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Christian Delage
Temps de l'histoire, temps du cinmaIn: Vingtime Sicle. Revue
d'histoire. N46, avril-juin 1995. pp. 25-35.
AbstractHistorical time and time of the cinema, Christian
Delage.The filmmaker reconstructs the past rather than
reconstituting it, and thus meets the historian. The analysis of
two major works byJohn Ford and Michael Cimino shows how the cinema
historicizes a past event through the indirect agency of the
narrative. In thefiction presented to the audience, the filmmaker,
like the historian, faces representations inscribed in general
history, whilesimultaneously modifying its meaning. American cinema
carries on an almost ontological relation with duration and time;
thequestion of its truthfulness presents the same methodological
challenge as that driving contemporary historical research.
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Delage Christian. Temps de l'histoire, temps du cinma. In:
Vingtime Sicle. Revue d'histoire. N46, avril-juin 1995. pp.
25-35.
doi : 10.3406/xxs.1995.3151
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/xxs_0294-1759_1995_num_46_1_3151
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TEMPS DE L'HISTOIRE
TEMPS DU CINMA
Christian Delage
En quoi le western, ce genre cinmatographique si typiquement
amricain, peut-il aider les historiens rflchir sur leurs propres
mthodes? En comparant les uvres de John Ford et de Michael Cimino,
Christian Delage nous invite revenir sur la question des
temporalits et des reprsentations de la dure.
l'occasion de la sortie en France de la version intgrale &
Heaven's late, un critique, titrant son article
Le temps retrouv, s'interrogeait sur la dure du film et la
temporalit de sa diffusion: Pourquoi Cimino a-t-il besoin de 3h 40
pour raconter l'histoire de la guerre de Johnson County?. Il
avanait cette rponse: Parce qu'il ne fait pas que la raconter. Il
la reconstitue. C'est tonnant de voir combien la critique amricaine
a contest la vracit historique du film. Et pourtant, rien n'est
aussi tudi, conforme l'Histoire. Mais c'est le temps qui donne au
film l'espace ncessaire pour dcrire une poque1. Il nous semble
prcisment que si ce film, comme l'uvre tout entire de Michael
Cimino, est une rflexion sur le rapport du cinma et de
l'histoire au temps, c'est pour la raison inverse de celle qui
vient d'tre voque. C'est parce qu'il reconstruit le pass, et non
parce qu'il le reconstitue, que le cinaste rejoint l'historien ; et
c'est le rcit cinmatographique, en donnant cette reconstruction la
forme d'une narration historique, qui nous permet d'apprhender le
temps si, comme Paul Ricur nous y invite, on considre que le temps
devient humain dans la mesure o il est articul de manire narrative;
en retour, le rcit est significatif dans la mesure o il dessine les
traits de l'existence temporelle2.
O L'HISTOIRE CHEZ JOHN FORD ET MICHAEL CIMINO
Commence en 1974, l'uvre de Michael Cimino s'offre nous dans une
relation encore sensible et pourtant dj distancie. En effet, elle
est pour ainsi dire arrte depuis dix ans, aprs le dsastre critique
et financier
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CHRISTIAN DELAGE
n'avoir pas su trouver la bonne temporalit, aussi bien au
tournage qu'au montage de son film. Cette discordance peut se
rapprocher de celle qui a conduit un autre cinaste amricain, John
Ford, se retourner au dbut des annes I960 vers son uvre pour en
interroger la prennit, au moment prcis o la tlvision impose son
rythme et sa reprsentation impersonnelle du monde aux
spectateurs.
Nous avons souhait confronter la ralisation majeure de Cimino,
Heaven's gate (1980), au film de Ford, The man who shot Liberty
Valance (1962). Ce rapprochement se justifie plusieurs titres.
Cimino reconnat volontiers en Ford l'un de ses matres1. Au moment o
il tourne Liberty Valance 2, Ford exhume les traces du pass qu'il
avait lui-mme compos, et remonte la fin du 19e sicle, priode o se
droule galement le film de Cimino. Les deux films partent du mme
constat: le temps de l'innocence, du rve amricain, est rvolu. Le
cinma va-t-il pouvoir continuer tenir la promesse du
1. Dans un casting memo- envoy United Artists par Michael Cimino
le 18 fvrier 1975, lors de la prsentation d'une des versions du
scnario d' Heaven's gate, on trouve les noms des deux acteurs
principaux de Liberty Valance, John Wayne et James Stewart. Voir
Steven Bach, Final cut, dreams and disaster in the making /Heaven's
gate, New York, Quill, 1985, p. 141-142.
2. Le film dbute par le retour d'un snateur amricain, Ransom
Stoddard, dans le petit village de Shinbone pour l'enterrement d'un
de ses vieux amis, Tom Doniphon. Interrog par le journal local sur
le lien qui l'unissait Doniphon, Stoddard voque, dans un premier
flash-back, son arrive en diligence Shinbone, alors qu'il venait
juste d'obtenir son diplme d' Attorney at law sur la cte est,
l'attaque dont il est victime par Liberty Valance, un bandit qui
fait rgner la terreur en toute impunit, la protection que lui offre
Tom Doniphon; s'il gagnera le cur de Miss Hallie, la serveuse d'un
restaurant de la ville dont Doniphon tait amoureux, en lui
apprenant lire et crire, il lui faudra cependant accepter de
s'entraner avec Doniphon au maniement des armes pour affronter
bientt Liberty Valance, qui se moque de la loi que Stoddard
voudrait faire appliquer. Le duel tourne son avantage, contribuant
ainsi le faire lire au Congrs aprs avoir t choisi comme dlgu la
Convention territoriale. Alors qu'il est prs de refuser cet
honneur, par mauvaise conscience d'avoir tu un homme, Doniphon,
dans un second flash-back, lui explique que c'est lui qui a tu
Liberty Valance, le librant ainsi du poids de cet acte. Stoddard,
rentrant Washington, bnficie cependant des gards du contrleur du
train, soucieux de rendre agrable et rapide le voyage en train de
l'homme qui tua Liberty Valance.
monde? Ford, abandonnant le lieu de mmoire qu'il avait faonn
comme la mtaphore originelle de la naissance de la nation
amricaine, se replie sur l'espace clos du studio pour filmer la
scne de cette prise de conscience; Cimino confronte deux des ples
spatio-temporels constitutifs de la nation amricaine, le territoire
idologique de la vieille Universit Harvard et le grand espace
ouvert de l'Ouest. l'idal pionnier de la conqute se substitue une
socit se reconnaissant comme une communaut dsormais soucieuse du
maintien de son intgrit.
