SociologieS La recherche en actes Enquêter sur la « diversité » à Berlin. Le cas de l’inspecteur Bobkowski Barbara Thériault Édition électronique URL : http://sociologies.revues.org/3476 ISSN : 1992-2655 Éditeur Association internationale des sociologues de langue française (AISLF) Ce document vous est offert par Bibliothèques de l’Université de Montréal Référence électronique Barbara Thériault, « Enquêter sur la « diversité » à Berlin. Le cas de l’inspecteur Bobkowski », SociologieS [En ligne], La recherche en actes, Champs de recherche et enjeux de terrain, mis en ligne le 11 avril 2011, consulté le 13 octobre 2016. URL : http://sociologies.revues.org/3476 Ce document a été généré automatiquement le 13 octobre 2016. Les contenus de la revue SociologieS sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France.
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Thériault, Barbara. « Enquêter sur la ‘diversité’ à Berlin. Le cas de l’inspecteur Bobkowski », SociologieS, 2011.
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SociologieS La recherche en actes
Enquêter sur la « diversité » à Berlin. Le cas del’inspecteur Bobkowski
ÉditeurAssociation internationale des sociologuesde langue française (AISLF)
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Référence électroniqueBarbara Thériault, « Enquêter sur la « diversité » à Berlin. Le cas de l’inspecteur Bobkowski », SociologieS [En ligne], La recherche en actes, Champs de recherche et enjeux de terrain, mis en ligne le11 avril 2011, consulté le 13 octobre 2016. URL : http://sociologies.revues.org/3476
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Les contenus de la revue SociologieS sont mis à disposition selon les termes de la Licence CreativeCommons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modification 3.0 France.
Enquêter sur la « diversité » à Berlin. Lecas de l’inspecteur Bobkowski
Barbara Thériault
1 L’objectif du projet à l’origine de cet article 1 était pragmatique : je souhaitais enquêter
sur la question de la diversité en Allemagne, un pays réputé hostile à la différence
(Schiffauer, Baumann et al., 2004). La police me semblait un terrain d’enquête tout
indiqué : des initiatives avaient été mises de l’avant dans les années 1990 pour faire la
promotion de la diversité. De plus, la police représentait un cas extrême, avec lequel le
sociologue entretient souvent un rapport tendu aux valeurs. En tant que sociologue, je
souhaitais aller au-delà des acceptions managériales du terme, associées ici à l’idée
d’efficacité ou, à certaines occasions, à une dimension d’accommodation aux pratiques
religieuses et culturelles dans la fonction publique et à la lutte contre la discrimination.
J’entendais en effet ce concept dans un sens que je considère davantage ancré
sociologiquement.
2
Dans la foulée d’une sociologie inspirée par l’œuvre de Max Weber, il s’agissait de
reconstruire les motifs de l’action de ceux qui, à travers leur travail, avaient
effectivement contribué à une plus grande reconnaissance de la différence dans les
services policiers 2. Qui étaient ces « porteurs de la diversité » ? Parce qu’ils avaient attiré
l’attention de chercheurs (Franzke, 1999 ; Blom, 2005 ; Behr, 2006 ; Hunold, 2008), je me
suis d’abord intéressée aux responsables des initiatives visant à recruter et former des
officiers de police issus de l’immigration (Thériault, 2004 et 2008). Je me suis ensuite
penchée sur d’autres secteurs susceptibles d’avoir abordé la question de la différence : des
séminaires pour les responsables des forces policières, des initiatives syndicales et même
l’aumônerie de la police. J’ai découvert que, bien que ces initiatives référaient parfois
explicitement à la « diversité », elles n’avaient pas toujours mené à une plus grande
reconnaissance de la différence dans les services policiers. C’est alors que je me suis
tournée vers un autre domaine où était plus ou moins formellement abordée la question
de la différence : l’enseignement. Parce qu’elle s’avérait une voie possiblement féconde,
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c’est l’éducation politique – et plus spécifiquement ceux qui en étaient en charge – qui a
alors retenu mon attention.
L’éducation politique est un domaine d’enseignement unique que l’on pourrait caractériser de
« propagande non-partisane » (Hébert, 2006, p. 171 ; Mannheim, 1929, p. 158) et dont les racines
intellectuelles remontent aux réflexions menées sur le rôle des intellectuels dans le contexte
allemand de l’entre-deux guerres. Au sortir de l’ère nazie et dans l’ombre de l’holocauste, cette
science politique (ou « démocratique ») a été institutionnalisée dans le but d’inculquer un sens
démocratique à la population et de faire la promotion d’attitudes et d’institutions libérales au
sein de la nouvelle République fédérale (Widmaier, 1987 ; Buse, 2008). L’éducation politique est
une institution détachée de toute orientation politique partisane. Elle est coordonnée par des
agences situées aux niveaux du fédéral (la Bundeszentrale für politische Bildung) et des Länder (les
Landeszentralen für politische Bildung) qui supervisent et soutiennent les enseignants, les
publications et les informations médiatiques, en plus d’organiser conférences et événements
publics.
3
À l’Académie de police et Centre d’entraînement de Berlin, c’est l’inspecteur
Klaus Bobkowski qui est en charge de l’unité d’éducation politique. Nous nous sommes
rencontrés pour la première fois dans son bureau, rempli de coupures de journaux et de
livres portant sur la police et l’histoire de l’Allemagne, puis plus tard au Musée de la
Police de Berlin, une institution qui lui doit en grande partie son existence. Parce que ses
propos et ses activités (ainsi que ceux de ses collègues) se sont vite avérés instructifs
quant au traitement de la différence dans les forces policières, nous nous sommes
rencontrés à plusieurs reprises entre 2006 et 2009 et je l’ai accompagné dans le cadre de
ses activités. Au-delà de ses activités d’inspecteur et d’enseignant, Klaus Bobkowski est
également un historien amateur. Ses efforts pour cerner le passé de la police ont une
portée sociologique non négligeable non seulement pour saisir la façon dont est traitée la
différence, mais aussi pour comprendre comment ces inspecteurs, confrontés souvent à
une importante résistance interne, ont contribué à faire la promotion de la différence au
sein de la police – parfois même à l’encontre de leurs intentions initiales.
