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THELONIOUS MONK, LE SCULPTEUR DE SILENCE
Denis Laborde
ditions de l'EHESS | L'Homme
2001/2 - n 158-159pages 139 177
ISSN 0439-4216
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http://www.cairn.info/revue-l-homme-2001-2-page-139.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Pour citer cet article
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Laborde Denis, Thelonious Monk, le sculpteur de silence ,
L'Homme, 2001/2 n 158-159, p. 139-177.
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OUR QUICONQUE a fait ses tudes au Conservatoire de Paris la fin
des annes70, le jazz, cest, irrductiblement, le monde d ct1. Cest
le monde des pia-nistes qui, faute dun apprentissage systmatique,
jouent sans principe assise nonfrontale, buste dsax, paules
crispes, poignets durcis la verticale (ErrollGarner) ou plombs sous
lhorizontale du clavier (Duke Ellington), phalangesretournes , le
monde des pianistes qui mettent leur main gauche en pilote
auto-matique pour finalement ne jouer que de la droite, le stride
du Chopin des mau-vais jours. Du ct de la rue de Madrid, telle tait
lopinion dominante ; tel tait,du moins, le discours affich. Car,
dans les faits, cette dvalorisation critique con-cidait avec une
forte valorisation mythique. On disait Art Tatum capable de
jouerles vingt-quatre tudes de Chopin en mme temps, nous qui nous
efforcions deles interprter une une. On butait sur la prodigieuse
science des accords de BillEvans, nous qui nous efforcions de
composer dans le style de Mozart, Faur ouDebussy. On admirait Keith
Jarrett, qui avait choisi la libert de limprovisationen claquant la
porte de cette Juilliard School de New York o nous rvions
tantdaller tudier, un jour2. Dun ct, nous tions agacs par ces
pianistes quiLA
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Thelonious Monk, le sculpteur de silence
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Mais, Londres, donc, au lendemain de ce 15 novembre 1971, Monk
est entr dans le mme silencequi hante la plnitude en ruine de sa
musique, comme dans les fentes des palissades
des grands chantiers ces poteaux de ciel qui se dressent entre
de rudes interstices de matire.Jacques Rda, LImproviste. Une
lecture du jazz.
1. Cet article est la version considrablement remanie dune
communication prsente lors du colloqueJazz et Anthropologie organis
par lAPRAS La Cit de la musique, au mois de juin 1999. Je
remerciePascal Cordereix, son service du Dpartement de laudiovisuel
de la Bibliothque nationale de France etlINA pour la faon dont ils
mont assist dans mes recherches et pour les conditions dans
lesquelles jaieu accs lensemble des documents audiovisuels
concernant Thelonious Monk, notamment au film deCharlotte Zwerin,
Straight, no Chaser, aujourdhui hors distribution. Une scne de ce
film laltercationentre Thelonious Monk et Teo Macero lors dune
sance denregistrement dans les studios de laColumbia, le 14 dcembre
1967 a fait lobjet dune analyse du schma hirarchique et fonctionnel
dela tractation. Le psychologue Michel Musiol, de lUniversit de
Nancy 2, lavait labore et je mtaisappuy sur cette analyse lors de
mon expos oral. Jvoque cette scne ici, mais, pour des raisons
dcri-ture, il ne ma pas t possible de reproduire lanalyse. Je tiens
remercier Michel Musiol pour cette col-laboration engage lors dune
fameuse cole thmatique du CNRS, sur lle de Berder2. Et quelle ne
fut pas ma dception dapprendre, trop tt, que Keith Jarrett avait
tudi au BerkleeCollege of Music de Boston, et non la Juilliard
School de New York dont il navait pu, par consquent,claquer la
porte.
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contestaient nos plus tenaces certitudes (la partition, le
rpertoire, la technique) ;de lautre, nous savions pour lavoir
maintes fois expriment au cours de ces soi-res o lon nous sommait
de nous mettre au piano pour crer de la convivialit quon ne
simprovise pas improvisateur. Pour moi, qui ai fait mes tudes
auConservatoire de Paris dans la fin des annes 70, le jazz est
longtemps rest cemonde que Howard Becker a su coiffer du syntagme
choisi doutsiders 3.
Ce nest que bien des annes plus tard que je rencontrai
Thelonious Monk ,un soir de juin, Paris, chez Michel et Batrix, qui
je ddie ce travail. Nous par-lions politique et Black Power , mais
les connexions ne sont pas toujours pr-mdites. Michel tait
intarissable sur Max Roach, le batteur. Il voquait sesprises de
position politiques, sa conception dun art engag, sa clart de
frappe,Abbey Lincoln. Il numrait les musiciens avec lesquels Roach
avait jou, DizzyGillespie, Benny Carter, Charlie Parker, comme sil
les avait rencontrs la veille,Charles Mingus, Sonny Rollins,
Thelonious Monk et l, brusquement, la conver-sation changea de thme
et de ton. Thelonious Monk renvoyait Michel sonpropre espace
intrieur : Pour moi, Monk, cest de la magie pure. Cest unsculpteur
de silence . Et la nuit fila au son de Blue Monk, Round
Midnight,Evidence, Ruby My Dear, Epistrophy, Trinkle Tinkle, April
in Paris Jappris couter. Je raccordais les improvisations de Monk
ma propre exprience demusicien. Lide du silence me ramenait la
stochastique de Iannis Xenakis, avecqui javais longuement travaill,
aux mditations extatiques de Giacinto Scelsiaussi, que je venais de
rencontrer au terme de sa vie. Je commenais apercevoirun mystre
Monk semblable ce mystre Gould sur lequel jtais alors entrain
dcrire. Jachetai mes premiers disques, puis la compilation de la
Warner :Thelonious Monk, hors-la-loi du piano. Je lus le texte de
prsentation : Solitairecomme Erik Satie, imprvisible comme Glenn
Gould, Monk tait un marginalet un rebelle . Marketing imparable :
une seule phrase rsumait litinraire demes propres croyances
musicales. Dun coup, Monk me devint familier. Ctaitpresque, dj, une
vieille connaissance. Il prit des guillemets.
Cest cette vieille connaissance que je voudrais voquer ici : mon
TheloniousMonk , avec guillemets, et non seulement Thelonious
Sphere Monk, sansguillemets, pianiste de jazz, qui naquit Rocky
Mount (Caroline du Nord) le
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3. Le mot dsigne ceux qui transgressent les normes sociales en
vigueur et sont considrs comme tran-gers au groupe (on rencontre,
dans le mme livre, des fumeurs de marijuana, des entrepreneurs
demorale, des policiers et des dlinquants). L est le jazz. Mais
Howard S. Becker insiste sur la rciproque : lindividu qui est ainsi
tiquet comme tranger peut voir les choses autrement. Il se peut
quil nac-cepte pas la norme selon laquelle on le juge, ou quil dnie
ceux qui le jugent la comptence ou la lgi-timit de le faire. Il en
dcoule un deuxime sens du terme : le transgresseur peut estimer que
ses jugessont trangers son univers (Becker 1985 : 25). Et cest en
outsider que ses biographes franais cam-pent Thelonious Monk.
Lisons lincipit du livre une somme de Jacques Ponzio et Franois
Postif(1995 : 15) : Thelonious Sphere Monk fut tout sauf un homme
dans le rang [] Avec lge, ces dispo-sitions ntre pas tout fait
comme les autres samplifirent, faisant de lui une sorte de
marginal.Quant Laurent de Wilde, il mobilise la rfrence pour camper
le couple Monk (1996 : 59) : Travaildquipe. ma droite Monsieur et
Madame Monk, 150 kilos, pas dconomies, ma gauche New YorkCity, la
machine broyer les rves et les destins. Le match sera long, les
handicaps ingaux, a va se joueren quinze rounds, pas un de moins.
De Wilde parie sur loutsider.
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10 octobre 1917 et jamais ne quitta bien longtemps son New York
o il grandit,dans le quartier de San Juan Hill, et o il vcut avant
de se retirer de la scne musi-cale le 4 juillet 19764, pour se
rfugier Weehawken, chez la baronne Pannonicade Knigswarter o il
passa les six dernires annes de sa vie, les yeux rivs surManhattan
(Ponzio & Postif 1995) ou sur lHudson (De Wilde 1996),
avantquune attaque dapoplexie ne le conduise, le 6 fvrier 1982,
lhpitaldEnglewood Cliffs (New Jersey), ultime port dattache quil
abandonna le17 fvrier 1982. Pour le dire vite, et sans prcaution,
cest du mythe TheloniousMonk dont il sera ici question.
Thelonious Monk
Mon approche repose sur trois prmisses que je voudrais dtailler
un peu lon-guement. La premire pourrait snoncer de la faon suivante
: si lon croit en Thelonious Monk, ce nest pas parce que Thelonious
Monk, pianiste, nous estrvl par une puissance transcendantale, mais
parce quen certaines circonstances,il nous touche. La formulation
pourra paratre lapidaire. Elle marque une posture qui me fait
considrer que la perception auditive ne peut tre dissocie
descroyances qui lorientent5 et pointe un parti pris denqute qui me
fait privil-gier la relation sur les termes de la relation, la
pratique sur le message. Je ne cherchepas tablir une dfinition
canonique de Thelonious Monk , jcris sur ce queMonk a lair dtre et
non sur ce quest Monk6. Pour cela, jenqute sur quelques-unes de ses
nonciations, cest--dire sur ces mises en situation fortement
ritualisesque sont le concert, lcoute dun enregistrement sonore, le
film, le tmoignageradiophonique, louvrage biographique ou le
commentaire journalistique, qui sontautant de cadres dans lesquels
Thelonious Monk est prsentifi7. Prsentifi, etnon prsent, car le
Thelonious Monk que nous entendons sur notre CD ou celuique
certains dentre nous ont eu la chance dentendre au concert ou en
jam session,nest pas Thelonious Monk , ce syntagme investi
dimplicite, lest de toutes nosattentes, charg deffets pragmatiques
qui dsigne la fois le pianiste et sa rputa-tion : un nom sur lequel
on fabrique une nigme (Buin 1988 : 22).
4. Le 15 novembre 1971, voqu par Jacques Rda dans la citation
place en exergue de cet article, estla dernire session
denregistrement de Monk qui donna encore quelques concerts, aid
notamment parla fondation Guggenheim, dont il deviendra boursier.
