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A TRAVERS L'AFRIQUE AVEC STANLEY ET EMIN-PACHA
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STANLEY ET EMIN-PACHA

May 01, 2023

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Khang Minh
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A TRAVERS L'AFRIQUE

AVEC

STANLEY ET EMIN-PACHA

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XANCT, 1MPRIMRRTKB F.RGER-LEVRAITLT BT C'«.

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A TRAVERS L'AFRIQUE

AVEC

STANLEY ET EMIN-PAGHA

Journal de voyage du Père SCHYNSE

FUBI..IE PAK

CHARLES HESPERS

PARISW. H I N B I C H S E N , É D I T E U R

2-2, Rue de Vcrneuil, 22

1890

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TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION V

De Marseille à Kipalapala, près Tabora. . . . 1

A Kipalapala 12

Fuite de Kipalapala au Victoria-Nyanza . . . . 26

I. Sur le Victoria-Nyanza 57

II. Du Victoria-Nyanza à Usongo 79

III. D'Usongo à Ikungu. Stanlçy et Emin-Pacha. 118

IV. L'expédition de Stanley. A travers le Mgunda

mkali (la Forêt terrible) 141

V. A Mpuapua par l'Ugogo 176

VI. De Mpuapua à la côte 235

Nancy, imp. Berger-Levrault et V".

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INTRODUCTION

Ce fut le 24 mars 1887 que le P. Au-guste Wilhelm Schynse, membre de laSociété des Missions algériennes, se ren-contra avec M. Stanley à Matadi surle basCongo. Ce missionnaire, originaire des paysdu Rhin, après avoir séjourné sur lesbordsdu Congo environ deux ans, revenait del'embouchure du Cassai", où il avait fondé,avec le concours de plusieurs autres mem-bres de la Société, la Mission^ de Bunganachez lesBayanzi1. Stanley était sur le pointde remonter le Congo avec une nombreuseexpédition, afin d'atteindre le lac Albert-TSfyanza, en partant de l'Aruwimi, et d'aller,ensuite au secours d'Emin-Pacha.

1. P. Auguste Schynse, Deux Ans au Congo ; aventureet descriptions ; publié par Karl Hespers. Cologne, Ba-ohem, 1889.

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VI INTRODUCTION.

Plus de deux ans après, à la fin du mois

d'août 1889, le célèbre explorateur africain

rencontra de nouveau le missionnaire alle-

mand, mais dans la partie opposée de

l'Afrique, sur la rive méridionale du Vic-

toria-Nyanza. Longtemps mort pour l'Eu-

rope, Stanley avait dans l'intervalle tra-

versé les forêts de l'Aruwimi, au prix des

plus grands dangers et des plus dures pri-

vations, s'était rencontré avec Emin-Pacha

et le 10 avril 1889 avait pris la route du

Sud avec Emin et sa suite. Suivant d'abord

la vallée du Semliki, l'expédition atteignit

le lac Albert-Edouard; puis, continuant

leur route dans la direction du Sud-Est,

Stanley et Emin arrivèrent le 28aoûtàl'ex-

trémité méridionale du Victoria-Nyanza1.

Les membres européens de l'expédition

1. lettres de Stanley sur la délivrance d'Emin-Pacha,publiées par J. Scott Keltie. Édition allemande. Leipzig,Brockhaus, 1890.

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INTRODUCTION. VII

Stanley manquaient des choses les plusnécessaires, telles que vêtements, chaus-sures, etc. Aussi l'évêque Livinhac char-gea-t-il les Pères Schynse et Girault, mis-sionnaires de la station de Bukumbi, surle Nyanza, de fournir aux voyageurs arrê-tés à la station du missionnaire anglaisMakay les secours qu'ils demandaient, etde leur apporter en même temps les com-pliments de la Mission.

A cette occasion, le P. Girault, qui souf-frait d'une maladie des yeux, demanda uneconsultation au Dr Emin-Pacha, qui cons-tata un commencement de cataracte, récla-mant une opération possible seulement enEurope- II fut donc décidé à Bukumbi quele P. Girault suivrait l' expédition de Stanleyjusqu'à la côte, et le P. Schynse fut chargéd'accompagner le malade.

Cependant Stanley était parti le 16 sep-tembre de la station de Makay, et bientôt

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VIII INTRODUCTION.

arrivèrentdesnouvellesinquiétantesde com-

bats livrés par l' expédition sur le territoire

de Nera. Les deux missionnaires, ignorant

par suite le chemin que Stanley avait pris,

retardèrent leur départ jusqu'au 4 octobre.

Mais à cette date ils se mirent à sa recher-

che et le retrouvèrent, le 17, à Kungu.

Stanley et Emin-Pacha leur firent un excel-

lent accueil et leur accordèrent l'autori-

sation de se joindre avec leurs porteurs à

la grande caravane. Ce fut avec celle-ci

que les deux missionnaires arrivèrent le

4 décembre 1889 à Bagamoyo, sur la côte.

Par quelles circonstances le P. Schynse

était-il arrivé du moyen Congo au rivage

méridional du Victoria-Nyanza ? Tandis que

Stanley pénétrait par une marche hardie à

travers la région encore inexplorée de

l'Aruw imijusqu'au lac Albert-Nyanza, cons-

tatait que le lac Albert-Edouard était la

source sud-ouest du Nil, découvrait les

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INTRODUCTION. IX

légendaires montagnes de la Lune et faisaitconnaître les contrées inconnues situéesentrelelac Albert-Nyanza etle lac Victoria,un enchaînement de péripéties avait con-duit le missionnaire allemand dubassin duCongo à la Mission de Bukumbi.

Lorsque, par suite d'une nouvelle ré-partition du territoire des Missions, leP. Schynse dut abandonner la station deBungana qu'il avait fondée sur le Cassai,son intention était de faire amener le ma-tériel de «sa mission aux stations de laSociété algérienne situées sur le Tanga-nika, en lui faisant remonter le Congo parNyangwe. Mais ceplanne fut pas exécuté,Schynse revint avec ses compagnons jus-qu'à l'embouchure du Congo, s'embarquale 18 mai et arriva le 19 juin à Alger enpassant par Lisbonne.

A Alger, il se consacra quelque temps àl'éducation des pupilles de la Mission, au

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X INTRODUCTION.

petit séminaire Saint-Eugène, puis il reçut

l'ordre de se rendre avec une nouvelle

caravane de missionnaires à Unyanyembé,

dansl'Afrique orientale.

Le chef de l' expédition était M=r Bridoux,

récemment nommé vicaire apostolique

pour le Tanganika. Consacré évêque le

1er juillet 1888, il devait succéder au

P. Charbonnier, mort le 16 mars précédent

sur le Tanganika. Dans sa suite se trou-

vaient les Pères Auguste Carmoi pour le

Tanganika, Chantemerle pour le Victoria-

Nyanza, Edouard Herrebaut pour le pro-

vicariat du haut Lualaba, Auguste Schynse

pour le provicariat de Unyanyembé; puis

deux frères de la Congrégation : Alexandre

Andrieux pour le Tanganika, Pierre Tarteyre

pour le Victoria-Nyanza. En outre, l' expé-

dition était accompagnée de trois médecins

nègres qui avaient fait leurs études àl'uni-

versité de Malte. Rachetés de l'esclavage

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INTRODUCTION. XI

par les missionnaires, dans l'intérieur del'Afrique, à l'âge de huit ou dix ans, ilsavaient été élevés en Europe.

Le 18 juillet 1888, l'expédition s'em-barqua à Marseille sur le Madura etaborda le 22 août à Zanzibar. En peu detemps les dispositions nécessaires furentprises. Dès le 21 août, peu de jours avantque n'éclatât le soulèvement de l'Afriqueorientale, on quitta Saadani pour atteindreTabora. Les lettres suivantes du P. Schynseretracent d'une manière saisissante levoyage de Marseille à Zanzibar, et de là àUnyanyembé.

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De Marseille à Kipalapala, près Tabora,

« Momboya, le 29 septembre 1888.

« Enfin, j 'ai une heure de liberté, en admet-tant que l'on ne vienne pas m'offrir desœufs, des poulets, des chèvres, des porteurs,des fusils, etc., car l'économe d'une caravanen'est jamais sûr de l'heure qui va venir, etquand on s'est enfin rendu libre, on emploiele temps... à dormir.

« A Momboya nous faisons un séjour de deuxjours. C'est le commencement de l'Usagara,

1. Sur la route de Saadani à Mpuapua.A TRAVERS L'AFRIQUE-

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A TRAVERS L A F R I Q U E .

contrée superbe, et par endroits, — ici parexemple, — très peuplée et bien cultivée.Nous sommes campés dans une vallée encaisséede montagnes hautes de plus de deux millemètres, à une altitude d'environ neuf centsmètres au-dessus du niveau de la mer, et àproximité d'une station anglaise, située encorequatre cents mètres plus haut. La pureté del'air et la douceur de la température exercentl'influence la plus salutaire sur notre santé,qui du reste a été constamment bonne jusqu'ici.

« Nous nous étions embarqués le 18 juillet àMarseille pour passer ensuite devant Naples;mais je n'avais pas visité cette ville, au granddépit du patron d'une barque qui ne pouvaitcomprendre qu'un étranger se refusât à errerdans des rues sales pour ne pas gâter l'impres-sion produite sur lui par la superbe situationde la ville. Nous traversâmes ensuite le détroitde Messine, malgré Charybde et Scylla, adoucissans doute par les siècles. Scylla est un petitvillage, et Charybde un endroit agité par leremous, à peine dangereux pour de très petitesbarques. Peu de temps avant d'entrer dans

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le détroit (quatre heures environ), nous aper-çûmes le Stromboli en éruption. Constammentvoilé de brouillards, le Vésuve ne nous avaitmontré que quelques minutes son panache defumée. La côte de la Calabre est d'une sauva-gerie romantique; elle semble pierreuse etaride, mais on y voit cependant sur les promon-toires de nombreux villages, qui sont souventde vrais nids d'aigles. Dans les vallées on cul-tive la vigne et l'olivier. Le 23 juillet notrevapeurlongeaitlacôte méridional e dela'Crète;le 25 nous apercevions les feux de Damiette,et dans la nuit nous entrions à Port-Saïd, villenouvelle, bâtie presque entièrement en bois,et qui n'offre d'intérêt que pour le marchand.

« Nous traversâmes très lentement le canalde Suez, fossé large de cinquante à cent mètres,creusé dans un désert de sable que coupent çà

et là quelques jardins. Dans sa troisième par-tie il traverse les Lacs-Amers, que notre vais-seau franchit à toute vapeur pour entrer le 27dans la mer Rouge et jeter l'ancre devant Suez.Le lendemain matin nous nous en éloignions.A notre gauche nous avons l'Arabie Pétrée

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A TRAVERS L'AFRIQUE.

(avecle Sinaï); à droite les hauteurs du désertdeLibye. La température resta tempérée (33°)jusqu'à Souakim, où nous fûmes gravementincommodés de la chaleur; cela dura jusqu'àAden. Nous vîmes Souakim, Massouah, unvéritable enfer, où les pauvres Italiens ontbeaucoup à souffrir du climat; Djeddah, leport de la Mecque; Hodéida, le port de Moka.L'Océan indien était très agité.

«Le 22 août nous arrivions à Zanzibar. Après.quelques jours d'un travail acharné et decourses infructueuses de tous côtés, occasion-nées par le nouveau système douanier de laSociété allemande de l'Afrique orientale, nousnous embarquions le 28 pour Saadani, oùnous trouvions M. Stokes' qui nous attendait.Ayant achevé nos derniers préparatifs, nousnous rendîmes le 31 à la Schamba (campagne)du vali de Saadajii, où nous attendîmes troisjours que tous les porteurs fussent réunis.M. Stokes se charge de la conduite de la cara-vane. Il y a treize cents porteurs, dont un

1. Négociant anglais qui se charge d'équiper et d'accom-pagner les caravanes se rendant dans l'intérieur du pays.

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quart tout au plus pour nous; nous n'avonsdonc à nous préoccuper que de nous-mêmes,de nos ânes, de nos soldats et des bagages in-dispensables.

cc De Saadani nous nous dirigeâmes versl'Ouest, nous élevant doucement à travers uneplaine très fertile et très peuplée. Huit joursaprès nous étions à une altitude de trois centsmètres au-dessus du niveau de la mer, et nousne la'quittâmes qu'a'ux monts Ngulu. Jusque-là le pays avait été onduleux; mais alors,après avoir côtoyé pendant deux jours le ver-sant méridional d'une chaîne de collines, nouscommençâmes à les gravir; puis nous mainte-nant à une altitude de sept cents à mille mètresnous traversâmes par une marche forcée un« pori », contrée inculte et sans eau, jusqu'àce que nous rencontrâmes un petit ruisseau.Les plus robustes d'entre les porteurs retour-nèrent aussitôt en arrière, pour secourir ceuxqui étaient épuisés. Un' homme mourut enroute. Nous avions marché pendant six heures,ce qui, pour les porteurs, faitpresque le double.Nos ânes avaient.souffert pour nous. De là nous

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6 A TRAVERS L ' A F R I Q U E .

franchîmes vers le Sud, par un col situé à unealtitude de mille mètres, une chaîne de mon-tagnes qui forme la limite entre le Kungulaet l'Usagara, et nous descendîmes dans lavallée de Momboya.

(c Le « pori» abondait en perspectives roman-tiques. Les hauteurs sont généralement cou-vertes de forêts épaisses, ou bien d'énormesmurs de rochers se détachent vigoureusementsur l'horizon. Au fond des vallées il y a biende l'eau, mais le chemin des caravanes passeautant que possible sur les crêtes, afin d'éviterles montées et les descentes. Devant nous (auSud-Ouest) nous avons des montagnes hautesde plus de deux mille mètres, à travers les-quelles nous devons chercher demain notreroute. Je pense qu'une profonde vallée doitlivrer passage aux nombreuses caravanes qui,pour se rendre à Bagamoyo, préfèrent cetteroute du Nord à celle du Sud. Sur cette der-nièreon n'a pas de hauteurs, mais en revanchedes marécages et des fièvres. Ici l'air est excel-lent; jusqu'à présent nous n'avons souffertd'aucune maladie: à Zanzibar je neme sentais

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DE MARSEILLE A KIPALAPALA. 7

pas si bien. D'ici nous serons en quatre joursa Mpuapua.

« Mpuapua, le 3 octobre.

« Le 27 nous ne marchâmes que deux heureset nous dûmes nous arrêter, une partie de lacaravane étant restée en arrière. Nous trou-vâmes des Masaï isolés, qui ont de très beauxtroupeaux de bœufs; mais ils ne veulent rienvendre. Nous avions déjà gravi quatorze centsmètres et nous établîmes le camp à une hauteurde douze cent cinquante. Il faisait très frais,la nuit fut même froide. Le 28, ayant continuéa nous élever, nous fîmes halte au bout dedeux heures dans un district appelé Lubéo etvisité par les Masaï. Le jour suivant nous enpartîmes pour traverser en une marche dequatre heures et demie une plaine très belleet très fertile. Trois jours après nous attei-gnions Mpuapua, où flotte le drapeau allemand.L'officier qui y commande, le lieutenant Giese,est un homme très aimable qui vint aussitôtnous rendre visite.

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g A TRAVERS L'AFRIQUE.

II.

« Kuikuru (Uyui), le 7 novembre 1888.

« Partis le 4 octobre deMpuapua, où j'avaistrouvé dans la personne du gouverneur alle-mand un homme aussi instruit qu'aimable,nous traversions en une marche de neuf heuresles « m'kali de Marenga » (eaux amères,déserts) et atteignions l'Ugogo le 7 octobre.Nous traversâmes ce pays par des sentiers peufréquentés, et à marches forcées, car l'eau yest rare; il nous fallait l'acheter de 50 à 60centimes le litre.

« Dans l'Ugogo nous eûmes beaucoup à souf-frir de la chaleur. M<*r Bridoux et le P. Chan-temerle furent pris d'une grosse fièvre, et je dusintervenir énergiquement pour les obliger à sesoigner. En trois jours nous fûmes maîtres dela maladie. Les malades furent transportésjusqu'à Ikungu à travers le « pori », que nousmîmes six jours à traverser. Rien que desronces et bien peu d'eau ! J'eus assez de mal,

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et mon âne en vit de dures. Quant à mes vête-ments, ils furent complètement déchirés, ç

«. A Ikungu, où nous arrivâmes le 28 oc-tobre, la grande caravane dut se séparer. Unepartie nous accompagne jusqu'à Kipalapala,près de Tabora, l'autre, avec M. Stokes, serend au Victoria-Nyanza, dans la direction duNord. Lorsque nous voulûmes quitter Ikungule 31, les porteurs se refusèrent à continuerleur route. Seule l'assurance que nous nousrendons à Tabora en passant par Uyui, leurpays, peut arriver à les rassurer. Durantquatre jours nous traversons un pori sanseau. La dernière nuit, un lion nous a dévoréun âne égaré; toutefois le lendemain nousavons retrouvé la selle.

« Privés d'eau, nous partîmes le 4 no-vembre au soir, malgré une marche de sixheures dans la matinée, et nous marchâmesjusqu'à minuit. Après un repos d'une heure,nous repartîmes jusqu'à cinq heures, où noustrouvâmes de l'eau. Les porteurs, épuisés,n'avançaient plus que lentement; je pris latête de la colonne et, avec l'aide de Dieu,

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10 A TRAVERS L'AFRIQUE.

je parvins, malgré une sombre nuit d'orage,a suivre le sentier pendant six heures, dansun terrain déchiré, jusqu'à ce que nous trou-vâmes un guide. A cinq heures, nous rencon-trions des villages, et de bon « pombé » nousrestaura.

« Le jour suivant, 5 novembre, nous arri-vions à Kuikuru, la capitale de l'Uyui, oùnos porteurs nous abandonnèrent en masse.Le P. Hauttecœur, de la station de Kipala-pala, nous attendait en cet endroit. Nousrendîmes visite au sultan de l'Uyui; il nedemande pas de « hongo », mais un cadeau,ce qui revient au même. Nous lui donnonsdes étoffes pour la valeur de 200 fr., et ilen semble satisfait. En échange, il nous en-voie deux cruches de « pombé » et nouspromet un bœuf. Msr Bridoux continue saroute avec les autres jusqu'à Kipalapala,distant seulement d'un jour de marche; moi,je reste ici avec le P. Herrebaut pour chercherde nouveaux porteurs et remettre demain lacaravane en marche. Nous sommes bien logésdans les bâtiments abandonnés de la mission

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anglaise, et nous avons toutes nos provisionsprès de nous. Le sultan de l'Uyui nous aenvoyé son bœuf le plus beau et le plus mé-chant ; il a fallu trente hommes pour le pous-ser dans notre cour, mais il a été impossiblede le toucher jusqu'à ce que je lui aie envoyéune balle dans la tête. Nous avons donc dubeefsteack et tout le luxe possible. »

Le 8 novembre, le P. Schynse arrivait,avec la caravane de porteurs reconstituée,a son lieu de destination, la Mission de Ki-palapala,' près de Tabora.

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A Kipalapala.

Entre temps, la nouvelle des événementsdont la côte avait été le théâtre était parvenuea Tabora et avait mis les Arabes du paysdans la plus grande effervescence. Dès le jourde l'arrivée du P. Schynse, on savait qu'ilsavaient conseillé au sultan Sike de Taborade massacrer tous les Européens1.

Mais laissons la parole au P. Schynse lui-même.

IIP

« Kipalapala, le 12 décembre 1888.

« Une fois par mois seulement nous avonsdes relations postales avec le reste du mondeau moyen de courriers; mais ceux-ci ne sontque trop souvent arrêtés et dépouillés en

1. Lettre du vicaire apostolique, M«r Bridoux, 10 novem-bre 1888.

2. Cette lettre a paru en entier dans la Gazette populairede Cologne, édition du matin, 26 février 1889.

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A KIPALAPALA. 13

route, et alors nous restons des mois entierssans nouvelles. Nous menons une existencetrès précaire, doublement précaire depuis quela nouvelle des événements arrivés sur lacôte de Zanzibar est parvenue ici. Chaquejour un orage peut éclater. Les Arabes s'ap-prêtent en silence et cherchent à exciter lesindigènes.

« Le «tembé » de la Mission forme un carréde 70 mètres de longueur, complètemententouré de murs et renforcé aux quatrecoins par des bastions munis de meurtrières.Le puits est à l'intérieur, et nous avons habi-tuellement une provision de vivres suffisantepour quelques mois. Vingt hommes résoluspeuvent défendre la Mission contre une armée,mais ces hommes-là nous manquent. Les mau-vaises dispositions des Wangwanas de Taboraforcent les missionnaires à envoyer leurs élèvesadultes dans le Nord, à Usambiro, où l'in-fluence des Arabes n'a pas encore pénétré. Iln'y a donc pas dans la Mission, en outre desquatre Pères, quatre individus en état de porterles armes. Les ressources bornées de l'établis-

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sèment ne permettent pas d'en entretenir unplus grand nombre. Et cependant les frais neseraient pas si grands. Parmi les centaines deBagandas émigrés, qui se trouvent maintenantsur la rive méridionale du Nyanza, on pourraitfacilement trouver un certain nombre de chré-tiens ou de catéchumènes qui consentiraient,moyennant une solde convenable, à s'établir àUnyaoyembe afin d'y protéger la Mission. (Lesguerriers bagandas sont partout redoutés àcause de leur bravoure.) Outre l'armement, lesfrais se réduiraient à peut-être 250 marks(312 fr. 50 c.) par an et par tête, et l'aversiondes Bagandas pour les Wangwanas, esclaveset partisans des Arabes, est si grande qu'il n'yaurait point à redouter d'alliance entre eux...Aucun des chefs indigènes n'oserait s'attirerl'hostilité d'une force pareille.

« La situation s'aggrave de plus en plus.Déjà les Arabes ont donné à Sike, sultand'Unyanyembe, le conseil amical de massacrertous les Européens sur sonterritoire. C'est parintérêt que Sike ne le fait pas, car il spéculesur les cadeaux, et aussi par crainte du châti-

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A KIPALAPALA. 15

ment. Peut-être aussi ne veut-il pas laissertout à fait libre carrière aux Arabes, heureuxde pouvoir contre-balancer par un autre élé-ment l'influence de ces maîtres actuels. »

IV.

Kipalapala, près de Tabora, le 3 février 1889.

«II règne ici un silence de mort. Pas un cour-rier ne part pour la côte, pas un n'en arrive.J'ignore si les lettres de Mpuapua et d'ici ysont parvenues. Deux courriers ontété arrêtéset dépouillés sur la côte. Ces jours-ci nousattendons la poste de Zanzibar, mais avecbeaucoup de résignation ; nous avons peud'espoir de la voir arriver. Nous ignorons cequi se passe sur la côte et en Europe. Pour lemoment nous n'avons rien à craindre des évé-nements locaux; quant à l'avenir, il nous in-quiète peu, car Dieu en est le maître et nousaccepterons ce qu'il nous enverra. Notre« tembé », protégé par son enceinte de murset de tours percées de meurtrières, nous met à

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16 A TRAVERS L 'AFRIQUE.

l'abri d'un coup de main; nos sept grandschiens, redoutés pour leur férocité, veillentsur nous la nuit; mais, comme je l'ai dit,l'avenir est à Dieu. Ne t'inquiète donc pas,même si notre Mission a plusieurs mauvaismois à passer, et si peut-être, les choses nes' arrangeant pas sur ] a côte, tu restes longtempssans entendre parler de nous. Une mauvaisenouvelle trouve toujours son chemin jusqu'enEurope; donc pas de nouvelles, bonnes nou-velles.

