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No 3 1936 Mars
NOUVELLE . "" REVUE THEOLOGIQUE
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE RFLEXIONS A LA SUITE D'UN DBAT
N'est-il pas un peu tard pour parler encor d'elle? ... Pendant
cinq annes environ, tout le monde fut requis de rpondre : y
avait-il une philosophie chrtienne? et en quel .sens ? et quelles
conditions ? Puis la mode changea". Mais il ne s'agissait pas que
de mode . . Il s'agit d'un problme essentiel, qui s'impose depuis
des sicles, qui s'imposera pendant des sicles encore, et qui sous
des noms divers dsignant tour tour chacun de ses multiples aspects,
ne. cesse de hanter nos esprits. Avant-hier, discussions sur "
l'imma-nence J); aujourd'hui, dbat sur l'humanisme 11 et recherche
d'une philosophie de la personne 1>; hier, tude du vocable de"
philosophie chrtienne n: c'est toujours, au fond, le mme problme.
On a beau venir en .retard : on :le retrouve toujours, actueL
I
A l'origine de sa dernire phase, un double conflit : conflit,.
d'abord, entre MM. Brunschvicg et Gilson, propos du thomisme. Mais
si M. Brunschvicg crte le thomisme comme philosophie, c'est moins
en tant que ce systme est chrtien, qu'en tant qu'il est
aristotlicien, conceptualiste et synthtique. Le second 'conflit met
aux prises MM. Brhier et Blondel, et bientt M. Gilson y : joue
aussi un rle de premier plan:.
N. R . TH. LXIII. 1936. MARS 15
. (
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SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
Dgageons-en d'abord les grandes lignes : en nous introduisant au
cur du problme, elles nous permettront d'en mieux comprendre
quelques orientations nouvelles.
En l 927, dans quelques pages de son Histoire de la Philosophie,
M. Brhier prtend montrer que l'avnement du christianisme n 'a
presque point exerc d'influence sur le dveloppement de la pense
philosophique. Il revient la charge en 1928, au cours de trois
confrences donnes l'Institut des hautes tudes de Belgique, et
rsumes dans la R evue de Mtaphysique et de Morale de 1931 (1),
ainsi que dans une intervention la S:iczt franaise de philosophie
(1931).
Selon M. Brhier, on ne trouverait dans l'histoire de la
philosophie depuis vingt" sicles aucune conception de l'univers
ente sur le dogme chrtien, et ce ne serait que " par accident que,
pendant les sicles du moyen ge, la culture intellectuelle d'origine
grecque a t lie troitement avec la profession religieuse ii. Sans
doute, le christianisme a fait de nombreux efforts pour s'annexer
la philosophie : augus-tinisme, thomisme, cartsianisme,
traditionalisme, hglianisme. Le dernier en date de ces efforts est
celui de M. Blondel. Mais ils ont toujours t vains. Et la chose
n'est pas tonnante : car il y a incompatibilit ( la Socit de
philosophie, M. Brhier dit seulement : sparation ) entre le
christianisme et la philosophie. Le christianisme est
essentiellement l'histoire mystrieuse des rapports de Dieu avec
l'homme, histoire mystrieuse qui ne peut tre que rvle, et la
philosophie a pour substance le rationalisme, c'est--dire la
conscience claire et distincte de la raison qui est dans les choses
et dans l'univers. "
A cette thse radicale, d'o paraissait rsulter la condamnation
soit du christianisme soit de la philosophie (2), les rponses n'ont
pas manqu. On peut en discerner troi~ principales, que, sans entrer
dans l'historique assez compliqu de la controverse,
( I) Y a-t-il une philosophie clrttienne? (z) A moins qu'il n'y
faille voir, tout simplement, l'expression paradoxale
d'un mouvement de mauvaise humeur, provoqu par quelques excs de
zle.
SUJ2 . ~11ii li~-,~ asn~! . '~l'J 11 nous dsignerons a c.""0'~
~"'~~1~" philosophie chrtt''1r/,t1 'i~~l1'i h 'l '. d'''.'.csno11
onb 011 \1)
usno. d'exercice I>). Aprhq, sno t-il, la raison natw:ts
,,001n~~ 1 qe p . se trouve, chez J.l d ' .1,, ~01\
lSJlD '' 11\ cond1t10ns d'exero15:i dnl sulP' chang, mais le
je'!Ji_ n; doSO!~~ 111111 plus facile et plusml1 li tUPsit 11
h ' . n:r::iJt 11 temps un c retien y n:: 5~51 ii1J . d' 1
:.nei\ ''\\li m iquent e termeim'. s~:J "
, l e[ 1 ' blno nelles. C'est la un : nL ' I 1u1n ,r des courses
vaines, ,25p::i:i. ~JUl~l11 ~ de ses dmarches o a~n:i.rJ Jp~J ~ 1
11 qui philosophe qu'up :l 1J ~~ 'liutY
. dl 51 n\111 pas dans la philosoo20 . suor!r Pour M. Gilson, 1
,nccd,P 'J,10oJI ~
1 , . , ~;;n-{~ '\Il c uet1enne, d abord b"lo snll U\ u (.!O.
,,1 11 J~J) '
(1) Si nous nous en t n"V (! \i) Q\jll n'est pas que nous m\m
'I;::l l!P ' ~ mais notre intention noi1 u r1HPU)~ ~n~ les rapports
de M. A. .A ;J1n:iS!P ' Juvisy. L'essentiel du d>b uF';;,
sJn~suim de philosophie (1932), dob ,( I ~p ~\~~ ZI mars r931. Pour
umu ~;>AtJJU I! /~~ bibliographie dans : E. O .:3: , . ' ap
111111 ~ notes bibliographiques; l ;~r V/ 811/Jnr~! B. ROMEYER,
Autour duuh '10jJii1 ,lfoll/, de philosophie, t. X, 1934~EQI~.t1fJ
al/ contribution, qui n'est l?.~, oJ:lu~!s~P P. GURIN, A propos de
h t~ philosophie religieuses, mm ,1
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226 SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
Dgageons-en d'abord les grandes lignes : en nous introduisant au
cur du problme, elles nous permettront d'en mieux comprendre
quelques orientations nouvelles.
En 1927, dans quelques pages de son Histoire de la Philosophie,
M. Brhier prtend montrer que l'avnement du christianisme n'a
presque point exerc d'influence sur le dveloppement de la pense
philosophique. Il revient la charge en 1928, au cours de trois
confrences donnes l'Institut des hautes tudes de Belgique, et
rsumes dans la R evue de JVItaphysique et de Morale de 1931 (r),
ainsi que dans une intervention la Sxit franfaise de philoso1'Jhie
(1931) . .