Les deux cinastes ont-ils eux-mmes dfini le rapport qu'ils
entretiennent avec l'histoire? J'essaie simplement de faire comme
Ford, explique Michael Cimino, de raconter une histoire
intressante, propos de gens intressants. Je n'ai jamais t capable,
admet-il, de rpondre de faon satisfaisante la question de l'origine
du film: je ne sais d'o viennent les films; de mme, je ne sais pas
pourquoi tel paysage amricain peut ce point devenir une obsession.
Peut-on vraiment savoir ce qui, dans Monument Valley, obsdait
Ford?3 Interrog par Bertrand Tavernier sur son souci de la ralit
historique, John Ford, en gnral trs va- sif sur l'criture de ses
films, rpond: Toujours. Fort Apache, c'est une variation inspire
par la dernire bataille de Custer. Nous avons chang les tribus et
la topographie ... Liberty Valance tait ... aussi un fait
historique. C'tait une trs belle histoire. Je me suis battu pour la
tourner4. Ce n'est certes pas parce que Ford rpond qu'il y a bien
une source historique l'origine du scnario de Liberty Valance qu'il
faut prendre la lettre une intention qu'il manifeste aprs coup et
dont il ne donne d'ailleurs aucun dtail prcis. L' histoire dont il
est question qualifie aussi bien le
3. -Entretien avec Bill Krohn-, Les Cahiers du cinma, 337, juin
1982, p. 4.
4. Entretien avec Bertrand Tavernier -, Positif, 82, mars 1967,
p. 17.
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TEMPS DE L'HISTOIRE, TEMPS DU CINMA
fait survenu que sa narration cinmatographique. On notera
galement l'ide de variation, fonde sur le dveloppement de la
richesse fictionnelle de l'vnement choisi, la reprsentation de
l'action. Cette histoire raconte, est-ce seulement le rsultat de la
translation qui s'opre entre l'Histoire et le cinma 1 ? Doit-on
l'apprhender comme relative la ralit historique ou comme excdant
cette ralit, dans l'expression d'un monde irrductible la dimension
factuelle d'une reconstitution2?
Si Monument Valley symbolise le temps de la conqute de l'Ouest,
le genre du western et l'univers de John Ford, c'est d'abord par
l'esthtique de son identit cinmatographique puis par sa progressive
constitution en un lieu de mmoire3. Peut-tre avons-nous l une
premire illustration de Phistoricisation produite par la mdiation
du rcit. Aucun vnement historique ne s'est droul dans ce dsert situ
aux confins de l'Utah et de PArizona. Dans un geste thique, Ford
projette sur ce paysage l'idal de perfection originelle de la
nation amricaine4.
1. Voir Marc Ferro, Y a-t-il une vision filmique de
l'histoire?-, Cinma et histoire, Paris, Gallimard, 1993, p.
217-226, (Folio, nouvelle dition refondue). 2. Cette question ne
renvoie pas l'opposition entre -texte et contexte-, si l'on conoit,
comme nous engage le faire D.F. McKenzie, le texte qu'est le fdm
dans son historicit: Christian Metz tablit une distinction entre le
film en tant que systme textuel (qu'il s'agisse d'une uvre unique
ou du texte infini de ce qu'il est convenu d'appeler genre
cinmatographique) et le cinma, dfini comme le complexe social
complet qui va de la production la rception d'un film. mon avis,
bien entendu, cette distinction ne tient pas, tant donn que la
dtermination de la signification par l'interprtation des dtails
conventionnels d'un texte dcoule logiquement des dcisions qui ont
prcd sa production et de ses effets sociaux-, La bibliographie et
la sociologie des textes, Paris, ditions du Cercle de la librairie,
1991, p. 102 (1 d., Londres, 1986).
3. Pour Jean-Louis Leutrat et Suzanne Iiandrat-Guigues, la force
de Ford a t d'avoir associ si troitement Monument Valley son uvre
qu'il a envelopp l'une dans l'autre. Il n'est plus possible de
rappeler l'une sans l'autre, si bien que la dcantation qu'a opre le
regard du ralisateur sur la Valle s'applique du mme coup son uvre,
et que ce travail donne sentir un peu de temps l'tat pur, dans
Patrice Rollet, Nicolas Saada (dir.), John Ford, Paris, Les Cahiers
du cinma, 1990.
4. En ce sens, Monument Valley est un quasi-personnage, comme la
Mditerrane tudie par Fernand Braudel: -Avec Braudel, crit Paul
Ricceur, l'histoire devient mme une gohistoire, dont le hros est la
Mditerrane et le monde mditerranen-, Temps et rcit, op.cit., p.
185.
Le parcours qu'il dessine dans les sept films qu'il y a tourns
rvle l'volution qui conduit du surinvestissement mmo- riel vers une
reconstruction historique. Il y a bien, comme le demande Pierre
Nora, une volont de mmoire, et non pas seulement un objet
virtuellement digne d'un souvenir, s'il est vrai que la raison
d'tre fondamentale d'un lieu de mmoire est d'arrter le temps, de
bloquer le travail de l'oubli, de fixer un tat des choses,
d'immortaliser la mort, de matrialiser l'immatriel5. Dans Liberty
Valance, Ford n'a film ni Monument Valley, ni aucun autre grand
paysage de l'Ouest. Il a dispos dans un dcor en studio l'un des
vestiges de l'histoire qu'il avait raconte dans Stagecoach,
vingt-trois ans plus tt, une trace, un tmoignage de ce qui s'est
pass: une diligence. C'est en la voyant et en la reconnaissant
comme celle qui Pavait men de la cte est Shinbone, la fin de ses
tudes, que James Stewart commence le rcit de sa premire
confrontation avec l'Ouest.
O LES LIEUX DE LA MISE EN INTRIGUE
En quels lieux et selon quel principe de continuit s'organise et
se fixe la mise en intrigue6? Dans la premire fiction de Michael
Cimino, Thunderbolt and light- foot (1974), les deux personnages
principaux du film semblent autant gars l'un que l'autre dans
l'Amrique des annes 1970, malgr leur diffrence de gnration. Le rcit
de cette dambula- tion, qui rapproche le film de la tradition des
Road Movies, ne doit cependant pas faire illusion. Le temps est
loin o le prsident Thomas Jefferson vantait, dans un
5. Pierre Nora, Entre mmoire et histoire. La problmatique des
lieux, dans P. Nora (dir.), Les lieux de mmoire, tome I, La
Rpublique, Paris, Gallimard, 1984, p. XXXV.