« Quant au pays en lui-même, il est beau etfertile jusqu'à la frontière de l'Usagara, maisa partir de là il esttriste et désert. De Mpuapuajusqu'ici (500 kilomètres) je n'ai pas. vu uncours d'eau. Ce pays-ci ne peut être comparéau Haut-Congo. Les nègres y sont bien lesmêmes, mais moins confiants que de l'autrecôté. La langue appartient à la mêmefamille(le Bantu); je commence à m'y exprimer faci-lement.

« Le terrain est plat, légèrement ondulé,mais le sol est malheureusement sablonneuxet stérile. Dans la saison sèche il n'y a pas

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A KIPALAPALA. 17

d'eau; dans celle des pluies elle ne trouve quepeu d'écoulement, et se dirige par le Malaga-rozy vers le Tanganika et le Congo. Les habi-tations s'appellent « tembés » ; ce sont desbâtiments carrés groupés autour d'une cour,dans laquelle le bétail passe la nuit, abritécontre les lions et les léopards. Nous avons en-viron 50 bœufs ou vaches, et en outre, deschèvres et des brebis, mais elles ne nous don-nent que peu de lait, assez toutefois pour nousquatre. Nous avons bien 60 enfants ; pourl'instant nous n'en achetons pas, jusqu'à ceque la situation s'améliore. Une demi-heurepar jour je suis maître d'école; une autre demi-heure je fais le catéchisme. Le reste du -tempsje suis tailleur, etc., et actuellement charron.J'ai fabriqué une charrette à deux roues.quiexcite déjà l'envie du Mtemi (sultan). Il enréclame une aussi, car il veut rebâtir sa capi-tale à une demi-lieue d'ici; toutefois il peutattendre. Il faut qu'il me fournisse quatre foisautant de bois et de fer qu'il m'en a fallu pourla mienne, et il ne le fera jamais. C'est unabominable ivrogne.

A TRAVEES L ' A F R I Q U E . 2

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18 A TRAVERS L ' A F R I Q U E .

« Ma santé estbonne. Lespremières semainesj 'ai eu un peu de fièvre tous les quinze jours(le dimanche), mais voilà plus d'un mois queje n'éprouve rien, et je me sens tout aussi bienqu'au Congo. Nous avons, Dieu merci, dansnos magasins assez de marchandises d'échangepour pouvoir vivre deux ans.

Kipalapala, le 4 juin 1889 ».

« Les temps sont durs, tout est énormémentcher. La poudre, et encore la plus mauvaisese paie ici de 50 à 55 piastres les vingt livres.Le prix des étoffes a doublé. Par surcroît, lecommerce est complètement stationnaire; aussiles Arabes ont le temps de s'occuper des affairesextérieures. Jusqu'à présent nous n'avons pasencore souffert directement de leur hostilité.Le Mtemi (sultan) de l'Unyanyembé ne permetaucun acte de violence, mais il nous faut ache-

1. Parue d'abord dans la Gazette populaire de Cologne,du 2 décembre 1889.

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A KIPALAPALA. 19

ter son bon vouloirpar de durs sacrifices, qu'àla longue nous ne pourrons continuer. Aussije pense t'écrire d'un autre endroit à la pro-chaine occasion. La situation ici est intolé-rable. Au Victoria-Nyanza, au contraire, ilrègne une grande sécurité. Sans les enfants,nous serions déjà partis.

« Tu me demandes une description denotre maison et des environs. L'Unyanyembéest légèrement ondulé, traversé par des arêtesde granit, et présente un aspect agréable à lasaison des pluies, où tout est vert. Mais lafertilité laisse à désirer et ne peut être com-parée à celle du Haut-Congo. Dans notre voi-sinage immédiat le sol est sablonneux et neproduit que des patafces et du manioc. Lescéréales ne peuvent être cultivées que sur lesgrands Kisugulus (fourmilières)- Nulle partil n'y a d'eau courante; de Mpuapua jusqu'icinous n'avons vu ni rivière ni ruisseau. Pen-dant la saison des pluies il se forme de petitscours d'eau, qui sont taris au bout de troisjours, et de vastes nappes occupent les bas-fonds, gênant et parfois arrêtant les commu-

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nications, car on enfonce à chaque pas. Il seproduit alors de fréquents accidents; les im-prudents s'enfoncent dans le sol complètementdétrempé et y trouvent la mort. Ces endroiihumides et marécageux sont utilisés pour laculture du riz.

« L'Unyanyembé en lui-même est sans va-leur. Ce qui en fait l' importance, c'est sa posi-tion entre la côte, le Tanganika et le Nyanza,et l'esprit nomade de ses habitants, qui,leurs champs cultivés, s'enrôlent par millierscomme porteurs dans les caravanes. C'est làce qui a poussé les négociants arabes à choisirl'Unyanyembé comme centre de leurs entrerprises. Au point de vue colonial, ce pays n'aaucune valeur; mais c'est autre chose si l'Alle-magne veut énergiquement combattre le traficdes marchands d'esclaves. Tous ceux qu'onexporte de Zanzibar passent par ic i ; c'est icique se réunissent les caravanes du Nord et del'Ouest; c'est d'ici qu'elles partent pour leTanganika et le Nyanza jusqu'à Karagwé.Un poste fortifié pourrait exercer une influencedécisive. Toutefois, je ne crois pas que Wiss-

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mann étende les siens jusqu'ici, ses moyenssont trop restreints. Sur la côte, un certainnombre de postes, avec une garnison de 50 à100 hommes chacun, dispersés dans le pays,mais assez près les uns des autres pour pouvoirse secourir mutuellement, suffiraient à tenir leterritoire en respect. Pour être maîtresse de lasituation ici, à Tabora, il faudrait à l'Alle-magne de 400 à 500 fusils, dans une positionfortifiée. Ainsi elle dominerait le pays, mais ellene le pourrait pas à moins, et ce serait unedépense d'un demi-million .par an. Il y ades Arabes qui peuvent mettre sur pied 200ou 300 esclaves armés de fusils. Quant auxindigènes, on pourrait plus facilement en venira bout.

« Puisque jeparle de postes fortifiés, je veuxen décrire un. Notre Mission est tout à faitimprenable. Si nous avions 100 hommes avecde bons fusils, personne ne songerait à nousinquiéter. Elle forme un carré de 70 mètres decôté, qui est flanqué aux quatre angles de tourspercées de meurtrières, et n'a qu'une entrée.Le puits est à l'intérieur. Au milieu se trouvent

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la chapelle, le magasin et plusieurs chambrene formant qu'un bâtiment; les constructions!latérales renferment l'église, le Barza (salonde réception), le fruitier, le réfectoire et lesdortoirs pour les enfants. Un côté et demi ducarré est simplement entouré de murs; on n'ya rien construit. Pour mettre les bâtiments àl'abri du feu, on les a couverts en argile, cequi est très désagréable pendant la saison despluies, l'argile se délayant et laissant passerl'eau. Nous pensions faire cuiredes tuiles pen-dant cette saison, mais Dieu semble en avoirdécidé autrement. La maison abrita actuelle-ment 4 familles, 4 missionnaires et 60 enfants.Les plus grands sont déjà partis pour le Nord,et dans quinze jours, si Dieu le veut, je lessuivrai avec les plus petits pour les mettre ensûreté.

« En outre nous recevons parfois des visites.Dernièrement quelque bruit m'éveilla pendantla nuit. Je cherche avec de la lumière, mais jene trouve rien. En me recouchant, je toucheavec mon pied quelque chose de froid dansmon lit. Prompt comme l'éclair je m'élance, je

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rallume, je saisis mon fusil, mais trop tard.Mon noir visiteur, un serpent cracheur, s'é-tait esquivé derrière une commode et de làdans le toit, où je ne pouvais le voir. Le lende-main après la prière du soir je vais dans machambre, mais en franchissant la porte je sensla queue du serpent qui me frôle le cou et lajoue. Cette fois je vins à bout de découvrirl'animal au-dessus de la porte, où mon fusil nepouvaitl'atteindre. Le Père supérieur apportadeux lances et de cette façon, l'ayant embro-ché à la tête et à la queue, nous pûmes ledescendre. Un coup de feu l'acheva; long d'unmètre et demi, il était gros comme le bras.Heureusement cet animal n'attaque jamais;si on s'approche trop de lui, il vous crache sonvenin, et ne mord que si on le maltraite ouqu'on marche sur lui sans l'apercevoir; dureste on le tue partout. Deux jours après,nouvelle visite qui me força à quitter machambre, mais cette fois le danger n'était pasgrand. Pendant que j'écrivais cette lettre, lesenfants m'appelèrent dans le Barza qui estcontigu; il y avait là, disaient-ils, un serpent

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très singulier. — J'entre avec mon fusil et jetrouve un lézard long de deux pieds. Un vi-goureux coup de bâton lui ôta pour toujoursl'envie de se réchauffer dans mon lit. Il com-mence en effet à faire frais dans ce pays; nousavons des pigeons, et ils attirent la vermine.Il faut donc lutter ici contre bien des ennemis,a commencer par les Arabes pour finir par lesinsectes et les reptiles, et ces derniers sontencore les moins désagréables. L'on a des nou-velles de la côte, et ces messieurs commencenta avoir la tête bien échauffée. Il nous en coû-tera encore de 800 à 1,000 fr. pour persuaderau Mtemi que tout est faux et que nous sommesses meilleurs amis. Voilà six mois que celadure; seul, Dieu sait quand et comment celafinira. C'est pourquoi nous cherchons un expé-dient ; à la longue cela ne peut continuer ainsi.

« Au point du reste où en sont les choses,les demi-mesures sont insuffisantes. Ou bien ilfaut que l'Allemagne supporte les menées desArabes, y compris la chasse et la traite desesclaves, et alors les Arabes lui seront favorâbles. Peuleur importe qui règne sur la côte,

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A KIPALAPALA. 2 5

que ce soit Saïd-Pacha ou l'Allemagne; pourvuque leurs caravanes arrivent et partent sansentraves et que personne ne se mêle de leurcommerce, ils sont contents. Ou bien l'Alle-magne inscrira sur son programme la civili-sation chrétienne en opposition avec l'Islam,et alors elle ne peut se maintenir dans l'AfriqueOrientale que par la force, jusqu'à ce que lesArabes, gênés dans leurs menées, se retirentou se soumettent, tout en murmurant. Du côtédes indigènes il ne faut attendre de résistanceque s'ils subissent l'influence arabe, c'est-à-dire s'ils sont convertis au Mahométisme.Maispour faire disparaître complètement l'escla-vage de ce pays, il faut un travail de plusieurssiècles. Il est tellement entré dans la vie etdans les idées du peuple qu'on ne peut le com-battre que par le progrès de la civilisationchrétienne, et cela, c'est notretâche. Toutefois,comme je l'ai déjà constaté au Congo, l'escla-vage chez les peuplades nègres est beaucoupmoins affreux que la traite des esclaves orga-niséepar l'Islam. »

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Fuite de Kipalapala au Victoria-Nyanza.

De jour en jour la situation des mission-naires à Kipalapala devenait plus difficile, etl'attitude du sultan Sike plus menaçante.A chaque instant il exigeait de nouveaux« hongos » (présents), toujours plus chers. Ilfut défendu aux indigènes de se louer commeporteurs aux missionnaires. De plus on ré-pandit contre ceux-ci les imputations les plusinsensées; on les accusait d'avoir creusé unemine depuis leur demeure jusqu'à la résidencedu sultan, afin de le faire sauter en l'air avectoute sa capitale1.

Dans ces conditions, les missionnaires réso-lurent d'abandonner la station et de se réfugieravec les pupilles de la Mission sur la riveméridionale du Victoria-Nyanza. Pourécartertout soupçon, ils voulurent partir de Kipalapalaen deux groupes; le P. Schynse d'abord, avecles plus jeunes enfants; les autres avec les

1. Lettre du P, Chevalier, Notre-Dame-des-Exilés, Nva-gezi, 20 septembre 1889.

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FUITE AU VICTORIA-NYANZA. 2 7

plus grands devaient les suivre à quatre joursde distance.

Le P. Schynse raconte la fuite et le voyagejusqu'au Nyanza dans les deux lettres sui-vantes1:

VI

Usongo (4° 13' sud), 12 juillet 1889.

« Ce que je faisais prévoir dans ma dernièrelettre est arrivé; nous avons abandonné Kipa-lapala. Il était grand temps ! Je le quittai le30 juin avec environ 280 porteurs, 36 enfants,tous petits ou malades, 11 soldats (askari) et1 frère-lai (Fr. Pierre). J'arrivai heureusement,sans perdre une charge ou un enfant, et sanstirer un coup de fusil, à Uyui, chef-lieu d'unepeuplade voisine, où le sultan Kanoni me ran-çonna fortement, il est vrai, mais toutefois melaissa passer sans obstacle.

<c Après un repos d'un jour, je quittai Uyui,

1. Publiées toutes deux dans la Gazette populaire de Co-logne, édition du matin, du 26 novembre 1889.

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me dirigeant vers le Nord-Est à petites jour-nées et attendant des nouvelles de Kipalapala;les PP. Hauttecœur et Chevalier devaient enpartir le 4 juillet au soir avec le reste des en-fants. Cependant le 6 juillet ils n'étaient pasencore à Uyui, quand ils auraient dû y arriverle 5 au matin. Plein d'inquiétude je marchaiencore un jour, mais alors j'appris diversesnouvelles qui me décidèrent à atteindre cetendroit (Usongo) en deux marches forcées. LeMtemi (prince) est favorable aux Européens etnous offresa protection. J'attendisencore deux^longs jours. Enfin arrivèrent des courriers quim'annoncèrent que les Pères étaient à Uyui,mais complètement dépouillés. Hier ils sontarrivés ici tout épuisés, et nous voilà de nouveauréunis.

« Que s'était-il passé? Ma caravane avaitété sauvée par un miracle. Quelques-uns denos ennemis, des Arabes de Kuihara, prèsTabora, avaient envoyé leurs esclaves àMashemo, notre premier campement, afin depiller la caravane.

« II est d'usage de s'arrêter quelques jours

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au premier campement, afin que tout le mondes'y réunisse. Toutefois j'avais assez de por-teurs. Kemplaçant quelques retardataires, jepartis dès le lendemain matin, au lieu de m'at-tarder, car j'avais hâte de traverser le « pori»mal famé qui me séparait d'Uyui. Quand versmidi les Arabes arrivèrent, ils trouvèrent lenid vide et apprirent sans doute que je devaisêtre déjà près de Uyui, et qu'il n'y avait plusrien à faire. Ils partirent, méditant un nouveaucoup qui, cette fois, leur réussit à moitié. AUnyanyembé lebruit s'était répandu quemaca-ravane avait étépillée, que j'avais reçu un coupde feu à la jambe, mais que cependant je m'é-tais échappé, et autres choses semblables. Onajoutait que j'avais été de nouveau dépouillé àUyui, et tout cela détermina les Pères à at-tendre un jour. Mais Sike vint les trouver(voir à la fin de la lettre du 14 août) et leurdit: — Les Arabes veulent vous tuer. Donnez-moi 100 pièces d'étoffe (valant 2,500 fr.) et jeles en empêcherai. — Mais la maison étaitentièrement vide; j'avais tout emporté, sauf6 pièces. On en acheta 40 pièces chez un Arabe

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de nos amis (Séif ben Saïd) et l'on donna pourle restant une lettre sur Zanzibar.

« C'est ainsi qu'arriva le 5 juillet. Le soir,vers 9 heures, par un ciel couvert, les Pères quit-tèrent la maison sous la conduite de deux Zan-zibarites, parfaitement au courant de la routeet à notre service depuis sept ans. C'étaient destraîtres qui vendirent les missionnaires. Aulieu de les mener à Uyui, il les conduisirentavec les enfants et sept porteurs, chargés engrande partie d'ornements d'église, à Kuihara,où ils disparurent. Ignorant le chemin, lesPères attendirent jusqu'au matin, oùils retrou-vèrent leur route; mais il était trop tard. Ilsfurent immédiatement attaqués et séparés parune foule de Wangwanas et de Wanyamuesi.Le Père supérieur voulut se réfugier dans lamaison d'un Arabe de Kuihara; on lui montrala porte; il fut traité de même par un autre.Quelques Wasukuma défendirent leur chargea coups de fusil; d'autres prirent la fuite. LePère supérieur interdit de se servir des armeset prit la route de Tabora, entouré d'une foulehurlante qui grossissait sans cesse. Il arriva

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heureusement à la maison de Séif ben Saïd,qui l'accueillit avec une hospitalité tout arabe,arm a aussitôt ses esclaves et fit murer sesfenêtres, mettant ainsi sa maison en état dedéfense. En même temps il envoyait dix deses gens les plus résolus à Kuihara, au secoursdu P. Chevalier; ils arrivèrent assez à tempspour le délivrer; déjà une balle de son proprefusil avait sifflé à ses oreilles. Cinq enfants,presque tous les fusils et tous les bagagesétaient perdus. Toutefois trois des enfants re-vinrent; Sike les avait faits prisonniers et lesrenvoyait, tremblant pour le paiement de satraite. Un quatrième enfant s'était enfui etavait suivi ma trace. Il rejoignit mes gens àNdala, à quatre lieues au Nord de Uyui, oùj'avais laissé mes ânes, mes tentes, etc. Enfinun cinquième enfant avait également pris lafuite et était en sûreté chez Séif ben Saïd.

« Celui-ci se comporta en vrai gentilhomme.On le menaçait de brûler sa maison, mais iljura qu'on n'arriverait aux blancs qu'en pas-sant sur son corps. Un autre Arabe de Taborafit la déclaration suivante: — Que les Pères

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restent chez Séif jusqu'à ce qu'ils lui aientfaitdépenser son dernier morceau d'étoffe, puiaqu'ils viennent chez moi; tant que j'aurai unecharge de poudre et une upande (deux aunes),rien ne leur manquera, et alors nous ironstous ensemble chez le voisin.

« On voit que tous les Arabes ne sont pasnos ennemis; au contraire les plus puissantsnous veulent du bien. Kuihara nous est hos-tile, mais en revanche Tabora nous est en gé-néral favorable.

« Les Pères restèrent trois jours chez Séif;puis, sous la garde del'Arabe et de ses esclaves,ils quittèrent à minuit cette maison hospita-lière, marchant pieds nus pour ne pas laisserde traces reconnaissables. Séif les quitta à lafrontière de l'Unyanyembé; mais ses esclavesles accompagnèrent jusqu'ici à Usongo, mar-chant jour et nuit et faisant en trois étapescent quarante kilomètres. Demain nous comp-tons partir tous ensemble pour le Nord; main-tenant le danger est passé. Nous sommes réu-nis et n'avons plus que des gens résolus autourde nous. Les traîtres sont partis, et parmi nos

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soldats quelques lâches se sont enfuis dès lespremiers bruits, entre autres un frère de celuiqui a vendu les Pères à Kuihara. La perte semonte à vingt fusils, quelques couvertures delit, deux calices, un ciboire avec son couvercle,et enfin six pièces d'étoffe. Séif a donné à seshôtes des vivres pour la route, des étoffes etdes munitions; on ne saurait assez louer saconduite. »

VII

Notre-Dame de Kamoga (Bukumbi, sur la rive mé-ridionale du "Victoria-Nyanza, le 14 août 1889.

« Si ma dernière lettre, datée de Usongo le12 juillet, vous est parvenue, elle vous a faitsavoir que nous avons abandonné Kipalapala.J'ai quitté notre maison le 29 juin, avec pres-que tous les bagages, accompagné de 280 por-teurs et 36 enfants, tous petits ou malades.Mon départ précipité, le 30 juin, déjoua lesprojets des Arabes et des Wangwanas de Kui-hara, qui voulaient piller la caravane. Ilsarrivèrent au campement abandonné vers

A TKAVBKS l/APKIQUE. 3

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midi; mais nous avions une avance de six heu-res et ils ne pouvaient songer à nous rejoindre.Sans être inquiété, je franchis le <r po:i» (paysinculte et sans eau, couvert de broussailles)si mal famé, et de là j'atteignis lentsmentUsongo après avoir payé un grand « hongo »(tribut) au «Mtemi» (prince). Une fois seule-ment, pendant la traversée du pori, j'entendisretentir à droite et à gauche un cri de guerrequi provoqua une panique générale et fitprendre le pas de course à toute la caravane.Cependant nous fîmes bonne contenance ; jecourus avec quelques askari (soldats) à laqueue de la colonne et, menaçant de faire feu,je fis reculer la foule qui nous suivait. Au boutd'une demi-heure tout était rentré dans lecalme, mais les enfants étaient horriblementfatigués.

« A Usongo je fus accueilli amicalementpar la femme du Mtemi, et je logeai dans lamaison de M. Stokes, avec qui j'étais venu deZanzibar. Lui-même est en ce moment sur leNyanza. Au bout de trois jours les PP. Haut-tecœur et Chevalier arrivèrent avec les plus

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grands de nos enfants. Ils avaient été sauvéscomme par miracle. Séif ben Saïd les a pro-tégés, logés pendant trois jours, et les a faitensuite accompagner par ses gens jusqu'àUsongo.

« Nous quittâmes cet endroit le 13 juillet.Le même soir un coup de vent déchira en troismorceaux notre grande tente, ce qui nousdonna bien du souci pour le reste de la route.Nous campâmes à Ngulu, puis nous traver-sâmes par une marche de neuf heures la plainede Wayonga, brûlée par le soleil, ne nousarrêtant que quand nous trouvâmes de l'eau.Le lendemain nous atteignions au bout dedeux heures et demie le Samui, dont le Mtemis'appelle Masali; mais nous étions trop fati-gués pour aller plus loin. Après avoir campésur la frontière, nous partîmes le lendemain16 juillet pour Kuikuru (la capitale). Là nousnous écartâmes de la route, le 17 juillet. L'an-née d'avant le P. Girault avait été attaquédans l'Usanda; mais mal en avait pris auxassaillants, qui avaient perdu 5 morts. Nous nepouvions donc passer, et il nous fallut prendre

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la direction de Kisumbi, Shinyanga etNindo;dans tous ces villages il fallut payer unhongo ; 60 à 70 dotis d'étoffe. Un doti mesure

2",50.« Dansl'Usongo, la partie du pays qui n'est

pas cultivée est une vaste plaine brûlée par lesoleil, presque entièrementdépourvued'arbreset rendue souvent impraticable par des fourrésde mimosas épineux.