4
Après avoir examiné le cas de Klaus Bobkowski et son travail dans le domaine de
l’éducation politique, je présente dans cet article une mise en abîme qui relate les
tentatives de l’inspecteur et de ses collègues pour commémorer Bernhard Weiß, un juif
pratiquant devenu président adjoint des forces de police berlinoises dans les années 1920.
En contrastant dans une deuxième partie les motifs des officiers avec ceux des défenseurs
contemporains de Weiß, j’illustre comment les inspecteurs, malgré la résistance qu’ils ont
rencontrée, ont contribué – parfois malgré eux – à engendrer une plus grande
reconnaissance de la différence dans la police. La juxtaposition de ces deux cas constitue
un moment-clé, car elle permet d’isoler, dans une troisième et dernière partie, les motifs
qui sous-tendent un type particulier de « porteur de la diversité » et leurs fondements
culturels et institutionnels. Le type délinéé, je peux retourner à l’inspecteur Bobkowski et
aux dilemmes auxquels il a été confronté. Le protagoniste, il va sans dire, n’est pas copie
du type.
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2
Enseigner l’éducation politique
L’inspecteur Klaus Bobkowski
5 Comme la majorité du corps enseignant de l’Académie de police et Centre d’entraînement
de Berlin, Klaus Bobkowski est également un officier de police 3. Mais il s’avère que
l’inspecteur est également un historien amateur enthousiaste : « Eh bien, le soir, les fins
de semaine, d’autres personnes… pendant que d’autres personnes regardent des
téléromans ou se fouillent le nez, d’habitude je lis des livres F05BrireF0
5D » 4. Après avoir
terminé le lycée, il rejoint les forces de police en 1968 – l’année des grandes
manifestations étudiantes. Non sans ironie, il se qualifie lui-même comme étant à la fois
un « vieux soixante-huitard » et un authentique officier de police 5. Lorsque nous nous
sommes rencontrés pour la première fois en 2006, Klaus Bobkowski enseignait l’éducation
politique aux recrues et officiers depuis trente-deux ans.
6
L’éducation politique occupe une plage importante de l’horaire des académies de
police allemandes, tout particulièrement dans la capitale. Elle a longtemps représenté un
sujet très sensible dans cette enclave géographique et idéologique qu’était Berlin-Ouest
au temps de la Guerre froide – une ville alors souvent décrite comme « une île au milieu
d’une mer rouge ». Même aujourd’hui, au cours de la formation de deux ans et demi que
doit suivre une recrue, quatre heures d’enseignement par semaine sont réservées à
l’éducation politique, un chiffre considérable, équivalent au temps alloué à ce qui est
considéré comme le cœur de l’enseignement policier : le droit d’intervention (
Eingriffsrecht). Les recrues se voient donc enseigner les mécanismes parlementaires
allemands en plus du droit étatique et constitutionnel, avec une importance toute
particulière accordée aux droits fondamentaux. À l’Académie de police de Berlin, la
matière abordée peut se décrire comme un croisement entre l’histoire et la science
politique. En plus de l’histoire du Troisième Reich, Klaus Bobkowski insiste
particulièrement sur l’histoire de la République de Weimar (1918-1933) et les menaces
extrémistes auxquelles elle était confrontée par la gauche comme la droite du spectre
politique, une période qui incarne, dit-il, « tout le bien et le mal » de l’histoire allemande.
7
À la suite d’un incident impliquant le harcèlement d’une recrue d’origine juive
au début des années 1980, l’éducation politique a été entièrement réformée. Ce qui, avant,
était un enseignement théorique de droit étatique et constitutionnel, s’est vu orienté
davantage vers la pratique et l’actualité politique. Bobkowski explique que le « travail de
terrain » a été ajouté à la partie théorique du cours afin que les recrues acquièrent une
expérience concrète de l’objet de l’éducation politique :
Je veux dire, avec les droits fondamentaux et l’état de droit c’est toujours commeça, vous ne pouvez pas dire : « J’ai fait ça et c’est là pour de bon » ou quelque chosedu genre. Ou : « On est une démocratie et on va toujours en être une ». C’est commele mariage, eh bien, l’amour ne va pas toujours rester, il faut travailler pour. C’estexactement la même chose pour certains sujets dans la police. Ils ne peuvent pasdire, parce qu’ils ont eu dans leur formation sur les droits fondamentaux, la règlede droit, le racisme, l’antisémitisme, la xénophobie, que ça F0
5Bl’esprit des droitsfondamentaux F0
5D va leur rester jusqu’à leur 63ème anniversaire, bien, jusqu’aumoment où l’officier prend sa retraite 6.
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Dans l’optique de ne pas trop « mariner dans sa sauce », des dirigeants
d’organisations non gouvernementales et de communautés ethniques locales ont été
invités à donner des conférences et à partager leurs expériences avec les recrues et les
officiers, des podiums de discussion ont été organisés, des excursions ont été planifiées
(visites au Bundestag ou au Mémorial aux juifs assassinés d’Europe, par exemple), et les
élèves du cours d’éducation politique participent à des activités comme la cérémonie
commémorative du Reichspogromnacht. Par le biais des changements qu’ils ont apportés,
Klaus Bobkowski et ses collègues sont devenus familiers avec certaines associations ainsi
qu’avec des responsables de la ville et des commissaires étrangers 7. En raison de ces
contacts, les officiers de l’Académie de police et Centre d’entraînement de Berlin se sont
vu confier la coordination d’un projet de deux ans financé par l’Union européenne (UE), le
NAPAP (Non-Governmental Organisations and Police against Prejudice) 8. « Ben, nous avons en
fait commencé avec ça vers la mi-90 F05Bdurant la vague d’initiatives financées par l’UE et
de conférences sur la discrimination F05D. Oui, la mi-90. Ça a… bien, ça nous a été imposé,
aussi par les commissaires étrangers à l’époque 9 ». À l’initiative de l’inspecteur, le projet
a été institutionnalisé en une semaine de séminaires de techniques interculturelles,
obligatoire pour chacune des recrues à la fin de leur entraînement 10.