En 1976, il joue par deux fois au Carnegie Hallde New York. Son
ensemble inclut dsormais son fils, Tootie, la batterie. La session
du 4 juillet 1976,dans un club de New York, le Bradleys, est la
dernire apparition publique de Monk au piano.5. Ce qui revient
envisager la perception comme un mcanisme de gnration des
croyances. Et si lonveut bien considrer que ces croyances sont
culturellement constitues, voil lanthropologie rinvestiedans ltude
de leur formation.6. Ainsi Paul Bacon sexprimait-il dans un article
traduit par Boris Vian pour Jazz Hot (septembre 1949,n 36, cit in
Vian 1981 : 193): Jai le choix, ici, entre crire soit sur ce quest
Monk, soit sur ce quil alair dtre et sur ce quon croit gnralement
quil est. Ce nest pas trs difficile parce que dans les deuxcas, il
y a de la matire ; les histoires seront simplement plus ou moins
plausibles.7. Ce qui mvite davoir rsoudre, propos des
improvisations de Thelonious Monk, des questionssemblables celles
que pose Jerrold Levinson propos du quintette en mi bmol, op. 16,
de Beethoven : Quest-ce que Beethoven a compos exactement ? [...]
Ce quintette, qui fut le rsultat de lactivit cra-trice de
Beethoven, appartient quelle sorte de chose? En quoi consiste-t-il
ou de quoi est-il fait? .../...
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Cest bien avec ce Thelonious Monk que le journaliste Michel
Samson eutrendez-vous, le 20 avril 1961, lorsquil se rendit son
premier concert de jazz,Monk lAlcazar de Marseille :
Thelonious Monk, Thelonious, ou Monk, on prfrait dire le nom ou
le prnomsparment, manire daffirmer notre familiarit. Il entra sur
scne, trs en retard onapprendrait plus tard que ctait toujours
comme a dans le jazz venant de la gauche,toque et manteau dastrakan
dans la chaleur des spots, lui, limmense lgende, allanttituber
derrire son piano : on tait fascins et effrays, on avait peur quil
tombe, ilrevenait son clavier pour lancer ses mlodies nouvelles et
quon reconnaissait, sesbagues de diamant (?) scintillaient dans la
lumire des projecteurs jusqu nous. Il jouafinalement des morceaux
quon attendait, ses thmes tragiques quil sculptait dans desfalaises
de silence (Michel Contat), avec cette attaque de note inimitable,
rude, son-nante, comme de guingois, cette sonorit de percussion,
cet art inimitable de la dis-sonance, et ces phrases qui
brusquement bifurquaient vers des abmes. De toutesfaons, on tait l,
il tait l, et cest ce qui comptait (Samson 2000 : 10).
Thelonious Monk nat dans cette interaction qui comprend un temps
et unlieu, et inclut une audience, un concert, une prolifration
dattributions dinten-tions, des discours qui prcdent, dautres qui
suivront, une attente ne delcoute denregistrements antrieurs ou
dune mmoire dexpriences ant-rieures, une fascination pour ce que
chacun dsigne comme du gnie , unemise en prsence inespre qui,
pourtant, se ralise Thelonious Monk est leproduit, jamais stabilis
une fois pour toutes, dun travail mtaphorique qui vientde ce que
lon dcide dtre concern par le discours de ceux qui grent cette
va-nescence avec le seul poids des mots et des rituels. De ce point
de vue, nous ver-rons en fin darticle que le Thelonious Monk de
Michel Samson fut, ce soir-l,fort diffrent de celui de Roger
Luccioni, par exemple, lorganisateur du concert.
En 1954, Thelonious Monk est Paris. Il est venu, invit du
Festival de jazzde Paris. Bien que la lgende laccompagne dj, il ne
tient pas la vedette (Buin1988 : 20). Mais si la vedette, ce
soir-l, est Gerry Mulligan, Monk nen est pasmoins prcd de (et
accompagnant) sa lgende. Il a dj des guillemets.
Thelonious Monk existe par une prolifration doccurrences
(concerts,enregistrements sonores, films, tmoignages
radiophoniques, ouvrages biogra-phiques, commentaires
journalistiques, discussions amicales, valuations dex-perts) qui
sont autant dvnements. Le sens que chacun confre cesvnements est le
produit dune ngociation permanente, dajustements inces-sants, de
tractations dans lesquelles se dessine une manire commune de
parlerde Monk. Ceux qui matrisent ce langage sont aussitt identifis
comme appar-
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Devrions-nous dire que Beethoven a compos des sons rels? Non,
car les sons disparaissent et le quin-tette a subsist. Beethoven
a-t-il compos une partition ? Non, puisque beaucoup de ceux qui
sont fami-liers de la composition de Beethoven nont jamais eu aucun
contact avec sa partition (Levinson 1998:44). Ici, je ne cherche
pas savoir ce que Thelonious Monk improvise exactement lorsquil
joueCrepusculeWith Nellie ou Blue Monk. Jabandonne les adverbes au
philosophe et porte mon attention surces squences acoustiques qui
portent pour titre Crepuscule With Nellie ou Blue Monk en tant
quellesnous impliquent dans un processus relationnel nous mettant
en prsence de Thelonious Monk.
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tenant ce monde du jazz . Ainsi Thelonious Monk existe-t-il
commeforme relationnelle. Telle est la premire prmisse.
La deuxime consiste poser que cette forme relationnelle ne se
rduit pas lnumration des termes de la relation. Certes, pour
quaujourdhui Thelonious Monk nous touche, il a fallu que Thelonious
Sphere Monk ait eules moyens de le faire : une comptence technique
pour le moins , mais aussiune comptence socialement reconnue, une
attribution statutaire qui lui procu-rt un accs durable (bien que
chaotique) aux mdias. Cest, en effet, par unensemble de mdiations
musicales, une srie dempreintes humaines et tech-nologiques que ses
crations me parviennent aujourdhui. Or, prter attentionaux
mdiations qui sexercent en cascade, cest admettre que toute
productionartistique est considrer non comme le geste inspir dun
artiste solitaire etgnial, mais aussi comme le produit dune action
collective8. Pour que jaie accs Thelonious Monk , il faut que soit
mobilise une chane de coopration quiva de moi-mme au pianiste, en
passant par le producteur, lingnieur du son, lemarchand de disque,
mon ami Michel et tout un ensemble de non-humains :piano, salle,
dispositif technologique de prise de son, CD, chane haute fid-lit ,
chapeaux de Monk Sans chane de mdiation, pas de pianiste ; sans
mes-sagers, pas de Thelonious Monk .
Pour autant, il ne sagit pas dargumenter sur une conception
statique de lamdiation qui reviendrait durcir les termes de la
relation. Travaillant unesociologie de la mdiation, Antoine Hennion
(1993 : 223) a point ce risque : leterme est habit par le problme
quil veut rsoudre [mais il] est avantageux. Ilopre une promotion
thorique de lintermdiaire. Puis, fustigeant avec verve les chiasmes
trop rpts de la sociologie des annes soixante-dix (du type ra-lit
de la production ou production de la ralit (ibid. : 224), le
sociologue delan 2000 propose, avec humour et enthousiasme, de
moins sintresser aux ra-lits installes qu linstallation des ralits
(ibid). Je mintresse, ici, linstalla-tion de Thelonious Monk dans
la dlibration des hommes.
Pas de thorie fixiste de la mdiation, donc. Mettre en srie nest
pas expliquer.Comme le son quelle vhicule, cette chane de mdiation
est instable, fugace,jamais fixe une fois pour toutes. Il ne sagit
pas dun dj l sur lequel nousnaurions qu nous brancher pour avoir
accs Thelonious Monk . Cettemdiation, dans la mesure o elle
incorpore une multiplicit dhorizons dattentediffrencis et un champ
de lexprience sans cesse mouvant, est constitutive delhorizon
dattente et de linteraction. Ce qui permet de thmatiser la
mdiationdans le cadre dune thorie de laction.
Do une troisime prmisse : si Thelonious Monk nous touche, cest
quenous activons une fonction dempathie qui nous fait prouver de
lmotion
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8. ceci prs quil ne sera pas question, ici, dobjectiver le rseau
des liens tisss entre ces tablisse-ments et entre leurs
responsables comme lpure organigrammatique de la centralisation
institutionnelledu systme musical (Menger 1989 : 20). En
privilgiant laction et le mode de mise en relation, job-serve
lexprience musicale plus que le dispositif institutionnel. Jy vois
un moyen non de mloigner delinstitution, mais de comprendre la faon
dont une institution, le jazz par exemple, devient le lieu
duneassignation smantique.
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lcoute de Monk9. Jappelle esthtique ce type particulier de
mobilisation mo-tionnelle. Cette conduite esthtique tant
intentionnelle, elle est artistique, selonune dmarcation ractive
par Grard Genette (1997 : 7) : Il est pour moi sp-cifique, et donc
dfinitoire, des uvres dart de procder dune intention esth-tique, et
donc dexercer une telle fonction, l o les autres sortes dobjets
nepeuvent provoquer quun effet esthtique purement attentionnel. Ce
prsupposdinclusion entre lesthtique et lartistique ne me conduit
cependant pas prendre ici lartistique comme objet danalyse, jen
fais un outil dinvestigation.
