Top Banner
14

Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Jan 11, 2023

Download

Documents

Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)
Page 2: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes

ou chansons populaires égyptiennes ?

Séverine Gabry-Thienpont

Les coptes d’Égypte constituent l’Église la plus numériquement impor-tante des minorités chrétiennes du Proche-Orient, dont on a longtemps

attesté la filiation directe avec l’Égypte des Pharaons. Jusque dans les années 1990, les travaux sur les chants liturgiques coptes corroboraient cette asser-tion, en insistant sur les preuves soi-disant tangibles d’un tel postulat 1. Tout au long du xxe siècle, des musicologues ont abordé cette tradition musicale liturgique en s’inspirant d’idées reçues du xixe siècle, elles-mêmes émanant de missionnaires jésuites 2. Ces derniers étaient désireux de préserver les chants coptes, tout en leur imposant une signature indigène : ils cherchaient

1. Séverine Gabry, « Processus et enjeux de la patrimonialisation de la musique copte », Égypte / Monde arabe, 5-6 (2009), p. 133-158, et « L’enregistrement des chants coptes. Vers une fossilisation du répertoire ? », Revue des Traditions Musicales des Monde Arabe et Médi-terranéen, 4 (2010), p. 67-82.2. Jules Blin et Louis Badet, prêtres missionnaires jésuites, ont tous deux transcrit des pas-sages de la messe copte respectivement en 1888 et 1899. Dans la préface de leurs ouvrages (Louis Badet, Chants liturgiques des Coptes, notés et mis en ordre par le Père Louis Badet de la Cie de Jésus, Le Caire : Collège de la Sainte Famille, Petit séminaire copte, 1899 ; Jules Blin, Chants liturgiques des Coptes, Le Caire : Imprimerie Nationale, 1888), ces prêtres souli-gnent la haute antiquité de ces chants, en présentant les coptes comme les descendants des Égyptiens de l’Antiquité. « Copte » vient du grec « Ayguptos » – l’Égypte était, à l’arrivée des Arabes au viie siècle, sous domination byzantine –, qui signifie « Égyptien ». Ce mot a ensuite été utilisé par les conquérants musulmans pour désigner l’Égyptien autochtone. Or, les premiers siècles de notre ère ont vu croître le nombre de convertis au christianisme en Égypte. L’Égyptien était donc bien souvent chrétien. Néanmoins, considérer que ce rap-port prouve à lui seul que le culte copte est musicalement issu de rites pharaoniques serait omettre de prendre en compte les multiples influences et brassages qu’a connu ce pays à travers les siècles, ainsi que les mariages mixtes et les nombreuses conversions.

.

Page 3: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Séverine Gabry-Thienpont76

ainsi à les démarquer définitivement des musiques dites arabes – entendons ici musulmanes. Les travaux concernant la musique copte adoptent ainsi à peu près tous le même type de description : les rapports entre liturgie et mu-sique dans les offices coptes sont en effet présentés, plus ou moins décrits et expliqués, dans la perspective de montrer ce qu’est la « vraie » musique copte. Notices encyclopédiques et articles au discours apologétique fleurissent dans le paysage musical copte : rien, en revanche, ne concerne les chants paralitur-giques que sont les tarânîm et les madîh. 3.

Car si la musique est une donnée intrinsèque au culte, elle représente éga-lement un moyen de glorifier Dieu sans être pour autant au sein d’un of-fice religieux. Il s’agit dès lors d’une musique que l’on peut qualifier de pa-raliturgique. François Picard en donne la définition suivante : « En attente d’une définition universelle, nous entendons ici par musiques “para-liturgi-ques” celles qui ne sont pas constitutives du rituel, mais peuvent s’y insérer : chant des hymnes, processions, parfois parallèlement dans le temps même du rituel, souvent hors de l’espace sacré 4 ». Certains chants pratiqués par la communauté copte s’inscrivent précisément dans cette catégorie musicale, permettant la reconnaissance d’un patrimoine sonore en constante évolution et propre à la communauté, mais dissociable du culte. Il s’agit finalement d’une catégorie intermédiaire, dans laquelle la prestation musicale n’est plus liturgique, mais pas encore profane. Les enjeux sociaux et esthétiques sont ainsi différents.

Tarânîm : un genre sacré ou populaire ?

