Top Banner
Les monopoles naturels. Problèmes de définition et de contrôle * Article publié sous le titre de "Estestvennye monopolii: problemy opredelenija i kontrolja" (les monopoles naturels: problèmes de définition et de contrôle) in Problemy Prognozirovanija, n°6/2004, pp. 42-55. Jacques SAPIR Directeur du CEMI-EHESS Le présent texte a pour objet d'éclaircir un certain nombre de points d'ordre théorique ou de politique économique concernant la question des monopoles naturels. Après avoir rappelé la définition traditionnelle du monopole naturel dans la théorie économique, on montre que cette dernière est indûment restrictive. La prise en compte des effets de spécification des actifs induits par la division du travail, mais aussi l'impact des phénomènes d'externalité et de limite de pertinence des mécanismes de rétroaction de la demande par les prix, conduit à un élargissement de la définition traditionnelle. Doit donc être considérée comme relevant potentiellement du domaine du monopole naturel une activité où la concurrence est impossible ou inefficace et donc indésirable. Dans ce cadre, la question du contrôle sur le monopole naturel conduit à une ré- évaluation des buts de ce contrôle et des effets réciproques du contrôle externe et du contrôle interne. Le contrôle externe constitue aujourd'hui la forme préconisée par les organisations internationales. Pourtant les problèmes soulevés sont loin d'être négligeables, et ils ont tendance à être sous-estimés comme le montre la crise énergétique de Californie de l'été 2000. Le contrôle externe, par les instruments de type prix ou contrôle des marges, a cependant des potentialités fiscales intéressantes. Elles exigent néanmoins une forte présence des acteurs publics pour pouvoir mettre en oeuvre des obligations qualitatives complémentaires. Le contrôle interne est souvent rejeté a priori. Pourtant les arguments qu'on lui oppose sont loin d'être entièrement convaincants. La comparaison des effets des deux modes de contrôle ne saurait fournir des résultats décisifs. Il apparaît alors que les conditions nécessaires au bon fonctionnement du contrôle externe sont proches de celles que nécessite le contrôle interne. Dans l'état actuel de l'analyse économique il faut conclure à une indétermination normative qui conduit à une grande prudence prescriptive. Il est souvent plus facile d'améliorer une forme de contrôle existante que d'entrer dans un processus général de réforme dont les effets pervers restent sous-estimés. * Cet article est la version déclassifiée du rapport rédigé pour M. Ivan Trutnef, président de la commission Présidentielle aux ressources naturelles en janvier 2002.
30

Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

Feb 10, 2018

Download

Documents

duongthu
Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
Page 1: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

Les monopoles naturels. Problèmes de définition et de contrôle*

Article publié sous le titre de

"Estestvennye monopolii: problemy opredelenija i kontrolja" (les monopoles naturels: problèmes de définition et de contrôle) in Problemy Prognozirovanija, n°6/2004, pp. 42-55.

Jacques SAPIR

Directeur du CEMI-EHESS Le présent texte a pour objet d'éclaircir un certain nombre de points d'ordre théorique ou de politique économique concernant la question des monopoles naturels. Après avoir rappelé la définition traditionnelle du monopole naturel dans la théorie économique, on montre que cette dernière est indûment restrictive. La prise en compte des effets de spécification des actifs induits par la division du travail, mais aussi l'impact des phénomènes d'externalité et de limite de pertinence des mécanismes de rétroaction de la demande par les prix, conduit à un élargissement de la définition traditionnelle. Doit donc être considérée comme relevant potentiellement du domaine du monopole naturel une activité où la concurrence est impossible ou inefficace et donc indésirable. Dans ce cadre, la question du contrôle sur le monopole naturel conduit à une ré-évaluation des buts de ce contrôle et des effets réciproques du contrôle externe et du contrôle interne. Le contrôle externe constitue aujourd'hui la forme préconisée par les organisations internationales. Pourtant les problèmes soulevés sont loin d'être négligeables, et ils ont tendance à être sous-estimés comme le montre la crise énergétique de Californie de l'été 2000. Le contrôle externe, par les instruments de type prix ou contrôle des marges, a cependant des potentialités fiscales intéressantes. Elles exigent néanmoins une forte présence des acteurs publics pour pouvoir mettre en oeuvre des obligations qualitatives complémentaires. Le contrôle interne est souvent rejeté a priori. Pourtant les arguments qu'on lui oppose sont loin d'être entièrement convaincants. La comparaison des effets des deux modes de contrôle ne saurait fournir des résultats décisifs. Il apparaît alors que les conditions nécessaires au bon fonctionnement du contrôle externe sont proches de celles que nécessite le contrôle interne. Dans l'état actuel de l'analyse économique il faut conclure à une indétermination normative qui conduit à une grande prudence prescriptive. Il est souvent plus facile d'améliorer une forme de contrôle existante que d'entrer dans un processus général de réforme dont les effets pervers restent sous-estimés.

* Cet article est la version déclassifiée du rapport rédigé pour M. Ivan Trutnef, président de la commission Présidentielle aux ressources naturelles en janvier 2002.

Page 2: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

2

Table des matières

I. Le monopole naturel et ses définitions.

P. 3

I.I. L'échec de concurrence du point de vue de l'offre.

P. 5

I.II. L'échec de concurrence du point de vue de la demande.

P. 7

I.III. Classement des activités et secteurs en fonction des formes et de la nature de l'échec de concurrence.

P. 8

I.IV. Un cas limite: la production d'électricité P. 10

II. Le contrôle sur les monopoles naturels.

P. 13

II.I. Techniques de règlementation et de contrôle externe.

P. 14

II.I.I. Contrôle par blocage du profit ou de la marge.

P. 14

I.I.II. Effets des asymétries cognitives sur la détermination des règlementations.

P. 16

II.I.III. Les leçons de la crise énergétique de la Californie.

P. 17

II.I.IV. Contrôle par cahier des charges et "gestion déléguée".

P. 19

II.I.V. La problématique de la « capture » et les limites du contrôle externe.

P. 21

II.II. Le contrôle interne.

P. 22

II.II.I. Propriété d’État et formes de gestion de cette dernière.

P. 22

II.II.II. Critiques du contrôle interne et limites des critiques

P. 24

II.II.III. Contrôle interne et inefficience incitative. P. 26

II.II.IV. Contrôle interne et externe: quelle comparaison?

P. 30

Page 3: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

3

I. Le monopole naturel et ses définitions. L'existence d'un monopole naturel est traditionellement liée à un échec de concurrence; globalement la présence de plusieurs firmes se concurrençant n'est pas plus avantageuse que celle d'une firme unique. Cet échec de concurrence peut être attribué à une situation particulière du point de vue de l'offre. C'est la théorie habituelle du monopole naturel induit par la présence de rendements croissants1. Cependant, cette approche est étroitement dépendante du cadre théorique de la Théorie de l'Équilibre Général. Or, cette dernière suppose réunies un certain nombre d'hypothèses qui sont soit peu réalistes, soit factuellement invalidées2. Même au sein de ce cadre théorique particulier, l'introduction de clauses réalistes comme les asymétries d'information, produit de nombreux renversements de résultats normatifs quant à l'efficience des mécanismes de concurrence3. Ainsi, sous réserve d'accepter le fait que les agents économiques ne sont pas omniscients, il est possible de démontrer qu'une situation de concurrence dite "pure et parfaite" peut s'accompagner d'une dispersion durables des prix, sans tendance à la convergence vers un prix d'équilibre4. Il faut ajouter que si les imperfections de l'information perturbent la concurrence, cette dernière ne peut résoudre ces imperfections. Plusieurs travaux ont montré que les asyméries d'information étaient induites par les actions des agents eux-mêmes, que ces derniers cherchent à s'ajuster à des chocs exogènes ou qu'ils cherchent à exploiter au mieux leur pouvoir de marché5. Cette vision de l'asymétrie a une conséquence fondamentale. Ainsi, dire que les dispersions de prix sont le fait du marché et non d'une imperfection extérieure, revient à dire que ce n'est pas en cherchant à améliorer les processus d'arbitrage dans les marchés que l'on pourra porter remède à ces dispersions. Les fonctions d'arbitrage, qui sont propres aux marchés à concurrence pure et parfaite, peuvent même aggraver ces dispersions6. L'échec de marché n'est pas local ou conjoncturel, il devient dès lors structurel et irrémédiable. L'importance des modes de décision et de choix non marchands, les organisations et les hiérarchies, en est substantiellement renforcée. Nous ne sommes plus en présence de "coûts" qu'il serait possible, moyennant des réformes appropriées, de minimiser. Le marché et la concurrence ne peuvent plus, dès lors, se constituer en paradigme central d'un point de vue normatif. La question du monopole change alors de statut.

1 W.W. Sharkey, The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press, Cambridge-New York, 1982. 2 J. Sapir, Les trous noirs de la science économique, Albin-Michel, Paris, 2000 et 2003. 3 J.E. Stiglitz, "Information and the Change in the Paradigm in Economics", in American Economic Review, vol. 92, n°3, juin 2002, pp. 460-501, p. 460; G.A. Akerlof, "Behavioral Macroeconomics and Macroeconomic Behavior" in American Economic Review, vol. 92, n°3/2002, juin, pp. 411-433, p. 411. 4 J. Stiglitz et S. Salop, "Information, Welfare and Product Diversity" in G. Feiwel (ed.), Arrow and the Foundation of the Theory of Economic Policy, New York University Press, New York, 1987, pp. 328-340. 5 S. Salop et J.E. Stiglitz, "The Theory of Sales : A Simple Model of Equilibrium Price Dispersion with Identical Agents" in American Economic Review, vol. 72, n°5, décembre 1982, pp. 1121-1130. 6 S. Salop et J.E. Stiglitz, "Bargains and Ripoffs : A Model of Monopolistically Competitive Dispersion" in Review of Economic Studies, vol. 44, n°3, octobre 1977, pp. 493-510.