9
Dans les années 1990, Klaus Bobkowski et ses collègues ont pris part à de
nombreuses conférences et rencontré des responsables de la ville. Grâce à leurs contacts
et à l’expérience qu’ils ont accumulée, ils ont développé un réseautage très actif et sont
devenus des experts autodidactes en matières interculturelles. Avec le temps et sous leur
impulsion, l’éducation politique a entraîné dans son orbite – au-delà de l’enseignement et
de la formation à l’interne – toute une série d’activités diverses, en plus de s’établir en
une position-clé, un Weichenstellung, pour la reconnaissance pragmatique de la différence
au sein de la police 11.
Dans l’orbite de l’éducation politique
10
Bien que ne tombant pas officiellement sous la responsabilité de l’éducation
politique, un Clearingstelle – un bureau de médiation pour les conflits pouvant émerger
entre la police et les « étrangers » (Ausländer) – a été mis sur pied en 1993 sous l’égide de
l’inspecteur Klaus Bobkowski. Le Clearingstelle est mené par un policier d’origine ethnique
allemande qui enseigne également, en se basant sur des cas réels, au centre
d’entraînement de la police. Parmi les autres activités se retrouvent des initiatives
spécifiques de recrutement. Suite à une cristallisation des contacts entre le personnel de
l’Académie de police, l’Union turque de Berlin-Brandenbourg (une organisation de
lobbying kémaliste défendant les intérêts des Turcs Allemands), le sénateur de l’intérieur
et le bureau du travail de la ville, un cours de dix semaines a été créé pour de jeunes
chômeurs turcs – un cours mis sur pied afin de préparer les candidats aux rigoureux
examens d’entrée de la police 12.
11
Parallèlement à l’enseignement et aux initiatives de recrutement, la
commémoration du passé est devenue un centre d’attention de l’unité d’éducation
politique. Vers la fin des années 1980, le musée et les archives de la police de Berlin ont
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été mis sur pied au quartier général de la police à Tempelhof. Les membres de la société
historique de la police et le personnel du département d’éducation politique ont joué un
rôle central dans leur création. En tant que président-adjoint de la société historique de la
police, Klaus Bobkowski a conçu une exposition sur l’histoire des forces de police de
Berlin (de la fondation d’une police prussienne au milieu du dix-neuvième siècle
jusqu’aux confrontations avec les squatters de la ville dans les années 1980 et l’unification
des forces de l’Est et de l’Ouest au début des années 1990). Il a également accueilli des
visiteurs du musée, publié des articles dans des organes internes de la police et s’est
impliqué dans des activités de commémoration – le tout dans le cadre de l’éducation
politique des recrues et des officiers.
12
Parmi ces initiatives de commémoration s’en trouve une qui a particulièrement
retenu mon attention en raison des similitudes que je lui trouvais avec l’objet de ma
propre recherche et de la mise en abîme qu’elle offrait : il s’agit du cas du fonctionnaire
de la police berlinoise Bernhard Weiß.
Excursus : une histoire dans l’histoire. Le « CarréBernhard-Weiß »
13
Michel de Certeau (1990 [1980], p. 190) a écrit : « tout pouvoir est toponymique et
instaure son ordre de lieux en nommant ». Au lendemain de l’unification allemande,
Berlin a été le témoin de nombreuses tentatives pour renommer des rues et des espaces
publics. La police n’y a pas fait exception. Reconnu comme historien amateur
enthousiaste, Klaus Bobkowski s’est vu mandaté en 2002 par le chef de police pour se
pencher sur l’histoire de la police et émettre des recommandations sur des personnages
dignes de reconnaissance. Tout en étant soucieux de souligner que l’histoire de la police
était loin d’être immaculée, il a toutefois indiqué deux figures de l’ère Weimar méritant
une attention spéciale : Ernst Gennat, l’un des fondateurs de la criminologie et de la
pratique médico-légale modernes, et Bernhard Weiß, chef adjoint de la police. De ces
deux personnages, qui se trouvent également à être le matériau de nombreuses études
historiographiques, mais aussi de romans et de films, Bernhard Weiß était au centre de la
majorité des efforts de Klaus Bobkowski en faveur de sa reconnaissance 13.
14
Avocat prussien de formation, Bernhard Weiß (1880-1951) était un officier
décoré, devenu fonctionnaire haut gradé dans la police berlinoise au temps de la
République de Weimar. Juif pratiquant, Weiß personnifiait l’archétype de « l’étranger
établi » et représentait une rare exception dans la fonction publique de l’État prussien 14.
Bill Drews, le dernier ministre prussien de l’intérieur sous la monarchie, a nommé
Bernhard Weiß fonctionnaire (politischer Beamter) en juin 1918 (Bering, 1992 [1987],
p. 132 ; Hamburger, 1968, p. 102). Il a ainsi été le premier juif non baptisé du Ministère
prussien de l’Intérieur. De 1918 à 1924, il a été chef de la police politique de Berlin et, de
1925 à 1927, chef de la police criminelle de Berlin. Bernhard Weiß est devenu président
adjoint de la police en 1927 avant d’être démis par les Nazis en 1932 et forcé à émigrer.
Dans le but de reconnaître Bernhard Weiß en tant que figure proéminente de la police
durant la République de Weimar et, comme le souligne Klaus Bobkowski, comme étant « le
principal opposant à Goebbels, l’homme de la propagande nazie 15 », une initiative a été
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enclenchée pour nommer le carré faisant face à la célèbre gare berlinoise Friedrichstraße,
le « Carré Bernhard-Weiß » 16.
