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Nathalie Bittoun-Debruyne
Sur L'Imaginaire : Sartre et HusserlIn: Cahiers de l'Association
internationale des tudes francaises, 1998, N50. pp. 297-310.
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Bittoun-Debruyne Nathalie. Sur L'Imaginaire : Sartre et Husserl.
In: Cahiers de l'Association internationale des tudesfrancaises,
1998, N50. pp. 297-310.
doi : 10.3406/caief.1998.1325
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1998_num_50_1_1325
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SUR L'IMAGINAIRE :
SARTRE ET HUSSERL
Communication de Mme Nathalie BITTOUN-DEBRUYNE
(Universit de Lleida, Espagne)
au XLIXe Congrs de l'Association, le 10 juillet 1997
Au-del des modes, l'actualit de Jean-Paul Sartre s'appuie sur
des bases bien solides : par exemple, sur sa capacit de btir une
uvre qui essaie de donner des rponses toutes les dimensions de
l'tre humain, ou sur l'engagement par lequel il assume le droit au
savoir et la libert d'action de l'individu dans le monde. D'une
faon presque involontaire, nous venons dj d'associer sa facette
reflexive l'homme qui intervient face toute stimulation sociale :
Sartre est romancier, moraliste dans le sens le plus radical de
l'expression , philosophe, analyste politique, journaliste,
dramaturge... ; et il trouve encore le temps de collaborer des
manifestations de protestation ou de solidarit, de s'intresser au
cinma, de diriger une revue. Vivre, c'est lire et crire, et crire,
c'est faire et se faire, agir en fonction de ce que l'on pense.
Loin de vivre dans une tour d'ivoire, il s'est toujours ouvert
l'extrieur travers tous les moyens possibles et, bien sr, grce aux
changes intellectuels et amicaux avec d'autres penseurs comme
Simone de Beauvoir, Paul Nizan, Raymond Aron, Maurice
Merleau-Ponty, Ren Maheu. C'est justement une conversation avec
Raymond Aron, en 1933, qui s'avrera dterminante : le hasard d'un
cocktail l'abricot selon le Castor ou d'un demi
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298 NATHALIE BITTOUN-DEBRUYNE
selon Aron dcida de la tche que Sartre devait accomplir, du
moins, jusqu'au moment o il allait crire L'tre et le Nant. Essai
d'ontologie phnomnologique (1943), dans le domaine de la
philosophie, et Huis clos (1944), dans le domaine du thtre (1).
En effet, c'est partir de cette conversation o le verre sert
d'exemple que Jean-Paul Sartre achte immdiatement un livre que lui
avait recommand son ami la Thorie de l'intuition la phnomnologie,
de Husserl , qu'il lit avec passion toute l'uvre du philosophe
allemand (2), et qu'ils changent leurs postes de travail respectifs
: Aron part pour Le Havre, tandis que Sartre, grce une bourse, s'en
va l'Institut Franais de Berlin dans le but d'tudier les Relations
du psychique avec le psychologique en gnral . Il y rencontrera
Husserl et, partir de tout cela, crira les uvres qui composent la
premire tape de sa philosophie, parmi lesquelles, en 1940, il
publie justement L'Imaginaire (3).
Michel Contt et Michel Rybalka signalent que
cet ouvrage, que Sartre avait d'abord pens intituler Le Monde
imaginaire ou Les Mondes imaginaires , fait suite L'Imagination et
marque l'aboutissement des recherches sur la perception entreprises
depuis les annes vingt (4).
(1) Dans le premier chapitre de la troisime partie de L'tre et
le Nant (Paris, Gallimard, 1973, p. 288-310), Sartre commence
s'loigner de Husserl en s'appuyant sur la Phnomnologie de l'Esprit
de Hegel. (2) II avoue avoir mis quatre ans puiser tout Husserl
dans Les Carnets de
la drle de guerre (Paris, Gallimard, 1983, p. 225). (3) Nous
utilisons l'dition d'Ariette l-Kam, Paris, Gallimard, 1986. En
ralit, cette ditrice n'apporte presque rien l'uvre de Sartre, si
ce n'est l'index onomastique, puisque le volume est pratiquement
identique celui de 1940. Il nous semble qu'il s'agit plus d'une
question de droits d'auteur que de rigueur scientifique. titre
d'exemple, il suffit de signaler que la table des matires est
incomplte et ne suit aucun critre logique : certaines sections sont
cites et d'autres pas, toujours de faon arbitraire. (4) Les crits
de Sartre, Paris, Gallimard, 1970, p. 78.