Page 4: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

4

Une autre critique des approches traditionnelles tient à leurs hypothèses quant au comportement des agents individuels. Ce point est particulièrement important dès qu'il s'agit de considérer l'amélioration du "bien-être" (welfare) du consommateur. En fait, les modèles courramment utilisés, y compris ceux qui font appel aux asymétries d'information, supposent que les préférences sont indépendantes des contextes, monotone temporellement et transitive. Or, ces trois caractéristiques sont invalidées de manière systématique quand on procède à des tests7. Face à ce résultat, des auteurs ont proposé une solution cohérente entre les phénomènes observés par les psychologues et l'idée qu'un acteur n'agit jamais sans raison, et ce quelles que soient ses raisons. Plutôt que de supposer, comme la majorité des économistes le font, que les individus ont un accès direct à une connaissance objective de leurs préférences, ils proposent de penser les préférences comme un processus de construction, dépendant du contexte (a constructive, context-dependant process)8. Les choix, et donc les marchés, ne révèlent pas les préférences comme le supposent les économistes (qu'ils soient d'ailleurs néo-classiques ou autrichiens, car von Mises suppose bien que le marché révèle les informations sur les préférences). En fait, les choix construisent ces préférences, à travers la manière dont le choix est proposé, à travers la manière dont les réponses sont sollicitées, à travers le contexte général de la situation de l'agent9. Dans ces conditions, il convient de rester prudent quant à l'usage de notions trop étroitement liées à un cadre théorique aujourd'hui fortement contesté. Une approche pragmatique est possible, qui met en avant une analyse à la fois statique et dynamique des situations pouvant conduire à préférer l'existence d'une entreprise unique face à une concurrence des producteurs. Dans un univers prenant en compte l'existence d'une incertitude endogène, non nécessairement probabilisable, aux décisions économiques, la notion d'efficacité l'emporte sur celle d'efficience, et la notion de solution "satisfaisante" (satisficing) sur celle de solution "optimale". L'échec de concurrence doit alors être abordé du côté de l'offre mais aussi de celui des situations particulières du point de vue de la demande qui peuvent rendre la concurrence non pertinente du point de vue du consommateur individuel et:ou collectif. Ainsi, le monopole naturel peut exister et ce même si la clause des rendements croissants n'est pas observée du point de vue de l'offre. I.I. L'échec de concurrence du point de vue de l'offre. Cet échec est lié à la présence d'une forme directe ou indirecte de rendements croissants. Ainsi la sous-additivité des coûts de production, dans une entreprise 7 Voir, D. Kahneman, "New Challenges to the Rationality Assumption" in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, St. Martin's Press, New York, 1996, pp. 203-219; P. Slovic et S. Lichtenstein, "Preference Reversals : A Broader Perspective", in American Economic Review, vol. 73, n°3/1983, pp. 596-605; A. Tversky, "Rational Theory and Constructive Choice", in K.J. Arrow, E. Colombatto, M. Perlman et C. Schmidt (edits.), The Rational Foundations of Economic Behaviour, Macmillan et St. Martin's Press, Basingstoke - New York, 1996, pp. 185-197, p. 187. 8 A. Tversky et R. Thaler, "Preference Reversals" in Journal of Economic Perspectives, vol. 4/1990, pp. 201-211. 9 A. Tversky, "Rational Theory and Constructive Choice", op.cit., p. 195.

Page 5: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

5

monoproduit ou multiproduit engendre le monopole. Dans le cas de l'entreprise monoproduit ceci s'écrit: Condition 1 : le monopole naturel simple par rendements croissants. C(Q) < C(Q1) + C(Q2) quel que soit Q, quels que soients Q1>0, Q2>0 et Q1+Q2 = Q. Notons ici que cette condition peut n'être valable que sur une portion de l'espace compris entre 0 et ! . Si on observe la condition suivante on peut considérer que le monopole naturel est maintenu: Condition 2 : le monopole naturel par coût d'entrée. C(Q) < C(Q1) + C(Q2) pour tout Q compris entre 0 et Q*, et pour tous Q1, Q2 tels que Q*>Q1>0, Q*>Q2>0 et Q1+Q2+Q. Dans ce cas l'investissement initial nécessaire à une firme entrante sur le marché en question pour produire au moins Q*+ ! est appelé coût d'entrée. Il peut être tel qu'aucune entreprise ne viendra concurrencer le monopole.

Courbe du coût marginal avec effet de seuil C (Coût)

Q (quantité)

Q* Le phénomène du coût d'entrée (ou de l'effet de seuil) est d'autant plus important que les biens réellements produits sont indivisibles ou que des effets de connaissance procédurale se manifestent dans la production impliquant un nombre minimum de participants10. Les phénomènes de coopération technique au sein de la production de certains biens et services induits par un degré élevé de division et de spécialisation des compétences peuvent conduire à des situations de rendements croissants jusqu'au moment ou le système productif atteint une taille donnée dite alors taille critique. Tout système productif de taille inférieure est alors par essence non concurrentiel. On peut être enfin en présence d'un phénomène de production ou d'utilisation jointe. Le produit (bien ou service) Q peut être produit séparément du produit R. L'utilisation implique cependant une consommation conjointe de Q et R. Condition 3 : le monopole naturel par complémentarité. 10 On appelle connaissance procédurale la connaissance non d'un résultat mais des procédures permettant d'aboutir à ce résultat.

Page 6: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

6

Si C(Q,R) < C(Q1)+ C(Q2)+C(R1)+C(R2) avec Q = Q1 + Q2 et R = R1 + R2, alors on retrouve le résultat de la condition 1. Cette situation ne caractérise pas que les monopoles naturels traditionnels. Elle est une extension de la situation dite de coûts de transaction et conduit une entreprise à procéder à une intégration verticale plutôt qu'à sous-traiter. Il faut aussi noter que le coût (C) n'a pas besoin d'être conçu uniquement comme un coût monétaire. Il peut être un coût en forme d'incertitude sur lr volume ou la qualité. Ainsi, la condition 1 qui caractérise le monopole naturel sous sa forme la plus traditionnelle peut être reformulée de la manière suivante: "Si l'incertitude sur la qualité du bien, du service, ou des services associés, ou le délai de livraison est, à prix égal, plus faible pour la production du volume Q, quel que soit Q, que pour la somme de la production des volumes Q1 et Q2 sous la condition Q1+Q2 = Q, alors la production du bien Q relève du monopole naturel." La sous-additivité du coût peut, cependant, ne pas être un élément suffisant, si on considère des activités marquées par des progrès techniques considérables, qui peuvent modifier fortement dans un futur relativement proche la structure des coûts. La question est d'autant plus importante pour le monopole naturel règlementé, dans la mesure ou l'agence émettant la règlementation se trouve en permanence en état d'infériorité par rapport à l'opérateur pour évaluer l'impact du progrès technique sur le coût11. Un travail récent aboutit alors, dans le cas des telecommunications, à fortement réduire l'espace d'existence du monopole naturel. Il faut cependant noter que le modèle utilisé est très sensible au modèle d'évaluation des coûts dans le cas d'un nouvel entrant sur le marché considéré. Il faut aussi prendre en compte le fait que l'utilité est définie, dans ce modèle, comme le nombre de communications passées dans une période donnée. Un autre critère, comme celui de la facilité d'accès à la communication, pourrait renverser le résultat normatif du modèle. Néanmoins, la prise en compte du progrès technique est nécessaire pour passer d'une analyse statique à une analyse dynamique. I.II. L'échec de concurrence du point de vue de la demande. Même si la production d'un bien se fait sans que se manifestent des rendements croissants, le mécanisme de concurrence peut se révéler inopérant du point de vue du comportement du consommateur. La logique du monopole naturel peut alors se combiner, partiellement, avec celle du bien public. Condition 1 : inélasticité de la demande au prix. Si un consommateur à une demande inélastique au prix, alors, par définition, le rôle allocatif traditionnel accordé aux prix ne peut fonctionner. Dès lors, il manque une élément clé de la rétroaction du consommateur vers le producteur et la concurrence ne

11 F. Gasmi, J.J. Laffont, W.W. Sharkey, "The natural monopoly test reconsidered : an engineering process-based approach to empirical analysis in telecommunications" in International Journal of Industrial Organization, vol. 20, (2002), pp. 435-459.

Page 7: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

7

peut plus fonctionner comme mécanisme soit d'allocation optimale (comme dans la théorie néo-classique) soit comme mécanisme de sélection (comme dans la théorie autrichienne). Le prix doit être fixé hors marché à partir du niveau minimal de consommation qui est considéré comme socialement acceptable, et il peut conduire à évincer un certain nombre de producteurs, réduisant d'autant les conditions de concurrence pour la production de ce produit. Condition 2 : Fortes externalités pour le consommateur. Si la consommation par le consommateur (c1) d'une quantité Q du bien q a des effets positifs sur une catégorie non nulle d'autres consommateurs (c2, ..., cn) alors le rôle allocatif du prix peut devenir pervers. Le prix de marché aboutit à un rationnement de la demande et de la consommation dans un cas où l'utilité globale croit plus que proportionnellemnt par rapport à l'utilité issue de la consommation individuelle. Ceci s'exprime sous la forme: U(Q) > U(Q1) + U(Q2) ou U représente l'utilité et ce quel que soit Q, quels que soients Q1>0, Q2>0 et Q1+Q2 = Q. Ici encore le prix doit être fixé hors marché, avec toutes les conséquences évoquées plus haut. Condition 3 : Présence d'un système multicritères de choix pour le consommateur. La théorie du consommateur suppose que le choix de ce dernier se fait dans un système à critère unique; le prix doit résumer la totalité de l'information nécessaire. Si d'autres critères deviennent essentiels, comme la constance (ou stabilité) de la qualité ou la constance du volume fourni alors, dans un tel système, la transitivité des préférences du consommateur n'est plus vérifiée. Ceci est vrai en statique comme en dynamique. La répétition des choix n'améliore pas le comportement du consommateur12. Dès lors, la structure des préférences devient instable, et les phénomènes de renversement des préférences peuvent survenir entre le moment du choix et le moment où les effets de ce dernier sont ressentis13. Ceci résulte de l'impact sur les comportements individuels de ce que les psychologues ont appelés "l'effet de dotation" (endowment effect)14. De plus, si l'information concernant le second critère est coûteuse à obtenir, alors par définition aucun équilibre n'est possible spontanément dans un tel système (paradoxe de Grossman-Stiglitz15). La combinaison des échecs de concurrence, terme qui semble plus adapté ici à

12 A. Roth, "Laboratory Experimentation in Economics : A Methodological Overview" in Economic Journal, vol. 98, 1988, pp. 974-1031. Pour une analyse sur un marché réellement existant des échecs d'apprentissage dans une telle situation: L. Ausubel, "The Failure of Competition in the Credit-Card Market", in American economic Review, vol. 81, n°1/1991, pp. 50-81. 13 D. Kahneman et I. Ritov, "Detreminants of Stated Willingness to Pay for Public Goods: A Study in the Headline Method", in Journal of Risk and Uncertainty , vol. 9/1995, pp. 5-31; I. Simonson et A. Tversky, "Choice in Context: Tradeoff Contrasts and Extremness Aversion", in Journal of Marketing Research , vol. 14/1992, pp. 281-295. 14 D. Khaneman, J. Knetsch et R. Thaler, "Experimental Tests of the Endowment Effect and the Coase Theorem" in Journal of Political Economy, vol. 98, 1990, pp. 1325-1348. 15 S.J. Grossman et J. Stiglitz, "On the Impossibility of Informationally efficient Markets", in American Economic Review, vol. 44, n°2/1980, pp. 451-463.

Page 8: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

8

celui d'échec de marché, au niveau de l'offre comme au niveau de la demande, conduit à ré-évaluer la question du monopole naturel. I.III. Classement des activités et secteurs en fonction des formes et de la nature de l'échec de concurrence. Un certain nombre d'activités sont considérées de manière habituelle comme relevant d'une problématique du monopole naturel. Pourtant, les évolutions des vingt dernières années, depuis la vague des privatisations initiées en Europe et aux Etats-Unis avec la fin des années soixante-dix et le début des années quatre-vingts à conduit à des remises en cause du classement dans la catégorie du monopole naturel. La décomposition des sources de l'échec de concurrence permet une évaluation plus précise des situations données (tableau 1).

Tableau 1 Matières

premières Énergie Eau Transport

ferroviaire. Echec de

concurrence par l'offre

Rendements croissants

Possible localement, suivant la nature des gisements.

Importants dans la distribution.

Importants en réseau et en purification.

Effets de réseau.

Coûts d'entrée Oui, dès que l'exploitation se fait dans des conditions difficiles.

Dépendant des technologies (cas du nucléaire contre générateurs au gaz.)

Importants en purification face à des polutions durables.

Considérables pour les réseaux, modérés ou faibles pour les matériels.