15
En janvier 2004, la recommandation de la société historique de la police a été
soumise par la branche berlinoise du libéral Parti démocrate libre (FDP) au parlement de
Berlin 17. Ce parti avait été approché, souligne Klaus Bobkowski, parce qu’il « s’imposait
comme le choix évident de successeur au DDP et au parti de Weiß » 18. Le Parti démocrate
allemand (DDP) était, entre 1918 et 1922, un parti libéral de gauche principalement
protestant, dont l’électorat englobait une large part de la bourgeoisie libérale éduquée de
l’ère weimarienne, parmi lesquels se trouvaient bon nombre de juifs (Hamburger &
Pulzer, 1985, pp. 8-14 ; Langewiesche, 2000 [1988], pp. 304-405). Ce parti libéral s’était
entre autres distingué par ses efforts pour défendre la nouvelle République contre ses
opposants de droite comme de gauche. Après 1945, selon Dieter Langewiesche (2000
[1988], pp. 306 et suiv.), ce sont des partis comme l’Union démocrate chrétienne ou le
Parti social démocrate (SPD), ainsi que les institutions sociales de la République Fédérale
qui reflètent le mieux le programme libéral de la République de Weimar – davantage
qu’un parti comme le FDP. Passant outre la question de savoir si le FDP, un parti
principalement caractérisé par ses orientations économiques libérales, peut être perçu
comme l’héritier du DDP, ou encore si Bernhard Weiß en aurait aujourd’hui une carte de
membre, soulignons simplement que Klaus Bobkowski et ses collègues tenaient au soutien
de ce parti en particulier dans leurs efforts pour commémorer Bernhard Weiß.
16
S’étant assuré d’un soutien politique local, les membres de la société historique
de la police étaient confiants que leur initiative verrait le jour. C’est donc avec une grande
surprise qu’ils ont appris que la recommandation avait été rejetée en raison d’une
nouvelle politique du quartier : une semaine avant que la proposition ne soit présentée
par le FDP, la coalition au pouvoir (réunissant le SDP et le Parti du socialisme
démocratique, PDS) s’était entendue pour nommer ou renommer les rues et les places de
la ville exclusivement avec des noms de femmes – et ce tant et aussi longtemps que les
femmes demeureraient sous-représentées 19. Contestant ce qui pourrait se voir comme
une forme de « discrimination positive à rebours » et qui a été décrit par les
pétitionnaires comme de l’intransigeance, le président de la société historique ainsi qu’un
ancien chef de police ont écrit de nombreuses lettres aux politiciens locaux avant de se
tourner vers la presse 20.
17
Les lettres adressées aux responsables municipaux insistent sur le rôle de
Bernhard Weiß comme représentant de la police, fier démocrate prussien et indéfectible
opposant à Joseph Goebbels 21. Ils soulignent le caractère exceptionnel de l’ancien
président adjoint de la police – en tant que personnalité exceptionnelle n’ayant « aucun
exemple comparable » (kein vergleichbares Vorbild) – et insistent sur la nécessité urgente (
dringendes Gebot) de l’honorer. Malgré l’identification d’une nouvelle localisation et
l’obtention du soutien du maire de Berlin, l’initiative a échoué a nouveau en 2005, au
désespoir de ses défenseurs. Bien que visiblement déçu, l’inspecteur Klaus Bobkowski
s’est senti tenu de souligner qu’à aucun moment du processus ils n’avaient – lui ou ses
collègues de la société historique – soulevé l’argument de la judéité de Bernhard Weiß, ou
cherché le soutien de la communauté juive de Berlin, ne souhaitant bénéficier « d’aucun
traitement collectif préférentiel 22 ». Les pétitionnaires souhaitaient éviter de laisser
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croire que Bernhard Weiß n’était commémoré « que parce qu’il était juif », au détriment
de la reconnaissance de son mérite en tant que haut responsable de la police prussienne 23
. Cette position aurait sans doute reçu l’assentiment de Bernhard Weiß lui-même qui
souhaitait être reconnu en tant que fonctionnaire prussien (Liang, 1970, pp. 158-160) et se
battait, à l’aide de moyens légaux, contre les discriminations individuelles 24.
18
Lorsque j’ai rencontré Klaus Bobkowski en août 2008, il n’avait pas perdu espoir
de trouver une place appropriée pour honorer l’ancien président adjoint 25. Entre temps,
il avait contribué à l’organisation du lancement d’une petite biographie de Bernhard
Weiß (voir Rott, 2008), qui inclut une préface du chef de police et qui a été achetée en
grandes quantités par le département de police pour être distribuée aux recrues.
Photo qu’affectionne particulièrement Klaus Bobkowski représentant Bernhard Weiß, debout, encompagnie de Daisy Grzesinski, Charlie Chaplin, Albert Grzesinski et Lotte Weiß in 1931 (avec lapermission de service médiatique de la police de Berlin).
L’histoire croisée
19
Ces efforts de commémoration nous informent sur la reconnaissance de la
différence au sein de la police, mais leur description pointe également certains éléments
déroutants. Il n’y a peut-être aucune surprise à croiser – à Berlin comme dans d’autres
départements de police – ceux auxquels je réfère comme à des « porteurs de la diversité »
au sein du personnel enseignant de l’éducation politique 26. Après tout, il s’agit d’une
avenue fréquemment utilisée pour parler de, et composer avec, une forme de différence
spécifique à l’Allemagne d’après-guerre. J’ai pourtant été frappée de constater à quel
point les officiers se réfèrent – et parfois même s’identifient – à des personnages,
principes et institutions libérales de la République de Weimar de même qu’à l’héritage
libéral qu’ils défendent, un fait qui se remarque non seulement dans leur enseignement
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mais aussi (et peut-être surtout) dans leurs initiatives de commémoration. Les officiers
insistaient particulièrement – comme Bernhard Weiß et ses protecteurs auraient pu le
faire – sur les efforts et les mérites des individus, ainsi que sur le principe formel d’égalité
au sein d’une organisation neutre 27. Insistant sur « l’esprit » du droit constitutionnel
dans le travail de la police moderne, ils faisaient également la promotion d’un ordre du
jour libéral basé sur l’égalité civique.