ce stade, toute la question serait de savoir si le jazz est, ou
nest pas, delart , ou sil est de lart au sens pjoratif dont on
qualifia le be-bop sanaissance 10, ou de lart au sens fortement
valoris que lui confre AndrSchaeffner dans la coda de sa mticuleuse
archologie11. Faudrait-il lgifrer enla matire ? Il suffira de
considrer quavec des titres qui saffichent, des auteurset des
interprtes prestigieux qui font autorit, des contextes culturels
qui poin-tent lappartenance gnrique de tel ou tel morceau de
musique au jazz et unephase dinstitutionnalisation acheve (le jazz
senseigne dsormais dans ces hautslieux de la production artistique
que sont les conservatoires de musique), un monde du jazz sest
structur, et la question na plus cours 12 : la musique
afro-amricaine commence dapparatre comme une des rfrences obliges
dans lediscours sur lart (Malson 1995 : 39). Nous sommes loin,
dsormais, des pru-dences rhtoriques des personnalits nagure
interroges par Andr Schaeffner etAndr Curoy13. Jentrine donc ce que
personne ne songerait aujourdhui mettre en cause et je mefforce de
saisir ce double mouvement: une attention
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Denis Laborde
9. Ce qui implique de considrer que les motions ne constituent
pas une sphre indpendante de lactivithumaine et quelles ne
consistent pas en une raction automatique de lorganisme aux
sollicitations dumonde extrieur. Lmotion nest pas condamne tre
spare de la pense. Sans aller, ici, jusqu attri-buer cette
disjonction une probable erreur de Descartes, je considre que les
motions sont en rapporttroit avec nos actes, nos croyances et nos
penses (Lombardo & Mulligan 1999 : 482). Or, dire cela,cest
aussi reconnatre que la mobilisation motionnelle est en rapport
avec les croyances : elles ont faireavec un antcdent cognitif et un
objet intentionnel. Les motions sont dclenches par des croyancessur
des vnements ou des tats (Elster 1999 : 250).10. Dans sa lecture du
jazz comme mtaphore du social ou, plus exactement, comme fait
socialtotal (Jamin 1998 : 256) , LeRoi Jones (alias Imanu Amiri
Baraka) dcrit ainsi la faon dont le termeart fut mobilis, au cur
des annes 40, pour dnier toute lgitimit au be-bop naissant : Si le
be-boptait outrancier, cest quil le fallait pour restituer au jazz
sa fivre et sa beaut. Mais ce quil ralisa pou-vait faire frmir. []
De plus on se mit, vers 1945, lui accoler le terme pjoratif dart
(au sens de cequi est superflu et non de ce qui vous donne le
sentiment quil est important dtre un homme). Le be-bop navait pas
de fonction (Jones 1968 : 288).11. En vain fermera-t-on loreille au
jazz. Il est vie. Il est art. Il est ivresse des sons et des
bruits. Il est joieanimale des mouvements souples. Il est mlancolie
des passions. Il est nous daujourdhui (Schaeffner &Curoy 1988 :
145).12. Cest bien ainsi que nous comprenons la tentative faite en
1953 par le producteur et critique de jazzallemand Joachim-Ernst
Berendt de mettre en parallle les styles du jazz (premire partie)
et les musi-ciens du jazz (seconde partie), en prsentant un
musicien important symbolisant un style ou unedcennie (Berendt 1986
: 11). Quelques figures du jazz sont ainsi riges en emblmes qui
fonctionnentcomme des marqueurs identitaires jalonnant une histoire
du jazz : Louis Armstrong, Bessie Smith, BixBeiderbecke, Duke
Ellington, Coleman Hawkins et Lester Young, Charlie Parker et Dizzy
Gillespie,Miles Davis, John Coltrane et Ornette Coleman, John
McLaughlin. Une manire dinstituer des nomsen rfrence, cest--dire de
les mettre entre guillemets. Monk nest pas dans la srie.13. Le jazz
devant les juges, in Schaeffner & Curoy 1988 : 113-136.
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oriente et une part daffectivit (de lordre de lapprciation
esthtique), toutesdeux constitutives de ce que Grard Genette nomme
la fonction artis-tique (Genette 1997 : 149 sq.).
Loreille qui pense
Ayant renonc une perspective descriptive de type immanentiste ou
trans-cendantaliste, ayant mis lcart lnumration des termes de la
cooprationartistique comme facteur dexplication, cest vers
linteraction que je propose deme tourner, vers ces moments o un
face face se joue. Cest la faon dont unecroyance en Thelonious Monk
est active dans les instants ritualiss de cettemise en prsence que
je propose dtudier ici. Or, si lon saccorde considrerque les
croyances sont lanthropologie ce que les thmes-riffs sont au
be-bop,on peut dire quun tel essai se situe en terrain
anthropologique. Je ne parle doncpas ici en spcialiste du jazz, je
prends appui sur le jazz pour questionner lan-thropologie et lusage
quelle fait de la notion de croyance. Jisole quelques ins-tants o
nous sommes mis en prsence de Thelonious Monk et je scrute, selonun
vu cher Jean Pouillon, la formation des croyances plutt que leur
contenu.
Sans pour autant sy rduire, notre rapport Thelonious Monk
passepar des oprations et des instances qui sont nommes. Jen ai
choisi trois parmiune infinit de possibles : improvisation,
intriorit, silence. Or, pas plus que Thelonious Monk , ces trois
catgories ne nous sont livres par une natureomnisciente. Elles sont
le produit de constructions culturelles. Ce qui fait que jesuis mu
par Crepuscule With Nellie ou enjou par Blue Monk, cest que
jaiappris, dune familiarit acquise avec ces titres et avec tout un
monde du jazz , confrer ces ondes sonores la capacit de mmouvoir.
dix-huit ans, jen-tendais ces mmes ondes sonores. Je ny prtais gure
attention. Aujourdhui, jesuis terriblement mu par Thelonious Monk
au piano. Quest-ce qui a changdans lintervalle ? Serait-ce mon
dispositif sensoriel ? Certainement pas. Gageonsque, grosso modo,
mon oreille daujourdhui atteint des performances
perceptivesquivalentes mon oreille dil y a vingt ans. Ce nest donc
pas une question dau-dition, cest une question dcoute.
Une coute ne se rduit pas un simple balayage acoustique : cest
aussi unepense et des mots. Pour le dire autrement, mon oreille qui
entend na pas chang.En revanche, mon oreille qui pense sest trouve
considrablement transformepar lattention nouvelle que jai porte
Thelonious Monk la suite de cette soi-re de juin14. Cette
familiarit, acquise peu peu et jamais de faon dfinitive, est
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Thelonious Monk
14. Cette formulation est emprunte au travail de Grard Lenclud
sur le regard dans la tradition anthro-pologique. Il mobilise cette
distinction prcieuse en comparant la faon dont les voyageurs du XVI
e sicleet les ethnologues daujourdhui voient les socits quils
observent: si personne ne songerait nier, pasmme les post-modernes
qui ont en horreur le progrs, que les ethnographes daujourdhui
observentmieux les socits quils tudient que les voyageurs nont
regard les peuples dont ils ont fait le tableau[...], le mrite de
ces ethnographes, comparativement aux voyageurs, revient leur il
qui pense et nonpas leur il qui voit puisque tous les yeux qui
voient, au XVI e sicle comme au XXe, atteignent les
mmesperformances perceptives (Lenclud 1995 : 116). Dans lordre de
laudition, Roberto Cassati et /
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passe par linitiation un vocabulaire qui me permet de parler de
TheloniousMonk en tant entendu. Lmotion, ici, nest donc pas du seul
ressort de latrompe dEustache, cest aussi une question
dentendement. Lveil de lintrt sus-cite un apprentissage de lcoute,
lapprentissage de lcoute organise une nouvelleperception des sons.
Mon motion ne vient pas de ce que Monk parle cette langue de
lmotion, dont la rationalit est une des moins reprables (Buin1988 :
163), elle vient de ce que jinvestis dmotion les compositions de
Monk.Ce nest donc pas que Monk sait toucher (ibid.), cest que je me
laisse toucherpar Monk. Chacun apprciera la nuance.
Dsormais, entre Monk au piano et les vibrations acoustiques qui
parviennent mes oreilles sinterpose un schme conceptuel anticipatif
qui organise lauditiondiffremment aujourdhui quil y a vingt ans15.
Telle est la thse que je dfends ici :si nous trouvons, chez Monk,
de limprovisation, de lintriorit et du silence etque tout cela,
pris ensemble, la fois nous fascine et nous meut, cest que nousnous
sommes placs dans les conditions de reprer de limprovisation, de
lint-riorit et du silence chez Monk, et de nous considrer comme la
fois fascins etmus. Thelonious Monk existe dans lexacte mesure o il
constitue unerponse, culturelle, aux questions, culturellement
constitues, que nous (nous)posons. Commenons par limprovisation et
ouvrons un dictionnaire usuel.
Improvisation
Le dictionnaire dfinit limprovisation comme laction, lart
dimproviser ,cest--dire comme lart de composer sur-le-champ et sans
prparation (LeRobert). Il livre galement une seconde acception
dumot : limprovisation, cest cequi est improvis . Et de cette
confusion entre laction et son rsultat nat une sriede troubles
notionnels qui se rpercutent de dictionnaire en encyclopdie et
den-cyclopdie en ouvrage spcialis. Dune part, limprovisation est un
jaillissementspontan, on veut le croire. Dautre part,
limprovisation est du savoir-faire , onle sait, mais on ne sy
attarde pas. Reprenant, dans lEncyclopdie de la musique(Michel
1958-1961), les thses de son ouvrage fondateur de 1938, Ernst
Ferandassure que limprovisation jaillit de linconscient musical
sans lintermdiaire de lapense ou de la rflexion (ibid., II : 528),
ce qui explique quelle soit une pratiqueconstante et universelle
(ibid.). Pour lminent musicologue de la New School for
et Jerme Dokic (1994) se sont livrs une fine analyse du passage
entre la facult dentendre et lessensations auditives. Je renvoie au
chapitre quils consacrent aux croyances spcifiquement audi-tives
(ibid. : 29 sq.) ainsi quau travail de justification insparable dun
travail de catgorisation luvre dans la perception sonore.15. Cette
manire de prsenter la relation pourrait laisser penser que le schme
conceptuel anticipatifexisterait indpendamment du contenu de la
perception. Il nen est rien. Charles Taylor a explicit
cetterelation dans le cadre dune discussion des thories smantiques
de la philosophie anglo-saxonne (Taylor1985) : tout schme
anticipatif est partie intgrante de la relation. Si lon admet, avec
Louis Qur(1999b), un dialogue possible entre les perspectives
analytique et hermneutique, nous nous rfreronsvolontiers H. Gadamer
: le mot appartient si intimement la chose mme quil ne lui est pas
assignaprs coup titre de signe (Gadamer 1996 : 276).
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Social Research, limprovisation serait ainsi un objet naturel.
Mais remplaons lemot improvisation par le syntagme concept
occidental dimprovisation , et lonaperoit aussitt que lobjet
naturel de Ferand ne fait que masquer le caractre ht-rogne des
pratiques ou, si lon prfre, fdrer des pratiques htrognes.
