Archives - Centre dtudes et de Recherche Henri-Poincar
Henri Poincar Des Mathmatiques la Philosophietude du parcours
intellectuel, social et politique dun mathmaticien au dbut du sicle
Laurent Rollettel-00137859, version 1 - 22 Mar 2007
Thse prsente pour lobtention duDoctorat de Philosophie de
lUniversit Nancy 2
Sous la Direction de M. le ProfesseurGerhard Heinzmann
Membres du JuryMme Rose Goetz Professeur, Universit Nancy 2 M.
Michael Heidelberger Professeur, Humboldt Universitt zu Berlin M.
Gerhard Heinzmann Professeur, Universit Nancy 2 M. Pascal OGorman
Professeur, University College Gallway M. Christophe Prochasson
Matre de Confrences, EHESS (Paris) Mme Anne-Franoise Schmid Matre
de Confrences, INSA (Lyon)
Avril 1999
Archives - Centre dtudes et de Recherche Henri-Poincar
Henri Poincar Des Mathmatiques la Philosophietude du parcours
intellectuel, social et politique dun mathmaticien au dbut du
sicletel-00137859, version 1 - 22 Mar 2007
Laurent Rollet
Avril 1999
Sommaire
Sommaire
................................................................................................................................................
1
Remerciements.......................................................................................................................................
2
HENRI POINCAR DES MATHMATIQUES LA
PHILOSOPHIE...................3Introduction Problmes de
Mthode.................................................................................................
5 Chapitre 1 Le Conventionnalisme Gomtrique, Entre Mathmatiques et
Philosophie ...... 17 Chapitre 2 Retour aux Origines : mile
Boutroux et son
Cercle................................................. 73 Chapitre
3 Le Champ Philosophique
............................................................................................
133
tel-00137859, version 1 - 22 Mar 2007
Chapitre 4 La Vulgarisation Scientifique
.....................................................................................
180 Chapitre 5 LEngagement Public
....................................................................................................
243 Pour
Conclure.....................................................................................................................................
298
BIBLIOGRAPHIES
........................................................................................................301Bibliographie
Gnrale
....................................................................................................................
302 Bibliographie Slective sur lAffaire Dreyfus
.............................................................................
327 Bibliographie de Henri
Poincar....................................................................................................
333
ANNEXES
........................................................................................................................355Quelques
Repres Chronologiques Sur Henri
Poincar............................................................
356 Sur les Mesures de Parallaxes
.........................................................................................................
363 Le Voyage dtudes dmile Boutroux Heidelberg Archives Nationales
(F17 / 22028) ....... 366 Rapport sur les Titres de M. Jules
Tannery Sance du 27 Janvier 1902 ..................................
372 La Correspondance Entre Henri Poincar et Xavier
Lon.......................................................... 376
LOpportunisme scientifique : Documents Indits Archives Poincar
(microfilm 4).......... 382 tat des Traductions des Ouvrages de
Poincar en 1912
........................................................... 391
Corpus de Vulgarisation Scientifique de
Poincar.....................................................................
394 critures et Rcritures Origines des uvres Philosophiques de
Poincar .......................... 399 Henri Poincar et lEngagement
Public
........................................................................................
411
INDEX NOMINUM
.......................................................................................................429Index
Nominum.................................................................................................................................
430
TABLES
............................................................................................................................438Table
des
Illustrations......................................................................................................................
439 Table des Matires
............................................................................................................................
440
Remerciements
Marche descargot mne loin. Dostoevski Cette thse est
laboutissement dun travail de recherche de plusieurs annes qui
trouve son origine dans la cration des Archives Henri Poincar. En
contribuant bien modestement au dveloppement des ACERHP, jai pu non
seulement dcouvrir la pense philosophique dun mathmaticien
dexception, mais galement trouver ma place au sein dune dynamique
quipe de recherche.
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Mes remerciements vont dabord mon directeur de thse, Monsieur le
professeur Gerhard Heinzmann, sans qui ce travail (et bien dautres
choses !) naurait pu voir le jour. Ils sadressent galement Philippe
Nabonnand, qui a bien voulu lire et commenter de nombreux textes
prparatoires et qui, par ses prcieux conseils, a su me faire
comprendre certains aspects mathmatiques de la philosophie de
Poincar. Je remercie galement toute lquipe des ACERHP pour son
assistance, sa disponibilit et sa bonne humeur, et en particulier
Cline Perez, tienne Bolmont, Vincent Borella, Pierre douard Bour,
Andr Coret, Nicolas Justal et Manuel Rebuschi. Je remercie encore
toutes les personnes qui, des degrs et des moments divers,
mapportrent leur aide et me prodigurent de forts utiles conseils,
notamment Messieurs Franois Poincar et Christophe Prochasson. Merci
enfin toute ma famille ainsi qu Sverine, qui sait ce que le verbe
supporter veut dire, et qui je ddie ce travail
Laurent Rollet
Henri Poincar Des Mathmatiques la Philosophietel-00137859,
version 1 - 22 Mar 2007
Ceux qui aiment la science et qui ont trop de raisons de se
dfier de leurs facults dinvention ont encore un rle utile jouer,
celui dlucider les recherches des autres et de les
rpantel-00137859, version 1 - 22 Mar 2007
dre. Jules Tannery
Introduction Problmes de Mthode
Vouloir partir de ce quon a fait sans le vouloir, cest le
vouloir mme. Alain, Vingt leons sur les beaux-arts.
Homme de toutes les sciences mathmatiques, cerveau vivant des
sciences rationnelles selon Paul Painlev, Henri Poincar fut
longtemps dsign comme lun des derniers gnies universels. Sa carrire
constitua un assez bel exemple de dmarche interdisciplinaire.
Dlaissant les frontires entre les diffrentes disciplines
scientifiques, saffranchissant des barrires entre sciences dures et
sciences humaines, il aborda un grand nombre de domaines de
connaissance avec un gal succs : on lui doit ainsi la dcouverte des
fonctions fuchsiennes en mathmatiques et une contribution
essentielle la rsolution du problme des trois corps en mcanique
cleste (pour laquelle il obtint le Grand Prix du roi de Sude en
1889). Ses recherches thoriques sur la mcanique nouvelle aprs 1900
prparrent et accompagnrent les travaux dEinstein sur la thorie de
la relativit restreinte. Il fut galement trs actif dans le domaine
de la philosophie des sciences en tant que collaborateur rgulier de
la Revue de mtaphysique et de morale. Ses ouvrages de philosophie
scientifique, notamment La science et lhypothse, rencontrrent un
vif succs auprs du grand public (plus de 16000 exemplaires vendus
en 10 ans pour ce seul ouvrage) et ils contriburent assurer sa
renomme au sein de la communaut philosophique. Ses conceptions
conventionnalistes exercrent une influence dterminante sur les
membres du Cercle de Vienne et elles sont encore aujourdhui au
centre des dbats pistmologiques fondamentaux sur le statut des
thories scientifiques.1 Luvre de Poincar est importante, non
seulement par son caractre novateur, mais galement par son ampleur.
Quelques chiffres permettent de sen rendre compte : la
bibliographie des travaux de Poincar contient plus de 500 items. En
un peu moins de trente ans, le mathmaticien rdigea plus de 30
livres et peu prs autant de brochures ; il fit insrer 191 notes
dans les Comptes-rendus de lAcadmie des Sciences ; il publia une
multitude darticles dans des revues aussi diverses que Lclairage
lectrique (22 articles), la Revue de mtaphysique et de morale (20
articles) ou la Revue gnrale des sciences pures et appliques (16
articles). Ajoutons cela que ses ouvrages les plus populaires
furent traduits dans la plupart des langues europennes, ce qui leur
assura une large diffusion ltranger.2 Ltendue de cette uvre na
dailleurs dgale que la masse considrable de travaux qui lui furent
consacrs.31 Dot daptitudes mathmatiques exceptionnelles, il entra
lcole Polytechnique comme major de promotion en 1873. Diplm de
lcole des mines de Paris en 1878, il soutint son doctorat s
sciences mathmatiques lanne suivante sous la direction de Gaston
Darboux. Nomm matre de confrences dAnalyse la Facult des Sciences
de Paris en 1881, il occupa diverses chaires au cours de sa carrire
(physique exprimentale, physique mathmatique et calcul des
probabilits, mcanique cleste, etc.). lu lAcadmie des Sciences en
section de gomtrie le 31 janvier 1887, il fut galement membre des
plus prestigieuses socits savantes trangres. Pour plus de dtails
sur la vie de Poincar, nous renvoyons la chronologie place en
annexe (voir page 356). On consultera galement les deux livres
suivants qui contiennent de nombreuses informations sur la vie du
mathmaticien : Paul Appell, Henri Poincar [Appell 1913] ; Andr
Bellivier, Henri Poincar ou la vocation souveraine [Bellivier
1956]. On pourra enfin se rfrer des travaux plus courts, mais
nanmoins essentiels, en particulier : mile Boutroux, Henri Poincar
[Boutroux 1913c & 1913d] ; Gaston Darboux, loge historique de
Henri Poincar [Darboux 1913] ; Paul Xardel, Javais un ami... Henri
Poincar [Xardel 1913] ; Aline, Boutroux, Vingt ans de ma vie :
simple vrit [Boutroux A. 1913] ; Gerhard Heinzmann, Henri Poincar
[Heinzmann 1995b]. 2 Pour plus de dtails sur les ouvrages de
Poincar qui furent traduits et publis dans des pays trangers, on
consultera lannexe page 391. 3 La bibliographie des crits sur Henri
Poincar que nous avions publi il y a quelques annes (crits sur
Henri Poincar [Rollet 1994b]) recensait dj prs de 500 livres,
extraits de livres et articles sur une priode allant de 1878 1994.