« Pendant la saison des pluies, presque toutela contrée est inondée; en ce moment, par suitede la chaleur, le sol est entièrement crevassé,ce qui rend la marche très pénible. Nos enfanteont souffert affreusement. Nous avions trouvéa Usongo l'âne de M. Stokes ; nous avionsainsi trois de ces animaux, dont chacun portaitdeux ou trois enfants. Huit à dix autres étaientsur les épaules des porteurs, deux dans deshamacs. Un garçon mourut en arrivant àNindo-

« Dans cet endroit, une erreur pharmaceu-tique, dont personne n'est responsable, memitau bord de la tombe. Dès lors mon rôle dans lacaravane fut fini. On attacha mon lit à une

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perche, et une douzaine de Wasumakas meportèrent jusqu'au campement suivant dans lepori, et de là à Sarawi, ou Ton me déposa dansune hutte de nègres. Nous y restâmes deuxjours, pendant lesquels je pus prendre un peude lait; puis on continua la marche jusqu'à lafrontière de l'Urima, dans la direction de KwaShikimayi (chez Shikimayi, nom du chef duvillage), où mes porteurs m'étendirent sousunrocher de granit. Au bout d'une heure vint unvigoureux Msukuma, qui m'adressa la paroledans son langage, dont je ne compris que lemot « tente » ; puis il me souleva, me portadans le village sous la tente qui m'avait servipour mon voyage depuis la côte, et me couchasur le lit du P. Girault. Celui-ci était venu au-devant de nous1. Près de Shikimayi commencele golfe si tortueux d'Urima, que je dois pro-chainement relever. Cette bonne tente et quel-ques friandises (des œufs et du lait) me récon-fortèrent tellement que dès le lendemain je pusfaire vingt pas, appuyé sur un homme. Encoreune marche jusqu'à Nkengé, où nous fîmes unséjour de deux jours. Puis une barque arriva

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de Bukumbi. Mgr Livinhac, informé de monétat, l'avait envoyée pour m'amener rapide-mentchez lui. Ces deux jours passés à Nkengém'avaient fait du bien; je pouvais déjà mar-cher seul, bien que ma tête fût aussi troubléeque celle d'un homme ivre. Chose étrange, lemeilleur remède pour mon état fut le vin.Pendant deux jours, j e souffris d'une paralysiecomplète des intestins; ce que je mangeais oubuvais, je le rendais tel quel au bout d'unquart d'heure. Alors je bus en une fois unedemi-bouteille de vin, et ma guérison com-mença.

« Le 1er août je m'embarquai dans le port deNkengé. La contrée, souvent très pittoresquejfit sur moi peu d'impression; j'étais encore tropfaible. Après une navigation à la rame quidura quatre heures, nous abordâmes à Bu-kumbi. Je fis tout seul, en m'appuyant sur unelance, les vingt minutes de chemin jusqu'à laMission de Notre-Dame de Kamoga. J'avais latête encore trop faible pour pouvoir montersur l'âne que l'on avaitenvoyé à ma rencontre,et mes membres étaient comme rompus par

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mon voyage à dos de porteurs. Arrivé à laMission, je fus soigné par Mgr Livinhac lui-même. Il m'apporta de la chartreuse,.du vin,du lait, des œufs, etc.; je crains bien qu'iln'ait fait une grande brèche à nos minces pro-visions. Mais déjà au bout de deux jours jepouvais me livrer à quelques occupations etparaître au réfectoire. Malgré tout cependantil me fallut boire chaque jour une demi-bou-teille de bon vin rouge (de la Maison-Carrée)jusqu'à ce que mes forces fussent entièrementrevenues. Maintenant tout est heureusementfini.

« Ici à Bukumbi je m'occupe de travauxscientifiques et de la coupe du bois. Hier noussommes sortis à âne pour aller voir et mesurerquelques troncs. Lundi 19 août, j 'irai à Usam-biro pour en déterminer la position géogra-phique et choisir aussi des troncs d'arbres dansla forêt. La station commencée en cet endroita été abandonnée, la population diminuantchaquejour par suite de l'émigration. Nous yavons de 15 à 20 indigènes occupés à abattredu bois; mais ils s'attaquent aux troncs qu'on

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ne leur a pas indiqués; j 'y vais donc pour leurmontrer le bois qu'il faut abattre. Nous y pos-sédons une maison en bon état. Djuma, unâne de selle excellent, que ses maîtres nousont vendu parce qu'il désarçonnait tous lesArabes qui voulaient le monter, m'y porte enquelques heures. La distance est d'environ25 kilomètres.

« Maintenant l'animal est très doux; nosenfants peuvent jouer entre ses jambes et letaquiner sans qu'il bouge. Son ancien maîtreregrette de s'en être défait, mais trop tard.

« Nous sommes actuellement seize sur la rivesud du Nyanza, et en outre quatre missionnairesanglais et M. Stokes. A trois jours de marched'ici, il y a une station arabe et une caravane.Ces Arabes redoutent beaucoup que nous neleur fassions payer ce qu'ils nous ont fait àUganda et à Kipalapala. Pendant quatrenuits ils n'ont pas dormi, s'attendant à uneattaque qui pour eux aurait été fatale, tout lepays leur étant hostile. Leurs affaires vont trèsmal dans l'Uganda; depuis Usongo jusqu'icion n'entend que malédictions contre eux. Un

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mot de notre part, et en deux jours leur stationest en flammes. Mais Dieu jugera entre euxet nous. Si l'on voulait nous inquiéter ici, lesarmes décideraient. Nous avons assez de fusilset de munitions, et nos jeunes gens, — car nousavons ici des adultes, — savent s'en servir.Notre maison est bien fortifiée et garnie demeurtrières. A Kipalapala on voulait nousattaquer dans notre maison ; mais, disait-on,un de ces blancs était à chaque angle, et l'at-taque aurait coûté trop de monde. Ici l'onm'appelle « fundi ya bunduki » (maître dufusil) et « kimarra ndeggé » (mangeur d'oi-seaux).

« Muanga a été notre hôte pendant troismois, puis les Wagandas l'ont prié de revenir.Il l'a fait, suivi de tous les chrétiens, a battules Arabes en plusieurs rencontres et les aassiégés dans la capitale; tout le pays lui estdévoué. Le deuxième roi installé par les Arabesétait mort des suites de la circoncision. Karema,la troisième de leurs créatures, a brûlé tous sesfrères et sœurs, les enfants de Mtesa, et règneavec une telle cruauté qu'il éloigne de lui tout

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le peuple. Muangalui-même a beaucoup gagnea son séjour parmi nous. Il a déclaré franche-ment que sa cruauté avait sa source dans cer-tains préjugés, ou avait été inspirée par demauvais conseillers, qui tous avaient déjàmalfini. Ses serviteurs les plus fidèles étaient,disait-il, les chrétiens, et son royaume était àl'avenirouvert aux blancs. Actuellement troisde ses barques sont encore ici (sur la rive suddu Victoria-Nyanza) et les conducteurs ensont venus nous inviter à revenir dans l'U-ganda; nous pourrions choisir dans tout lepays l'endroit où il nous plairait de nous ins-taller. Si nous ne venions pas chez lui, il vien-drait à nous avec tous ses partisans; il nevoulait plus vivre séparé de nous. — Parsuite, trois missionnaires vont sans doutes'embarquer pour l'Uganda, afin d'aller voirce qu'il en est et de distribuer les secoursspirituels aux nombreux chrétiens de cetterégion.

« D'après un bruit parvenu ici ces joursderniers, Karema se serait enf ui vers le Nord,laissant le royaume à son frère. Emin-Pacha

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aurait envahi victorieusement l'Unyoro et se-rait tout près de la frontière de l'Uganda.Muanga lui aurait envoyé une ambassade pourl'informer que son royaume lui était ouvert.Toutefois ce bruit mérite confirmation. Ca-sati serait en sûreté près d'Emin-Pacha. UnArabe de Tripoli (Afrique du Nord), quiétait à leur service, a été tué à Unyoro ;Casati aurait échappé. De Stanley je n'aiaucune nouvelle.

« Si Dieu arrange les événements pour lemieux, l'abandon de Kipalapala n'aura eu qued'heureuses conséquences. Nous sommes sinombreux ici que l'on peut continuer énergi-quement la Mission de l'Uganda. En outrenous sommes en sûreté. Les Arabes et lesWangwanas sont détestés et devront, après lavictoire finale de Muanga, quitter leur postede Magu (Magu est situé à 80 kilomètres àl'Est de nous, sur le lac). Muanga est décidéa ne pas les souffrir sur le Nyanza; un mot delui suffira pour que les Wasukumas les ex-pulsent. Jusqu'ici il a respecté la vie des Arabeset des Wangwanas tombés entre ses mains,

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« parce qu'ils n'ont pas versé le sang des blancs,ses amis », et il veut continuer à les épargnef;mais il tient à les éloigner définitivement dupays.

« Cette année, comme on le voit, la si-tuation a bien changé. L'Uganda est arracheaux mains de l'Islam et s'ouvre aux Euro-péens. Ceux-ci trouveront par ce pays unchemin plus direct pour se rendre de la côteau Nyanza.

« Nous pourrons par ce chemin recevoir nosapprovisionnements; mais cela demanderaencore quelques années. Heureusement nousavons encore des marchandises d'échangepour trois ou quatre ans; ce qui nous man-quera ce seront les produits européens telsque vêtements, chaussures, thé, vin, outils,etc. Du café, nous en trouvons dans le paysmême; nous en recevons plus qu'il ne nous enfaut de l'Uganda et de la côte du Nyanza, oùil croît à l'état sauvage. Nous remplaçons lesucre par du miel. Notre jardin nous donnedes légumes et du froment qui nous permetde faire du pain de temps à autre. Un fossé

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long et profond amène l'eau au jardin, ce quinous permet de le mettre en rapport en toutesaison. Les indigènes nous apportent plus deriz que nous n'en employons. La viande n'estpas chère; un bœuf coûte de 20 à 25 fr. Notrepharmacie de Kipalapala, si bien approvision-née, est arrivée ici sans le moindre accident;nous avons donc tout ce qu'il faut pour pas-ser quelques années dans ce pays, jusqu'à ceque la route soit ouverte.

« On parle de défaites sanglantes que lesArabes auraient essuyées sur la côte. Wiss-mann, disait-on, avait attiré Buschiri dansun. piège et l'avait complètementbattu. Bus-chiri voulut s'en venger sur le poste allemandde Mpuapua, mais nos deux braves compa-triotes, informés de l'approche de la bandepar les indigènes, prirent les armes, distri-buèrent de la poudre et des balles à quelquescentaines de Vagogos leurs alliés, etsurprenantau point du jour le camp arabe ou Ton ne sedoutait de rien, y firent un terrible carnage.Il n'en échappa que quelques-uns qui se dis-persèrent dans la broussaille. L'un des chefs

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arabes ou, d'après d'autres rapports, Buschirilui-même resta sur le champ de bataille!

« Si ces bruits sont fondés, et on doit lesavoir en Allemagne, la route sera bientôtouverte; les Arabes de Tabora y ont encoreplus d'intérêt que nous. Ils ont de l'ivoire dansleurs magasins, mais peu d'objets d'échangeUn « diora » (pièce de 32 mètres) de satini(mauvaise étoffe) coûte 10 piastres, juste ledouble du prix habituel. 20 livres de poudré(pour nous complètement inutilisable) valent55 piastres, à 4 fr. 70 c. la piastre. Cettedétresse des Arabes peut bien avoir contribuéa la protection que ceux d'entre eux qui tra-fiquent avec la côte ont accordée au P. Haut-tecœur contre leurs compatriotes non négo-ciants et contre la canaille des Wangwanas;ils veulent se concilier la bienveillance desEuropéens pour que leurs caravanes puissenttraverser sans encombre le territoire occupe

1. Dans ces bruits il y a du vrai et du faux. Ils se rap-portent à l'assaut donné au camp de Buschiri par Wiss-mann (8 mai) et au coup de main tenté sur la station alle-mande de Mpuapua, par Buschiri, le 28 juin. Dans cettesurprise, Nielsen fut tué, et le lieutenant Giese ne dut sonsalut qu'à la rapidité de sa fuite.

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par les Allemands. Pour Séif ben Saïd, il fautcependant lui supposer des mobiles plus hono-rables. Il avait beaucoup de relations avecnous, nous le voyions venir chaque semaine,et il s'est toujours montré très loyal dans lesnombreuses affaires que nous avons traitéesensemble. En revanche Ali ben Sultan est uncoquin, de même que Sike, le Mtemi d'Unyan-yembé, dont le fils a dépouillé le P. Cheva-lier et l'aurait même tué sans l'interventiondes gens de Séif ben Saïd. Sike lui-même avaitétabli des postes sur toutes les routes pour fairetuer les missionnaires lors de leur départ deFUnyanyembé; mais il ne put y réussir. Lelendemain il envoya un « mitumba » (charged'homme) d'étoffes diverses à Uyui afin depersuader au Mtemi Canoni de renvoyer àTJnyanyembé les missionnaires et les enfants.Mais Canoni, qui est un ennemi de Sike, s'yrefusa. Les objets volés aux missionnairesprirent presque tous le chemin de la maisonde Sike, qui s'était montré royalement banditdans cette circonstance. Cependant, en pré-sence des bruits relatés ci-dessus, il doit être

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assez mal à son aise. Il envoie souvent à lacôte des caravanes d'ivoire, et maintenant quenous lui avons échappé il redoute que nous neles fassions saisir en dédommagement du volqu'il a commis à notre préjudice.

« On a prétendu également que « BwanaMakonga » (le voyageur africain si connu etsi redouté, M. Keichard) arrivait avec plusieurscentaines d'hommes pour soumettre l'Unyân-yembé aux Wadeutschi (Allemands), et, comme;il l'avait promis il y a trois ans, pour planterla tête de Sike au bout d'une pique. Cela fe-rait grand plaisir à ses sujets, à qui il défendde se louer commeporteurs. Un poste allemanddans l'Unyanyembé exercerait certainementbeaucoup d'action sur les Arabes, et l'on nepeut qu'en souhaiter la création, dans l'intérêtde la civilisation et de la sécurité des EuropéensOn n'aurait qu'à s'établir solidement dansnotre maison, et aucune armée nègre ne seraiten état d'en chasser cinquante hommes bienarmés et bien disciplinés. Mais FAllemagne estassez occupée sur la côte, aussi l'on ne peutespérer de sitôt un poste dans l'Unyanyembé

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D'autre part, un tel poste ne pourrait être con-sidéré que comme une étape sur la route duTanganika et du Nyanza, car l'ivoire, l'uniqueobjet d'exportation, ne se trouve plus qu'enpetite quantité entre les deux lacs. Il vient del'Uganda, du Karagwé et du Manyéma.

« J'écrirais volontiers des lettres plus lon-gues, mais nous devons faire nos paquets aussipetits que possible, n'expédiant que le plusindispensable en dehors de la correspondanceavec les supérieurs. Pour pouvoir passer, lescourriers sont obligés de tout cacher avec soin,au milieu des vivres et sous leurs vêtements,car s'ils sont reconnus pour attachés au servicedes blancs on les dépouille et parfois on les tue.Nous sommes tous dans le même sac, Anglais,Français et Allemands. »

Nous ajoutons de suite une lettre plus ré-cente du P. Schynse; elle donne des indica-tions intéressantes sur la suite des événementsdans T Uganda et la défaite complète desArabes.

A TRAVEES

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VIII.

Zanzibar, le 4 mars 1890

« Hier je fus interrompu par l'arrivée ducourrier de l'Uganda. Grâce à Dieu et à labravoure des chrétiens, l'Islam est vaincu dé-finitivement. Au commencement d'octobre,après plusieurs combats souvent malheureux,les deux armées chrétiennes, celle du continentet celle des îles, se réunirent dans le voisinagede Rubaga. Le 4 elles attaquèrent avec 2,000fusils et beaucoup de lances l'armée mahomé-tane forte, paraît-il, de 5,000 fusils dont beau-coup se chargeant par la culasse, et la batti-rent complètement. Loin d'accepter le pardonqui leur était offert, avec la vie sauve et debons traitements, les Arabes se fortifièrentdans les ruines de notre ancienne mission deRubaga, où ils rallièrent pendant la nuitleurs

1. Voir la Gazette populaire de Cologne, édition du ma-tin du 28 mars 1890. Le Journal de Bruxelles (supplémentdu 30 mars) a publié une longue lettre du P. Denoit surla victoire de Muanga, sujet de la présente relation duP. Schynse.

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partisans et leurs esclaves. Le 5 octobre aumatin les chrétiens attaquèrent cette position;repoussés trois fois, ils pénétrèrent dans lesruines au quatrième assaut, et la victoire futcomplète. Ceux des ennemis qui ne tombèrentpas cherchèrent leur salut dans la fuite.Karéma lui-même fut entraîné par la masseen déroute. Les chrétiens poursuivirent lesfuyards jusqu'aux frontières de l'Unyoro ; laplus grande partie des Arabes et de leurs es-claves périrent, trois furent faits prisonniers,quelques-uns parvinrent à Unyoro, où Karémarallie ses partisans dispersés. Il a réuni denouveau 700 hommes, avec lesquels il veut sefrayer un chemin jusqu'aux Mahdistes. Kaba-rega, chef de l'Unyoro, lui ayant interdit deséjourner dans son royaume, Muanga en-voya de suite un fort détachement sur les fron-tières de l'Unyoro. Le 11 octobre Muanga fitune entrée triomphale; le 12 arrivèrent lesMissionnaires, le P. Lourdel et le P. Denoit.

*Notre maison ayant été pillée en partie et setrouvant inhabitable par suite des cadavres quiy sont entassés, Muanga a assigné aux Pères

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la maison habitée autrefois par Katekiro, lemême qui juste un an auparavant, le 12 oc-tobre 1888, les avait chassés de leur maison.— Digitus Dei est hic: le doigt de Dieu est là.— La première bataille fut livrée sur la collineoù les chrétiens furent brûlés en 1886, le com-bat décisif, dans les ruines de notre Mission,et au milieu des acclamations du peuple lesMissionnaires ont pris possession de la maisonde leur persécuteur, ruiné par la guerre. Le5 octobre, les chrétiens ont eu de nombreuxblessés, mais cependant pas de morts, et chezles nègres les blessures guérissent presque tou-jours. Malgré ses pertes nombreuses pendantla guerre, notre communauté chrétienne s'estbeaucoup augmentée. Un jeune homme a puprésenter aux Missionnaires 40 catéchumènes,tous parfaitement instruits; on dit que lenombre des catholiques s'est augmenté de300 pendant l'absence d'un an des Mission-naires ; c'est une assertion des Wagandas, quiest peut-être exacte. Muanga a envoyé del'autre côté du lac une flottille à Bukumbi, etMgr Livinhac s'est embarqué pour Uganda

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FUITE AU VICTORIA-NYANZA. 53

avec deux Missionnaires. Maintenantplus quejamais la parole du Seigneur se justifie : « Lamoisson est riche, mais les ouvriers sont peunombreux. »

« Du Tanganika ne nous parviennent quedes bruits incertains. L'on sait par des Arabesque ceux-ci sont entrés en lutte les uns contreles autres sur le bord du lac et que, dans uncombat livré dans l'Ujiji, 24 Arabes ont ététués. »

Le séjour du P. Schynse à Bukumbi, où ilétait arrivé le 1er août 1889, ne devait pas êtrede longue durée. Lorsque Stanley et Emin-Pacha apparurent dans le Victoria-Nyanza, leMissionnaire fitrapidementsespréparatifs afinde partir pour la côte avec le P. Girault de-venu à moitié aveugle.

C'est sur le voyage du lac Victoria à Zan-zibar que le P. Schynse a tenu le présentjournal. Les mêmes qualités que les Peter-mann's Miltheilungen (communications de Pé-termann) vantent chez l'auteur du Journald'un voyage au Congo — jugement sûr etréfléchi, don d'observation, — se montrent

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également dans ce récit de voyage. La narra-tion est simple et naturelle, et elle laisse l'im-pression d'une fraîche réalité et d'une entièrevérité. Les pays que parcourt le Missionnaire,les tribus indigènes avec lesquelles il entre enrelation, les fatigues d'un voyage dans l'inté-rieur de l'Afrique, tout cela est décrit d'unefaçon concise mais parfaitement claire. Lejournal présente un intérêt supérieur à partirdu moment où l'auteur rencontre sur sa routeStanley et Emin-Pacha. L'expédition de Stan-ley, en marche depuis plus de deux ans à tra-vers le continent noir, les compagnons d'Emin-Pacha, les deux célèbres explorateurs africainseux-mêmes nous sont présentés sous des traitscaractéristiques.

L'auteur, qui est encore aujourd'hui à Zan-zibar, s'apprête à entreprendre de nouveau ungrand voyage dans l'intérieur de l'Afriqueéquatoriale. C'est sa famille qui a gracieuse-ment mis à la disposition de l'éditeur le journalqu'il lui avait dédié. En général je le publietel qu'il a été écrit pendant le voyage. Lerécit n'étant pas accompagné d'une carte exacte

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du chemin parcouru, et les positions géogra-phiques n'ayant pas été relevées, on n'a pu seservir, pour la dresser, des matériaux nom-breux et nouveaux qu'il contenait. Les diversescartes de cette partie de l'Afrique, parues dansces derniers temps, en donnent d'ailleurs unaperçu bien suffisant. Citons entre autres lacélèbre carte d'Afrique en dix feuilles, éditéeparHabenicht, àl'échelle de it00

l0 000. Section

du territoire des Lacs (VIII), 2e édition, Gotha.

Cologne, mars 1890.

KARL HESPERS.

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Sur le Victoria-Nyanza.

Dans ma dernière lettre datée de Bukumbi \je vous écrivais: « De Stanley aucune nou-velle. On dit qu'Emin-Pacha se bat dansl'Unyoro et qu'il a pénétré jusqu'aux frontièresde l'Uganda. » Je ne supposais pas avec quellerapidité ce bruit se confirmerait. Dès le lende-main du départ du courrier, nous recevions eneffet la nouvelle que Stanley et Emin-Pacha,avec d'autres blancs, venaient d'arriver dansnotre ancienne station d'Usambiro, et qu'ilsatteignaient le même jour la maison de Makayprès de Makolo, à la pointe sud-ouest de cettebelle baie du Nyanza qui s'étend jusqu'au3° Sud. Quelques jours après nous parvenaitun billet d'un membre de cette expédition,

l. Lettre du 14 août 1889. Notre-Dame de Kamoga (Bu-kumbi, rive sud du Victoria-Nyanza). Voir l'introduction.

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nous priant de venir en aide aux Européensdépourvus de tout, et de leur fournir vête-ments, souliers, etc. Nous lefîmes, autant quenous le permettait la triste situation présente.De la côte venaient en effet les bruits les plus.'alarmants. Ni courriers, ni caravanes ne pas-saient plus, nos approvisionnements n'avaientété renouvelés qu'en partie, et le peu que nousavions reçu était plus que compensé par lespertes subies à Uganda et à Unyanyembé. LeP. Girault et moi nous fûmes chargés d'allerporter nos faibles secours à l'expédition deStanley, et de lui transmettre en même tempsles compliments de Mgr Livinliac ' et desautres Pères. Nous trouvâmes les Européens enbonne santé près de Makay. Le P. Girault, quisouffrait des yeux, demanda une consultationau Dr Emin-Pacha, et l'examen de ses yeuxfit constater que sa maladie était une cataracte,ne pouvant être guérie que par une opération.Cette circonstance devait être fatale à la conti-nuation de mon séjour sur leNyanza. Unbeau

1. Le P. Livinhac, vicaire apostolique du Victoria-Nyanza; évêque de Pacando depuis le 14 septembre 1884.

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SUR LÉ VICTORIA-NYANZA. 5 9

matin, en effet, l'évêque me fit connaître qu'ilenvoyaitle P. Girault à la côte avec Stanleyet que je devais l'accompagner, la règle interdi-sant à un missionnaire de voyager seul. Commedu reste on ignorait comment la cataracte secomporterait pendant les premiers mois, ilvalait mieux en tout cas que quelqu'un accom-pagnât le malade. A vrai dire, cette nouvellene m'était pas précisément agréable, maisl'obéissance est le premier devoir du mission-naire. Nous fîmes donc rapidement nos prépa-ratifs et envoyâmes demander à Stanley l'au-torisation de nous joindre à lui. Mais il étaitparti le 16 septembre, sans que l'on connûtson itinéraire. En même temps l'on apprit ducanton voisin de Néra, qu'il se battait avecles indigènes. Ceux-ci l'avaient attaqué traî-treusement, avaient tué quelques-uns de seshommes, et Stanley, après leur avoir infligéune sanglante leçon, était parti dans la direc-tion du Sud, emmenant une partie de leursgrands troupeaux.