Tout au long du xxe siècle, ce sont les chants liturgiques, interprétés a cappella et uniquement accompagnés par des cymbales, qui ont intéressé les musicologues et les orientalistes. L’ancienneté de cette musique a sans nul doute motivé nombre de spéculations quant à sa filiation avec l’Égypte an-

3. Actuellement, Carolyn Ramzy est la première ethnomusicologue à s’intéresser réelle-ment à ces questions et à y consacrer une thèse de doctorat, menée au Canada, intitulée : The Politics of (Dis)Engagement: Coptic Christian Religious Revival and the Performative Po-litics of Song. Son mémoire de master, portant déjà sur ce sujet (Carolyn Ramzy, Taratīl: Songs of Praise and the Musical discourse of Nostalgia among Coptic Immigrants in Toronto, mémoire de master, The Florida State University, 2006), est disponible en ligne :http://etd.lib.fsu.edu/theses/available/etd-03212007-130642/.4. François Picard, « Du temple aux maisons de thé, et retour, les tribulations d’une incan-tation en Chine », in Márta Grabócz (éd.), Méthodes nouvelles, musiques nouvelles, Stras-bourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 1999, p. 31.

Page 4: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Tarânîm et madîh 77.

cienne. Les musiques indépendantes du rite, de leur côté, ne correspondent pas à la description précédemment établie et n’ont qu’une place secondaire dans les discours, bien qu’elles occupent en réalité une place de choix dans le quotidien des coptes. Présents sous forme de cassettes, de disques et lar-gement disponibles sur des supports numériques variés, ces chansons sont appelées tarânîm.

Ce terme, tarânîm, est proprement égyptien. L’emploi de tarâtîl, à la signi-fication semblable, est plutôt issu de l’arabe standard : son homologue tarâ-nîm est bien davantage usité en Égypte à l’heure actuelle 5. Dans les deux cas, il s’agit de désigner un chant populaire à argument religieux 6. Si les tarânîm ne sont pas considérés comme de la musique traditionnelle par les membres de la communauté copte, car trop récents pour cela, certains mentionnent néanmoins la présence de tarânîm men el-turâth el-kanassî, de « chansons provenant du patrimoine ecclésiastique ». Ceci implique alors l’existence de chansons religieuses anciennes, considérées comme parties intégrantes du patrimoine de l’église, et de compositions nouvelles, d’où l’idée d’un patri-moine sonore en constante évolution.

Dès la fin du xxe siècle, les tarânîm ont pris des allures de musique pop orientale, se calquant dès lors sur des modèles musicaux en vogue, particuliè-rement appréciés des jeunes générations 7, quand bien même tous affirment bien souvent préférer les chants de la liturgie copte, décidément plus beaux (helwîn) et plus spirituels que ces cantiques creux, non représentatifs de leur identité 8.5. Mark Daniel Calder travaille actuellement sur les textes et les hymnes de l’Église Syria-que orthodoxe, notamment sur leur appréhension en contexte diasporique parmi les chré-tiens arabes de Terre Sainte. Il souligne ainsi l’existence massive de tarâtîl, très populaires auprès des membres de la communauté syriaque, et leur caractère profondément spirituel : comme l’affirment les syriaques eux-mêmes, « our songs are the songs of angels » (Calder, communication au colloque The Competitions For Souls, 13-14 juin 2011, « “Enclosures of Hymns for the Lambs of your Flock”: Syriac Orthodox Scripture, Tradition and Moderni-ty in the Competition for Souls »). Les tarâtîl représentent donc un phénomène largement présent au sein des églises orientales.6. Séverine Gabry-Thienpont, « Dire ou chanter les chants coptes en Égypte contempo-raine », in Anne Damon-Guillot et Béatrice Ramaut-Chevassus (dir.), Dire / chanter, Saint Etienne : PUSE, 2014 (à paraître).7. Séverine Gabry-Thienpont, Laure Guirguis, « Émotions religieuses online. Pratiques contemporaines du tarânîm dans le monde copte », Institut Religioscope, Études et analyses, 29 (septembre 2013), consultable en ligne :http://religion.info/pdf/2013_09_Gabry_Guirguis.pdf8. Termes utilisés par les coptes lors de communications personnelles en Haute-Égypte.