Une analyse sommaire de lvolution du nombre de ces publications
permet dailleurs de mettre en vidence plusieurs pics de publication
: de 1878
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Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie
Introduction Problmes de Mthode
6
Dun point de vue strictement scientifique, les travaux de
Poincar sont bien connus. De son vivant, ils firent lobjet dune
multitude de comptes-rendus et danalyses dans des revues spcialises
franaises ou trangres ; sa mort, lAcadmie des Sciences entreprit la
publication de ses uvres, vaste travail qui ne fut achev que vers
la fin des annes cinquante.4 Enfin, ltude de la littrature
scientifique sur Poincar permet de constater lexistence dobjets
mathmatiques qui tmoignent de limplantation de certaines de ses
dcouvertes au sein de la pratique scientifique : il existe ainsi,
entre autres, un thorme de Poincar-Birkhoff-Witt, un groupe de
Poincar, une conjecture de Poincar ou une bifurcation de Poincar ;
il existe galement un demi-plan, une section de Poincar ainsi quun
dual de Poincar et une caractristique de Poincar. Par ailleurs,
limportance des dcouvertes scientifiques de Poincar a t grandement
dmontre par un grand nombre dhistoriens des sciences renomms :
citons les travaux dArthur Miller, lie Zahar ou Michel Paty sur la
dcouverte de la thorie de la relativit restreinte5 ; citons
galement les recherches de Jeremy Gray sur la dcouverte des
fonctions automorphes ou encore celles de June Barrow-Green sur le
problme des trois corps.6 Grce ces travaux, qui eurent parfois des
chos dans la grande presse, un grand nombre de personnes savent que
Poincar peut tre considr comme lun des pres des thories modernes du
chaos ou quil fut deux doigts de dcouvrir la thorie de la
relativit. De mme, grce aux vastes entreprises de publication de sa
correspondance scientifique, les historiens des sciences ont leur
disposition dutiles outils de recherche susceptibles dapporter de
prcieux renseignements sur la place du mathmaticien au sein de la
communaut scientifique de son temps.7 La philosophie poincarienne
est souvent dsigne par le terme de conventionnalisme. Ce raccourci
commode exprime, dans une premire approche, lessence dune pense qui
sest surtout intresse aux fondements et la dimension constructive
des principes scientifiques. Les thmes principaux de cette
philosophie laissent parfaitement entrevoir son caractre technique
et son ancrage dans la pratique scientifique : Poincar labora un
conventionnalisme gomtrique, puis il le gnralisa la physique et la
mcanique, pour finalement dfendre une conception holiste apparente
celle de Duhem ; il insista galement sur le rle des hypothses et
des dfinitions dans les sciences, ainsi que sur limportance de
lintuition pour lenseignement et pour la pratique des mathmatiques
; il rejeta les thses logicistes prtendant rduire toutes les
mathmatiques la logique et il mit en vidence limportance de la
notion dinduction complte pour larithmtique. On pourrait poursuivre
cette numration lenvie. Elle montre que la philosophie de Poincar
est essentiellement une philosophie de savant, qui trouve son
origine dans un contact rgulier avec les mthodes scientifiques, et
son contenu dans les rflexions pistmologiques que suscitent ces
mmes mthodes. Il nest donc gure surprenant de rencontrer dans cette
uvre un vaste arsenal de concepts techniques ou de rfrences des
thories mathmatiques ou physiques : les gomtries non euclidiennes,
la1912, le nombre de travaux sur Poincar augmentera de manire
constante pour atteindre un sommet en 1913, suite son dcs (30
items). Aprs cette priode, le nombre douvrages qui lui sont
consacrs baissera notablement pour osciller autour dune valeur
moyenne de 5 items par an, ce jusquen 1954-1955, date de la
clbration du centenaire de sa naissance (35 items). Enfin, pour la
priode actuelle, on constate que depuis la fin des annes
soixante-dix lactualit de la pense poincarienne se fait de plus en
plus prsente puisque, pour certaines annes, on recense prs de 20
rfrences son sujet. Il va de soi que ces chiffres portent sur des
sources fragmentaires et quon ne saurait recenser la totalit des
travaux consacrs Poincar. Nanmoins, ces sources sont suffisamment
larges pour garantir la relative justesse de ce tableau volutif.
Notons dailleurs que la consultation rgulire des bases de donnes
bibliographiques permet de confirmer cette tendance rcente la
hausse. 4 Les uvres de Poincar comportent 11 volumes et furent
publies chez Gauthier-Villars. Remarquons quil ne sagit pas des
uvres compltes puisquon ny trouve pas les textes
extra-scientifiques du mathmaticien (articles philosophiques,
discours officiels, etc.). 5 Voir en particulier [Miller 1973],
[Miller 1975] ou [Miller 1986]. Voir galement [Zahar 1986] et [Paty
1985], [Paty 1996]. Mentionnons que ces travaux ont t rcemment
complts par ceux de Vincent Borella, dans sa thse La rception en
France de la thorie de la relativit [Borella 1998]. 6 Voir [Gray
1981], [Gray 1983], [Gray 1980] et [Gray / Walter 1997]. Voir
galement [Barrow-Green 1984]. 7 Sur ce point nous renvoyons au
travaux de Dugac sur la correspondance de Poincar avec les
mathmaticiens (en particulier [Dugac 1986] et [Dugac 1989a]), ainsi
quau livre de Philippe Nabonnand, Correspondance entre Poincar et
Mittag-Leffler [Nabonnand 1999]. Ajoutons que la correspondance
scientifique de Poincar fait lobjet dune vaste entreprise de
publication au sein des ACERHP puisquun volume concernant la
correspondance de Poincar avec les physiciens est en cours de
prparation sous la direction dAndr Coret.
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Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie
Introduction Problmes de Mthode
7
thorie des groupes, lAnalysis Situs, la thorie des ensembles, la
thorie cantorienne des ordinaux transfinis, la pasigraphie de Peano
ou la thorie cintique des gaz constituent autant dlments mis
contribution par Poincar explicitement ou implicitement pour tayer
ses argumentations ; ils constituent les indices, les marqueurs
dune pistmologie exigeante, sinterrogeant sur la valeur objective
de la connaissance scientifique. De cette constatation peut dcouler
une interrogation essentielle : la philosophie de Poincar a-t-elle
bnfici dtudes aussi nombreuses et aussi approfondies que son uvre
scientifique ? cette question, il semble quon ne peut gure donner
quune rponse trs nuance. Certes, les tudes philosophiques sur
Poincar disponibles sur le march des ides sont fort nombreuses et
souvent de trs bonne qualit. Cependant, il est clair que du fait de
son ancrage dans la pratique scientifique, cette philosophie a
principalement t tudie soit par des scientifiques de formation,
soit par des historiens de sciences, soit par des philosophes
bnficiant dune connaissance approfondie des mathmatiques (ces
derniers tant le plus souvent des scientifiques reconvertis la
philosophie).8 Grce ces auteurs, on dispose ainsi dtudes trs
approfondies sur le versant mathmatique et physique de la
philosophie poincarienne ; ces tudes insistent fortement (et juste
titre) sur ses origines techniques, elles travaillent montrer son
enracinement profond dans lactivit scientifique. Cependant, dans le
mme temps, elles laissent souvent penser que cette philosophie se
trouve dote dune seule et unique dimension technique et, au final,
tout se passe comme si sa seule source et sa seule signification
taient dordre scientifique. Pourtant, tout un faisceau dindices
plaide en faveur dun ancrage de la pense poincarienne au sein de la
philosophie traditionnelle, cest--dire au sein dune sphre
intellectuelle qui na pas forcment les thories mathmatiques ou
physiques pour objets dtude. En premier lieu, lessentiel de la
diffusion du conventionnalisme se fit non pas par le biais de
revues scientifiques spcialises, mais par lintermdiaire de revues
philosophiques comme la Revue de mtaphysique et de morale ou la
revue amricaine The Monist. Deuximement, tout au long de sa
carrire, Poincar fut amen collaborer divers vnements philosophiques
(le tricentenaire de la naissance de Descartes, le Congrs
International de Philosophie de 1900), changer des lettres avec
certains acteurs de la scne philosophique (Xavier Lon, Franois
vellin) et ctoyer des personnalits de la scne intellectuelle
franaise tels Flix Ravaisson, Gabriel Monod, Gustave Le Bon ou
Maurice Barrs. Troisimement, ses ouvrages philosophiques ne
renvoient pas uniquement des travaux scientifiques trs complexes
puisquon peut y rencontrer de nombreuses rfrences des philosophes
aussi divers que Descartes, Leibnitz, Malebranche, Cournot, Kant ou
Comte. Quatrimement, il nest pas inutile de prciser que le
conventionnalisme de Poincar prend place au sein dune discussion
philosophique dont on peut voir lorigine dans le dialogue
traditionnel entre empirisme et rationalisme ; on pourrait ajouter
par ailleurs que la thorie gnrale de la connaissance quil dfend est
nettement dinspiration nokantienne et que, par certaines
caractristiques, elle se rattache une forme didalisme
philosophique. Enfin, et surtout, il est essentiel de mentionner
que Poincar tait le beau-frre du philosophe mile Boutroux, qui fut
lun des penseurs les plus influents de la communaut philosophique
franaise du tournant du sicle. la lumire de ce faisceau dindices,
la situation semble donc tre la suivante : on connat luvre
scientifique de Poincar et on connat relativement bien le versant
technique de sa philosophie ; de mme, dun point de vue externe, on
est assez bien renseign sur les relations quil entretenait avec les
acteurs de la communaut scientifique. En revanche, on sait trs peu
de choses sur la dimension proprement philosophique de son
pistmologie (son origine ou son enracinement dans des dbats
philosophiques) et on sait encore moins de choses sur les relations
que Poincar pouvait entretenir avec les acteurs de la communaut
philosophique et8 Parmi les ouvrages de rfrence concernant la
philosophie poincarienne, citons notamment louvrage de Mooij, La
philosophie des mathmatiques de Henri Poincar (1966), le livre de
Torretti, Philosophy of Geometry from Riemann to Poincar (1978), le
livre de Jerzy Giedymin, Science and Convention Essays on Henri
Poincars Philosophy of Science and the Conventionalist Tradition
(1982) ou bien encore celui de Gerhard Heinzmann, Entre intuition
et analyse Poincar et le concept de prdicativit (1985).