20
Ces références à la République de Weimar et à ses principes, comme nous l’avons
vu, étaient particulièrement explicites dans le cas de ces efforts de commémoration. Aux
yeux des recrues et des jeunes officiers, de tels exemples transmettaient une image certes
un peu vétuste, mais néanmoins respectable de Klaus Bobkowski et de ses collègues. De
façon générale, de telles références n’allaient pas sans une certaine ambivalence. Comme
le souligne Augustin Simard (2008), les références à la République de Weimar ont
largement été remplacées dans le vocabulaire des cours d’éducation politique.
21
Lorsque Klaus Bobkowski tente d’établir un parallèle entre ses collègues de la
police et les défenseurs de Bernhard Weiß, par exemple en présentant le FDP comme le
successeur naturel du DDP, il est cependant inconfortable et évite d’approfondir le sujet.
D’abord, le FDP n’est pas le DDP. Ensuite, l’image actuelle des officiers de police –
principalement issus d’une petite classe moyenne – se prête mal à une comparaison avec
des personnages issus d’une classe moyenne libérale éduquée (Bildungsbürgertum). La
Bildungsbürgertum pourrait se décrire dans des termes wébériens comme un groupe de
statut – comparativement à une classe à proprement parler – dont les membres se
caractérisaient bien davantage par leur éducation et leur mode de vie culturel raffiné que
par la possession d’un certain capital économique (Weber, 1995 F05B1921F05D, pp. 395-397)28.
22
Malgré tout, l’initiative de commémoration de Bernhard Weiß semblait
pertinente pour saisir le traitement de la différence au sein des forces de police ainsi
qu’un certain modèle d’inclusion – ou « l’idéal du nous » dont parle Norbert Elias (1998 F05B
1989F05D). Elle rappelle les attitudes d’aujourd’hui à l’endroit des initiatives de recrutement
d’officiers issus de l’immigration ; les arguments avancés en faveur de Bernhard Weiß ne
sont en effet pas sans faire écho à ceux entendus depuis les années 1990 en faveur du
recrutement « d’étrangers » dans les forces de police, un domaine où le changement
organisationnel a été tout particulièrement recherché (Thériault, 2008). Ils renvoient
typiquement à une logique d’exception qui cherche la reconnaissance de la différence
tout en visant à confirmer le principe d’égalité considéré inhérent à l’organisation
policière 29.
23
Pouvons-nous apprendre quelque chose de la comparaison de cas et de figures
apparemment si différents que le sont Klaus Bobkowski, ses collègues, Bernhard Weiß et
ses défenseurs ? Suivant Michael Werner et Bénédicte Zimmermann, j’aborderai
maintenant les liens entre chacun de ces deux cas sous l’angle de l’histoire croisée.
Construite sur la base de comparaisons et de transferts culturels, l’histoire croisée permet
d’ouvrir la méthode comparative au-delà de la logique habituelle des cadres nationaux et
synchroniques, et permet de considérer les objets de recherche « pas seulement […] les
uns par rapport aux autres, mais également les uns à travers les autres, en termes de
relations, d’interactions, de circulations » (Werner & Zimmerman, 2004, p. 22). En
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entremêlant le cas de Bernhard Weiß et ses défenseurs avec les tentatives mises de
l’avant pour le commémorer, je suis en mesure d’isoler des motifs communs afin de
délinéer les contours d’un type particulier de porteur de la diversité auquel des individus
réels – incluant Klaus Bobkowski – peuvent ensuite être comparés et à l’aune duquel ils
pourront être mesurés.
24
M’appuyant sur la sociologie wébérienne, j’examinerai d’abord les motifs – un
« ensemble significatif qui semble constituer aux yeux de l’agent ou de l’observateur la
“raison” significative d’un comportement » (Weber, 1995 F05B1921F0
5D, p. 38) – qui sous-
tendent l’action entreprise dans chacun des cas. En plus des motifs sous-tendant l’action,
je porterai une attention particulière aux mesures prises pour changer les mentalités et le
contexte organisationnel, ainsi qu’aux conséquences et aux dilemmes liés à ces mesures.
Trouver les motifs
25
Qui étaient les partisans contemporains de Bernhard Weiß ? Et quels étaient
leurs motifs pour le soutenir ? Ils étaient des gentils de confession libérale – des hommes
qui pour la plupart, comme Bernhard Weiß, étaient membres de l’Association de Défense
contre l’Antisémitisme (Abwehr-Verein gegen Antisemitismus), une association
majoritairement composée de protestants et de juifs. Ils adhéraient au principe abstrait
d’égalité devant la loi 30, idée caractéristique de chacune des différentes tendances
libérales, croyaient à l’assimilation mais également à une culture allemande et
hétérogène.
26
Parmi eux, Bill Drews (1870-1938), le premier à avoir confié à Bernhard Weiß un
poste dans son ministère, mérite une attention particulière. Mais un autre personnage
important doit être rappelé : Albert Grzesinski (1879-1947), ministre prussien de
l’intérieur sous Weimar, celui qui a nommé Bernhard Weiß chef adjoint de sa police.
Albert Grzesinski est reconnu pour ses efforts de démocratisation de la fonction publique
sous le nouvel ordre républicain, y compris des forces de police qui tombaient sous son
autorité ministérielle. Il procédait surtout par le biais de politiques de personnel (Glees,
1974 ; Albrecht 1999, pp. 210 et suiv.). Dans ses mémoires, il se rappelle notamment avoir
engagé des outsiders dignes de confiance (Grzesinski 1974 [1939], p.112 et 2001 [1934],
p. 204) 31 tel Bernhard Weiß, qu’il décrit comme « un républicain convaincu et un
démocrate » (Ibid, p. 227). Albert Grzesinski a été confronté à une résistance considérable.
De façon générale, les partisans des juifs et d’autres outsiders (comme les catholiques ou
les socio-démocrates) de la haute administration weimarienne rencontraient beaucoup
d’opposition venue de leurs propres rangs.