Selon M. Brhier, on ne trouverait dans l'histoire de la
philosophie depuis vingt' sicles a.ucune concepti~n de l'univers
ente sur Je dogme n chrtien, et ce ne serait que par accident que,
pendant les sicles du moyen ge, la culture intellectuelle d'origine
grecque a t lie troitement avec la profession religieuse >>.
Sans doute, le christianisme a fait de nombreux efforts pour
s'annexer la philosophie : augus-tinisme, thomisme, cartsianisme,
traditionalisme, hglianisme. Le dernier en date de ces efforts est
celui de M. Blondel. Mais ils ont toujours t vains. Et la chose
n'est pas tonnante : car il y a incompatibilit ( la Socit de
philosophie, M. Brhier dit seulement : sparation ) entre le
christianisme et la philosophie. Pour M. Gilson, l'histoire prouve
qu'il existe une philosophie chrtienne, d'abord en ce sens que la
philosophie est redevable,
(1) Si n ous nous en tenons ce bref rappel d e trois
positions-types, ce n'est pas que nous mconnais~ions l'intrt de
mainte autre intervention mais notre intention ici n 'est pas
historique . Signalons cependant les rapports de M. A. FOREST et du
R. P. MorrE la journe d'tude de J uvis)'. L'es~entiel du dbat
estcondensdans Je Bulleti11 de la Sacitfranfaise de plulosoph1e
(1932), donnant le compte-rendu in extenso de la sance du 21 mars
193 r. Pour une tude plus dtaille, on trouvera une premire
bibliographie dans : E. GILSON, L'esprit de la philosophie mdivale,
t . I et II notes bibliographiques; La philorophie chrtie11ne,
Jmisy, 1934, appendice n; B. ROMEYER, Autour du problme de la
philosophie chrtienne, dans Archives de philosophie, t. X, 1934, p
. 419 et sui\'. - La pense protestante a fourni sa contribution,
qui n'est point ngligeable; voir, encore tout rcemment, P. UR
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z28 SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
en fait, au christianisme d'un certain nombre de notions \
capitales, telles que l'ide de cration ou l'ide de personne; ' puis
en ce sens que mme les lments de la philosophie antique, accueillis
par la pense chrtienne, ne l'ont t qu'en subissant une
transformation. Ainsi, pour prendre des exemples qui ne sont pas
tous de M. Gilson, divers traits de l'ide de Dieu : la perfection
divine, au nom de laquelle un Aristote refusait Dieu la
connaissance du monde ( r }, comporte maintenant cette
connaissance; ou l'ide de la libert : d'abord simple . aspect de la
contingence sublunaire, elle devient la perfection suprme de l'tre
spiritud. Ainsi encore le socratisme chrtien : perptuant la
tradition du cc connais-toi toi-mme, les Pres de l'glise lui
donnent une tout autre porte; etc.
M. Blondel replace le problme sur le terrain proprement
doctrinal. Il commence par observer que la position o s'est install
M. Brhier lui tait dicte par un parti-pris
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230 SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
sur la ~vl~~ion gn~atrice de raison .porte srement plus loin.
Quoi qu 11 en soit, seule la troisime thse, celle de
M. Blondel, tablit un rapport vritablement intrinsque entre la
spculation rationnelle et la rvlation surnaturelle, sans, pour
autant, ouvrir la philosophie le contenu mystrieux de cette
rvlation. Une adhsion clatante lui fut donne, au nom
m~e de la thologie par le R. P. Sertillanges, dans une
inter-ve1?t10n au cours de la journe d'tude de Juvisy sur la
ph~losophie chrtienne, le 11 septembre 1933, et dans un article
paru dans la Vie intellectuelle du 10 octobre. Peu aprs, Mgr de
Solages, dans son discours de rentre de l'Institut catholique de
Toulouse ( 1 ), la prsentait aussi comme la seule solution adquate
du problme.
Ce ralliement, coup sur coup, de deux thomistes trs fermes l'une
des positions essentielles du blondlisme, fut bon droit remarqu. Il
est d'autant plus normal que la pense de M. Blondel parat bien ici
en continuit, non seulement avec la pense augustinienne, mais
encore avec la pense de saint Thomas, comme le R. P. Huby l'avait
tabli dj dans les !udes du 5 juin 1932 (2). Certes, une thorie
comme celle de M. ~londel ~e pouvait prendre corps qu'en un ge o la
philo-sophie venait de fournir une carrire indpendante et de
s'abandonner, enfant prodigue abusant de sa majorit, un rve de
rationalisme intgral. 1 En un climat chrtien comme celui_ du moyen
ge, les proccupations d'o peut natre une pareille doctrine taient
chose impossible. Mme en d'autres mots, M. Blondel ne rpte donc en
aucune faon saint Thomas. Mais il est d'autant plus significatif de
voir que, dans un tout autre contexte de problmes et de concepts,
la philosophie
(1) Publi aussi par la Vie intellectuelle, le 10 dcembre, 1933.
(2) Sagesse chrtienne et Philo.
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SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE .
religieux. Il dpend toujours, non pas seulement d'une
exp-rience, mais - au sens large du mot - d'une croyance. La
rflexion du philosophe, a crit M. Sylvain Lvi, s'chafaude partout
l'aide des matriaux que lui fournit la croyance gnrale, la
convention admise, la tradition, soit qu'elle s'en rclame, soit
qu'elle prtende se librer " (1). Nous le remarquons davantage pour
des systmes de pense plus lointains par rapport nous, m~.is c'est
aussi vrai de nous.
Or, ce fait est peut-tre un droit. L'idal que la philosophie
avait forg n'tait-il pas le fruit d'une prtention trop ambi-tieuse?
La philosophie, - c'est--dire la raison rflchie dans son exercice -
n'est sans doute capable de rien inventer proprement parler, son
rle n'est pas de dcouvrir " je ne sais quelles Amriques
intelligibles " (2). Elle ne peut que rationa-liser . La nourrice
de Descartes est plus responsable que celui-ci ne le croyait de
tout ce qu'il tire de son Cogito. Ce n'est pas contester la valeur
de la raison philosophique, que de refuser d'y voir une sorte de
commencement absolu. En dpit de l'illusion qu'ont pu nourrir
plusieurs idalistes, profitant subrepticement d'une situation
qu'ils niaient sans tre en mesure de la supprimer, le philosophe le
plus gnial, le gnie mme de la philosophie, s'il tait coup, par
miracle, de toute tradition, ne tirerait pas grand'chose de
!'autophagie mentale laquelle il serait rduit.