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L'IMAGINAIRE 299
En ralit, L'Imagination publi par Alcan en 1936 tait une
rlaboration du D.E.S. de Sartre, qui lui avait t demande par son
professeur Henri Delacroix. Cependant, ce premier volume ne
contenait que la premire partie du travail :
tel quel, le livre reprsente l'introduction critique
L'Imaginaire que Sartre laborera par la suite en reprenant la
partie rejete par Alcan (5).
C'est donc dans la perspective de la phnomnologie husserlienne
qu'il faut essayer d'entrer dans cet essai, pour suivre nouveau la
dmarche et l'volution d'un penseur qui a dfinitivement marqu une
poque et qui a su la transcender par l'universalit de ses ides.
Car, il faut le dire, que l'on en soit partisan ou dtracteur, la
pense de Sartre est incontournable.
* *
L'un des mots cls de L'Imaginaire est analogon, que Sartre
utilise dans le sens d' un quivalent de la perception (6). S'il est
permis de gnraliser ce petit exemple, nous nous trouvons donc au
beau milieu d'une proccupation qui part, pour le moins, de Kant,
quand ce dernier parle d'une phenomenologia generalis, antrieure la
mtaphysique. Sa fonction consisterait tracer la ligne de division
entre le monde sensible et le monde intelligible dans le but
d'viter des transpositions illgitimes de l'un l'autre (7).
Autrement dit, la phnomnologie se soucie
(5) Ibid., p. 55. (6) Selon Paul Foulqui, employ
substantivement, un analogon est, dans
un rapport d'analogie, le terme corrlatif d'un terme donn
(Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, PUF, 1969, p. 30).
(7) Jos Ferra ter Mora, Diccionario defilosofia, Buenos Aires,
Sudamericana,
1965, 1. 1, p. 645. J'utilise cet ouvrage en raison de sa grande
clart d'exposition : il nous servira de guide pour ces premiers pas
travers la phnomnologie et la phnomnologie sartrienne. Pour la
commodit du lecteur, je traduis toutes les citations en castillan
et en catalan.
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300 NATHALIE BITTOUN-DEBRUYNE
d'tablir les relations entre la ralit et l'apparence (la faon
d'apparatre), ainsi que de donner une base solide au savoir
empirique en reconsidrant absolument tous les contenus de la
conscience (8). La phnomnologie se situe ainsi
avant toute croyance et tout jugement, afin d'explorer
clairement et nettement ce qui est donn. C'est, comme l'a dclar
Husserl, un positivisme absolu (9).
Ce type d'tudes avait donn de nombreux fruits dans la
philosophie allemande, de sorte que Husserl et Heidegger
apporteront une grande multiplicit de rflexions phnomnologiques la
pense franaise, tout spcialement dans les annes 30 : Jean-Paul
Sartre n'en sera pas le seul rcepteur, il y a aussi Merleau-Ponty
et Paul Ricur (10). Au cours de cette dcennie, les centres d'intrt
thmatiques de Sartre sont phnomnologiques, comme le rsume Francis
Jeanson : d'abord, il veut pouvoir affirmer la souverainet de la
conscience tout en faisant droit la ralit du monde (11), parce
qu'autrement il n'y aurait ni vrit ni sens et l'tre humain ne
possderait pas la liber-
(8) Prcisons ici que le mot est pris selon cette ambivalence : 1
conscience de soi comme sujet, c'est--dire principe actif de
connaissance ; 2 conscience de l'autre ( la conscience est toujours
conscience de quelque chose ), c'est--dire d'un objet distinct du
sujet. Par suite, la connaissance que le sujet a de lui-mme n'est
pas intuitive mais rflchie, c'est--dire lumire qui ne s'apparat
elle-mme que dans la mesure o elle se reflte dans l'objet qu'elle
illumine (P. Foulqui, op. cit., p. 122). Il faut rapprocher cette
dfinition de l'nonc de Sartre : Toute conscience est conscience de
quelque chose (L'Imagination, Paris, PUF, 1994, p. 144).
