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Les masques de la mmoire. Essai sur la fonction des peintures
corporelles jivaropar Anne-Christine TAYLOR
| ditions de lEHESS | LHomme2003/1 - N 165ISSN 0439-4216 | ISBN
2-7132-1779-2 | pages 223 248
Pour citer cet article : Taylor A.-C., Les masques de la mmoire.
Essai sur la fonction des peintures corporelles jivaro, LHomme
2003/1, N 165, p. 223-248.
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ARMI tous les lments qui composent le costume et plus gnralement
lemode dapparence traditionnel jivaro1, il en est un qui rsiste
obstinment lusure de lhistoire : la peinture corporelle. Aujourdhui
encore, dans la majoritdes communauts relevant de ce vaste ensemble
ethnique, presque tous leshommes adultes et beaucoup de femmes
continuent sorner le visage de dessinstracs au moyen dun colorant
rouge appel karar ou karawr en shuar et achuar.Ce pigment, dun
vermillon soutenu, est fait dun mlange de graines de roucou(Bixa
orellana) et de sve dune plante cultive, ti (Warscewzcia chordata),
par-fois enrichi dhuile vgtale pour lui donner du brillant. Les
dessins nont deprime abord rien dextraordinaire. Ils sont parfois
sommaires et assez grossire-ment excuts, au doigt plutt quavec un
btonnet fin ou un pinceau ; parfoisils sont tracs uniquement avec
des graines de roucou crases et humectes desalive, teinture dont la
couleur se dnature rapidement. Aucun jugement ngatifnest port sur
ces barbouillages, ni sur lindividu qui les porte ; linverse,
mmesil arrive des hommes de passer de longues minutes se dessiner
soigneusementdes motifs compliqus, nul ne songerait commenter la
qualit esthtique deleur ornementation. A priori, il ne sagit donc
pas dune tradition artistique investie dun savoir-faire
culturellement valoris ; rien voir avec les somptueuxdessins des
Caduveo (Lvi-Strauss 1955), les belles peintures (k mex) desKayapo
(Vidal 1981, Vidal ed. 1992 ; Verswijver 1992 ; Turner 1992), ou
lessavantes ornementations des Embera (Ulloa 1992). Cest pour cette
raison, sansdoute, que les ethnographes des Jivaro nont, de rares
exceptions prs2, gure
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L H O M M E 165 / 2003, pp. 223 248
Les masques de la mmoireEssai sur la fonction des peintures
corporelles jivaro
Anne-Christine Taylor
P
Apprends voir les choses
avec les yeux de ceux qui ne voient plus
Luigi Pirandello, Nouvelles pour une anne.
1. Le terme jivaro, rappelons-le brivement, dsigne un grand
ensemble ethnique de la HauteAmazonie, localis dans le sud-est de
lquateur et le nord du Prou. Il regroupe aujourdhui
quatre-vingt-dix mille personnes environ, rparties entre six ou
sept sous-groupes dialectaux : les Shuar, Achuar,Huambisa, Aguaruna
et Shiwiar, dune part, composant la sous-famille jivaro proprement
dite, et lesCandoshi et Shapra, dautre part, constitutifs de la
sous-famille candoa. Les donnes sur lesquelles onsappuiera dans ce
texte proviennent pour lessentiel des groupes shuar et achuar de
lquateur.2. Voir en particulier Karsten 1935 ; Bianchi 1982,
Pellizzaro 1993, Surralls 1999.
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Anne-Christine Taylor
port dattention cette pratique, de ce fait mal documente et
analyse. Ledsintrt des spcialistes sexplique aussi par la difficult
dassocier les peintures des contextes rituels ou sociologiques
aisment reprables, et par la variabilitconsidrable des motifs ou
des styles quelles recouvrent, rapporte, faute dex-gse indigne
convaincante, la simple fantaisie individuelle.
Pourtant, tandis que les autres lments du costume indigne ont t
presquetous abandonns, apparemment sans regret (hormis la grande
couronne enplumes de toucan dite tawaspa, qui reste un objet
dchange hautement valoris),la peinture faciale continue de fleurir
sur des corps par ailleurs de plus en plusindiscernables de celui
des mtis amazoniens. En outre, le maintien de cette pra-tique ne
semble pas tre une manifestation de traditionalisme, comme peut
ltreaujourdhui, notamment chez les dirigeants des mouvements
indignes locaux, leport des cheveux longs ou celui de la tawaspa,
quasiment de rigueur chez lesjeunes leaders indignes ds lors quils
ont affaire des trangers. Par ailleurs, lin-diffrence dont
tmoignent les Indiens lgard de la perte non seulement deshabits
traditionnels mais de pans entiers de signes extrieurs de culture
tribale nedoit pas masquer la ferveur avec laquelle les Jivaro
dfendent leur identit eth-nique face la socit dominante : les Shuar
sont le premier groupe des bassesterres avoir cr une puissante
fdration indigne, trs prsente dans la viequotidienne des Indiens
comme sur la scne politique quatorienne, et plus leurengagement
avec la socit nationale sintensifie plus forte devient
laffirmationmilitante de leur identit tribale 3.
En rsum, la peinture faciale constitue lvidence un lment
important dela configuration culturelle qui soutient lidentit
jivaro. Cest ce lien la fois puis-sant et nigmatique entre une
tradition et un usage apparemment banal quoncherchera claircir dans
cet article. Nous montrerons que la peinture faciale desJivaro
renvoie des contextes particuliers dinteraction dfinissant ce quon
acoutume dappeler aujourdhui, faute dun meilleur terme, l
individualisme jivaro4. Cette expression synthtise un ensemble de
traits sociologiques et datti-tudes typiques dont on sent bien
quils sont lis : lhabitat trs dispers des Jivaroet leur difficult
sadapter des formes de rsidence nucle ; leur hostilit deprincipe
lgard dautres groupes locaux et tribus de la mme ethnie ;
labsencedans cette socit de chefferie et plus gnralement
dinstitutions de nature poli-tique ou rituelle ; lardeur au
singulier si marque dans lagencement de lap-parence, dans la
production dartefacts, dans les choix de vie, dans laffirmation
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3. Dire dune pratique quelle est traditionnelle nest en rien
prjuger de son antiquit. Il nest doncpas inutile de souligner que
la coutume jivaro de se peindre le visage et parfois le corps est
atteste ds leXVIe sicle, et que les descriptions de peintures lgues
par les chroniqueurs se rapprochent beaucoup decelles quon relve
dans les ethnographies modernes. De fait, les documents visuels
dont on dispose depuisles dernires dcennies du XIXe sicle ne
montrent pas de variation notable dans le style des peintures :
telsles Jivaro sornaient le visage dans les sicles passs, tels ils
se peignent aujourdhui (Wierhacke 1985).4. Bien entendu, lusage de
ce vocable par les jivarologues est dorigine rcente ; les
capitaines espa-gnols du XVIe sicle parlaient d insolence , les
missionnaires jsuites puis dominicains de morguecynique , les
vanglistes amricains du XXe sicle de la tyrannie du Malin . Dans
tous les cas, lesmmes dispositions sont montes en pingle. Sur la
question du regard port par les Occidentaux sur lesJivaro, voir
Taylor 1983.
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farouche de lautonomie des units familiales, et surtout,
peut-tre, la manirecaractristique quont les hommes de se prsenter
autrui, mlange indfinis-sable de superbe, de densit de prsence et
de menace contenue, fortement sou-ligne par ltiquette glaante qui
prside aux visites entre hommes noncorsidents. Des Jivaro, le
missionnaire salsien Miguel Allioni (1993 : 27) disaitavec justesse
qu leurs yeux la libert de pense na pas davantage de limitesque la
libert dexistence : chacun est juge de ses relations aux autres,
excuteurde sa propre justice ; les coutumes les plus invtres nont
pas force de loi . Etil sinterrogeait : Quelles sont donc les
raisons dune vie aussi sauvagement indi-vidualiste ? La question
est pertinente, tant il est clair que lindividualisme des Jivaro na
rien voir avec la disposition dtre, la forme de subjectivit et
lemode de relation aux Autres dsigns par ce terme dans notre propre
tradition.Il repose en effet, selon notre hypothse, sur la mise en
place, dans un contexterituel, dune configuration trs singulire,
articulant deux relations la fois ago-nistiques et mimtiques :
celle entre un vivant et un mort, et celle entre deux per-sonnes de
mme sexe et de mme statut. Cette structure de rapports ne
faitlobjet daucune thorie indigne et elle nest jamais explicitement
voque ; aucontraire, elle est hrisse de prohibitions dexpression
verbale. Mais cest bienelle quindexe un ensemble de graphismes
gomtriques tracs en rouge sur levisage des hommes jivaro.