6. La mise en intrigue est au cur de la rflexion dveloppe par
Paul Ricur sur l'histoire et le rcit. -Ma thse, expose-t- il,
repose sur l'assertion d'un lien indirect de drivation par lequel
le savoir historique procde de la comprhension narrative sans rien
perdre de son ambition scientifique, Temps et rcit, op. cit., p.
166.
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CHRISTIAN DELAGE
message confidentiel au Congrs, la porte historique de la
mission d'exploration du continent amricain mene par Lewis et
Clark1. Des reprsentations en ont t conserves ici et l, en
particulier dans le Montana, o vcut le peintre Charles Russell2.
Clint Eastwood confie ainsi son jeune compagnon, Jeff Bridges,
qu'il a cach en lieu sr l'argent drob plusieurs annes auparavant
dans une banque, derrire le tableau de la salle de classe de son
cole, dans la petite ville de Warsaw (Montana). Quand ils y
arrivent, c'est un tablissement moderne qu'ils dcouvrent au mme
endroit. Presque par hasard, ils finissent par reprer l'ancienne
salle de classe, au bord d'une autoroute. Un panneau indique
l'origine du btiment et le motif de son transfert, opr le 4 juillet
1972, jour de la fte nationale amricaine3. Jeff Bridges: Pourquoi
l'ont-ils dplace?. Clint Eastwood: L'Histoire. L'Histoire avec un
grand H!. Plus tt, Jeff Bridges, revenant au cours de leur escapade
sur l'un des lieux de son enfance, un paysage presque dsertique, le
dcrit ainsi Clint Eastwood: Hell's Canyon. Snake River. Beaucoup de
chasseurs et beaucoup d'leveurs....
Les chasseurs, on les retrouve dans The deer hunter (1978), o le
rcit se construit en particulier dans l'accomplissement
1 . Selon Michael Kmmen, One of the most astounding passages in
our entire history involving public policy and American space, yet
one of the most neglected by artists, is Lewis and Clark's
expedition across the continent between 1803 and 1806 , Meadows of
memory, images of time and tradition in American art and culture,
Austin, University of Texas Press, 1992, p. 67.
2. C'est dans le Montana que fut tourn Thunderbolt and
lightfoot. C'est une tendue sans limites -, explique Michael Ci-
mino. C'est en grande partie la rgion de Charlie Russell ; au Sud
de Great Falls, il y a un bar o se trouvaient beaucoup de ses
tableaux, une certaine poque ; et si l'on continue au Sud de Great
Falls, on reconnat beaucoup des formations qu'il reprsente sur ses
toiles , Entretien avec Bill Krohn , ait. cit, p. 6. Voir la
reproduction d'une des toiles de Russell, Lewis and Clark on the
lower Columbia (1905), dans Michael Kmmen, op. cit., p. 69. 3.
Warsaw. The one room Schoolhouse evokes a vision of a vanished
America. The Warsaw School, founded 1841, was a part of Montana
oldest pioneer community'. L'cole avait t dplace par le Highways
Department du Montana.
d'un rite qui soude la petite communaut des mineurs de Clairton:
l'exaltation de la chasse au daim, en une lente monte, quasi
religieuse, vers les cimes enneiges des rgions des cascades la
frontire du Canada, qui s'instrumentalisera plus tard dans le jeu
de la roulette russe au Vit- nam. Si ce voyage s'apparente, pour
ces ouvriers dont l'identit amricaine n'a pas encore recouvert
l'origine russe, une descente en enfer, c'est surtout par la perte
des repres physiques et mentaux qui s'taient fixs dans la
projection, l'chelle de l'ensemble du territoire, d'un sentiment
national forg dans l'tat clef de vote de l'Union4. La transition
entre les pisodes amricain et vietnamien s'effectue ainsi, aprs un
temps comme suspendu, la fois par une csure brutale et dans un
mouvement enchan par la musique. Le temps dpend du mouvement,
expose Gilles Deleuze, mais par l'intermdiaire du montage ; il
dcoule du montage, mais comme subordonn au mouvement.5 Au lieu de
nous plonger directement dans la guerre du Vit-nam, donc de
subordonner son rcit la trop grande vidence du quotidien de
l'engagement militaire, Cimino consacre plus du tiers du film
mettre en scne ses personnages, en leur donnant une paisseur, un
pass qui nous permet de les voir voluer aussi bien dans leur vie
prive que dans leurs relations sociales6. Toute fic-
4. La Pennsylvanie est le deuxime tat fondateur de l'Union
(1787). C'est l que fut signe en 1776 la Dclaration, rdige par
Thomas Jefferson. Par sa richesse conomique, il constitua l'arsenal
du Nord durant la guerre de Scession, dont l'une des phases
dcisives se droula Gettysburg.
5. L'image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 52. Sur la
confrontation entre les thses de Deleuze et Ricur autour du rcit et
du temps, voir Olivier Mongin, Paul Ricur, Paris, Les
Contemporains, Le Seuil, 1994, p. 127-129.
6. Renaud Bezombes avait not que, pour Michael Cimino, le
droulement narratif de The deer hunter participe davantage du choix
trs spcifique des lieux ... Afin de mieux les mmoriser, il utilise
des btiments, des espaces caractristiques facilement
reconnaissables : l'imposante silhouette de l'usine, le toit
typique de l'glise orthodoxe, le supermarch, le caf et son billard,
l'trange baraque de Michael surplombant les aciries, enfin la
cabane dans la montagne, tous ces lieux soigneusement tablis,
dlimits, sont des bornes qui jalonnent le rcit, Cinmatographe, 46,
avril 1979-
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TEMPS DE L'HISTOIRE, TEMPS DU CINMA
tion, pour exister, se construit autour de destins individuels,
auxquels les acteurs amricains ont toujours donn un corps
singulier. Il est cependant plus difficile de filmer une
reprsentation, la conscience diffuse qu'une communaut forme par des
personnages va bientt se dfaire. Ces mineurs de Clairton ont leurs
propres traditions, leurs rites, leur espace de socialisation;
paralllement, ils se sont assimils la nation amricaine qui s'est
toujours enrichie des sous-cultures des groupes ethniques dont elle
est le creuset. L'hritage de la culture qui les a ports, travers
les gnrations, dfinit un outillage mental presque aussi mystrieux
que la cosmogonie qui marque leur rapport la nature amricaine. Il
faudra un choc brutal avec l'autre, ici l'Asiatique, pour dcouvrir
avec mauvaise conscience ce qui jusqu'alors tait indfini : le
sentiment national.