Cette nouvelle retarda notre départ. Nousattendîmes jusqu'au commencement d'octobre,

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où nous apprîmes qu'il avait choisi la routed'Usongo-Ikungu. Vite nous rassemblons nosporteurs; le 1er octobre nous expédions parterre nos ânes jusqu'à Sikimayo, nous faisonspasser nos porteurs sur la rive orientale dugolfe pour qu'ils se rendent de là à la maisonde Makay, et le 4 octobre nous nous embar-quons nous-mêmes sur notre barque Waganda1

afin d'atteindre la même station par latraver-sée la plus courte. Ces barques Wagandas,avec leur proue relevée et leur peinture rouge,sont plus jolies que solides. Une barque de cegenre, longue de 15 à 20 mètres, et large de1 mètre à lra,75, consiste en une quille consi-dérablement prolongée à l'avantet à l'arrière;de chaque côté de la quille sont adaptées deuxplanches, en sorte que tout le bateau se com-pose de cinq pièces de bois. Mais comme ellesne tiennent ensemble que par des fibres depalmier et que les trous percés pour le pas-sage de celles-ci ne sont qu'imparfaitementbouchés, il faut vider constamment l'eau qui

1. Waganda : habitant de l'Uyanda. On dit de mêmeUkerewe et Wakereve, Usuraaka et Wasumaka, etc.

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ne cesse de s'introduire, et boucher à nouveaules trous qui sesontouverts. En outre la légèreembarcation a beaucoup à souffrir des vaguestoujours fortes duNyanza, et pendant les tem-pêtes il arrive souvent que le choc répété desvagues brise les fibres de palmier, et que toutela barque se divise en ses cinq parties, au granddétriment de ses passagers. Notre barque heu-reusement n'est pas exposée à cet accident.Nous y avons ajouté des crampons, en sorteque les cinqplanchessont solidementrattachéesl'une à l'autre; mais il nous faut toujours son-ger à l'épuisement de l'eau et un homme en estspécialement chargé.

L'évêque et les autres missionnaires nousaccompagnèrent jusqu'au rivage; nous prîmescongé d'eux, peut-être pour la vie, implorâmesune dernière fois notre Père à tous, en luidemandant sa bénédiction, fîmes ranger nos20 rameurs et partîmes. C'était avec mé-lancolie que je jetais un regard sur les hau-teurs qui protégeaient notre maison. Eeverrai-je jamais Bukumbi ? Et en admettant que Dieum'y ramène, y retrouverai-je tous ceux avec

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qui depuis un an j 'ai partagé la joie et la peine,a Unyanyembé et ici ? Ou bien un jour serai-je surpris par la nouvelle que Bukumbi estdétruit, que les missionnaires y ont été massa-crés, que les enfants ont été rendus à l'es-clavage? Dieu veuille protéger notre chèreMission, ses missionnaires si heureux de leurdévouement, et ses chers enfants ! Les tempssont durs, de sombres nuages s'entassent àl'horizon, et le danger que je ne peux pluspartager me semble doublement menaçant.Il y a trois jours on disait que les Arabes deMagu avaient offert à Muanga 300 fusils, pourqu'il chassât les missionnaires et pillât leurmaison. On ignore s'il y a quelque chose devrai dans cette nouvelle, mais que de sem-blables bruits puissent se répandre, c'est déjàlà un bien mauvais signe.

Il est vrai que je laisse aussi derrière moi debelles espérances. Muanga a puisé chez nousde meilleurs sentiments, et depuis ses premierssuccès il a déjà envoyé des messagers, chargésd'inviter les missionnaires à venir le trouver.« Si vous ne venez pas », disait-il à la fin de

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sa lettre, « je viendrai m'installer près de vousavec mon peuple, car je ne puis plus vivresans vous. » Si Dieu lui accorde la victoirefinale, comme il faut l'espérer, les mission-naires trouveront dans l'Uganda un vastechamp pour y exercer leur activité. Les Wa-gandas sont l'unique tribu chez laquelle sefasse sentir une tendance générale à adopterla morale chrétienne. Cette tendance fut en-travée par la révolution préparée et accompliepar les Arabes; les chrétiens durent prendrela fuite; mais sous la conduite du catholiqueHonor ât ou plutôt, comme le peuple l'appelait,du « petit oiseau » tombé malheureusementtroptôt dansun combat victorieux, ilsreprirentl'offensive, rappelèrent Muanga et infligèrentplusieurs défaites aux Arabes. Ce fut dans unde ces combats, — le plus décisif, — que le« petit oiseau », ay ant pénétré au milieu desrangs ennemis, y trouva lamort. Mais la cons-ternation amenée par ce malheur ne fut que decourte durée, et la victoire resta aux guerrierschrétiens, fidèles à leur roi et à leur patrie.Karéma est un forcené sans pareil. Il a fait

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exterminer (brûler) toute la famille de Mtesa;ses Wagandas, il les a offerts par milliers àses protecteurs les Arabes; c'est-à-dire qu'il aassigné à ceux-ci, dans son propre pays, desterritoires où ils pourraient faire la chasse auxesclaves,changeantainsile beau pays d'Ugandaen un vaste désert. Mais à là suite des vic-toires remportées par les chrétiens il s'est bien-tôt trouvé réduit avec les Arabes à sa capitale,dans laquelle l'assiège l'armée de Muanga,qui a été reconnu par toutes les provinces.D'après un bruit encore incertain, il est vrai,Karéma aurait pris la fuite et Muanga setrouverait ainsi sans rival.

Si ce bruit se confirmait, les bandes rapacesdes Arabes de Magu n'auraient plus à songerqu'à leur propre sécurité; car Muanga qu'ilsont si mal traité, qu'ils ont fait prisonnier etdépouillé, a bonne mémoire, et il lui suffitd'une simple menace pour amener les Wasa-kumas à détruire Magu. (Déjà maintenantl'Arabe est partout détesté au nord de l'Unya-nyembé.) Ou bien il pourrait en huit jours réu-nir quelques milliers de guerriers Wagandfis

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sur plusieurs centaines de barques, et leurfaire traverser le lac pour détruire ce nid devipères où tant de milliers de sessujets gémis-sent dans un misérable esclavage. Dans cesderniers temps surtout, pour les motifs indi-qués plus haut, Magu a toujours regorgé d'es-claves Wagandas ; et les Arabes qui l'habitent,ainsi que les Wangwanas, ont préféré laisserdépérir misérablement leur marchandise hu-maine plutôtque de nous la vendre. Ils saventque le chrétien est leur enneminaturel. La ran-cune est un vilain défaut, et chez un mission-naire qui doit apporter et prêcher la paix il nedoit en exister aucune trace; cependant j 'auraipeine à réprimer un mouvement de joie sijamais le jour de l'expiation se lève pour cesbandits. Il y a bien quelques nobles caractèresparmi les Arabes, et c'est à ceux-là que les mis-sionnaires d'Unyanyembé doivent en grandepartie leur salut. Chez eux, la bonté naturelleet la noblesse qui sont le fond du caractèrearabe ont triomphé des mauvaises qualitésimplantées et inoculées par l'Islam. Mais chezles autres, ce sont ces défauts qui dominent,

A TRAVERS II'AFRIQUE. Ô

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et chez les Wangwanas élevés par les Arabesnon seulement ces défauts apparaissent, maisencore on ne trouve aucune trace de la magna-nimité et de l'hospitalité de leurs maîtres. Lespires, ce sont ces métis à quil'éducation arabea donné une certaine supériorité sur le nègre,et chez qui cette supériorité n'amène qu'undéveloppement plus raffiné de leur caractèreWangwana.

C'étaient ces pensées et d'autres analoguesqui sans doute nous occupaient tous les deux,tandis qu'assis en silence l'un en face de l'au-tre, près du gouvernail tenu par un jeune nè-gre (un des enfants que nous avions arrachésa l'esclavage), nous écoutions le chant mono-tone, à la vérité, mais cependant agréable denos rameurs. Ceux-ci du reste cherchaient àse donner du-courage, car une grande partied'entre eux appartient à la troupe de porteursqui doit nous accompagner jusqu'à la côte, etpour ces enfants de la nature qui n'ont jamaisdépassé lesfrontières duBukumbi un voyage aulégendaire « Pwani» (Zanzibar) d'où viennenttoutes ces belles choses, étoffes, perles, armes,

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est une affaire bien plus importante que pournous autres, qui avons déjà passablement erréen Afrique, et à qui même ce voyage ne pa-raît pas exempt de dangers. Comment serons-nous accueillis par les tribus voisinesde Néra,entre le Nyanza et l'Usongo, qui sont peut-être excitées contre les blancs par des rap-ports mensongers? Stanley a-t-il été obligé dese battre en d'autres endroits que Néra, nousrendant ainsi le passage impossible, ou bienau dernier moment a-t-il changé son itiné-raire, se dirigeant vers l'Est où nous ne pou-vons nous risquer à le suivre avec nos dixfusils et nos vingt hommes ? Comment pour-rons-nous éviter les populations révoltées dela côte? Stanley pourra-t-il se frayer un che-min ? Mais nous sommes maintenant en route,fions-nous à la Providence divine, elle nousaccompagnera et nous protégera.

Le soleil baissait lentement vers l'Ouest (ilétait déjà midi au moment de notre départ)lorsque nous vîmes les montagnes rocheusesde Bukumbi disparaître derrière un promon-toire. A l'Est s'ouvrait devant nous le vaste

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golfe qui s'étend jusqu'à Nera et à l'entrée du-quel se trouvent quelques îles rocheuses. Seule,une rare verdure orne ces îles, ainsi que lesmonts métalliques de Mueri à l'Ouest. Lespremières pluies commençaient alors à gonflerles jeunes bourgeons, tandis que la rive dulac était bordée par la sombre verdure desfourrés de papyrus.

Au pied de ces monts Mueri, à environcent mètres du rivage, se trouvent deux peti-tes îles plates et rocheuses, où les racines d'ar-bres descendues jusqu'au niveau de l'eau en-tretiennent constamment une fraîche verdure.L'une d'elles, que l'on peut appeler l'île desCrocodiles, a été choisie par ces animaux pourvenir y faire leur sieste. Il y a quinze jours,j 'ai déjà troublé désagréablement le sommeilde ces monstres, en faisant glisser l'un d'euxde son banc de rochers, la tête fracassée. Au-jourd'hui nous y vîmes de nouveau plus devingt de ces horribles bêtes; la plus petitepouvait bien mesurer encore au moins dixpieds. A l'approche de la barque les crocodilesse précipitèrent bruyamment dans l'eau, mais

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l'un d'eux plongé dans un sommeil trop pro-fond resta couché sans mouvement, ouvrantune vaste gueule d'où sortaient des dents for-midables. Un coup de feu l'éveilla, mais griè-vementblessé il ne put arriver jusqu'aurivageet resta suspendu entre les rochers. Commeses camarades entouraient la barque, je visaila tête du plus grand, qui ne dépassait que dedeux doigts la surface de l'eau. Une secondeaprès le coup partait et les débris du crânejaillissaient au loin. L'animal tourna plu-sieurs fois dans l'eau, frappal'air deses patteset de sa queue, et s'enfonça. Une légère ondu-lation à la surface indiqua encore pendantune minute la place où il se tordait au fondde l'eau dans les affres de la mort, puis les va-gues du Nyanzarecommencèrent à rouler pai-siblement.

« Quel dommage, dit le « Nyampara Mu-et nyamduru », que ce fusil et son maître quit-« tent le pays. Les Arabes n'oseraient jamais« vous attaquer, et c'en serait bientôt fait des« crocodiles. » La guerre n'est point notre fait,lui avons-nous répondu. Peut-être d'autres

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blancs viendront-ils un jour pour punir lesArabes, et vous délivrer d'eux et des crocodi-les. — « Oui, des Wazungu' Wakali2 comme« Limatendélé (Stanley) et les autres, qui ont« donné une leçon aux Banera. Maintenant« nous avons vu des « Wazungu Watamu »« (bons Européens) et des « Wazungu Wakali»« (méchants Européens). Nouscroyionsjusqu'à« présent qu'ils étaient tous « tamu » (vache« à lait); mais Limatendélé (Stanley) n'a que« du plomb et pas de lait. Ce doit être un« M'Deutschi (Allemand), ils sont tous Kali. »— Et ils continuèrent à chanter à tour derôle : « Ramez vigoureusement, Bukumbis, le« port est proche, là nous mangerons et nous« dormirons, et ensuite nous accompagnerons« nos Wazungus à la côte. » — A trois heures,des plantations de bananiers nous signalèrentle village de Madonga, fils aîné et maintenantunique de Ruoma, prince du Mueri. Il est si-tué derrière un promontoire près duquel unebaie de cinq à six kilomètres s'enfonce dans

1. Wazungu, Européen.'2. Kali, méchant.

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SUR LE VICTORIA-NYANZA. 7 1

les terres. Son frère Lukama, devant le vil-lage duquel nous avons passé, était mort qua-tre semaines auparavant, empoisonné, disait-on, par sa tante. Le peuple tout entier l'aimait,et il avait mérité cette affection par son carac-tère généreux et brave. Un mois avant samort il avait renvoyé sans le punir un empoi-sonneur convaincu d'avoir voulu attenter à savie; mais un second, scélérat avait détruitl'espoir de la tribu des Mueri. Son frère Ma-donga, inconsolable, a brûlé tout ce qui ap-partenait au défunt; mais le peuple comptepeu sur lui, et le vieux Ruoma est trop faiblede caractère pour maintenir l'ordre. Aussi lesMueri cèdent-ils la place aux Wangonis et au-tres tribus voisines, qui les envahissent, etils émigrent en masse de l'autre côté du golfe,malgré la défense du vieux Euoma.

Madonga était justement assis sous un ar-bre, entouré d'une foule de peupla ; il donnaitaudience. Pour aller jusqu'à lui c'était un dé-tour d'environ 500 mètres qui nous paruttrop long, et nous préférâmes nous éloigneren nous tenant au milieu du lac. Là, au

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fond de la baie, se dresse un petit pic qui autre-fois form ait presque une île; mais aujourd'huile lac s'est tellement retiré que le rocher estentouré de sable. Un peu au Sud une rivièrese jette dans le lac; mais elle est en ce mo-ment à sec, bien que l'on prétende qu'on ytrouve toujours de l'eau sous le sol. A quatreheures nous aperçûmes sur la rive orientaleles palmiers qui annonçaient M'Kengé, le portoù, il y a plus de deux mois, je m'embarquaispour Bukumbi, faible et malade. Comme le paysme parut tout autrequ'à cette époqueoù, pou-vant à peine rester assis, j'appelais de tous mesvœux le terme du voyage. Enfin nous traver-sâmes rapidement le lac et nous abordâmes àcinq heures près de Sumi, après avoir àgrand'peine fait passer notre barque dans desfourrés de papyrus et de roseaux.

Le peuple nous accueillit amicalement, carle P. Girault est le « frère de sang » du vieuxEuoma, et partout bien connu. Sumi est aussile port de cette station d'Usambiro, située àcinq lieues dans l'intérieur des terres, et quenous avons dû, hélas ! abandonner, la popula-

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tion ay ant émigré en masse pouréchapper auxincursions des brigands Wangoni, et le paysétant devenu un désert. Cinquante bons fusilssuffiraient pour ramener dans ce pays la sécu-rité et la prospérité. A Sumi nous vîmes dessignes manifestes du deuil du pays ; depuis lamort de Lukama aucun coup de feu n'a ététiré, aucun tambour n'a résonné à Muéri.Tous regardentl'aveniravec inquiétude et ob-servent Madonga, se demandant s'il va s'a-mender.

Les cabanes des Muéri ressemblent à desruches; elles sont faites en gazon avec une en-trée couverte, semblable à une lucarne. Peti-tes et sales, elles ont à peine trois ou quatremètres de large. La population cultive beau-coup de manioc, et dans les endroits où la dis-position de la rive le lui permet, dans la terrehumide des bords du lac, elle plante des ba-nanes et des patates, mais peu de mutama(sorgho). Sur le rivage nous voyons un tas debeau minerai de fer, que l'on transporte de làsur les différents points de la côte et dans lesîles, principalement à Ukéréwé. La production

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du fer était une des sources principales de laprospérité antérieure de l'Usambiro, des cara-vanes y venaient de très loin pour acheter despioches, acceptées partout comme monnaie.Aujourd'hui les forges ont presque disparu;fort peu seulement de hauts fourneaux trèsprimitifs sont encore en activité; et les prixont haussé en conséquence. La plus grandepartie des Balongos (tribu des forgerons) aémigré vers l'Ouest. C'était aussi en considé-ration de ces richesses minérales que nousavions fondé notre station de l'Usambiro;nous regardions le travail du fer comme unbon métier assuré à nos enfants, une fois qu'ilsseraient devenus grands. Peut-être était-ceune illusion de notre part, mais nous pensionsque nos jeunes gens, avec de bons outils etun matériel perfectionné, réussiraient à fabri-quer de meilleures marchandises que ne le fai-saient les Balongos avec leurs outils défec-tueux et leurs procédés primitifs, retirant duminerai à peine la moitié du métal qu'il con-tient réellement. Ce fer produit au charbonde bois est très malléable et très tenace; un

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clou, par exemple, peut être tordu et redresséplusieurs fois sans en être plus mauvais.

La nuit fut fraîche, mais si nous avions es-péré que cette fraîcheur nous procurerait unsommeil réparateur, nous avions compté sansnotre hôte, c'est-à-dire sans les millions demoustiques qui sortirent le soir des fourrés depapyrus et auxquels il nous fallut donnerl'hospitalité. (La monnaie du pays consiste enpetites perles rouges, blanches, etc.)

5 octobre. — Au lever du soleil nous pre-nons congé de nos villageois, puis ayant heu-reusement fait sortir notre barque du fourrénous partons de nouveau à la rame dans ladirection du Sud; unpeu au-dessous de Sumi,le lac devient beaucoup moins large et moinsprofond (de 2 à 4 mètres). Nous cherchons ledébarcadère de la mission anglaise. Une belleconstruction, destinée auxéquipages deM. Ma-kay, nous montre l'endroit, car autrement iln'est pas facile de distinguer dans la muraillede papyrus la brèche à peine large de deux àtrois pieds qui donne accès à un port. Cettefois cependant nous découvrons le passage

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men ant à la terre ferme, mais lorsque nousvoulons aborder nous trouvons l'étroite placede débarquement occupée par une barque Uké-réwé lourdement chargée de mutawa (sorgho)et de poissons, mais _ de l'équipage aucunetrace ! Nous faisons donc pousser la barqueen pleine eau par quelques-uns de nos hom-mes, et nous abordons. L'énigme fut bientôtéclaircie. Nous arrivions dans une barqueUganda, et comme les "Wagandas (habitantsde l'Uganda) sont redoutés sur tout le lac, lesWakérévés n'attendirent pas notre approche,ce qui leur aurait permis de constater que nospaisibles Wasukumas n'étaient pas des guer-riers Wagandas, avides de carnage. Laissantlà barque et chargement ils s'étaient hâtés des'enfuir dans le fourré. Comme les lièvres dela fable, nosBukumbis, qui ne sont rien moinsque courageux, s'amusèrent fort de la terreurqu'ils avaient inspirée aux Wakéréwés, etleurs bruyants éclats de rire informèrent aus-sitôt ceux-ci de leur erreur.

Ilsrevinrent à leur barque. Celle-ci, commetoutes les barques Ukéréwés, était autrement

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construite que la nôtre. La quille se composaitd'un canot creusé dans un seul tronc d'arbre(mkora). Ce canot était un peu élevé et forte-ment élargi par des planches posées dessus etreliées au moyen de fibres de palmier. Cesbarques Ukéréwés sont donc très larges parrapport à leur longueur (2m,50 à 3 mètres sur8 à 10 mètres). C'est sur ces barques que lesWakéréwés visitent toute la partie sud deNyanza, échangeant leurs produits, sorgho,poisson, chèvres et moutons contre des étoffeset surtout des pioches. Nos gens allaient cher-cher ces dernières et le minerai de fer dansl'Usambiro. Du reste, les Wakéréwés doiventdans chaque port payer au chef du village undroit variant de 1 à 3 p 100, et moyennantlequel il leur est permis de faire le commerce.

Une fois à terre, nous répartîmes nos baga-ges entre les porteurs et prîmes le chemin dela mission anglaise, situés à une heure et de-mie au Sud-Ouest sur une petite éminence.Notre route nous conduisit un certain tempsa travers une plaine recouverte encore récem-ment par le lac et qui s'élevait lentement jus-

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qu'à la maison de M. Makay. Celui-ci nousaccueillit, selon son habitude, de la façon laplus aimable; son compagnon souffrait un peudelà fièvre. M. Makay est un hommed'unsavoirtrès étendu, et qui est déjà depuis onze ans surles bords du Nyanza. Pour l'instant il s'occupea construire un petit vapeur. Il a réuni dans lacour à peu près tout le bois nécessaire, et dansce but il s'est façonné une bonne charrette,peut-être un peu lourde. La machine attenddepuis des années d'être utilisée, car il y alongtemps que M. Makay s'occupe de ce pro-jet; mais dans l'Uganda il ne lui a pas étépossible de le mettre à exécution. Pour exer-cer ses charpentiers, il leur fait transformeren ce moment une barque Waganda en un ca-not à voile. Son atelier, le plus beau bâtimentde la station, est très bien monté. (Les cham-bres d'habitation sont encore un peu primiti-ves.) Toute la station est entourée de palis-sades, mais les officiers anglais prétendent quece « borna » (enceinte fortifiée) est mal disposéau point de vue stratégique, et aurait besoind'une garnison relativement nombreuse. Le

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but principal d'un pareil « borna » n'est dureste que de tenir à distance les bêtes fauveset les voleurs. On ne pourrait songer à y sou-tenir un siège, ne fût-ce que par ce motif quela station est absolument dépourvue d'eau.Celle que l'on a, et qui est encore assez mau-vaise, il faut l'aller chercher bien loin.

Nous trouvâmes nos ânes chez M. Makay,et nos porteurs y arrivèrent le soir. Aprèsavoir tout préparé pour le lendemain, nous al-lâmes nous reposer dans la salle d'école, misea notre disposition. M. Makay avait achetéaux Wangwanas de Stanley un certain nom-bre de jeunes esclaves. Parmi eux se trouvaitaussi un personnage dont Stanley avait faitcadeau à notre hôte : c'était un Watwa, naind'un certain âge, et sa femme. Ce garçon, auxyeux très méchants, est régulièrement con-formé et mesure environ" lm,35- A sa taille eta ses traits nous l'aurions pris pour un enfantde treize ans, si nous n'avions su qu'il étaitdéjà le père de trois autres. Sa femme est plusgrande de trois ou quatre centimètres.