Lexique des peintures corporelles jivaro
Prcisons tout dabord la place de la peinture faciale dans
lensemble des pro-cds locaux de marquage corporel, quitte renvoyer
la fin de larticle les pro-blmes dinterprtation quils posent. Les
peintures rouges se situent entre deuxsries noires : celle des
tatouages faciaux la rsine de copal, et celle des peinturesau sa
(Genipa americana) associes, pour certaines, la guerre, pour
dautres la morsure par un serpent venimeux.
Le tatouage semble tre nettement plus commun chez les Shuar que
dans lesautres sous-groupes jivaro, bien quon ly rencontre aussi.
Il sagit de motifs trssimples et gnralement discrets quelques
points sur larrte du nez, le haut desjoues ou le menton raliss par
ponction de lpiderme au moyen dune pineenduite dune rsine noire.
Ces motifs sont tracs par les mres sur le visage deleurs jeunes
enfants, garons ou filles, ou parfois par un jeune conjoint sur
levisage de son partenaire. Sil est coutumier, le tatouage na rien
dobligatoire ; enorner son enfant, son poux ou son pouse, relve dun
choix ou dune fantaisiepersonnels, et personne ne semble prter
attention la prsence ou labsencechez autrui de ces marques. Les
graphismes tatous ne sont pas diffrencis enfonction du sexe.
Cependant, il est plus courant den voir sur des visages mascu-lins
que sur des visages fminins ; en outre, les motifs les plus labors
sont ordi-nairement rservs aux hommes (Fig. 1).
Les dessins, selon nos informateurs achuar, sont purement
dcoratifs et nontaucune signification symbolique. Le sens mme de
cette pratique, en voie de dis- T
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Les masques de la mmoire
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parition, reste nigmatique. Selon le missionnaire salsien S.
Pellizzaro (1993),excellent connaisseur des Shuar, les tatouages
auraient pour but de distinguer lesenfants en fonction de leur
ordre de naissance. Cependant les motifs ne peuventgure servir
daide-mmoire des personnes extrieures la famille immdiate,car aucun
dessin nest attach de manire stable une position particulire
danslordre des naissances. Quant aux parents directs, on peut
douter quils aientbesoin dun tel procd pour se souvenir de la place
dun enfant dans une fratrie,et dautant moins que lge relatif ne
joue pas dans cette culture de rle impor-tant sur le plan
sociologique ; lanesse nest pas marque dans la terminologie
deparent, et elle ne confre aucun statut particulier par rapport
aux autres ger-mains. La coutume de marquer discrtement les visages
est probablement rap-procher dune srie dautres pratiques telles que
lvitement de lhomonymie, dela gmellit, des conduites homo- ou
transexuelles, destines supprimer tout cequi pourrait compromettre
le caractre unique dun individu, prvenir en brefdes cumuls ou des
confusions dlments didentit. Dans cette perspective, ce
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Anne-Christine Taylor
Fig. 1 Tatouages shuar ; la figure en haut gauche reprsente un
homme, les trois autres des femmes.Dessins daprs des photos
darchives de Pellizzarro (Bianchi 1982)
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nest pas tant le dnombrement des germains qui importerait mais
leur diffren-ciation ; les tatouages serviraient accentuer la
singularit formelle de chaquevisage, et empcher une trop grande
ressemblance entre visages issus dunmme moule familial.
Si les tatouages sont souvent peine discernables en raison de la
teinte bleu-te que prennent la longue les pigments de rsine
incrustes dans la peau, lespeintures au genipa, elles, visent au
spectaculaire. Elles sont faites avec une tein-ture vgtale qui vire
au noir profond quelques heures aprs son application et nesefface
quau bout dune dizaine de jours. Encore portes loccasion
(notam-ment par les Achuar), bien quelles deviennent rares, ces
peintures, rserves auxhommes, sont composes de bandes noires assez
paisses barrant le visage, letronc et les bras ; en gnral elles
soulignent fortement la bouche. Pour autantquon puisse en juger
daprs lobservation de terrain et les documents dispo-nibles, les
motifs appliqus sont peu variables, et ne cherchent pas
individuali-ser celui qui les porte ; certains Indiens assimilent
dailleurs ces peintures auxtenues de camouflage utilises par les
soldats (Fig. 2).
Les peintures au sa sont associes des contextes de deuil et/ou
daffrontementarm, les deux choses allant de pair, puisque, aux yeux
des Jivaro, toute mort, mmecelle dapparence naturelle ou
accidentelle, est imputable en dernire instance une intentionnalit
maligne doriginehumaine, et appelle par consquentun acte de
vengeance. Elles ne sontpas ncessairement exclusives despeintures
faciales rouges, encore quenprincipe celles-ci ne sont jamais
por-tes cest du moins ce quaffirmentles Achuar au cours dune
attaquearme contre des shiwiar, des ennemistribaux, par opposition
des shuar,des personnes considres commeparentes, partenaires tout
la foisdchanges matrimoniaux et deguerres de vendetta
intertribales. Defait, les peintures de guerre sont sur-tout lies
aux conflits opposants desgroupes trs loigns les uns desautres,
objets jadis dexpditions dechasse aux ttes, et aux rituels associs
ces formes daffrontement. En effet,les homicides commis dans le
cadre dela guerre interne ou intratribale sefont assez souvent par
surprise loc-
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Fig. 2 Peinture de guerre au genipa. Dessindaprs photo (Bianchi
1982)
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casion de visites, soit que lhtese fasse tuer par son ou ses
visi-teurs, soit que des proches delhte tombent limprovistesur les
visiteurs ; dans ces cas-l, pas question bien sr daler-ter lennemi
en se peignant ennoir ou en sabstenant de por-ter des peintures
facialesrouges. Cela ne veut pas direque les peintures au sa
sontuniquement portes lors dex-pditions de guerre. Ellesdnotent en
effet, pluttquune situation sociologique,une disposition de ltre
paridentification un animal dan-gereux tel quun jaguar,
figureprinceps de la subjectivit pr-datrice cense habiter le
guer-rier. Cest pourquoi il peutarriver un homme de se cou-vrir de
peintures de guerre, ouencore de doubler par destraits noirs les
motifs rougesquil porte sur le visage, sim-plement pour afficher un
cer-tain tat desprit, avant ou endehors dune situation deconflit
cristallise. Le genipa est aussi utilis pourune forme de marquage
cor-porel trs particulier appliquen cas de morsure par un ser-pent
venimeux. La victime
dun tel accident est aussitt mise lcart de lhabitation dans un
abri construit la hte, afin dtre soustraite la vue et lodeur
dautrui ; on craint en effetque le regard et lodeur de personnes
susceptibles davoir eu un contact sexuel nevienne intensifier la
virulence du venin. Ces dessins couvrent tout le corps
dunemultitude de petits graphismes courbes qui visent sans doute
voquer les moi-rures et les motifs dune peau de serpent. Toutefois,
le sens et le contexte de cespeintures est mal document, car leur
usage est tomb en dsutude depuis desdcennies ; les rares
illustrations quon en possde proviennent de photos priseschez les
Shuar par S. Pellizzaro la fin des annes 1950 (Fig. 3).
Fig. 3 Peintures corporelles au genipa traces (jadis au moyen
duncylindre en terre cuite grav) sur le corps dune victime de
morsure deserpent venimeux. Dessin daprs photo (Bianchi 1982)
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La peinture faciale rougeFormes et contextes dusage
Revenons prsent aux peintures rouges dusage quasi quotidien qui
nous int-ressent plus particulirement ici. Ces peintures sont
dsignes de manire gnrique,en shuar et en achuar, par le terme
usmamu, le peint ; le verbe usma- dontdrive ce nominatif nest
utilis, ma connaissance, que pour la peinture corporelle5.Il ne
sapplique ni aux peintures faites sur les artefacts en cramique, ni
aux gravuresqui ornent les carquois, forme de dcoration qui relve
quant elle dune actiondsigne par le terme artin, tracer un signe
(aujourdhui crire ). Les peinturesfaciales sont portes tant par les
hommes que par les femmes, mais les dessins diff-rent en fonction
du sexe ; les motifs masculins sont gnralement composs de
lignesdroites, tandis que ceux des femmes, en sus dtre nettement
moins labors, sont base de lignes courbes qui ornent les joues en
remontant de la bouche vers les yeux ;ils nencadrent ni la bouche
ni les yeux comme le font trs souvent les dessins mas-culins. Ces
peintures ne sont jamais portes par des enfants ; elles ne se
voient quesur des adolescents dj mrs ou des jeunes femmes maries.