De ce point de vue, il est indniable que le christianisme a
beaucoup apport la philosophie. Mais son apport, si vaste et si
fcond qu'il s~it, ne constitue pas encore un &1t~ Il n'est
(1) Matriaux pour l'tude du systme Vijnaptimatra. 1932, p. 7-8.
Cfr G. DUMEZIL, Ouranos-Varuna, 19 34, p. 28< Quand la
rflexionphilo~ophique 'veille chez un peuple, chez un intellectuel
, elle ne se trouve pas d evant une ralit vierge d e regards
humains : elle se trouve devant Je chaos des notions mythiques nes
avec le langage et avec les activits des anctres, et interposes
soJidement entre les faits et l'esprit; c 'est sur ces notions
mythiques qu'elle opre, et non sur la nature . Son travail consis
te les analyser, les charger d'ides abstraites . . .
(2) L 'expression est de M. tienne BORNE, D'une philosophie
chrtienne qui serait philosophique, dans Esprit, novembre 1932, p.
337.
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE :z33
. . lus im ortant - de l'histoire qu'un cas - vrru dire, le ?
ioi Et si la philosophie ternelle des rapports entre raison et n u~
sens beaucoup plus de saint Thomas, par exemple, ou, : H \ ou mme
celle de lointain, la philosophie d~ !{ant ~~. : a eg=l~es
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234 SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
surtout comme d'un objet sur lequel .exercer sa critique;
toujours au moins interprtant cet objet, et, en quelque mesure,
s'efforant de le transposer, - quitte en prouver les rsistances ( 1
). Mais elle n'enfante pas sans avoir t fconde (2).
Cependant, il est un autre sens o l'on peut et l'on doit parler.
de philosophie chrtienne : un sens cette fois spcifique, exclusif.
Sens non plus historique, mais mtaphysique. II n'est plus question
alors d'une philosophie, ou de philosophies, qui, en fait, se
trouvent tre chrtiennes parce qu'elles ont reu un apport chrtien, -
si important, si heureux, si authentiquement conserv que soit cet
apport. Mais il est question de la philosophie, qui, pour tre
vraiment et intgra-lement philosophie, doit, d'une certaine faon,
tre chrtienne. Il ne s'agit plus seulement de dire qu'une
philosophie chrtienne sera meilleure qu'une autre, plus complte ou
plus vraie. Mais d'affirmer que seule la philosophie chrtienne sera
vraiment, sera pleinement philosophie.
En effet, de mme que, selon le mot de Tertullien, l'me humaine
est naturellement chrtienne, ainsi - et par voie de consquence - on
dira que la philosophie est naturellement chrtienne. Et cela ne
voudra pas dire que la philosophie, laisse elle- mme, puisse
trouver les vrits chrtiennes, ou leur " quivalent rationnel (si
tant est que cette proposition ait un sens). Cela ne voudra pas
dire qu'elle constitue, avant la rvlation chrtienne, une sorte de
christianisme naturel. Cela voudra mme dire exactement le
contraire, savoir : que la
(1) Pour le dire tout de suite, anticipant sur ce qui va suivre
aussitt, les rsistances de! 'objet chrtien seront particulirement
prouvantes et Je grand scandale d'un Celse, reprochant aux chrtiens
de professer un dogme qui ~'admet ?as d'interprtation allgorique ,
est d'abord Je scandale que le fait du Christ oppose la prtention
totalitaire de la philosophie.
(2) La compar2ison est de saint GRGOIRE DE NYSSE Vie de Moise
(PG XLIV, 329). ' '
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE 235
philosophie, ne pouvant donner la rponse totale au problme de
l'homme et ne pouvant nanmoins se dsintresser de cette rponse, ne
trouve le lieu de son achvement et de son repos - d'un repos
toujours actif - que dans une rvlation, qui n'est autre, en fait,
que la rvlation chrtienne. Cela voudra dire que, par son mouvement
propre, sans sollicitation du dehors, elle tend vers la rvlation (
1 ).
Chrtienne, donc, la philosophie, en ce nouveau sens, ne le sera
point par plnitude. Elle le deviendra, au contraire, en prenant
conscience de son insuffisance radicale (et non pas seulement de
ses insuffisances). Et puisqu'il s'agit de la philo-sophie,
l'expression philosophie chrtienne ne souffre plus ici, comme
tout--l'heure, aucune expression parallle. Car le christianisme
n'est plus maintenant pour la philosophie, au dpart ou en cours de
route, une donne plus ou moins assi-milable, c'est--dire
rationalisable, naturalisable. li est, au terme, la Rvlation
dfinitive, innaturalisable. JI est, par dfinition, L'au-del de la
philosophie. Et si tout de mme une certaine assimilation doit se
faire, l'esprit ne souffrant point
(1) On s'exprime ici dans la conception o la philosophie apparat
coextensive tout l'effort concret de la raison. On pourrait dfinir
tout autrement les rapports de la philosophie et du christianisme,
si l'on dfinissait d'abord la philosophie comme une pure technique,
traitant de problmes purement formels. Cette restriction du sens du
mot philosophie serait parfaitement lgitime. Elle s'impose mme
parfois, si l'on veut montrer par exemple que la religion (en son
aspect humain) correspond une fonction - la fonction essentielle -
de l'esprit, indpendante en soi de la fonction philosophique comme
de toute autre. - Mais en ce cas, lorsqu'onen viendra la dmarche,
rationnelle encore et indispensable, par laquelle il faudra
critiquer l'ambition spontane de cette tehnique rationnelle se muer
en un philosophisme donnant le dernier mot de l'rre, comment
refuser cette dmarche mme J 'appellation de philosophique? comment
refuser d'y voir le plus haut effort de la philosophie, qui se
transcende elle-mme et chappe ses limitations abstraites, au moment
prcis o elle aperoit la vanit de son premier rve? On en reviendra
donc au point de vue rflexif, qui est celui de saint THOMAS, comme
de LACHELIER, comme de M. BLONDEL (mais beaucoup moins celui de
saint AUGUSTIN), point de vue d 'o la religion se montre - quoi
qu'il en s oit de la faon dont s'opre le raccord - dans le
prolongement de la philosophie, comme son au-d el.