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I I

Du Victoria-Nyanza à Usongo.

6 octobre, dimanche. — DeMakola à Shiki-mayi, 2 heures et demie de marche; de Shiki-mayi à Sarawi, 5 heures.

Après la sainte messe, nous partons vers7 heures. M. Makay nous accompagne unbout de chemin pour nous conduire chez Ma-kolo, chef tributaire de Ruoma. Ce chef aconstruit son village entre de grands blocs degranit et à certains endroits l'a entouré denombreuses palissades; l'enceinte du bornaest pourvue à l'intérieur d'une sorte de fossédestiné aux tireurs, de sorte qu'on ne peutparvenir à la hutte servant de palais, que sousla conduite de gens bien au courant de la to-pographie de l'endroit. Makolo sortit de sacase appuyé sur deux hommes, et se laissalourdement tomber sur un « kiti » (petit

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siège façonné dans un bloc de bois). Il souffred'une douloureuse maladie du genou, et commeil préfère les remèdes de ses sorciers à ceuxque Makay lui propose, il ne guérira sansdoutejamais. Après un court arrêt nous pre-nons congé de Makolo, puis, ayant remerciéM. Makay de son hospitalité, nous continuonsnotre route.

Nous nous élevons lentement jusqu'à laplaine entre des roches de granit toutes rondes,traversant à pied sec l'extrémité sud-ouest dugolf e. Cà etlà seulement se trouvent encore dansles roseaux et les fourrés de papyrus des maresisolées, refuges de nombreux hippopotames.Ailleurs le sol marécageux s'enfonce sous lespieds, en sorte que nous ne pouvons nous servirde nos ânes ; mais tout cela aussi disparaîtra,si le lac continue à se retirer pendant quelquesannées dans la même proportion. Cet abaisse-ment de niveau doit-il être attribué à des va-riations du cours du Nil ou à une série d'annéesde sécheresse? C'est ce que l'on ignore. Le vieuxKiganga, mtémi de Bukumbi, est en traind'installer une plantation de bananiers sur le

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rivage du lac, et m'a dit que dans son enfanceil avait vu là de très beaux bananiers, maisque le lac était revenu et avait tout détruit.Cela plaiderait en faveur de la deuxième sup-position. Du reste on a aussi observé un élève-rnent et un abaissement de niveau sur le Tan-ganyka.

La rive sud-est du golfe appartient au ter-ritoire d'Urima, ou Ton nous lit payer si cherle passage il y a deux mois.—Après une marchetotale de deux heures et demie depuis la sta-tion deMakuy nous atteignonsLubili,le villagede Manangua Shikimayi; ce village est plusconnu cependant sous le nom de Manangua.Cette fois Shikimayi no demande rien, et noussouhaite bon voyage et prompt retour. Aussinous ne nous arrêtons pas plus longtemps etcontinuons notre route.

Bientôt nous laissons derrière nous les col-lines et les blocs de granit de l'Urima, et nousentrons dans la plaine située entre Msalala etNéra. Unebroussaille épineuse interrompt parendroits la monotonie de ce désert, couvertde « migongoas » isolés, et cette broussaille

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ne commence pas à verdir comme sur les bordsdu Nyanza. Nous marchons-cinq heures versle Sud, exposés àl'ardeur du soleil, sans ombre,foulant un sol noir et brûlant; nos porteursne peuvent stationner sur ce sol sans éprouversous leurs pieds nus une sensation de brûlure;aussi dansent-ils comme des ours. Dans lefourré épineux se sont installés çà et là desforgerons, qui auront vite détruit pour en fairedu charbon, les rares arbres du pays. Toutecette plaine était autrefois couverte par le lac;a la saison des pluies elle est infranchissable,les masses d'eau des monts Néra, situés à l'Est,et des collines N'kata, situées à l'Ouest, n'ayantpour ainsi dire pas d'écoulement. En ce momentle sol est fendu et crevassé, ce qui rend lamarche très pénible. Dans quelques creux setrouve encore de l'eau sur laquelle nos por-teurs altérés se précipitent avidement, car c'estle premier jour de marche, et ils ne sont pasencore entraînés. En outre les Bukumbis engénéral ne sont pas habitués à voyager.

Après une marche fatigante de cinq heuresnous arrivons chez les Sarawis, la première

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tribu importante des Msalala. Nous voulonsétablir notre campement près du principalvillage (Ikuru, capitale), mais le « mwanaNkengélé », le « msikuru » (lieutenant) du« mwimu » (roi) de Msalala, nous invite ànous installer dans le village même. Nousdressons donc' notre tente à l'intérieur dutembé. Celui-ci forme un carré plus ou moinsrégulier. Les côtés se composent de longuesconstructions en forme de corridors, faites debranches entrelacées et recouvertes d'argile,hautes de *2 à 3 mètres et larges à l'intérieurde 3 à 5. Le toit consiste également en un en-chevêtrement de brindilles avec une épaissecouche d'argile. Le tembé forme ainsi une pe-tite forteresse, complètemententourée, n'ayantqu'une entrée, et assez bien abritée contre lefeu par la couche d'argile. A l'intérieur setrouvent des huttes couvertes en paille et pro-tégées contre l'attaque et le feu de l'ennemipar le tembé, qui joue le rôle de nos casemates.Les villages particulièrement exposés par leursituation sur la frontière sont protégés par destembés à double ou triple enceinte, et les espaces

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situés entre les diverses lignes de circonvalla-tion servent à loger les troupeaux de bœufs.

Quand nous traversâmes le Sarawi au moisde juillet, Ikuru n'avait qu'une enceinte. Dansl'intervalle on en avait construit une seconde,et de même nous vîmes dans d'autres villagesSarawis que l'on se mettait sur le pied deguerre, que l'on élevait des palissades, etc.Nous pensions que l'expédition de Stanley enétait la cause, mais bientôt nous remarquâmesque les divers villages sont jaloux du msikuru.Celui-ci a seul droit au hongo (impôt douanier),mais les autres mananguas veulent aussi avoirleur morceau, et chacun cherche à renforcersa position afin de pouvoir mettre à contribu-tion les caravanes qui passeront.

Le msikuru nous raconta que beaucoup de sescompatriotes lui en voulaient, à lui et à nous,ses amis, mais qu'il y mettrait ordre le lende-main. Il les placerait dans l'alternative ou denous laisser passer tranquillement, ou de sebattre avec lui. Si, comme il le craignait, lesmécontents préféraient ce dernier parti, ilnous ferait traverser le Sorao, où nous aurions

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il est vrai à payer un fort hongo, mais où nouspourrions voyager tranquillement. Compre-nant qu'il avait l'intention de nous arracherun hongo, malgré la coutume de ne pas ran-çonner les caravanes qui se rendent à la côte,nous lui avons donné quatre dotis (le doti vaut2m,50 d'étoffe), mais il nous a fallu attendrele lendemain jusqu'à une heure qu'il eût ar-rangé l'affaire.

7 octobre. — De Sarawi jusqu'au campe-ment dans le pori ' , quatre heures.

Le msikuru nous a annoncé que nous pou-vions partir tranquillement, quelques-uns deses gens nous protégeraient. Nous n'avionspas besoin de cette escorte, car aucun ennemin'était en vue, et les deux petits villages de-vant lesquels nous devions passer étaient troppeu importants pour que l'on eût à craindred'eux aucune attaque. Les trois jeunes gensqui nous avaient été adjoints déclarèrent aubout d'une heure de marche que nous étions

1. Le pori est une contrée sans eau et inculte, couvertede broussailles.

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en sûreté, et s'en retournèrent. Jusqu'à cinqheures nous marchâmes de nouveau dans lamême plaine couverte d'herbes, desséchée parle soleil, au sol brûlant et crevassé. A ce mo-ment nous fûmes surpris par une pluie légère.Nous établîmes notre camp à six heures prèsd'une marc à sec. L'eau que nous apportionssuffit à nos propres besoins; nos porteurs aussiavaient eu soin de s'en munir, mais commeils en avaient bu la plus grande partie en route,ils durent s'endormir sans boire. Pour nousprotéger contre les bêtes féroces, nous construi-sîmes un petit borna en broussailles épineuses;puis nous nous couchâmes tranquillement,nous fiant plutôt à la Providence divine qu'ànotre borna et à la vigilance de nos gens.

8 octobre. — Du campement dans le pori àNindo, cinq heures. — Après une térékéza' on

1. « Kutérékéza » signifie faire cuire les aliments etmarcher pendant l'après-midi. On emploie habituellementce procédé quand on doit traverser des contrées privéesd'eau. Les porteurs apprêtent leur nourriture, emportentde l'eau et marchent jusqu'au soir. Dans le pori on dort,afin de pouvoir partir à l'heure propice et d'atteindre l'eaudans la matinée.

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n'a pas besoin d'exciter les porteurs à la mar-che; leur provision d'eau étant épuisée, ils nepeuvent trouver de quoi calmer leur soif qu'enallant de l'avant. A cinq heures et demie nousétions donc tous sur pied, et nous arpentionsgaillardement, dans la fraîcheur du matin, laplaine ouverte devant nous. A droite et àgauche de grands troupeaux d'antilopes et dezèbres se montrent à une distance de 500 à800 mètres, mais nos vêtements blancs, visi-bles de loin, nous empêchent de les approcher,et nulle part il n'y a de buisson derrière lequelon puisse se dissimuler. Ces troupeaux se com-posent d'animaux de différentes espèces, etune antilope brune, de la taille d'une biche,semble leur servir d'éclaireur. Dès que cetanimal aperçoit au loin quelque chose d'inso-lite, il prend aussitôt la fuite, entraînant tousles autres après lui. Après quelques tentativesinfructueuses je renonçai à la chasse et pris latête de la colonne. Du reste nous n'étions passans inquiétude. Les pâtres Néras amènentsou vent leurs troupeaux dans cette vaste plaineherbeuse; or, aprJS les incidents du passage

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de Stanley à travers le Néra, une rencontreavec une pareille bande n'aurait pas été àsouhaiter pour nous, et l'éparpillement de nosforces eût été dangereux. Cependant, quelqueloin que nous regardions, pour découvi'ir laprésence d'un ennemi dans cette vaste plaine,qui s'étend vers l'Est à une distance de 7 à10 kilomètres jusqu'aux monts Néra, nousn'apercevons rien d'inquiétant ; ç à et là semontre un troupeau qui, après un examen plusattentif, se trouve être une harde d'antilopesou de zèbres. Vers neuf heures enfin nousatteignons un léger taillis, et bientôt après unépais fourré où nous n'avons plus rien à crain-dre des pâtres Néras.

A 10 heures et demie nous franchissions leschamps de sorgho du Nindo, déjà privés deleur récolte, et nous établissions notre tente àKuikuru (la capitale). Nindo appartient toutcomme Sarawi au district de Msalala, et ilest administré au nom du mwimu de Msalalapar un msikuru (Kagunu), ancien esclave qui asu s'attirer la bienveillance de son maître. Cemsikuru semble vouloir justifier cette faveur,

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car Nindo, de même que Sarawi, est, sur laroute du Nyanza, l'endroit le plus redouté descaravanes pour son hongo. De deux à quatrecents dotis y sont d'usage, mais la plus grandepartie n'arrive pas sans doute entre les mainsdu mwimu. On nous raconte que celui-ci afait des reproches à son représentant au sujetde ces procédés spoliateurs, mais ils ont étéinutiles, car le lieutenant y trouve son compteet n'a pas encore rencontré son maître. Lernsikuru nous accueillit très amicalement, etvint sous notre tente pour nous faire visite etvoir ce que nous avions, afin d'établir d'aprèscela ses exigences. Une petite défense d'élé-phant, appartenant à un des porteurs, luifournit l'occasion de demander combien nousavions d'ivoire; à la vue de nos fusils, il vou-lut savoir si nous en avions d'autres. Enmême temps il inspectait notre cuisine et no-tre literie. Il me semble posséder de grandesdispositions pour l'emploi de douanier, et setrouver ainsi parfaitement à sa place. Au pointde vue où se place le mwimu, sa nomination aété heureuse, mais les caravanes n'ont pas plus

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que nous às'en réjouir. Tout l'après-midi nousfûmes gênés par une foule importune d'habi-tants du village qui ne nous laissèrent absolu-ment aucun repos, critiquant et raillant, plusque nous l'avions vu faire ailleurs, toutes nosactions, nos prières, nos lectures, notre manièrede manger, etc. Au soir le msikuru nous fitsavoir qu'il demandait trente dotis d'étoffe,deux fusils, un sac de poudre, une boîte decapsules, deux chemises de flanelle, deux as-siettes, une tasse et divers autres objets. Unepareille exigence était impudente. Il deman-dait la moitié des étoffes avec lesquelles il nousfallait arriver jusqu'à la côte, et de tout lereste nous n'avions que le strict nécessaire.Mais avec de pareils gens les arguments rai-sonnables ne servent à rien; inutile de luidire, par exemple, que ce n'était pas l'usagede payer un hongo en allant vers la côte ; quel'eau coulait vers le Nyanza, mais n'en reve-nait pas; que de même le blanc apportait desbiens (mali) dans le pays, mais n'en emportaitaucun vers la côte, etc. Rien n'y fit. Aprèsavoir marchandéjusqu'à 10 heures, nous décla-

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rames: « C'est bon, nous lui donnerons ce qu'ila demande, mais si nous périssons en route,« soit de faim, puisque le msikuru nous enlève« nos étoffes, soit par ruga-ruga, puisqu'il nous« prive de nos fusils et de nos munitions, soit« de froid, puisqu'il nous vole nos chemises et« nos couvertures, alors tous les blancs diront« que le msikuru de Nindo en est cause, et si« un jour les askaris (soldats) deBwana Kihe-« mera Risasi ou les Wadeutschi (Allemands)« viennent dans le pays, tout le monde saura« pourquoi. » Là-dessus il renonça aux fusils,aux chemises, aux couvertures et aux muni-tions, et se contenta de 27 dotis et d'une as-siette. Le doti valant actuellement 6 marks(7 fr. 50 c ) , notre passage sajis bagages nouscoûtait donc 180 marks (22ô fr.).

Qu'une certaine redevance soit payée auxchefs dupays, c'est dans la règle; mais quedescoquins changent cette redevance en un vol vé-ritable, c'est ce qu'on ne peut souffrir. Il n'y aplus place pour l' Européen dans V Afrique équa-toriale s'il peut y être rançonné impunément etobligé par-dessus le marché de recevoir et de

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donner des assurances d'amitié. Lorsque nousavons traversé le Nindo au mois de juillet, nousavons donné 200 dotis, des fusils, des mu-nitions, etc., en tout environ 1,400 marks(1,750 fr.), et aujourd'hui le msikuru nousaffirme qu'il était absent à cette époque, au-trement il nous en aurait coûté 400 dotis. ASarawi on nous demanda 250 dotis, des armes,delapoudre, etc.,soit l,750marks (2,125fr.).Nous avions quitté Unyanyembé avec 18 icharges, dont 100 ballots d'étoffes.De ceux-ci,10 furent employés au paiement de nos por-teurs, 5 à leur entretien et à la nourriture des55 enfants et des 4 blancs, 26 en hongos,sans parler des armes, de la poudre et desétoffes plus fines; c'est-à-dire que le hongo aexigé 26 p. 100 de notre avoir. Il nous fallutpayer à Uyui 5 p. 100, à Ngulu 1 p. 100, àSamawi (Kwa-Masali) 2 p. 100, à Shinyanga1 1/2 p. 100, à Nindo 4 p. 100, à Sarawi 5 p.100, à Urima 7 p. 100, pour un trajet d'àpeine 300 kilomètres. On voit facilement cequi peut rester aujourd'hui à une caravanese rendant de la côte vers l'intérieur. Aussi les

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Arabes se réunissent-ils en grandes caravanesqui n'ont pas plus à payer, mais plutôtmoins,car elles peuvent plus facilement inspirer lacrainte.

9 octobre. — De Nindo à Shinyanga, sixheures.

A 5 heures et demie nous sommes prêts àmarcher. Nous voulons prendre congé dumsikuru, mais il ne se montre pas. Cette ten-tative nous a toujours donné l'occasion de vi-siter l'intérieur du tembé. Il est partagé pardes palissades en une quantité de quartiers..Un homme nous a dit que cette dispositionavait pour but de pouvoir continuer la dé-fense, si le tembé, protégé cependant par unborna extérieur, venait à être pris. Comme siune flèche enflammée, lancée du haut du toit,ne suffisait pas pour mettre en feu toutes leshuttes de chaume que renferme l'enceinte, etrendre ainsi la résistance impossible! Toute-fois nous ne voulons pas détruire la confiancedu msikuru dans l'inexpugnabilité de Mndo,et nous prenons la route de Shinyanga, situé à

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l'Est. Nous sommes forcés de faire ce détourpour éviter l'Usanda, où le P. Girault fut at-taqué l'année dernière et tua plusieurs de sesassaillants.

Nous marchons de nouveau pendant 6 heu-res à travers la plaine de Néra, en partie dé-couverte, en partie légèrement boisée, sansrencontrer personne appartenant à cette tribu.Seul un troupeau degirafes, derrière un fourréde mimosas, regarde passer la caravane. Peuavant d'arriver à Shinyanga nous franchis-sons le lit desséché d'un ruisseau; dans lasaison des pluies, il coule du côté du nord-est.Vers 11 heures nous atteignons le premier vil-lage Shinyanga, et vers midi Ikuru, bâti àl'abri de puissants rochers granitiques. No-tre arrivée provoque une consternation géné-rale ; les gens ne savent pas s'ils doivent voiren nous des amis ou des ennemis. Le mtémiest absent. Ce n'est qu'en voyant notre fai-blesse numérique et le petit nombre de nosfusils que les nègres reprennent confiance, etnous demandent si nous sommes les deuxblancs qui viennent après Stanley pour « finir »

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ce que Limatandelé (Stanley) a pu encorelaisser. On avait dit que deux blancs venaienten toute hâte, et à cette nouvelle les Bànerass'étaient enfuis dans la forêt, abandonnanttroupeaux et villages. Et nous qui avionscraint d'être attaqués par cette tribu! Pourcalmer ces gens nous leur dîmes qu'àla vériténous cherchions à rejoindre Stanley, mais quenous ne faisions de mal à personne. Alors ilsse mirent à raconter mille choses étranges, surStanley, qui avait traversé leurs villages dixjours auparavant, sur les Baturkis et les Ba-nubis1 qui leur plaisaient peu, ajoutant queStanley avait donné au mtémi deux dotisdont il était très content, etc. Il est vrai que)Stanley a peut-être 300 Kemington, portés à700 ou 1,000 par la renommée, et que l'on estobligé d'être coulant à son égard. Avec nousce n'est pas la même chose. Le mtémi enhardiexige de nous sept dotis, et l'engagementd'en donner encore deux autres à sa « gori »(femme), à Kisumbi. Mais il nous offre

1. Turcs et Nubiens qui accompagnent Emin.

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belle chèvre et du lait, tandis que le mtémi deNindo ne nous a rien donné. Cette différencede traitement entre Stanley et nous, montreclairement ce que l'Européen doit faire pourne pas être rançonné impudemment. Que l'onvienne avec deux ou trois cents bons fusils,et l'on n'aura de difficultés nulle part. Peut-être pourrait-on encore s'y prendre d'une au-tre- manière. On pourrait retenir sur la côteles caravanes d'ivoire envoyées par ces repai-res de brigands; ils verraient que l'on a aussides moyens d'action contre eux. Plus d'unchef de village réfléchirait, et regarderait alorsles Européens passant par son pays autrementque comme des vaches à lait.

Le soir quelques gens de Bukumbi arrivè-rent et demandèrent à se joindre à nous pouraller jusqu'à la côte. La population du Shin-yanga appartient à la tribu des Wasumakas etétait autrefois très riche en troupeaux debœufs; mais Mirambo était venudans le pays,avait détruit une grande partie des villages etemmené les troupeaux. De son temps l'Euro-péen allait de Tabora jusqu'au Nyanza sans

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payer une upandé (deux aunes) de hongo,tous les petits chefs msalalos étaient aux piedsdu roi Mirainbo Puis à sa mort son royaumese morcela, et maintenant les hongos augmen-tent chaque année. Dans le Sarawi il nous*avait fallu payer au mois de juillet deux hon-gos; l'année prochaine, quandtous les villagesse seront fortifiés et rendus indépendants lesuns des autres, il en faudra donner au mainsquatre.

10 octobre. — De Shinyanga à Kisumbi,trois heures et demie. — De Kisumbi à Samui(kwa Masali) trois heures et demie.

Après une bonne nuit de sommeil, nous som-mes de nouveau prêts à partir à 6 heures. Lemtémi Kudililua nous accorde la faveur d'uneaudience d'adieu. C'est unhommed'un certainâge, tout à fait cérémonieux et en outre trèsvain. En parlantil cache touj ours la partieinfé-rieure de sa figure. Nous croyions tout d'abordque c'était pour dérober son noble visage auxprofanations de nos regards indignes; mais,dans un vif mouvement de cette têteroyale,

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l'étoffe qui lacouvrait s'étant dérangée, jepusvoir une large brèche dans les dents du chef,et Ténigme fut résolue. Sa Majesté ordonnaencore de nous donner un pot de lait en guised'adieu, puis se rendit à son troupeau de va-ches pour surveiller l'importante opération dela traite. En cela certes il n'a pas tort, mais ily gagne bien peu, car pendant que le maîtreétait près de son troupeau, nous avons vu surle chemin de la hutteroyale un grand vauriende 15 à 16 ans en train de faire baisser le ni-veau du lait dans le pot, derrière le dos duroi. Il y a donc aussi chez ces peuples primi-tifs des employés de l'État qui se livrent à desdétournements !

Noustraversonsrapidementles rares champsde sorgho, maintenant en friche, du Shin-yanga, et nous entrons de nouveau dans lepori, broussaille épaisse et épineuse où se trou-vent peu d'arbres utilisables. Pendant troisheures et demie nous marchons vers le Sud-Sud-Ouest, suivant le sentier par lequel Stan-ley nous a précédés il y a environ dix jours ;nous traversons quelques lits de ruisseaux des-

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séchés qui semblent se diriger vers le Nord-Est, et nous atteignons àdixheuresetdemie ledistrict de Kisumbi. Le Kisumbi dépend éga-lement du mtémi de Shinyanga, mais il estbien plus peuplé et mieux cultivé que ce der-nier pays; aussi Ton a peine à comprendrepourquoi le chef a établi sa résidence non pasici, mais au milieu des rocs granitiques duSchinyanga. Peut-être celui-ci lui est-il par-ticulièrement cher, à titre de pays natal.

Gori, la femme du mtémi, nous accueillitamicalement; elle nous offrit, à nous et à nosgens, de grands pots de pombé, et après avoirreçu les deux dotis promis à son seigneur etmaître, nous permit de continuer notre route.Devant le tembé nous vîmes une tête de lionplantée au bout d'une perche; c'est le lieud'asile des esclaves en fuite. Quand le fugitifa pu atteindre cette perche, il est inviolableet appartient au mtémi. Il y a dans chaquedistrict de pareils lieux de refuge, ce quiprouve qu'au sein de la vraie populationnègre l'esclave n'est pas absolument dénué derecours contre son maître, et qu'il lui reste un

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moyen de se soustraire à ses mauvais traite-ments. Il n'en est pas de même, que je sache,dans les contrées musulmanes.