Il est vrai que le visagedes enfants en bas ge, surtout celui des
fillettes, est parfois barbouill de roucou,lorsquils accompagnent
leur mre dans les jardins, pour les protger du vampirismeattribu
aux plants de manioc ; mais cet enduit prophylactique dpourvu de
gra-phismes na rien voir, au dire des Indiens, avec la peinture
faciale des adultes, puis-quelle n indique rien (inikmachuiti,
i.e., ne montre ou ne signale pas ). Voiciquelques illustrations de
peintures faciales et des motifs quelles exploitent (Fig. 4)6.
Certains des motifs, tant masculins que fminins, ont des noms :
par exemple, dessin yamnk (le serpent fer-de-lance, Lachesis) ou
dessin wmpishuk (papillon), ou tout simplement pankiarma, rayure
(Pellizzaro 1993 : 256-257) ; on les retrouve sur dautres supports
que les visages, par exemple sur lescarquois des chasseurs, sur les
bandelettes tisses ceignant les poignets et les che-villes des
hommes, ou encore sur les bols bire de manioc en terre cuite
faon-ns et dcors par les femmes. Cependant, le nom des motifs ne
renvoie pas lachose nomme mais une figure gomtrique associe par
convention, en vertudun lien mtonymique, tel artefact ou espce
naturelle : ainsi, le dessin dityamnk ne symbolise pas le serpent
fer-de-lance, mais plutt un type de gra-phisme dont la peau du
Lachesis offre un modle concret. Que lcho de certainsdes attributs
du serpent sa frocit, sa ltalit adhrent au motif la maniredune
connotation est bien sr possible et mme probable ; nempche que
lemotif ne reprsente pas le yamnk, pas plus que les motifs appels
grecques chez nous ne symbolisent de jeunes Hellnes.
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Les masques de la mmoire
5. La racine usma-, augmente du suffixe dintensification -ka-,
dsigne aussi la sensation cause par lecontact de languille
lectrique. Homonymie ou partage dun mme champ smantique ? Les
spcula-tions tymologiques des ethnologues sont trop svrement juges
par les linguistes pour que je mehasarde ici parler de peintures
lectrisantes . Nempche6. Je remercie Robert Crpeau de mavoir
autorise reproduire la photo de la Fig. 4f. Les figures 4a et4b
sont dessines daprs les photos de F. Rovere, la 4c daprs un clich
de R. Ryman ; la 4d daprs unephoto de Pellizzarro.
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Les peintures faciales rouges ne sont pas arbores en toutes
circonstances : onsen passe volontiers la maison dans lintimit
familiale, par exemple, ou encore la chasse, ou lors dun travail
solitaire dans un abattis ; les chamanes engagsdans des rituels
thrapeutiques sabstiennent den porter, de mme que les guer-riers
(dj zbrs de noir) au moment de lancer une attaque et quelque
tempsaprs sils sont responsables dhomicide. Les personnes soumises
des abstinencessexuelles et alimentaires, soit pour leur propre
protection ou gurison, soit pourassurer le succs dune activit de
transformation juge dlicate, telle que la fabri-cation de curare ou
de sel, vitent aussi de se peindre. Sagissant des hommes,lusage des
usmamu est li des contextes quon pourrait appeler de confron-tation
pacifique : lors de visites entre units domestiques, lorsquon
attend ouquen entend venir des visiteurs (ltiquette jivaro exige
que lon prvienne tou-jours un hte de son arrive imminente, par un
appel ou un coup de trompeadress de loin, afin de lui donner le
temps de se prparer), lorsquon se rend une fte de travail
collectif, en bref dans toutes les situations impliquant des
rela-tions des personnes qui, tout en tant extrieures lunit
domestique, ne sontpas pour autant considres a priori comme des
ennemis.
Le champ de sociabilit concern par cette pratique inclut donc
les hommesadultes non corsidents mais appartenant au mme groupe
local, les visiteursparents mais issus dautres aires de voisinage,
les compagnons dchange ritueldits amkri ventuellement membres
dautres tribus jivaro ou dethnies adja-centes. Du point de vue
masculin, les destinataires de ces peintures sont aupremier chef
les allis, et parmi ceux-ci les beaux-frres effectifs ou
potentiels,
Fig. 4a, b Peintures faciales rouges, masculines. Celle de
gauche reproduit une peinture dun lgendaire guerrierachuar nomm
Kashintiu ; celle de droite reprsente aussi un visage dAchuar.
Dessins daprs photos (Bianchi 1982)
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partenaires privilgis de ces vritables duels verbaux que sont
les dialogues cr-moniels jivaro. Les peintures ne sadressent donc
ni aux consanguins corsidents,ni aux ennemis assimilables des
proies, cet ordre-l de relations appelant le pas-sage au registre
des peintures de guerre au genipa. Les spectateurs de ces
peinturessont en dfinitive des gaux avec lesquels on entretient des
rapports de rivalitlatente associs des manifestations codes de
force (kakrma-), justement letype de comportement vis--vis dautrui
qui alimente les imputations dindivi-dualisme sauvage si souvent
adresses aux Jivaro.
Corollairement, ces peintures sont aussi des armes de sduction
destines auxfemmes allies, dans la mesure mme o elles renvoient un
rapport agonistiqueentre individus de mme sexe. Certes, les hommes
ne se peignent pas pour lesfemmes en gnral, encore moins en vue dun
rendez-vous galant ; ce serait affi-cher des intentions ou des
liens dj forms quon tout intrt dissimuler, tantles Jivaro rprouvent
la sexualit extraconjugale, tout particulirement si elleimplique
une femmes marie ou promise autrui. Cependant, si un homme a
desvues sur une femme de la maisonne quil projette de visiter, ou
espre simplementy faire une heureuse rencontre, il prendra grand
soin de son apparence et incor-porera au karar quil sapplique des
substances magiques (mspa, msap) doriginevgtale ou animale, censes
veiller le dsir des femmes qui sen approcheront.
Contrairement une pratique commune nombre de socits dAmazonie
oudailleurs, les peintures faciales sont toujours excutes par le
sujet lui-mme, laideventuellement dun objet faisant office de
miroir, mais jamais par autrui. Manirede dire quil ny a pas de
relations telle ou telle catgorie de parents rels incorpo-res dans
lapplication de ces motifs. Selon nombre dinformateurs, chaque
hommepossderait en outre un usmamu personnel. Chez les Candoshi,
nous apprend lun
231
Les masques de la mmoire
Fig. 4c, d Peintures faciales rouges, masculines : 4c est un
visage dAchuar, 4d un Shuar. Les deux hommesportent des karis,
ornements doreille en tubes de bambou gravs. Dessins daprs photos
(Bianchi 1982)
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de leurs ethnographes, ces figures constituent mme une sorte de
patrimoine indi-viduel transmissible en ligne consanguine sexue,
linstar des noms propres ; onpourrait ainsi reconnatre laffiliation
parentale et territoriale dun individu la seulevue des motifs quil
arbore (Surralls 1999). Certains spcialistes (Bianchi et al.1982)
disent mme, sur la foi de leurs informateurs, que chaque groupe
dialectaldisposerait en propre dune collection de motifs, de la mme
faon que chaque indi-vidu aurait son usmamu personnel. Il est
pourtant un fait qui vient contredire cesaffirmations : cest le
caractre tout la fois peu diffrenci, labile et hautementvariable
des peintures faciales. En effet, les dessins dun homme changent
dun jour lautre au gr de ses humeurs, et semblent mme passer dun
individu lautre.Quant lide dune spciation tribale des usmamu, seule
une enqute systma-tique permettrait de trancher la question ;
constatons toutefois que les documentsdisponibles ne permettent pas
dapprhender des carts notables entre tribus quant la manire de se
peindre le visage.