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SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
duali_t, c'est le christi~nisme qui maintenant dit la
philo-sophie : Non me mutabis in te sed tu mut b . ' a ens in
me.
'Cert~s, pour se dcouvrir telle, pour aspirer cet achvement
nccessaire dans l'abdication d'elle-mme " , , - non par man1 re d
obscur pressentiment ou de dsir conf . l . us, mais avec a n,~ueur
et la. prcision qu'elle met dans tous ses autres champs d e~u~e, .-
il f~~t en pratique la philosophie l'influence du chnstiamsme deJ
rvl Nous avons l , . , 1 , prec1sement e cas supreme o se vrifie
cette thse gnrale, que, dans l'tat a~tuel ?e notre monde, la
rvlation nous est moralement
~ecessaire. pour la possession des plus importantes vrits de l
or?~e men:e naturel. Pour se dcouvrir enfin naturellement
chretlenne, il a fallu que la philosophi"e f't c 1 , , . . . u
1n1ormee par a revelat1on pos1t1ve du christianisme Et c'est . . .
. ainsi que, s1 nous p~rlons au concret, psycho!ogiquement et
historiquement, nous dirons ~~e cette philosophie chrtienne au sens
absolu suppose la prem1ere sorte, toute contingente de phi! h" h ,
. . , , osop 1e c retienne. Ajoutons qu elle la suppose mme tablie
et dveloppe depuis assez lon~tem~s ,rour avoir pntr profondment
l'intelligence et en avoir mis a nu la loi secrte. ,. Mais, de ~me
que ce qui est vraiment rationnel, mme
s Il ne fut decouvert en fait que grc h . . . , , e au c
nstiamsme ou grace ~ que!que autre apport extra-rationnel, et mme
s'il ne fut rat10nalis que beaucoup plus tard d . , , . ans son
expression n en etait pas moins rationnel de toute ternit . . . 1'
h1 h" h , . . a1ns1 a p I osop te c ~et~en~e, c'est--dire la
philosophie ouverte par essence au chnstiamsme et l'appelant sa
manire, mme si elle ne se dco~vre telle que grce au christianisme
et au b?ut d~ l~ngs s1ecles de spculation fconde par le
christia-nisme, eta1t telle, en droit de tonte tern1"t s l , . ,
.,. . 1, par exemp e, la creat10n dont un saint Thomas fournit la
dmonst t"
hil h" ' . ra wn p' ~sop ique: eta1t une vrit rationnelle ds le
temps d Anstot~ qui ~ourtant ne la connut pas, la thse essentielle
de la philosoph1e d'un_ Blondel pouvait aussi bien tre vraie ds le
temps de ce mme Aristote, qui ne l'a pas souponne davantage.
SUR LA. PHILOSOPHIE CHRTIENNE 237
Les problmes d'essence ne doivent pas tre confondus avec les
problmes d'histoire, ni les principes avec les origines.
Si donc toute philosophie, quelle qu'elle soit, doit, d'une
ncessit de fait, commencer par tre plus ou moins orphique, ou
chrtienne, ou bouddhique, etc., la philosophie, elle, doit d'une
ncessit de droit tre finalement chrtienne. Refuser tous les apports
extra-rationnels qui s'offrent la fconder, et parmi eux l'apport
chrtien, serait pour toute philosophie, en se condamnant au vide,
se rendre la tche pratiquement impossible. Mais refuser de s'ouvrir
dans une dmarche ultime la rvlation chrtienne (et cette fois elle
seule : car les autres ne sont pas vraiment rvlation), serait
beaucoup plus grave encore. Ce serait, pour la philosophie, se
renier.
Tout illgitime et d'ailleurs illusoire qu'il est lorsqu'il
prtend devancer les offres qui sont faites la raison du philosophe,
le premier de ces deux refus peut, en un certain sens, se
justifier. Normalement, il doit suivre une premire acceptation. La
philosophie ne reoit en effet son objet que sous bnfice
d'inventaire. Rationaliser, nons l'avons vu, telle est sa tche
propre. Mais rationaliser, c'est aussi bien, selon le point de vue
auquel on envisage la chose, critiquer et rejeter, qu'accueillir et
intgrer. C'est la fois l'un et l'autre. " L'esprit, c'est ce qui
nie >> : dans cette boutade fameuse, n'y a-t-il pas beaucoup
de vrai? En tout cas, faire d'une croyance une vrit rationnelle
n'est pas seulement, d'habitude, lui trouver comme du dehors une
preuve, un appui, qui la laisse elle-mme inchange. C'est aussi la
modifier intrin-squement, la faire entrer dans un systme de
perspectives qui en transforme les aspects familiers et en rvle
maint autre aspect. C'est la faire passer, pour employer un langage
spinoziste, d'un degr de connaissance un autre degr.
De plus, dans les apports qu'elle critique tout en s'en
nourrissant, la philosophie trouve beaucoup d'impurets de toute
sorte, d'anthropomorphismes et d'autres navets. Toute pense
s'exprime forcment en mots, et tout mot porte
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sun LA PHILOSOPHIE CHHTJENNE
le germe d'un mythe U d fi , . . . . ne uvre e pun cat10n,
toujours a reprendre, s'impose. Or, purifier, c'est ncessairement
vider Travail o_ se rencontrent, nonobstant toutes les oppositions:
les plus_ mt~llectuels ~es . mystiques et les plus mystiques des
rat10nalistes. Operation systmatique de vidage laq.uelle ~n Asanga
se livre avec une sorte de frnsie. Fhilosoph1e critique d'u~
Brunschvicg, pourchassant de l'esprit tout r.este de ~y1holog1e
avec une logique impitoyable ... (1).