A onze heures nous partons de Kisumbi etnous marchons dans la direction du Sud-Sud-Ouest,, à travers un pays partout cultivé, versle district de Samui, allié du Kisumbi, et plusconnu sous le nom de Masali, qui appartienta son chef. Sur cette route nous ne voyons quede rares baobabs, la contrée est complètementdéboisée et l'on y trouve à grand'peine mêmedu bois à brûler. A droite nous avons leschaines de collines de l'Usanga, à travers les-quelles passe la route directe de Samui à Min-giriti. Sur la gauche, au Sud-Est, le payss'abaisse peu à peu vers la plaine Mayonga.Nous atteignons vers une heure et demie lespremiers tembés de Masali, et à deux heureset demie nous établissons notre campementsous un beau tamarin, devant l'endroit prin-cipal, appelé ici, comme partout, Ikuru.

Dans le village nous trouvons tout en mou-vement. Les grands tambours de guerre, enforme de poire (longs d'un mètre et demi et

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larges d'un mètre), façonnés dans un troncd'arbre et recouverts de peau de zèbre, sontalignés; les jeunes gens dans leur costume deguerre sont assis autour de puissantes cruchesde pombé, tandis que les drapeaux, les fusilset les armes sont appuyés contre les murs. Onnous explique qu'en qualité d'alliés de Minti-ginia d'Usongo ils sont sur le point de mar-cher contre Simba et de l'attaquer aux premiè-res lueurs du jour. Mintinginia avait appelé,dans le pays les Wahumbas ou Bashikiras(tribu des Masaï), afin de châtier avec leuraide le mtémi de Simbe, qui l'an née précé-dente avait fait venir Kapera et pillé unepartie del'Usongo. Kapera étaitl'ennemimor-tel de Mirambo, sous les ordres de qui Mintin-ginia combattait. Mainten ant Kapera estmort,et son fils a succombé également dans la luttecontre Mintinginia. Cependant, malgré toutcet appareil guerrier et les grandes cruchesde pombe, Ton remarquait peu d'ardeur belli-queuse chez ces jeunes gens, et ilseussentpré-féré rester autour des cruches. Masali est unhomme paisible, et son peuple suit son exem-

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pie. Mais le devoir commande, et à quatreheures la troupe, forte d'environ soixantehommes, se met en mouvement, précédés dedeux drapeaux rouges. A cinq cents pas duvillage elle fait halte pour attendre les retar-dataires, puis elle gravit une petite hauteur,derrière laquelle elle disparait, au bruit con-tinuel des coups de fusil, ce qui aura passable-ment entamé sa mince provision de poudre.Comme nous faisions remarquer qu'il eûtété plus sage de réserver sa poudre pour lesSimbas, un vieux nègre à cheveux gris nousrépondit : — « Nous ne nous battons pas,« c'est l'affaire des Masaï; nous nous conten-« tons d'emmener les troupeaux de bœufs. »

Masali ne nous demand a rien. Xous luidonnâmes deux dotis, sur quoi il déclara quenous nelui devions rien, luiayantdéjàpayé leliongo lorsde notre voyage àBukumbi. Lebongros homme est donc raisonnable. 11 envoiedupombé dans notre tente, s'excusant d'en avoirsi peu; mais les guerriers qui venaient departir avaient tout bu. Nous n'eûmes pas depeine à le croire.

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Nous avions laissé quelques-uns dea Kisumbi pour acheter des chèvres ; ils arri-vèrent le soir avec dix bêtes, à une upandé deBombay la pièce (une upandé vaut lm,75 outrois marks, c'est-à-dire 3 fr. 75 c ) . Chez Ma-sali nous trouvons de même d'abondantes pro-visions à des prix modérés; pour une upandénous avons assez de sorgho pour trente per-sonnes.

11 octobre. — De kwa Masali au mtoMayonga, trois heures et demie; de là au campdans le pori, quatre heures.

Après avoir marché une heure et demie vers1' Est, nous atteignons le dernier village S amui;puis delà vers le Sud-Sud-Est, à la même dis-tance, le campement près du mto Mayonga.ruisseau maintenant à sec,mais important dansla saison des pluies et coulant dans la plainedu même nom. Enconsidérantlacarteduche-min parcouru pendant les trois derniers jours,je ne puis que m'étonner des nombreux détoursque nous avons faits et qui ont doublé notreroute. Le chemin le plus court irait de la rivière

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Mayonga au péro Masali, d'où nous venons(péro est la dénomination générale pour tousles villages situés sur la frontière, et signifievillage frontière) Delà, laissant Ikuru et kwaMasali sur la gauche, il traverserait le Sa-mui dans la direction du Nord-Ouest et arri-verait au péro situé sur le sentier venant deKisumbi; puis de là, suivant toujours la mêmedirection (Nord-Ouest), laissant Kisumbi àdroite, il irait rejoindre Mingiriti et Nindo àtravers la partie orientale de l'Usanda. Decette façon le chemin du premier péro Samuiau Nindo, que nous avons mis quinze heuresa parcourir, serait réduit à huit heures pourune caravane se rendant au Nyanza. Une ca-ravane bien armée n'aurait de difficultés quedans le Samui, le hongo devant être traité àIkuru (la capitale). Les gens de l'Usanda,dont on touche la frontière pendant deuxheures, ne se frotteraient sans doute plus ànne forle caravane de blancs.

La plaine mayonga s'étend au Nord-Estjusque dans la contrée d'Uthia, et la rivièrecoule vers le Nyanza, au dire unanime de tout

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mon monde. D'autre part, il est vrai, j 'ai en-tendu dire que la rivière n'était autre que leNgombé d' Qrambo qui se dirige vers le Tan-ganika; toutefois j'aurais peine à le croire.Comme elle ne coule pas pour l'instant, il estimpossible de rien savoir de précis. Quand oncreuse le sable dans la rivière, on y trouve del'eau en toute saison. La plaine Mayonga estdécouverte ; par endroits seulement on y voitdes fourrés d'acacias; à la saison des pluieselle est inondée, se change en un grand maré-cage et devient impraticable. Les caravanessuivent alors la ligne de collines située à l'Estprès de Masali, pour gagner Simba par undétour.

Nous restons près de la rivière jusque versdeux heures, faisons notre provision d'eau ettournons au Nord-Est une rangée de collinesardoisières qui longe la rivière. Jusqu'alorsnous n'avion s vu que du granit. Sous un arbreune « dala » (perche de porteur) attire notreattention; l'œil perçant de nos nègres découvreaussitôt un bâton brisé, de la farine répandueet bientôt après du sang desséché; à côté quel-

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ques perles bleues et deux capsules brûlées.Il n'est pas difficile de trouver l'enchaînementde ces circonstances. Un homme isolé, se repo-sant sous l'arbre, avait été surpris et tué àcoups de feu par des brigands; et les hyènes sinombreuses dans le pays avaient entraîné lecadavre. La vie d'un homme compte pour peude chose dans ce pays; un sac de sorgho,une upandé d'étoffe suffisent pour exciter lacupidité et pousser au meurtre. Cette plaineMayonga n'est rien moins que sûre. Dans cettesaison on n'y trouve pas d'eau à une distancede 35 à 40 kilomètres; aussi beaucoup de gensdes caravanes s'attardent épuisés, et tombentsous les coups des brigands aux aguets. Ce futdans cette plaine, en se rendant de Simba àSamui, que le frère Max, un Allemand, frère-lai de notre mission, perdit la vie. Un brigandcaché dans un buisson le perça traîtreusementde sa lance, espérant que s'il tuait un blanctoute la caravane tomberait en son pouvoir ;mais les askaris (soldats) le massacrèrent. Nousrecommandons à nos gens de marcher toujoursen rangs serrés, et nous continuons notre route,

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nous fiant à la protection de Dieu. Du restecette partie de la plaine se prête peu aux em-buscades; nulle part un arbre ou un buissonne s'élève sur le sol noir et crevassé; on n'yvoit qu'une herbe desséchée, au-dessus de la-quelle, dans l'ardente chaleur du soleil, l'airtremble comme au-dessus d'un fourneau for-tement chauffé. Aussi nos porteurs n'avan-cent que lentement jusqu'à ce que nous attei-gnions au bout de deux heures d'épais fourrésoù je tirai un énorme porc à verrues; maisj'hésitai à suivre l'animal blessé dans le hal-lier, car on ne sait ce qu'on y rencontre. Ausoir, nous établissons notre camp, et cons-truisons un solide borna avec des acacias épi-neux.

12 octobre. — Du campement dans le poria Ngulu, quatre heures; de Ngulu à Isongo,deux heures.

Après une marche de quatre heures dans ladirection du Sud-Sud-Ouest, tantôt à traversd'épais buissons, tantôt en plaine rase, et pen-dant laquelle nous franchissons plusieurs lits

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de ruisseaux coulant tous vers le Nord-Est,nous atteignons à dix heures un pays décou-vert, et les premiers tembés de Ngulu, détruitspar Kapera. Ngulu tire son nom de sa positionet signifie : hauteur. Le pays obéit à Mintin-ginia d'Usongo. Sans nous y arrêter plus detemps qu'il n'en faut pour puiser de l'eau, nouscontinuons notre route à travers ce district.Nous rencontrons un berger masaï qui, appuyésur sa solide lance, garde son troupeau, pro-duit de la guerre, et nous adresse un ricane-ment amical. Bientôt après nous atteignonsles villages de i'Usongo et apercevons sur unehauteur le borna de M. Stokes, dépassé parles toits coniques de ses cabanes. Y étant ar-rivés à midi, nous établissons notre tente dansla cour intérieure. Nous y trouvons l'agent deM. Stokes, M. Moïse Willing, nègre qui parleetécritl'anglais; mais tous les blancs, Stanley,Emin-Pacha et les autres sont partis par laroute d'Ikungu, il y a quatre jours. Noussommes obligés d'accorder un jour de repos ànos porteurs épuisés; demain Stanley auradonc encore une avance définitive de cinq jours

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sur nous. Il était parti vingt jours avant nousde la mission anglaise de Makolo.

Dans l'après-midi nous nous rendons à Kui-kuru, situé à une demi-heure de là. Le mtémiétait absent, il était parti pour une expéditioncontre Simba. Nous trouvâmes sa « gori »(première femme), une grosse dame imposantequi nous reçut amicalement. Cependant, tousles hommes étant partis, elle ne put nousaccorder ce que nous demandions, c'est-à-dire un guide pour Ikungu. Mais nous pûmesrenouveler dans les magasins de M. Stokesnotre provision d'étoffe que les hongos avaientpresque entièrement épuisée. Par suite desdangers de la guerre toutes les choses pré'cieuses de la maison isolée de M. Stokes avaientété transportées à Kuikuru, résidence de Min-tinginia. Celui-ci est le « frère de sang » deM. Stokes. Quand j 'ai traversé Usongo aumois de juillet, Mintinginia était égalementabsent. Sa gori nous raconta qu'il était àla chasse, mais en réalité il était chez lesWahumbas, dans le voisinage d'Usagara,pour appeler dans le pays ces guerriers in-

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domptés et se défaire de ses ennemis avecleur secours.

En rentrant vers le soir à notre campementnous vîmes dans la direction du Nord-Est degrandes colonnes de fumée, signe du succès del'expédition. Près de notre tente nous trou-vâmes quelques Masaï avec le bouclier, lalance et le glaive; ils nous firent comprendreque la guerre était finie, tous les ennemisbattus, les villages brûlés. Ces Masaï ont descorps élancés et nerveux ; ils sont vêtus depeaux de bêtes; dans les lobes des oreilles,allongés d'une façon difforme par des chevillesde bois, ils portent de vraies masses de fer.Rarement un sourire brille sur leurs traits tou-jours sévères. Leur armement consiste en ungrand bouclier ovale, de peau de bœuf, peinten noir, blanc et rouge, et en une forte lanceterminée par une lame de 80 centimètres delongueur sur plus d'un décimètre de large.L'autre bout de la hampe porte une pointe defer tout aussi longue. Le tout atteint jusqu'à2 mètres de long. A leur épaule pend un four-reau de bois renfermant un glaive qui mesure

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environ 60 centimètres; à la poignée le fer estentouré de cuir; il n'y a pas de garde. Au hautdubras, leMasaïporte encore unpetitpoignard.Ces guerriers dédaignent les armes à feu, cequi ne les empêche pas de se rendre redoutablesmême à des ennemis qui en possèdent, et toutpropriétaire de troupeaux est leur ennemi.Chez ce peuple l'occupation des jeunes homines^consiste à entreprendre souvent de lointainesexpéditions dont le pillage est le but, à moinsqu'une tribu ne les appelle à son secours contreune autre, et alors les troupeaux enlevés leurappartiennent. Ils vivent presque exclusive-ment du produit de ces troupeaux, se conten-tant de planter quelques bananiers; aussin'ont-ils pas besoin d'esclaves. Leur langageest complètement différent des langues Bantu,et n'a que des intonations profondes et guttu-rales. Earement on trouve un interprète pourcauser avec eux. Plusieurs fois des Européensles ont visités dans leur pays, situé entre Kili-mandscharo, les montagnes de l'Usagara etla côte, et ils ne se sont pas toujours montrésbienveillants envers eux. Nos visiteurs cher-

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chaient à nous prouver leur amitié par de nom-breuses poignées de main. Nous pûmes acheterquelques chèvres de leur butin. « Kanyenye »(petite), nous dit un grand gaillard en mesu-rant l'étoffe. Mais quand nous lui eûmes ditaussi « kanyenye » en montrant une de seschèvres, il jeta son étoffe sur son épaule etdécampa.

13 octobre, dimanche. — Dès le matin, denombreux coups de feu annoncent le retour deMintinginia victorieux. Les guerriers passentdevant notre campement, chargés d'un lourdbutin. Des lits tendus de peaux de bœufs, despots, des paniers, des kiti (sortes de sièges) etautres vieilleries pareilles, formaient la partde butin revenant à Mintinginia. Les Masaïpoussaient leurs -troupeaux devant eux, etMintinginia amen ait à sa résidence une grandefoule de prisonniers de guerre, femmes et en-fants. Tous les tembés du Simba et de l'Ugogoau nord-ouest de l'Usongo sont brûlés, lesmtémis se sont enfuis avec ceux des hommesqui ne sont pas tombés sous les terribles lan-

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ces des Wahumbas, les deux districts sontsoumis àl'autorité de Mintinginia, qui y éta-blit comme lieutenant un de sesnombreuxfils.Du côté de Mintinginia la guerre semble justi-fiée. Ces tribus avaient pillé et brûlé une par-tie deses villages; mais quelles calamités n'a-t-il pas déchaînées sur ce pays hier encore siflorissant, et combien d'innocents, femmes etenfants, expieront dans un esclavage éternella rapacité et la cupidité d'un mtémi! Et cesguerres sont quotidiennes. Elles dévastent lepays et peuplent les marchés à esclaves de Ta-bora et des villes de la côte, car le vainqueurcherche à se défaire le plus promptement pos-sible de sa marchandise humaine. La fuiteest trop facile aux prisonniers. Aussi, dans lecours de cette même journée, les Masaï les ven-dirent à raison de deux esclaves contre unâne, qui peut leur rendre plus de services, cardans leur pays ils n'ont que faire d'esclaves.

Le soir nous revenons à Ikuru, afin de com-plimenter le mtémi et de lui demander unguide, la guerre étant finie. Il était très fati-gué, ayant marché deux nuits et s'étant battu

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dans la journée. Cependant il nous accueillit-fort amicalement et nous promit pour le len-demain un guide et quelques chèvres. Lors-qu'il nous dit qu'il était très fatigué, nous le« soulevâmes » selon l'usage des Wanyamnézis,c'est-à-dire que nous saisîmes et soulevâmes-ses mains ; puis nous prîmes congé de lui.

De tous les mtémis, Mintinginia est le seulqui se montre toujours d'une amabilité égaleenvers les Européens. Un cadeau souvent sansvaleur lui suffit. Cette fois-ci il nous ditqu'à notre retour nous devrions lui apporterdeux ustensiles pour transporter de l'eau enguerre et à la chasse, car dans cette expéditionil avait beaucoup souffert de la soif. Mintingi-nia peut bien avoir cinquante ans, mais il estencore d'une vigueur toute juvénile. Il mar-che toujours le premier au combat; il est bontireur; ses sujets l'aiment etle redoutent. Unepuissance européenne pourrait se servir de luipour prendre pied dans l'Unyamnézi sansgrande dépense. Que l'on parvienne à trouverpour Mirambo un successeur qui soit assezpuissant pour être partout redouté, et qui soit

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assisté derf conseils et de l'exemple d'un Euro-péen, et on aura fait beaucoup pour la paixdu pays situé entre le Tanganika, Tabora etle Nyanza ; les routes redeviendront sûres, etnous autres missionnaires nous pourrons tra-vailler sans interruption à la transformationdu pays. De tous les chefs Wanyamnézis, Min-tinginia me paraît être le seul chez qui unepareille tentative aurait chance de réussir.La présence d'une petite troupe commandéepar des Européens lui donnerait un tel ascen-dant que son nom suffirait partout pour main-tenir l'ordre, et d'un autre côté l'Européen nepourrait plus être soupçonné de vouloir « gru-ger » le pays. J'avoue qu'un Européen trou-verait sans doute peu de charmes dans unposte pareil, mais il aurait occasion d'y fairebeaucoup de bien. L'Usongo est légèrementondulé, dépourvu de bois, comme la plusgrande partie de l'Unyamnézi, et relativementsain.

A notre retour nous constatons que trois denos Wakumbis ont pris la fuite par craintedes Wahumbas, mais nous avons assez de

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gens pour les remplacer. Les pauvres diablesne songent pas qu'ils auront porté leur chargepour rien du Nyanza jusqu'ici, c'est-à-dirependant environ deux cent cinquante kilo-mètres.

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III

D'Usongo à Ikungu. — Stanley et Emin-Pacha.

14 octobre. — D'Usongo à Niyawa, qua-tre heures. — De Niyawa à Usungwisi, troisheures.

Nous levons le camp à six heures moins unquart et nous nous rendons à Ikuru où noustrouvons le mtémi et le contingent fourni parNiyawa déj à prêts àpartir. Mintinginia nous faitprésent de dix chèvres et moutons qu'il pousselui-même dans le sentier; il rattrape les bêtesqui s'échappent, et cela nous donne l'occasiond'admirer combien il est encore agile en dépitde son âge. Il est de très bonne humeur etsemble un brave homme, malgré les guerresfréquentes qu'il fait. Il nous accompagne ainsienviron dix minutes, puis il donne ses ordresconcernant notre guide, et nous souhaite bonvoyage et bon retour.

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Nous marchons alors trois heures et demiea travers la broussaille, dans la direction duSud-Sud-Est, cherchant à gagner Niyawa, encompagnie des gens de ce district qui rentrentchez eux. Niyawa dépend aussi de Mintingi-nia et c'est un manangua (chef de village) dece pays qui doit nous servir de guidejusqu'àIkungu.

Arrivés près de Niyawa/ nous fûmes ac-cueillis par une bruyante salve de coups de fu-sil, tirés en l'honneur de la victoire. Les guer-riers Niyawas y répondirent, mais comme ilsavaient oublié deretirerlesballes deleurs fusilschargés sur le lieu du combat, le sifflement desprojectiles inspira une terreur effroyable à nosguerriers Usukumas; nous dûmes attendre àl'abri que le sifflement suspect cessât; c'est-à-dire que tous les fusils fussent déchargés, etalors seulement nos gens osèrent continuer àmarcher vers Ikuru (le chef-lieu). Nous nousassîmes non loin de là sous d'énormes baobabsafin de contempler l'étrange spectacle de la ré-ception des guerriers.

De nombreuses troupes de femmes, parées

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d'étoffes rouges et venues de tous les villages,s'approchèrent des vainqueurs qui marchaienten rangs serrés. Elles les accueillirent avecun bruyant cri d'allégresse, puis chacune ayantcherché son mari, son père ou son frère, luisoulevaitles mains avec un bruyant et joyeux« lé lé lé! », et l'accompagnait jusqu'à lamaison où l'attendaient un bon repas, dupombé et des danses. Devant la porte du chef-lieu se trouvait la gori, première femme deMintinginia à Niyawa (il en a partout), en-tourée de toute la population féminine du vil-lage. Lorsque le manangua, lieutenant deMintinginia, fit son entrée, de bruyantes ac-clamations l'accompagnèrent. Nous nous ren-dîmes, nous aussi, à un tembé, celui duMzimu, l'asile des esclaves fugitifs, afin deréclamer du manangua qui y résidait le guidequ'on nous avait promis. Il le fit appeler aus-sitôt et nous offrit du pombé.

Pendant ce temps les fêtes pour la réceptiondes guerriers étaient terminées à Ikuru, etnous y allâmes saluer la gori, qui est un peumoins grosse et plus jeune que celle d'Usongo.

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Nous la trouvâmes causant joyeusement avecles femmes dont la plupart dansaient; il n'yavait pas de larmes à essuyer comme on auraitpu s'y attendre après une expédition mêmevictorieuse; toutes les têtes chéries qui avaientaffronté les dangers étaient revenues couver-tes de lauriers. Seul un Ruga-Ruga de Min-tinginia était tombé; les Masaï, qui avaientpris la part la plus active à la lutte, avaientperdu deux hommes. Chez la gori nous dûmesbon gré mal gré nous résigner à boire un grandpot de pombé, du reste très rafraîchissant parl'intense chaleurdemidi, puis immédiatementaprès avaler chacun une grande calebasse delait. Nous faisions notre devoir de notre mieuxquand un terrible coup de fusil tiré à terrenous enveloppa d'un épais nuage de poussièreet de fumée. C'était notre guide qui nous an-nonçait ainsison arrivée. Étant convenus aveclui que nous partirions à deux heures, nousallâmes retrouver nos gens. Ils étaient occupésa préparer leur repas, mais nous n'avions nulbesoin de manger, bien que nous fussions surpied depuis cinq heures et demie, et qu'il fût

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midi. Le pornbé frais, où la farine n'avait pasété épargnée, et lagrande quantité de lait quenous avions bue nous avaient complètementrassasiés.

Nous attendîmes notre guide jusqu'à uneheure et demie, tandis qu'un grand nombrede guerriers considéraient ma carabine, sansqu'aucun d'eux, toutefois, se permît de me lademander. Mintinginial'avait examinée le ma-tin même, sans exprimer le moindre désir dela posséder; personne n'osa donc faire ce dontle chef s'était abstenu. Le guide nous déclaraque la crainte de son maître le décidait seulea nous accompagner dès aujourd'hui jusqu'àUsungwisi, car il n'était rentré chez lui quele matin. Nous avions dit à Mintinginia quenous voulions être à Usungwisi aujourd'huimême, et il avait donné l'ordre de nous y me-ner avant ce soir et de nous faire atteindreIkungu dans les quatre jours suivants. Le ma-nangua chargé de nous accompagner ayantdéjà refusé de le faire pour Stanley, en ar-guant de la nécessité de sa présence à la guerre,il ne pouvait plus se risquer maintenant à agir

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contre les ordres de Mintinginia. Nous par-tîmes donc à deux heures, vers le Sud-Est,nous écartant de la grande route des caravanesNyanza-Tabora pour atteindre le Mgundamkali par une route plus courte que celle derUnyanyembé — Le Niyawa est encoreassez peuplé et possède assez d'eau dans lespetites dépressions de terrain. La populationest un peu moins belliqueuse que celle del'Usongo.