De ce point de vue, les peintures faciales sinscrivent dailleurs
parfaitementdans lunivers dcarts chromatiques caractristiques des
modes de diffrenciationindividuelle et collective luvre dans la
culture jivaro. Celle-ci est en effet trsuniforme sur un plan
gnral, tout en tant parcourue par une srie rgle din-fimes
variations : si tout se ressemble dun groupe ou dune personne
lautre, riennest exactement identique. Ainsi, lardeur au singulier
propre aux Jivaro sedploie sur une toile de fond dune remarquable
homognit. Cette micro-varia-bilit intra- et interindividuelle rend
cependant problmatique une interprtationde la peinture faciale en
termes de dispositifs visuels de classification sociale, cest--dire
dindicateurs publiques de fonctions ou de statuts sociologiques ;
audemeurant, la socit jivaro est dpourvue des institutions classes
dge, clans,moitis, castes ou confrries habituellement associes ce
type dornementa-tion signaltique. De ce point de vue, les usmamu
jivaro se distinguent nettementde la peinture corporelle kayapo,
par exemple : chez ces Indiens du Brsil, le par-tage dun lexique
visuel commun permet, lobservation des peintures portes parun
individu, de dcliner trs prcisment son sexe, sa position dans le
systme desclasses dge, son statut rituel, sa position dans le corps
social selon quil est plusprs de la priphrie ou du centre, ltat de
ses relations ses parents, aux vivants,aux morts. En bref, ces
peintures offrent un clich trs prcis (et donc constam-ment
renouvel) de la situation dune personne sur le plan
sociocosmologique(Vidal 1981, Vidal ed. 1992 ; Verswijver 1992).
Rien de tel chez les Jivaro, o lin-stabilit du lien entre un
individu ou un groupe et sa ou ses formes de peinturesrend
illusoire tout effort de dchiffrage sociologique. Reste expliquer,
bien sr,pourquoi les Indiens croient nanmoins dceler la marque
didentits indivi-duelles ou collectives dans les peintures
faciales. Nous y reviendrons plus loin.
Si on ne peut interprter les peintures jivaro comme des emblmes
daffilia-tions des catgories sociologiques, peut-on alors emprunter
une autre voie dex-plication, en postulant lexistence dun rapport
indexical plutt quiconiqueentre un motif ou une parure et tel ou
tel organe des sens, dans la ligne des ana-lyses proposes notamment
par Anthony Seeger (1980, 1981) pour les Suy ou
Anne-Christine Taylor
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Fig. 4e Homme achuaravec des peinturesfaciales rouges(usmamu)
(cl.A.-C.Taylor/P. Descola)
Fig. 4f Homme achuar portant unusmamu surlign de traits
noirs,indicatifs dune condition de deuil
(cl. R. Crpeau)
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Fig 4g Jeune homme achuar avec un motif trac au roucouplutt quau
karar (cl.A.-C.Taylor/P. Descola)
Fig. 4h Femme achuar avec un usmamu typiquedes peintures
faciales portes par les femmeslorsquelles travaillent dans leur
jardin(cl. A.-C. Taylor/ P. Descola)
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Terry Turner pour les Kayapo (1992) ? Dans cette perspective,
les peinturesfaciales jivaro auraient pour fonction la fois de
modeler culturellement et dai-guiser des sens relationnels,
cest--dire des organes de perception et de commu-nication.
Laccentuation de la bouche renverrait ainsi la forte valorisation,
danscette culture, de comptences discursives ; la matrise de
manires de parler, lacapacit tenir sa place dans les dialogues
rituels, influencer autrui par son dis-cours, tout cela forme en
effet un lment central du prestige ou du pouvoirreconnu un homme.
Dans le mme ordre dides, le soulignement ou lenca-drement des yeux
viserait tout la fois rehausser la facult de vision et signa-ler
une capacit acquise dans ce domaine, interprtation tout fait
plausibletant donn le rle que jouent dans cette socit les
expriences visionnaires. Jene doute pas de la pertinence de cette
approche, y compris dans le contextejivaro. Toutefois, elle laisse
sans rponse prcise deux questions importantes :celle de la
variabilit inter- et intra-individuelle des peintures, trop
systmatiquepour tre leffet du hasard, et dont on voit mal le rle si
lusmamu se bornait oprer et manifester un modelage culturel des
sens ; celle aussi de la nature durapport lentit surnaturelle que
ces dessins, de laveu mme des Indiens, sontcenss figurer dune
manire ou dune autre, comme dailleurs toute leur orne-mentation
corporelle.
Peintures corporelles et expriences visionnaires
De fait on sait depuis longtemps (Karsten 1935) que les
peintures faciales ontpartie lie avec des expriences visionnaires
dacquisition de pouvoirs. Certes, lesJivaro eux-mmes sont trs peu
diserts sur le sens et la fonction de leurs peintures,en partie
parce que ces Indiens sont de toute faon peu ports sur lexgse
cultu-relle, notamment parce que nombre de leurs pratiques, et
celle-ci en particulier,saccompagnent dune exigence de secret, tout
le moins dun souci dconomieverbale. Ce laconisme gnral prend source
dans lide que le succs dune entre-prise planifie titre individuel
une partie de chasse, la construction dunepirogue, la plantation
dun carr darachide est inversement proportionnel la publicit, au
sens propre du terme, quon lui aura donn : moins on en parle,plus
on a de chances de mener bien laction projete (Juncosa 2000). Cest
pourcette raison que les Jivaro rpondent gnralement de manire vague
et oblique,ou encore par des euphmismes standardiss ( aller se
promener pour aller chas-ser, aller sur le chemin pour sengager
dans une qute visionnaire) des ques-tions directes sur leurs
intentions, si anodines soient-elles. La volont dchapperau contrle
dautrui, le souci de se prserver de lemprise dune
intentionnalit,ventuellement plus puissante que la sienne, en
voilant lintelligence dautrui sespropres tats internes, jouent dans
cette disposition un rle certain. Nonobstantcette rticence de
principe, les Jivaro affirment volontiers que toute matrise
decomptences significatives est lie leurs yeux la rencontre, sous
certaines condi-tions, avec des esprits, mme sil sagit de capacits
apparemment transmises parune autre personne humaine. Ainsi, la
connaissance de chants de magie horticole T
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Les masques de la mmoire
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peut tre transmise de mre fille dans le cadre dun apprentissage
directif, assortide fumigations de tabac souffles par lane sur la
tte de la jeune fille ; cepen-dant, le transmetteur rel du savoir
concernant ces invocations sera un espritqui la nuit suivante
apparatra en rve lapprentie et chantera pour elle le
charmeprcdemment nonc par la mre.
Pour les hommes7, le plus important de ces moments dacquisition
de pou-voirs est la rencontre, rituellement instaure, avec une
sorte desprits individuali-ss dits artam (litt., une chose
vieillie, use par le temps ; du vocable art, vieux, abm ). La qute
de ces expriences visionnaires commence ds lado-lescence, et elle
se rpte ensuite chaque fois quun homme se livre un homi-cide ou
participe une expdition guerrire. En premire approximation,
lesartam sont des spectres de Jivaro dfunts, mais ce sont des
entits complexes carddoubles dans leurs manifestations. La
description offerte de ces esprits et dece quils transmettent aux
vivants est assez variable, non seulement dun groupejivaro lautre,
mais mme dun individu lautre. Cependant, le scnario delinteraction
avec lartam et les effets quon prte cette rencontre relvent
dunschma commun lensemble de lethnie. Rduite sa forme canonique,
lexp-rience visionnaire se droule de la manire suivante. Le quteur
commence parsisoler dans la fort et par se soumettre des privations
extrmes, de manire sidentifier un mort rcent. Comme un dfunt, il
doit endurer les souffrancesde la solitude, de la faim et de la
frustration sexuelle ; il doit mme veiller nepas regarder son
corps, car sil le faisait il se verrait comme un cadavre ou
unsquelette, et ce serait prsage de mort (Mader 1999 : 211) ; ses
proches doiventsabstenir de lvoquer visuellement, de la mme faon
quils vitent de penser un disparu, par crainte de le voir
mentalement . En mme temps, par le biaisdincantations magiques dans
lesquelles le sujet nonciateur sassimile unorphelin et sadresse
lartam dsir par le terme de grand-pre , le vision-naire appelle la
compassion des esprits. ce stade, le fantme nest jamaisnomm
autrement que de manire gnrique et dailleurs on ignore par
avancelapparence quil prendra. Lorsque survient lartam, cest dabord
sous la formedune vision menaante ou mme terrifiante prcde dun vent
dorage : unecomte en vision rapproche, un gigantesque bras mutil,
un homme au corpsdchiquet et ruisselant de sang, deux jaguars ou
autres prdateurs en train de sebattre, ou encore vision rapporte
par des jeunes Shuar levs au contact directdu front de colonisation
et familiers des films asiatiques de srie B un karatekabondissant
lattaque (ibid. : 332). Le quteur doit alors braver cette
apparitionet lapprocher jusqu la toucher. Un informateur shuar
dElke Mader apporte ce sujet une prcision importante : il est
ncessaire de vaincre la vision pourlobliger transmettre son pouvoir
(ibid. : 241 ; trad. A.-C. Taylor). lissue decette confrontation,
lartam disparat dans une subite dflagration, mais ilrevient plus
tard au cours dun rve ( la diffrence de la premire rencontre,
quirelve, elle, du vcu rel ), sous laspect cette fois dune voix
dsincarne ou
236
Anne-Christine Taylor
7. Pour ne pas trop alourdir cet article, nous ne traiterons ici
que des expriences visionnaires et des pein-tures masculines.