Les leveurs, ce sont ceux du Wyoming qui, dans Heaven's gate,
provoquent une autre guerre, connue sous le nom de Johnson County
War. Elle est prsente par Cimino comme ayant t mene par les
hritiers des premiers immigrants forms l'Universit de Harvard
contre les plus pauvres venus d'Europe centrale la fin du 19e sicle
en esprant pousser la porte du paradis1. Constitue-t-elle un
vnement historique? Non, si l'on en
1. 1870 : James Averill et Bill Irvine figurent parmi les
tudiants diplms de Harvard, dans le Massachusetts. Vingt ans plus
tard, Averill, sheriff de Johnson County, dans le Wyoming, revoie
Casper Irvine, devenu un alcoolique, dans le sillage de la
puissante Association des leveurs, et apprend que le chef de
ceux-ci, Frank Canton, a tabli une liste de 125 noms de fermiers
immigrs liminer. Une bande de mercenaires a d'ailleurs t engage cet
effet. Nate Champion, qui travaille pour l'Association, est l'amant
d'Ella Watson, la prostitue qui est galement la compagne d'Averill.
Ce dernier incite Ella quitter la rgion o elle est en danger. Mais
la jeune femme est dcide rester par amour pour Champion qui veut
l'pouser. Ce dernier est abattu par ses matres qui lui reprochent
d'avoir pris le parti des immigrs. Ceux-ci affrontent les
mercenaires de Canton et subissent de lourdes pertes. Averill les
rejoint et organise leur stratgie. Les immigrs remportent alors un
dbut de victoire jusqu' l'arrive de la Garde nationale. Ella est
abattue par Canton que russit tuer Averill. 1903 : Averill repart
pour l'Est (Rsum tabli par Patrick Brion, Le Western, Paris,
ditions de la Martinire, 1992, p. 359).
juge par son absence de prennit histo- riographique ou
mmoriele2. Quasiment inconnue aujourd'hui des Amricains, son
importance est d'ailleurs toute relative. Seul le regard port par
le cinaste peut la disposer sur la scne thtrale d'un vnement
fondateur. C'est une guerre civile qui rejoue celles qui ont marqu
par la violence la naissance de l'Amrique : rejet des Indiens,
esclavage des noirs, discrimination entre les immigrants, loi du
plus fort. Le cinaste agit ici comme l'historien; il le prcde mme,
en dcouvrant un champ encore inexplor. Les faits qui inspirent sa
cration ne sont pourvus dans leur rapport la ralit d'aucune pr-
gnance historique. Leur connaissance n'est soumise aucun discours
dj tabli, leur mmoire aucune reprsentation ins- trumentalise 3. Le
cinaste se trouve donc questionner, par leur mise en intrigue, des
vnements qui se sont drouls il y a presque cent ans. Il peut faire
sienne une tradition pistmologique qui conduisait d'une recherche
monographique sur un fragment isolable dans le temps et dans
l'espace vers l'application une plus grande chelle des rsultats
obtenus. C'est ce qui conduisait nagure tenter une histoire
globalisante ou totale partir d'une relle rudition et d'une
problmatique patiemment labore.
Dans Heaven's gate, Michael Cimino part d'un minuscule foyer
d'observation, une rivalit entre des leveurs et des
2. Parmi les rares ouvrages disponibles la Library of Congress,
Washington, signalons -, Jack R. Gage, The Johnson County war,
Cheyenne, Wyoming, Flintock Publishing Company, 1967 ; Oscar H.
Flagg, A review of the cattle business in Johnson County, Wyoming,
since 1892 (i.e. 1882) and the causes that led to the recent
invasion, New York, Arno Press, 1982; Malcom Campbell, Malcom
Campbell sheriff, Casper (Wyoming), Wyomingana incl., 1932.
3. C'est la situation inverse qui caractrise l'histoire raconte
par Manoel de Oliveira dans NON, ou la vaine gloire de commander
(1990), comme le souligne justement Antoine de Baecque : Oliveira
confronte ainsi le texte du discours sur soi des diffrents moments
de l'histoire portugaise avec la reprsentation de l'histoire telle
que l'historien-cineaste qu'il est devenu a pu la retrouver, non
pas, bien sr, grce des documents films, mais par une pense de
l'histoire, Les Cahiers du cinma, 436, 1990.
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CHRISTIAN DELAGE
voleurs de btail en 1890 dans un Wyoming peu enclin laisser
s'installer les nouveaux immigrants, et valide son questionnaire
dans une rflexion gnrale sur la gense de la nation amricaine1. Ce
faisant, il documente son point de vue en acceptant la contingence
du rel mais en le faisant dpendre, dans sa mise en vidence, de la
vraisemblance de l'intrigue. Il dispose de traces documentaires qui
sont plus ou moins parcellaires selon le type de sources requis.
Dans ce film, explique-t-il, il n'y a pas un seul difice, un seul
dcor intrieur qui ne soit inspir, d'une manire ou d'une autre, de
photographies d'poque. Chaque lment de garde-robe, les principaux
costumes, les costumes des figurants...2. L'histoire se droule au
moment mme o nat et se dveloppe la photographie: cette
documentation, ces images, personne ne les avait encore utilises.
Le ralisateur ne voue cependant aucun culte positiviste ces
archives, fussent-elles pares des vertus supposes de la vrit
photographique3. Paradoxalement, observe-t-il,
notre perception de l'Ouest a t faonne plus par les films que
par la vritable histoire de l'Ouest. Mme les gens dont nous
estimons qu'ils sont plus cultivs ont le sentiment que l'Ouest a
quelque chose voir avec ce que le cinma nous en a montr ... Ce qui
impressionne toujours, c'est le dynamisme de ces villes en
dveloppement, en construction; la raideur des difices, des gens,
des vtements ; mais l'activit, l'nergie, la foule qui se pressait
dans les grand'rues, le commerce, on ne nous
1. Dans la rgion des Montagnes (Montana, Idaho, Wyoming,
Colorado, Nouveau-Mexique, Arizona, Nevada, Utah), la population
sera cinq fois plus importante en 1900 qu'en 1870. C'est le temps
des grandes vagues d'immigration. l'arrive, rappelle Andr Kaspi,
point de comit d'accueil, une vie rude et primitive ... Ils ont
quitt l'Est, la civilisation, persuads qu'ils allaient entrer dans
un nouveau jardin d"Eden, tel que le dcrivent les brochures et les
guides ; ils dcouvrent la sauvagerie des pistes mal traces, des
espaces illimits, la solitude, Les Amricains, tome I, Naissance et
essor des tats-Unis, 1607- 1945, Paris, Le Seuil, 1986, p.