Page 5: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Séverine Gabry-Thienpont78

Les tarânîm sont chantés tant en Haute qu’en Moyenne-Égypte, dans les villes, comme dans les campagnes. Leur diffusion massive les rend acces-sible à tous et partout. Ils sont même enseignés lors des Madâris el-Ah. ad, les Écoles du Dimanche 9, leur accessibilité et leur côté ludique permettant en effet aux enfants de mémoriser aisément des préceptes religieux fonda-mentaux. Les textes sont ainsi des chants de louange évoquant l’histoire de l’Église, certains épisodes bibliques, la vie héroïque des saints et, comme le souligne C. Ramzy dans le cadre de la diaspora d’Amérique du Nord, de nostalgie de l’Égypte 10. Dans les monastères, il est fréquent de trouver des disques de tarânîm entièrement consacrés au saint patron des lieux et à ses miracles en vente dans les librairies (maktaba). Ces chants sont parfois même diffusés par des haut-parleurs dans la cour des monastères lors de visites de pèlerins ou après les offices.

Parallèlement à leur rôle de louange, les tarânîm sont aujourd’hui utilisés à des fins identitaires et revendicatrices. Malléables, populaires, offrant la possibilité de créer à l’infini de nouveaux textes et de nouvelles musiques sans craindre un écart dans la « tradition », les tarânîm sont plus que jamais associés aux images et aux vidéos évènementielles. La facilité avec laquelle n’importe qui peut en effet créer des clips permet de réemployer des images chocs, comme celles de Maspero (octobre 2011) 11, et d’y mettre en filigrane des séquences vidéos évoquant le martyr du Christ sur fond sonore de tarâ-nîm 12, dont les textes deviennent les messagers des souffrances des coptes. Comme le souligne une fois encore C. Ramzy, images et références aux mar-tyrs sont omniprésentes en Égypte 13. Il s’agit là d’un constat que n’ont fait que confirmer les évènements de la révolution et la série de violences qui s’en

9. Sorte de catéchèse instaurée en 1918 sous l’action de Habib Guirguis (Wolfram Reiss, Erneuerung in der Koptisch-Orthodoxen Kirche, Hambourg : Lit Verlag, 1998, p. 54). D’ins-piration protestante, ces Écoles du Dimanche ont connu un vif succès. Enfants et adoles-cents y apprennent les chants liturgiques coptes, des tarânîm, et les événements de la Bible auprès de coptes bénévoles.10. Thème auquel elle consacre son mémoire de master (Ramzy, Taratīl: Songs of Praise).11. Événement où des groupes de coptes, en pleine manifestation pacifique, ont été violen-tés par l’armée en plein centre du Caire.12. Gabry-Thienpont, Guirguis, « Émotions religieuses online. Pratiques contemporai-nes du tarānīm dans le monde copte ».13. Carolyn Ramzy, « Exploring Coptic Music Narratives: Collaborative Ethnography and the Study of Coptic Taratîl », communication au colloque The Future of Coptic Studies: Theories, Methodologies, and Subjects, Wake Forest University, Caroline du Nord, 17-19 sep-tembre 2010.

Page 6: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Tarânîm et madîh 79.

est suivie tout au long de l’année 2011, jusqu’à l’élection du nouveau président Mohammed Morsi, aujourd’hui déchu. Des réunions de prières, provoquant d’importants rassemblements, ont été organisées. Une place essentielle a été accordée aux tarânîm dans ce type de rassemblement, puisqu’il s’agissait là du principal moyen d’expression pour s’adresser à Dieu. Ce fût notamment le cas dans les églises dans la roche du Moqattam (au sud-est du Caire) le vendredi 11 novembre 2011 14. Plus de cinquante mille personnes de toute obédience ont été recensées lors de cet événement, venues pour prier et chanter toute la nuit, de 18h à 6h du matin. Ce rassemblement massif a été retransmis sur la chaine chrétienne arabe « Sat 7 ». Ferveur religieuse, louanges, bras levés, youyous, battements de main, profusion de drapeaux égyptiens, l’intensité du rassemblement était prégnante. Il a été organisé dans le but de prier et de louer Dieu en faveur de la paix et de l’unité en Égypte. C’était six mois avant les élections présidentielles.