-
dune silhouette humaine aux contours flous ou lapparence
inconnue. Lespritsidentifie alors nommment, et confre limptrant une
image ou un messageverbal, ou encore une substance flegmatique qui
en est une version mtony-mique, ds lors incorpors au sens littral
du terme par le sujet.
Lannonce transmise a trait au destin du bnficiaire de la
vision.Paradoxalement, cest toutefois la puissance guerrire, la
longvit ou le charismede lartam lui-mme quelle voque. Lnonciateur
spirituel va se loger dans ledestinataire comme un double interne,
il vient habiter le visionnaire la maniredune conscience de soi
ddouble impliquant une potentialit dobjectivationrciproque : le
sujet est conscient de son artam comme dun alter ego lesCandoshi
parlent de lui comme dune voix venant du cur (Surrals 1999) de la
mme faon que celui-ci est conscient de son porteur, au point, nous
leverrons plus loin, de le quitter inopinment si ce dernier nest
pas la hauteur deses exigences. Cette juxtaposition est souvent
rendue, sur le plan du discoursprt lesprit, par une ambigut entre
le je et le tu analogue au jeu pro-nominal dploy dans les dialogues
crmoniels8. Lexprience mystique se soldeen dfinitive par
lintriorisation dune relation. De ce point de vue, elle
rappellefortement le mcanisme de clivage qui aboutit faire de tout
homme jivaro uncompos de Soi et dEnnemi. Ce processus dhybridation,
voqu dans un articleprcdent (Taylor 2000), est inhrent la
procration, en raison de la fonctionde copaternit attribue,
vis--vis de la descendance dEgo, au beau-frre reldun homme (WB,
donc, lui-mme conu comme adversaire intime en tantqualli), de telle
sorte que lenfant dEgo est pour moiti un alli/ennemi auregard de
son pre. La formation de lindividu reproduit par ailleurs cette
scissionet la reconduit, dans la mesure o elle vise, par de
multiples moyens, lui instil-ler cette attitude de confrontation ou
de tension agonistique qui lui permet desaffirmer comme sujet ; on
ne peut tre un soi jivaro quen tant contre autrui9.Toutefois, avant
dexplorer lhomologie entre ces deux modalits de relation
int-riorise, celle entre un vivant et un mort et celle entre un
homme et son ennemi,il nous faut revenir sur la nature des dons
confrs par lartam.
On peut en avoir ide en observant les changements de
comportements mani-fests par les bnficiaires de ces expriences :
une plus grande prsence et sretdans les interactions, une
propension exhiber, de faon ostentatoire, la colre (kaj-) cense
habiter tout homme, une manire caractristique de parler,
avecaisance, conomie et force, la capacit en particulier sengager
dans toute lagamme des discours agonistiques formaliss propre cette
socit, le tout renvoyant
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Les masques de la mmoire
8. On trouvera des exemples dnoncs darutam dans Mader (1999 :
238) ; voir aussi Suralls (1999 :218-222), pour une remarquable
analyse des glissements pronominaux dans les dialogues
crmonielscandoshi.9. On consultera ce sujet les tmoignages loquents
runis dans Chinkim (1987). Un bref extrait dece recueil, titre
dexemple : La force spirituelle du peuple shuar est lartam. Cest
cette force qui luipermet de vivre, de faire de lhistoire comme
individu et comme peuple [] La force spirituelle du Shuarest
laffirmation du Shuar lui-mme ; cest--dire, lassurance de savoir
qui il est et quoi il est destindans le futur [] Cest pourquoi le
Shuar nest jamais tranquille tant quil na pas rencontr la force []
cause des visions de nos anctres, nous, les hommes de la nouvelle
gnration, nous sommes respectset reconnus sur le plan national et
international (ibid.: 8, 15 ; 32-33 ; ma traduction, A.-C.
Taylor).
-
238
Anne-Christine Taylor
une direction existentielle plus nette et une subjectivit
intensifie. Ce quonacquiert en bref par ces visions est la
prdisposition la plus valorise sagissant deshommes, savoir
lintentionnalit prdatrice en clair la capacit et linclination tuer
et du mme coup enfanter10 , et plus gnralement lensemble des
qualitsjuges indispensables pour acqurir prestige et pouvoir sur
autrui : charisme, puis-sance de persuasion par la force du
discours et de largumentation, habilet grerles rapports sociaux et
notamment conjugaux, sant, fcondit et longvit.
Les qualits dartam incorpores par le quteur lui restent acquises
vie, saufen deux circonstances : lorsquil commet un homicide et
lorsquil rvle autrui,volontairement ou accidentellement, lidentit
du mort dont il a reu la vision etla teneur de son message augural.
En effet, la promesse de succs guerriers trans-mise lors de
lexprience mystique se perd chaque fois quon accomplit
lexploitauquel elle vous prdestine, tuer un ennemi. Il faut donc,
aprs chaque homicide,reprendre une qute dartam. Comme on ne prte
quaux riches, cest un spectre chaque fois plus puissant qui sera
interioris, et qui renforcera dautant la pr-disposition meurtrire
du guerrier. En revanche, la trahison, hors contexte daf-frontement
arm, du secret absolu qui entoure la vision est sanctionne par
ladisparition immdiate des qualits obtenues et la chute dans un tat
de grandevulnrabilit ; elle rendra aussi trs difficile lattirance
dun nouvel artam et lac-quisition de ses pouvoirs.
La peinture sur le visage serait donc lemblme de la rencontre
avec un mort, lesigne patent quun individu a bnfici dune visitation
propre faire de lui unhomme accompli. Fort de cette ide, on est
naturellement port lire les pein-tures faciales jivaro comme la
signature du type dartam rencontr. Ainsi, SiroPellizzaro nhsite pas
identifier tel motif tel avatar dartam, autrement dit interprter
une peinture comme lemblme affich de lesprit qui aurait visit
unindividu et par consquent de la classe de dispositions incorpores
par le bnfi-ciaire de la vision11 : par exemple, ladoption par un
homme du motif dit de lana-conda (pank) symboliserait cet animal et
signifierait que le porteur est capabledimmobiliser ses adversaires
par une treinte mortelle ; une peinture identifiecomme celle du
tsre (singe-capucin) indiquerait le pouvoir dtrangler ses
proiescomme cet animal est rput le faire ; se peindre comme un
shishia une sorte dejaguar serait annoncer quon peut, comme ce
carnivore, dchiqueter le corps de
10. Le lien entre tuer et enfanter tient la combinaison de deux
prmisses : dune part, lide que lespotentialits dindividuation au
sein dune espce donne existent en nombre limit ; dautre part,
lideque toute mort est le fruit dune intention dlibre. Sil ny avait
cette intentionnalit malveillante, quiest une fatalit de la vie
sociale, personne, ni humain ni gibier, ne mourrait et du coup
personne ne na-trait. Pour que les gnrations se succdent, il faut
donc des meurtres, qui ont une fonction gnsique :tuer, cest
permettre denfanter. Sur cette question, voir aussi Taylor 2000.