Dans The New Grove Dictionary of Jazz, Barry Kernfeld fait de
limprovi-sation une cration spontane de musique au moment mme o
elle estjoue (Kernfeld 1988 : 554). Mais au terme des cinq
chapitres dinventaire, ilconclut, dune part, que la cration tout
fait spontane de formes nouvellespar le biais dune improvisation
libre, indpendante dune trame existante, estplus rare en jazz quil
ne semble et, dautre part, quune improvisation enti-rement spontane
pourrait bien savrer incohrente (ibid.). Limprovisation enjazz se
rsumerait un dlicat quilibre entre une invention spontane [...]
etune rfrence ce qui est familier (ibid. : 562). Le familier, ici,
cest lensembledes lments dtermins qui entrent dans la fabrication
de limprovisation ; lacrativit, cest la rsultante des choix exercs
par limprovisateur dans lexcu-tion, et qui font que chaque
improvisation est unique. Pour Kernfeld, rien nestprpar, pourtant
tout est programm. Ainsi, la disponibilit smantique du
motengendre-t-elle la confusion : dun ct, nous croyons en
limprovisation commemanifestation dune inspiration soudaine, de
lautre, nous savons que nimprovisepas qui veut et quil y faut une
comptence. Lespace encyclopdique regorgedexemples de cette posture
janusienne.
Que lon se rassure. Croire en mme temps des vrits
contradictoires narien dexceptionnel. La confrontation de quelques
principes intuitifs avec lesconceptions que notre environnement
nous a rendues accessibles serait mmeplutt un trait rcurrent des
comportements humains. Paul Veyne (1983 : 11)se plat rappeler que
les enfants croient la fois que le Pre Nol leur apportedes jouets
par la chemine et que ces jouets y sont placs par leurs parents ;
alorscroient-ils vraiment au Pre Nol ? Oui ! . Pourquoi donc ne pas
croire, enmme temps, que limprovisation ne se calcule pas et quelle
est le produit dunecomptence acquise ? Pourquoi ne pas croire, en
mme temps, quelle est uneaction spontane et quelle est le produit
dune anticipation calcule ?
Bien des chercheurs voient dans cette existence bifide une
contradiction rsoudre. Deux attitudes se dessinent16. La premire
consiste faire le pari de laspontanit ou du calcul inconscient, au
risque deffacer le processus de produc-tion de lnonc. Tout se
passerait en dehors de la matrise consciente. Une autreattitude
consiste mettre en valeur le processus de production de lnonc, ce
quia pour effet driger limprovisateur en figure dmiurgique, matre
des interactionsrituelles, capable dimproviser sur le moment comme
sait le faire un compositeurdisposant dun dlai. On envisage alors
laction situe comme une simple rpliquedun plan daction que
limprovisateur aurait en tte et lon parle volontiers dune partition
intrieure (Siron 1992). Faut-il stonner de ce que les musiciens
dejazz prfrent cette faon de voir ?
16. Pour une prsentation plus dtaille de ces deux attitudes, cf.
Laborde 1999.
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Pour eux, limprovisation est un moyen de se librer de cette
sorte de pesan-teur de la prsence du compositeur (Jean-Pierre
Drouet, cit in Gerber 1973 :200). Cette rflexivit est le fondement
de la libration par improvi-sation (Gulda 1971 : 42), car nul ne
saurait nier que la vritable libert danslimprovisation existe au
plus haut point (Ourgandjian 1989 : 28). Pour les mili-tants,
limprovisation est une culture dopposition, de rsistance mme,
contrela perte didentit (Sportis 1990 : 8). Et cest en anarchiste
depuis plusieurs vies,que Frederic Rzewski conduit Rome avec son
groupe Nuova Consonanza lesrecherches les plus radicales en la
matire. Michel Portal le clame haut et fort : limprovisation est
avant tout un besoin de libert daction, de spontanit,dinconnu ;
cest donc une faon dtre en musique (cit in Levaillant 1996 :59). La
libert dimprovisation est la voie conqurir de lmancipationhumaine.
Et Jean Jamin de surfer sur le manifeste de Philippe Carles et
Jean-Louis Comolli (1971) : Free jazz / Black Power, et dont les
termes, par permu-tation, pouvaient exprimer ce qui tait en fait
revendiqu free Black / jazz Power, liant par consquent cette
musique la dfense dune cause sociale et poli-tique (Jamin 1998 :
254).
ce stade, le musicien rejoint le philosophe. Quel jazzman
serait, en effet,dpays la lecture du livre que Jean-Franois de
Raymond consacre LImprovisation ?
Mais lhomme tente dchapper cette attraction universelle qui
englue le mouve-ment et empte les formes ; il secoue la pesanteur
des prcautions dont il sest assur,paralys par les commodits qui
touffent sa crativit : les moyens sont toujours desmenaces, leur
prolifration masque le but, lautolimitation de lutile le change
enimpedimentum.
Seule limprovisation le fait chapper sa condition, non par une
rtrovision nos-talgique vers le pays perdu mais par une itinrance
discontinue en direction de celuiqui nest pas encore atteint, vers
une terre attendue au-del de lhorizon (Raymond1980 : 9).
Gageons que LeRoi Jones y verrait une nouvelle traverse du
Jourdain , alorsque, sur les rives de lUzeste, dans une Gascogne
fantasmagorique et jazzy,Bernard Lubat rige limprovisation en forme
de clandestinit, de rsis-tance (cit in Levaillant 1996 : 267).
Limprovisation est cette part souveraine etirrductible de lhomme.
Ce sera le trait dfinitoire du jazz.
Car elle est, en effet, le principal moyen dexpression dont
dispose le musi-cien de jazz (Tnot & Carles 1967 : 127). Sur la
quatrime de couverture de lajudicieuse rdition du livre du pianiste
de jazz Denis Levaillant, elle est la condi-tion de notre libert :
Pour penser librement, le musicien improvise, comme lephilosophe se
promne (Levaillant 1996). Et relisons LeRoi Jones, quon nepeut
jamais quitter durablement. On comprend alors que lhistoire rcente
dujazz est une histoire des stratgies dimprovisation : Les
rvaluations harmo-niques les plus audacieuses du jazz sont celles
quon effectue de nos jours. Maisles boppers ont eu tout de mme une
conception originale de lharmonie. Ils onten effet remplac les
improvisations et les variations sur un thme mlodique par
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des variations sur les accords la base de ce thme, crant
gnralement de lasorte des mlodies absolument nouvelles, et parfois
nont utilis la mlodie pri-mitive que comme notes de base dune
nouvelle srie daccords et ont improvisune contre-mlodie (Jones 1968
: 283-284).
Une mystique de limprovisation est luvre dans nos socits. On en
repredes indices dans nos intimes convictions, nos attitudes, nos
discours qui expli-quent, justifient, cautionnent, administrent
cette part de mystre dun processusde cration proprement
inintelligible, dont chacun cest la force incommensu-rable que lon
prte au jazz peut devenir le tmoin privilgi. Labsence detrace
scripturaire garantit la libert. laube des annes 30, le violoniste
PaulDomingues le confiait Alan Lomax, qui enqutait dans le Delta :
Sont pasfichus de vous dire ce quil y a dcrit sur le papier, mais
ce quils en sortent, cestdu tonnerre (cit in ibid. : 124). Rien que
du spontan, on veut le croire ; et lespontan, a ne sapprend pas, on
croit bien le savoir.
Lnigme du don
Cest dans cet horizon dattente que sinscrit le jazz, dans cet
horizon dattenteque prend place Thelonious Monk, dlibrment :
En fait, je nai jamais eu besoin dapprendre jouer: jtais dou. Il
me semble quejai toujours su lire les notes et les traduire en
sons. Ma sur ane prenait des leonsde solfge ; moi, je lisais
par-dessus son paule. Lorsque jai pris des leons mon tour,jen
savais suffisamment pour pouvoir me dbrouiller (Postif 1963 :
25).
Monk na jamais appris jouer, et cette absence dapprentissage
conforte notreconviction quune improvisation est ncessairement
spontane. Les tmoignagestlviss prolifrent ; ils sont recueillis par
Philippe Adler sur M6 ou par FrdricFerney sur La Cinquime. Laurent
de Wilde, hagiographe et pianiste de jazz : cetype-l tait un gnie (
Jazz 6 , 20 mai 1996). Philippe Sollers, crivain : Monkest un
musicien de gnie ( Droit dauteurs , 10 mars 1996). Emmanuel
Carrre,crivain : Ctait vraiment un gnie (France Musique, 18 mai
1995). Yves Buin,psychiatre : Monk transforme le plomb vil en or
pur (Buin 1988 : 80). Limagesera reprise par De Wilde. Lautorit que
lon confre au tmoin sprouvant enposture dclaireur et disposant,
pour convaincre, des seuls mots de ses phrasesassertives fait la
valeur du tmoignage. Cette valeur est dautant plus leve quele tmoin
est proche de Monk, commencer par Nellie, sa femme, qui fut
encoreplus convaincue que Thelonious lui-mme du gnie de celui-ci
(De Wilde 1996 :59). Les Lion, ensuite, Lorraine et Alfred, qui
produisirent, sous le label Blue Notequils fondrent avec
FrancisWolff, les premiers disques deMonk, virent en lui undes
gnies du sicle (ibid. : 74). Et comment ne pas comprendre
aujourdhui quel point ils eurent alors raison ? Il nest que dcouter
chaque plage de ces enre-gistrements : du trois minutes trente de
pur gnie (ibid. : 80). Et sil arrive queMonk ait recours des formes
musicales trs largement rpandues son poque, cenest pas par paresse,
cest quil les considre comme des sortes de coques vides LA
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quil habitera de son gnie (ibid. : 106). France 2, 21 janvier
1996, le saxophonisteGerry Mulligan vient de dcder lge de 68 ans.
Le prsentateur du Journal de20 heures , Daniel Bilalian, lui rend
hommage en diffusant lune de ses inter-views : Thelonious est un
gnie. Il a une approche unique de la musique, un styletrs
personnel, mais il a eu une influence colossale sur tous les
musiciens de sonpoque . Mulligan parle, et son loge funbre se
transforme en une clbration dugnie de Thelonious Monk.
Les meilleurs jazzmen du moment, les commentateurs les plus
autoriss et lesmembres de sa famille en sont convaincus: Monk est
un gnie. Mais commentaller au-del ? Comment traquer la disposition
extraordinaire, percer le mys-tre ? Jacques Ponzio et Franois
Postif sy sont essays. En exigeants exgtes, ilsont ouvert le vaste
chantier dune archologie de ce don. Ils ont scrut la biogra-phie du
pianiste, en qute de lorigine du gnie ou, dfaut, de ses premiers
signestangibles. Hlas, ils ne purent quentriner lauto-valuation de
Monk et le tmoi-gnage de ses porte-parole. Impossible, en effet, de
remonter au-del des annes 30.Or, au seuil de ces annes, Monk est dj
au piano. Il accompagne les prires duculte dans la petite glise du
quartier San Juan Hill, New York, et les fidles Jacques Ponzio et
Franois Postif (1995 : 30) sont formels stonnent dj dela facilit
avec laquelle le petit prodige, un garon de douze ans lpaisse
tignasse,cre comme dinstinct un contre-chant si appropri. Je lis ce
tmoignage et je nepeux plus entendre la coda de I Love You
Sweetheart Of All My Dreams 17 quecomme un lointain cho de ces
contre-chants improviss par Monk, douze ans,lors de ces crmonies
baptistes auxquelles aucun de nous ne put assister. Lnigmedu don
serait-elle leve pour autant ? Non, bien au contraire. Au terme des
382pages de leur essai magistral, Jacques Ponzio et Franois Postif
(ibid. : 382) renon-cent : Comprendre profondment lhomme demeure
une entreprise marque aucoin du fantasme. Son mystre reste entier.