Certains, comme Nabila Erian 15, affirment que les tarânîm puiseraient notamment leur inspiration dans les chants populaires ruraux, tout comme la musicologue hongroise Ilona Borsai a soutenu que les chants liturgiques eux-mêmes étaient liés aux chansons des fellah, les paysans de Haute-Égypte, sans pour autant réussir à le prouver de manière claire 16. Les façons de chan-ter divergent en réalité parfois d’une région à l’autre. Les chants du Sacîd, le sud de l’Égypte 17, et ceux du nord présentent en effet diverses particularités, notamment d’ordre ornemental. Les chansons du nord sont plus mélismati-ques que celles de Haute-Égypte, plus sobres, voire plus monotones selon la description des principaux intéressés. Les raisons seraient que la vie dans le Sacîd est bien plus rude qu’ailleurs et que les gens sont ainsi plus rustres et moins enclins à la fantaisie musicale.

14. Sur le mouvement charismatique cairote et la communauté du Moqattam, cf. Gaétan Du Roy, « Abûnâ Samcân and the “evangelical trend” within the Coptic Church », à pa-raître.15. Nabila Erian, Coptic Music: An Egyptian Tradition, thèse de doctorat, University of Maryland, 1986, p. 316.16. Ilona Borsai, « Mélodies traditionnelles des Égyptiens et leur importance dans la recherche de l’ancienne musique pharaonique », Studia musicologica Academiae scientiarum Hungaricae, 10 (1968), p. 69-90, et id., « Concordances et divergences entre les mélodies coptes et celles du fellah égyptien », conférence donnée au Caire à l’occasion du Deuxième Congrès de Musique Arabe, 1969.17. Les termes Haute-Égypte, sud de l’Égypte et Sacîd renvoient tous trois à la même zone géographique, qui s’étend approximativement de Minia à la frontière du Soudan.

Page 7: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Séverine Gabry-Thienpont80

Les villageois de Bacyrât (Haute-Égypte, rive ouest de Louxor) affirment ainsi de leur côté l’existence de chants qui leur sont propres, très « sacîdî » (du Sacîd), avec des mélodies particulières sur des textes au dialecte local. Boutros, médecin francophone d’origine cairote résidant à Bacyrât, se rappelle quant à lui de sa grand-mère, illettrée, qui chantait à ses petits-enfants des tarâ-nîm qu’il n’a jamais entendu ailleurs qu’au Caire, sur des airs de chansons qu’on entendait également dans les mariages populaires de rue 18. Toutefois, les jeunes générations ne connaissent que les tarânîm diffusés sur les chaines coptes et dans les disques, et ne se sentent que rarement concernés par les cantiques locaux que connaissaient leurs grands-parents. Tel est en tout cas le constat de Marlène, copte catholique de Manchieh, un hameau de Dayr el-Moh. arraq, en plein cœur de la campagne de Haute-Égypte, étudiante à l’Université d’Asyût. rencontrée en mars 2009. Quand je lui demande si elle connaît quelques anciennes chansons populaires à argument religieux indépendantes de la messe, elle me répond, timidement : « Franchement, ça ne nous intéresse pas, on aime écouter Tâmer Hosnî et Elissa [musique de variété pop orientale], et aussi les nouveaux tarânîm, c’est vrai. Mais ces vieux cantiques ne nous passionnent pas du tout ».

En réalité, l’attrait des coptes pour leurs tarânîm, non lié à de quelconques raisons sociales ou générationnelles, est ambivalent. Il révèle un goût crois-sant pour les nouveaux tarânîm, non réellement assumé, finalement mas-qué derrière la deuxième tendance, qui est celle de la popularité croissante des chants liturgiques coptes, de facture « traditionnelle », perçus comme les maillons indispensables de la chaine de l’identité copte. Par exemple, le père de Marlène, Yûsef, est reconnu comme le meilleur chanteur de la paroisse. C’est une fierté pour lui d’affirmer son savoir des chants liturgiques coptes et de dévoiler ses qualités vocales. Mais il déteste formellement les tarânîm, vecteur, à ses yeux, de perversion de l’antique musique copte. Et il n’est pas le seul dans ce cas. Le goût prononcé pour les chants coptes de la liturgie, depuis la seconde moitié du xxe siècle et toujours croissant, implique une attention nouvellement portée sur leur complexité, que les coptes tentent de maîtriser et, en conséquence, d’un dédain des cantiques populaires, jugés plus simples et trop « mainstream », grand public.

18. Au sujet des mariages de rue, cf. Nicolas Puig, Farah. Musiciens de noces et scènes urbaines au Caire, Arles : Sindbad /Actes Sud, 2010.