11. Cette hypothse renvoie une question dbattue parmi les
spcialistes des Jivaro, celle de lexistenceventuelle dune forme de
spciation des artam en fonction de leur mode dapparition et des
quali-ts quils permettraient dacqurir. Elke Mader, dans limportante
tude quelle a consacre aux relationsque les Shuar contemporains
entretiennent avec diverses entits surnaturelles, tente ainsi
dtablir unegrille catgorielle des manifestations dartam et des
dispositions qui leur seraient lies spcifiquement.Toutefois,
lexamen attentif de son tableau (1999 : 335-340) rvle
linconsistance des critres censsgouverner cette logique
classificatoire, puisque telle entit peut transmettre des capacits
trs varies, etqu linverse une capacit donne peut tre transmise par
plusieurs types dapparitions
-
son ennemi (Pellizzaro 1993 : 256-257). Toutefois, cette piste
danalyse se heurteaussitt certaines difficults. Et tout dabord
celle-ci : si chaque usmamu ren-voie une varit prcise dartam,
chacun devrait tre en mesure de lire sur levisage dautrui le type
de vision reue et les dispositions acquises. Or il nen estrien ;
selon nos informateurs achuar, on ne peut dduire dune peinture
faciale lanature de lartam rencontr par un individu. Au demeurant,
pourquoi afficher parune image ce quon sefforce de taire en paroles
? En ralit, sur le plan de leur sym-bolisme, ces motifs sont aussi
opaques pour les Indiens quils le sont pour nous. Lenom des motifs,
avons-nous remarqu, na quun rapport trs indirect leur rf-rent
ostensible ; et quand bien mme on serait tent de voir dans la
combinaisonde motifs composant une peinture une imitation stylise
dun visage de flin oudanaconda, celle-ci, au dire mme des Indiens,
na rien diconique : le masque arbor ne prtend pas reprsenter,
serait-ce sous celle oblique et stylise, la formeparticulire adopte
par un artam au moment de sa premire venue, et il ne sym-bolise en
aucun cas une classe dapparitions et/ou danimaux.
En revanche, lusmamu reproduit bien quelque chose. Ce quil
copie, etmme le plus fidlement possible, nest rien dautre que la
peinture faciale portepar lartam lui-mme. Les Candoshi le disent
tout fait explicitement : selon lesinformateurs dAlexandre Suralls,
au retour dune qute mystique le premiersouci dun homme est de
sorner dun dessin pareil celui des peintures facialesde lartam
rencontr (1999 : 308). Ces dessins ont, il est vrai, un rapport
avecla forme animale prise par lesprit, dans la mesure o les
particularits de la robedun jaguar, dun anaconda ou dun faucon sont
interprtes comme la pein-ture de lanimal, plus exactement comme la
transposition, dans un autreregistre dapparence, des motifs peints
sur le visage de lartam en tant que per-sonne humaine ; mais il
sagit bien dans les deux cas du mme usmamu. Lastricte imitation de
la peinture dun mort par un vivant impensable dans lecadre dune
interaction entre humains vivants atteste bien cette
identificationentre quteur et artam que traduit lambigut
pronominale caractristique deschanges verbaux entre les deux
partenaires, et le rgime de conscience installpar lintriorisation
de la relation entre eux.
Llucidation du principe de copie luvre dans les peintures
faciales jivaropermet dclaircir en outre certaines des questions
souleves au dbut de cetarticle et laisses en suspens, en
particulier la relation pose par les Indiens eux-mmes entre identit
tribale ou locale et styles des motifs. Cette mise en
rapportsenracine dans lide que les morts tendent rester attachs
laire de voisinagedans laquelle ils ont vcu ; les artam issus de
ces morts sont donc eux-mmesterritorialiss, ne serait-ce que
virtuellement. Si les peintures faciales renvoient des esprits
organiss selon le mme ordre que les vivants, il est logique de
penserquelles obissent des principes de diffrenciation homologues
ceux qui rgis-sent le monde social. De ce fait, les Indiens sont
ports lire des particularitstribales dans des peintures en ralit
identiques, tout simplement parce quilssavent que ces motifs
renvoient des esprits qui, eux, sont bel et bien tribali-ss . Il
faut donc comprendre les propos des informateurs de Cesare Bianchi
et T
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Les masques de la mmoire
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Siro Pellizzaro comme une assertion de diffrence identitaire
analogue celle qui,dans certains contextes, pousse les Achuar dire
que la physionomie de leurs voi-sins shuar, ou mme celle dAchuar
dun autre groupe local, est diffrente de laleur, ou encore que la
langue des Shuar est inintelligible, alors quelle ne diffreque par
quelques faibles variations phontiques du dialecte achuar et quelle
estparfaitement comprise dans certaines situations.
Une mmoire peinte
Les considrations qui prcdent soulignent la complexit des
rapports tisssentre les spectateurs , le sujet porteur du dessin,
son visage nu, le motif et ce quoi il renvoie. Pour dbrouiller
lcheveau, il convient de revenir lorigine desartam, autrement dit
au traitement que les Jivaro rservent leurs dfunts. Lesartam, nous
lavons dit, sont des spectres, sexus, dIndiens morts ; mais ce
sontdes entits un stade particulier de mortalit. Rsumons ici les
tapes principalesdun processus dont jai plus longuement trait
ailleurs (Taylor 1993b). la mortdune personne, et sitt le cadavre
enterr, expos ou abandonn, ses proches sat-tachent par le biais
dnoncs rituels la dtacher de la compagnie des vivants et lui faire
prendre conscience de sa mortalit, tat qui se caractrise par
labsence deparents, labsence de sens relationnels (la vue, loue, la
parole), labsence de nompropre et labsence dun corps support de la
conscience de soi. Ces discours pren-nent donc la forme
dinjonctions adresses au mort par un deuilleur qui
saffirmeinvisible au dfunt et rciproquement, qui dclare au mort
quil nest plus fils , mre , pre , etc., et quenfin son corps, dont
la dcomposition physique estminutieusement voque, ne peut plus tre
reprsent. Lessentiel du travail dudeuil consiste ainsi en un
exercice volontaire de dmmorisation du trpass. Cedouloureux procs
doubli est destin nettoyer la forme incarne par le mort delaccrtion
de mmoire saturant limage quont de lui ses parents, et que le
dfuntavait de lui-mme de son vivant.
Pourquoi ce travail sur la reprsentation visuelle du mort ?
Parce que la sil-houette singularise quil occupait de son vivant
doit tre recycle afin de per-mettre la naissance dun nouvel humain.
Pour les Jivaro, en effet, il nexiste pasde principe vital
susceptible de produire des formes vivantes indfiniment
renou-veles. Aussi, chaque classe dtres est forme dune collection
finie de formescorporelles spcifiques et uniques, propres lespce,
linstar des noms propresqui doivent eux aussi tre rutiliss chaque
gnration, le stock onomastiquetant galement limit. Or, ce sont les
visages qui constituent le foyer privilgide lindividuation de
chaque forme dincarnation physique potentielle. Les traitsdu
visage, en dautres termes, sont comme les dessins sur un jeu de
carte, lex-pression dune singularit pure au sein dun ensemble clos.
Do justement lestatouages, destines accentuer un cart entre des
formes qui peuvent paratreinsuffisamment diffrencies, notamment
dans le cas denfants dune mmephratrie ; do, aussi, ces nigmatiques
ttes rduites qui ont fait la notorit desJivaro, visages la fois
inconnus et uniques qui serviront doter dune apparence
240
Anne-Christine Taylor
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vritable des individus imaginaires rituellement engendrs. Ainsi,
le visage nu est,dans labstrait, ce quil y a de plus gnrique et
impersonnel dans un individu,puisquil ne dfinit que sa singularit,
la manire dun numro de carte diden-tit. Cependant, cette enveloppe
unique advient et se dveloppe toujours dans unmonde intersubjectif,
et elle se sature ncessairement de mmoire ; cest donccette forme
habite par une histoire relationnelle cumulative qui
constituelimago de toute personne concrte, image distribue de
surcrot, puisquelle estaussi la rfraction interne du regard dautrui
: on se voit soi-mme tel quon sevoit dans le regard des autres.