Complémentarité non Modérée (cas du couplage nucléaire/gaz naturel)

Importante, en particulier avec le traitement des déchets.

Forte entre réseau et matériels.

Echec de la concurrence par la

demande

Inélasticité au prix non Oui, dans certains cas.

Oui. Faible, sauf en intra-urbain où elle est forte.

Externalités Parfois, quand on a de fortes externalités négatives.

Oui, dans certains cas.

Oui. Fortes.

Choix multicritères Oui, si effet de sentier dans l'utilisation du produit.

Oui, en raison du problème de la stabilité de l'approvisionnement.

Oui. Oui, du fait même des externalités.

La production de matières premières, dès que les gisements les plus faciles sont épuisés, peut présenter des effets des rendements croissants, par exemple par apparition d'effets de seuil significatifs. C'est en particulier le cas pour la mise en

Page 9: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

9

oeuvre d'un nouveau gisement, même si le rendement général devient décroissant par la suite. On est en présence de rendements croissants sur une partie du volume potentiel de la production journalière. Les coûts d'entrée sont considérables engendrant alors un effet de seuil dans les investissements. Dans la mesure où les systèmes financiers (banques ou marchés) opèrent en information imparfaite, l'accès au financement est limité. Dans ce conditions, le nombre d'acteurs susceptibles de pouvoir entrer en concurrence pour l'exploitation du gisement donné devient par définition très réduit. Les conditions d'exploitation peuvent engendrer des externalités négatives fortes (pollutions) et la disponibilité de certaines ressources peut donner naissance à un blocage de trajectoire sur un effet de sentier. Dans ces conditions, la possibilité de concurrence entre filières techniques (à l'opposé d'une concurrence au sein d'une filière), devient peu réaliste. Dans le cas de la fourniture et de la purification de l'eau, il est démontré aujourd'hui qu'il convient d'aborder cette question de concert avec celle du traitement des déchets ou des pollutions industrielles. La pollution des rivières par les nitrates dans le nord de la Bretagne par les exploitations porcines intensives est ici un cas d'école. L'application d'une meilleure règlementation sur la filière de la vainde de porc, et le traitement des lisiers au niveau de l'exploitation, seraient en mesure d'abaisser considérablement le coût du traitement des eaux. Le cas du transport ferroviaire fait aussi surgir des problèmes spécifiques. La décomposition des sociétés en exploitant de réseau et exploitants de matériels ignore la complémentarité technique entre matériel roulant et réseau. La faible réversibilité des choix techniques, et la nature fortement spécifique des actifs, engendrent des stabilités de trajectoire qui rendent la concurrence très largement illusoire. L'échec de la privatisation de British Rail est en partie dû à ce problème. En fait, le développement de matériels modernes implique souvent des modifications des infrastructures (cas du TGV). Inversement, le développement de certaines infrastructures, comme les plate-formes de ferroutage, implique le développement de matériels adaptés. Les pratiques de mise en concurrence des opérateurs, comme réalisées en Grande-Bretagne, ont alors abouti à des situations répétées de sous-investissement et de décapitalisation engendrant une hausse inquiétante des accidents. Ceci a conduit le gouvernement britannique à re-monopoliser le secteur en 2003. L'argument de la concurrence inter-activité (rail/route) ignore le plus souvent les effets d'externalité négative du transport routier, effets qui ne sont pas supportés par les transporteurs. L'imputation sur les opérateurs routiers des effets induits par les polluants issus des moteurs à combustion interne n'est ainsi jamais réellement faite, alors même que les effets négatifs de ces polluants sont mesurables (ne serait-ce qu'à partir de l'accroissement de la fréquence des affections respiratoires en zones urbaines et peri-urbaines). Enfin, la tarification dite "au coût marginal" dans les transports ferroviaires aboutit à des aberrations bien connues. Si la demande est relativement élastique au prix pour le transport à longue distance, elle cesse de l'être en inter-urbain et péri-urbain. Le principe qui consiste à accroître le prix du transport aux heures de pointes nie l'existence de deux rigidités majeures, d'une part le fait que les transports de surface sont saturés à ces périodes de la journée et, d'autre part, celui que les utilisateurs des

Page 10: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

10

systèmes de transport ne sont pas libres de choisir la moment où ils doivent se déplacer. On est là confronté à un exemple type de l'impossibilité d'appliquer une tarification concurrentielle. La dissociation entre transport longue distance et transport intra et peri-urbain, qui permettrait en théorie de dissocier la question des réseaux ferroviaires en fonction de leurs utilisations est très souvent impossible. Une partie des infrastructures est commune, et l'utilité des transports à courte distance et haute fréquence est souvent liée à celle de transports à plus longue distance. Dans tous les cas, les coûts d'entrée dans le domaine des réseaux sont considérables et les investissements non divisibles. La Commission Européenne poursuit cependant avec constance dans ce secteur une politique, inspirée de la réforme britannique des années 80, et visant à dissocier la gestion du réseau (qui resterait publique) des compagnies de transport qui deviendraient privées. La poursuite de cette politique est d'autant plus étonnante que, comme indiqué, le gouvernement britannique a fait machine arrière. I.IV. Un cas limite: la production d'électricité Le tableau (1) montre aussi le cas particulier de l'énergie (électricité). Ce secteur a fait l'objet d'importantes privatisations dans les années 80 et 90. Elles n'ont pas toutes abouti à des résultats positifs en raison de la spécificité de ce secteur, en particulier l'impossibilité de stocker l'électricité. Le fait que la demande soit inélastique, et que l'offre le devient quand on s'approche des plafonds de production, enfin les effets de boucles induits par les réseaux, peuvent engendrer des effondrements (black-out) spectaculaires (USA-Canada à l'été 2003, Italie, septembre 2003). La privatisation n'est efficace que si l'on peut s'assurer d'un grand nombre de producteurs indépendants, si les marchés d'options futures sont fortement liquides, et si la réglementation est forte pour empêcher des prises de rente16. Dans le cas de la Californie, la privatisation de la production a abouti, à l'été 2000, à ce que les prix que devaient payer le distributeur étaient le double de ce qu'auraient dû être des prix concurrentiels17. Par ailleurs, la fourniture de l'électricité sur une base concurrentielle n'est réellement possible que pour les utilisateurs industriels18. La production d'énergie (électricité) et celle de l'eau possèdent des similitudes. Les réseaux de transport sont des éléments essentiels et certaines techniques de production ont des effets importants quant à la manifestation des coûts d'entrée. Enfin, il faut souligner l'importance des effets de complémentarité (production/transport/distribution pour l'électricité et traîtement des déchets/purification/transport/distribution pour l'eau). Dans ces conditions, l'intégration verticale avec une forte spécialisation des compétences est une solution 16 P. Joskow, "The Difficult Transition to Competitive Electricity Markets", Working Paper, Center for Energy and Environmental Policy, MIT, Cambridge, mass., 2003. 17 S. Borenstein, "The trouble with electricity markets : Understanding California's restructuring disaster" in Journal of Economic Perspective, vol. 16, n°1/2002, pp. 191-211. S. Borenstein, J. Bushnell et F. Wollak, "Measuring Market Inefficiencies in California's Restructured Wholesale Electricity markets", in American Economic Review, vol. 92, n°5/2002, pp. 1376-1405. P. Joskow et E. Kahn, "A Quantitative Analysis of Price Behavior in California's Wholesale Electricity market during Summer 2000" in The Energy Journal, vol. 23, n°4/2000, pp. 1-35. 18 R. Green, "Can Competition Replace Regulation for Small Utility Customers?", Centre for Economic Policy Research, Londres, 2000, Discussion paper 2405.

Page 11: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

11

logique du point de vue de l'efficacité. Ceci devrait conduire au maintien des monopoles et à un fort contrôle public. Inversement, la volonté de favoriser des pratiques concurrentielles peut aboutir à des choix de techniques qui minimisent les effets de seuil mais ne sont pas nécessairement techniquement les meilleurs. Le cas classique étant l'opposition entre la production d'électricité par des générateurs à gaz ou par des centrales nucléaires ou encore des barrages. Dans le cas de l'eau, la problématique de la purification devient centrale dès que la densité humaine et industrielle est importante. Elle fait naître un problème de complémentarité avec le traitement des déchets. La nature de bien public du produit est, dans les deux cas, évidente. Elle se manifeste par une très faible élasticité de la demande au prix, et des effets d'externalités - mesurables ou non mesurables - qui sont considérables. Ceci conduit à des contrôles de prix qui rendent la concurrence aléatoire (cas de la faillite de la Pacific Gaz and Electicity en 2001) en particulier si les contrôles ne s'appliquent qu'au distributeur et pas aux producteurs. Pour la production/purification d'eau, des agences locales ou micro-locales rencontrent rapidement des blocages en raison de la nécessité de gérer la ressource au niveau d'un bassin. La privatisation des Compagnies des Eaux aboutit alors à des situations de gestion irrationnelle. La dissociation entre gestion de la production et gestion des réseaux est théoriquement possible. Elle se heurte cependant (i) au problème de la constance de l'approvisionnement (la crédibilité d'un producteur dépende de sa constance, qui dépend de l'état du réseau qu'il ne maîtrise pas) et (ii) au problème de la compatibilité technique entre les solutions de production et les solutions de transport. Remarquons, enfin, que pour les quatre activités ici mentionnées, la question du choix multi-critères se pose. Dans ces conditions les modèles standards des préférences individuelles sont invalidés. Il en résulte donc que le cas des monopoles naturels va au-delà du simple non-lieu du mécanisme de concurrence comme mécanisme d'amélioration de l'allocation, que ce soit en raison de la sous-additivité des coûts (directe ou indirecte) ou en raison de l'impossibilité de mobiliser des mécanismes demarché du côté de la demande. Les effets de synergie et complémentarité technique, l'importance des externalités, doivent aussi être pris en compte. On est en présence, suivant les cas, de situations différentes appelant des mesures différentes. La définition des situation de monopole naturel ou de monopole de fait, c'est à dire des situations où les mécanismes de concurrence sont inefficients, implique la prise en compte d'un nombre plus élevé de facteurs que ce que préconise la théorie économique standard. Ceci devrait, logiquement, avoir des effets normatifs et prescriptifs. Il faut pourtant ici signaler que le rapport de l'OCDE concernant la réforme des monopoles naturels en Russie reprend la totalité des prescriptions les plus discutables que l'on trouve dans les politiques des vingt dernières années en Europe19. Ce rapport propose en particulier "d'opérer une séparation structurelle du secteur ferroviaire en entreprises verticalement intégrées" et suggère la dissociation de la production du transport et de la distribution de l'électricité ainsi que du gaz. Il est aujourd'hui indiscutable que ces recommendations ne traduisent plus ni l'état de la connaissance dans ce domaine ni celui des expériences des grands pays industrialisés. 19 OCDE, Reforming Russian Infrastructure for Competition and Efficiency, OCDE, Paris, Decembre 2001.

