, par consquent, on ne peut exister que nationalement, cest--

    dire dans un cadre national en tant que sujet ou ressortissant national (Sayad, 1993, 279).

    Quant ce quil appelle lordre de limmigration, Sayad pense quil est

    fondamentalement li lordre national (Sayad, 1991, 291) car, de nos jours,

    limmigration se fait, part quelques rares exceptions, entre Etats indpendants. Limmigr

    reprsente donc la prsence au sein de lordre national [] de non nationaux.

    L'migration apparat, par symtrie, comme absence de lordre national (Sayad, 1991,

    292). Ainsi deux ordres sont consubstantiellement lis lun lautre (Sayad, 1991,

    292)22

    Ce qui apparat de la sorte lvidence, cest la relation consubstantielle qui lie

    les deux ordres, lordre de limmigration et lordre national : parler de lun, cest

    aussi et ncessairement parler simultanment de lautre on ne peut parler de lun

    sans parler, du mme coup, de lautre (Sayad, 1984, 222).

    .

    Aussi limmigration fait-elle exister au sein de lespace national une relation

    fondamentalement dissymtrique. Car, d'un ct, se trouve une socit dominante,

    compose de la population nationale, analogue des colonisateurs et, de lautre, une

    socit domine, cest--dire une population non-nationale qui peut tre considre comme

    semblable celle des coloniss (Sayad, 1982)23

    Cette relation de domination ne peut exister sans illusion. Limmigration, comprise comme

    prsence illgitime des non-nationaux dans la nation, repose sur une srie dillusions

    fondamentales (Sayad, 1982). Ces dernires sont la condition mme de lavnement et de

    .

    22 A propos de la politique de limmigration, Sayad constate lexistence dun paradoxe, car il faut grer du non-national dans du national (Sayad 1983, 101). Il pense que labsence de politique est une politique et cest sans doute la seule politique conforme la nature contradictoire du phnomne migratoire (Sayad, 1990, 13). 23 Pour analyser la prsence de la population immigre par rapport aux autochtones, Sayad recourt au concept de caste, car, daprs lui, limmigration en est proche. Dans le systme de caste, lappartenance la caste infrieure ou suprieure est dfinie par la naissance, et elle engendre des privilges aux membres de la caste dominante. Pour ces derniers, les diffrences de statut apparaissent comme fondes dans des diffrences de nature (Sayad, 1982).

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    la perptuation, ici, de limmigration et, l, de lmigration (Sayad, 1991, 18). La

    premire de ces illusions est de penser, ventuellement faire penser, la prsence

    illgitime de limmigr comme quelque chose de provisoire. Car limmigr doit retourner

    dans son pays ds quil a accompli la mission, la tche, le travail, en bref, ce pour lequel il

    est entr dans lespace national du pays dimmigration. Il est lhomme venu dailleurs et il

    na pas sa place ici. Cest la raison pour laquelle, mme sil reste pendant une grande partie

    de sa vie dans le pays dimmigration, sa prsence est naturellement provisoire et, un

    jour, il est cens mettre fin cet tat qui dure (peut-tre pendant toute sa vie). Cest la

    raison pour laquelle, limmigration est condamne un tat qui la voue une double

    contradiction : provisoire et durable (Sayad, 1982, 12).

    La deuxime illusion est de lier la prsence de limmigr au travail. Autrement dit, sil est

    l, ce nest que pour travailler. Limmigration est essentiellement motive pour des raisons

    de travail. Aussi, quand il est dautres raisons plus vraies que le trav