Le deuil consiste ainsi rendre la silhouette faciale son
caractre imperson-nel par un travail doubli partag entre le mort
lui-mme et ses parents, afin dele rendre au stock des incarnations
en puissance. Quant au reste, il viendraconstituer ltoffe de cet
artam en quoi on conjure le mort de se transformer,sous la forme
strotype dune comte, alors mme quon vacue le souvenir deson visage
et de sa biographie. Lesprit est fait dune mmoire refoule, plus
exac-tement du souvenir de la mmoire de lindividualit propre au
dfunt, une imagehabite par une histoire particulire de vie et de
relations soi et aux autres.Matrialisation du procs dindividuation
qui modle par pigense relationnelletoute personne vivante, lartam
est en dfinitive la subsomption dune destineabstraite de la forme
laquelle elle tait attache. Leffort de dissociation inhrentau deuil
jivaro entre la reprsentation dun mort et le souvenir dune
mmorabi-lit, entre limage du disparu et limage de son cours de vie
explique dailleurslabsence de reconnaissance dun artam : celui-ci
apparat toujours au nophyteen qute de vision sous les traits soit
dun inconnu (chez les Candoshi), soit dunesilhouette aux contours
brouills (chez les Achuar et les Shuar).
Pourtant, en donnant un vivant la chance de se forger une
existence exem-plaire, cest bien la capacit investir puissamment la
mmoire dautrui quetransmet le revenant, sous la forme dune promesse
de biographie marquante. Etde ce gage de mmorabilit sortira, la
mort du hros, un nouvel artam, quilui-mme dotera un futur individu
dune exemplarit en puissance. Cest direque cette socit voue loubli
de ses morts est traverse en ralit par un puis-sant flux de mmoire,
dautant plus irrsistible quil est orient par lexigence dusecret.
Exclue du partage entre contemporains, dans la mesure o nul ne
doitrvler la part quil a reue, la mmoire collective est fragmente
en une srie detransmissions locales entre des morts et des vivants
galement individualiss. Enmme temps, le secret entourant lidentit
de ces visiteurs de lhistoire que sontles artam leur assure une
prsence constante la conscience des vivants, puisquele seul moyen
de garder un secret est dy penser toujours.
Ces conditions fournissent une explication partielle du lien
complexe entre lesujet porteur dune peinture faciale, le motif et
ce quil indique. Le dessin appa-rat en effet comme un secret exhib
(Houseman 1993) ; en dautres termes, ilmontre que lindividu qui le
porte a incorpor un esprit, mais il lindique dunefaon rendre opaque
la nature de la vision reue. Cest ce fait, me semble-t-il,qui
permet aux Jivaro daffirmer que leur usmamu est unique et personnel
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Les masques de la mmoire
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a trait quelque chose de parfaitement singulier et propre au
sujet qui a bnfi-ci dune vision alors mme que, par son caractre
changeant, la peinture arbo-re rend indchiffrable, aux yeux
dautrui, la nature et lampleur des interactionsspirituelles dans
lesquelles ils se sont engags12.
La peinture faciale au roucou peut sinterprter, la lumire de ces
rflexions,comme lempreinte dune interaction surajoute toutes celles
qui se fondentprogressivement dans lapparence dune personne. Si
limage du visage synthtisela mmoire des rapports tisss entre
vivants au cours dune existence, lusmamu,lui, tmoigne dune relation
vcue qui chappe par dfinition lobservationdautrui et qui doit donc
tre dessine sur le visage. Il est la trace, en dautrestermes, dune
interaction fortement charge sur le plan affectif et
hautementimportante par ses effets, o les partenaires se sont vus,
se sont confronts et sesont parls, source par consquent dune mmoire
qui doit elle aussi venir habi-ter limage de la personne. Signe
ostensible dune rencontre invisible et indicible,ce masque de la
mmoire contribue en mme temps intensifier la mmorabi-lit visuelle
de son porteur, conforme la destine marquante que celui-ci estappel
vivre.
Braver un mort pour rivaliser avec ses allis
Reste rsoudre une dernire nigme, et ce nest pas la moindre.
Pourquoilusage des peintures au karar est-il rserv aux contextes
dinteraction trs parti-culiers que nous avons dfinis au dbut de cet
article, et quel est en dfinitive lerapport entre ces peintures et
lindividualisme jivaro ? Pour claircir cette ques-tion, il faut
revenir aux modalits dinteraction entre lartam, le bnficiaire
dunevision et les destinataires privilgis des masques peints.
Lexprience rituelle,nous lavons vu, instaure une relation
didentification entre un vivant et un reve-nant : le quteur
mystique se met dans ltat postul dun mort, lincorpore sousforme de
supplment dme et reproduit exactement sa peinture
faciale.Cependant, cette relation mimtique sinscrit aussi dans le
cadre dune confronta-tion agonistique exacerbe, suspendue toutefois
dans sa rsolution. Lartam et lequteur se bravent, mais ne se
combattent pas et se tuent encore moins ; cest unrapport de
confrontation, non dhomicide. De la mme faon, le contexte
danslequel on exhibe ses usmamu suppose une relation tout la fois
didentificationet dopposition entre les porteurs de peintures et
les spectateurs. En effet, ceshommes peints, qui rivalisent
pacifiquement de postures martiales, sont iden-tiques les uns aux
autres dabord sous laspect du rapport quils entretiennent
aveceux-mmes et avec les autres, mais aussi sous un aspect plus
intime, puisque touthomme jivaro est constitu en tant que sujet par
lintriorisation dune relation un Autre ennemi. En ce sens, les deux
types dinteraction, celle avec lartam et
242
Anne-Christine Taylor
12. On peut aussi imaginer que la bande qui encadre gnralement
les yeux dans ce type de peinturefaciale, tantt pleine tantt faite
de lignes entrecroises, constitue une allusion graphique la
relationquentretient le sujet avec une entit marquante quil a vu et
dont il a t vu, mais qui reste invisible auxautres.
-
celle avec les allis (pour simplifier) condensent des relations
apparemment contra-dictoires didentification et de confrontation
agonistique.
On reconnatra dans cette manire daborder les configurations
relationnelles uncho des analyses du naven iatmoul proposes par
Michael Houseman et CarloSeveri (1994, 1998). Dans la perspective
adopte par ces auteurs, rappelons-le, unnaven se dfinissait par
lembotement de deux modalits de cette relation dyna-mique
dopposition que Gregory Bateson (1936) appelait schismo-gense : une
rela-tion symtrique, o chacun des partenaires rivalise avec lautre
dans le cadre duneidentification partage (A : je suis homme ; B :
je le suis aussi, et plus que toi ;A : et moi encore plus que toi ,
etc.), et une relation dite complmentaire,caractrise par une manire
commune dintensifier une diffrenciation (A : jesuis homme ; B : je
suis dautant plus femme ; A : et je suis dautant plushomme , etc.).
Concrtement, la relation rituelle instaure par le naven entre
(auminimum) un jeune homme et son oncle maternel condensait un
rapport de dfigalitaire entre allis de mme sexe (par identification
du neveu son pre), et unrapport dengendrement entre consanguins de
sexe diffrent (par identification deloncle sa sur) (cf. Houseman
& Severi 1994 : 50-56 ). Cette opration condui-sait in fine la
dfinition de deux grands groupes, celui des parents paternels
fmi-nins dun ct, celui des parents maternels masculins, de
lautre.
Or, envisag sous cet angle, le cas jivaro prsente des aspects
originaux. Eneffet, la rencontre de lartam et son prolongement,
lexhibition dusmamu,redoublent la mme modalit relationnelle, en
loccurrence la diffrenciationsymtrique, contrairement au naven qui
en superpose deux modalits distinctes : la relation de dfi entre
lesprit et le visionnaire correspond ainsi la relation ago-nistique
entre allis porteurs dusmamu. Par ailleurs, dans la situation
jivaro lesdeux relations se succdent dans le temps, au lieu dtre
immdiatement juxta-poses comme dans le naven ; lune est mme la
prmisse de lautre, puisquil fautavoir brav un revenant pour tre en
mesure de braver ses congnres. Enfin,lopration rituelle jivaro
aboutit non pas la dfinition de groupes, mais bien la dsignation
relationnelle dune identit singulire ; l o, du point de vuedEgo, le
naven fabrique des blocs sociaux fonctionnellement diffrencis,
lar-tam, quant lui, engendre des sries dindividualits
fonctionnellement iden-tiques, dans le cadre de leur gendre
masculin ou fminin.