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Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie
Introduction Problmes de Mthode
8
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intellectuelle de son temps. lactif des commentateurs qui se
sont intresss au conventionnalisme gomtrique, il faut reconnatre
quils ont souvent mentionn linfluence du kantisme ou des ides dmile
Boutroux sur son mergence ; cependant, force est de constater que
le plus souvent ces deux points ne sont quvoqus et ne font gure
lobjet dun traitement approfondi ; de fait, ltat des publications
sur la philosophie poincarienne semble accuser une sorte de
dsquilibre chronique. Ce travail a pour principale ambition de
contribuer rtablir un semblant dquilibre en montrant que les
considrations mathmatiques et physiques constituent des
explications ncessaires mais non suffisantes de la pense
philosophique poincarienne. Une interprtation adquate de celle-ci
passe non seulement par la prise en compte de son enracinement dans
la pratique scientifique et des dbats internes la communaut
scientifique, mais galement par la mise en vidence des liens
multiples et profonds qui unissent son auteur la communaut
philosophique et intellectuelle de son temps. travers cette thse,
on tentera daborder certains thmes qui ont peu attir jusqu
maintenant lattention des commentateurs de Poincar ; on sattachera
reconstituer diverses tapes de la vie du mathmaticien susceptibles
dapporter un clairage indit sur la gense et la signification de sa
philosophie. Ainsi, ltude du versant idaliste de la philosophie
poincarienne et des liens qui lunissent celle de Boutroux, le rcit
de lentre du mathmaticien au sein du champ philosophique et la mise
en vidence de ses relations avec certains acteurs de ce champ,
lanalyse de ses stratgies de publication et des rapports qui
unissent, dans son uvre, discours philosophique, discours
scientifique et discours vulgaris, ou lanalyse de ses engagements
politiques constitueront quelques-uns des moments essentiels dun
cheminement visant construire une biographie intellectuelle de
Poincar et restituer sa pense dans son contexte historique.9 Il va
de soi quun tel objectif ne saurait tre atteint sans la mise en
place de certains prceptes mthodologiques. Il est courant de lire
dans les manuels de philosophie et dans les dictionnaires que la
philosophie de Poincar se rsume une thse gnrale prenant en compte
le rle important jou par les conventions dans la gense de
disciplines scientifiques comme la gomtrie ou la mcanique. Selon
cette interprtation traditionnelle, les axiomes des gomtries
mtriques et les lois de la mcanique ne seraient pas des noncs
empiriques, mais des conventions ou des dfinitions dguises, ce qui
les protgerait contre toute rfutation exprimentale. La pense
poincarienne se trouve ainsi rsume en un seul mot qui lui confre
une dimension systmatique.9 Considr comme lun des plus fins
analystes du XIXme sicle, apprci pour le cynisme avec lequel il se
plaisait dpeindre les murs des lites artistiques et
intellectuelles, Aldous Huxley mettait en scne, dans son roman
Contrepoint, un personnage nomm Illidge. Issu dun milieu populaire,
biologiste de formation, ce communiste rvolutionnaire travaille
sous les ordres dun savant appartenant la haute bourgeoisie
anglaise. Dans le passage qui suit, Huxley expose les
contradictions de son personnage qui, en tant quhomme de science,
se doit daccepter les nouvelles thories de Poincar, de Mach ou de
Einstein mais qui, en tant que communiste convaincu, ne peut se
rsigner pour autant abandonner le matrialisme hrit du XIXme et qui,
par consquent, ne veut absolument pas croire au caractre
conventionnel de lespace, du temps et de la masse : Il faut
absolument croire que les seules ralits fondamentales sont lespace,
le temps et la masse, et que tout le reste est de la fichaise,
illusion pure et simple, et illusion bourgeoise, qui plus est
Pauvre Illidge ! Einstein et Eddington lennuient beaucoup. Et comme
il dteste Henri Poincar ! Et comme il en veut au vieux Mach ! Tous
ces gens l sont en train de saper sa foi si simple. Ils lui disent
que les lois de la nature sont des conventions utiles, de
fabrication entirement humaine, et que lespace et le temps, et la
masse, euxmmes, tout lunivers de Newton et de ses successeurs, sont
simplement notre invention nous. [] Cest un homme de science, mais
il a des principes qui lui font combattre toute thorie scientifique
datant de moins de cinquante ans. Cest dlicieusement comique
([Huxley 1928-1988], pages 174-175). Derrire lnonc des
contradictions du personnage, il est possible dceler une thse sur
le statut contradictoire de la philosophie poincarienne. En effet,
de par son double statut de scientifique et de communiste, Illidge
ne peut que souscrire au matrialisme puisque cest cette croyance en
lexistence dune matire extrieure et le rejet de toute forme
didalisme qui fondent respectivement la pratique de la science et
la mise en application du marxisme. Cependant, ce credo matrialiste
se trouve sap dans sa base mme puisque Illidge dcouvre que les
nouvelles thories scientifiques proposes par les plus grands
savants de son temps ne peuvent viter de mettre mal les concepts
les plus fondamentaux de la connaissance scientifique et de mettre
en uvre une forme didalisme philosophique fort peu recommandable.
Par les atermoiements de son personnage, Huxley semble ainsi mettre
en vidence la dimension proprement idaliste des conceptions
dEinstein, Mach et Poincar qui font des lois de la nature et des
principes scientifiques des constructions de lesprit humain. Une
telle interprtation est des plus intressantes si on la rapproche de
ce que nous crivions prcdemment propos de la nette domination des
tudes techniques au sein de la littrature consacre Poincar. Il nous
faudra expliciter cette ide dune tension entre matrialisme et
idalisme, explicitation qui nous conduira mettre en uvre certaines
notions introduites par Louis Althusser pour rendre compte des
philosophies de savants.
Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie
Introduction Problmes de Mthode
9
Une telle interprtation appelle plusieurs commentaires. Dune
part, loign de tout esprit de systme et naspirant visiblement pas
fonder une cole de pense ou des disciples en conventionnalisme,
Poincar ne se soucia gure de donner une dnomination sa philosophie.
Ce nest quaprs sa mort, et en grande partie cause de linfluence du
positivisme logique, que son uvre philosophique fut pragmatiquement
baptise conventionnalisme ; ce terme napparat donc jamais sous la
plume de son inventeur et on ne trouve pas non plus dans son uvre
de plaidoyer en faveur dun quelconque programme conventionnaliste.
En fait, cest la postrit qui passa la pense poincarienne au crible
pour nen retenir quune substantifique moelle. Que Poincar ait
dfendu des conceptions conventionnalistes, cela ne fait aucun
doute. En revanche, que ces conceptions rsument elles seules
lensemble de sa pense philosophique et quelles se rduisent cette
interprtation traditionnelle que nous venons dvoquer, cela est
beaucoup moins sr. Une seconde remarque concerne la composition de
luvre philosophique de Poincar. Lessentiel de celle-ci se trouve
rassemble dans quatre livres publis de 1902 1913 chez Flammarion
dans la Bibliothque de Philosophie Scientifique : La science et
lhypothse (1902), La valeur de la science (1905) probablement ses
deux ouvrages les plus clbres Science et mthode (1908) et un
ouvrage posthume, Dernires penses (1913). Il est important davoir
lesprit que ces ouvrages ne furent pas rdigs spcialement pour la
maison Flammarion, mais quils furent composs partir darticles et
dextraits darticles publis auparavant dans des revues spcialises
destines un public duniversitaires et de chercheurs. Ainsi, bien
quayant lapparence dun livre des plus classiques, La science et
lhypothse est en ralit un recueil de textes dguis : louvrage fut
compos partir dune quinzaine darticles publis dans diverses revues
sur une priode de dix ans et, pour autant quon puisse en juger,
seule lintroduction fut crite spcialement pour la circonstance.
Nous aurons loccasion daborder la question de la composition de ces
ouvrages par la suite mais, ce stade, le point essentiel nous
semble tre le suivant : linstar de bien des scientifiques dsireux
de se tourner vers la science, et linverse dun Kant ou dun
Leibnitz, Poincar ne tenta pas dlaborer un vritable systme
philosophique ; tout au plus se contenta-t-il dorganiser ses
diffrents travaux spcialiss au sein de quelques volumes destins un
public plus large. Ceci explique les difficults qui surviennent
invitablement lorsquon tente de dessiner une perspective globale
sur sa philosophie. Aussi brillants et aussi novateurs que soient
certains de ses dveloppements, il est difficile daffirmer quils
sinscrivent tous au sein dun projet philosophique global. Enfin, il
est ncessaire de faire une troisime remarque : linterprtation
traditionnelle que nous noncions prcdemment tire sa matire
principales de quelques chapitres de La science et lhypothse et
elle nemprunte quasiment rien aux autres ouvrages de Poincar.
Est-ce dire que tout le conventionnalisme se rsume ces quelques
chapitres ? Cela signifie-t-il que les autres crits de Poincar ne
prsentent aucun intrt philosophique intrinsque ? Cela veut-il dire
quil est possible dapprocher lensemble de sa pense partir dune
source somme toute trs rduite ? On se doute bien que ces questions
appellent des rponses trs nuances. On se doute bien, galement,
quune lecture de Poincar qui ne s'appuierait que sur des sources
fragmentaires et qui ne tiendrait pas compte de la composition
particulire de ses ouvrages ne pourrait jamais donner quune vision
rductrice de sa pense. Dans son article de 1992, Conventionalism,
the Pluralist Conception of Theories and the Nature of
Interpretation , Jerzy Giedymin ne se fit pas faute de montrer les
limites des interprtations tronques du conventionnalisme. Il
crivait ainsi, propos des partisans des commentateurs qui prtendent
pouvoir tirer le conventionnalisme de quelques chapitres de La
science et lhypothse sans se donner la peine de consulter dautres
sources ou de faire appel des hypothses interprtatives :Those who
prefer the traditional interpretation believe mistakenly, I think
that they are able to read Poincars conventionalist philosophy out
of chapters 3, 5 and 6 of Poincar (1952 [1902]) without making use
of any interpretative hypotheses. But why do they believe this?
Because they follow the tradition which evolved in the process of
the reception of
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Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie
Introduction Problmes de Mthode
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Poincars philosophy outside France after his death in 1912 and
which associates the name conventionalism never used by Poincar
himself, with Poincars philosophy of geometry and physics. The name
conventionalism produced the tendency to identify Poincars
philosophy of geometry and physics with only those texts in which
he used the term convention or conventional. [] The occurrence of
those terms in some of Poincars writings is taken by the proponents
of the traditional interpretation as a non-hypothetical indication
or even as a proof that the relevant texts contain formulations of
Poincars conventionalist philosophy. But careful reading of those
texts shows that the occurrence or non-occurrence of those terms is
simply a matter of style.10
Giedymin visait construire une interprtation globale et cohrente
du conventionnalisme de Poincar, doctrine qui ne se rsumait pas,
selon lui, une simple thse affirmant lexistence dlments
conventionnels en gomtrie ou en mcanique, mais qui mettait en jeu
un vaste ensemble dnoncs concernant la nature et la structure des
thories scientifiques, concernant les buts et les limites de la
connaissance scientifique. Un tel objectif ne pouvait tre atteint
en se contentant de reprer, au sein dun corpus trop restreint,
quelques rares occurrences des mots convention et conventionnel.