Au bout d'une demi-heure nous atteignonsle péro, la frontière. On y est en train d'abattresans ménagements et de brûler une forêtpleinede bon bois de construction. Dans cinq ans leNiyawa sera aussi pauvre en bois que l'Usongo.Dans tout l'TJnyamnézi, du moins aussi loinque j 'ai pu voir, il n'y a plus nulle part dehautes futaies. Le nègre abat et brûle les grandsarbres, qui rendraient tant de services, pourcultiver du sorgho dans le sol ainsi enrichi dela forêt. Dans dix ou quinze ans, quand ce solaura vieilli, une autre partie boisée y passera,tandis que la première se couvrira d'une épaissebroussaille dans laquelle les arbres de rapport,

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plus grands et plus utiles, niais poussant pluslentement, ne peuvent réussir.

Nous atteignons Usungwizi vers cinq heureset nous nous installons dans le premier tembéque nous rencontrons. Peu à peu, à mesurequ'augmentait la distance entre eux et les Wa-humbas, nos porteurs avaient repris courage.Le soir ils étaient de bonne humeur, dansaientet chantaient une chanson composée pour lacirconstance par Mwa Kilala, un d'entre eux.— « Nous avons fermé la porte, mis ordre à« nos affaires, dit adieu à nos femmes et à nos« amis; nous allons à la côte pour entendre« les cloches de Bagamoyo, et voir les hommes« du sultan blanc, qui a grugé la côte. Le che-ft min est long et Ruga-Ruga est caché dans la« broussaille, mais nous ne craignons rien.« Le maître nous nourrit, donc nous resterons« forts, et la carabine du maître a de bonnes« balles. Courage donc, Bukumbis, réjouissez-« vous; nous allons entendre les cloches et« voir les hommes du grand sultan, qui a« grugé la côte. » Combien de temps ils chan-tèrent ainsi, je l'ignore ; la mélodie assez

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agréable, mais un peu monotone et qui serépétait sans cesse, nous avait vite endormis.

15 octobre.— D'Usungwizi à Kitambalalé,trois heures et demie.

On nous dit que le chemin est long et quenous avons un grand pori à traverser; aussinous par tons dès cinq heures et quart. Pen-dant une heure environ nous traversons deschamps de sorgho et nous voyons un certainnombre d'assez grands villages, ca qui nousdonne une idée de la population. Puis nousentrons dans la forêt, dont la lisière est natu-rellement ravagée à plaisir. Seuls les gigan-tesques baobabs trouvent grâce devant ce van-dalisme. Un peu plus loin, nous trouvons descantons de beau bois, de « miningas » et de« mkosas-» ; mais quand je dis « forêt », il nefaut pas se représenter une forêt vierge destropiques. Les arbres, assez clairsemés, ontrarement un tronc s'élevant à plus de 6 mètres ;sauf les inutiles baobabs (je veux parler deleur bois, qui n'est bon à rien), l'on ne voitpresque nulle part une masse de feuillage dé-

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passant 15 mètres. Le sol est couvert d'uneherbe maintenant desséchée. Dans une sem-blable forêt on peut circuler partout sans êtrearrêté par les plantes grimpantes, comme c'étaitle cas, par exemple, dans la forêt de Mosambasur le Bas-Congo, ou dans celles des rives duCongo français près de Kwamouth. Là se trou-vent partout des arbres montant jusqu'à20 mètres et dont les cimes sont reliées l'unea Fautre par un véritable réseau de lianes.

Après avoir marché trois heures et demievers le Sud-Est nous atteignons Kitambalalé,dont le mtémi Mwana Ntombolo ne reconnaîtplusla suzeraineté de Mintinginia; Usungwizi,au contraire, dépend encore de l'Usongo.L'Ikuru (capitale) du Kitambalalé est forméed'un grand tembé; il y a en outre quelquesautres villages, mais nous y trouvons peu deprovisions. Mwana Ntombolo est un grandNemrod ; surtout un grand chasseur d'élé-phants ; demain il part pour la chasse, et pra-tique aujourd'hui des dawas (sortilèges) poury être heureux. Nous apprenons que Stanleys'est arrêté un jour ici; de plus il a passé la

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nuit à Niyawa, de sorte que sur son avance decinq jours nous en avons déjà rattrapé deux,et qu'il ne lui en reste plus que trois. Nouslui envoyons des messagers pour l'informer àIkungu de notre arrivée.

En visitant le village, j 'a i vu un tisseranda son travail. Le métier, dont on trouve quel-ques échantillons à Unyamnézi, se compose dequatre pieux solidement enfoncés en terre etentre lesquels la chaîne était tendue. Celle-ciétait collée avec de la bouse de vache sur lesdeux barreaux transversaux ; la rangée de tilsinférieure était tirée en haut par la rangéesupérieure afin de pousser la trame au traversavec une longue baguette. Cette trame étaitensuite serrée avec une mince latte contre lapartie déjà tissée. Le tisserand fabrique ainsiassez lentement une grossière cotonnade de2 mètres de long sur lm,20 de large.

Comme sur toute notre route, sous la couchede terre (terreau et humus), on ne trouve quele granit, l'eau a une coloration laiteuse etquelques sources sont amères.

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16 octobre. — De Kitambalalé à Mtoni,trois heures et demie. De Mtoni à Mto Mapi-ringa, quatre heures.

A cinq heures vingt-cinq minutes nous quit-tons Kitambalalé. La population qui, à vraidire, n'a pas été très prévenante pour la cara-vane, ne l'a pas gênée non plus. En peu detemps nous voilà de nouveau dans le pori. Lenègre n'a pas encore pu tout détruire; noustrouvonspar endroits de hautes futaies, parmilesquelles apparaissent les verts mkoras. Tousles autres arbres sont déj à dépouillés de feuilles.Après avoir marché pendant trois heures etdemie vers FEst-Sud-Est à travers un terrainonduleux dont lapente court vers le Nord-Est,nous atteignons une vallée dans laquelle noustrouvons un peu d'eau et observons les tracesd'un campement de Stanley. Cette dernièreremarque surtout nous fit plaisir, car nousavions ainsi rattrapé encore un jour. Nousrestons dans cet endroit jusqu'à onze heureset quart pour laisser à nos gens le temps defaire cuire leurs aliments, puis nous repartonset atteignons à une heure quarante minutes

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une jolie petite plaine fertile, entourée de blocsde granit comme d'une fortification naturelle.C'est là qu'habitaient autrefois les Wanabihis,de la famille des Wanamuézis dont une partiese trouve encore plus au Nord de notre routeet à qui appartient aussi Kitambalalé. Nousnous reposons un peu sous un arbre superbe,avec une couronne de feuillage magnifique etune ombre épaisse, le plus beau que j'aie vudepuis le lac. Un de nos gens nous racontecomment les anciens habitants de ce petit paysfurent attaqués et chassés par le père de Sike,le mtémi d'Unyanyembé, et s'établirent alorsquelques milles plus au Nord.

Après un court repos nous suivons vers leSud une chaîne de collines granitiques, àtravers une sorte de broussaille épineuse etdésagréable que l'on trouve partout où le sol aété autrefois cultivé. A trois heures trois quartsnous atteignons le lit de la rivière Mapiringa.Ce nom signifie: cavernes; mais je n'ai pu endécouvrir aucune, et notre guide ne put merenseigner à ce sujet. En revanche il me re-commande expressément de ne pas tirer sur

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les nombreux babouins (singes) qui peuplentles collines et les rochers de granit, car ce sontles gardiens de l'eau, et si je les chasse elletarira sûrement. Un babouin n'étant pas unmorceau bien friand, je n'ai pas de peine àme rendre à ses désirs. Près de la rivière noustrouvâmes tout un bois de palmier « borassus »,espèce qui, à 6 ou 8 mètres du sol, présente unrenflement considérable, puis, reprenant sonépaisseur normale, produit un tronc élevé de10 à 15 mètres. Nous creusons dans le lit dufleuve au même endroit que Stanley, et noustrouvons de l'eau en quantité suffisante, maisde mauvaise qualité. Cependant«l'eau la plus« mauvaise est celle que l'on n'apas, car celle-«. là on ne peut absolument pas la boire. » Ontrouve dans ce pays la confirmation de ce pro-verbe arabe, lorsqu'on voyage comme nous àla fin de la saison sèche.

Ay ant déjà marché près de huit heures,nous ne tardâmes pas à chercher Femplace-ment de notre camp; mais si nous croyionspouvoir dormir tranquilles,nous avions comptésans les habitants du pays. Ce fut une bande

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de singes qui commença, puis vint s'y mêlerl'horrible hurlement de deux léopards, et versdix heures retentit un peu dans le lointain un.sourd rugissement qui fit trembler nos ânes,et nos chèvres. Le roi des déserts arrivait. Leterrible rugissement se rapprochait de plus enplus, on lui répondait d'un autre côté, et versminuit nous pûmes entendre et admirer toutun concert de lions. Une troupe de ces ani-maux s'était réunie dans le lit du fleuve,a l'endroit, distant seulement de quatre-vingta cent pas, où nous avions creusé pour avoirde l'eau ; d'autres, attirés par nos ânes et nos'chèvres, rôdaient autour de notre campement,mais nos grands feux les tenaient en respect.Lorsque les rugissements devinrent par tropforts, je tirai au jugé du côté de l'eau; lebruit les fit taire un instant, mais ils recom-mencèrent aussitôt. Une seconde balle, mieuxdirigée, s'approcha trop sans doute de leursmajestés animales, car le rugissement se tutpendant dix minutes et nous ne l'entendîmesplus en suite que très loin, ce qui nous permitde dormir encore quelques heures. Nos ânes

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aussi, qui s'étaient glissés sous un buissond'épines, reprirent courage, mais ils n'osèrentde toute la nuit entonner leur chant habi-tuel.

17 octobre. — Du mto Mapiringa au mtoMwala, cinq heures et demie.

Nous partons avantle lever du soleil et mar-chons pendant cinq heures et demie versle Sud-Est, traversant la plaine d'Ibembélé, qui esttantôt nue et tantôt couverte d'une broussailled'acacias épineux. Cette plaine s'étend vers leNord jusque dans la région d'Uthia, et va re-joindre la plaine Mayonga. A la saison despluies elle est sous les eaux comme cette der-nière, et l'on peut à peine la traverser, les ri-vières Mapiringa et Mwala n'ayant qu'unetrèsfaible pente. Près du Mapiringa nous rencon-trons dans le voisinage du camp de Stanley unetombe fraîche, couverte de feuilles de pal-mier ; c'est celle d'une Soudanaise morte danscet endroit. Nous atteignons le Mwala versonze heures et demie, mais par une route dif-férente de celle que Stanley avait choisie,

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et d'ailleurs plus courte. Sur les bords de larivière se trouvent beaucoup de palmiers, quiforment çà et là de véritables fourrés dans les-quels on ne peut pénétrer. De nombreux trou-peaux d'antilopes peuplent la contrée ; cesont de petites espèces, surtout des « palas »et des « swalas ».

Au matin, près d'une mare, dix lions semontrèrent aux chasseurs indigènes qui s'ytiennent presque constamment. Ces chasseursnous apprirent aussi que Stanley avait campéun peu plus au Sud que nous, au pied de lachaîne de collines dont nous avions longé leversant nord depuis le Mapiringa. Mais nousen étions toujours restés éloignés de quelqueskilomètres, tandis que la route de Stanleypasse au pied même.

L'après-midi je m'éloignaiun peuet abattisune « pala s (antilope). Mais elle se releva,et mon second coup ayant raté, elle put m'é-chapper. Mardiani, un Zanzibarite, qui avaitaussi quitté le camp, accourut à moi horsd'haleine et me raconta qu'il avait trouvédans un fourré de palmiers voisin, sept lions

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endormis, trois grands et quatre petits. L'é-tourdi, armé d'un fusil Gras, essaya de tirersur eux à trente pas, mais ses cartouches déjàvieilles étaient détériorées; le premier etle se-cond coup ratèrent, et alors un vieux lion, ré-veillé par le bruit de la platine, se redressa etmit l'importun en fuite par un sourd rugisse-ment; puis il se rendormit tranquillement.Ce pays étant d'une richesse extraordinaireen gibier, offre à ces carnassiers des proiesassez nombreuses pour que, dans lajournée, ilssoient toujours rassasiés et par suite peu re-doutables. Toutefois je renonçai à la pour-suite de l'antilope blessée, afin de rentrer aucamp avant la nuit.

18 octobre. — Du mto Mwala à IkunguKuikuru, huit heures.

De bon matin nous sommes déjà en marchea travers la plaine d'Ibembélé, couverte debroussailles de migongwas. Le Mwala, quidescend de la chaîne decollines située au Sud,n'a pas de lit bien déterminé . nous traversonssuccessivement, dans la broussaille de pal-

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miers dontje viens de parler, un certain nom-bre de fossés par lesquels ses eaux s'écoulent.Dansles acacias erre une troupe de girafes;elles nous regardent par-dessus les feuillagespeu élevés des arbres, mais il est difficile d'entirer une, car leur corps est abrité, et en casde réussite il en résulterait un long retard.Après une marche de trois heures et demievers le Sud-Sud-Ouest, nous retrouvons lagrande route que nous avions quittée hier;peu auparavant nous avions traversé pendantune heure une plaine entièrement nue, cou-verte d'herbes et offrant de nombreuses tracesde gibier, surtout de buffles. Comme cetteplaine est souvent couverte par les inonda-tions, c'est là sans doute la raison pour la-quelle les caravanes se détournent vers leSud, où le terrain est plus élevé.

Lorsque nous nous retrouvons dans la brous-saille, notre guide nous déclare qu'il ne peutnous accompagner plus loin, les gens d'I-kungu en voulant aux sujets de Mintinginia.La route était du reste très facile à trouver,puisqu'il n'y avait qu'à suivre le sentier jus-

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qu'à sa bifurcation; là il fallait prendre auSud. Nous le quittons et poursuivons notrevoyage. Le pays devient aussitôt onduleux;par endroits la broussaille y est abattue, envue de la culture ; à dix heures et demie nousatteignons le premier tembé de l'Ikungu; c'estun misérable village où nous trouvons peud'eau et peu de vivres. Après une nouvellemarche de deux heures à travers des champsde sorgho dépouillés de leur récolte et où nesont restés que des baobabs, nous atteignonsun grand village palissade, situé sur une lé-gère éminence; c'est l'Ikuru. Dans un pli duterrain se trouvent des sources nombreusesdont l'eau blanchâtre sert à abreuver les trou-peaux de bœufs et de chèvres. Dans ce but ona construit en argile de grandes rigoles lon-gues de plusieurs mètres et larges d'un demi-mètre, que l'on remplit de l'eau puisée à lafontaine. Les possesseurs de troupeaux moinsimportants ou de quelques chèvres se conten-tent d'un petit carré en planches long d'undemi-mètre, et rendu étanche avec de l'ar-gile.

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On nous dit que Stanley est campé aujour-d'hui dans l'autre Ikuru (autre capitale). Cer-tains mtémis en ont plusieurs ; celui deUyui se vante d'enposséder quatre. Nous con-tinuons donc notre marche en longeant le pieddes collines que nous avons depuis hier à no-tre droite; nous traversons les lits sablonneuxde quelques ruisseaux qui en descendent etqui sont maintenant à sec, et nous atteignonsau bout d'une heure et demie le camp deStanley. Il est situé non loin de l'endroit oùnous campions l'année dernière à la fin d'oc-tobre, à trois cents pas environ au Nord-Estd'un grand tembé construit irrégulièrement,et par suite difficile à défendre. Une haie d'eu-phorbe pourrait certainement le protéger, maismaintenant cette haie est partout entamée etil s'y trouve des brèches larges de cinquantemètres. Près du village on a laissé deboutquelques palmiers, destinés à signaler l'en-droit. L'eau est abondante et plusieurs petitesmares épargnent la peine de creuser des bas-sins. Quelques-unes sont réservées pour leslavages.

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L'année dernière j'étais venu d'Ikungu àUyui, en traversant à l'Ouest la chaîne decollines dontj'aiparlé. Lecheminjusqu'à Uyuiest mauvais; il comporte environ vingt-cinqheures de marche jusqu'au péro (la frontière),et pendant ces vingt-cinq heures on n'est passûrde rencontrer une seule fois de l'eau. Dans lelit d'un ruisseau qui forme sans doute le courssupérieur du Mwala, à neuf heures d'Ikungu,se trouvent beaucoup de grandes et profondesmares d'eau potable, remplies de petits pois-sons. Quand nous partîmes de cet endroit àmidi, nous pensions trouver de l'eau plus loinle lendemain, mais toutes les sources étaienttaries; il nous fallut repartir le soir même et,après avoir marché toute la nuit, nous n'attei-gnîmes les premières sources d'Uyui que versquatre heures du matin. Beaucoup de por-teurs n'arrivèrent que le soir.

Nous trouvons à Ikungu une bande de Tipo-Tiqs qui nous donnent des nouvelles très sus-pectes des événements arrivés sur la côte. Bus-chiri, battu à Bagamoyo, serait victorieux àMpuapua et ailleurs, et autres racontars sem-

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blables. Mais il est impossible de contrôlerleurs dires.

Ikungu est bien peuplé; les tembés ne sontpas très nombreux, mais chacun d'eux estgrand et plein d'habitants. C'est une race in-dustrieuse; ils sont tous commerçants ou chas-seurs; voyageant eux-mêmes beaucoup, ilssont affables pour les étrangers. Nous apprî-mes bientôt la cause de Fanimosité contreMintinginia. Les Masaï, ses alliés, ont em-mené dernièrement une grandepartie des trou-peaux de bœufs d'Ikungu. A vrai dire, Mintin-ginia n'y peut rien, car ce n'étaient pas sesMasaï, mais ceux d'une autre tribu; toutefoison l'en rend responsable.

Le soir, M. Stanley nous envoie un bœuf.Le troupeau qu'il a pris dans le Néra est déjàquelque peu réduit, mais il suffira bien pouratteindre la côte. Cette attaque des habitantsde Néra a été un heureux incident, qui a con-sidér ablement simplifié la question des vivres.Nous allons faire visite à Stanley, qui semontre envers nous très prévenant et d'unecharmante humeur. Le docteur Emin-Pacha

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est plongé dans ses observations scientifiqueset dans ses collections. C'est un homme trèssimple, ne vivant plus que pour la science,ayant une tendance d'esprit un peu orientale,très grand linguiste, foncièrement différent deStanley, dontle caractère est si énergique.

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IV

L'Expédition

de Stanley. — A travers le « Mgunda mkali»

(La Forêt terrible).

19 octobre. — Nous restons à Ikungu.M. Stanley accordeun jour derepos, enpartiepour laisser souffler nos porteurs fatigués, enpartie pour acheter des vivres, en vue de latraversée du Mgunda mkali. Nous passons lajournée à bavarder avec les membres de l'ex-pédition, qui nous font leurs compliments surla rapidité de notre marche. En douze joursnous avions fait presque le tiers de la route duNyanza à la côte. En continuant à marcherdu même train, nous atteindrions la mer euun mois; mais il vaut mieux pour nos porteursque nous allions plus lentement.

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20 octobre. — D'Ikungu Kuikuru au mtoMizanzi, sept heures.

Nous sommes en retard pour partir, M. Stan-ley s'est déjà mis en route depuis une demi-heure avec la caravane, mais c'est aujour-d'hui dimanche et, bien que réveillés un peutard, nous voulons cependant dire la saintemesse. Mais nous n'aurons pas de peine à lerattraper. La longue file de femmes et d'en-fants n'avance que lentement, et déjà au boutd'une heure nous ne sommes plus lesderniers.Peu avant d'entrer dans le Mgunda mkali,nous passons devant l'endroit où nous avonscampé le 28 octobre de l'année dernière. Laforêt y est un peu éclaircie, l'Ikungu s'agran-dissant aussi de ce côté. Le Mgunda mkali(forêt terrible) couvre l'élévation de terrainqui sépare l'Ugogo de l'Unyamnézi. Il formeaussi la ligne de partage des eaux entre l' OcéanIndien, le Nyanza et le Tanganika. Mais sil'on se représente sous ce nom une véritableforêt, on se trompe entièrement; il ne se com-pose que de broussailles basses et dehaies épi-neuses, séparées par des plaines herbeuses et

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nues. Ce sont les caravanes qui lui ont donnéson effrayant surnom. Cinq jours durant, onne rencontre aucun village lelongde la route;par suite les vivres y sont difficiles à trouveret l'eau y est rare. Seuls, des chasseurs isolésparcourent cette solitude, et des gens sansaveu, des brigands ont bâti leur cabane prèsdu chemin. Aussi avant d'entrer dans cettezone dangereuse on recommande aux porteursde faire une abondante provision d'eau, d'enuser avec ménagement et de marcher en filebien serrée, pour mieux résister aux attaques.Ils le promettent toujours avec de grands ser-ments, mais rarement ils s'y conforment. Dèsla première heure de marche nous voyons desgens vider leur cruche et des traînards s'at-tarder. Pour ces derniers, Stanley a pris sesmesures; une compagnie de Wangwanas fermela marche sous le commandement du lieute-nant Stairs ou du capitaine Nelson qui alter-nent pour cette tâché désagréable; mais quanta ménager l'eau, cela dépend toujours du por-teur lui-même, et l'on a fait à cetégardlasin-gulière observation que les gens boivent peu

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quand ils savent qu'ils trouveront de l'eau lesoir; mais si l'on doit coucher dans le poriaride, on peut être à peu près sûr que dès lapremière partie de la route la moitié des por-teurs auront bu leur eau.

En tête de la caravane marche Stanley avecdeux compagnies de Wangwanas, puis vientle Dr Emin-Pacha avec ses gens, et la fouledes employés et des marchandségyptiens. Toute,la caravane compte environ six cents âmes,dont 180'Wangwanas, divisés en trois compa-gnies, et 70 à 80 porteurs Wanyamnézis; lereste se compose de gens de Wadelaï et formeun étrange mélange: un juif de Tunis, unpharmacien de Wadelaï, des officiers égyptiens,des secrétaires cophtes, des soldats soudanais.Les gens de quelque importance emmènentavec eux une suite d'esclaves, de femmes etd'enfants; tous sont chargés d'un véritablemagasin de bric-à-brac; ils emportent des ca-fetières en cuivre percées, de grands bassins àeau, des boîtes de conserves vides, de petiteschaises, des matelas, des caisses et une massed'autres objets inutiles.

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Nous sommes en outre une quantité d'Euro-péens. Stanley avec cinq officiers et un servi-teur, Emin-Pacha, Casati, nous deux. C'estun mélange bizarre de toutes les tribus del'Afrique et de tous les Wazungus (peupleseuropéens), Anglais, Américains, Italiens,Français, Allemands, Grecs, Turcs; aussi lesindigènes peuvent-ils à peine cacher leur ter-reur et leur étonnement. Tout cela marchesous la bannière rouge ornée du croissant del'Islam, qui précède Stanley. Les Européenspréféreraient de beaucoup qu'il déployât ledrapeau anglais ou américain, mais cela luiest interdit.