227-229.
2. Entretien avec Bill Krohn, art cit, p. 101. 3. Roland Barthes
parie ainsi de l'crasement du temps
produit par la photographie historique: Le temps comme punctum ;
La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Les Cahiers du
cinma, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 150.
a jamais montr cela. Nous sommes habitus voir des dcors de
cinma, par des endroits rels ... Ce qu'on compose, en fait, c'est
une ralit cinmatographique plutt qu'une ralit historique4.
La Johnson County War est trop loigne des Amricains des annes
1980 pour qu'ils s'en souviennent, puisqu'elle n'a gnr aucune
mmoire savante ou publique. Dans le rcit qu'il va en offrir la
socit, le cinaste, comme l'historien, ne peut cependant faire
abstraction des reprsentations qui en masquent l'inscription dans
une histoire plus gnrale5 ou qui disposent peu l'opinion le
recevoir6. L'objectif de Cimino est moins gnalogique que
problmatique: s'il choisit cet vnement, c'est davantage pour le
laboratoire de rflexion qu'il offre sur l'Amrique. De l vient le
caractre presque dconstruit de son rcit sur le plan narratif, la
dimension volontiers abstraite de sa perception du temps. Il est
comme l'historien dcrit par Franois Furet, qui a renonc l'immense
indtermination de l'objet de son savoir: le temps, en tant
conscient que, dans le pass, il choisit ce dont il parle, et que,
ce faisant, il pose, ce pass, des questions slectives7.
O LE REL ET LE VRAISEMBLABLE
John Ford avait dj procd de la mme manire en ralisant Liberty
Va-
4. Ibid., p. 101. 5. -L'historien, rappelle Henry Rousso, doit
en effet situer
sa recherche dans la chane des reprsentations qui ont prvalu
avant et qui prvalent au moment o il l'amorce. Autrement dit, il
doit situer son propos dans sa contemporanit -, -Pour une histoire
de la mmoire collective: l'aprs- Vichy-, dans Denis Peschanski,
Michael Pollak, Henry Rousso (dir.), Histoire politique et sciences
sociales, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 246.
6. Naomi Greene observe que The deer hunter a t ralis dans un
moment historique de trouble profond, une poque qui avait vu non
seulement le Watergate et le Vit-nam, mais aussi la fin d'un
certaine conception de l'Amrique, tandis que l'chec public de
Heaven's gate pourrait tre partiellement attribu au fait que, au
moment o le film fut montr, l'tat d'esprit de la nation tait dj en
train de changer, -Coppola, Cimino : the operatics of history, Film
Quarterly, 38 (2), hiver 1984-1985, p. 29.
7. -De histoire-rcit l'histoire problme , L'atelier de
l'histoire, Paris, Flammarion, 1982, p. 76.
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TEMPS DE L'HISTOIRE, TEMPS DU CINMA
lance, mais, nous l'avons vu, en partant d'un pass qu'il avait
lui-mme compos dans son uvre. Ses films, en exprimant une vision
sensible de l'histoire, avaient t instrumentaliss dans les vecteurs
traditionnels de la mmoire publique, en particulier la tlvision
qui, au dbut des annes I960, commenait populariser une mdiation
triviale du rcit. Phistoricisation d'un lieu de mmoire comme
Monument Valley succdait une standardisation des signes de l'Ouest
amricain: les clichs proposs appauvrissaient l'univers forg par
Ford, Hawks, et d'autres ralisateurs, en mme temps qu'ils
obscurcissaient le rapport de la socit amricaine son histoire. La
posie comme l'intelligibilit de l'histoire n'y trouvaient plus leur
place. Contre la trop grande autonomisation et la fluidit du rcit.
Il faudra renouer le lien avec le rel, avec ce qui s'est pass, mme
si - et surtout si - il faut prendre en compte les reprsentations
et s'extraire d'un temps qui se dissout dans le prsent de
l'actualit. Contre la fausse vidence du fait historique brut, il
faudra justifier le choix des questions slectives et d'une approche
seulement heuristique.
C'est le sens du flash-back de Liberty Valance, quand le snateur
Ransom Stoddard (James Stewart) accepte de faire le rcit de sa
rencontre avec Tom Doniphon (John Wayne) pour le journal local,
intrigu par la venue d'une telle personnalit pour saluer la mmoire
d'un citoyen dont le dcs tait pass inaperu dans la petite ville de
Shinbone. L encore, ce qui apparat comme un non- vnement doit tre
recadr dans le temps et dans l'espace, et replac dans un rcit qui
lui donne sens. Ce sera le deuxime retour en arrire, vers la fin du
film, sur le duel entre Stoddard et Liberty Valance (Lee Marvin).
Cette squence, qui dure seulement 44 secondes, est filme selon deux
axes et dcoupe en quatre plans. Premier axe, plan large: entre dans
le
champ de Doniphon, dos la camra. Il se dplace vers la gauche du
cadre, dans la perspective o se trouve Stoddard. On ne voit pas
Liberty Valance. Deuxime axe, premier plan : raccord sur Doniphon
en plan serr qui entre dans la lumire et dont le regard fixe, hors
champ, Liberty Valance. Premier axe, deuxime plan: Doniphon voit
Stoddard ramasser le revolver, se relever pour aller vers Liberty
Valance, hors champ. Deuxime axe, deuxime plan: Doniphon interpelle
son boy, Pompey, sans bouger les yeux et en fixant toujours Liberty
Valance. Premier axe, troisime plan : la camra pivote lgrement vers
la droite, en accompagnant un mouvement du bras de Doniphon vers
Pompey qui lance une carabine; la camra revient sa position
initiale tandis que Liberty Valance, entrant dans le champ,
prvient: Cette fois, entre les deux yeux!. On entend trois coups de
feu simultans, Liberty Va- lance s'effondre, Doniphon recharge la
carabine, attend qu'il morde la poussire, la relance Pompey et sort
du cadre par o il tait entr, face la camra. L'homme qui tua Liberty
Valance est donc Doniphon et non Stoddard.