Lenceinte mentale de limprovisateurdemeure une citadelle
imprenable.
Cest que cette nigme du don est dune autre espce que celle
laquelle sontdordinaire confronts les anthropologues. Elle est dune
espce qui rsiste lexpli-cation anthropologique. Certes, la relation
est triadique. Elle associe un donateur un donataire grce une chose
donne (Descombes 1996 : 237), mais les termesde la relation ne sont
pas tous clairement identifiables. Si lon institue sans
grandedifficult Thelonious Monk en position de donataire, la chose
donne, lobjet dudon, en revanche, nest pas aisment reprable. Cest
une disposition, une capacit improviser et cela ne se laisse pas
apprhender comme on apprhende un objet tri-dimensionnel que lon
offre un tiers. Ici, rien de tangible, seulement des
manifes-tations quil faut savoir identifier et dcrypter comme
telles. Cette capacitfonctionne limplicite. Nous reprons des
indices dans lexprience, cest--dire, linverse, en interprtant des
vnements du monde comme des manifestations dece don. Un reprage
aussi minemment tautologique requiert une comptence de
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17. I Love You Sweetheart Of All My Dreams (take 2), in Monk
Alone. The Complete Columbia Solo StudioRecordings 1962-1968,
produit par Teo Macero & Orrin Keepnews, 1998 (Sony Music
EntertainmentInc., Columbia Legacy, C2K 65495).
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dchiffreur. Quant au donateur, premier terme de la relation, il
cristallise toute lapart du mystre. Jamais identifiable, jamais
reprable, il nest quune instance per-mettant de constituer une
origine, dinstaurer une cause premire nous permettantde subsumer
des manifestations du don sous un principe nomologique: un fac-teur
explicatif qui nexplique rien du tout, mais qui fdre les croyances.
Le dona-teur, premier terme de la relation triadique, est en effet
le sige de toutes lesmtaphores divines ou cosmiques (Dieu ? La
providence ? Lespace interstellaire ?Une main invisible ?) qui font
de Monk un lu au nom prdestin.
On limagine alors en saint Franois dAssise : Monk peut bien
vivre dans sacaverne, les oiseaux viennent lui manger dans la main
(Buin 1988 : 22). On enfait un carrefour de lhistoire du jazz visit
avec ferveur (ibid. : 83). AuMintons, o il a lu domicile, il
suscite de miraculeuses rencontres (Ponzio &Postif 1995 : 51).
Infatigable dchiffreur des gographies souterraines, on lesait en
prise sur lintrinsque (Buin 1988 : 44, 47). Tout au long de
lanne1954, il pratique une ascse qui, avec Rhythm-A-Ning, deviendra
ascse jubi-latoire, avant que le pianiste opte, avec la version de
1965 de Ruby My Dear,pour encore plus dascse (ibid. : 47, 70, 75).
Donataire de la relation tripar-tite, Monk a ce pouvoir de faire
parler ce qui est en dessous, cach aux yeux bla-ss du commun des
mortels (De Wilde 1996: 112). Monk est dans lindicible,et comment
parler de lindicible ? On ne peut pas. Le silence de Monk,
cest--dire que cest quelque chose, qui est extrmement, presque
mtaphysique, lalimite (Philippe Sollers, La Cinquime, 10 mars
1996).
lu par un mystrieux donateur, Monk est le grand matre delombre
(Ponzio & Postif 1995 : 57), celui que lon naperoit pas et qui
irradie,pourtant, de sa prsence.
Et quand il est invit se joindre la fameuse sance Verve (Bird
and Diz , 1950)pour accompagner les inventeurs du be-bop, il
remplit sa fonction avec une auto-rit exemplaire. [] Sa densit, sa
prcision et son originalit plaident pour unereconnaissance
immdiate. Mais non : Bird [Charlie Parker] et Dizzy [Gillespie]
sen-volent toujours plus haut vers la gloire, et lui fait du
surplace, tel un figurant ngli-geable sur le thtre du be-bop []
Dailleurs la photo que lon voit en couverture dece fameux disque
Verve reprsente Bird et Dizzy, tout sourire, comme batifis parleur
immense succs. Mais ce quon ne sait pas, cest quelle a t coupe, la
photo ! Jelai vue, loriginale ! Et droite, l o cest coup, il y a un
autre type, et ce type, cestMonk ! Et l, on comprend tout ! (De
Wilde 1996 : 84-85).
Et du grand matre au grand prtre, il ny a, aprs tout, quune
syllabe. En pro-duisant ses premiers enregistrements, Alfred Lion
le promeut en grand prtredu be-bop . Michel Le Bris puisera dans ce
mme champ lexical pour relater leconcert du 3 novembre 1967, Salle
Pleyel, Paris. Pour dnigrer la performancede loctet de Thelonious
Monk dabord, qui a fait songer une procession defonctionnaires et
qui a suscit des avis qui tenaient du liturgique, o toutcommentaire
est interdit . Pour louer Monk ensuite, et Monk seul, pour
quidepuis toujours la boucle fut boucle [] Monk qui clbre une messe
dont ilest tout la fois le Dieu, le prtre, le fidle et limpie (Le
Bris 1967 : 10). LA
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Tout se passe comme si la consistance des termes de la relation
triadiqueimportait moins que la part de mystre que cette relation
charrie avec elle et quine fait que renforcer ce que nous savons dj
: Monk est un gnie. On comprendalors que la relation que nous
voquons ne tient que parce que nous en sommeslinstaurateur. Ds
lors, un autre rfrentiel coexiste avec le prcdent, celui quinous
unit Monk par le biais dune motion et dune imputation de gnie.
Cetteimputation joue sur deux niveaux: les formes de la relation
triadique sont danslordre de la transcendance, la relation elle-mme
se manifeste dans limmanence.Cest dans un va-et-vient incessant
entre immanence et transcendance que nouschargeons de
significations ces indices comportementaux dont nous faisons
desmanifestations du gnie.
Limmanence se conjugue sur le mode de lvidence. Plus personne
nen doute,Monk a cette science. Impossible de croire quil la
travaille avec un vieux matre.Il la, tout simplement, [] il est n
avec (De Wilde, La Cinquime, 10 mars1996). Comment, ds lors,
imaginer Monk en abonn des cours de piano, Monkna de leons recevoir
de personne. On se souvient du commentaire dincipit dufilm
documentaire de Charlotte Zwerin, Straight, No Chaser : Monk
commence lepiano sans formation musicale. Plus tard, il tudia la
thorie la Juilliard School ofMusic . De Wilde (1996 : 185) rcuse
cette assertion, violemment : Pourquoilenrler de force dans un
apprentissage qui ne fait que diminuer limmdiat gniede sa musique ?
Car sil arriva Monk de se rendre la Juilliard School, ce fut
quarante ans, pas vingt [et] pour enseigner, pas pour apprendre !
Pour tre le profdu prof, nuance! (ibid. : 186). Rien, ici, ne doit
sopposer la naturalit du don.Le discours volue en rgime
hagiographique.
Or, si, aprs avoir abandonn la question ontologique la
philosophie, noussommes contraints de confier la question du gnie
la psychologie, nous pouvonstoutefois reprer que la naturalit que
lon prte ces vnements que lon considrecomme des expressions du gnie
est, prcisment, prte. Ces comportements quelon tient pour des
manifestations du gnie ne le sont pas, indpendamment dufait que
nous les tenons pour telles. Lnigme du don laquelle nous avons
affaireici est donc moins lnigme dune rvlation dorigine
transcendantale de capacitsmusicales inoues que lnigme du tenir
pour donn et qui implique cette part denous-mme qui y croit. Car il
y a bien une nigme du tenir pour donn: le donne dvoile pas
davantage cela que le vrai ne dvoile lnigme du tenir pourvrai
(Lenclud 1990 : 11). Cette nigme nous invite dplacer notre regard
dan-thropologue, et plutt que de considrer la relation triadique
Dieu-Monk-don18, ilnous faut considrer la relation
Monk-nous-imputation du don. Alors, la naturalitdu don napparat
plus comme un facteur explicatif ultime investi dun mystre
delorigine, mais comme un travail dimputation que nous engageons
par nos proprescommentaires. Ce changement de rfrentiel dessine
ainsi, entre philosophie et psy-chologie, un champ de lexprience
sociale ouvert une anthropologie du jazz.
Denis Laborde
18. Dieu pouvant, tout moment, cder sa place une quelconque
puissance transcendantale; lespaceinterplantaire, par exemple, qui
fait de Monk un arolithe (De Wilde, La Cinquime, 10 mars 1996).
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Opter pour ce type dapproche, cest reprendre le travail engag,
en 1926, parle sociologue allemand Edgar Zilsel qui seffora dcrire,
non pas une histoire dugnie, mais une gense historique de la notion
de gnie. Pour cela, il tenta dereprer les traces de sa construction
sociale en vitant deux cueils que NathalieHeinich a clairement
identifis dans sa prface ldition franaise de louvrage:sa rduction
critique et sa valorisation hagiographique. Cest ce prix que
Zilselsengage dans son archologie du gnie, posant que lidal du gnie
est unenotion par dfinition sociale, dont on ne peut saisir les
origines complexes quenclairant dabord leur contexte et leur porte
(Zilsel 1993 : 25). Faisant retoursur Monk, lon remarque alors que
la faon de parler de Thelonious Monk et,ce faisant, de fabriquer
Thelonious Monk emprunte les voies dune rhto-rique ordinaire, cette
rhtorique dont nous usons pour produire nos grandshommes (le saint,
le gnie, le hros) en en consacrant simultanment (et
toujoursconfusment) le talent, luvre et la gloire.