Page 12: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

12

II. Le contrôle sur les monopoles naturels. Les monopoles naturels, ainsi que les activités qui ont des effets dépassant leurs acteurs directs, appellent par définition un contrôle de la part des autorités publiques. Ce principe est admis même dans les économies qui ont une très forte culture de marché. Ainsi faut-il citer l'arrêt de la Cour Suprème des États-Unis Munn vs. Illinois (1870) qui stipule que: "La propriété se recouvre de l'intérêt général quand elle est utilisée d'une manière telle que la conséquence en soit générale, et affecte la communauté dans son ensemble. Dès lors quiconque assigne à sa propriété un usage oû l'intérêt général est en cause confère donc à la communauté un intérêt dans cet usage, et doit se soumettre au contrôle public pour l'intérêt général"20. Une idée identique se trouve, depuis 1947, dans le préanbule des Constitutions françaises: "Tout bien, toute entreprise dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité"21. Dans ce texte, la notion de "monopole de fait" revient à celle du monopole naturel, soit une situation ou le cours spontané de l'action économique engendre l'éviction des concurrents. Cependant, si le principe d'un contrôle public semble largement admis les formes que ce contrôle peut prendre sont multiples. Le contrôle peut être externe, par le biais de règlementations ou d'impôts correcteurs22, ou interne par la présence avec pouvoir décisionnel de représentants de ces autorités au sein des sociétés qui sont dans de telles situations. Le choix entre des règlementations et des impôts (ou des amendes, ou des subventions) est souvent présenté comme un choix entre une logique de commandement et une logique d'incitation qui serait plus proche d'un mécanisme de marché23. Cette distinction est cependant discutable. D'une part, certaines règlementations sont conçues pour avoir des effets incitatifs, en introduisant par exemple des effets de seuil, tandis que certains impôts (ou amendes) visent à provoquer un effet d'interdiction. D'autre part, la détermination du niveau le plus efficace d'un impôt peut passer par sa combinaison avec des règlementations. On retiendra cependant, pour le moment, la distinction entre un instrument de nature monétaire et un instrument relevant d'un commandement.

20 K. Viscusi, J.M. Vernon et J.E. Harrington, Economics of Regulation and Antitrust, MIT Press, Cambridge Mass., 2ème édition, 1996, p. 311. 21 Préambule de la Constitution du 29 septembre 1947, Alinéa 9, repris dans les Constitutions ultérieures. Voir: M. Duverger, Constitutions et Documents Politiques, PUF, Paris, coll. Themis, 1971, p. 190. 22 On doit à A.C. Pigou la démonstration de la nécessité d'impôts correcteurs quant on est en présence d'externalités. A.C. Pigou, The Economics of Welfare, Macmillan, Londres, 1918. 23 J.E. Stiglitz, Economics of the Public Sector, 2ème édition, W.W. Norton, Londres et New York, 1988, p. 227.

Page 13: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

13

Le contrôle soulève alors deux grands types de question. La première concerne le pourquoi soit le but du contrôle: s'agit-il de faire fonctionner le monopole naturel "comme si" des mécanismes de concurrence pouvaient exister ou s'agit-il simplement d'en capturer la rente pour l'utiliser à d'autres fins. Un contrôle visant à reproduire les effets d'une concurrence inexistante - c'est à dire corrigeant le problème de sous-additivité des coûts - suppose cependant que les effets d'externalités soient suffisament faibles pour que le modèle de marché ait une pertinence normative en ce domaine. Si les effets d'externalités sont importants et non directement mesurables, alors le modèle de marché cesse d'être pertinent et le contrôle ne doit pas viser à reproduire l'effet d'une hypothétique concurrence mais à oriented des flux de manière stratégique. La seconde question porte sur le comment, soit les avantages et inconvénients respectifs du controle interne et externe. Non seulement chaque mode peut rencontrer des obstacles particuliers, notamment si on raisonne en information imparfaite et asymétrique (les problèmes dits de l'agence), mais la nature du contexte institutionnel au sein duquel opèrent ces sociétés doit aussi être pris en compte. Ces deux types de question, s'ils peuvent être séparés pour les besoins de la description, sont en réalité intimement liés. II.I. Techniques de règlementation et de contrôle externe. Les politiques de privatisation et de libéralisation mises en place en Europe occidentale depuis le début des années 80 ont fortement contribué au développement du débat sur les modalités du contrôle externe. Pour autant, le principe comme les techniques du contrôle externe sont bien antérieurs à cette période. Le contrôle peut s'effectuer par l'intermédiaire de règlementations incitatives, en particulier sur les prix ou les marges du monopole naturel, comme il peut s'effectuer par le biais de règlementations plus qualitatives, comme dans le cas de cahiers des charges. Ces méthodes soulèvent toutes des problèmes importants relatifs aux asymétries de connaissance entre l'organisme de règlementation et le règlementé. Ces problèmes ont été mis en évidence de manière spectaculaire lors de la crise énergétique de la Californie à l'été 2000. II.I.I. Contrôle par blocage du profit ou de la marge. Une technique classique consiste à fixer un plafond soit du taux de profit soit du taux de marge. Il s'agit ici de peser directement sur la fonction de profit de l'entreprise monopoliste. Le prix est alors fixé de manière à ce que le profit, ou la marge, ne dépasse pas le plafond. Il s'agit ici d'éviter l'abus de la position de monopole. Cette technique a été critiquée dès les années soixante24. La détermination d'une limite du taux de profit n'incite pas la firme à rechercher les techniques les meilleures, et la limitation du taux de marge n'incite pas le monopole à maîtriser ses coûts, et en particulier ses coûts salariaux. Ceci n'est pas étonnant dans la mesure où cette forme de contrôle ne joue que sur un paramètre prix dans un espace multidimensionnel. 24 H. Averch et L. Johnson, "Behavior of the firm under regulatory constraint" in American Economic Review, vol. 52, 1962.

Page 14: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

14

Cependant, une telle technique peut être intéressante si elle est employée dans un but fiscal. On considère qu'un instrument monétaire ne peut être efficace pour inciter le monopole à répartir equitablement sa rente et que cette répartition doit être faite par le budget ce qui suppose son prélèvement. Le monopole naturel est laissé libre de son prix mais doit s'acquiter d'une taxe proportionnelle à l'écart entre un prix de référence et le prix réellement pratiqué. Soit pour une période (t) une production (Y) impliquant le travail (L) et une consommation (avec renouvellement) du capital (k), avec un coût du travail (salaire) s'écrivant (w) et le prix des biens de capital (pK) et "* correspondant à une norme moyenne de profit,, le prix de référence (p*) peut s'écrire: p* = "*/Y + w (L/Y) + pK (k/Y) Soit la productivité du travail l = Y/L. Soit la détermination de (k) à partir d'un stock de capital à renouveler (K) tel que k = aK p* = "*/Y + w (1/l) + pK (aK/Y) Si on considère que le coefficient (a) est défini à partir de la structure en age du stock de capital disponible, le prix de référence fait alors intervenir simultanément des critères économiques, sociaux et techniques. La taxe dont l'entreprise doit alors s'acquiter par unité produite dépend alors de l'écart entre p-p*, où p est le prix fixé par le monopole ou le prix du marché mondial. Cette formule pourrait alors s'appliquer au cas des matières premières en Russie (gaz, pétrole) avec une taxe prélevée sur l'unité de produit exportée et p représentant le prix mondial. On pourrait imaginer alors la taxe unitaire (T), telle que: T = c(p-p*) avec 1 > c > 0, et une détermination contractuelle et révisable de (c) en fonction d'objectifs déterminés sur (a), soit le rythme de renouvellement des investissements, et de (w), le taux des rémunérations. La rentrée fiscale est alors égale à R = Y . c(p-p*) En dehors du cas des matières premières, le contrôle par un plafond de profit ou de marge implique la présence d'autres contraintes sur l'entreprise. Ces dernières peuvent être de nature contractuelle et prendre les formes suivantes: Une obligation de volume de production ou de fourniture de service. Une obligation de baisse du prix proportionnelle à un objectif de gains de productivité (méthode dite du price-caps qui fut utilisée en Grande Bretagne dans le secteur du téléphone.) Une obligation de choix de techniques à travers des règlementations environementales. II.I.II. Effets des asymétries cognitives sur la détermination des règlementations. Il faut alors signaler que l'acteur en charge de cette règlementation, qu'il s'agisse directement d'un ministère ou d'une agence publique séparée des administrations

Page 15: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

15

gouvernementales, est alors confronté à un problème d'asymétrie de la connaissance25. Les pratiques d'audit des entreprises à règlementer peuvent donner lieu à des jeux complexes et des pratiques de dissimulation26. L'entreprise qu'il doit règlementer connaît souvent mieux sa matrice des coûts et des options techniques27. Elle peut user de cet avantage de connaissance pour négocier des conditions plus favorables à son égard que ce qu'il est socialement souhaitable de fixer. Cet avantage de connaissance peut être accru quand les entreprises soumises à règlementation sont libres de pratiquer des fusions-acquisitions. par ces pratiques elles sont en mesure de diminuer la capacité de l'agence de règlementation à disposer des bonnes informations. Ainsi, l'agence britannique de règlementation dans le domaine de l'électricité, l'OFGEM, a estimé en 2000 la perte liée à la déformation de la structure informationnelle suite aux fusions et acquisitions dans le secteur de l'électricité à 45 millions de dollars28. On peut aussi voir apparaître, de la part de l'entreprise règlementée, des comportements stratégiques visant à tourner les effets des enquêtes d'évaluation des coûts (benchmarking) réalisées par l'agence de règlementation29. Ceci implique l'élaboration d'une méthodologie précise de ces enquètes. La fiabilité des informations concernant les coûts et les actifs est particulièrement importante quent les activités sont dissociées (unbundling). Ceci implique bien entendu la formation de personnels spécialisés, mais aussi une vérification des méthodologies utilisées pour les enquètes de coût ainsi que des mésures règlementaires appropriées30. Des réponses à ce problème particulier sont envisageables. Signalons, parmi les plus évidentes: (a) La présence obligatoire de contrôleurs au sein des instances décisionnelles de l'entreprise règlementée (ou qui peut prendre la forme d'une obligation règlementaire et légale d'ouverture et de transparence des comptes). (b) La limitation règlementaire des possibilités de fusion-acquisition par les entreprises soumises à règlementation. (c) La constitution d'une entreprise d'État opérant sur le même secteur et servant de base, à la place des enquètes de coût, pour l'évaluation des normes règlementaires. (d) Le recours à la nationalisation. Notons enfin que les fixations de marge ou les limites de prix ne doivent être appliquées que si le producteur et le distributeur sont une entité unique. Si on limite le prix que peut lever le distributeur ou transporteur (dont la nature de monopole naturel est reconnu en raison de l'effet de réseau) alors que le producteur est laissé libre de son

25 J.J. Laffont et J. Tirole, A theory of incentives in procurement and regulation, MIT Press, Cambridge, Ma., 1993. 26 D.P. Baron, D. Besanko, "Regulation and information in continuing relationship" in Economics and Policy, vol1/1984, pp. 267-282. 27 J.J. Laffont et J. Tirole, "Using cost information to regulate firms" in Journal of Political economy, vol. 94, n°3/1986, pp. 614-641. 28 Office of Gas and Electricity Markets (OFGEM), Mergers in the Electricity Distribution Sector: Policy Statement, Londres, Mai 2000. 29 D.P. Baron et R.B. Myerson, "Regulating a monopolist with unknown costs" in Econometrica, vol. 50, n°4/1982, pp. 911-930. 30 T. Jamash, P. Nillesen at M. Pollitt, "Gaming the Regulator: A Survey", in Electricity Journal, n°4/ 2003, 2003, pp. 698-710.