(9) J. Ferrater Mora, op. cit., I, p. 646. (10) Voir Herbert
Spiegelberg, The Phenomenological Movement. A historical
Introduction, 1960, 2 vol. Cependant, La Phnomnologie de la
perception, de Merleau-Ponty, est de 1945, et, tout comme Sartre,
il ne laisse jamais Descartes de ct, quoiqu'il largisse le je pense
cartsien jusqu' un je suis depuis le monde, conclusion qui a une
certaine ressemblance avec la phnomnologie de Sartre. Voir Silvio
A. Aguirre Batzn, El cuerpo propio en M. Merleau- Ponty, thse de
l'Universit de Barcelone, 1974 ; rsum de 1977. (11) Sartre dans sa
vie, Paris, Seuil, 1974, p. 103, ainsi que les deux citations
suivantes.
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L'IMAGINAIRE 301
t-dans-le-monde par laquelle il caractrise son existence et son
essence ; ensuite, Sartre veut rencontrer la ralit du monde dans la
diversit de ses manifestations , dans un intense effort de
comprhension de l'autre qui est consub- stantiel toute sa pense ;
et, enfin, il veut comprendre les hommes en tant que rapports de
transcendance avec un monde rel : en tant que consciences
singulires, tout moment contraintes de se dpasser vers un
indpassable , comme, mon avis, le montre son thtre.
Pour comprendre ce mouvement phnomnologique inspir par Husserl,
il faut tenir compte du fait qu'il se manifesta comme une raction
face aux excs du psycho- logisme, qui se prsentait alors comme
l'axe principal de toute recherche philosophique. Et dans le cas de
la phnomnologie franaise, il faut souligner qu'aussi bien Sartre
que Merleau-Ponty reconnurent leurs difficults comprendre et
accepter la mthode de Freud.
En fin de compte, nous ne pouvons plus croire que l'image
mentale n'est qu'un simple reflet de sa stimulation externe et, par
consquent, l'imagination implique une fonction ou un travail de
notre conscience. Ainsi, pour suivre les conseils d'Alain, ce
prcurseur de Sartre, nous ne devons tre ni comme les animaux qui
acceptent tout, de sorte qu'ils ne savent rien des choses ni
d'eux-mmes , ni comme les croyants, mais, au contraire, nous devons
adopter l'attitude du sage en refusant de soumettre le signe la
chose et en traant sur la nature des lignes inexistantes mais
ncessaires la connaissance (12).
Comme Husserl nous l'a dmontr, la conscience n'est pas un simple
entrept d'images, de sentiments, de perceptions ou de souvenirs,
car elle est intentionnelle et agit en relation avec ce qui est
donn : la conscience est conscience de quelque chose. La
phnomnologie de Sartre en admet le caractre d'intentionnalit, parce
que la
(12) Ces ides se trouvent dveloppes, entre autres, dans Les Ides
et les ges, Paris, Gallimard, 1927, 2 vol.
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302 NATHALIE BITTOUN-DEBRUYNE
conscience peut se projeter aussi bien in prsentia qu'm absentia
: il s'agit, comme dans le cas du philosophe allemand, d'une
conscience imageante, et l'imagination ne se rduit pas la prsence
d'un analogon, car l'imagination agit. Pour reprendre les mots de
Jean-Paul Sartre,
la pense moderne a ralis un progrs considrable en rduisant
l'existant la srie des apparitions qui le manifestent. On visait
par l supprimer un certain nombre de dua- lismes qui embarrassaient
la philosophie et les remplacer par le monisme du phnomne (13).
Notre philosophe conduit encore plus en avant ce progrs
considrable de la pense moderne. Ainsi, par exemple, la sparation
entre l'essence et l'apparence : l'apparence ne cache pas
l'essence, bien au contraire, elle la met en vidence. Voil pourquoi
aussi bien Husserl que Sartre insistent sur la ncessit d'une
psychologie phnomnologique, et le philosophe franais l'utilise
comme point de dpart dans le but d'tablir une thorie de l'image
:
Un travail sur l'image doit donc se prsenter comme un essai pour
raliser sur un point particulier la psychologie phnomnologique. On
doit chercher constituer une eid- tique de l'image, c'est--dire
fixer et dcrire l'essence de cette structure psychologique telle
qu'elle apparat l'intuition reflexive. Puis, lorsqu'on aura dtermin
l'ensemble des conditions qu'un tat psychique doit ncessairement
raliser pour tre image, alors seulement il faudra passer du certain
au probable et demander l'exprience ce qu'elle peut nous apprendre
sur les images telles qu'elles se prsentent dans une conscience
humaine contemporaine (14).