Ce qui explique que lon puisse aujourdhui parler de Monk comme
HeinrichNeuhaus parlait nagure de Sviatoslav Richter, son lve au
Conservatoire deMoscou : Tout jeune, il faisait dj preuve dune
merveilleuse comprhension de lamusique, en accumulait de telles
rserves dans son cerveau, et possdait un don siexceptionnel de
virtuose, quil me fallut suivre le vieux conseil : enseigner un
savantnaboutit qu le dformer (Neuhaus 1971 : 181). Et Neuhaus
dopter pour uneattitude de neutralit amicale , le matre et llve
dialoguant dgal gal.
Fausse erreur
Mais, la diffrence de Sviatoslav Richter, Thelonious Monk
improvise. L, letalent, luvre et la gloire (ft-elle posthume) sont
inextricablement mls. cou-ter Monk, ce nest pas se trouver face une
composition inscrite sur partition,ayant fait lobjet dun
apprentissage anticip, qui est interprte et que lon recon-nat
laudition. couter Monk au piano, cest se trouver en prsence deluvre
in status nascendi, cest prendre part, comme auditeur, son
laboration.Bien sr, nous ne pouvons pas remonter jusqu lacte mme de
composition (supposer quil y en ait didentifiable), mais,
malicieux, Thelonious Monk na pasmanqu de livrer quelques indices
sur la faon dont il sy prend pour improviser.La plupart de ses
exgtes se sont arrts sur celle-ci : il marrive souvent dhsi-ter
entre deux notes avant de me dcider (Postif 1963 : 39). Monk hsite
entredeux notes. Mais, quand on improvise, le temps presse.
Impossible de rompre lecontinuum sonore. Monk ne peut donc hsiter
bien longtemps. Et lorsque lesdeux notes entre lesquelles il hsite
sont proches lune de lautre, sur le clavier (unmi et un fa, par
exemple), il nest pas rare quil les joue en mme temps. Du
moinsest-ce ainsi que, grce au commentaire de Monk, nous
interprtons ces faussesnotes, chez lui si frquentes. Mais nous ny
croyons qu moiti.
Cette erreur, en jazz, a un nom : pitch bend, deux notes
voisines joues simulta-nment. Chez nimporte quel pianiste, jouer un
intervalle de seconde, cest faireune dissonance. Chez Monk, cest un
procd. Il cherche imiter cette torsion que LA
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les cuivres ou les instruments cordes peuvent seuls infliger une
note en tournant,en glissando, autour de sa hauteur absolue: une
manire de la faire sonner de faondissonante. Chez Monk, ces
dissonances sont donc consciemment matrises. Cesont de vraies
fausses notes (Ponzio & Postif 1995 : 39). Thelonious Monk
lesqualifiait lui-mme de wrong mistakes. Jean Jamin en fit le titre
dun article qui, en1998, annonait le prsent numro de LHomme, Fausse
erreur (Jamin 1998 :249): une manire de crditer Monk dune matrise
absolue de son jeu et denga-ger avec lui une relation de
partenariat base sur la connivence.
Quand le commun des mortels croit que le pianiste se trompe,
nous savons quilest matre du jeu. Lerreur est fausse, nous le
savons, et cest considrable. Caradmettre cela, cest reconnatre que
le mrite du pitch bend ne se situe pas au seulplan esthtique ou
syntaxique, sa fonction nest pas seulement artistique, elle
estrelationnelle. Chaque pitch bend active, dans linstant de
limprovisation, unimplicite partag entre le pianiste et lauditeur
inform . Il marque une conni-vence qui rige lauditeur inform en
expert. Le pitch bend trace le partage entreceux qui savent
identifier lerreur comme fausse et ceux qui la croient vraie,
entrelexpert et le novice, le savoir et la croyance19.
Nous entendons une fausse note. Nous savons que cest une fausse
erreur. Elleest voulue par Monk, omniscient. Le pitch bend est le
signe que quelque chosesest pass dans son cerveau qui a fait quil a
hsit. Comme lorsque H. Neuhausparle de S. Richter, nous voulons
croire que tout se passe ici dans le cerveau.Notre psychologie nave
ne nous a-t-elle pas appris quil est bien le sige dugnie ? Nous
verrons plus loin que la mtaphore peut savrer encombrante. Pourle
moment, elle est redoutablement oprationnelle. Chaque pitch bend
nousramne au processus crateur. Il pointe un moment o le dispositif
dnonciationdevient saillant dans la relation. Rien ne soppose alors
ce que nous exercionspleinement notre empathie : nous sommes en
mesure dprouver les tats men-taux de Monk au moment mme o il joue.
Nous nentendons plus les grince-ments de la mlodie (Just a Gigolo,
in Monk Alone, take 1) ou les ruptures derythme comme des
altrations dune musique idalement pure . Ce sont, bienau contraire,
les indices dun processus de cration en train de se produire.
Monkhsite, cest sa part irrductiblement humaine qui le rend encore
proche denous, lui qui fut dramatiquement install sur une plante
qui il tait tran-ger (Ponzio & Postif 1995 : 15).
Pour ces raisons, nous coutons Monk autrement . Nous coutons
encreux . Parce que les pitch bend et les silences sont la trace
dun processus de cra-tion en cours que nous savons dchiffrer, ils
mobilisent notre attention. Nous
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Denis Laborde
19. Ces remarques sappliqueraient aussi bien la gamme par ton,
que Monk acclimata au jazz avant lessecousses du free jazz. Cette
gamme par tons entiers vaut Monk dtre rapproch de Claude
Debussy,qui lemprunta lui-mme aux gamelans balinais (J.-J.
Finsterwald et J.-F. Zbinden, cits in Ponzio &Postif 1995:
111). Elle est aujourdhui perue comme la signature type de
Thelonious Monk (Berliner1994 : 162). Une lecture apophtique sorte
de prophtie lenvers [ou] faite aprscoup (Compagnon 1993: 46-47)
fait de lui un anctre du free jazz, mais Monk est rest critique
lgard dOrnette Coleman, par exemple : Sous prtexte de se librer, on
na pas le droit de devenir illo-gique, incohrent, de sombrer dans
lanarchie au point de ne plus rien construire (Clouzet &
Delorme1982 : 11).
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sommes, ce moment, dans le cerveau de Monk. Les silences que lon
entendentre les notes sont le temps indispensable son cerveau pour
quil tablisse lesconnexions neuronales ncessaires, comme, par
exemple, choisir un mi bmolplutt quun mi bcarre et transmettre
linformation lauriculaire de la maingauche: quil se mette en
position et appuie sur la bonne touche. Si vous voyez cela se
produire au moment o vous lcoutez jouer, cest quentre lui et vous,
lacommunication se fait de cerveau cerveau. Si vous voyez ce qui se
passe, ce moment, dans son cerveau, cest que Monk est investi du
pouvoir de cha-touiller une partie de votre cerveau que vous
pensiez endormie depuis plusieursmillions dannes (De Wilde 1996 :
69). Comment ne pas couvrir dun discoursapodictique dont la seule
cohrence fait la valeur de vrit cette improvisa-tion nourrie de
silence dont nous participons et qui vhicule, par le biais de
cesindices que nous savons reprer dsormais, cette fragilit qui est
le propre des ins-tants uniques ?
Car il ne coule jamais deux fois la mme musique sous les doigts
de Monk.Invit de Franois Serrette dans lmission Domaine priv ,
lcrivain EmmanuelCarrre est tenaill par cette question : Combien de
fois Monk a-t-il pu jouer lemme thme, non seulement en
enregistrement ou en concert ou mme en jamsession, mais chez lui,
quand il est seul avec son piano? Combien de fois a-t-il jouRound
Midnight, Crepuscule With Nellie, Evidence, Epistrophy ? Et
pourtant, antait jamais la mme chose (France Musique, 18 mai 1995).
Le pianiste etanthropologue Paul F. Berliner (1994 : 66) confirme,
sa manire, lanalyse delcrivain : des compositeurs comme Thelonious
Monk varient leurs proprespices chaque fois quils la jouent. Les
tmoignages sont lgion, manant desauditeurs les plus attentifs: Monk
innove sans cesse. Il scrute le son, joue avec lesilence, explore
les accords, suspend les temps. Le saxophoniste John Coltrane
saitde quoi il parle : Monk faisait toujours des trucs derrire qui
sonnent tellementmystrieux, mais qui ne le sont pas quand vous
savez ce quil fait []. Jai beau-coup appris avec lui. Si vous
travaillez avec un type qui fait attention aux dtails avous incite
faire pareil (John Coltrane, cit in Ponzio & Postif 1995 :
189).
Round Midnight
Une squence du film documentaire Straight, No Chaser, mont en
1988 parCharlotte Zwerin et distribu par la Warner 20, semble voue
une longue post-rit. Elle a t largement commente, notamment par
Laurent de Wilde et parFrancis Marmande21. Elle se situe 7 minutes
20 secondes aprs le dbut du film.
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20. Ce film se prsente comme un montage de divers documentaires
dont Jacques Ponzio et FranoisPostif connaissent lorigine: Il faut
savoir quavant dapparatre dans un film succs, ces documentsont fait
longtemps partie du mythe monkien: le 29 mars 1972, la tlvision
autrichienne prsente unfilm produit par Joachim Ernst Berendt et
dirig par Michael Blackwood. Ce dernier a film une quin-zaine
dheures de la vie de Monk et de son quartette en tourne, et il en
tire un intressant documentairequi suit la loi du genre (Ponzio
& Postif 1995: 328).21. Cf. De Wilde 1996: 171, ainsi que le
compte rendu de Straight, No Chaser que Francis Marmanderdigea pour
le numro 432 (dcembre 1993) de Jazz Magazine.
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Monk est au piano. Il improvise Round Midnight. Selon Jacques
Ponzio etFranois Postif (1995 : 330), cette squence fut tourne au
Vanguard, clbreclub new-yorkais, Nol 1967. Voici la description que
jen propose:
Monk est au piano. Il fume une cigarette. Il transpire. Sur un
accord de septime dedominante (je parle dans ma langue), il suspend
lactivit, fouille dans sa poche. Il jouede la main gauche pendant
que, de la droite, il cherche un mouchoir dans sa poche.Il fume
toujours. Le solo continue. Il passe le mouchoir de la main droite
la maingauche. Il poursuit son solo de la main droite,
accessoirement avec quelques doigts dela main gauche dans la paume
de laquelle il tient toujours le mouchoir. Mais voil quela cendre
de la cigarette menace de tomber sur le clavier. De la main gauche,
il prendla cigarette. De la droite, il sponge le front avec le
mouchoir. Il pose la cigarette gauche du clavier, lorientant de
telle sorte que la cendre tombe lextrieur du cla-vier. De la
droite, il joue deux fois le mme motif :
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Denis Laborde
Puis il pose le mouchoir devant lui, sur le pupitre. La
situation se stabilise : il joue nouveau deux mains. Du fait quil
improvise, il ny a pas de partition.