Page 8: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Tarânîm et madîh 81.

Tarânîm, madîh. , ou mawwâl ?

D’autres musiques relèvent aussi du paraliturgique. La différence avec les tarânîm n’est toutefois pas toujours très nette et il est intéressant de constater certaines confusions entre les genres. Tarânîm comme madîh. sont destinés à être des chants de louange, dont les textes sont en langue dialectale. Mais les madîh. , à l’inverse des tarânîm, ont un rôle au sein de la liturgie des heures 19, voire pendant certains offices. Ils n’en demeurent pas moins un genre para-liturgique, dans la mesure où, pour reprendre la définition de F. Picard, ces chants ne sont pas constitutifs du rituel, même s’ils ont la possibilité de s’y insérer. Comme dans le cas des tarânîm, les coptes n’attachent qu’une place secondaire à ces chants, quand bien même ils en occupent en réalité une non négligeable au sein des pratiques musicales. Il ne fait pas partie des discours traditionnalistes coptes de disserter longuement sur ces genres paraliturgi-ques actuels. Par ailleurs, madîh. signifie « épopées », « éloges de saint ». Cela vient de maddâh, « hymnode », celui qui chante les louanges du prophète. Frédéric Lagrange définit ainsi le madîh. : « poème en arabe classique ou dia-lectal composé à la gloire du prophète Muhammad ou d’un des saints po-pulaires vénérés dans la vallée du Nil. Musicalement, c’est l’une des phases d’un dhikr 20 ». Le genre est ainsi lié à la religion musulmane et, plus parti-culièrement, aux célébrations soufies qui accordent une grande importance à la démonstration musicale, aux chants et aux danses. Il ne s’agit donc pas d’une musique exclusivement copte, puisqu’elle renvoie à une terminologie identique à celle des musulmans. Il n’empêche que les coptes utilisent éga-lement ce terme et lui conservent le même sens. Le madîh. n’est autre qu’un panégyrique de saints que les coptes louent durant les pèlerinages, les visites de monastères, les heures liturgiques, et lors de tout autre moment religieux liés à la célébration de ces saints.

Certains madîh. sont indistinctement présentés, par certains coptes, com-me des tarânîm, et vice-versa. Pour beaucoup, les madîh. seraient plus anciens que les tarânîm. Il paraît difficile d’établir clairement une histoire de ces gen-res musicaux, mais tout au mieux dans un premier temps, peut-on émettre quelques hypothèses issues des constatations de terrain. Ces musiques se

19. La liturgie des heures est la liturgie chantée par les religieux, rarement par les laïcs. Les madîh. qui font partie des chants de la Tasbîh. a, les offices de nuit, figurent dans les livres liturgiques.20. Frédéric Lagrange, Musiques d’Égypte, Paris : Cité de la musique et Arles : Actes Sud, 1996, p. 160.

Page 9: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Séverine Gabry-Thienpont82

sont sans doute mutuellement inspirées tout comme il est fort probable qu’il existe des mélodies similaires entre les madîh. coptes et les madîh. musulmans. Nombre de musulmans rencontrés semblaient reconnaître certaines mélo-dies entendues dans mes enregistrements, sans pour autant parvenir à les rapporter à des chants qu’ils connaissaient. Par ailleurs, tarânîm et madîh. , du fait de leur proximité de rôle, ont dû interagir avant d’aboutir à une scission plus nette aujourd’hui, entre l’enregistrement massif des chansons populaires à argument religieux d’un côté (tarânîm) et l’omniprésence des louanges de saints dans les églises et les monastères de l’autre (madîh. ). Si leur rôle est similaire, leur place dans le quotidien des fidèles est différente.