Il insistera clairement sur ce point dans les premires pages de
L'Imaginaire car, en fait, tout en partant d'une
(13) II s'agit du commencement de L'tre et le Nant, Paris,
Gallimard, 1943, p. 11. (14) Husserl , [in] L'Imagination, op.
cit., p. 143.
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L'IMAGINAIRE 303
base cartsienne sans omettre de considrer Kant, Sartre tourne
autour des remarques de Husserl pendant les annes 30, un peu avant
que ses propres objections ne le mnent, avec L'tre et le Nant, vers
Heidegger (15). De 1933 1939, il tudie et discute Husserl : La
Thorie de l'intuition la phnomnologie, les Mditations cartsiennes
et les Ides directrices pour une phnomnologie. Cette premire tape
de la trajectoire philosophique de Sartre se concrtise travers les
textes que nous avons dj cits, L'Imagination (1936) et L'Imaginaire
(1940), ainsi que d'autres publications : La Transcendance de l'Ego
: esquisse d'une description phnomnologique (1936) (16) et Esquisse
d'une thorie des motions (1939) (17), que l'auteur lui-mme qualifie
d'exprience pour la constitution d'une psychologie phnomnologique .
Cette dernire tentative reste probablement trop en marge non
seulement de la recherche psychanalytique, mais aussi de la
recherche scientifique. Pour Joan Manel Bueno, en effet,
en rester l'analyse phnomnologique de la conscience sans
connatre l'explication qu'en offre la science comporte le risque
d'hypervaloriser l'autonomie de l'exprience humaine. Les
scientifiques courent un danger similaire, mais dans l'autre sens.
force de poursuivre toute heure les courants neuronaux, les
transmetteurs, les bloqueurs, les hormones... on ne sait pas
toujours retenir la question laquelle on prtend rpondre (18).
(15) Selon Annie Cohen-Solal {Sartre 1905-1980, Paris,
Gallimard, 1985, p. 224), la vraie dcouverte de Heidegger par
Sartre ne se produisit pas avant 1938, quand il tait professeur au
lyce Pasteur. Il avait essay auparavant, en 1934, mais il tait puis
par la lecture de Husserl (Les Carnets..., op. cit., p. 225) et ce
n'est qu'en fvrier 1940 qu'il reconnat que l'influence de Heidegger
a t providentielle ces derniers temps au sujet de l'authenticit et
de l'historicit (Les Carnets..., p. 224). (16) D'abord publi dans
Recherches philosophiques, 1936-1937, n 6, p. 85-
123 ; trs bien rdit en volume par Sylvie Le Bon, qui en a crit
l'Introduction et l'a complt par des notes et des appendices
(Paris, Vrin, 1965). (17) Paris, Hermann, 1939. (18) Sartre :
aproximaci a la teoria de les emocions , [in] C. Sole, et P.
Sol (d.), Somnis de llibertat. Julien Gracq i fean-Paul Sartre,
Lleida, Pages ( El fil d'Ariadna , n 8), 1991, p. 191.
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304 NATHALIE BITTOUN-DEBRUYNE
Cependant, pour M. Contt et M. Rybalka, cet essai a un atout
qu'il faut souligner :
Par son caractre la fois accessible et rigoureux, l'Esquisse
d'une thorie des motions constitue, en dpit de sa brivet, la
meilleure introduction l'tude de L'tre et le Nant (19).
Il faut ajouter ces ouvrages l'essai Une ide fondamentale de la
phnomnologie de Husserl : Vintentionnalit (1939) (20).
Les dates d'ditions ne correspondent pas exactement l'ordre
d'criture car, comme nous l'avons signal un peu plus haut, Alcan
n'avait publi sous le titre de L'Imagination que la premire partie,
qui correspond la critique, du livre que Sartre lui prsenta ;
L'Imaginaire, en ralit la seconde partie, qui correspond la thorie
personnelle, dut attendre quatre ans et l'amiti de Jean Paulhan,
qui lui ouvrit les portes des ditions de Gaston Gallimard. Ces deux
livres avaient donc t crits en 1935 et 1936, sur la demande de son
ancien professeur l'cole Normale Suprieure, Henri Delacroix, avant
que Sartre commence La Psych, un ambitieux projet qui en resta
l'Esquisse d'une thorie des motions.