Page 16: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

16

prix, ou encore alors que l'on a constitué un marché de producteurs en amont, ce type de règlementation conduit à étrangler le distributeur et à donner des profits considérables au producteur. Tel est exactement le scénario de la crise de l'électricité en Californie. Alors que le distributeur voyait son prix bloqué, le prix de gros avait doublé entre la dérèglementation du secteur en avril 1998 et juin 200031. Aussi, toute règlementation par une limite des marges ou des prix ne doit se faire que sur des systèmes complets, sans découpage, afin d'éviter les effets pervers. Ceci est une des justifications du refus de "l'unbundling", qui est pourtant préconisé par l'OCDE et la Commission Européenne. II.I.III. Les leçons de la crise énergétique de la Californie. La crise électrique de la Californie à l'été 2000 a été particulièrement spectaculaire. Elle s'est traduite par la faillite de la compagnie assurant la distribution de l'électricité et elle a obligé l'État de Californie de reprendre à sa charge une partie du secteur, pour un coût considérable. La crise financière californienne qui s'est développée en 2002/2003 a conduit au rappel du gouverneur sortant et à de nouvelles élections. L'électricité est ainsi devenue le moteur d'une crise politique grave. Cette crise a été emblématique des dérives que l'on a observées sur les marchés nouvellement créés de l'électricité. Les points les plus remarquables ont ainsi été32: (i) Des prix de gros sur le marché qui ont dépassé de manière considérable les prix concurrentiels de référence. (ii) La règlementation existante (des price caps) a limité la crise qui aurait pu être pire sans ces règlementations. (iii) Les producteurs privés ont volontairement réduit les volumes de production pour créer une pénurie largement artificielle. Les prix sur les marchés ont ainsi atteints les 120 dollars par MWh en juin 2000 contre 60 dollars prévus par les enquêtes de coût, et 165 dollars par Mwh en août. Chez certains producteurs locaux de Californie on a enregistré un écart important entre la production réelle moyenne lors des heures de pointe et la production maximale possible. Cet écart atteignait ou dépassait les 1000MW pour 3 de ces producteurs. Il a été à son comble au pire de la crise. Ainsi, l'écart entre la production techniquement possible et la production réellement fournie par les producteurs provés a été de 3652MWh pendant une durée de 194h en juillet (soit pendant 26,9% du temps), et de 3322MWh pendant une durée de 411h en août (soit pendant 55,2% du temps). Les compagnies privées ont ainsi délibérément organisé la pénurie et provoqué la crise. Il est clair que les producteurs privés ont pris en otage les californiens. Ils n'ont pu le faire qu'en raison de la structure institutionnelle du marché qui avait été créé par la libéralisation et la privatisation de 1998. La crise califormienne a donné lieu à de nombreuses analyses concernant l'impact des

31 S. Borenstein, "The trouble with electricity markets : Understanding California's restructuring disaster" in Journal of Economic Perspective, vol. 16, n°1/2002, pp. 191-211. 32 P.L. Joskow et E. Kahn, "A Quantitative analysis of Pricing Behavior in California's Wholesale Electricity market During Summer 2000" in The Energy Journal, vol. 23, n°4/2000, pp. 1-35.

Page 17: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

17

procédures de libéralisation du marché de l'électricité. Paul Joskow écrit ainsi33 : "Aucun marché ne fonctionnera bien s'il n'y a pas un nombre adéquat de fournisseurs concurrentiels pour le service de production ou si le pouvoir de marché de la firme dominante n'a pas été amoindri d'une certaine manière (par exemple par des contrats au futur règlementés). Il devrait y avoir un grand nombre de fournisseurs concurrentiels dans la génération d'électricité et des marchés de gros à terme profonds et liquides pour les contrats financiers et sur les quantités concernant la puissance". On voit donc apparaître des conditions structurelles au fonctionnement d'une privatisation du secteur de la production d'électricité qui sont, en réalité, très exigeantes, pour ne pas dire draconiennes. La pluralité des producteurs suppose que le coût d'entrée sur le marché ne soit pas trop élevé. Si ceci est possible dans le cas de centrales fonctionnant avec des turbines à gaz, il est clair que telle n'est pas la situation si l'on doit recourir à des centrales nucléaires. La condition de la multiplicité des producteurs implique, en réalité, un choix décisif en matière de technique de production. La mise en place des marchés au futur (à termes), et les conditions de liquidité et de profondeur de ces marchés, impliquent une intervention directe des autorités financières. Rien ne prouve que les institutions financières privées vont, spontanément, s'investir dans des opérations sur de tels marchés. Il est alors troublant de constater que les conditions de bon fonctionnement d'un marché de l'électricité impliquent la multiplication d'actions qui ne sauraient être engendrées spontanément par les marchés, comme par exemple des choix stratégiques en matière de techniques de production, une règlementation des contrats à termes, une structuratipon des marchés à termes impliquant probablement l'intervention en dernier ressort d'une institution financière publique. Ceci n'est pourtant pas suffisant. Paul Joskow est aussi conduit à identifier alors, comme conditions à un bon fonctionnement d'un marché de l'électricité: "Des surveillants indépendants du marché sont nécessaires afin d'identifier le comportement des participants à ce marché qui induit une distortion par rapport aux prix de concurrence et qui créé les opportunités pour ces participants de profiter de comportements stratégiques inefficients"34. On voit donc ici la nécessité de développer, en même temps que l'on fait progresser la libéralisation du marché de l'électricité, des institutions de contrôle publiques extrêmement puissantes. La privatisation ne peut être efficace que si elle s'accompagne d'un renforcement et non d'un affaiblissement de la capacité de contrôle des autorités publiques. Pourtant, en dépit de ces garde-fous, Joskow, qui reste néanmoins un défenseur des réformes visant à privatiser et à démonopoliser le secteur de l'électricité, doit cependant reconnaître que: 33 P. L. Joskow, « Electricity sector restructuring and competition : lessons learned » in Latin American Journal of Economics, Août 2003, p.11. 34 Idem, p. 12.

Page 18: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

18

"Les initiatives de concurrence au niveau de la distribution ont souvent bien fonctionné pour les gros consommateurs industriels et commerciaux. Mais les bénéfices pour les ménages et pour les petits consommateurs commerciaux restent encore à démontrer par comparaison à des systèmes d'approvisonnement alternatifs qui conservent les responsabilités des compagnies quant à l'approvisonnement des petits consommateurs...(...). Fournir de l'électricité de manière concurrentielle à des petits consommateurs est relativement couteux (...) créant potentiellement des problèmes de marché"35. La crise californienne est donc riche en enseignements en ce qui concerne le contrôle externe d'un monopole naturel. Elle montre que si, théoriquement, on peut imaginer une situation permettant à un marché de l'électricité de se développer de manière favorable pour les utilisateurs, les conditions nécessaires sont peu réalistes sauf à supposer un fort engagement de l'État. La nécessité d'un contrôle particulièrement rigoureux montre bien que le marché artificiellement créé ne peut se réguler spontanément. Enfin, même si un marché efficient pouvait être mis en oeuvre, il est clair que la fourniture d’électricité à des particuliers ne relève pas de la logique de la fourniture à des utilisateurs industriels. ceci réduit beaucoup la pertinence de la logique de concurrence. Dans ces conditions, la pertinence du contrôle externe apparaît comme discutable, sauf à pouvoir disposer de moyens considérables. Il est possible que le contrôle interne, par une structure de propriété publique, permette de minimiser les inefficacités et d'assurer une bonne stabilité du développement du secteur considéré. II.I.IV. Contrôle par cahier des charges et "gestion déléguée". Une méthode qui se développe depuis les années soixante-dix consiste en la fixation d'un cahier des charges, soit par le gouvernement soit par une autorité indépendante de règlementation, pour la gestion d'un système d'infrastructures qui est alors déléguée à un opérateur privé. La gestion de la production est alors attribuée dans le cadre d'appel d'offres censés réintroduire un mécanisme concurrentiel. La détermination du cahier des charges est un exercice difficile, en particulier quand les effets du monopole naturel sont pluri-dimensionnels. Les phénomènes d'asymétrie de connaissance que l'on a évoqués plus haut se retrouvent ici. Néanmoins, l'existence même d'un cahier des charges, avec des procédures de vérification et de modification, permet un contrôle politique de type démocratique sur la gestion du monopole naturel. Les procédures de délibération doivent alors être pluralistes et impliquer les différentes parties en présence. La rédaction du cahier des charges permet une explicitation progressive des préférences dans la société sur le sujet concerné. Par sa nature règlementaire, le cahier des charges permet une approche qualitative et non plus simplement quantitative, ce qui correspond mieux à une situation où les effets d'externalités peuvent être multi-dimensionnels et/ou difficilement mesurables directement. Si la méthode du cahier des charges est intéressante à bien des égards, on peut cependant douter de sa capacité réelle à introduire un "effet concurrence" dans la 35 Idem, p. 12.

Page 19: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

19

relation qu'elle induirait entre les entreprises susceptibles de postuler à une délégation de gestion de la part des autorités publiques. Si le mécanisme des appels d'offres se fait sur des périodes relativement longues, l'opérateur choisi en premier va accumuler une expérience le mettant en meilleur position que les autres lors du renouvellement. Si les périodes sont courtes, l'opérateur n'a aucune incitation à investir dans la production et à développer ses compétences36. On peut rétorquer que, si l'on découpe le monopole en de multiples producteurs soumis à ce système, une concurrence entre les opérateurs choisis au premier tour peut exister et il y aura une certaine diffusion des compétences. Cependant, rien ne prouve que le découpage soit techniquement et économiquement efficace. Qui plus est, si on autorise un opérateur à concourir, et gagner, dans plus d'un appel d'offres de même période, un effet de monopole va se reconstituer. Notons, enfin, que si l'on veut qu'un monopole naturel améliore sa capacité à remplir un cahier des charges contraignant, il faut lui permettre d'acquérir des compétences et des actifs spécifiques37. Or, la spécialisation implique une capacité à décider dans le long terme, et par là même une protection contre des entrées déstabilisantes (protection du monopole) et des mouvements de prix aléatoires. On arrive alors à la conclusion que l’efficacité du contrôle externe sur le monopole naturel en matière d’efficience technique et organisationnelle dépend dans une large mesure de la stabilité du statut de ce monopole. Le principal avantage de la technique du cahier des charges réside dans le fait que les autorités publiques peuvent espérer ainsi se dégager de la responsabilité quotidienne de gestion, tout en conservant un pouvoir décisionnel stratégique. Qui plus est, la publicité du débat lors de la constitution du cahier des charges, la transparence des procédures de vérification, sont de réelles garanties quant à la prise en compte de préférences multiples et quant à l'efficacité du contrôle. Le principal inconvénient de cette technique réside en ce que le risque existe de ne voir survivre qu'un seul délégué potentiel par élimination progressive des autres compétiteurs. En ce cas, sauf si les autorités publiques sont prètes à assurer elles-mêmes la gestion, le délégué détient un pouvoir décisionnel important qui peut le conduire à faire modifier, explicitement ou implicitement, le contenu du cahier des charges à son profit. Ceci soulève le problème de la "capture" et des limites du contrôle externe. II.I.V. La problématique de la « capture » et les limites du contrôle externe. L’interaction entre le régulateur et le régulé peut engendrer une série d’effets pervers qui sont habituellement décrits comme des phénomènes de « capture » de l’un par l’autre. Soit le régulé devient un pur instrument entre les mains du régulateur au détriment de sa capacité à effectuer un certain nombre de tâches fondamentales, soit le régulateur est capturé par le régulé qui lui impose, directement ou indirectement la défense de ses intérêts propres.