Comparons cette squence la version que John Ford nous a donne
plus tt: force est de constater une grande diffrence de traitement.
Prise dans toute sa longueur, la premire est dcoupe en 24 plans ;
considre dans le seul segment correspondant au moment o commence la
deuxime version, quand Stoddard ramasse le revolver et se dirige
vers Liberty Valance, il n'y plus que trois plans, dont deux dcoups
dans le mme cadre. Autant ce morceau de rcit trouve sa place dans
la temporalit gnrale du premier flash-back et, singulirement, dans
la squence elle-mme, autant le deuxime flash-back parat comme un
supplment dlibrment artificiel. Quand Doniphon avance dans la
lumire (deuxime axe, premier plan), il est comme un acteur
31
-
CHRISTIAN DELAGE
entrant en scne et se plaant ostensiblement sous les projecteurs
du studio. Il semble galement peu raliste, la distance o il se
trouve, que Lee Marvin ne le voie pas. Dans la premire version, le
dialogue joue constamment sur ce registre. Stoddard l'image, on
entend un tmoin prvenir: On dirait bien que c'est Liberty Valance
qui est l; Liberty Va- lance l'image, on le voit interpeller
Stoddard hors champ: Avance, que je te voie! ... Sors de l'ombre!.
Les costumes soulignent cette opposition, Lee Marvin tant habill en
noir et gris, James Stewart tout de blanc. C'est comme si John
Ford, en se mettant lui-mme en position de spectateur, voulait nous
prouver combien une image, en s'imposant apparemment d'elle-mme,
est vide de sens et dpourvue de temporalit.
Quelle est la bonne distance entre le spectateur, le ralisateur
et l'acteur, celle o la vrit de l'action reprsente se rvle1? cette
question, le contraste entre la placidit du geste de l'assassinat
de Liberty Valance, de sang froid, presque dans le dos, et la
neutralit frontale de l'axe de la prise de vue semble apporter une
rponse en deux temps: cela, le meurtre de Lee Marvin, s'est
effectivement pass, semble nous dire John Ford. Mais qu'est-ce
qu'un tel fait nous apprend2? Quand nous retournons au rcit de
Stoddard, celui-ci sollicite le journaliste: Allez-vous vous servir
de cette
1. En livrant ses mmoires de -cin- fils, Serge Daney voquait,
propos de Mizoguchi, l'ide de l'empathie, voire de la compassion,
que le spectateur peut prouver la vision d'un film : J'ai beaucoup
de compassion pour les paysans du Moyen ge japonais qui se font
tuer chez Mizoguchi, parce qu'il a une faon de les filmer - au 12e
sicle, ils parlent japonais et je ne comprends rien - telle que je
sais que c'est vrai. Je sais que c'est comme cela que a s'est pass,
que le mouvement tait vrai, pas la scne, pas les costumes. Tant que
le cinma fait a, moi je suis citoyen du monde et mme du monde qui
est pass, mme de l'histoire, Ocaniques, -FR3, 1992.
2. On retrouve le mme type de cadre et la mme violence frontale
dans Heaven's gate, quand Nate Champion assassine bout portant un
immigrant, Michael Kowach. Celui-ci ne verra de son meurtrier que
son ombre porte sur le drap blanc tendu comme une tente autour de
son foyer. Dans la dchirure provoque par le coup de feu se loge le
visage de Nate Champion, avec, en perspective, la cime des
montagnes enneiges.
histoire?. Pour le directeur du Shinbone Star, la rponse est
vidente: Quand la ralit dpasse la lgende, imprimez la lgende. Ce
n'est pas l'opposition entre le mensonge et la vrit qui est en jeu
ici3, mais la ncessaire coexistence de l'vnement et de son rcit4.
Ce qui s'expose trop facilement notre regard tend en ralit un voile
qui masque les ressorts de l'action, surtout quand elle s'accomplit
de manire individualise5. J.A. Place comme Tag Gallagher en
conviennent tous les deux6: c'est bien Ransom Stoddard qui a tu
Liberty Va- lance, si l'on prend en considration la mmoire savante,
c'est--dire la rvlation aprs-coup du choc de l'appropriation par
l'Ouest des vertus de la loi et de la dmocratie7. Pour s'incarner
l'image, cette vrit doit se rvler par sa mise en intri-
3. Voir l'analyse de Potemkine (S.M. Eisenstein, 1925) propose
par Marc Ferro dans deux articles : Lgende et histoire : Le Cuirass
Potemkine' et -Le paradoxe du Cuirass Potemkine', Cinma et
histoire, op.dt., p. 103-105, 211-216.
4. Le rcit peut ainsi construire des dures, des temporalits, qui
ne s'inscrivent pas dans une chronologie prcise. Ford a
soigneusement vit toute rfrence de date, allant jusqu' ne pas en
faire figurer sur la manchette du Shinbone Star qu'il montre en
gros plan dans le cours de sa narration.
5. Dans la brillante analyse qu'il propose du film, Tag
Gallagher expose que Doniphon et Stoddard, -as representatives of
two different orders of society ... could be said to represent a
Fordian philosophy of History. But it is not so simple. Fate, or
the unperceived forces of society, plays the game it will, but
plays it with human agents, persons who to some extent (what?)
exercise free will. It is this free will that will alter the nature
of fate somewhat, even if it cannot change its course , John Ford,
the man and his films, Berkeley, University of California Press,
1986, p. 404-405.
6. J.A. Place, The films of John Ford, Secaucus, Citadel Press,
1974, p. 216-226 ; Tag Gallagher, op. cit., p. 384-413. Voir
galement Peter Stowell, John Ford, Boston, Twayne Publishers, 1986,
p. 95-120; David F. Coursen, -John Ford's wilderness. The man who
shot Liberty Valance , Sight and Sound, 47 (4), automne 1978, p.
237-241 ; Claude Oilier, Souvenirs cran, Paris, Les Cahiers du
cinma, Gallimard, 1981.