::viais cette _ngueur dans le premier refus risque de n'tre qu,
une dupene plus subtile. Elle ne sera saine et lgitime qu envelopp
\ d. ce, pour ams1 ire, dans une entire acceptation dans. une e~ti
re soumission. Plus elle se vide, plus la ph]o~ sophie -: mcapable
de ne pas critiquer ce qu'elle reoit et sa~s quoi
1elle-'.11me ne serait pas - aspire un plein qui
satisfasse 1 ~spnt sans le contaminer : bref, au surnaturel. o~
le V~l~ donc maintenant. Comme l'expression ((philo-~oph1e
_chret1cnne , l'expression rvlation chrtienne ,, peut etre p_nse.
en deux sens, sdon qu'on parle de cette rvlation comme fecondant la
philosophie au cours de son travail ou comme se p_rs~nt~nt . elle
son terme. Dans le pre~ier cas, ~o.mme 11 s agissait d'une
philosophie considre dans ses elements, en tant que systme
objectif, il s'agit du contenu de la rvlation, et surtout d'une
part de son contenu la pat d ' ' r es " ventes naturelles " Dans le
second cas, comme
R , si diffrents qu'ils soient, il existe malgr tout un lien
essent!el. Car le christianisme, qui est un f:i.it de l'hi!toire
humaine, venu son rang aprs et avant d'autres faits, est en mme
temps l'absolue Vrit. Et la philosophie, qui reoit dans le temps
les apports de la rvlation chrtienne, est aussi celle qui s'ouvre
intemporellement, au terme de sa course, au mystre surnaturel dont
cette rvlation apporta au monde la bonne nouvelle.
L' cc vnement chrtien n ne fut pas seulement une
(1) Qu'on se rappelle les plaintes d'un TYRRELL, reprochant la
thologie classique de frustrer la pit en vidant de leur contenu
motionnel des notions comme celle de la l
-
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
t rdl'naire fermentation de croyances, et l'irruption d'une ex
rao . , . foi plus forte que toute autre dans le doma1_ne de la
speculat10n . t" nnelle : il tait vraiment une rvlat10n
surnaturelle, et 13 10 . d ''! il demeure la Rvlation du
Surnaturel. Aussi, s qu 1 est entr en contact avec la philosophie,
il ne la lchera plus.
Les rflexions qui prcdent sont de nature montrer, semble-t-il,
comment les trois positions rappeles plus haut
t toutes trois lgitimes, pourvu qu'on les regarde non son . 1, .
exclusives l'une de l'autre mais comme camp ementaires. comme , . "
.. Ou our mieux dire, seule l'accession a la tro1s1 me pos1t10n
'd ~la fois intelligible et lgitime l'occupation es deux autres.
ren a d" 1 M r de Solages le remarquait sans paradoxe, 1sa1t-1 , g
ans malice >J lorsqu'il constatait
-
-----.... -..:.~-- ----
SUR LA PHJ.LOSOPHIE CHRTIENNE
cxplique-t-il en une note importante (1), les premires sont
susceptibles de passer du stade o elles sont crues au stade o elles
deviennent " sues . Distinction trs nette, mais qui laisse
subsister deux difficults partielles :
1. O sera le critre pour faire ce dpart ? Ce ne peut tre
l'histoire seule : et c'est pourquoi, comme l'a fait
vigoureu-sement ressortir M. Blondel, la prtention de s'en te11ir
ici une sorte d'
-
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
III
Chose curieuse : tous ceux qui ont pris part ce dbat s'accordent
reconnatre que l'expression de cc philosophie chrtienne a quelque
chose d'impropre. Tous, nanmoins, s'accordent la vouloir conserver,
et ceux qui y tiennent le plus sont prcisment ceux qui l'entendent
en un sens plus impropre, ou plus vague et plus lointain. Ainsi M.
Maritain, refusant de se laisser ranger parmi les no-thomistes dont
avait parl M. Gilson, pour lesquels la notion de philosophie
chrtienne est contradictoire ( 1 ).
D'une part, en effet, si la philosophie est l'exercice autonome
de la raison, ne procdant que par dmonstration, on ne peut lui
accoler l'pithte de chrtienne comme une pithte essentielle. C'est
ce qu'il est ais de constater, a posteriori, dans les trois
positions que nous avons dfinies plus haut.
La philosophie chrtienne selon M. Maritain n'est pas chrtienne :
si, parmi les lments qu'elle scrute, quelques-uns se trouvent
contenus dans le dpt rvl, la concidence est fortuite. Ces lments,
qui sont tous d'ordre naturel, taient, ds avant la rvlation, non
seulement connaissables naturel-lement, mais connus - au moins
virtuellement - des philo-3ophes. Tout ce qu'on peut dire, c'est
que M. Maritain, tant par ailleurs chrtien, se trouve quelquefois
aid, comme du dehors, dans son travail de philosophe, par les
suggestions de sa foi.
La philosophie chrtienne selon M. Gilson, elle, n'est plus
chrtienne, puisque la rvlation est pour lui gnratrice de raison. cc
Effort constant pour amener les irrationnels qui sont
(1) M . BLONOEL prfre dire philosophie catholique " (Socit de
philosophie, p . Br, note); titre qu'il dfend et explique de
nouveau dans un article de la Rev11e 11o-scolastique de mai 1934 :
Pour la philosophie intgrale. Nous pouvons ngliger ici ce dtail de
vocabulaire, quelque importance que son auteur lui attribue
justement par ailleurs. Remarquons seulement l'une des intentions
dont tmoigne son choix, et qui est de ne point paratre mme inclure
aucune dtermination spcifiquement chrtienne dans les rsultats du
labeur philosophique.
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE 245
en nous l'tat de rationalit >, la philosophie s'annexe donc
purement et simplement ce que la rvlation chrtienne lui
fournit.
Quant la philosophie chrtienne selon M. Blondel, elle n'est pas
encore chrtienne. Car elle est la philosophie constatant
d'elle-mme, dans une dmarche dernire qui est encore une uvre de
pure rflexion rationnelle, qu'elle ne cc boucle pas. C'est donc une
philosophie qui sera ouverte au christianisme, mais qui en droit ne
procde aucunement de lui, puisque, si elle en voul.ait procder, ce
ne pourrait tre qu'en lui tant son caractre surnaturel, au moment
mme o elle proclame celui-ci par son dernier aveu ( 1 ).
On conoit bien, d'autre part, que nul ne veuille renoncer un tel
vocable, car il n'est pas seulement consacr par un long usage, mais
il traduit bien un idal d'unit dans la vie de l'intelligence
chrtienne, idal auquel il est impossible de renoncer, mme si l'on
croit qu'il est impossible de le raliser. N'y aurait-il pas quelque
faon d'entendre la philosophie chrtienne, qui s'en approcherait
davantage?
Le sens le plus comprhensif, celui qui satisferait mieux que
tout autre notre idal d'unit, est aussi le sens le plus
traditionnel. On peut le dfinir d'un mot : la synthse de toutes les
connaissances, opre sous la lumire de la foi.