27
De façon analogue, les motifs de l’inspecteur Klaus Bobkowski dans la poursuite
de ses activités (l’enseignement, la formation, la commémoration du passé et le
recrutement) ne prennent pas leur source dans une quelconque sympathie pour certains
officiers en tant qu’individus, pas plus que dans un souci de leur bien-être 32. Il agit bien
plutôt en fonction d’un principe – ou, dans des termes wébériens, d’un « dévouement à
une cause » (Dienst an der Sache) – qui est celui de la démocratisation des recrues, des
officiers et de l’organisation policière en elle-même. Rendre l’organisation plus
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démocratique implique ici, au niveau individuel, l’enseignement des droits fondamentaux
au sein d’un ordre démocratique et le respect de l’égalité civique dans une organisation
qui a nécessairement un statut marginal dans une démocratie libérale. Au niveau
institutionnel, ce principe implique le recrutement d’officiers issus de l’immigration. Au
fil de nos conversations, il est devenu clair que le leitmotiv de Klaus Bobkowski dans la
poursuite de ses activités était réellement d’éclairer les recrues et les officiers. En leur
inculquant les principes des droits fondamentaux et « l’esprit » qui les anime (souvenons-
nous de l’extrait cité plus haut à propos d’un projet qui n’est jamais terminé : « comme le
mariage, eh bien, l’amour va pas toujours rester, il faut travailler pour »), l’inspecteur
comprend son mandat comme étant de faire de la police une organisation plus civile et
démocratique. La démocratisation de la police a longtemps impliqué de s’éloigner d’une
tradition militaire (Liang, 1970, pp. 37 et 57) dont Klaus Bobkowski dit qu’elle était encore
très « prussienne » lorsqu’il a débuté sa formation dans les années 1960 (il mentionne les
grades, les saluts, les uniformes et l’entraînement en général).
28
Il faut reconnaître que les défenseurs de Bernhard Weiß sous Weimar faisaient
face à des politiques foncièrement intolérantes, une situation qui se compare mal à
l’Allemagne contemporaine où les valeurs libérales sont reconnues et dont les institutions
répondent à des standards libéraux 33. Si les responsables de la police sont aujourd’hui
généralement en faveur des initiatives développées dans l’orbite de l’éducation politique
(enseignement, formation, commémoration du passé et recrutement – ce dernier point
étant considéré, aujourd’hui comme à l’époque de Weimar 34, comme le moyen principal
de transformer l’organisation), une majorité d’officiers se montrent plutôt sceptiques à
leur endroit (Dudek, 2009). Cette attitude peu réceptive peut même se retrouver parmi les
officiers de recrutement, les enseignements et les responsables syndicaux mandatés pour
former, recruter et soutenir les candidats issus de l’immigration, et dont les efforts
semblent – au mieux – manquer de conviction 35. Il n’est alors pas surprenant que certains
aient décrit ces initiatives comme étant un lamentable échec (Jaschke cité dans Behr,
2006, p. 124), attribuable à une résistance interne mais également à l’inertie
bureaucratique.
Des mesures prises en terrain hostile…
29
Comme dans le cas des défenseurs des juifs et des « autres outsiders » et de la
haute administration weimarienne, les officiers que j’ai rencontrés à Berlin et dans
d’autres départements de police ont dû faire face à une résistance – certes à divers
degrés – au sein de leurs propres rangs. En fait, l’attitude de l’inspecteur Klaus Bobkowski
et celle de ses collègues de la police ne sont pas sans rappeler certains comptes-rendus
historiques de la République de Weimar, qui établissent généralement une distinction
claire entre les porteurs d’un nouvel ordre démocratique et républicain : d’une part un
petit groupe de républicains « par conviction » (Gesinnungsrepublikaner), et de l’autre un
groupe plus important de républicains « de raison » (Vernunftrepublikaner) (Langewiesche,
1993, p. 29). Dans un tel contexte, il n’est pas surprenant que les premières recrues issues
de l’immigration – tout comme les outsiders dans l’administration prussienne – aient été
en quelque sorte imposés en douce par les échelons supérieurs de la police, par des
protecteurs haut placés, bien plus qu’ils n’ont été réellement accueillis par une majorité
de leurs collègues. Dans les deux cas, ces pratiques d’embauche ont de plus été
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condamnées dans les dossiers, dans les rangs de la police ou encore par la presse, pour ce
qui était vu comme une transgression des procédures établies et de la tradition 36.
30
Confronté lui-même à cette résistance, Klaus Bobkowski ne se gêne pas pour
privilégier un modèle descendant – du sommet vers la base – qui pourrait se voir comme
un compromis entre des principes libéraux et des principes démocratiques. Certaines
choses, croit-il, doivent carrément être imposées aux officiers et à l’organisation – il
mentionne les cours préparatoires offerts aux jeunes Turcs Allemands de Berlin et les
initiatives de recrutement d’officiers issus de l’immigration. Bien que critiquée 37, cette
dernière mesure est considérée comme nécessaire pour éviter ce que prévoit l’inspecteur,
à savoir une perte de la légitimité de la police à mesure que grandit la proportion de
population berlinoise issue de l’immigration. Il insiste également sur la nécessité de
confronter la population : « Aussi, l’avocat de Zehlendorf F05Bun district huppé de BerlinF05D
doit s’habituer à se faire parler en allemand par un officier d’origine turque. Il faut aussi
qu’il apprenne à composer avec ça 38 » Aujourd’hui comme dans le passé, la façon
autoritaire dont les objectifs sont formulés ne s’accorde pas toujours avec des ambitions
démocratiques, bien qu’il pourrait être avancé que – du moins dans le contexte de
Weimar – il n’y aurait en fait aucune alternative à cette façon de faire (Glees, 1974, p. 824).
… et les dilemmes qui en découlent
31
Tout comme les défenseurs des juifs qui se faisaient accuser d’être « à demi juif »,
les officiers décrits ici comme « porteurs de la diversité » sont, en conséquence de leurs
activités, souvent identifiés à ceux qu’ils ont aidé à intégrer l’organisation 39. Ils sont
perçus comme une espèce étrange (Exote), une réalité qu’ils doivent supporter et affronter
sur le plan intérieur (Thériault, 2004, p. 89). D’une façon qui n’est pas sans rappeler le cas
des recrues et des officiers issus de l’immigration, cette situation les force souvent à
réaffirmer leur identité en tant qu’officier de police, par exemple en endossant l’uniforme
même lorsqu’il n’est pas requis 40.