36 O. Williamson, "Franchise Bidding for Natural Monopolies - In General and with Regard to CATV" in Bell Journall of Economics, vol. 7, 1976, pp. 73-104. 37 Au sens théorique, soit des compétences et des actifs qui ne peuvent être redéployés sans pertes de valeur dans des autres activités.

Page 20: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

20

La présence de ces phénomènes est attestée par une littérature tant empirique que théorique. Cette littérature cependant ne distingue pas toujours entre l’effet pervers et l’effet principal. Ainsi qu’une entreprise soumise à une étroite réglementation soit utilisée par un pouvoir politique ou administratif peut ne pas l’empêcher d’accomplir sa fonction principale. Pour déplorables que soient les pratiques de favoritisme et de népotisme que l’on voit parfois survenir lors des négociations de contrat de concession, elles ne posent problème du point de vue économique que si la capacité du monopole naturel à remplir ses fonctions sont réellement mises en cause. La capture du régulateur par le régulé est autrement problématique. Elle est pratiquement inévitable quand le monopole naturel est incontournable, même avec des pertes d’efficacité, et possède une expertise hautement spécialisée. Le régulateur ne possède alors simplement pas la capacité à exercer sa fonction. Il dépend, même pour l’édition d’un cahier des charges et pour sa vérification, du bon vouloir du régulé. Ce dernier a tendance à interpréter les procédures régulières d'appel d'offres auquel il est théoriquement soumis comme autant d'opportunités d'imposer ses vues sous la menace d'une défection. On est alors en présence d'un phénomène d'aléa moral. En tout état de cause, l’existence d’une instance autonome de réglementation, administrativement et légalement séparée des administrations publiques, peut être souhaitable pour réduire les phénomènes d’instrumentalisation. Il faut ici insister sur l’autonomie et non l’indépendance. L’agence de réglementation doit être autonome quant à l’émission de normes et leur vérification, mais elle doit dépendre de l’expression politique de l’intérêt général, c’est-à-dire le gouvernement, pour l’orientation de ces normes. En effet, les critères d’évaluation et de contrôle étant par définition ici multi-dimensionnels, leur définition ne peut être que politique et non technique. II.II. Le contrôle interne. Le contrôle interne implique qu'une autorité publique, nationale ou locale, exerce le contrôle sur le monopole naturel à travers la possession de la majorité ou de la totalité des droits de propriété. Ce contrôle peut prendre des formes différentes suivant la nature de l'activité de l'entreprise et suivant les traditions du pays. Il soulève, en tout état de cause un débat important sur son efficacité. Les entreprises publiques, même dans le secteur des monopoles naturels et des services publics ont été fortement critiquées dans les trente dernières années du XXème siècle. Ces critiques ont, pour l'essentiel, porté sur des inefficacités spécifiques ou des difficultés à mettre en oeuvre le contrôle. Il en a résulté des politiques de privatisation importantes en Europe occidentale. Ave le recul, les politiques de privatisation qui ont été massivement mises en oauvre entre 1979 et 1991 en Europe ne semblent pas toutes reposer sur des arguments aussi convaincants. La critique du contrôle interne se heurte à une autre critique, celle des fondements normatifs des politiques de privatisation. L'évaluation de l'efficacité du contrôle interne est ainsi bien plus délicate que ce que l'on avait pu penser au début des politiques de privatisation. Ces politiques n'en ont pas moins profondément le paysage économique et politique des pays concernés, même s'il est aujourd'hui clair que la privatisation n'est pas le

Page 21: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

21

chemein le plus simple ou leplus efficace vers l'amélioration de l'efficience des structures productives38. II.II.I. Propriété d’État et formes de gestion de cette dernière. La propriété publique du monopole naturel peut prendre des formes diverses. La séparation avec la structure administrative même de l'État est ici le premier problème. A-t-on à faire à une administration ou à une entreprise publique, sous forme de régie autonome (comme la RATP en France), d'établissement public autonome, ou d'entreprise. Un second problème survient des conditions de partage du pouvoir au sein de l'organisation en question. L'État y est-il le décideur unique sous la forme d'un contrôle direct par le gouvernement, ou bien partage-t-il ce pouvoir avec des autorités locales, ou encore avec des actionnaires privés, comme dans le cas de sociétés par actions où l'État détient la majorité mais non la totalité des parts. Ces différentes formes ont leurs raisons d'être mais soulèvent des problèmes spécifiques. La confusion entre l'entreprise publique et l'administration est une situation qui a été longtemps systématique dans le domaine de la Poste, des transports et parfois de l'énergie. Elle soulève un problème évident d'identification et de distinction des responsabilités au sein des structures hiérarchiques. Pour tourner ces problèmes, l'entreprise peut se voir doter d'un statut spécial, comme celui de l'établissement public en France. On le retrouve dans le domaine de l'énergie (EDF et GDF). Il permet une meilleure identification des problèmes à résoudre dans le définition et l'application de stratégies industrielles combinées à des stratégies organisationnelles propres à la nature des activités considérées. Le statut de la Régie a été appliqué à la fois à des entreprises de transport (le cas le plus classique étant celui des transports parisien avec la RATP) et à une entreprise industrielle nationalisée pour des raisons politiques, le producteur automobile Renault. Dans ce dernier cas, le statut de Régie apparaît historiquement comme une forme provisoire. La société a été transformée en société par actions, dont l'Etat français se désengage progressivement. La transformation en société par actions étant alors une forme spécifique de la privatisation, qui peut être partielle comme totale. Le statut de société où l'État est majoritaire a aussi été celui de la sidérurgie après les nationalisations du début des années 80 en France. En ce cas la nationalisation ne répondait ni à une logique du monopole naturel ni à une "punition" politique comme dans le cas de Renault, mais à la nécessité de mettre en oeuvre une politique de restructuration dont les actionnaires privés semblaient incapables. Ce statu de société par actions a permis une re-privatisation ultérieure. Les statuts de Régie peuvent se décliner à l'échelle nationale (cas de Renault avant la transformation de statut) ou à l'échelle locale. Il existe au niveau des grandes municipalités des régies autonomes de transport. Dans un certain nombre de cas les sociétés de fourniture et de purification de l'eau peuvent être des régies municipales. La déclinaison en des niveaux de compétence administrative diversifiés correspond à des problèmes de réalité de l'action et de son contrôle. Il semble ainsi très logique de 38 T. Clarke et C. Pitelis, "Introduction", in T. Clarke et C. Pitelis (edits.), The political economy of privatization, Routledge, Londres, 1993, pp. 1-28.

Page 22: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

22

voir les sociétés de transport urbain être sous le contrôle de la municipalité. Cependant, cette dévolution de l'autorité de l'État soulève deux problèmes importants: (i) Quelles sont les règles de gestion et sécurité adoptées? (ii) Le territoire de la municipalité ou de l'entité territoriale concernée correpond-il réellement au territoire économiquement pertinent pour l'entreprise en cause? La première question est particulièrement importante du point de vue des litiges en cas d'accidents. En raison de la règle administrative de l'unité de l'État, la responsabilité engagée n'est pas seulement celle du directeur de la régie municipale et du Maire de la municipalité, mais en réalité celle de l'Etat tout entier. Il en découle que les régies municipales doivent se plier à des règlementations nationales. Ceci n'empèche pas l'existence de règlementations locales, mais ces dernières ne peuvent que venir ajouter de la précaution et non en retirer par rapport aux règles nationales. La seconde question est bien entendu essentielle d'un point de vue économique. Dans un certain nombre de cas le bassin à desservir, en eau ou en transport, dépasse les frontières de la commune. Il existe le cas de villes qui sont mitoyennes (le cas le plus évident est l'agglomération Lille-Roubaix-Tourcoing) et où il n'y aurait pas de sens à ne penser le transport urbain qu'à l'échelle d'une des villes. La création de "syndicats de communes" et d'agences d'agglomération tente de répondre à ce problème. Les relations entre une entreprise publique de statut national et les représentants locaux de l'Etat ne sont pas nécessairement simples. Ainsi EDF gère outre les réseaux de distribution de l'électricité, de nombreuses installations de production, qu'il s'agisse de centrales thermiques (charbon, gaz, pétrole), de centrales nucléaires, ou encore de barrages hydrauliques. Pour ces derniers, leur activité a des conséquences importantes quant au débit des cours d'eau situés en aval. Or, des communes peuvent avoir des intérêts spécifiques dans ce domaine, soit que les habitants aient des besoins en eau spécifiques (cas des agriculteurs pratiquant une forte irrigation) soit que la commune ait développé des infrastructures touristiques utilisant le cours d'eau en question. La relation entre les autorités locales et l'entreprise publique censée dépendre directement du niveau national implique donc la mise en place d'institutions ad-hoc de concertation. La notion de contrôle interne doit donc aussi être déclinée en focntion des différentes échelles de responsabilité. Elle fait apparaître la nécessité d'un dialogue permanent entre les autorités en charge de la définition de la stratégie globale de développement de l'entreprise et les autorités publiques décentralisées sur le territoire desquelles la mise en place de cette stratégie est susceptible d'avoir un impact non négligeable. II.II.II. Critiques du contrôle interne et limites des critiques La propriété d'État soulève un nombre important de critiques, même quand cette propriété existe dans le cadre général d'une économie de marché. Ainsi, l'étatisation de certaines activités économiques est analysée comme une tentative de la part du pouvoir politique de: (i) se constituer une clientèle éléctorale; (ii) se doter de ressources financières non soumises au contrôle du Parlement; (iii) agrandir la sphère de la société sous le contrôle des administrations publiques. Ces critiques sont anciennes. Elles ne sont pas limitées aux auteurs libéraux. Ainsi

Page 23: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

23

Engels dénonçait le caractère non économique, et donc pour lui inefficient, de certaines étatisations de la fin du XIXème siècle. "...on a vu récemment, depuis que Bismarck s'est lancé dans les étatisations, apparaître un faux socialisme qui même, ca et là, a dégénéré en quelque servilité et qui proclame socialiste sans autre forme de procès toute étatisation même celle de Bismarck. (...) si Bismarck sans aucune nécessité économique a étatisé les principales lignes de chemin de fer dela Prusse, simplement pour mieux les organiser et les utiliser en temps de guerre, pour faire des employés des chemins de fer un bétail électoral au service du gouvernement, et surtout pour se donner une nouvelle source de revenus, indépendante des décisions du Parlement, ce n'était nullement là des mesures socialistes, directes ou indirectes, sonscientes ou inconscientes"39. L'expérience historique a cependant montré qu'il était rare que les employés des entreprises publiques puissent constituer une clientèle électorale stable, sauf dans les économies connaissant de manière structurelle un sous-emploi très important. La politisation de l'emploi public ne devient une réalité que dans les situations où les entreprises publiques et les administrations sont les seules organisations créant des emplois. Les argumentaires modernes cependant se concentrent sur la démonstration de la plus grande efficacité de la propriété privée plus que sur les pathologies spécifiques supposées de l'entreprise publique40. Ces argumentaires prennent en compte un certain nombre d'éléments réalistes de l'activité économique, mais souvent de manière sélective. Pour Achian et Demsetz, la nature collective de l'organisation de la production dans une entreprise moderne induit de telles interdépendances entre les acteurs que le contrôle de l'effort de chacun est difficile. Seule l'attribution au contrôleur du bénéfice résiduel (le profit) peut garantir un effort optimal de contrôle41. Il a aussi été soutenu que le marché des titres peut agir comme un contrôleur optimal, ce qui implique que la propriété de l'entreprise soit majoritairement répartie sur un tel marché42. Un argument souvent utilisé se fonde sur l'importance de la concurrence et de la "rivalité" entre les entreprises. Si l'on accepte l'idée que, dans une société où la complexité des informations est telle qu'elles ne peuvent être directement centralisées, la concurrence est la meilleure forme de révélation de ces informations alors l'égalité entre les entreprises est un facteur important d'efficacité d ela concurrence, et donc d'efficacité économique. Or, l'entreprise publique pouvant toujours se prévaloir d'un soutien en dernier recours par l'État, et bénéficiant alors de ce que J. Kornaï appelle une contrainte de budget "lâche"43, elle ne saurait être soumise à la même pression