C'est, en gros, le sens de tous les Pres de l'glise qui
(x) Doctrine bien conforme tout l 'effort de la pense
blondlienne, qui tend plus que toute autre justifier
rationnellement le caractre formellement surnaturel de la rel
igion, sans vouloir pntrer Je moins du n1onde en son contenu. -
Purquoi faut-il qu'on soit oblig de signaler encore la mprise d'un
auteur crivant dans un ouvrage rcent : .. . La philosophie
chrtienne se distingue de !'Apologtique d e la foi chrtienne, avec
laquelle M. M aurice Blondel tend la confondre. La philosophie
chrf.tienne eti effet n'a pas besoin de r ecevoir de la rvlation
des notions comm e celles de fo i infuse et de mystre surnaturel.
.. n? (C'est nous qui. soulignons.)
-
SUR LA PHJLOSOPHIE CHRTIENNE
emploient cette expression ou quelque expression semblable ( 1
). Il fut mentionn Juvisy par le R. P. Sertillanges. Mais celui-ci,
d'accord avec le R. P. Chenu, l'carta aussitt, pour deux
raisons.
D'abord, explique le R. P. Sertillanges, si l'expression cc
philo-sophie chrtienne y est mieux justifie quant l'adjectif, elle
l'est beaucoup moins quant au substantif, puisque pour se
christianiser la philosophie perd son autonomie, autant dire son
essence propre. A quoi l'on pourrait rpondre que philosophie ne
veut rien dire d'autre, aprs tout, qu'amour de la sagesse, et que
ce n'est qu'assez tard que ce mot a pris un sens plus rigoureux et
plus restreint, peut-tre trop restreint.
Le second argument "Va plus loin. Il transforme une question de
mots en question de principe. Car la nouvelle acception du mot
philosophie symbolise une conqute laquelle nous ne pouvons
renoncer. Depuis saint Thomas d'Aquin, les deux domaines de la
raison et de la foi sont en principe nettement discrimins. Malgr
quelques incidents de frontire pratique-ment invitables, un domaine
autonome est garanti la raison. Remettre d'une faon quelconque la
philosophie sous la dpendance de la foi, serait rtrogarder
jusqu'avant saint Thomas >>,revenir au confusionnisme de
l'augustinisme mdival, et du mme coup nous mettrt- cc en trs
mauvaise posture, en nous isolant du monde qui pense et qui entend
penser librement "
On pourrait encore se demander s'il n'y aurait pas l quelque
confusion. En effet, ce n'est pas parce qu'on tendrait,
confor-mment son tymologie et des prcdents nombreux, le sens du mot
philosophie, qu'on nierait, l'intrieur du vaste objet ainsi dsign,
la lgitimit ou mme la ncessit d'une premire phase, purement
rationnelle, o l'exercice de la raison serait strictement
autonome.
Seulement, il ne s'agirait l que d'une phase. La vie
intellectuelle, en effet, ne s'arrte pas cette dmarche ultime,
(1) Voir J. H uin-, tudes, t . 2 11, p. 518 526 .
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTENNE 247
dont l\il. Blondel a fait une si pntrante analyse, o la raison
abdique son autonomie, dans l'impuissance reconnue d'~chever
elle-mme l'uvre qu'elle ne peut s'empcher de vouloir. Elle ne meurt
que pour renatre, et l'htron~mie .qu'elle acc~pte .la rend plus
elle-mme qu'elle ne fut pma1s. Deus, mterwr intima meo. Alors
commence vraiment pour elle la phase de '' l'intelligence (1). . .
.
Dira-t-on que ce n'est plus la de la phi~osophie, rx,1ais de. la
thologie? Peu importent les mots. Mats, dans l ~ccept10_n courante
du terme, " thologie voque aujourd'hm, ?epuis longtemps dj mais
surtout depuis le XVI6 sicle, un savo~r plus
spcialis. Ce n'est pas tout fait l'intelligence de la foi, c'est
encore bien moins l'intelligence par la foi. C'est la science des
vrits rvles, ce n'est pas la science de toutes chose~ sous la
lumire de la foi. Si nous n'avons pas de mot spcial pour dsigner
cette science, ne serait-ce pas parce qu'elle ne corres~ond plus
elle-mme grand' chose dans notre ~ense ~ En ~t:irant notre
attention sur elle, le dbat sur la philosophie chretienne nous rend
un service minent.
(1) Voir J. PALIARD, Interve11tio11 la Socit d'tlldes
philosophiques de Marseille, 19 33; et Gabriel MARCBL, 2tre et A
voir, p. 142, .sur cette sorte d' intuition rflexive 11 qui
illumine en se retournant sur lut tout un monle de penses qu'elle
transcende. - Renaissance de la raiso1'. : tel t~it le, th_me
principal de t'ouvrage sur la foi que le R. P . RoussELOT tait en
tram d crir~, lorsqu'clata la guerre de 1914 : a Les ralits qui
sont l'objet de. notre .foi , y disait-il, ne sont pas trangres au
monde sensible ... Le Ch rist, qui les contient toutes, est tout
ensemble d 'en haut et d'ici-bas. Il sanctifie tout notre monde
sensible, dont il est, et qui, cr en Lui, le Verbe, a t renouvel
par Lui, !'Emmanuel. Il suit de l que notre foi n 'est pas
'eulement une puissance de croire de certaines vrits d 'ordre
surnaturel : elle est en.c?re, I du mme coup, une nouvelle
puissance d'interprtation du monde ; 1s1ble et de l'tre naturel;
une renaissance de la raison. C 'est une perfectlo~ de
l'intelligence qui la reprend p ar son fond, q ui la restaure,
~'approfondit ~t l'largit .. , toute la catgorie de l'ens, forme
objective des obJr t s de l'espr'.t, est par elle leve et
surnaturalisc. Cette iqe marque, comme on le voit, un progrs trs
net sur la doctrine expose par le R. P. RoussELOT clans Les yeux de
la f oi en 1910. Elle retrouve aussi plus pleinement,.
croym:s-nous, un enseignement traditionnel, qui s 'est plus d'une
fois exprim lui-m me, depuis saint Paul, par cette mtaphore d es
yeux.
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-
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
Faisons droit cependant aux raisons, ou cdons aux scrupules du
R. P. Chenu et du R. P. Sertillanges (r). Nous obtiendrons alor,s
.une nouvelle et dernire faon d'entendre la philosophie chret1enne:
celle d'un certain nombre d'auteurs contemporains, au premier rang
desquels se situe M. Gabriel Marcel. .A vrai dire, elle se cherche
encore, ou plutt elle s'exerce dj, elle commence s'exercer de faon
consciente, sans avoir eu encore le temps de se systmatiser ni
l'occasion de se dfinir. On pourrait peut-tre la caractriser comme
il suit.