32
L’inspecteur Klaus Bobkowski estime de son côté ne pas être considéré comme
une « espèce étrange » au sein de la police, bien qu’il admette être perçu comme étant
« un peu théorique 41 ». Parce que ses arguments passent bien auprès des membres des
forces de police – une organisation caractérisée par une forte socialisation et des
principes homogénéisant – et parce qu’ils répondent assez bien à l’attitude des officiers
offrant une résistance à la reconnaissance de la différence, on peut avancer que
l’inspecteur a de bonnes raisons de ne pas avoir l’impression de nager à contre-courant.
En fait, Klaus Bobkowski et les officiers de recrutement ou les enseignants que j’ai décrits
comme manquant de conviction dans leur travail, semblent souvent suivre un
raisonnement similaire. (Ils vont par exemple affirmer, en parlant du recrutement : « Il
serait bien d’engager plus d’étrangers, mais c’est difficile. Il n’y a tout simplement pas
assez de bons candidats »). Le sociologue sait bien qu’il peut y avoir différentes sources à
l’origine d’un même comportement, que les gens parlent et agissent de façon semblable
mais pour différents motifs 42. Comme l’écrit Max Weber (1995 F05B1921F05D, p. 36) : « Certains
processus externes de l’activité qui nous apparaissent comme “semblables” ou
“analogues” peuvent avoir pour fondement, du côté de l’agent ou des agents, des
Enquêter sur la « diversité » à Berlin. Le cas de l’inspecteur Bobkowski
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ensembles significatifs extrêmement divers ». Il revient au sociologue de découvrir,
d’interpréter et de reconstruire les motifs de l’action. M’attaquant à cette tâche, j’avance
qu’en contraste avec certains officiers de police qui peuvent être contre les initiatives que
j’ai ici associées à la diversité, d’autres – comme Klaus Bobkowski – peuvent ne pas être
motivés par une réaction négative de la sorte, mais bien agir en fonction d’un principe
libéral et d’un programme d’égalité civique.
33
Parce qu’il est en accord avec l’organisation policière, ce principe ne place pas
Klaus Bobkowski devant les dilemmes rencontrés par certains de ses collègues. Les
tensions que ces derniers ressentent entre leur travail et l’organisation se reflètent
beaucoup sur les différentes recrues et les officiers – comme c’était le cas des
fonctionnaires juifs sous Weimar. Un rapport – faisant suite au travail d’une commission
ad hoc composée d’un médecin de la police, d’officiers haut gradés et de personnel
enseignant – en offre un exemple parlant lorsqu’il insiste sur le besoin d’offrir un soutien
particulier aux employés issus de l’immigration. Ce rapport – d’ailleurs rédigé par Klaus
Bobkowski – souligne que de potentiels problèmes (comme la discrimination) doivent être
évités en surveillant de près les enseignants et les supérieurs immédiats (Dienstweg). Bien
que plaidant explicitement contre l’adoption de mesures spéciales, le rapport
recommande toutefois la formation d’enseignants et d’instructeurs qui agiraient comme
guides (Bärenführer) auprès des recrues. Les problèmes qui ne seraient pas réglés par un
tel suivi sont alors imputés à un manque d’autonomie individuelle et d’habileté à
affronter le travail et la réalité de la police 43.
Dévoué à une cause
Les types
34
En enquêtant sur les motifs de ceux qui contribuent à une plus grande diversité
au sein de l’organisation policière et en empruntant à la méthode wébérienne, trois
idéaltypes peuvent être identifiés lorsqu’on combine les motifs réels des individus : 1) le
spécialiste, c’est-à-dire celui qui recherche de façon explicite davantage de diversité dans
les faits comme dans les valeurs de l’organisation ; 2) l’empathique, dont les motifs
prennent source dans un souci pour le bien-être de ses collègues ; 3) l’opportuniste, dont le
motif premier repose sur l’intérêt personnel, comme par exemple un avancement de
carrière (Thériault, 2008). À partir du cas de Klaus Bobkowski et de ses collègues, mais
également d’autres cas rencontrés au fil de mon travail de terrain, et en fonction de ma
question initiale d’enquête, je suggère ici une quatrième option : celui dévoué à une cause.
Son motif principal est en effet ancré dans le dévouement à un principe – ou, pour
emprunter au vocabulaire wébérien, le « dévouement à une cause » – qu’il conçoit comme
son devoir. Ce type ne se caractérise pas, du moins dans sa forme pure, par une empathie
pour les autres ou par des intérêts personnels, pas plus qu’il ne vise la diversité en elle-
même comme objectif premier, comme dans le cas du spécialiste – bien que les hommes
et femmes derrière cet idéaltype peuvent à terme adhérer à la reconnaissance de la
différence. Ce type orienté par des principes sera prompt à insister sur l’autonomie
individuelle et l’accession à la citoyenneté par un travail d’éducation. Il fait reposer une
grande responsabilité sur l’individu – perçu comme un citoyen fort, voire héroïque. Il
partage sur ce plan des affinités avec une tradition libérale avec laquelle, incidemment,
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Max Weber lui-même aurait fort probablement eu des sympathies 44. Comme Martin
Albrow le mentionne, Weber fut toute sa vie durant un esclave du devoir, « ce sublime
concept de la vue kantienne du monde » (Albrow, 1990, p. 166).