7. C'est pourquoi nous ne partageons pas l'analyse de Jean Roy
qui propose de voir le film directement comme une analyse sociale
et politique. Le film ne s'interroge pas sur le fait que le temps
du chemin de fer n'est peut-tre pas tellement diffrent du temps des
diligences, ni sur la nature du jardin obtenu , Pour John Ford,
Paris, Le Cerf, 1976, p. 147. propos de la technique du flash-back,
Gilles Deleuze note au contraire : Ce sont les bifurcations du
temps qui donnent au flash-back une ncessit, et aux images-souvenir
une authenticit, un poids de pass sans lequel elles resteraient
conventionnelles. Mais pourquoi, comment? La rponse est simple: les
points de bifurcation sont le plus souvent si imperceptibles qu'ils
ne peuvent se rvler qu'aprs-coup une mmoire attentive,
L'image-temps, op. cit., p. 70.
32
-
TEMPS DE L'HISTOIRE, TEMPS DU CINMA
gue. Stoddard est bien en situation de reprsentation, dans les
deux sens du terme: par sa formation intellectuelle, comme par le
mandat que lui confre son lection, il reprsente la nation, aussi
bien dans l'hritage thique de la communaut des pionniers que dans
la passion dmocratique. Par la lgende qui l'entoure, il prolonge la
mmoire orale de l'Ouest, que Doniphon ne peut plus ni incarner ni
prenniser1. Le quasi-vnement de la mort de Liberty Valance nous
permet de mesurer dans un temps court ce qui ressortit d'un
changement fondamental. Ce qui intresse l'historien, rappelle Paul
Ri- cur, ce sont non seulement les systmes de valeur et leur
rsistance aux changements, mais aussi leurs mutations ... On peut
en effet se demander si, pour rester historique, l'histoire ne doit
pas laborer en quasi-vnements les mutations lentes qu'elle abrge
dans sa mmoire, par un effet d'acclration cinmatographique2.
O DUREE ET TEMPS SOCIAL
Exemple de ces mutations lentes, le prologue d' Heaven's gate
fut gnralement incompris par la presse amricaine et volontiers
qualifi d'inutile3. D'une dure de 17'40", il peut se rapprocher
d'une ouverture d'opra o, la diffrence du prlude, les leitmotive
les plus importants sont dj en place, de telle
1. Les repres de Doniphon sont d'ailleurs plutt gographiques
qu'historiques. Ils recouvrent moins l'opposition de l'Ouest et de
l'Est, que celle, marque par les fils de fer barbel, entre les
pturages du Nord et les espaces clos du Sud.
2. Temps et rcit, op. cit., p. 196. 3. Heaven's gate fut prsent
en avant-premire au cinma I
New York le 18 novembre 1980 dans sa version initiale de 3h39-
Devant les critiques dsastreuses qui l'accueillent, le film est
retir de l'affiche au bout d'une semaine d'exploitation. Ds le 19
novembre, Michael Cimino propose d'annuler les avant- premires de
Toronto et de Los Angeles et de reprendre le montage du film. Une
deuxime version, d'une heure plus courte, est prsente au Filmex de
Los Angeles le 23 avril 1981 avant d'tre diffuse dans 810 salles
aux tats-Unis, sans cependant rencontrer un public nombreux. Le 15
mai, la MGM rachte United Artists pour 350 millions de dollars.
Voir -The sabotaging of Heaven's gate; dans Michael Bliss, Martin
Scorsese and Michael Cimino, Metuchen, Londres, Scarecrow Press,
1985 et le tmoignage de Steven Bach, Final cut, op.cit.
sorte que la fin de l'histoire peut se deviner ou se comprendre
l'avance.
Quand la promotion 1870 fte son dpart de l'Universit Harvard,
c'est dans une ambiance mle de respect des traditions et de fte
joyeuse. Les tudiants sont tous runis pour couter le discours du
Reverend Doctorat la rponse du Class Orator. Le doyen s'exprime
d'abord avec solennit :
Si vous refusez de considrer comme une pure farce cette
allocution de fin d'anne, et cette crmonie sacre, si vous y adhrez
de cur et d'me, et je sais que c'est le cas, toutes deux prennent
vos yeux valeur d'impratif catgorique. Ce n'est en rien la fortune
seule qui btit la bibliothque et fonde l'universit, et ce faisant
diffuse une connaissance et une culture meilleures un peuple, c'est
la rencontre de l'esprit de culture avec l'inculte. S'il est vrai
que le fondement de la socit amricaine est particulirement
rfractaire de nos jours tout mode de rflexion et de mditation, il
nous incombe doublement d'tre attentif l'influence que nous pouvons
exercer. Un grand idal: l'ducation d'une nation.
La rponse du Class Orator, Bill Irvine, dveloppe assez
laborieusement l'ide que, pour la gnration laquelle il appartient,
il est vain dsormais de vouloir agir autrement qu'en grant une
situation acquise4. Le temps des hritiers est venu: Nous dmentons
toute vellit de changement, conclut-il. Nous estimons que
l'ensemble s'agence assez bien. Jean- Pierre Coursodon voit dans
cette attitude un des thmes essentiels du film: le mpris de
l'aristocratie capitaliste pour la masse, qu'elle tient dlibrment
dans l'ignorance comme dans la sujtion conomique5. Il nous semble
plutt que Cimino procde avant tout dans ce pro-
4. Cette scne figure parmi celles que Michael Cimino sera
conduit couper dans la version raccourcie de son film, ce qui rend
ainsi particulirement incomprhensible le sens du prologue.
5. Pour n'en pas finir avec Heaven 's gate , Cinma 81, 270, mai
1981, p. 115. Voir galement Heaven's gate. Requiem pour un pome
mort-n-, Cinma 81, 266, janvier 1981.
33
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CHRISTIAN DELAGE
logue la mise en place des temporalits qui vont structurer la
dure de son rcit, mme si cette ambition parviendra difficilement se
concrtiser. Thunderbolt and lightfoot, aprs une longue dambu-
lation, voquait seulement la fin le poids de l'histoire; The deer
hunter rendait perceptible le point de non retour franchi par les
mineurs de Clairton aprs une heure de projection. Heaven's gate
s'attaque d'emble la reprsentation du temps, en tentant un pari :
saisir le moment o l'Amrique, aprs la guerre civile, entre dans
l'histoire commune des nations parvenues maturit. La sortie de la
scne du thtre de la fondation scularise des croyances portes
jusqu'ici par les pionniers et leurs descendants. On pourrait
comparer l'Amrique une grande fort perce d'une multitude de routes
droites qui abordent au mme endroit, crivait Alexis de Tocqueville.