Or, dans son optique, linterprtation traditionnelle entrait
manifestement en contradiction avec un principe mthodologique
essentiel : le Principe dvidence Totale (Principle of Total
Evidence) qui sopposait toute interprtation tirant des conclusions
de sources fragmentaires.11 En appliquant ce principe, cest--dire
en tentant de tenir compte des conceptions dfendues par Poincar
dans dautres crits philosophiques, il identifia dautres thses
spcifiques au conventionnalisme qui non seulement ntaient pas
prises en compte par linterprtation traditionnelle, mais qui
savraient en outre contradictoire avec elle.12 Les critiques que
Giedymin adressait linterprtation traditionnelle trouvaient leur
fondement et leur justification dans une thorie raisonne de
linterprtation des textes poincariens. la fin de son article,
Giedymin proposait en effet de classer les diffrents commentaires
de la philosophie poincarienne selon quatre types mthodologiques.
Comme beaucoup de reconstructions thoriques cette typologie nest
pas parfaite ; nanmoins son introduction permettra de mieux faire
comprendre la mthode que nous adopterons dans ce travail. Face une
uvre dont lauteur est dcd et qui prsente des contradictions ou des
ambiguts, certains commentateurs soutiendront quil est impossible
de dterminer avec exactitude ce que cet auteur voulait dire en
nonant ses thses et que, par consquent, il est impossible de
construire la vraie interprtation systmatique de son uvre. Ayant
pris conscience de cette impasse suppose, ils se fixeront alors un
objectif plus accessible : laborer une interprtation interactive
qui rende compte des impressions et des rflexions que le texte
suscite dans lesprit du lecteur.13 Dans un tel modle, il sagira non
pas de dcouvrir la vraie interprtation, mais de crer une
interprtation valide parmi toutes les interprtations valides
envisageables (il sagit l dun modle pluraliste dans la mesure o
plusieurs interprtations valides peuvent coexister).
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10 11
[Giedymin 1992], pages 426-427. [Giedymin 1992], page 426 : The
traditional interpretation violates the Principle of Total Evidence
which forbids one to draw conclusions from incomplete evidence. The
traditional interpretation is based on chapters 3, 4 and 5 of
Poincar (1952 [1902]), but it ignores all the remaining chapters of
that book and it ignores all the other philosophical writings of
Poincar. This is, of course, not coincidental . 12 En consquence,
il pouvait rejeter linterprtation traditionnelle comme triviale :
The conventionalist thesis understood in accordance with the
traditional interpretation is either trivially false if it asserts
that metric geometries and Newtons mechanics cannot be given
empirical interpretations or it is trivially true, if it merely
affirms that pure (uninterpreted) geometry and analytical mechanics
are not empirical but are implicit definitions of terms . [Giedymin
1992], pages 425-426. 13 Voir ce sujet [Giedymin 1992], page 437 :
Under these circumstances this unattainable goal has to be replaced
with an attainable one, for example with interaction between the
text and the interpreter. The latter reads the text or a fragment
of it and if he finds it interesting produces a commentary of a
suitable kind. Such commentaries differ in the type of routine used
and the degree of discipline imposed or freedom allowed. This would
be illustrated by the following three examples: logical analysis of
the thesis of conventionalism in the traditional sense. []
Interpretations falling under the first pattern do not aim at
representing the authors intended meaning but rather the outcome of
the interaction between the interpreter and the text .
Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie
Introduction Problmes de Mthode
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ct de cette interprtation crative, qui reconstruit le texte plus
quelle ne linterprte, il existe un second modle que Giedymin
appelle classique-pur ; dans ce cas, il sagit de dterminer ce qua
rellement voulu dire lauteur du texte, mais en demeurant, autant
que faire se peut, lintrieur du texte et en sabstenant le plus
possible de faire des hypothses interprtatives. Linterprtation
traditionnelle tombe sous ce second type de modle interprtatif :
elle adopte une attitude neutre de non-intervention et insiste sur
la lecture littrale du texte.14 Un tel modle peut savrer
fonctionnel dans le cas o le texte considr ne comporte aucune
ambigut ; cependant, on sait bien quil est rarement possible
dadopter une attitude compltement neutre lgard dune uvre donne. Une
troisime attitude interprtative peut consister construire une
no-doctrine : comme dans le premier modle interprtatif, le but nest
pas de parvenir formuler la vraie interprtation de luvre considre ;
au contraire, dans ce cas prcis, le commentateur prend le texte
comme source dinspiration pour laborer une thorie plus moderne,
plus en phase avec les dveloppements des sciences ou avec les
convictions idologiques quil aspire dfendre.15 Ce troisime modle
est la fois cratif, interactif et pluraliste car une infinit de
doctrines peuvent prendre naissance partir dune uvre donne. Enfin,
un quatrime type dinterprtation peut tre propos, et cest celui que
Giedymin revendique : il sagit du modle classique-mixte. linstar du
modle classique-pur, celui-ci se proccupe de dterminer ce qua
rellement voulu dire lauteur tout en sautorisant abondamment
recourir des hypothses interprtatives sur le texte (Text), la
personnalit (Personality) de son auteur ou sa vie (Life), dans le
cas o le texte considr est fragmentaire, contradictoire ou
incohrent (hypothses que Giedymin appelle hypothses TPL).16 Ce
modle interprtatif met en uvre un pluralisme. De plus, il combine
le projet classique (donner une vraie interprtation) avec une
mthode la fois crative et interactive. Plus important encore et
cest le point auquel nous souhaitons arriver , il ne peut faire
lconomie dune biographie de lauteur tudi :If the text is
fragmented, somewhat ambiguous and on the first reading not quite
coherent, then a true interpretation may be attained more
effectively or perhaps even exclusively through interaction,
interference and involvement, most of which require hypotheses:
decisions have to be made which texts are more important and
dominate other texts, contradictions have to be explained away by
re-interpretations, articulations has often to be improved, etc. In
other words, the statements P1&&Pn under the Int symbol
form a reedited or corrected text which is both generated and has
to be explained by the explanatory frame of the TPL hypotheses or a
detailed intellectual biography. One of the functions of the latter
[les hypothses interprtatives] is also to provide reasons for the
rejection of alternative interpretations. For although there may be
one true or intended interpretation (and even this may be doubted),
there are always many equally compatible with the text. So an
interpretation of this type is pluralist in character, rather like
a theory in the pluralist sense.
Giedymin crit ainsi : The aim in this case is to provide a true
(or intended) interpretation but the distinctive feature of this
pattern among the classical ones resides in its programmatic
abstention from making use of any non-trivial hypotheses and the
insistence on the literal reading of the text. In other words, the
interpreter consciously adopts a neutral attitude of
noninterference or non-intervention into the text. This is usually
intended to minimise risk and to avoid subjectivity . [Giedymin
1992], page 437. 15 La version dforme du conventionnalisme dveloppe
par douard Le Roy pourrait par exemple tre considre comme une
no-doctrine. Giedymin donne un autre exemple : This one [ce modle],
however, takes the text as a source of inspiration for developing a
new, modernized, viable doctrine, a neo-doctrine. Poincars
philosophical texts, for example, may be used as a basis for
developing a neo-conventionalist philosophy which is genetically
related to Poincars but is designed to cope with the problems
arising from more recent developments in physics and mathematics. A
procedure of this type is creative, interactive and pluralist, just
like the procedures under the first pattern, but the aim is
different . [Giedymin 1992], page 439. 16 By an interpretation in
the wider sense, on the other hand, is meant a statement of type
(i) [par exemple A voulait noncer les thses P1&P2&&Pn]
together with an explanatory frame which consists of hypotheses
linking the text with its author personality and life (TPL
hypotheses) (intellectual) biography for short. In the case of
non-classical interpretations this would correspond to the
interpreters biography which, however, does not usually form part
of the interpretation, although in principle it could . [Giedymin
1992], page 436.
14
Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie
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An intellectual biography of the author is so essential to
interpretations of [] [this] pattern, that an interpreter to be
successful here must at the same time be the authors
biographer.17
La typologie de Giedymin nous met en garde contre les prtentions
dune mthode (la mthode classique-pure) se prsentant comme objective
et affichant la ferme volont dlucider la signification relle des
contenus philosophiques, mais risquant sans-cesse de sombrer dans
le subjectivisme le plus total, suite une analyse partielle du
corpus ou faute dune prise en compte dlments externes luvre tudie.
Aucun commentateur ne saurait faire lconomie dune approche interne
privilgiant les contenus, mettant en avant lenchanement des ides,
sattachant dvoiler larchitectonique de largumentation et en faire
percevoir la porte vritable. Quel que soit le modle interprtatif
que lon adopte, il est clair que cette analyse intervient un degr
plus ou moins important. Cependant, pour peu que lon aspire percer
lessence vritable dune uvre, lapproche purement interne peut vite
savrer insuffisante, surtout si cette uvre, telle celle de Poincar,
se prsente sous une forme relativement htrogne (articles de revue,
confrences, recueils de textes camoufls, etc.) et comporte des
ambiguts. Dans ce cas prcis, Giedymin insiste sur la ncessit qui
simpose au commentateur de prendre en considration la biographie
personnelle et intellectuelle de lauteur, ainsi que linsertion de
son uvre dans un contexte historique global. Grce la prise en
compte de ces lments externes, grce lintroduction de ces hypothses
TPL, il est selon lui possible de proposer une lecture adquate de
luvre donne, dclairer certains choix philosophiques de lauteur ou
de nuancer certaines lectures trop fondamentalistes ou trop
orientes vers une no-doctrine. La mthode classique-mixte quil
prconise est bien videmment condamne rencontrer sur son chemin les
problmes de lanalyse historique (les hypothses ou les
reconstructions historiques ne bnficient pas toujours dune gale
garantie de fiabilit), cependant elle prsente lavantage dintroduire
un quilibre entre lapproche interne et lapproche externe, de
rapprocher deux genres habituellement traits sparment :
linterprtation philosophique, dune part, et la biographie, dautre
part.18 Comme nous lavons remarqu, la philosophie de Poincar a
surtout suscit des commentaires techniques. Or, en explorant le
versant scientifique de cette pense, les commentateurs se sont
surtout attachs laborer une histoire interne. Leur objet a le plus
souvent t llucidation du sens et de la porte du conventionnalisme,
cest--dire la dtermination de son corps de doctrine, de ses atouts
thoriques et de ses limites. Le plus souvent, il a t question pour
eux dvaluer la consistance de la philosophie poincarienne sur le
terrain de la mthodologie scientifique et de justifier lutilisation
de certaines de ses thses dans certains contextes. Pour ce type de
commentaires, linsistance sur la reconstruction logique des
arguments implique[Giedymin 1992], pages 438-439. Cest nous qui
soulignons dans la dernire phrase. La typologie propose par
Giedymin doit tre prise avec certaines prcautions. Comme toute
construction thorique, elle prsente lintrt de fournir un cadre de
rflexion, un paradigme concernant les diffrentes attitudes
interprtatives envisageables vis--vis de luvre philosophique de
Poincar. Cependant, les quatre types interprtatifs quil propose ne
constituent pas des types purs et ternels, utilisables de manire
univoque. En fait, si lon considre la littrature sur Poincar, on
saperoit que, dans la plupart des cas, ils juxtaposent plusieurs
modles interprtatifs. Certes, on trouve un grand nombre
dinterprtations qui revendiquent clairement un statut unique
(classique pur ou interactif le plus souvent, plus rarement
no-doctrine et trs rarement classique-mixte) mais, dans la majorit
des cas, une analyse dtaille permet de se rendre compte que,
consciemment ou non, leurs auteurs fondent leur approche sur
plusieurs mthodologies : certains essaient de construire des
no-doctrines tout en prsentant leurs contributions comme relavant
du modle classique-pur ; dautres laborent des modles interactifs
quils prsentent comme appartenant au domaine classique-pur, etc.