Ces lments comparatifs permettent de mieux saisir le rapport
dexclusion,soulign par les Indiens eux-mmes, entre les peintures
faciales rouges et les pein-tures noires de guerre. Ces deux formes
de marquage renvoient en effet desagents trs diffrents : la premire
lhomme de confrontation rivalisant avec desgaux disons le guerrier
, la deuxime au meurtrier pris dans une relation touta fait
distincte, celle, rversible, de prdateur proie. Loin de dsigner une
indi-vidualit, la peinture noire (peu variable dun sujet lautre, ne
loublions pas)signale une figure antithtique celle voque par la
peinture rouge (abandon-ne au moment de lhomicide, corollairement
la perte de lartam) : non pasune diffrenciation dans le cadre dune
identification, mais bien une identifica-tion exacerbe dans le
cadre dune diffrenciation. T
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Souvenons-nous des nombreux exemples dassimilation entre tueur
et victimeque nous offre lethnographie amricaniste, souvent exprime
par des mta-phores, ou des pratiques, dingestion (Albert 1985 ;
Vilaa 1992 ; Viveiros deCastro 1992). Les analyses subtiles quen a
prsentes Eduardo Viveiros deCastro (1996) mettent bien en lumire la
mtamorphose de lhomicide en sapropre victime, le basculement de
perspective conduisant traiter rituellement lemeurtrier comme sil
avait pris la place de sa victime et celle-ci comme un guer-rier
victorieux ; logique dinversion au demeurant clairement prsente
dans lesrituels de chasse aux ttes jivaro (Taylor 1993a). Cette
fusion paradoxale entrele tueur et sa proie implique, elle aussi,
le chevauchement de deux procs diden-tification et de distinction :
dun ct, une identification du tueur et de sescomeurtriers des
prdateurs galement indiffrencis, assortie dune diffren-ciation par
rapport aux humains non combattants ; de lautre, une assimilationde
lhomicide sa victime, dans le cadre dune diffrenciation donne entre
pr-dateur et proie. Lartam, par contraste, pose une identit de
dpart entre le mortet le vivant, pour leur permettre daffirmer leur
diffrence en sopposant sanssannuler lun lautre. Certes,
lincorporation du spectre apparat de prime abordcomme une fusion ;
y regarder de plus prs, toutefois, cest dun ddoublementdont il
sagit plutt que dune rduction. Lartam, en effet, habite son
porteurcomme un niveau supplmentaire de conscience de soi, tandis
que la proie tueet son prdateur se fondent lun dans lautre pour
former une seule entit, cha-cun constituant le revers de lautre.
Parce quils sont deux, le revenant et le vivantentretiennent une
relation ; la victime et lhomicide, eux, ne font plus quun.Bref, si
dans un cas il sagit dintensifier un rapport dopposition en
feignantdtre identique pour construire cet individualisme sauvage
si caractristiquedes Jivaro, dans lautre cas on mne une opration
exactement inverse : intensi-fier, jusqu lindistinction des termes,
un jeu didentification tout en feignantdtre diffrent, pour aboutir
une figure rversible de prdateur/proie, ext-rieure par nature au
jeu des relations constitutives de la vie sociale.
Ces visages dhommes jivaro recouverts de motifs rouges sont en
rsum des
visages transfigurs par la prsence vivante dun mort. Par rapport
lapparence nue , individualise par une histoire dengagements avec
des humains visibleset contemporains, ces motifs rendent manifeste
le travail de fabrication de sub-jectivit issu dune interaction
significative avec un mort qui, au mme titre queles vivants,
participe lindividuation de la forme corporelle impersonnelle,
maisqui par dfinition ne peut tre ni vu ni connu par les autres
vivants. La mmoirede cette interaction secrte avec un revenant doit
donc tre peinte sur le visage,contrairement celle issue des
rapports entre vivants qui forme, elle, une imagepubliquement
distribue, celle-l mme du visage sans ornements. Dautant plusquelle
implique, cette rencontre, une mtamorphose essentielle du sujet,
capabledsormais de sengager dans cette comptition dexpansion de soi
par absorptionde la subjectivit dautrui qui constitue ltoffe jivaro
de la vie sociale masculine.
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Sous cet aspect, les peintures faciales sont aussi des armes de
guerre, des boucliersoffensifs destins faire vaciller le rapport
soi dautrui. Cest pourquoi ellessoulignent si fortement la bouche
et les yeux, moyens daction privilgis sur lin-tentionnalit dautres
personnes. Ainsi, chaque sujet jivaro aspire en lui desmorts, se
nourrit de leur mmoire pour alimenter sa propre renomme. Commechez
les Matis, dont le rapport aux anctres t si bien dcrit par
PhilippeErikson (1996), les morts assurent la croissance des
vivants, et mme, dans le casjivaro, leur surcroissance . Toutefois,
contrairement ce qui se passe chez lesIndiens pano, la relation aux
morts est chez les Jivaro une affaire individuelle etjamais
collective, do labsence, dans cette culture, de masques-objets
figurantles disparus. Loin de constituer leurs propres yeux une
socit qui permettraitlobjectivation des anctres en tant que
collectivit vis--vis des vivants, les Jivaroen se peignant
deviennent chacun un hybride de mort et de vivant oppos dautres
hybrides de morts et de vivants.
On comprend alors que ces peintures remplissent de multiples
fonctions mn-moniques, et on entrevoit le rapport quelles peuvent
entretenir avec une tradi-tion, source didentit. Pour chaque
individu, laction mme de se peindreconstitue un rappel quasi
quotidien danctres spcifiques, et dautant plus quilsagit dun acte
de cration toujours renouvel plutt que de lapplication mca-nique
dun motif standard ; pour les autres, la vue de ces dessins sur le
visagedautrui est galement un indice permanent de la prsence des
morts sous formedune puissance active indfinissable, et dautant
plus prgnante pour cette rai-son. Mais les peintures sont aussi et
surtout la trace visuelle dun mode de rela-tion autrui peru comme
la source premire de lidentit jivaro : cette tensionagonistique qui
fait tre en tant contre, sur la frontire entre lchange et
lho-micide. Voil en dfinitive le secret que dvoilent les peintures
tout en le dissi-mulant : comment devenir un individu. Cest de la
transmission prserve decette configuration relationnelle que ces
Indiens tirent leur formidable capacit rsister lassimilation. Peu
leur importe labandon de leur costume, la pertede leurs usages
pratiques, de leur mode dhabitat et de vie, la transformation
desartam de jaguars en karateka, voire mme leur disparition ; il
leur reste, encoretrs vivace, le souvenir de leur manire dinteragir
avec ces entits et toute lagamme de faons dtre quelle alimente.
MOTS CLS/KEYWORDS : Jivaro peinture corporelle/body painting
technique de mmorisa-tion/mnemotechnics guerre/war
rivalit/rivalry.
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Anne-Christine Taylor
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Anne-Christine Taylor, Les masques de lammoire. Essai sur la
fonction des peintures cor-porelles jivaro. Bien quils aient
aujourdhuiabandonn la plupart des lments de leurcostume
traditionnel, les Indiens de culturejivaro continuent de sorner le
visage demotifs gomtriques tracs avec un pigmentrouge. Larticle
cherche clairer les raisonsde la persistance de cette pratique, en
satta-chant analyser le rapport entre la peinturecorporelle et la
manire jivaro de construireune certaine forme didentit.
Lauteurmontre que les motifs peints renvoient uneconfiguration
articulant deux relations ago-nistiques ritualises, celle dune part
qui unitet oppose un homme ses gaux (cest--dire dautres hommes
adultes), celle dautre partqui oppose et fusionne un vivant et un
mort.Cette figure relationnelle complexe, indexepar les peintures
faciales, permet dengendrerun type de sujet fortement
individualisdfini par sa disposition confronter autruiet peru comme
typiquement jivaro.
Anne-Christine Taylor, The Masks of Memory.On Body-Painting
among the Jivaro (Shuar) ofWestern Amazonia. Although mostJivaroan
Indians no longer dress in a tradi-tional way, many of them still
insist on wear-ing face painting. The aim of this article is
toexplain the reasons for the persistence of thispractice, by
relating body painting to theconstruction of a certain form of
identity.The author shows that the painted motifsindex a complex
relational figure that rituallycondenses two sorts of agonistic
rapport :that between a man and his equals (i.e., otheradult male
Jivaro), and that between a livemale human and a dead person
encounteredin the course of a drug-induced vision quest.This
configuration forms the basis for a typeof sharply individualised
and highly confron-tational selfhood that is held to be
specifi-cally Jivaroan.
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RSUM/ABSTRACT