Au sujet de l’interaction des genres, Boutros me racontait ses propres constatations. Un air, Rushû el-ward ya sâbâyâ, « Apportez les roses aux jeunes filles », dédié à la Vierge, serait issu selon lui d’un mawwâl populaire égyp-tien 21. Les mawwâl sont des chants ou des déclamations aux textes improvi-sés en dialecte égyptien 22. Boutros se souvient, plus jeune, que ce chant était régulièrement ponctué de « ya cînî » (Ô mon œil !, expression de compassion en Égypte) lorsque sa grand-mère le chantait, de la même manière que les mawwâl égyptiens chantés par tous sans distinction religieuse 23. Depuis les apparitions de la Vierge à Zaytûn en 1968, ce chant a redoublé de popula-rité, mais le « ya cînî » n’y figure plus. Il y a eu évolution, celle du retrait d’une des caractéristiques des mawwâl pour en faire un chant non plus connoté comme populaire, mais bien comme entièrement religieux. Boutros évoque un autre exemple, celui de cArûsa maca dallâl, « La fiancée avec le vendeur » (dallâl était le vendeur d’esclaves à l’origine et renvoie à présent au sens de commissaire priseur). Il s’agit initialement d’un chant de noce, donc popu-laire, qui est progressivement devenu un chant pieux, un madîh. chrétien, en en remodelant progressivement le texte pour en faire un chant de louange à la Vierge. Le titre n’a pourtant pas changé.

Il est difficile de dater les madîh. . Si de nombreux tarânîm sont perpétuel-lement composés, ça n’est pas le cas des madîh. , que les coptes situent finale-

21. Chanson entendue lors des pèlerinages filmés par Namir Abdel Massih, « La Vierge, les coptes et moi », 2012.22. Pour une description complète de ce genre musical, cf. Lagrange, Musiques d’Égypte, p. 38-44.23. F. Lagrange note d’ailleurs à ce sujet que « la technique de chant associé à cet art, l’ha-bitude de faire précéder le texte d’une plainte dont la mélodie est improvisée sur les mots « O nuit, ô œil », ont fait du mawwâl un phénomène typiquement égyptien, en dépit de l’origine sans doute irakienne du modèle poétique original » (Musiques d’Égypte, p. 39).

Page 10: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Tarânîm et madîh 83.

ment entre le tarânîm, la chanson clairement populaire bien qu’à argument religieux, et le chant liturgique, qui a un rôle indispensable au sein du culte. Le madîh. , louange de saints, a néanmoins un rôle défini : il permet aux cop-tes en visite d’acclamer le saint patron d’un monastère ou d’une église. Les visiteurs se mettent ainsi devant l’icône du saint en question, en groupe ou seuls et, accompagnés de cymbales, ils chantent le madîh. . Dans ce cas, la mé-lodie est généralement toujours la même d’une église à l’autre : seul le texte et, surtout, le nom du saint changent. C’est pourquoi le texte du madîh. dédié au saint est toujours exposé en un endroit de l’église, pour que n’importe qui puisse être en mesure de le chanter.

Figure 1 : Madîh. pour le saint père Matta Bâsîlî, dont le texte est exposé à l’intérieur du tombeau des prêtres, au Dayr el-Moh. âreb (Haute-Égypte, rive ouest de Louxor)

Certains madîh. sont par ailleurs spécifiques à un temps liturgique. Ainsi, le mois copte de Kyahk (décembre / janvier) 24, dont la liturgie des heures est propre à cette période de l’année, possède un nombre important de ma-dîh. dédiés au Christ et à la Vierge, bien davantage que durant les autres mois de l’année. Certains s’aventurent à les dater du xixe siècle, mais rien de précis n’a été réellement établi jusqu’à présent. Les rubriques liturgiques

24. Les coptes ont en effet leur propre calendrier liturgique.

Page 11: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Séverine Gabry-Thienpont84

n’indiquent rien de plus. Les madîh. fixés par écrit dans des livres liturgi-ques ont un texte figé, mais en dépit des ressemblances mélodiques éviden-tes entre ceux spécialement dédiés au saint patron des monastères, il existe des différences régionales. Ainsi, le madîh. « Ya Ibna Dâcûd », « Ô Fille de David », a priori récent d’une cinquantaine d’années selon les témoignages des chanteurs et précisément chanté durant l’office de nuit du mois de Kyahk, est différemment interprété selon le lieu. En voici la comparaison de trois versions, l’une enregistrée auprès d’un séminariste du grand séminaire du Dayr el-Moh. arraq (Haute-Égypte, près d’Asyût. ) en mars 2010, la deuxième, auprès du chantre de l’église de Zayniyya (Haute-Égypte, nord de Louxor) en avril de la même année et enfin, un extrait de la version française de ce chant disponible en ligne 25 :

&c

œ œœœ

bb

b œ œ œ œ œœ œ œ œ

˙œ œ œ œ œ œ ˙ œ

œ œ œ ˙

&

.