Les possibilits sont nombreuses et leur nombre atteste non
seulement du caractre relatif de ces catgories et galement de la
place que peuvent occuper non-dit, mensonge par omission et
mauvaise foi manifeste dans le domaine de linterprtation. Un
travail des plus intressants pourrait consister identifier, dans
les ouvrages consacrs luvre philosophique de Poincar, les mthodes
interprtatives mises en place. Ceci demanderait un travail de
longue haleine et nous nous contenterons de donner un seul exemple
: linterprtation du conventionnalisme dveloppe par Adolf Grnbaum
dans son ouvrage Philosophical Problems of Space and Time se
prsente sans conteste comme une interprtation visant expliciter la
signification relle de cette doctrine. Pourtant, de par sa
propension se concentrer sur un corpus trs restreint et tirer tout
prix le conventionnalisme vers un empirisme modr, cette
interprtation prsente toutes les caractristiques dune no-doctrine
(pour une analyse sommaire de ce point nous renvoyons notre
article, The GrnbaumGiedymin Controversy Concerning the
Philosophical Interpretation of Poincars Geometrical
Conventionalism [Rollet 1995]). Pour finir, mentionnons le fait que
lapprciation de ces mthodes demeure subjective : le commentateur
persuad davoir trouv linterprtation vritable dune uvre sera enclin
considrer les autres interprtations concurrentes comme des
no-doctrines (et rciproquement). En ce domaine, il semble que tout
le monde soit un peu prophte en son pays18 17
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une attitude quelque peu ngligente (voire assez snobe) vis--vis
de la biographie de Poincar. Bien-sr, certains commentateurs
sintressent au problme des origines de sa philosophie, tentent den
dfinir les sources et les courants, de donner voir les influences
de certains auteurs sur sa pense et de la situer par rapport aux
dbats de son temps ; pour ce faire, ils en appellent parfois la
biographie de Poincar et ils formulent parfois des hypothses TPL.
Cependant, le plus souvent, ce recours la biographie de Poincar est
tronqu car il se cantonne une sphre scientifique : ils mettront en
avant les nombreux changes de lettres entre Poincar et ses collgues
scientifiques franais et trangers, ils insisteront sur les
relations privilgies qui lunissaient Paul Appell ou Mittag-Leffler,
ils feront remarquer la tournure particulire de son esprit qui le
pousse donner de brillants conseils ses collgues concernant le
droulement dexpriences scientifiques sans jamais sinvestir lui-mme
dans celles-ci, ils mentionneront enfin (ventuellement) le succs
des ouvrages philosophiques de Poincar auprs du grand-public et son
lection lAcadmie Franaise, mais avec une pointe dtonnement et sur
le ton de lanecdote (lessentiel tant surtout pour eux lanalyse des
contenus philosophiques et scientifiques). Au final, trs rares sont
les commentaires qui exploitent vritablement les lments externes et
qui tentent de relier la pense philosophique de Poincar avec sa
biographie et son histoire personnelle. travers la typologie de
Giedymin et ces quelques remarques, il semble possible de dresser
le bilan suivant pour ce qui concerne la littrature existante sur
Poincar : soit on se trouve face des biographies relativement bien
documentes, fort intressantes (celles d Appell et de Bellivier en
sont des exemples), mais qui nchappent pas forcment aux piges de
lhagiographie et qui, surtout, chouent dcrire les contenus
scientifiques et philosophiques de la pense poincarienne ; soit on
se trouve face de brillantes reconstructions de cette pense, mais
qui la considrent comme une simple thorie logique, qui ne tiennent
que trs peu compte de son enracinement dans un climat intellectuel
extra-scientifique et qui, surtout, affichent un profond ddain pour
tout ce qui nest pas scientifique ou philosophique. En dautres
termes, il semble que, malgr le nombre important dtudes qui lui
sont consacres, la philosophie poincarienne soit tudie comme une
sorte dabstraction thorique dtache de son poque et de son contexte
dnonciation. Sur la base de ce constat, et en nous inspirant du
modle classique-mixte dfendu par Giedymin, nous aimerions proposer
une investigation de la philosophie poincarienne qui prenne en
compte tous ces lments externes habituellement ddaigns. Notre
objectif sera double et consistera en fait rtablir des quilibres :
dune part lquilibre entre son versant technique et son versant
philosophique travers la mise en vidence de linfluence de Boutroux
sur Poincar et ltude des relations du mathmaticien avec la
communaut philosophique franaise de son temps ; dautre part,
lquilibre entre analyse interne et analyse externe, travers un
certain nombre dhistoires attestant de lintrt des donnes
biographiques pour la connaissance de luvre poincarienne. En
intitulant cette thse Henri Poincar, des mathmatiques la
philosophie : tude du parcours intellectuel, social et politique
dun mathmaticien au tournant du sicle, notre but est de montrer
lenracinement profond de la philosophie poincarienne au sein de la
communaut philosophique traditionnelle et, par l mme, de mettre
jour linterpntration et linteraction entre sphre interne et sphre
externe. Nous tenterons de replacer cette philosophie dans son
contexte de formulation et nous raconterons diffrentes histoires,
diffrents pisodes susceptibles de mieux faire comprendre la manire
dont elle prit naissance, se diffusa au sein des communauts
scientifique et philosophique pour finalement accder la popularit
auprs du grand-public. Nous essaierons de dcrire le parcours dune
lite incontestable de la troisime rpublique et de dessiner les
grandes tapes de son passage du domaine confidentiel des
mathmatiques vers le domaine philosophique, domaine ouvert dont la
sphre de rayonnement stend jusqu la communaut intellectuelle et au
grand-public. Avant dexposer le plan suivi dans ce travail, il
savre ncessaire dintroduire quelques remarques mthodologiques
finales. Et pour commencer il importe de prciser ce que cette
thse
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ne sera pas. tant donn notre parti pris de runir dans une mme
approche point de vue systmatique et point de vue
historico-biographique, il est clair que cette thse se situera la
frontire entre les deux genres : il ne sagira de proposer une nime
interprtation dfinitive de la philosophie poincarienne, du fait de
notre refus des mthodologies danalyse bases sur le tout
systmatique. Il ne sagira pas non plus dune thse historique ancre
dans lvnementiel et la chronologie pure, en raison des limites que
nous avons pu dceler dans la littrature biographique sur Poincar.
Fond sur une solution de compromis, ce travail se donnera la fois
un objectif plus modeste et plus ambitieux. Plus modeste puisquil
se prsentera comme une contribution llaboration dune biographie
intellectuelle sur Poincar ; plus ambitieux puisquil aspirera
mettre en lumire le concours mutuel que peuvent sapporter, dans
cette perspective, approche systmatique (interne) et approche
historique (externe). Par consquent, cette thse trouvera sa place
la confluence de plusieurs domaines disciplinaires, certes
distincts, mais entre lesquels la sparation nest pas toujours trs
nette (surtout lorsquon considre leurs sous-domaines) :
philosophie, histoire, sociologie, pistmologie, histoire des
sciences, histoire de la philosophie, histoire politique, histoire
intellectuelle, sociologie des sciences Une seconde remarque
concerne les units spatiales, temporelles et thmatiques que nous
nous sommes fixes. Notre unit de temps sera grosso modo la priode
1870-1912, cest--dire lintervalle stendant du dbut des tudes de
Poincar sa mort ; nous ne considrerons cependant pas ces deux
bornes comme fixes et immuables puisque nous tenterons
ponctuellement, travers quelques incursions temporelles, dclairer
certains aspects de la vie et de luvre poincarienne (sa prime
jeunesse ou la postrit ditoriale de sa philosophie vers 1920).
Notre unit de lieu se limitera la France, dans la mesure o nos
investigations porteront pour la plupart sur les relations
entretenues par Poincar avec la communaut intellectuelle
hexagonale. Ltude de ses contacts avec les milieux intellectuels
trangers (en Allemagne et en Angleterre principalement) ou du
rayonnement de sa pense philosophique en dehors de la France
constituerait bien videmment un sujet des plus intressants mais il
demanderait dimportantes recherches qui ne pourraient se faire que
par le biais dune collaboration internationale ; nous nous
bornerons par consquent donner quelques aperus de ces questions au
hasard de certains dveloppements. Enfin, pour ce qui concerne lunit
thmatique, nous nous concentrerons essentiellement sur la
philosophie des sciences de Poincar et en particulier sur son
conventionnalisme. Ceci implique que, pour des raisons de concision
et de comptence, nous laisserons de ct les conceptions
poincariennes concernant la philosophie de larithmtique et de la
logique. Un tel choix se justifie nos yeux pour deux raisons : dune
part, dun point de vue interne, le conventionnalisme contient en
lui-mme non seulement une thse sur le rle des dfinitions et des
constructions dans les sciences, mais galement une thorie gnrale de
la connaissance (quil nous faudra naturellement expliciter), ce qui
fait de lui le pilier central de toute la philosophie poincarienne
; dautre part, dun point de vue externe, cest principalement le
conventionnalisme qui se diffusa auprs du grand-public et qui
assura la renomme de Poincar en tant que philosophe. Une troisime
remarque concerne la nature des recherches effectues en vue de la
prparation de ce travail. Les Archives Poincar conservent la
correspondance professionnelle et prive de Poincar : celle-ci se
prsente sous la forme dune demi-douzaine de microfilms qui furent
mis leur disposition, au moment de leur fondation, par le
petit-fils du mathmaticien, Monsieur Franois Poincar.19 Bien que
trs fragmentaire, la partie scientifique de cette correspondance a
largement t tudie et elle se trouve actuellement au centre dun
vaste projet ditorial (cf. note 7 page 6). Cependant, des pans
entiers de ces microfilms sont jusqu prsent demeurs dans lombre,
malgr lintrt vident quils prsentent. En particulier, on trouve sur
ces microfilms un grand nombre de lettres, de documents privs et de
brouillons qui clairent de19 Ces microfilms furent raliss par
Arthur Miller dans les annes 1970. Les Archives Poincar travaillent
enrichir ce fonds en permanence, notamment en recherchant les
parties manquantes des correspondances prsentes sur les
microfilms.