39 F. Engels, Anti-Dühring, Editions Sociales, Paris, 1971, note 1, p. 314. 40 B. Rowthorn et H. Chang, "Public ownership and the theory of the state" in T. Clarke et C. Pitelis (edits.), The political economy of privatization, Routledge, Londres, 1993, pp. 54-69. 41 A. Alchian et H. Demsetz, "Production, information costs and economic organization" in American Economic Review, vol. 62, n°4/1972, pp. 777-795. 42 H. Manne, "Mergers and the market for corporate control" in Journal of Political economy, vol. 73, n°2/1965, pp. 110-120. 43 J. Kornaï, "Resource-constrained versus demand-constrained systems" in Econometrica, vol. 47, n°4/1979, pp. 801-819.

Page 24: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

24

concurrentielle que les entreprises privées. Elle est donc intrinsèuqmenet inefficace44. Une variante de cet argument consiste à voir dans l'entreprise publique un cas type d'alea moral (moral hazard) en raison de la garantie implicite que confère la propriété d'État. L'entreprise publique est donc plus irresponsable que l'entreprise privée dans son rapport aux risques d'investissement et de production45. On notera que certains de ces argumentaires ne s'appliquent pas à la question des monopoles naturels. Ainsi, l'argument d'efficacité de la concurrence ne peut jouer quand on est, directement ou indirectement, en situation de sous-additivité des coûts. Remarquons, par ailleurs, que pour supposer que la "rivalité" puisse toujours engendrer par apprentissage spontané le meilleur des choix possibles, il faut supposer une stabilité des structures de préférences et leur monotonie temporelle. Or, ces deux hypothèses ont été systématiquement invalidées par les travaux de psychologie expérimentale. L'argument d'Alchian et Demsetz sur le lien entre l'efficacité du contrôle et l'appropriation du surplus résiduel présente, quant à lui, deux faiblesses. Tout d'abord il ne devrait pas s'appliquer aux entreprises par actions où l'actionnaire n'a pas les incitations requises pour effectuer efficacement le contrôle, ce que Demsetz a d'ailleurs reconnu lui-même46. L'argument d'Alchian et Demsetz ne peut donc s'appliquer que pour les firmes où la propriété est concentrée sur un propriétaire47. L'argument de Manne sur le rôle des marchés financiers se heurte au phénomène de l'asymétrie d'information. La capacité des marchés financiers à jouer correctement un rôle de contrôle et d'incitation suppose que le nombre d'informations nécessaires pour évaluer la signification d'une hausse (ou d'une baisse) du profit de l'entreprise considérée soit réduit et que ces informations soient, par nature, dans ambiguités. Ceci peut se rencontrer, mais dans un nombre réduit de situations. Dans la réalité, les marchés des titres sont des superviseurs médiocres48. Les scandales Enron et Worlcom renforcent cette analyse. L'argument portant sur l'aléa moral est, en réalité, propre à toute entreprise de grande taille. Si les effets de la faillite d'une entreprise sont potentiellement tels que les autorités politiques ne sauraient y rester insensibles alors les responsables de cette entreprise bénéficient de la même garantie implicite que si l'entrprise était publique. C'est le cas classique du "too big to fail" dont on peut voir un effet avec la firme agro-alimentaire italienne Parmalat à l'hiver 2003/2004. Dans ce cas les autorités publiques sont confrontés à des comportements potentiellement imprudents mais sans la possibilité de contrôle que leur aurait laissé la propriété publique. II.II.III. Contrôle interne et inefficience incitative. L'un des principaux arguments contre le contrôle interne réside alors dans la critique de sa faiblesse intrinsèque - réelle ou supposée - à se doter du système d'incitations

44D. Lavoie,Rivalry and Central Planning, Cambridge University Press, Cambridge, 1985. 45 E. Cohen, L'Etat brancardier, Calmann-Levy, Paris, 1989. 46 H. Demsetz et K. Lehn, "Ths structure of corporate ownership: causes and consequences" in Journal of Political Economy, vol. 93, n°6/1985, pp. 1155-1177. 47 H. Chang et A. Singh, "Public enterprises in developing countries and economic efficiency - a critical examination of analytical, empirical and policy issues" United Nations Conference on Trade and Development Discussion paper, n°48, UNCTAD/CNUCED, Genève, 1992. 48 Idem, pp. 23-25.

Page 25: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

25

permettant un usage efficace des ressources. L'entreprise d'État, par opposition à l'entreprise privée, est perçue comme régie par une contrainte de budget lâche, que la dureté potentielle de la contrainte hiérarchique ne saurait compenser. Ce raisonnement suppose néanmoins que la contrainte de budget dite "dure" supposée fonctionner pour des entreprises privées en environnement de marché constitue en elle-même une institution informationellement efficiente. Cette hypothèse suppose, à son tour, que l'on puisse démontrer que les marchés sont toujours et partout des systèmes efficients du point de vue de l'information. Or, l'approche par les asymétries d'information a bien établi le fait que les marchés ne sont pas, en eux-mêmes, des dispositifs efficaces pour traiter l'information49. La démonstration est faite à l'aide des instruments de la théorie néo-classique mais n'est en rien atteinte dès que l'on sort de ce cadre. En effet, si l'on veut supposer que le traitement des informations ne se fasse pas par révélation des choix mais par sélection de ces derniers, l'hypothèse d'efficience implique alors que les agents opérants sur ce marché ont des préférences monotones temporellement et transitives. Si tel n'est pas le cas il devient impossible de démontrer de manière normative que la sélection que le marché effectue soit la meilleure possible. Ceci est vrai pour les marchés des biens50, mais l'est encore bien plus pour les marchés des capitaux qui concentrent l'ensemble des problèmes imaginables dès que l'on abandonne l'hypothèse irréaliste de l'information parfaite51. Stiglitz aboutit alors à la conclusion qu'il faut distinguer les situations d'illiquidité des situations d'insolvabilité52. Cette distinction aurait été impossible si l'on avait maintenu l'hypothèse d'une information parfaite ou si l'on prétendait que les marchés concurrentiels étaient des instruments efficaces de dissémination de l'information. Cette conclusion remet en cause irrémédiablement l'hypothèse que les résultats comptables ou financiers de l'entreprise soient l'état exact de l'efficacité économique de la firme. Si on admet cette distinction, alors le discours sur la nécessité incitative et informationelle d'une contrainte budgétaire et financière "dure" n'est plus tenable. Dès lors, l'opposition normative entre l'entreprise publique et l'entreprise privée perd de sa force. Ce résultat est parfaitement cohérent avec ce que nous savons du fonctionnement des entreprises dans le monde réel. Il suffit pour s'en convaincre de lire l'histoire de la faillite de Rolls-Royce en 1970, telle qu'elle est décrite par celui qui devint le président de la société après sa restructuration par le gouvernement britannique53. Cette démonstration conduit alors Stiglitz à s'interroger sur le point d'équilibre entre l'État et le marché, mais aussi entre la firme, le réseau et l'administration. Il rejoint, et ce n'est pas un hasard, une réflexion d'Herbert Simon qui avait montré que

49 S.J. Grossman et J.E. Stiglitz, "Information and Competitive Systems" in American Economic Review, vol. 66, n°2/1976, Papers and Proceedings, pp. 246-253. Voir aussi, des mêmes auteurs, "On the Impossibility of Informationally Efficient Markets" in AmericanEconomic Review, vol. 70, n°3/1980, pp. 393-408. 50 J. Stiglitz, " Imperfect Information in the Product Market", op.cit.. 51 J.E. Stiglitz, "Information and the Change in the Paradigm in Economics", op.cit., pp. 477-478. 52 Idem, p. 480. 53 S. Hooker, Not much of an Engineer, Airlife Publishing, Shrewsbury, 1984, chap. 12, pp. 183-198.

Page 26: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

26

rien ne permettait de prouver que les organisations privées étaient mieux placées que les organisations publiques pour traiter les problèmes d'incitation issus d'une information imparfaite54. Stiglitz développe quant à lui son argumentation sur les conditions des "bonnes" privatisations. En fait, pour que des privatisations aboutissent à une amélioration générale de la situation il faudrait réunir les mêmes conditions qui rendraient efficients les marchés55. Et l'on voit bien ici tout le paradoxe de la situation. Si l'on pouvait réunir les conditions permettant aux marchés d'être efficents, en particulier dans le traitement des informations, alors les entreprises, privées ou publiques, n'auraient pas de raison d'existence. En effet, les entreprises, quelle que soit la forme de propriété, sont des hiérarchies, soit des systèmes anti-marché. L'existence de ces hiérarchies est le résultat de leur plus grande efficacité dans la gestion des informations et des compétences (qui peuvent être assimilées à des informations et des connaissances tacites). Seulement, si des entreprises existent, alors nous perdons les arguments permettant de démontrer qu'une privatisation, soit un changement de forme de propriété, puisse engendrer un gain d'efficience. Il est clair que ceci aurait dû être pris en compte lors du processus de privatisation56. Ce paradoxe a des conséquences importantes en particulier en ce qui concerne les politiques dites de "réformes structurelles" qui ne sont le plus souvent qu'un autre nom des politiques de privatisation. Stiglitz cependant ne se contente pas de montrer qu'il n'y a pas de fondement normatif à une priorité aux privatisations. Il montre que le même raisonnement qui a remis en cause cette priorité permet de montrer que les hiérarchies publiques ne sont pas les simples symétriques des hiérarchies privées. On pourrait en effet adopter le point de vue suivant : les hiérarchies sont nécessairement des lieux où se manifestent les phénomènes d'asymétrie d'information. C'est d'ailleurs la base de la théorie de l'agence ou du paradigme Principal/Agent. La privatisation pourrait alors être conçue comme une procédure visant à améliorer la gestion de cette asymétrie. Cependant, le problème de la relation d'agence n'est pas le même dans la hiérarchie privée et dans la hiérarchie publique car la relation d'agence est directement affectée par la structure de répartition de la richesse à laquelle elle est liée. L'un des apports normatifs les plus fondamentaux de la théorie de l'information asymétrique est justement de montrer que, si l'on considère l'incertitude - ou l'imperfection de l'information - comme endogène alors on ne peut distinguer la question de l'efficience allocative de celle de la distribution de la richesse57. Une fois que l'on a reconnu les implications de ce résultat, il devient évident qu'une hiérarchie qui est égalitaire dans son principe, ce qui est logiquement le cas des hiérarchies publiques, dispose d'une marge de manoeuvre pour gérer le problème de la relation d'agence qui est supérieure à celle d'une hiérarchie privée58. Ceci est d'autant plus vrai que, comme montré par Herbert Simon, les grandes organisations ne peuvent

54 H. Simon, "Organization and Markets" in Journal of Economic Perspective, vol. 5, n°2/1991, pp. 25-44. 55 D.E. Sappington et J.E. Stiglitz, "Privatization, Information and Incentives" in Journal of Policy Analysis and Management, vol. 6, n°4, 1987, pp. 567-582. 56 J.E. Stiglitz, "Some Theoretical Aspects of the Privatization : Application to Eastern Europe" in Rivista di Politica Economica, vol. 81, n°158, décembre 1991, pp. 199-224. 57 J.E. Stiglitz, "Information and the Change in the Paradigm in Economics", op.cit., p. 479. 58 J.E. Stiglitz, "On the Economic Role of the State" in A. Heerje (ed.), The economic role of the State, Blackwell, Oxford, 1989, pp. 9-85.