Le premier de ces travaux avait t La Transcendance de l'Ego, que
Sartre avait commenc rdiger Berlin, en 1934. Son but tait bien
clair : il s'agissait de dmontrer que l'Ego ne se trouve ni
formellement ni matriellement dans la conscience, mais qu'il se
trouve l'extrieur, dans le monde ; c'est un tre dans le monde, tout
comme l'Ego de quelqu'un d'autre. Simone de Beauvoir nous explique
la porte de cette proposition :
II y dcrivait, dans une perspective husserlienne, mais en
opposition avec certaines des plus rcentes thories d'Husserl, le
rapport du Moi avec la conscience ; entre la conscience
(19) Op. cit., p. 71. (20) Dans La Nouvelle Revue franaise,
janvier 1939, n 304, p. 129-131 ; repris
dans Situations, I, Paris, Gallimard, 1947, p. 29-32.
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L'IMAGINAIRE 305
et le psychique il tablissait une distinction qu'il devait
toujours maintenir ; alors que la conscience est une immdiate et
vidente prsence soi, le psychique est un ensemble d'objets qui ne
se saisissent que par une opration reflexive et qui, comme les
objets de la perception, ne se donnent que par profils : la haine
par exemple est un transcendant, qu'on apprhende travers des
Erlebnissen et dont l'existence est seulement probable. Mon Ego est
lui-mme un tre du monde, tout comme l'Ego d'autrui. Ainsi, Sartre
fondait-il une de ses croyances les plus anciennes et les plus
ttues : il y a une autonomie de la conscience irrflchie ; le
rapport au Moi qui, selon La Rochefoucauld et la tradition
psychologique franaise, pervertirait nos mouvements les plus
spontans, n'apparat qu'en certaines circonstances particulires. Ce
qui lui importait davantage encore c'est que cette thorie, et elle
seule estimait-il, permettait d'chapper au solipsisme, le
psychisme, l'Ego, existant pour autrui et pour moi de la mme manire
objective (21).
Il s'avre peut-tre ncessaire de prciser que le mot transcendance
signifie que la conscience vise l'objet, vers la chose extrieure .
C'est en faisant le commentaire de l'Esquisse d'une phnomnologie
pure et d'une philosophie phnomnologique de Husserl que Jean-Paul
Sartre nous livre un autre des points fondamentaux qui supportent
sa thorie et que, par consquent, l'on doit considrer au moment de
lire et de comprendre L'Imaginaire. Pour lui, le philosophe
allemand
ne nie point l'existence de donnes visuelles ou tactiles qui
font partie de la conscience comme lments subjectifs immanents.
Mais elles ne sont pas l'objet : la conscience ne se dirige pas sur
elle ; travers elles, elle vise la chose extrieure. Cette
impression visuelle qui fait prsentement partie de ma conscience
n'est pas le rouge. Le rouge est une qualit de l'objet, une qualit
transcendante. Cette impres-
(21) La Force de l'ge, Paris, Gallimard, 1960, p. 189-190.
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306 NATHALIE BITTOUN-DEBRUYNE
sion subjective qui, sans doute, est analogue au rouge de la
chose, n'est qu'un quasi-rouge : c'est--dire qu'il est la matire
subjective, la hyl sur laquelle s'applique l'intention qui se
transcende et cherche attraper le rouge hors de soi (22).
Il s'agit d'un bon argument pour viter l'idalisme puisque, selon
Sartre, nous ne devons pas infrer le monde partir du moi, ni non
plus le moi partir du monde : ils se donnent tous deux ensemble, en
corrlation (23). Et c'est aussi une excellente manire de prserver
notre capacit cratrice envers le monde et l'histoire : Gaston
Bachelard, par exemple, saura bien en profiter pour crer une
philosophie matrielle du rve et de la mtaphore. Sartre lui-mme
saura se servir des possibilits esthtiques qu'ouvrent ses analyses
phnomnologiques
de la conscience-dans-le-monde partir de l'motion et de
l'imagination, car il lui semble que ces deux conduites, ces deux
types de conscience, sont privilgis pour faire apparatre le recul
ncessaire toute conscience et pour qu'on puisse parler de monde :
ce sont deux conduites magiques, hors de l'histoire, o la
conscience cre du nant dans l'tre (24).