Il n'est pas ncessaire de se prononcer sur l'origine
surnaturelle du christianisme pour constater qu'il a mis dans
l'homme un p~incipe de progrs indfini. II n'est mme pas ncessaire
de faire cette constatation pour profiter de ce progrs, de telle
sorte que toute la spculation philosophique, par les problmes
qu:elle po~e et les inquitudes qu'elle rvle, par les perspectives
quelle decouvre et par les cheminements qu'elle suit, se trouve tre
tout autre qu'avant le christianisme. C'est que celui-ci n'a pas
seulement propos l'esprit de nouveaux thmes. II a chang quelque
chose dans l'esprit lui-mme. II s'est attaqu comme un ~erment, ou,
si l'on veut, comme un acide au principe de la connaissance. II a
tout creus en l'homme, tout intrioris. L~ rvlation n'a pas apport
seulement un nouvel objet la raison, elle a grandi la raison
elle-mme : par elle, cc le front d'Athna s'est largi '' Rvlation,
gnratrice de raison, disait tout--l'heure M. Gilson. Et aussi,
ajoute M. tienne Borne, cc gnratrice d'exprience n (2). Mais il
faut dire plus : car l'exprience est encore, pour une part, quelque
chose d'objectif, quelque chose de donn. Par la rvlation, c'est le
sujet qui est approfondi. Et par l, d'un seul coup, nova sunt
omnia. Tout est repris par le dedans. II ne s'agit plus seulement
d'un certain
( 1 ) Qu'il n~us soit permis de reconnatre, au passage, tout ce
que l'ide de la t~olog1e devra sans doute au R. P. CHENU, s'il se
trouve assez de thologiens pour exploiter les indications de son
rcent article Position de la Thologie (R~vue des sciences
philosophiques et thologiques, m~i 1935).
(2) B_u!letrn_ joseph Lotte, juillet 1935 : E11seig11emmt de la
philosophie et neutralite. V1ur surtout les pages 469 473 de cet
article remarquable.
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE 249 nombre de vrits rvles, que la
raison, peu peu, rationalisera, largissant d'autant son domaine :
il s'agit d'un mystre. Mystre dont la lumire sans doute se projette
sur le rel, engendrant cette cc intelligence par la foi n dont il
tait question tout--l'heure, mais surtout plonge l'intrieur de
l'esprit humain pour en clairer certaines profondeurs inaperues. Ds
lors, c'est chose faite : qu'on adhre ou non au dogme chrtien,
qu'on s'en souvienne mme ou qu'on l'ait jamais oubli, ces
profondeurs sont creuses pour l'ternit, suscitant des forces de
vision nouvelles, qui dcouvrent l'infini de nouveaux objets
l'investigation philosophique.
A l'analyse qui distinguait dans le donn rvl n deux parts, l'une
d'ordre surnaturel et l'autre d'ordre naturel, il conviendrait donc
d'ajouter l'analyse qui, dans la part surnatu-relle elle-mme,
discerne non plus un double donn mais une double fcondit : une
premire fcondit, dont les fruits mrissent l'intrieur du dogme, et
une autre, qu'il ne serait peut-tre pas inexact de comparer, dans
l'histoire de la pense humaine, ce qu'est dans le dveloppement de
ce monde l'incessante activit du Crateur. Car la Vrit rvle n'est
pas comme un minerai inerte d'o l'on extrairait la lon~ue toutes
les parcelles de mtal utilisable. A l'image de Dieu mme, c'est une
Source qui fait jaillir d'autres sources, c'est un Foyer o
s'allument d'autres foyers.
Telle est peu prs, semble-t-il, l' ide qui se dgage des textes,
trop rares encore, o M. Gabriel Marcel s'explique sur ce problme.
Il crivait en 1932:" Une philosophie chrtienne me parat se dfinir
par ce fait qu'elle trouve son point d'amorage ontologique dans un
fait unique, j'entends sans analogue possible, qui est
l'Incarnation. Peut-tre ne serait-il pas abusif de prtendre que
l'essence d'une semblable philoso-phie est une mditation sur les
implications et les consquences de tous ordres de cette donne non
seulement imprvisible, mais contraire des exigences superficielles
de la raison qui de prime abord se posent tort comme
imprescriptibles. Mais la fonction essentielle de la rflexion
mtaphysique consistera
-
SUR LA PHILOSOPHIE CHRTIENNE
critiquer ces exigences au nom d'exigences plus hautes et par
consquent d'une raison suprieure que la foi dans l'Incarnation met
prcisment en mesure de prendre pleinement conscience de soi ( 1)
.
On pourrait voquer ici Malebranche. Mais, au lieu que
Malebranche demande au Verbe incarn la solution des problmes
objectifs qu'il reoit de la tradition philosophique, nous avons
plutt affaire un renouvellement de ces problmes eux-mmes sous
l'action de la foi chrtienne, et comme une transformation des
catgories de l'esprit. Et s'il est vrai - toutes choses gales
d'ailleurs -que ce renouvellement ne s'opre dans toute sa force et
que cette transformation n'est vraiment cratrice qu' l'intrieur
d'une conscience o le Paradoxe du Christ cc est non point seulement
admis ou mme accept, mais treint avec une gratitude perdue et sans
restriction'' (2), il n'en est pas moins vrai que les rsultats
peuvent s'en pr-senter comme directement intelligibles, et tels que
l'incroyant lui-mme y puisse adhrer. Si l'on m'explique moi-mme
mieux que je ne russissais le faire, pourquoi repousserais-je cette
explication, dont je perois directement la valeur? Avouant que ses
analyses sur la prsence lui furent suggres par sa foi
. en !'Eucharistie, et qu'il n'a parl de fidlit cratrice que par
une rfrence tacite mais continuelle l'glise, M. Gabriel l\ilarcel
maintient cependant qu'il n'est aucunement besoin de supposer la
foi pour se ranger ses vues (3).
Si pourtant l'on objecte encore que la raison doit procder en
faisant entirement abstraction de ce qui n'est pas donn
universellement un tre pensant quel qu'il soit , M. Gabriel Marcel
rpond " qu'il y a la une prtention abusive et en
(r) Nouvelle Revue des Jeunes, 15 mais 1932, p. 312. On notera
que la position de M. Gabriel MARCEL suppose acquises, bien loin de
s'y opposer. les thses de M. GILSON et surtout de M. BLONDEL : voir
notamment, mime revue, 15 dcembre 1932, p. qo8.