.œ œ œ œ œb

bb ˙ œ œ œ œ œ œ

œ œ œœ œ œ œ œ

˙ œœ œ œ œ œ œ

Exemple 1 : transcription du chant « Ya Ibna Dâcûd » selon l’interprétation de Mina, séminariste au Dayr el-Moh. arraq

&œ œ

œ œ œ œb

Exemple 2 : transcription du leitmotiv chanté en boucle dans le chant « Ya Ibna Dâcûd » selon l’interprétation du chantre de Zayniyya (Haute-Égypte) 26

&b

b

b c..

œ œœœ œ œ œ œ œ

œœ œ˙œ œ œ œ ˙ œ

œ œ œ ˙

&b

b

b..œ œ œ

œ ˙ œ œ œœœ œ˙œ œ œ œ ˙ œ

œ œ œ ˙

A

B

formulemélodiqueprincipale

*

* Lors de la reprise de A, l’interprète passe parfois à B, ne changeant ainsi que les premières notes de la phrase.

Exemple 3 : transcription du chant « Ya Ibna Dâcûd » chanté en français

25. Voir http://www.chantscoptes.net/Kiahk/FilleDeDavid/FilleDeDavid.htm26. Transposé un ton au-dessus pour des facilités de lecture.

Page 12: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Tarânîm et madîh 85.

Ces trois exemples révèlent trois manières de chanter bien différentes. Si les exemples 1 et 3 sont relativement proches du point de vue du mouvement mélodique, le 1, modal, ressemble à un mode sîkah (dans la musique arabe) tandis que le 3 est parfaitement tonal. Quant à l’exemple 2, il révèle un trai-tement musical complètement autre, avec la répétition d’une seule et même formule mélodique tout au long du madîh. . L’ambitus est plus restreint que dans les deux autres cas. Enfin, l’exemple 1 est particulièrement ornementé, tandis que les deuxième et troisième n’offrent aucune digression mélisma-tique. Les trois versions sont ainsi éloignées les unes des autres en dépit de l’usage d’un même texte, chanté au même moment liturgique.

Quant aux mawwâl, tous ceux avec qui j’ai pu en discuter affirment qu’il n’existe pas et n’a sans doute jamais existé de mawwâl chrétien. Il n’est par ailleurs pas connu, jusqu’à présent, de trace écrite d’un tel genre. La caracté-ristique principale du mawwâl, à savoir d’être déclamé ou chanté de manière improvisée en dialecte égyptien, en fait un genre musical local extrêmement populaire, même s’il existe des mawwâl savants 27.

Les madîh. coptes n’ont été progressivement fixés par écrit qu’au cours du xxe siècle, en parallèle du développement des livres liturgiques impri-més. Avant cela, il est plausible d’imaginer que les madîh. étaient, comme les mawwâl, des récits de vie de saints improvisés. Dans ce cas, où se situait la différence entre le mawwâl chrétien et le madîh. ?

À titre d’exemple, citons celui d’un vieil homme du nom de Farah. Atiyya Mîkhâ’îl 28, vivant en retrait de Bacyrât (Haute-Égypte, rive ouest de Louxor) avec sa femme, près du Nil à cinq kilomètres du monastère. Il connaît par cœur le madîh. dédié à saint Théodore, le saint patron du monastère du vil-lage, qu’il a lui-même appris oralement de Ǧirǧis, le petit-fils du Qommos. Bâsîlî, prêtre du monastère et fondateur du hameau du même nom, avant de le coucher par écrit, pour la postérité 29. Ce madîh. est différent de celui chanté à l’église lors des visites de pèlerins, qui en est en quelque sorte une version résumée. Les coptes des environs l’appellent aussi el-mîmar, mot d’inspira-tion française (« mémoire ») qui a la même signification, aux yeux des coptes, qu’el-tadhkâr, la « commémoration ». Ils le différencient ainsi du madîh. offi-ciel, celui chanté au monastère. La version longue mi-chantée, mi-déclamée du vieux Farah. Atiyya dure une heure. Il la connaît par cœur et son grand âge 27. Lagrange, Musiques d’Égypte, p. 40.28. Il était âgé de quatre-vingt-quatre ans lors de notre rencontre, en avril 2010.29. Cette trace écrite est conservée chez Daoud, petit-fils de Ǧirǧis qui a appris le madîh. à Atiya, et qui vit actuellement à Bacyrât (rive ouest de Louxor).