L'Imaginaire arrive cette conclusion, selon Jeannette Colombel.
Et il me semble que Sartre y trouve, contrairement au manque de
politisation que signale Annie Cohen-Solal, une justification de la
libert de conduite ou
(22) Husserl , [in] L'Imagination, op. cit., p. 145. Pour
Husserl, Hyl signifie les donnes des sens avant l'intervention de
l'activit intentionnelle de l'esprit qui leur confre un sens (P.
Foulqui, op. cit., p. 327). (23) Frederik Copleston, Historia de la
Filosofia. IX. De Maine de Biran
Sartre, Barcelone, Ariel, 1984, p. 332. Pour une synthse de
conscience pr- rflexive et conscience reflexive ; le fait
d'imaginer et la conscience motive chez Sartre, voir p. 325-342.
(24) Jeannette Colombel, Jean-Paul Sartre. 2. Une uvre aux mille
ttes, Paris,
Librairie Gnrale Franaise ( Le Livre de Poche, biblio-essais , n
5013), 1986, p. 632.
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L'IMAGINAIRE 307
de morale et de connaissance nettement associe au monde et la
socit, et tout aussi nettement libre de toutes sortes
d'explications mtaphysiques. En fait, si nous appliquons
correctement la proposition sartrienne, lire un roman ou participer
un vnement politique sont des actes issus d'une activit quivalente
quant la conscience.
Malheureusement, le Sartre de L'Imaginaire apparat trop rarement
dans les tudes actuelles de critique littraire phnomnologique. Pour
Roman Ingarden, dj,
l'uvre d'art littraire n'est pas un simple phnomne
psychologique, car elle transcende toutes les expriences de la
conscience, aussi bien celles de l'auteur que celles du lecteur
(25).
Nous sommes loin des conclusions sartriennes selon lesquelles le
romancier, le pote, le dramaturge constituent un objet irrel grce
aux analoga verbaux. Quoi qu'il en soit, c'est Ingarden qui a
clairement dirig les pas de la phnomnologie et ceci, entre autres
raisons, parce que son tude Das literarische Kunstzverk qui date de
1931 (26) s'occupe spcifiquement du fait littraire. Pour sa part,
Jean-Paul Sartre affirmait dans les pages finales de L'Imaginaire
qu'il aurait fallu consacrer un livre entier au problme de l'uvre
d'art, ce qu'il ne fit pas. Gilbert Durand lui reprochera prcisment
le manque d'envergure de son psychologisme, au point de suggrer que
L'Imaginaire aurait pu s'intituler Conscience-de-l'image-chez-
Jean-Paul-Sartre . Autrement dit, Durand veut signifier que la
trajectoire de la phnomnologie a largi le paysage d'un
rductionnisme psychologiste reprsent, son avis, par cette premire
tape de Sartre (27).
(25) Dario Villanueva, Pluralisme) critico y recepcin literaria
, [in] D. Villanueva (d.), Avances en Teoria de la Literatura, St
Jacques de Compostelle, Universidad de Santiago de Compostela,
1994, p. 25. (26) Roman Ingarden, L'uvre d'art littraire, Lausanne,
L'ge d'Homme,
1983. (27) Voir G. Durand, Les Structures anthropologiques de
l'imaginaire. (Introduction l'archtypologie gnrale), Paris, Bordas,
1979.
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308 NATHALIE BITTOUN-DEBRUYNE
Si Ingarden avait commenc diffuser sa recherche surtout partir
de 1930, Gaston Bachelard avait aussi entrepris son priple
intellectuel un peu avant Sartre lui- mme : la thse de Bachelard,
Essai sur la connaissance approche, parut en 1928 (28). Les
rfrences de Bachelard l'auteur de L'Imaginaire seront rares aprs
cela, parce que, pour l'auteur de La Potique de l'espace, Yanalogon
sartrien n'est pas assez charg de force significative et
symbolique.