De Wilde sesclaffe: Il peut tout faire avec ces mains-l ! (De
Wilde 1996 :171). Marmande spate (1993): Monk finit par plaquer le
mouchoir lui-mmesur les touches. Bien sr, Monk aucun moment ne
plaque le mouchoir sur leclavier (il le maintient dans la paume de
la main avec lauriculaire pendant quiljoue avec le majeur), mais
limage est belle, et lil qui pense informe lil quivoit. Et on le
voit comme on laime, Monk. Cest ce prix quil prend des guille-mets.
Mais ce que lon peut fort bien se demander, cest si Thelonious Monk
estparfaitement conscient, chaque instant, du moindre de ses
gestes? Commentsaccomplit lharmonieuse chorgraphie des mains, du
mouchoir et de la cigaretteface ce piano qui reste dune exasprante
immobilit ? Est-ce que son cerveaufonctionne comme un ordinateur
lui ordonnant : 1) de chercher son mouchoir,puis de sen saisir avec
la main droite, puis avec la gauche ; 2) de prendre sacigarette ;
3) de sponger le front ; 4) de poser la cigarette sur le rebord
dupiano ; 5) de reposer le mouchoir devant lui ; 6) tout en restant
branch sur lecontinuum sonore ?
Formuler les choses en ces termes implique des rajustements
permanents entrela mtaphore computationnelle (qui nous fait penser
que lesprit est dans le cerveauet ralise des oprations mystrieuses
la manire dun ordinateur) et un souponinvitable (qui nous fait
apercevoir que tout ne passe pas ncessairement par le cer-veau et
que parler de lesprit, cest parler dune entit non localise).
Louvrage clas-sique de Hubert L. Dreyfus (1984 : 235) rcuse cette
hypothse : Il ne semblenullement vident, quelle que soit la nature
de lintelligence humaine, quelle fonc-tionne la manire dun
calculateur numrique. La mtaphore serait donc car-ter: le pilote
mental est entach de suspicion.
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La routine
Dans lindcision ambiante, daucuns argumentent volontiers
dunemmoire corporelle. Il y aurait, pour le dire la manire de
Francisco Varela,une inscription corporelle de limprovisation. Cest
la thse que dfend leth-nomthodologue et pianiste de jazz David
Sudnow. Dans son livre Ways of theHand (1995), il insiste
longuement sur lincorporation de routines comporte-mentales comme
condition ncessaire pour sengager dans un processus
dim-provisation: sans routine, pas dimprovisation 22. La position
de Sudnow a dequoi choquer plus dun militant de la libration par
limprovisation. Commecelle de Paul F. Berliner qui, fidle au
prcepte malinowskien, tudie lemonde du jazz en devenant lui-mme
pianiste de jazz , la dmarche de DavidSudnow comporte une large
part de rflexivit. Enfant, il avait appris jouerdu piano. Adulte,
il reprend cet apprentissage, mais en sorientant vers le jazz,cette
fois, et avec un objectif: sobserver en train dapprendre afin de
saisir, delintrieur , la faon dont se fabrique une improvisation.
Cest l quil a ren-contr la routine. Avant de sinstaller dans la
routine, ses mains ont d devenirles mains dun pianiste de jazz. Si
le pianiste doit, chaque instant, se deman-der quelle vitesse et
dans quelle direction ses mains doivent se dplacer,
pasdimprovisation possible. Si le pianiste doit, chaque instant, se
demander oses doigts doivent atterrir, pas dimprovisation possible.
Pour improviser, lecorps doit se tenir en veil, il doit rester
vigilant, en tension permanente. Il doitmobiliser une mmoire des
gestes, des mains, des interactions avec le clavier etajuster cette
mmoire comportementale aux exigences de la situation prsente.Cest
cette seule condition que le pianiste est mme pour reprendre
lex-pression mobilise par Francis Chateauraynaud (1997 : 101) qui
cherchait ainsi souligner que le moteur de laction est dans le
corps et non dans le code dimproviser dans les rgles. Cette
disponibilit du corps allie une habi-let incorpore rend le musicien
capable dapprcier les interactions avec lescontraintes techniques
lies au choix du thme, mais aussi avec les autres musi-ciens, avec
le public dun soir : un faisceau dinteractions quIngrid
Monson(1996) a cartographi du point de vue de la section rythmique.
Dans ce cadredanalyse, cest lensemble des signaux prsents dans
lenvironnement immdiatde la performance quil nous faut prendre en
compte, ce que le psychologueJames Gibson nous invite considrer
comme des affordances daction 23. Maisalors, notre image du pilote
mental, qui nous permettait de doter de cohrenceles silences de
Monk, devrait-elle seffacer au profit dune apprhension de lac-tion
situe en termes de routines comportementales ?
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22. Ce que les sociologues de laction situe appellent les
habilets incorpores: Quand vous en arri-vez vritablement aux
actions dtailles qui doivent tre ralises, in situ, vous ne comptez
pas sur lesplans, mais sur les habilets incorpores dont vous
disposez (Suchman 1990: 158).23. Je me permets de renvoyer un
article dans lequel je mefforce de conduire une analyse cologiquedu
processus interactif dans limprovisation partir dune tude des
performances potico-musicales desbertsulari basques, qui
improvisent des pomes rims en les chantant sur un air connu
(Laborde 1999).
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vrai dire, nous navons pas les moyens de dcider. Le remue-mnage
pis-tmologique que lon observe au confluent des frontires floues de
la physico-chimie, de la biologie et de la cyberntique (Dupuy 1990
: 253) napporte, surce thme, que de faibles claircissements 24.
Quant la smantique des situations,elle adopte un cadre rsolument
hermneutique qui interdit tout raisonnementen termes de causalit
25. Cela ne nous empche pas, pour autant, demployer lemot et de
rfrer au concept dimprovisation. Cest ce que Burge ou Putnamnomment
un concept dfrentiel : on se sert du concept dimprovisation
pourformer nos penses, mais nous nen avons quune matrise partielle.
Cela nem-pche ni les penses, ni les changes. Nous pouvons fort bien
parler dimprovi-sation sans rfrer strictement au mme concept
dimprovisation.
Mais nous ne nous posons pas toutes ces questions lorsque nous
coutonsMonk. Dans cette situation, nous sommes dans la position du
croyant que JeanBazin semble avoir dessine pour nous : un croyant
ne commence pas croireparce quun fait se trouve dsormais
suffisamment tabli ses yeux ; cest lin-verse : qui se trouve dans
une disposition croire, les signes se mettent soudai-nement parler
(Bazin 1991 : 502). Notre disposition croire Monkomniscient nous
fait entendre ses silences et ses pitch bend comme des marquesde
son gnie. Notre psychologie nave fait le reste: nous ne nous
souvenons pasncessairement davoir lu Dreyfus, Sudnow ou
Chateauraynaud quand nouscoutons Monk, et lon aime concevoir que
lacte magique se produit dans lecerveau et lon emploie, pour cela,
tous les embrayeurs logiques : limprovisa-tion est donc bien ici
cosa mentale (Ponzio & Postif 1995 : 95). On sen per-suade.
Pendant lhiver 1953, le pianiste Henri Renaud est New York.
Ilrencontre Monk qui aimerait connatre Paris. Henri Renaud contacte
CharlesDelaunay, Monk jouera au Salon du Jazz 1954. De cette
manire, nous ditLaurent de Wilde (1996 : 98), Paris pourrait voir
ce qui se passait dans sa tte.couter Monk, cest donc bien voir dans
son cerveau. Aprs autant de tmoi-gnages, comment douter?
Lorsque Monk se lance dans une improvisation, il dcide en
quelquesmesures de laura gnrale du morceau venir (Buin 1988 : 46).
Nous ensommes dautant plus convaincus que nous savons, par
ailleurs, qu avant mmede pousser la porte du studio, il sait trs
exactement ce quil va faire et la musiquequi doit en rsulter, mme
si elle nest pas encore crite (Ponzio & Postif 1995 :95). Matre
du jeu pianistique, matre du rythme et du silence, Monk est
aussimatre des interactions humaines. Lisons le commentaire quYves
Buin (1988 :32-33) fait de Round Midnight :
Ici, Monk [] se met au service du quartette. Sans doute davoir
inventori tant defois le thme lui a-t-il procur connaissance de la
srie des possibles et des probables.Il anticipe, accueille le
connu, vrifie ainsi que lhypothse tait juste. Il est dans lefluide,
dans la coule, dans le droulement incessant, il a une sorte de
prescience, il
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24. Cf. Kirsh 1990, 1999.25. Cf. la prsentation de Michel de
Fornel & Louis Qur (1999).
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devine davance ce quil va entendre. Le flux traverse, il est
Round Midnight. Sonomniscience ne lui appartient pas, elle nest
qucoute de ce chant intrieur o lin-trusion na pas sa place [...] Il
connat toutes les variantes, do la pertinence et lco-nomie
rigoureuse de son accompagnement.
Monk anticipe, accueille, vrifie, devine, connat. La srie des
verbes dcrit uneimprovisation en prtant limprovisateur de bonnes
raisons dagir comme ilagit. Une action du monde est apprhende (par
nous) avec des verbes qui insti-tuent Monk en pianiste omniscient.
Le reprage de la srie numrative nouspermet de voir se dessiner
limputation domniscience. Cette imputation se jouedans la relation
intentionnelle qutablit notre discours, et qui nous permet defaire
entrer laction improvisatrice de Monk dans le langage. Quand je
dcris ences termes lactivit de Monk improvisant, je qualifie, en
fait, ma relation Monk improvisant . Ces verbes sont des manires de
traduire un comporte-ment. Ils ne sont pas le pur dcalque dune
mcanique comportementale nouspermettant de parler en termes de
causalit. Ils appartiennent notre faon com-mune de dcrire le monde.
Ce travail dimputation prend ancrage dans lesverbes, les mots, les
figures de discours que nous utilisons pour construire lafigure
charismatique dun Monk omniscient partir dune conception de
lim-provisation base sur le modle du pilote mental. Cest au prix de
cet arraison-nement conceptuel que Monk entre dans la dlibration
des hommes.