Page 13: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Séverine Gabry-Thienpont86

et le fait qu’il soit malade au moment de ma visite ne l’a pas empêché d’en-chainer chants et tarânîm. Au sujet de la terminologie, il lui est arrivé à plu-sieurs reprises d’employer le terme de mawwâl pour désigner ce que d’autres qualifiaient de tarânîm ou de madîh. . Mais pour lui, il s’agissait tout simple-ment de la même chose. On peut effectivement supposer qu’avant d’être fixé par écrit, ce madîh. a été progressivement composé, sur une base textuelle ini-tialement improvisée, pour aboutir à cette épopée de saint Théodore longue d’un peu plus d’une heure. Une telle assertion justifierait l’emploi confus de mawwâl et /ou madîh. et /ou tarânîm pour désigner ce type de chant.

Farah. Atiyya Mîkhâ’îl chez lui, Bacyrât, rive ouest de Louxor (avril 2010)

Conclusion

Beaucoup d’inconnues perdurent quant à l’histoire et à l’évolution de ces chants. Les trois genres musicaux que sont les tarânîm, les madîh. et les mawwâl semblent être liés par certaines caractéristiques, ce qui laisse pen-ser que ces genres se sont mutuellement influencés à diverses époques de leur évolution. De multiples anecdotes viennent appuyer cette hypothèse et renvoient toutes à un patrimoine musical, si ce n’est commun, au moins très

Page 14: Tarânîm et madîh : chants liturgiques coptes ou chansons populaires ? (Cahiers Rémois de Musicologie 7, 2014)

Tarânîm et madîh 87.

proche, entre les coptes et les musulmans d’Égypte. Un exemple particuliè-rement prégnant est le premier chant encore proclamé au début du mois de Ramadan en Égypte, « Wahawi ya wahawi ya yoha », dont les premiers mots sont en réalité en langue copte. La plupart des musulmans en connaissent vaguement le sens, mais sans pour autant savoir qu’il s’agit là de mots coptes signifiant wahawi, « prospère » et yoha, « lune ». Il reste à comprendre la résur-gence de thèmes musicaux que certains Égyptiens 30 affirment être communs pour saisir toute la réalité des éventuels enchevêtrements musicaux entre les tarânîm, les madîh. et les mawwâl, et en retracer ainsi l’histoire. En atten-dant qu’une telle étude soit réalisée, il est notable qu’a contrario des chants liturgiques, les chants paraliturgiques sont dépourvus d’enjeux esthétiques et, par extension, identitaires. S’il est vrai que les textes peuvent parfois être de nature apologétique à l’adresse de la communauté copte et de son passé, ou de l’ordre de la martyrologie en comparant les traumatismes actuels de la société au martyr de saints guerriers refusant d’abjurer le Christ pour la reli-gion de « l’autre », les mélodies ne sont pas sujettes à de quelconque revendi-cations identitaires, comme c’est le cas pour celles des chants liturgiques. Par ailleurs, l’usage de l’arabe dialectal n’est pas celui du copte, ce qui représente un argument supplémentaire pour minimiser, de la part des coptes, le rôle des tarânîm et autres madîh. dans leur quotidien. L’Église copte, numérique-ment minoritaire en Égypte, attache une importance vitale à la musique de son culte, bien plus qu’en ces chants de l’ordre du paraliturgique, dont elle redoute l’impact sur ceux de la liturgie. La « tradition » musicale copte se dé-finit en d’autres termes que ceux désignant les tarânîm et les madîh. .

30. Propos tirés de communications personnelles, menées tant avec des coptes qu’avec des musulmans intéressés par ces questions musicales. Certains coptes affirment même que de vieux cantiques sont encore chantés au Sacîd sur des airs de chansons populaires, sans pour autant qu’il m’ait été possible d’en entendre. Les jeunes générations, même attachées au pa-trimoine égyptien au sens large, ne sont pas spécialement intéressées par ces musiques, as-sociées à l’idée de ruralité, alors qu’elles rêvent d’un état moderne, pleinement intégré dans une dynamique économique, politique et, en certains points, culturelle mondiale. Mêmes les chansons classiques de Umm Kulthûm ou de cAbd el-H. alîm ne sont plus écoutées, si ce n’est par « les vieux », comme disent « les jeunes »…