35
Pour revenir au cas de l’inspecteur Klaus Bobkowski, il encadre son travail d’un
lexique tiré des droits fondamentaux, de l’égalité civique ou de la démocratisation de la
police – soit l’objectif de la rendre plus civile en lui insufflant l’esprit des droits
fondamentaux, quitte à parfois l’imposer aux officiers et aux organisations. Sa motivation
de départ n’était pas la reconnaissance ou la promotion de la différence au sein de la
police. Il s’agissait là plutôt d’une conséquence de son travail – mais une conséquence
dont aujourd’hui il se dit fier 45. Bien qu’il embrasse les initiatives mentionnées ici, il n’est
pas ce qu’on pourrait appeler un fervent défenseur de la différence en elle-même et il
penche davantage vers l’assimilation. Son « code motivationnel » pourrait se décrire en
quelques mots : démocratisation, droits fondamentaux et assimilation. Il serait erroné de
le décrire comme étant empathique et il se montre plutôt cynique envers les gais et les
lesbiennes, tout comme d’ailleurs envers les féministes auxquelles il se réfère parfois avec
ironie comme aux « suffragettes » (Suffragetten). Bien qu’il confère de la valeur et une
noblesse à des principes comme les droits fondamentaux, l’attitude de Klaus Bobkowski
envers la différence offense aujourd’hui la sensibilité de certains ; en fait, ceux qui se
montrent les plus sensibles à la différence et qui entretiennent un rapport positif à la
valeur de la diversité sont ceux-là mêmes qui risquent le plus de s’indigner du langage
utilisé par l’inspecteur.
Le contre-interrogatoire de Klaus Bobkowski
36
L’attitude de Klaus Bobkowski pourrait susciter l’indignation de certains parmi
les vrais hommes et femmes qui se trouvent derrière les différents types que j’ai délinéés.
Et ils pourraient bien être tentés de lui faire subir un contre-interrogatoire. L’officier
empathique dont les motifs s’enracinent dans un souci du bien-être des individus
pourrait, par exemple, critiquer le manque de sensibilité de Klaus Bobkowski envers la
question de la discrimination. Il ou elle suggérerait peut-être l’adoption de mesures
spéciales visant à protéger d’éventuelles victimes de discrimination. Du point de vue de
Klaus Bobkowski, comme nous l’avons vu, les problèmes de discrimination rencontrés par
les recrues ou officiers de police issus de l’immigration devraient être évités grâce à
l’intervention des supérieurs immédiats et, de façon générale, devraient être affrontés
avec virilité. Se concentrant plutôt sur la nécessité pour ces recrues et officiers de
bénéficier de mesures supplémentaires de protection – les officiers avec lesquels je me
suis entretenue utilisaient le terme Fürsorge 46 –, le type empathique serait prompt à
affirmer que Klaus Bobkowski n’en fait pas assez et que, globalement, il ne s’intéresse
qu’à des abstractions d’individus et non aux vraies personnes qui se cachent derrière.
Bien qu’une telle critique de passivité pourrait également provenir du type opportuniste, il
ou elle avancerait surtout que la diversité, comme fait objectif, devrait être recherchée
pour elle-même au sein de l’organisation policière. Tout comme le spécialiste, il ou elle
recommanderait des stratégies plus agressives, ou encore de nouvelles règles internes
rendant possible, par exemple, un plus grand recrutement et de plus nombreuses
promotions pour les officiers issus de l’immigration. Ceux pouvant être décrits comme
relevant du type spécialiste, les plus propices à être sensibles à la diversité comme fait et
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valeur au sein de l’organisation, seraient sans doute les premiers à s’indigner du langage
de Klaus Bobkowski.
37
L’éducation politique s’est avérée d’une pertinence sociologique non négligeable
dans mon enquête sur la diversité dans la police allemande. Elle représente en effet une
voie importante pour aborder la question de la diversité et contribuer à une
reconnaissance pragmatique de la différence au sein des forces policières 47. En
combinant des perspectives contemporaine et historique, j’ai délinéé dans cet article un
type de porteur de la diversité dévoué à une cause, dont le motif central pourrait se définir
comme un dévouement à un principe ou un « dévouement à une cause ». Concrètement,
la nature de cette cause ou de ce devoir peut prendre différents aspects – le
professionnalisme policier, les droits de la personne ou fondamentaux ou encore, comme
dans le cas présent, la démocratisation des forces de police qui n’est pas étranger à un
programme libéral d’égalité civique.
Épilogue
38
En mars 2007, des recrues de l’Académie de police de Berlin ont été accusées
d’antisémitisme. Des journalistes avaient rapporté un incident survenu lors d’une
conférence d’un survivant de l’holocauste lors d’une classe d’éducation politique. Des
recrues auraient dit que tous les Juifs étaient riches et qu’ils en avaient assez de se faire
rabâcher les oreilles avec l’holocauste 48. À la suite de l’incident et des articles parus dans
la presse, le président de la police mandata une équipe de chercheurs en sciences sociales,
des spécialistes, d’une des universités de la ville, de se pencher sur le cas et de soumettre
un rapport. Le document ne signala pas de signes notables d’antisémitisme ; une
deuxième équipe fut chargée d’évaluer le travail de la section d’éducation politique. Les
chercheurs ont critiqué les méthodes d’enseignement utilisées ; elles n’étaient pas jugées
assez interactives et le langage utilisé n’était pas perçu comme dépourvu d’un pathos
national. Ils ont suggéré différentes mesures permettant d’aborder les questions de
différences dans le cadre particulier de l’éducation politique et général de la formation.
39
Après le remous entourant l’éducation politique, Klaus Bobkowski était épuisé.
Lorsque nous nous vîmes deux ans après l’incident et ses suites, il me confia qu’il luttait
toujours sur le plan intérieur contre les rapports et les accusations. Il ajouta que, lorsque
l’éducation politique et ses méthodes avaient été remises en question, il avait révélé
quelque chose qu’il avait tu jusque là : il est de descendance juive. Dans le contexte
allemand, il s’agissait d’un argument péremptoire qui coupa court à la critique 49. Il sentit
le besoin d’ajouter qu’à aucun autre moment il avait voulu utiliser cet argument parce
qu’il ne voulait pas être traité de façon particulière – un argument invoqué dans le
contexte de l’initiative pour commémorer Bernhard Weiß. Confronté à la critique, il
voulut en parler ; à ce moment, il se sentit réhabilité.
Enquêter sur la « diversité » à Berlin. Le cas de l’inspecteur Bobkowski
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