Et ce stade, la vie rencontre luvre. Car limputation nest
possible que parce que nous savons par ailleurs de Monk. Une ide de
Monk circule dans notresocit. La discussion entre amis, le
commentaire journalistique, le texte despochettes de disques, les
missions de radio, les biographies, les films documen-taires lui
procurent une consistance sans cesse alimente. Dans le
commentairehagiographique, la vie et luvre ne font quun. Ces
distorsions que Monk inflige son piano, il les inflige aussi sa
vie. Comment ne pas lire celles-ci comme lereflet de celles-l ? Et,
linverse, comment ne pas chercher dans sa vie de quoi expliquer son
jeu pianistique?
Lhomme qui aimait dormir
O quil soit, quoi quil fasse, Thelonious Monk fait le vide. Dans
sa musique,il limine le superflu. Dans sa vie aussi. Sa clture,
cest la musique . Et lamusique occupe toute la place. Fin 1953, le
pianiste Henri Renaud se trouve auTonys Cafe, un club de Brooklyn o
Thelonious Monk se produisait avec MilesDavis, Gigi Grice, Charles
Mingus et Max Roach :
Un soir o Sonny Rollins jouait avec lui, dans ce club, une
bagarre sest dclencheet en trente secondes, tout sest trouv sens
dessus dessous. Ctait une vraie rixe dewestern, tout le monde stait
retir pour laisser la piste aux combattants. Monk etRollins ont
continu jouer comme si de rien ntait. Ctait absolument incroyable.
la fin de la soire, Monk ma simplement dit : Il ne sest rien pass,
ce nest rien dutout (Renaud 1982 : 23). LAVIELUVR
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Monk est bien parmi nous. Pourtant, il reste inaccessible. Son
nom le prdispose toutes les cltures. Comment, en effet, ne pas voir
Monk en moine ou enermite ? Lorsque la maison de disques Vogue
diffuse les enregistrements de cettemission de radio laquelle Monk
participa lors de son passage Paris, en 1954,lalbum porte pour
titre: Portrait of an Ermite. Il deviendra Solo, Paris. Le
contre-bassiste Jean-Marie Ingrand raconte sa rptition avec Monk,
la veille du concertde la Salle Pleyel, en juin 1954. Cest la
premire fois quils se rencontrent et leprotocole est rduit au
minimum :
peine arriv, Monk, contre toute attente, se jette sur le piano,
et, sans dire uneseule parole, se met jouer comme un fou, sans
soccuper aucunement de notre pr-sence. De notre ct, nous faisions
de notre mieux ! (J.-M. Ingrand, cit in Ponzio& Postif 1995 :
135).
Monk vit dans la musique , aux autres de ly suivre. Mme lorsquil
dort, Monkreste dans la musique . Et il dort beaucoup, on le sait.
Jaime dormir , confie-t-il Jean-Louis Noames qui linterviewe en
1965. Il ny a pas dheure pour dor-mir. On dort quand on est fatigu,
cest tout [] Lidal serait de dormir et dejouer en mme temps, mais
cest impossible (Noames 1982 : 12). Ce nest pour-tant pas faute
dessayer. Teddy Hill tait le tenancier du Mintons :
Il restait souvent endormi trois heures aprs la fermeture, ou
bien il samenait troisheures avant louverture et se mettait dormir.
Parfois, au milieu dun set, il sendor-mait sur son piano, et les
autres musiciens me demandaient de le rveiller. La plupartdu temps,
il se rveillait tout seul en sursaut et plaquait quelques accords
inattendus,trs compliqus, ponctus par la batterie de Kenny Clarke
(Teddy Hill, cit inPonzio & Postif 1995 : 53).
Mais ce rveil intrieur ne fonctionnait pas tous les coups. Dizzy
Gillespie enprouva quelque inquitude :
Quand il lui arrivait de sendormir, je lui pinais le bout de
lindex en le traitant detous les noms. a le rveillait
instantanment, et il se remettait jouer comme si rienne stait pass
(Dizzy Gillespie, cit in ibid. : 53).
Comment ne pas voir dans cette lthargie la manifestation de ce
que Monk esten prise sur un ailleurs auquel il va se ressourcer,
guid par le donateur de larelation tripartite et comme en tat
dhypnose ? Se rveillant, Monk revientparmi nous en mdiateur. Quon
le voie en ermite, en moine, en saint, en artisteou en oracle, sa
figure est fondamentalement une figure de mdiateur. Il esthabit par
la musique en mme temps quil y habite. On ne sait plus bien
dis-tinguer, mais, ce qui est sr, cest que la musique parle par
lui. Lorsquil enre-gistre ses premiers disques, chez Blue Note,
Lorraine Lion assure quil avait unequantit de musique toute prte
qui ne demandait qu jaillir de lui (LorraineLion, cite in ibid. :
93).
Thelonious Monk lui-mme ne comprend pas toujours ce qui se passe
en lui le be-bop ne sest pas dvelopp de faon dlibre. Pour moi, je
dirais quecest seulement le style de musique que je me suis mis
jouer (T. Monk, cit in
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ibid. : 50-51) , mais comment ne pas interprter ces moments de
sommeilcomme des moments o il quitte notre monde pour aller puiser
sa source musi-cale ? Monk prend alors ses distances, mais il ne
suit pas le modle de GlennGould qui, dans les mmes annes, se retira
de la scne musicale pour hivernerpendant prs de vingt ans dans le
Nord canadien. Monk sisole tout en restantparmi nous. Cette
distance quil a ainsi institue entre lui et le monde est lagarantie
de son rendez-vous avec lui-mme (Buin 1988 : 41). Ce sommeil,
danslequel il est susceptible de sombrer tout moment, devient une
rserve inpui-sable de silence. Il entend la musique autant quil la
joue (De Wilde 1996 : 167).Alors, chacun de nous hsite: On ne sait
jamais trop si Monk est pianiste []Monk est un compositeur en
action (Buin 1988 : 149) et laction ne sarrtejamais. Comme le dit
le pianiste Barry Harris: la maison, les autres
musicienspratiquaient leur instrument, mais Monk, lui, pratiquait
la musique. Et pas nim-porte laquelle: sa musique (De Wilde 1996 :
104). Ainsi Monk se confond-ilavec son instrument. Le piano et lui
ne font quun, comme un composant bienconu fonctionnant la manire
dune bote noire au service de la musique:
Il est compltement dans la musique. Jamais pris au dpourvu,
toujours prt jouer.Cest un sentiment exaltant, enivrant. Cest ltat
auquel aspirent tous les artistes, celuide la communion totale et
immdiate avec leur instrument. Pas de scories, de baissesde
tension, de sparation de lobjet. Tout ce quon touche se change en
art []Certains musiciens atteignent la tranquille certitude du
beau, du vrai. Ladquationparfaite entre leffort et le rsultat. Pas
de frottement, de mouvement inutile, de frus-tration passagre. La
musique scoule travers eux avec une fluidit exemplaire. Lesgrands
musiciens sont souvent des grands calmes, car ils ont la
connaissance quasimystique de lnergie. Et a, cest grisant. Cest
compltement mgalo, alchimique: ilstransforment un objet en musique,
du plomb en or. Monk est un grand calme, maisil transporte
tellement dnergie avec lui que cen est presque inquitant. a
vibreautour de lui, a sagite, et puis tout sordonne subitement
quand il pose les mains surle clavier (ibid. : 169).
Lhomme qui ne dormait pas
Sans doute cette nergie vibratoire est-elle la raison pour
laquelle Monk nedort pas, on le sait. Une vie intrieure trop
intense lempche de sabstraire tout fait du monde. Sa femme en
tmoigne : lorsquil rentre, aprs un concert, ilparle, il crit,
sallonge sans fermer les yeux. Parfois, quant il sendort, il fait
grandjour (Nellie Monk, cite in Ponzio & Postif 1995 : 163). La
nuit appartient aujazz, elle appartient ceux qui se tiennent hors
du temps. Thme rcurrent chezles mystiques et les artistes (de Jean
de la Croix Van Gogh), la nuit est le tempsdes tres dexception.
Glenn Gould ne travaillait-il pas la nuit ? Cest quil vivait dans
lesprit et pour lesprit , ne prenant quun seul repas, au petit
matin, aumoment o il avait achev sa journe (Bruno Monsaingeon, cit
in Laborde1997 : 92). Sviatoslav Richter ne vit-il pas la nuit ?
Cest quil travaille pleintemps. Aussitt aprs le concert, [il]
sisole au piano et joue jusqu 5 ou 6 heures LA
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du matin, tudiant un autre programme pour le concert suivant
(Neuhaus1971 : 204-205). On pourrait lire ces tmoignages comme les
effets bien connusdune excitation daprs concert, mais, dans le cas
de Thelonious Monk, cestdautre chose quil sagit. Il peut, en effet,
rester jusqu soixante-douze heuressans dormir. Les tmoignages sont
lgion. Le temps lui appartient. Il sinstalletranquillement dans la
nuit, sans prcipitation, et il dure. Lorsque le batteurLeroy
Williams joue pour la premire fois avec lui, il est fbrile.
Impressionn parla stature du pianiste, il acclre imperceptiblement.
Alors, Monk quitte sonpiano, se dirige vers lui et parle. Il ne lui
dit ni de ralentir, ni de freiner, ni de nepas semballer, ni quil
est incomptent, ni de partir, mais simplement : Nousavons toute la
nuit pour jouer (Leroy Williams, cit in Berliner 1994 : 426).
Chaque anecdote prend forme de parabole, et chaque mise en scne
du pia-niste conforte la mtaphore de llu. Yves Buin lavait vu en
saint FranoisdAssise, le pianiste Ren Urtreger le dcrit dans un
appartement parisien telJsus lors dun fameux soir de veille :
Quand jai su que Monk venait au Festival de Paris, jai voulu le
connatre, entendrece quil faisait. Aprs son concert, nous tions une
quinzaine dans lappartement delex-femme de Mezz Mezzrow, il a jou
toute la nuit et, naturellement, tout le mondesest endormi. Quand
on sest rveill le lendemain, il tait toujours au clavier
(RenUrtreger, cit in Ponzio & Postif 1995 : 138).
De tels tmoignages ne viennent-ils pas stabiliser la figure
rmitique de Monk ?
Monk est lui-mme sa propre source, comme on le dit de ces
ermites qui ne senourrissent apparemment de rien, ou bien du vent
et de la lumire, et qui sont commeces pl