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faon dcisive la nature de lactivit philosophique de Henri
Poincar et son volution au sein des cercles intellectuels et
politiques de son temps. Notre parti pris a donc t daxer lessentiel
de nos recherches documentaires sur ce fonds imparfaitement exploit
; la mise en valeur de documents essentiels sur lintervention de
Poincar en faveur de la rvision du procs Dreyfus ou concernant la
postrit de son uvre philosophique tmoignent, semble-t-il, de lintrt
dun tel choix. Nous aimerions dailleurs montrer, par ce travail de
recherche, que certaines correspondances, en apparence anodines ou
ngligeables (par exemple les quelques trois cents lettres changes
par Poincar avec sa mre et sa sur durant ses tudes, les lettres de
flicitations adresses Poincar au moment de son lection lAcadmie
Franaise, les lettres dillumins ou dinventeurs en tous genres,
etc.), sont susceptibles de fournir de prcieuses informations
concernant le dveloppement de la pense poincarienne, pour peu quon
les aborde selon une perspective adquate. En ce sens, nous esprons
avoir mis en vidence la ncessit dditer lensemble de la
correspondance de Poincar (et notamment la correspondance prive).
Enfin, un certain nombre de recherches ont t effectues dans
diverses institutions (Archives Dpartementales de la rgion
Lorraine, Archives Dpartementales du Calvados, Institut Mmoire de
ldition Contemporaine, Archives Nationales, Bibliothque Nationale,
Archives de lAcadmie des Sciences, etc.) pour tenter de trouver des
lettres indites de Poincar, notamment des lettres traitant de
questions philosophiques ce type de correspondance tant largement
sous-reprsent sur les microfilms. Ces recherches extrieures nous
ont permis par exemple de dcouvrir une correspondance indite de
Poincar avec lun des fondateurs de la Revue de mtaphysique et de
morale, Xavier Lon. La dmarche que nous suivrons au cours de ce
travail prendra la forme dun mouvement gnral dlargissement de
perspective et douverture vers des considrations de plus en plus
externes. Nous partirons ainsi dune analyse des contenus
philosophiques puis, au fur et mesure dune contextualisation de
cette pense (au sein des dbats, des communauts et de la socit de
son temps), nous prendrons progressivement du recul par rapport
elle. Peu peu, nous construirons ainsi une esquisse du dveloppement
de la pense poincarienne, de sa diffusion et de son devenir au sein
des milieux intellectuels franais du tournant du sicle. Dans un
premier chapitre, nous exposerons la philosophie conventionnaliste
de Poincar. Nous tenterons de mettre en valeur sa complexit extrme
et son enracinement dans une pratique et dans des dbats internes la
communaut scientifique ; nous aurons ainsi loccasion de porter
notre attention sur le problme classique des fondements de la
gomtrie, de mettre en valeur linfluence essentielle des conceptions
de Riemann et de Helmholtz sur la pense du mathmaticien et de
traiter de la question des relations entre conventionnalisme et
holisme pistmologique. cette analyse technique rpondra un second
chapitre qui sattachera dvoiler la ncessit, pour la construction
dune interprtation globale de la philosophie poincarienne, dune
prise en compte des relations privilgies entre Poincar et son
beau-frre mile Boutroux. travers une analyse thmatique de
linfluence exerce par les conceptions de Boutroux (et de son
entourage), nous mettrons en vidence non seulement lancrage de la
philosophie de Poincar au sein de la communaut philosophique
franaise, mais galement la pertinence des investigations
biographiques et des hypothses TPL son sujet. partir de ce rsultat,
nous tenterons, dans un troisime chapitre, dlargir notre
perspective en portant notre attention sur les circonstances de
lentre de Poincar au sein du champ philosophique hexagonal. Cette
troisime tape nous conduira reprendre certains rcits introduits
dans les deux premiers chapitres, mais dune manire sensiblement
diffrente puisque ces reprises feront largement appel des
considrations historiques et biographiques : nous nous pencherons
ainsi de nouveau sur la gense de la philosophie poincarienne mais
en nous interrogeant sur la place quelle pouvait occuper au sein du
paysage philosophique et culturel, en insistant sur les grandes
tapes de son installation au sein de la communaut philosophique et
en mettant jour les stratgies ditoriales qui prsidrent sa
diffusion. Le quatrime chapitre portera sur les relations de
Poincar avec le genre de la vulgarisation scientifique : lanalyse
des juxtapositions de plusieurs formes de discours dans certains de
ses travaux discours
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scientifique, discours philosophique et discours de
vulgarisation nous conduira prolonger notre tude des pratiques
ditoriales de Poincar et nous permettra, dans le mme temps, de nous
interroger sur la popularit de son uvre philosophique auprs du
grand public (en particulier, nous verrons que lambigut
fondamentale entre discours vulgaris et discours philosophique joua
un rle non ngligeable dans sa diffusion et dans sa postrit). Enfin,
dans un dernier moment, nous interrogerons sur la visibilit sociale
et politique de Poincar travers ltude de certains de ses
engagements publics, notamment ses prises de position au moment de
lAffaire Dreyfus. Ce dernier point, qui intresse plus spcifiquement
la biographie intellectuelle de Poincar, nous loignera du domaine
spcifiquement philosophique ; cependant, nous verrons quil sen
rapproche par certains aspects annexes. Nous avons jug ncessaire
daccompagner ces chapitres dun appareil critique important : on
trouvera ainsi une section bibliographique divise en trois parties.
Une premire bibliographie recense les rfrences des ouvrages
consults pour la prparation de ce travail. Une seconde
bibliographie se concentre uniquement sur lpisode de laffaire
Dreyfus : elle contient non seulement un descriptif des documents
prsents sur le microfilm de la correspondance de Poincar mais
galement la liste des ouvrages qui nous ont parus essentiels pour
ltude de ce sujet. Enfin, une troisime bibliographie recense
lensemble des travaux publis par Poincar ; classe suivant un ordre
chronologique, elle reprend, amende et corrige les diffrentes
bibliographies existantes. ces bibliographies sajouteront diverses
annexes et un index des noms propres. Nous esprons que ces
diffrents outils nalourdiront pas la prsentation de ce travail et
que leur utilit se fera sentir delle-mme.
Chapitre 1 Le Conventionnalisme Gomtrique, Entre Mathmatiques et
Philosophie
Ces savants qui fabriquent alors une philosophie de savants pour
la science ne sont pas seuls en lice ! Ils trouvent leur ct tout un
bataillon de philosophes, et non des moindres, qui font chorus,
reprennent leurs arguments scientifiques, et leur donnent la main
pour amliorer la grande uvre commune. Louis Althusser1
Bertrand Russell raconta cette anecdote amusante dans son livre
Human Knowledge : its Scope and Limits : Jai un jour reu une lettre
dune minente logicienne, Mme Christine Ladd Franklin, disant quelle
tait une solipsiste et quelle tait surprise quil ny en et pas
dautres . Un tel rcit met en vidence, avec beaucoup dhumour, les
limites du solipsisme. Il permet galement de poser le problme de la
cration (artistique, littraire, philosophique, scientifique, etc.).
En effet, aucune philosophie, aussi audacieuse, aussi originale,
aussi novatrice soit-elle, ne nat partir de rien. Aucun philosophe
nest un commenant absolu, une monade sans portes ni fentres tirant
de sa seule puissance cratrice tout un monde dides nouvelles. Pour
paraphraser une formule clbre, aucun philosophe ne peut voir loin
sil ne se juche lui-mme sur les paules dautres philosophes. Toute
uvre est la fois le centre et la priphrie dun rseau complexe de
relations. Ses conditions de naissance ne tiennent pas seulement la
personnalit de lauteur et sa puissance de raisonnement ; elles
tiennent aussi lair du temps, elles dpendent de circonstances
sociologiques, conomiques ou politiques. Une fois cre, luvre
nappartient plus lauteur, mais ses lecteurs. On a beaucoup insist
sur le gnie crateur, sur la puissance dinvention de Poincar. Trop
peut-tre, car derrire lhommage fait un scientifique de talent se
dissimule souvent le spectre de lhagiographie et de ses
perspectives dformantes. Un exemple parmi tant dautres tir du Monde
illustr et datant de 1912 peut illustrer ce propos :Ctait un des
plus grands esprits de ce temps qui sanantissait, un des plus
vastes cerveaux qui cessait de penser. Aussi bien au point de vue
mathmatique que philosophique, Henri Poincar savait ce que les
autres savent et de plus savait seul, ou presque seul, ce que les
autres ne savent pas. On a dit, avec raison, quil y avait tel ou
tel sujet, tels ou tels points de science, dont Poincar ne pouvait
sentretenir quavec deux ou trois savants au monde. Cest un gnie qui
a vcu auprs de nous, parmi nous, on le savait, on le disait ; mais
au moment o la flamme brillante steint on sent dautant mieux quel
clat, quelle importance elle avait.2
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En mettant ainsi laccent sur le caractre exceptionnel de sa
personnalit et de son esprit, les hagiographes contriburent forger
de tenaces lgendes. Et parmi ces lgendes, une des plus trompeuses
est probablement celle concernant les lectures philosophiques de
Poincar : nayant reu quun bagage lmentaire en philosophie, ne
lisant que trs peu douvrages philosophiques, Poincar aurait
cependant redcouvert par lui-mme, sans trop sen rendre compte,
certaines notions et certaines distinctions essentielles de la
philosophie traditionnelle. Cette lgende nest certes pas explicite,
mais semble prsente en filigrane dans tout un corpus
hagiographique. Cependant, comme beaucoup de lgendes, elle rsiste
mal une analyse1 2
[Althusser 1974], page 77. Le Monde illustr, 2889 (27 juillet
1912).
Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie Le
Conventionnalisme Gomtrique, Entre Mathmatiques et Philosophie
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srieuse. Sil est vrai que lon ne connat pas le contenu exact de
la bibliothque de Poincar, sil est galement vrai que dans ses
travaux, Poincar cite trs rarement ses rfrences,3 les indices dune
solide culture philosophique ne manquent pas. La pense poincarienne
sest alimente de lesprit du temps et de toute une tradition
culturelle et philosophique. Le problme qui se pose alors est de
dmler lcheveau et de dresser une image fidle des diverses
influences qui sexercrent sur le mathmaticien et qui prparrent
llaboration de sa philosophie. Cest ce que nous proposons de faire
dans cette premire partie qui tentera de rtablir la balance entre
mathmatiques et philosophie. Sinterrogeant en 1967 sur les rapports
de la philosophie aux sciences, Louis Althusser fut amen formuler
un certain nombre de thses originales, thses qui furent rassembles
quelques annes plus tard dans un petit livre au titre vocateur,
Philosophie et philosophie spontane des savants (1974).4 Althusser
choisit daborder ce problme selon une perspective hrite en grande
partie des travaux de Marx et de Lnine, ce qui confra une tonalit
fortement polmique son argumentation. Mise en vidence de la
dimension idologique de certains discours concernant la nature et
le rle de la philosophie, critique de la notion
dinterdisciplinarit, mise en vidence des implications politiques
des contenus philosophiques, etc., telles sont les ides-forces de
ce livre qui entendait avant tout soutenir lide que la philosophie
ne saurait exister en dehors de son rapport aux sciences.5 Ltude de
la pratique scientifique lui permit de mettre jour lexistence dune
philosophie spontane des savants, qui se distingue radicalement de
la pratique philosophique habituelle. Il exprime ce fait dans la
thse 25 :Dans leur pratique scientifique, les spcialistes des
diffrentes disciplines reconnaissent spontanment lexistence de la
philosophie, et le rapport privilgi de la philosophie aux sciences.
Cette reconnaissance est gnralement inconsciente : elle peut
devenir, en certaines circonstances, partiellement consciente. Mais
elle reste alors enveloppe dans les formes propres de la
reconnaissance inconsciente : ces formes constituent la philosophie
spontane des scientifiques, ou des savants.6
Cette philosophie spontane est, par exemple, aisment observable
loccasion des crises thoriques qui viennent parfois frapper les
sciences brutes : la dcouverte des irrationnels dans les
mathmatiques de lAntiquit grecque, la cration des gomtries non
euclidiennes, la formulation des paradoxes de la thorie des
ensembles constituent autant de moments dcisifs au cours desquels
cette philosophie spontane des savants peut devenir particulirement
visible.7 En effet, face de telles crises thoriques, les ractions
des scientifiques peuvent tre de trois ordres. Certains savants
tentent daborder la crise en demeurant lintrieur de la science.
Pour eux, cette crise ne vient pas remettre en cause la science
elle-mme, elle nest quune difficult technique supplmentaire qui ne
peut tre rsolue qu laide des outils et des mthodes scientifiques
usuels. Dautres savants, linverse, se trouvent ce point dsarms par
lampleur de la crise quils en arrivent mettre en doute la validit
mme de leur propre pra3 4
Cest un dfaut que lui reprochera souvent son collgue et ami, le
mathmaticien sudois, Gsta Mittag-Leffler. [Althusser 1974]. Ce
livre runit un ensemble de cours de philosophie professs par
Althusser pour un public de scientifiques. 5 Voir ce sujet la thse
24 de son livre : Thse 24 Le rapport de la philosophie aux sciences
constitue la dtermination spcifique de la philosophie. Je ne dis
pas : la dtermination en dernire instance, la dtermination majeure,
etc. La philosophie a dautres dterminations, qui jouent un rle
fondamental dans son existence, son fonctionnement et ses formes
(ex. : son rapport avec les conceptions du monde travers les
idologies pratiques et thoriques). Je dis spcifique, car elle lui
est propre, elle nappartient qu elle seule . [Althusser 1974], page
65. 6 [Althusser 1974], page 67. 7 Il va de soi que lanalyse
dAlthusser sappliquerait difficilement aux savants des poques
antrieures au XXme sicle : en effet, avant cette priode, il savre
que les scientifiques taient consciemment philosophes, et
rciproquement (les exemples de Descartes, Leibnitz, Berkeley ou
Newton le prouvent). partir du milieu du XIXme sicle, linfluence
des grandes coles et le dveloppement des sciences et des techniques
eurent pour consquence lapparition dune spcialisation de plus en
plus pousse, compromettant grandement lmergence de penseurs verss,
avec un gal bonheur, la fois dans les sciences et dans la
philosophie. ce titre, Poincar est particulirement reprsentatif de
cette transition : considr par beaucoup comme lun des derniers
savants universels, il apparat cependant que son universalit
ressort plutt du domaine de la science et que sa philosophie
intervient comme une annexe de sa pense scientifique. En dautres
termes, Poincar na pas une pratique philosophique consciente comme
Descartes ou Leibnitz pouvaient en avoir une ; sa philosophie est
dj une philosophie spontane de savant.
Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie Le
Conventionnalisme Gomtrique, Entre Mathmatiques et Philosophie
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tique scientifique. Devenus sceptiques vis--vis des mthodes
scientifiques quils utilisaient jusqualors, ils tentent de
sattaquer la crise du dehors de la science, et ils entrent en
philosophie. Ils deviennent en quelque sorte les philosophes de la
crise, dont ils font pour ainsi dire leur fonds de commerce.Alors
ces savants-l se mettent faire de la philosophie. Elle ne vole
peut-tre pas trs haut, mais cest de la philosophie. Leur manire de
vivre la crise, cest den devenir les philosophes, pour lexploiter.
Car ils ne font pas nimporte quelle philosophie. Surtout sils
croient linventer, ils ne font que reprendre, comme ils peuvent,
les bribes et le refrain de la vieille chanson philosophique
spiritualiste, qui guette depuis toujours les difficults de la
science pour exploiter ses dfaites, pour la traquer et la parquer
dans ses limites comme autant de preuves de la vanit humaine, qui,
du fond de son nant, rend lEsprit lhommage de ses dfaites en leur
aveu. Cest des savants, par exemple, quon doit davoir annonc les
Grandes Nouvelles de la Crise de la physique moderne : la matire
sest vanouie, latome est libre.8
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Althusser considre cette seconde tendance dun point de vue trs
critique. Selon lui, ses reprsentants exploitent les crises
scientifiques des fins apologtiques et religieuses ; la crise
constitue pour eux un moyen de sauver la science de ses prtentions
totalitaires en la condamnant son nant ou ses limites , en
rtablissant Dieu (ou lEsprit) dans son rle lgitime. Lide dun salut
de la science nest ici prsente que dans un cadre idologique, et
Althusser nhsite pas rapprocher cette exploitation idologique dun
autre type dexploitation, lexploitation de lhomme par lhomme.9 On
sen doute bien, Althusser prendra parti pour une philosophie qui
nexploite pas les sciences, mais qui aspire les servir. Cette
dernire conception se trouve reprsente par une troisime catgorie de
savants adoptant une position mdiane face aux crises. Eux aussi
considrent la crise dun point de vue philosophique extrieur, mais
ils ne mettent pas tant en cause la valeur de la science elle-mme
que la navet des conceptions philosophiques quils avaient acceptes
jusque l : se rveillant dun sommeil dogmatique qui passait par
lacceptation passive de truismes philosophiques, ces savants
entreprennent de donner la science en crise une vritable
philosophie qui tienne compte des ralits de la pratique
scientifique. Il sagit pour eux, non plus de dclarer la faillite de
la science, mais de construire la bonne philosophie de la science
susceptible de rsoudre la crise ; une crise qui ne trouve pas sa
cause dans la science elle-mme, mais dans la mauvaise philosophie
de la science qui prvalait jusqualors. Comme le remarque fort
justement Althusser, ces savants se situent la fois lintrieur et
lextrieur de la science :Je disais : ces savants sortent eux aussi
de la science. Pour nous, cest vrai. Mais pour eux, non. Pour eux,
ils restent dans la science, quils ne renient pas. Mieux, ils
invoquent lexprience de leur pratique scientifique, leur exprience
de lexprience scientifique, et cest du dedans de la science quils
prtendent parler de la science, quils se mettent fabriquer avec des
arguments philosophiques [] cette bonne philosophie de la science
dont la science avait besoin. Et qui serait mieux plac quun savant
pour parler de la science et de sa pratique ? Une philosophie de la
science scientifique, faite par des savants. Raisonnablement, que
souhaiter de mieux ?10
Ce classement des scientifiques selon trois tendances demeure
relativement abstrait et il nest pas certain que la pratique
philosophique des savants (consciente ou non) se laisse rduire8
9
[Althusser 1974], page 69. Lanalyse dAlthusser est clairement
marxiste : Il faut savoir que notre histoire est profondment
marque, et le reste, aujourdhui encore, par toute une tradition
philosophique qui guette les difficults, les contradictions et les
crises internes des sciences comme autant de dfaillances quelle
tourne, cest--dire exploite lexemple de Pascal, qui tait pourtant
un authentique savant et faisait de sa science un titre sa
philosophie ad majorem Dei gloriam , exactement comme certains
religieux guettent lapproche de la mort pour se jeter sur le
moribond incroyant et lui infliger, dans lagonie, les derniers
sacrements (pour son salut, videmment, mais aussi pour la sant de
la religion). Il faut savoir quil existe en philosophie toute une
tradition qui ne vit que de lexploitation idologique de souffrances
humaines, des malades et des cadavres de la paix, des cataclysmes
et des guerres et se prcipite sur toutes les crises, et aussi quand
elles frappent les sciences. Il est difficile de ne pas rapprocher
cette exploitation idologique dune autre forme dexploitation, quon
appelle depuis Marx, lexploitation de lhomme par lhomme .
[Althusser 1974], pages 70-71. 10 [Althusser 1974], pages
72-73.
Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie Le
Conventionnalisme Gomtrique, Entre Mathmatiques et Philosophie
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aussi facilement des catgories pures. Althusser ne fournit
dailleurs gure dexemples prcis lappui de sa typologie. Ainsi, si on
tente de dterminer quelle catgorie de savants Poincar pouvait
appartenir, on se trouve confront une difficult. Il est clair quil
ne saurait tre rang dans la premire catgorie, mais ressort-il plutt
de la seconde ou de la troisime ? Par certains cts, la philosophie
de Poincar semble appartenir la seconde catgorie puisquon y trouve
des rflexions sur la valeur de la science, sur la lgitimit des
propositions scientifiques et sur leur prtention se poser comme des
descriptions adquates de la ralit. Ainsi, dans certains de ses
travaux, il est question, directement ou indirectement, des limites
de la science, et des attentes lgitimes que lon peut avoir son
gard. Dun autre ct, la troisime catgorie que nous venons de
mentionner semble correspondre galement la manire dont Poincar fit
son entre dans le champ philosophique : il reprsente lexemple
typique de ces scientifiques qui tentrent de rsoudre les crises
internes leurs disciplines en laborant des philosophies critiques
prenant appui sur leur pratique scientifique, tirant parti dune
mthodologie rationnelle applique au quotidien. Cest bel et bien en
demeurant lintrieur de la science et en puisant la matire de son
argumentation dans le patrimoine scientifique commun que Poincar
labora sa propre philosophie scientifique. Cest bien en
scientifique quil dveloppa une philosophie critique prenant le
contre-pied des conceptions courantes sur la science. Si on accepte
la typologie althussrienne, on est donc amen constater une
hsitation de la philosophie poincarienne, une oscillation entre
deux ples dont il est difficile de dire sils sopposent ou se
compltent : dune part, un ple idologique qui tente dinterroger la
valeur et la lgitimit de la science ; dautre part, un ple plus
technique qui tente de penser les mthodes et les pratiques de la
science de lintrieur et qui tente de la servir au mieux. Cette
ambivalence de la philosophie poincarienne nest peut-tre
quapparente : sil est effectivement indniable que le thme de la
valeur de la science habite une part non ngligeable de sa
philosophie, il nen est pas moins vrai quon ne retrouve pas chez
Poincar cette volont militante stigmatise par Althusser dexploiter
les crises au profit dun retour archaque aux formes classiques du
spiritualisme. La philosophie poincarienne nest certainement pas
idologique, elle ne vise en aucune faon assurer le salut de la
science et la ramener dans le giron dune tradition
mtaphysico-religieuse millnaire.11 En dautres termes et pour
reprendre lexpression dAlthusser la philosophie poincarienne est
bel et bien une philosophie de la science, scientifique, faite par
un savant . Cependant, cette rduction de lambivalence ne doit pas
nous abuser : la classification dAlthusser peut constituer un schme
pour ltude de la philosophie de Poincar et condition de la nuancer
et de laffiner quelque peu une analyse plus dtaille devrait
permettre de voir surgir une nouvelle tension, plus relle cette
fois-ci. La philosophie poincarienne nest pas affecte dun
ddoublement de la personnalit et noscille pas entre ces deux
tendances contradictoires. Lambivalence qui laffecte ne trouve pas
son expression dans une contradiction entre une philosophie
aspirant une rcupration idologique de la science et une philosophie
ambitionnant de servir au mieux la science ; elle sexprime travers
une tension originelle entre des lments techniques issus dune
pratique intensive de la science et des lments spiritualistes issus
dune tradition sculaire particulirement prsente au sein de la
communaut philosophique franaise du tournant du sicle. Plus
simplement, la philosophie poincarienne semble avoir t labore
partir de deux sources principales : dune part, une source
scientifique et technique prenant occasionnellement position dans
le champ philosophique, et dautre part, une source proprement
philosophique, prenant appui sur la tradition et tirant sa matire
dune frquentation assidue de la communaut philosophique hexagonale
(en particulier de lentourage du philosophe spiritualiste mile
Boutroux). Scientifique de formation, Poincar entra en philosophie
en transformant lobjet de sa pratique scientifique quotidienne en
objet de rflexion. Derrire lapparente limpidit de son style se11
Nous verrons dailleurs la fin de ce travail que la philosophie
poincarienne fut lobjet de tentatives de rcupration idologiques et
religieuses.
tel-00137859, version 1 - 22 Mar 2007
Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie Le
Conventionnalisme Gomtrique, Entre Mathmatiques et Philosophie
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dissimule en ralit une philosophie mettant en uvre une multitude
de concepts trs techniques. Quil aborde la question de la gense de
la notion despace ou le problme du rle des conventions en gomtrie,
quil porte un regard critique sur la philosophie kantienne ou sur
les travaux de Riemann ou Helmholtz, Poincar sappuie gnralement et
de manire implicite sur des concepts thoriques et mathmatiques
complexes ; la thorie des groupes, les gomtries non euclidiennes,
la topologie ou lAnalysis situs structurent de faon sous-jacente un
grand nombre de ses dveloppements philosophiques. Ce versant
technique de luvre poincarienne a fait lobjet dun grand nombre
dtudes. Grce aux travaux de commentateurs issus des mathmatiques
(Mooij, Torretti), de la physique (Giedymin, Grnbaum) ou de la
logique (Heinzmann), on parvient aujourdhui avoir une ide assez
claire de ce que cette philosophie doit la pratique scientifique.
La pense philosophique de Poincar ne trouve pas, cependant, son
seul ancrage dans lhistoire des mathmatiques et dans les
conceptions philosophiques qui accompagnrent son dveloppement. Dans
ses ouvrages philosophiques (La science et lhypothse, La valeur de
la science et Science et mthode), les rfrences diffrents
philosophes ne manquent pas : un recensement sommaire permet
disoler les noms de Bertrand Russell, douard Le Roy, Taine,
Cournot, Kant, picure ou mile Boutroux. De mme, bien que la
correspondance philosophique de Poincar soit quasiment inexistante,
aux dtours de certaines lettres quelques noms apparaissent Leibnitz
ou Descartes et on apprend que Poincar conseilla la lecture des
livres de Bergson et de William James la princesse Marie Bonaparte.
Cette seconde dimension de luvre poincarienne est bien moins connue
et na gure fait lobjet dtudes approfondies. Le sujet mrite
cependant quon sy attarde ! Lecteur de Bergson, correspondant
dvellin, collaborateur rgulier de la Revue de mtaphysique et de
morale, prsident de la section scientifique du Congrs International
de philosophie de 1900 et, surtout, beau-frre dmile Boutroux,
Poincar eut ses entres au sein de la communaut philosophique
franaise et il serait pour le moins tonnant que sa pense ne doive
rien ces relations privilgies. Revenons aux conceptions dAlthusser.
Comme nous lavons vu, Poincar ne faisait pas partie de ces savants
qui tentrent de rcuprer la science des fins apologtiques et il se
borna constituer une philosophie scientifique adapte aux volutions
que connaissait la science de son poque. Cependant, les liens
amicaux et familiaux quil entretenait avec Boutroux le plaaient
dans la sphre dinfluence dun philosophe profondment croyant, dont
le but avou tait de cantonner la science dans des limites
raisonnables et dassurer, en raction contre le dterminisme
scientifique, le renouveau dune philosophie de la libert et de la
spontanit. De manire significative, Boutroux intitulait sa thse de
1874 De la contingence des lois de la nature, titre qui laissait
entendre que le dterminisme tait inapte rendre compltement compte
des phnomnes naturels. Influenc par Boutroux, Poincar pousa
certaines de ses ides et, dans un certain sens, son
conventionnalisme pourrait tre interprt comme une mise en vidence
de larbitraire scientifique, comme une critique du ralisme naf des
scientifiques qui pensent atteindre le fond des choses. La tension
que nous avions vue se rsorber semble donc rapparatre, mais
indirectement cette fois-ci, par lintermdiaire de Boutroux. Bien
que lide dun salut de la science par la religion et le
spiritualisme soit absente de la pense poincarienne, cest nanmoins
partir de thmes similaires hrits de Boutroux quil labora sa
philosophie conventionnaliste. Selon Althusser, le contenu de la
philosophie spontane des savants est contradictoire et cette
contradiction sexprime travers deux lments distincts, lun
intra-scientifique, lautre extrascientifique. Llment
intra-scientifique quil appelle galement lment 1 reprsente des
convictions et des croyances issues de lexprience de la pratique
scientifique elle-mme, immdiate et quotidienne : spontane .12 Il se
manifeste sous la forme dun corpus de thses concernant la pratique
scientifique : croyance en lexistence relle des objets sur lesquels
porte la science, croyance en lobjectivit des connaissances
scientifiques qui permettent12
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[Althusser 1974], page 100.
Henri Poincar (1854-1912) : Des Mathmatiques la Philosophie Le
Conventionnalisme Gomtrique, Entre Mathmatiques et Philosophie
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dapprhender ces objets, croyance en la validit de la mthode
scientifique qui se trouve la base de la production de
connaissances savantes. Cet ensemble de croyances est impermable au
doute philosophique et il ne renie pas le caractre lgitime de la
pratique scientifique. Llment extra-scientifique (lment 2) sexprime
galement sous la forme dun corpus de croyances mais, bien quelles
portent sur la science, celles-ci nen sont pas pour autant issues ;
elles ont pour caractristique de soumettre la pratique scientifique
une question de droit. Mise en question de lexistence des objets,
critique de lobjectivit des connaissances scientifiques et des
thories, insistance sur la valeur de la science ou sur la nature
relle de lesprit scientifique, etc., sont les thses qui animent
cette seconde facette. La contradiction des philosophies spontanes
de savants trouve par consquent son fondement dans la tension
existant entre un lment 1 qui sapparente au matrialisme et un lment
2 qui correspond lidalisme.13 Or, dun point de vue historique,
Althusser constate que llment matrialiste a le plus souvent t sous
la coupe de llment idaliste :Dans la philosophie spontane des
savants (P.S.S.) llment 1 (matrialiste) est, dans la grande majorit
des cas (et sauf exception dautant plus remarquable), domin par
llment 2. Cette situation reproduit, au sein de la P.S.S., le
rapport de force philosophique existant dans le monde o vivent les
savants que nous connaissons, entre le matrialisme et lidalisme, et
la domination de lidalisme sur le matrialisme.14
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Le jugement dAlthusser sapplique-t-il la philosophie
poincarienne ? Peut-on voir dans la tension qui constitue son
origine une domination de llment extra-scientifique sur llment
intra-scientifique ? Telles sont les questions que nous aimerions
rsoudre maintenant dans les deux chapitres qui vont suivre. Nous
tenterons dapporter un clairage sur la tension qui existe entre les
deux sources du conventionnalisme et doprer un retour aux sources
de cette philosophie ; nous tenterons dtablir un certain quilibre
entre ces deux sources en insistant sur le rle essentiel que