Page 27: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

27

fonctionner qu'en produisant en leur sein un sentiment de loyauté organisationnelle59. Ce sentiment est, pour des raisons évidentes, plus fort dans une entreprise publique que dans une entreprise privée. Une autre manière de considérer le problème revient à dire que le résultat normatif du modèle néo-classique dans sa variante Arrow-Debreu, soit que les marchés concurrentiels sont les mécanismes allocatifs les plus efficients, repose sur le postulat que l'information et l'incertitude sont éxogènes. Toute endogéneisation de l'information et de l'incertitude condamne ce résultat normatif et, bien entendu, les discours prescriptifs qui s'en réclament. Il y a un lien qui va d'une remise en cause du paradigme de l'efficience du marché, et même de sa simple efficacité informationnelle, à une approche réaliste de la firme. Bruce Greenwald et Joseph Stiglitz ont ainsi montré que la notion d'asymétrie d'information permettait une approche de la notion d'incertitude pour la firme en des termes très différents de ceux employés par la théorie standard. Cette dernière fait de la décision d'investir une simple réaction à la comparaison entre le taux d'intérêt réel et l'anticipation du retour sur investissement. Si ceci est vrai, alors ni le cash-flow disponible au moment de la décision ni la valeur de l'entreprise ne rentrent en compte dans la décision. Des études empiriques avaient montré, il y a longtemps de cela, que le comportement des entreprises ne correspondait pas à ce modèle60. Ces résultats ont été confirmés par des études plus récentes61. En fait, les processus conduisant à "l'exuberance irrationnelle" des marchés financiers et en particulier du cours des valeurs mobilières sont connus et ont été décrits avec précision62. Les travaux prenant appui sur l'asymétrie de l'information obtiennent quant à eux des résultats qui sont entièrement cohérents avec ceux des études empiriques. Ils montrent que l'écart entre la réalité des faits et les modèles standards ne venait pas d'imperfections ou de l'écart entre le monde réel et le monde abstrait, mais d'une manière erronée de conduire le processus d'abstraction. Greenwald et Stiglitz apportent la démonstration que le risque financier est perçu comme différent et supérieur du risque économique normal tel qu'il est engendré par des fluctuations de la demande63. Mais on peut aussi montrer que la taille de l'entreprise joue un rôle important, ce que toute étude empirique remarque immédiatement. En fait l'impact de l'incertitude financière est d'autant plus importante que la surface de la firme est réduite64. La spécificité de l'incertitude induite par la sphère financière doit donc être prise en compte de manière normative65. Il en résulte évidemment des implications

59 H. Simon, "Organisations and Markets", op.cit.. 60 E. Kuh et J.R. Meyer, The investment decision : An empirical study, Harvard University Press, Cambridge, mass., 1957. 61 R.J. Shiller, "Do Stock Prices Moves Too Much to be Justified by Subsequent Changes in Dividends ?" in American Economic Review, vol. 71, n°3, juin 1981, pp. 421-436. 62 R.J. Shiller, Irrational Exuberance, Princeton University Press, Princeton, NJ., 2000. 63 B.C. Greenwald et J.E. Stiglitz, "Asymmetric Information and the New Theory of the Firm : Constraints and Risk Behavior" in American Economic Review, vol. 80, n°2/1990, Papers and Proceedings, pp. 160-165. 64 R. Glenn Hubbard, "Capital Market Imperfections and Investment" in Journal of Economic Literature, vol. 36n, n°1/1998, pp. 193-225. 65 J.E. Stiglitz, "Information and the Change in the Paradigm in Economics", op.cit., p. 481.

Page 28: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

28

prescriptives qui sont aux antipodes des politiques telles qu'elles ont été menées depuis les années 1980. Par exemple, si la liquidité détenue par une entreprise ou un acteur voit sa valeur, aux yeux de son détenteur, varier de manière remarquable en fonction du degré d'incertitude, alors le maintien d'un crédit abondant et à bon marché est un élément clé pour éviter que les situations de crise n'empirent66. II.II.IV. Contrôle interne et externe: quelle comparaison? La comparaison des résultats entre des monopoles naturels "libéralisés" et des monopoles naturels en contrôle direct n'apporte pas de conclusion irréfutable. Ainsi, la comparaison entre le secteur de l'électricité en France et en Grande-Bretagne entre 1990 et 2000, période durant laquelle l'électricité britannique a été privatisée alors qu'en France EDF est restée sous le contrôle de l'État tout en ouvrant progressivement son marché, ne peut montrer un avantage à la privatisation et au contrôle indirect.

Tableau 2 Degrè de libéralisation dans le secteur de l'électricité:

classement sur une échelle de 1 à 10 par progression de la libéralisation. Niveau de libéralisation par activité Royaume Uni France

Concurrence sur le marché de gros 9 1,7 Concurrence dans la distribution aux consommateurs

7,6 1,8

Accès au réseau et nature de la propriété 9 4,8 Influence règlementaire 6,7 1,7

Source: OXERA, Energy Liberalisation Indicators in Europe: a consultation paper based on a study carried out by OXERA, Département du Commerce et de l'Industry du Royaume Uni, Londres, 2000, tables A2 et A7.

Tableau 3 Prix de l'électricité en consommation domestique calculés en PPS pour 100kW/h

France Royaume-Uni Nature de l'abonnement et superficie de l'appartement

1990 2000 1990 2000

600kW/h - 50m2 12,05 12,31 19,12 18,86 1200kW/h - 70m2 10,47 10,74 14,25 13,69 3500kW/h - 90m2 8,96 8,89 9,55 9,37 7500kW/h - 100m2 8,50 8,61 8,69 8,40 20000kW/h - 120m2 6,83 7,13 5,37 5,32 Ratio entre le prix pour 600kW/h et 20 000 kW/h

1,76

1,72

3,58

3,54

Ecart France - Royaume Uni pour la tranche 600kW/h

7,07

6,55

Source: J. Percebois et P. Wright, "Electricity consumers under the state and the private sector: comparing price performance of the French and UK electricity industries, 1990-2000" in Utilities Policy, n°10/2001, pp. 167-179. Une étude des prix pratiqués, calculés en "purchasing power standard" montre que le système français conserve son avantage, et qu'il est d'autant plus important que le consommateur est pauvre. Notons d'ailleurs que le biais britannique en faveur du consommateur "riche" est frappant même à l'échelle européenne. Si on classe les pays

66 Idem, p. 482.

Page 29: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

29

de l'Europe des 15 en ordre croissant de prix, la Grande bretagne est 14ème pour la tranche des 600kW/h et 5ème pour celle des 20000kW/h en 200067. Cet avantage se retrouve d'ailleurs pour les consommateurs industriels sauf pour les deux plus hautes tranches (10gW/h et 24GW/H) où le prix de l'électricité en Grande-Bretagne est passé sous celui de la France en 2000. L'étude à l'échelle européenne montre d'ailleurs que la nature de la propriété dans le secteur de l'énergie n'influe pratiquement pas sur l'échelle des prix. Le principal facteur expliquant les différences de prix reste l'ensemble des conditions techniques de production et l'accès à des sources bon marché (comme l'énergie hydraulique en Suède). Si la privatisation du monopole naturel dans le secteur de l'énergie n'a pas apporté d'amélioration pour le consommateur en Europe, la situation est différente dans les pays en développement. Dans de nombreux cas, la privatisation (sous contrôle règlementaire) ou la mise en gestion déléguée à un opérateur privé ont entraîné une amélioration de la situation, soit par baisse des prix, soit par réduction des coupures de courant68. Les effets d'inégalité dans l'accés à l'électricité n'ont pas empiré avec la réforme même si cette dernière n'a pas réussi à résoudre la question d'un service minimum au plus démunis. Plusieurs cas en Amérique Latine illustrent cette situation69. La différence de ces résultats avec la situation en Europe peut s'expliquer par les facteurs suivants: (a) En Europe, les budgets publics étaient mieux à même de financer les investissements en infrastructure, alors que souvent, dans les pays en développement, les ressources fiscales sont faibles et instables. (b) La solidité et la stabilité des cadres institutionnels en Europe ont évité les phénomènes de capture et de politisation de l'entreprise publique; les instances de supervision du secteur public (cour des Comptes, agences spécialisées) sont en général efficaces. (c) Les entreprises publiques européennes avaient en général un personnel au moins aussi bien formé que celles du secteur privé; l'esprit "service public" s'appuie sur une longue tradition, comme dans le cas de la France. (d) Les États européens étaient disposés à impulser des réformes importantes au sein même du secteur public, aboutissant à des gains d'efficacité. Le relatif échec de la libéralisation du secteur énergétique en Californie semble aussi confirmer que, dans un pays développé, le contrôle interne n'est pas moins performant que le contrôle externe. Ce dernier exige, pour être efficace, un État fort et capable de donner aux instances de règlementation le pouvoir et l'information nécessaires. La mise en place des institutions du contrôle externe exige des moyens et des compétences. L'effort financier, administratif et organisationnel nécessaire à une bonne marche du contrôle règlementaire n'est pas substantiellement différent de ce

67 J. Percebois et P. Wright, "Electricity consumers under the state and the private sector: comparing price performance of the French and UK electricity industries, 1990-2000" in Utilities Policy, n°10/2001, pp. 167-179, p. 177 table 7. 68 World Bank, Infrastructure for Development, World Bank report, Washington, DC., 1994. 69 H. Rudnick, "Market Restructuring in South America" in IEEE Power Engineering Review, June 1998, pp. 3-6.

Page 30: Table des mati res - f.hypotheses.orgf.hypotheses.org/.../981/files/2012/09/Sap-NaturalMonop-copie.pdf · W.W..Sharkey,g The Theory of Natural Monopoly, Cambridge University Press,

30

qu'il faudrait consentir pour aboutir à un contrôle interne efficace. On aboutit alors à la conclusion paradoxale que les conditions susceptibles d'éviter la capture du contrôleur par le réglementé et une bonne incitation des acteurs privés à ne pas s'approprier la rente de monopole ne sont pas différentes des conditions qui permettraient une gestion publique directe. Compte tenu de l'impossibilité de dégager des arguments théoriques décisifs pour démontrer la supériorité intrinsèque dans le domaine des monopoles naturels de la propriété privée, force est de reconnaître que le choix entre contrôle externe et contrôle interne est indéterminé d'un point de vue normatif.