* * *
Aprs avoir voqu des points de vue qui ne trouvrent que peu de
convergence avec la mthode de notre philosophe, il est temps de
revenir son uvre. Quand, un peu plus haut, nous affirmions que
Jean-Paul Sartre est romancier, moraliste dans le sens le plus
radical de l'expression , philosophe, analyste politique,
journaliste, dramaturge... et [qu'Jil trouve encore le temps de
collaborer des manifestations de protestation ou de solidarit, de
s'intresser au cinma, de diriger une revue... , nous ne commettions
pas d'erreur quant la priode, nous ne confondions pas les annes 60
ou 70 avec les annes 30. Bien que chez le premier Sartre ce soit
l'activit philosophique qui l'emporte sur l'activit politique ou
littraire, sa phnomnologie ne s'y oppose absolument pas.
Il se s'agit pas de s'appesantir sur certaines anecdotes plus ou
moins autobiographiques que l'on peut observer chez Mathieu ou
Roquentin, ses personnages des Chemins de la Libert ou de La Nause,
ni mme sur la relation possible entre la fin de ce roman et la
thorie de l'imagination : l'motion et l'imagination se trouvent la
base et au cur de la conception thtrale de Sartre, la subjectivit
de la conscience explique le regard des personnages de
(28) Paris, Vrin, 1928.
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L'IMAGINAIRE 309
ses pices de thtre et de ses romans, tous condamns
tre-libres-en-situation. C'est ici que se trouve l'origine de sa
thorie et de sa praxis thtrales :
S'il est vrai que l'homme est libre dans une situation donne et
qu'il se choisit lui-mme dans et par cette situation, alors il faut
montrer des situations simples et humaines et des liberts qui se
choisissent dans ces situations (29).
La conclusion qu'il veut que nous en tirions est la fois vidente
et absolument en rapport avec l'ide d'engagement aussi bien qu'avec
les concepts d'intentionnalit, de transcendance, de subjectivit, de
libert dans la situation. Ainsi, si je puis me permettre de me
citer,
La leon morale et non pas moralisatrice, la distinction est
fondamentale se produit chez le spectateur quand, par un phnomne de
rfraction, il se voit plus ou moins identifi avec certains
personnages en fonction de leur attitude, de leur choix dans la
situation limite dans laquelle ils se trouvent. L'identification
prcde une auto-connaissance, une introspection que Sartre voyait
plus ralisable travers le thtre que le roman, par exemple (30).
Quant son engagement politique, sa proccupation envers le monde
et la socit, la phnomnologie lui fournit de nouveau la raison et
l'action, et il n'est donc pas ncessaire d'avoir recours un
rapprochement postrieur avec le marxisme. Le dualisme entre le
Monde et le Moi est un des dualismes striles de la pense
philosophique ; ainsi, bien que sa pense ait postrieurement
volu,
(29) Jean-Paul Sartre, Pour un thtre de situations , [in] Un
thtre de situations (textes choisis et prsents par Michel Contt et
Michel Rybalka), Paris, Gallimard, 1973, p. 20. Ce texte, paru dans
le numro 12 de La Rue en novembre 1947, est un vritable manifeste
existentialiste et littraire. (30) Nathalie Bittoun-Debruyne,
Jean-Paul Sartre : per un tetre de situacions,
Barcelone, Institut del Tetre, 1989, p. 15.
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310 NATHALIE BITTOUN-DEBRUYNE
comme nous l'avons signal plus haut, il est ncessaire de
rappeler cette prmisse :
Le Monde n'a pas cr le Moi, le Moi n'a pas cr le Monde, ce sont
deux objets pour la conscience absolue, impersonnelle, et c'est par
elle qu'ils se trouvent relis. Cette conscience absolue,
lorsqu'elle est purifie du Je, n'a plus rien d'un sujet, ce n'est
pas non plus une collection de reprsentations : elle est tout
simplement une condition premire et une source absolue d'existence.
Et le rapport d'interdpendance qu'elle tablit entre le Moi et le
Monde suffit pour que le Moi apparaisse comme en danger devant le
Monde, pour que le Moi (indirectement et par l'intermdiaire des
tats) tire du Monde tout son contenu. Il n'en faut pas plus pour
fonder philosophiquement une morale et une politique absolument
positives (31).
C'est sur ces ides que se termine La Transcendance de l'Ego, et
c'est ainsi que nous pourrions achever cette modeste tentative
d'approche d'un texte qui reprsente l'une des premires aventures du
long priple intellectuel de Jean-Paul Sartre.
Nathalie BITTOUN-DEBRUYNE
(31) La Transcendance de l'Ego, op. cit., p. 87.
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