II ne s'agit que de rencontrer le rond- point, et tout se dcouvre
d'un seul coup d'ceil. 1 Ce qui tait encore possible dans les annes
1830 ne l'est plus en 1870: au principe dmocratique l'uvre s'est
substitu ce qui jusqu'alors singularisait l'tat des nations
europennes, mi-chemin entre aristocratie et dmocratie, dchires par
le conflit des deux principes et des deux mondes2.
Si Liberty Valance illustre l'adoption par l'Ouest du principe
dmocratique, Heaven's gate en montre l'volution conflictuelle.
Pourtant, chez Ford, il y a dj conscience, comme nous l'avons vu,
de l'vanescence d'une certaine harmonie originelle : magnifie dans
la danse qu'effectuent Henry Fonda et Linda Darnell sur le
rond-point de Monument Valley, elle n'existe plus qu' travers des
traces, des
souvenirs dans Liberty Valance^. Malgr la similitude de leur
figure circulaire, les deux bals d' Heaven's gate soulignent bien
le foss qui spare les communauts qui vont bientt s'affronter dans
la bataille de Johnson County. Le premier marque, dans le prologue,
le dbut des festivits aprs la crmonie officielle du dpart de la
promotion 1870. Les tudiants, issus de l'aristocratie WASP,
invitent des jeunes filles aux toilettes lgantes danser sur une
valse de Strauss, Le Danube bleu. Ce mimtisme des traditions de la
Vienne impriale peut paratre trop dlibr chez Cimino pour tre dans
la vraisemblance que suppose son intrigue. Le dialogue presque
inaudible entre James Averill et sa cavalire contraste d'ailleurs
avec le brio d'une mise en scne presque arienne. Les danses des
immigrants s'inscrivent ensuite dans un double espace- temps: celui
de la symtrie et du contrepoint avec le bal du prologue; celui de
la superposition et de l'agencement mobile des trois tats du
devenir de la communaut qui s'animent dans la porte du paradis:
l'ivresse du mouvement circulaire de la danse, la rsignation
l'coute de la liste noire et l'esprance du sursaut collectif contre
les leveurs.
Le bal, dans la halle de la porte du paradis, possde une
authentique grce, tout en assumant parfaitement sa place dans le
rcit. L encore, la plupart des critiques ont relev
l'invraisemblance de cette scne, en dcidant qu'il tait impossible
que des immigrants dcrits comme pauvres et malheureux puissent tous
ensemble chausser des patins roulettes
1. Cit par Franois Furet, -Le systme conceptuel de De la
dmocratie en Amrique; dans L'atelier de l'histoire, op. cit., p.
224.
2. Ibid., p. 224.
3- Dans My darling Clementine (1946). Les bals, si souvent
prsents dans les films de Ford, que sont-ils, s'interroge Jean-
Louis Comolli, sinon la runion dans l'espace et le temps clos d'une
reprsentation (de nature thtrale: danse, spectacle, parade, dsuet
bouquet de rites, rare occasion de se conformer aux rgles les plus
rigides et les plus abstraites) donne aux autres, de forces
antagonistes, de formes dtonnantes, dont l'affrontement ou
l'appariement constituent dj la matire du film, ordonnent son cours
et dfinissent, au fond, sa mise en scne?-, Bals-, dans Patrice
Rollet, Nicolas Saada (ed.), John Ford, op.dt., p. 69.
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TEMPS DE L'HISTOIRE, TEMPS DU CINEMA
et se mettre avec insouciance danser sur un air cajun1. La
justification de ce choix du ralisateur ne peut cependant tre
tablie en exaltant la fiction contre l'histoire, ou en annulant
leurs diffrences. Georges Duby avait but sur cet obstacle, quand on
lui proposa d'adapter le Dimanche de Bouvines au cinma2. La
mdiation du discours indirect de la narration doit se garder d'une
prtention
1. Jean-Pierre Coursodon lui-mme pense que Cimino joue en esthte
de cette masse immigrante, n'hsitant pas la faire servir son
plaisir, mme si, pour cela, ralisme et vraisemblance doivent tre
jets aux orties. preuve, la squence du patinage ... o 200 300 de
ces immigrants, qu'on nous montre par ailleurs misreux et
famliques, se trouvent tous, comme par enchantement, quips de
patins roulettes et voluent sur la piste avec une gracieuse
insouciance, art. cit, p. 17. Quant la conclusion de Naomi Greene,
elle nous parat relever d'un contre-sens : le film nous exhorte
regretter le pass, oublier l'histoire, et se complaire dans le
spectacle pour le plaisir, art. cit, p. 37. En revanche, Yann
Lardeau observe avec raison que la dimension progressiste du film
n'est pas dans une reprsentation positive de ces troupeaux humains
en qute d'une terre conscutive une dvalorisation des matres du
Wyoming : elle consiste plutt dans cette volont de briser la
circularit des reprsentations, qui les ferme et les protge de toute
confrontation, par des lignes de fuite qui constamment les croisent
et les font bouger, -Le cercle bris, Les Cahiers du cinma, 336,
juillet-aot 1981, p. 54.
2. -Je proclame le droit qu'a l'historien d'imaginer. Cependant
son devoir est aussi de contenir son rve dans les limites du
connaissable, de demeurer vridique et de veiller s'interdire tout
anachronisme, L'historien devant le cinma , Le Dbat, mai 1984, p.
83.
l'autonomie du sens. L'histoire, expose Roger Chartier, est un
discours qui met en uvre des constructions, des compositions, des
figures qui sont celles de l'criture narrative, donc de la fiction,
et qui, en mme temps, produit un corps d'noncs prtendant un statut
de vrit.3
La promesse du monde qu'offre le cinma, mme dans ses apories,
requiert une temporalit dont l'lucidation est une exigence commune
l'historien et au cinaste4. L'tude des modalits de sa mise en rcit
peut ainsi contribuer, du moins l'esprons-nous, relever les
nouveaux dfis de la mthode historique.
3. -Le temps des dfis , Le Monde, 18 mars 1993. 4. Christian
Delage, Cinema, history, memory , Persistence
of vision (New York), paratre.
D
Matre de confrences l'cole polytechnique et l'Universit Paris
Mil, chercheur associ l'IHTP et responsable du programme de
recherche sur le centenaire du cinma, Christian Delage a coordonn
avec Nicolas Roussellier ce numro spcial de Vingtime sicle.
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InformationsAutres contributions de Christian Delage
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PlanHistoire chez John Ford et Michael CiminoLes lieux de la
mise en intrigueLe rel et le vraisemblableDure et temps social