(2) Loc. cit., p. 312. (3) On sait l'importance de ces deux
notions de prsence et de fidlit
dans la philosophie de M . Gabriel MARCEL .
SUR LA PHILOSOPIDE CHRTIENNE
dernire analyse une illusion >>. cc La philosophie, dit-il
encore, est une surlvation de l'exprience, elle n'est pas une
castra-tion >>. Or, cette exprience, dont la pense du
philosophe tire tout son suc, n'est pas une exprience univoque . .
Quoi qu'en ait dit l'idalisme, il n'y a pas de " pense en gnral ou
de c< conscience quelle qu'elle soit (1), et il faut rompre avec
cette " ide, familire aux esprits depuis Descartes, d'une
philosophie scientifique, c'est--dire sans prsupposition (2) .
Ce rejet de la o: pense en gnral ne doit pas tre compris comme
un abandon de l'universel au profit d'une sorte d'im-pressionnisme
mtaphysique. Mais on y discerne une double critique, enveloppant
deux thses essentielles et connexes. C'est a la fois la critique de
la pense impersonnelle, qui ne veut connatre que des problmes
abstraits la o l'homme est d'abord aux prises avec un mystre hors
duquel il ne peut, malgr qu'il en ait, s'vader, et la critique de
la pense intemporelle, pour laquelle tout dveloppement est
dialectique, et qui ne tient aucun compte du rle de la dure. Dure
et personnalit : s'il n'est pas toujours sans apercevoir ces deux
lments l'uvre, le philosophe a trop souvent tendance n'y reconnatre
que des coefficients d'erreur, propres contaminer la pure essence
de la pense et troubler son pur effort vers le vrai. Il se trompe,
d'ailleurs, s'il croit pouvoir simplement les liminer. Ce n'est que
par une fiction dont il est dupe, qu'il s'imagine pouvoir faire le
vide en soi et autour de soi . Et si par impossible il y parvenait,
quel nant de pense ne se condamnerait- il pas, priv de la force
cratrice de la dure et des ncessits salutaires de l'engage-ment
(3).
(1) fltre et Avofr 193 5, p . 174; cfr p . 182. (2) Op. cir..,
p. 320-321. Cfr A Ja recherche d'un Co11aU religieux, dans
Surnaturel ou Spirituel? Correspondance de l'Union pour la
vriti, mars-avril 1928. p. 104.
(3) Position et approches concrtes du mystre ontologique, dans
Le Monde cass, 1933, p. 299 et passim. RemarqL
-
252 SUR LA PHILOSOPHIE CHRTJENNE
Si grosses qu'elles soient encore de nouveaux problmes, ces
explications clairent notre dernier sens de philosophie chrtienne.
Nous ne pouvons pas penser, dit M. Gabriel Marcel au terme de sa
confrence dj clbre sur le Mystre ontologique ( I ), comme s'il n'y
avait pas eu avant nous des sicles de chrtient, de mme que, dans
l'ordre de la thorie de la connaissance, nous ne pouvons pas penser
comme s'il n'y avait pas eu des sicles de science positive. ,, Une
telle affirmation - sa teneur mme en tmoigne, ainsi que ce qui
prcde - ne doit sans doute pas s'entendre seulement en ce sens
qu'il y a des vrits, chrtiennes ou scientifiques, dont le
philosophe fait sa proie, des vrits dont l'esprit du philosophe se
trouve ncessairement enrichi, - mais, plus profondment, en ce sens
que le philosophe n'est plus le mme qu'aupara-vant (2). Et pour
prendre encore un exemple parmi les plus frquemment invoqus, et que
la philosophie de M. Gabriel Marcel met en pleine valeur, - un
exemple qui est beaucoup plus qu'un exemple -, ce n'est pas
seulement la notion de personne qui, objectivement et
impersonnellement pour ainsi dire, a reu, du fait du christianisme,
des dveloppements tout
(1) Le monde cass, p. 299. (2) Voir aussi Nouvelle Revue des
Jeunes, dcembre 1932, p. 1305 :
Le problme le plus important qui se pose au philosophe est malgr
tout de rechercher comment cette fcondation de la raison par Je
dogme est possible. Il ne me semble pas qu'il doive ou puisse se
borner la constater comme un simple fait ou comme une donne d
'exprience. Et la solution gnrale de ce problme me parat devoir tre
cherche non point du tout dans une rationalisation du dogme ... ,
maa l'inverse dans une lucidation mtaphysique de la raison elle-mme
ou du contenu rationnel qui en fasse ressortir le caractre
radicalement mystrieux.
Ajoutons cette consquence, qui trouve son application parfaite
dans la philosophie de M. Gabriel MARCEL : la philosophie chrtienne
est une philosophie toujours ouverte de nouveaux d~eloppements . En
quelque forme systmatique qu'elle s'incarne, elle ne se replie pas
sur un systme clos. Sans renoncer rien de son hritage, elle demeure
une philosophie de Ja recherche, - 11 il y a une p arent intime
entre la satisfaction et la mort Etre et Avoir, p. 317) - , comme
une philosople du mystre.
SUR LA PHILOSOPHJE CHRTJENNE 253 nouveaux : c'est la Personne
elle-mme qui a surgi dans son mystre et a reu rvlation de soi (1)
.
L'homme a beau rejeter' le Christ : il se retrouve en fa ce de
soi, - de son intelligence comme de son cur - tel que en ~a nature
mme,. l'a ;ransform le ~hrist. Et, pour philosopher, 11 ne peut
partir d autre chose, il ne peut se servir d'autre chose. Si
l'esprit n'est pas enferm en lui-mme - on ne l'a cru que pour en
avoir fait encore une chose -, il n'chappe pas non plus lui-mme. Le
temps est irrversible. Tout
philoso~he d'aujourd'?~i, pourvu qu'il soit assez perspicace
pour. depasser ~~ pos1t1~1sme et entrer vraiment dans la
philo-sophie, est, qu 11 le vemlle ou non, et dans une mesure
variable qui est peut-tre justement celle de sa perspicacit, un
philo-sophe chrtien.
Lyon-Fourvibe. Henri DE LUBAC, s. r.
(1) Voir Gaston FESSARD, tudes, 20 JU!ll 1935 , p. 766-770,
Q"'esl-ce