Une fois dans la broussaille, l'arrière-garde,que nous avons rattrapée dans l'intervalle,commence à se presser; ils veulent se dépasserles uns les autres, et cesontsurtoutlesfemmesnubiennes qui se font remarquer, comme sielles ne marchaientque depuisce matin. Dansles halliers épais, où le chemin est souventbarré par les épines, on avance ainsi encoreplus lentement qu'une caravane ordinaire.Enfin, le troupeau de bœufs, qui compte bien

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quatre-vingts têtes, augmente encore l'encom-brement. Les conducteurs de ces bœufs sontcommandés par un capitaine nègre, bel et ro-buste Soudanais.

Nous profitons de quelques endroits décou-verts pour marcher à travers l'herbe et dépas-ser cette foule. Quelques Nubiennes poussentles hauts cris à cette vue, mais nous nous enpréoccupons fort peu. Au bout d'une heure demarche dans la forêt nous rencontrons un bao-bab qui s'élève au bord du sentier et à l'ombreduquel je m'étais reposé l'année dernière quandj'avais la fièvre.

Bientôt nous traversons le lit pierreux etdesséché d'un ruisseau coulant vers le Nord-Est, et, après une marche totale de trois heu-res et demie, nous quittons la grande route descaravanes, qui jusqu'ici s'est dirigée générale-ment versle Sud-Est, et nous prenons un sen-tier latéral allant vers le Nord-Est. J'avaisfait savoir à M. Stanley que, l'année précé-dente, nous étant également écartés vers leNord, nous y avions trouvé de bonne eau. Surlaroute principale on reste quatorze heures sans

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en rencontrer, tandis que grâce à la source dusentier latéral la route sans eau est réduite àonze heures. Pour une caravane qui emmènetant de malades c'était un détail très impor-tant. Le kirangozi de Stanley étant aussi decet avis, nous prîmes ce sentier du Nord, queles caravanes n'évitent du reste que par craintedes Masaï qui se trouvent souvent dans le voi-sinage.

Nous suivons quelque temps le lit desséchédu ruisseau, puis nous tournons à l'Est et fai-sons vers midi une halte d'une heure; aprèscela nous marchons de nouveau pendant deuxheures jusqu'à un ruisseau, à sec naturelle-ment, qui coule vers le Nord et que l'on nommemto Mizanzi (rivière des Palmiers) à causedes nombreux palmiers qui poussent sur sesbords.

L'année dernière aussi nous avions campénon loin de ce ruisseau; j'étais arrivé à sixheures du soir souffrant de la fièvre, et elle mequitta la nuit pendant que je dormais en pleinair, les tentes étant restées en arrière. Nousfûmes menacés d'être encore privés de tentes

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aujourd'hui. Nos gens pensaient sans doutepouvoir agir suivant leur bon plaisir dans cettegrande caravane, et voyant partout des por-teurs qui s'arrêtaient sur le bord du chemin,ils les imitèrent. Aussi, arrivés à trois heuresa l'étape fixée, il nous fallut y rester exposésa l'ardeur du soleil et souffrant de la soif, lesporteurs d'eau s'étant également attardés. Unofficier de Stanley, plus heureux que nous,nous offrit une tasse de thé. Un peu réconforté,je retournai en arrière et marchai plus d'uneheure et demie à la recherche de nos gens, queje trouvai enfin assis sous un arbre, mangeantet causant joyeusement. Mais en moins d'uneheure ils étaient arrivés au campement, cou-rant à travers l'herbe et les ronces, et ilspurent fournir au P. Girault des preuves ma-nifestes que le Bwana peut aussi quelquefoisdevenir kali (méchant) Unhommemeprévintqu'il en était resté d'autres plus loin; aban-donnant alors la poursuite des premiers, je re-tournai encore une demi-heure en arrière, oùje trouvai les autres se livrant avec délicesaux mêmes occupations. Je les en arrachai

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quelque peu rudement et les poussai devantmoi. Comme il ne faisait pas bon d'être le der-nier et d'être rattrapé par moi, ils s'enfuirentcomme avaient fait leurs camarades, à travers-la broussaille et, malgré leurs fardeaux, ils;déployèrent une telle agilité que, tout épuisé,je renonçai à les poursuivre, me contentant deleur crier qu'il fallait se hâter, autrement ilsverraient ce qu'il leur en coûterait pour m'avoirfait courir inutilement pendant trois heuresaprès une marche de sept heures.

Quand j'arrivai au camp à la tombée delànuit, je trouvai la tente et le lit dressés; l'eaubouillait dans les pots, mais la cafetière avaitdisparu. Peut-être pour se venger, un de noshommes l'avait emportée pour aller chercherde l'eau; il ne la rapporta qu'à neuf heures,et encore était-elle vide. On avait bien trouvéde l'eau à une heure de distance, mais le vau-rien n'en avait pas apporté pour nous. En pu-nition de ce méfait, il dut en aller chercher le-lendemain de bon matin. Lorsque, suivant monhabitude, je visitai le soir mes braves Bukum-bis autour de leurs feux, pour voir si tout était

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en ordre, Munyamduru me pria de ne plus êtreaussi « kali » qu'aujourd'hui; à l'avenir ilsmarcheraient docilement à la place que nousleur assignerions dans la caravane. Je croisque cette leçon suffira pour étouffer dans songerme cette envie de rester en arrière, qui nes'était pas encore manifestée. Jusqu'ici nousavions marché suivant le bon plaisir de nosporteurs, faisant halte quand cela leur plai-sait, et ne tenant qu'à une chose, c'est-à-direa atteindre le point fixé. Maintenant cela n'estplus possible, nous ne devons occasionner au-cun désordre dans la caravane. Nous décidonsde marcher devant les Soudanais, pour quenos gens aient sous les yeux le bon exempledes Wangwanas qui suivent Stanley en rangsserrés, et non pas celui des Nubiens, des Turcset autres, qui marchent très mal. Mais cettecourse supplémentaire m'a épuisé; aussi, crai-gnant de ne pas dormir, ce qui me donneraitla fièvre, je prends du chloral.

21 octobre. — Du mto Mizanzi au campprès de la source, deux heures et demie.

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Nous levons le camp après six heures. Lesindigènes partent habituellement plus tôt,surtout quand il y a disette d'eau, afin d'éviterautant que possible de marcher pendant lachaleur; mais M. Stanley n'aime pas à s'é-carter de ses habitudes et les gens non plus nesont pas pressés; ils savent que la marche seracourte, et beaucoup d'entre eux avaient trouvéde l'eau à un endroit où l'année dernière iln'y en avait pas du tout.

Nous conservons notre direction vers le Sud-Est et nous rencontrons au bout d'une heurele lit pierreux d'un ruisseau; dans quelquestrous profonds se trouve encore de l'eau, à lagrande joie de ceux qui n'en ont pas eu hiersoir. Nous suivons pendant quelque temps ceruisseau qui coule vers le Nord, et franchis-sons ensuite quelques lits pareils, tous à sec,en nous élevant à travers une broussaille quidevient insensiblement plus claire et plushaute. Elle se compose en grande partie d'ar-bres appelés miumbas, qui n'ont pas encorereverdi. (Cet arbre ressemble au frêne parla feuille et l'aspect extérieur, et on l'appelle

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souvent pour cette raison frêne d'Afrique;mais il appartient cependant à la famille despapilionacées.)

A huit heures et demie, après une marchede deux heures un quart, nous découvronsune source abondante qui sort de dessous unrocher et forme un petit étang. J'avais cruremarquer hier que cette année l'eau était,du moins dans certains endroits, plus abon-dante que l' année passée, et mon opinion setrouva confirmée. Là où, l' année dernière, uneabondante végétation témoignait seule de l'hu-midité du sol (on ne voyait d'eau que dansquelques trous), se montre maintenant une pe-tite nappe limpide vers laquelle les porteursse précipitent. Cependant nous ne nous y ar-rêtons pas, nous continuons à marcher pen-dant un quart d'heure et nous arrivons à unendroit où, l'an dernier, se trouvait une bellesource avec de l'eau claire et fraîche. Mais àpeine puis-je en croire mes yeux; je ne voisqu'une vase noire; les éléphants, les rhinocé-ros, les buffles et autres bêtes ont choisi cetendroit pour venirs'y abreuver et s'y baigner,

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et ils y ont encore fait une visite la nuit pré-cédente.

Tandis qu'à l'endroit où la source sortait dusol pierreux les gens de la caravane s'empres-saient de puiser de l'eau, je marchais le longdu marais. J'avais gardé un souvenir exactde la place : tout près de la vase se trouvedans le rocher un trou rond, large de vingt-cinq centimètres et profond d'un mètre, d'oùjaillit en bouillonnant une autre source moinsabondante, mais que je savais ne pouvoir êtresouillée. Je fis nettoyer le sol tout autour, etaprès que le liquide sali par cette opérationse fut écoulé, nous eûmes une belle eau, claire,sans aucun mauvais goût, comme nous n'enavions jamais encore rencontré. L'année pré-cédente les bêtes sauvages étaient moins tran-quilles dans cet endroit; les chasseurs d'élé-phants y avaient établi des affûts sur lesarbres et dans le sol, et les fauves avaientmoins de temps pour se vautrer dans l'eau.Dans la broussaille voisine — cette source setrouve sur un terrain assez découvert, coupéde buissons isolés et parsemé de palmiers, —

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ces chasseurs avaient élevé une cabane detroncs d'arbres et défendu celle-ci contre lesattaques nocturnes des bêtes féroces par unénorme rempart de plantes épineuses. Près dela source elle-même nous vîmes sur les plusgros1des arbres isolés de petites chaires cons-truites avec des branches, et dans la terre degrands trous avec des abris en feuilles de pal-mier, recouverts en partie des mêmes feuil-les ; le tout était protégé par des remparts d'é-pines contre la visite redoutée des lions et desléopards, peut-être aussi des éléphants ou desbuffles blessés. Dans ce pays où les lions four-millent, l'affût nocturne, pendant lequel onne peut pas allumer de feu, a donc, lui aussi,ses mauvais côtés, et les chasseurs ont gran-dement raison de se protéger par de solidesbornas contre l'attaque de leurs collègues qua-drupèdes. Cette année les affûts sont en mau-vais état, les chasseurs n'y viennent plus, etles animaux peuvent, sanscrainte d'être trou-blés, errer dans la forêt et piétiner darfs lasource. C'est une des conséquences de l'inva-sion de l'Ikungu par les Masaï. Ceux-ci ayant

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emmené les bœufs d'Ikungu, on se figurequ'ils sont encore dans le voisinage, et leschasseurs du pays n'osent pas se risquerjusqu'à cette source, qui donne de Veautoute l'année; c'est ce qui attire non seule-ment le gibier, mais encore les Masaï, quandl'eau devient rare dans leur région. C'est sansdoute la raison pour laquelle la contrée n'estpas habitée, car une eau si belle et si purefixerait certainement une nombreuse popula-tion, n'était le manque de sécurité qui vatou-jours en augmentant.

22 octobre. — De la source jusqu'au mtoMizanzi, deux heures et demie.

Malgré la grande abondance du gibier surce point, person ne de la caravane ne profitede l'occasion pour en tuer quelque pièce pourle soir. En ayant demandé la raison, les An-glais me répondirent invariablement: « Nousn'avons plus de fusils de'chasse. » — Etc'était la vérité. Dans les négociations diffici-les avec les indigènes, entre l'Aruwimi et l'Al-bert-Nyanza, tous les fusils y avaient passé

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peu à peu. Le dernier, qui appartenait à Stan-ley, fut offert au roi de Nkolé (Usongora, àl'ouest d'Uganda). Du reste, les Anglais neme semblent pas être d'aussi enragés sports-men qu'on le dit en général de ceux qui voya-gent en Afrique; le naturaliste Jameson, quimourut à la station de Bangala pendant qu'ilrevenait du camp Yambuya sur l'Aruwimi,était, paraît-il, le seul chasseur remarquable.Je renonçai aussi à la chasse, car il ne m'al-lait pas non plus de sortir seul.

La nuit, notre camp offrait un aspect ma-gique, car par suite du voisinage des animauxféroces, on était obligé d'entretenir partout degrands feux qui jetaient des reflets étrangesdans la broussaille et sur les panaches des pal-miers. Ces feux, il est vrai, éloignaient denous les bêtes fauves, mais dans l'herbe hauteet sèche qui nous entourait ils constituaientun danger très réel. Avec les provisions de;

poudre encore très importantes qui existaient,,le camp pouvait être réduit en cendres. Aussiavait-on placé partout des sentinelles char-gées d'étouffer aussitôt tout commencement

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d'incendie dans l'herbe. Bon nombre des Egyp-tiens sont sous ce rapport d'une négligenceexcessive.

Cependant la nuit se passa sans incident etle matin le camp fut levé à l'heure habituelle.Nous n'avons plus besoin de mener nos gens àleur place; ils partent avant nous et prennentdans la caravane le rang que nous leur avonsassigné. Nous marchons deux heures et demiedans la direction du Sud-Est, à travers uneplaine où tout d'abord nous ne rencontronsque des broussailles épineuses; mais en suitese montrent de très nombreux palmiers, tandisque près de la source nous n'en avions vuque' quelques-uns. Ayant rejoint la granderoute des caravanes, abandonnéel'avant-veille,nous la suivons encore pendant une demi-heure jusqu'à un ruisseau auquel j'entendsdonner, ainsi que l'année dernière, le nom demto Mizanzi. Nous franchissons son lit remplide joncs et d'une herbe haute et verte, et nousétablissons le camp sur la rive orientale. Ceruisseau coule du Sud au Nord. Quand jem'oc-cupai de l'eau, je trouvai de nouveau mon ob-

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servation confirmée : l'année est plus humide.L'an passé nous n'avionstrouvé quede la vasedans le lit du ruisseau; nos porteurs altérésqui venaient de marcher pendant six heures ycherchèrent en vain de l'eau, ils ne rencon-trèrent qu'une boue liquide. Enfin nous étantmis nous-mêmes à l'œuvre, avec despioches etdes pics, nous commençâmes, malgré les riresironiques des nègres, à écarter le sable dansun endroit moins bas, et par suite moins va-seux. Ces braves gens nous plaignaient parceque nous cherchions surun point situé unpiedplus haut que celui où ils ne trouvaient que dela vase, et lorsque nous rencontrâmes despierres (ferrugineuses, je crois), leur soif neput arrêterleur gaieté, surtoutquand ils virentque, loin d'abandonner la partie, nous affir-mions sérieusement qu'il y avait là de bonneeau. Quels yeux ils ouvrirent, lorsqu'ayantbrisé à grands coups la pierre peu résistante,une eau fraîche et limpide jaillit de la couchede cailloux sous-jacente! Ils .nous lancèrentdes regards craintifs qui voulaient dire : « Cesont d'habiles sorciers! » et personne n'osa

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puiser de cette eau. Même un Arabe qui setrouvait dans la caravane — dans ce pays lesArabes sont aussi arriérés que les nègres aupoint de vue de la superstition — demandatrès humblement s'il pouvait boire de notreeau sans danger, et alors seulement les Wang-wanas s'y risquèrent.

Ayant donc bien remarqué l'endroit à cetteépoque, j 'y retournai pourprofiter de l'ouvrageque nous y avions fait, mais c'était inutile.Dans les trous il y avait en quantité de l'eau àfleur de terre, de sorte qu'on n'avait pas besoinde creuser, et il suffisait de faire puiser aux en-droits où l'escarpement de la rive empêchaitles nègres de descendre dans l'eau et de latroubler. En l'absence d'eau courante, il esttoujours bon pour les Européens de faire gardercelle que l'on a, afin que les porteursn'aillentpas s'y baigner et que l'on ne soit pas exposéa ne rencontrer que de la boue au lieu d'eau.

Ici également des traces nombreuses d'ani-maux sauvages se montrent sur le bord de larivière. Quelques Zanzibarites vont à lâ chasseet rapportent dans l'après-midi de gros mor-

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ceaux de viande; ils avaient réussi à tuer uneigirafe. Suivant la coutume des nègres, et pa-reils à de véritables sauvages (mchenzis), lesWangwanas, qui se regardent cependantcomme desêtressupérieurs, n'ontpas commencépar dépouiller la bête; ils l'ont simplementdécoupée, de sorte que l'on ne peut en retirermême un morceau de peau suffisant pour faireune ceinture. Les girafes sont encore nom-breuses; leur peau pourrait se convertir enexcellent cuir pour faire des semelles.

Nos relations fréquentes avec les officiersde l'expédition nous font découvrir mainteschoses qui montrent clairement quel en étaitle but. Aenjuger d'après l'apparence, elle aréussi, et l'Europe la fêtera en conséquence ;mais au fond ces héros sont très mécontentsdu résultat et ne se gênent pas pour l'avouer.« Une foule de gens sont morts, d'importantes« ressources ont été sacrifiées, nous avons passe« deux ans et demi dans la misère, etqu'avons-« nous obtenu ? Nous ramenons de l'intérieur« un certain nombre d'employés égyptiens,« inutiles et corrompus, de Juifs, de Grecs et

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« de Turcs, qui ne nous en sont pas même« reconnaissants; Casati lui-même n'en va-« lait pas la peine, il est devenu « mchenzi »« (sauvage); quant au Pacha, c'est un hon-« nête homme, mais ce n'est qu'un homme de« sciences. » On avait cru trouver en Emin-Pacha un soldat à la tête de deux mille hom-mes bien disciplinés, à qui l'on n'avait besoinque d'apporter des munitions pour assurer àl'Angleterre la province équatoriale et s'ou-vrir avec ses baïonnettes un chemin jusqu'àMombassa. Maintenant tout cela a échoué etl'on est mécontent. Le Dr Emin-Pacha lui-même connaît trop les hommes pour se faireillusion sur les vrais motifs de Vexpédition.

Ces marches à travers le pori sont certaine-ment désagréables pour les porteurs, mais, pen-dant ce temps-là, nous autres Européens, noussommes tranquilles; nous ne sommes pas as-saillis par une foule importune. Du reste lemanque d'eau ne se fait pas autant sentirsur le chemin choisi par nous que sur celuide Tura à Muhalala. Sur ce dernier on nedoit, dans cette saison, trouver d'eau qu'une

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fois; il faut donc traverser tout le Mgundamkali en trois jours de marche, ce qui est trèspénible et justifie bien le nom qu'on lui donne.Notre route, elle, n'a rien de terrible; nousn'y trouvons pas de villages, mais nous, sommespourvus de vivres pour cinq jours. L'eau n'yest pas rare, et quand on est bien armé> avecquelque prudence, on n'a rien à craindre desbrigands.

•23 octobre. — Du mto Myzanzi à Mako-rnera, six heures et demie.

Partis à six heures nous marchons de nou-veau dans la direction du Sud-Est à traversune plaine couverte seulement de quelquesbroussailles d'acacias épineux. Nous nous éle-vons lentement. A neuf heures je vois au Nordquatre grands palmiers que j'avais déjà re-marqués l'année dernière, et nous entronsalors dans une épaisse broussaille qui gêne unpeu la marche et où nous avançons environpendant une heure. Alors nous avons devantnous un pays découvert et nous campons prèsdes sources de Makomera. Le voyageur reste

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saisi d'étonnement à la vue de ces trois sour-ces. On dirait qu'elles doivent leur existencea la main d'un Européen, car elles ont étécreusées très méthodiquement dans la pierrejusqu'à une profondeur de 20 mètres, où ellesatteignent une nappe d'eau courante souter-raine. Au dire des indigènes, on peutsentir cecourant quand on puise de l'eau. Dans mon pre-mier voyage je demandai à M. Stokes si peut-êtreles Portugais n'avaient pas pénétré jusque-là; mais il me dit que non ; ces sources avaientété creusées par un indigène qui vivait encorea Ugogo etqu'il y avait vu; quant à l'eau, elleétait si profonde qu'il n'avait pu en trouverle fond lorsqu'il s'y était laissé glisser pouren retirer un seau perdu. Commeon est obligéde faire descendre jusqu'à l'eau les vases quiservent à puiser, nous avions découpé en cour-roies une peau de bœuf et nous retirâmes unliquide très limpide et très frais, mais un peusalé. Dans l'expédition on distribua aux gensles cordes des tentes, les longes des bêtes desomme, etc., afin d'arriver à la profondeurnécessaire. Les porteurs n'aiment pas ces sour-

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ces; ils disent que l'eau n'est pas « commode »et comme leurs vases (des pots en cuivre) sontmal attachés, ils en perdent beaucoup dans lefond. En peu de temps je vis cinq de ces potsen cuivre y rester.

A cote Ton voit encore les excavations rondeset plates qui servaient à abreuver les bœufs,car ce pays était peuplé à une époque encoretoute récente. M. Stokes me dit qu'il lui avaitfallu payer de lourds hongos, il y a neuf ans,eb qu'il avait dû pendant quelques années re-noncer à cette route si commode; puis il avaittrouvé les villages détruits. Nos gens nous di-sent la même chose. Ici habitaient autrefoislesWataturus, riches en sorgho et en troupeaux,qui rançonnaient très fortement les caravanes;celles-ci étaient à leur merci, puisque l'eau deleurs sources était la seule du pays; puis lesWahumbas (Masaï) firent irruption, emmenè-rent les troupeaux et détruisirent les tembés.Les habitants s'enfuirent vers le Nord-Est ouvers Ugogo. Seules maintenant ces trois sour-ces attestent que le pays était peuplé autrefois;la broussaille épineuse recouvre les anciens

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champs de sorgho, et dans trente ans, si dansl'intervalle une autre tribu ne s'y est pas ins-tallée, l'origine des sources sera attribuée à unmzimu (esprit) bienfaisant et formera le fondd'une légende qu'un Mnyamuezi raconteraaux blancs comme un fait historique. En toutcas, il est bien étonnant qu'un nègre ait puaccomplir un pareil travail avec ses moyensprimitifs. Un homme seul a creusé les troispuits avec les pioches des indigènes; la terreet les pierres ont été enlevées dans des cale-basses, et tout a été exécuté si régulièrementqu'il faut admettre qu'il avait été à l'école desEuropéens. Cependant c'était, paraît-il, unindigène, un Mchenzi, et non pas un Mgwana,preuve que la nécessité peut amener parfois lenègre à vouloir énergiquement et à persévérerdans le travail entrepris. Et si la nécessité peutle faire, pourquoi cela serait-il impossible àl'instruction fécondée par la grâce de Dieu?

Lesoir je cherche à déterminer la latitudepar quelques observations astronomiques, maisje ne puis obtenir de résultats, le vent étei-gnant toujours la lanterne. Je pense que la

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latitude s'approche de 5° 37' Sud et que la lon-gitude est d'environ 32°40' à l'Est de Paris.

24 octobre. — De Makomera à Matongo,six heures trois quarts.

Aujourd'hui sans doute nous ne trouveronsd'eau nulle part; aussi chacun en emporteautant qu'il peut. Nous levons le camp commed'habitude après le lever du soleil et nous mar-chons vers l'Est à travers un terrain plat of-frant encore des traces distinctes de cultureantérieure. Au bout d'une heure nous trouvonsdes restes de tembés, et plus tard beaucoupde tembés détruits, anciennes demeures desWataturus. Une partie est encore debout et ilfaudrait peu de temps pour les rendre de nou-veau habitables. Dans quelques-uns l'argileest tombée des murs et le toit est percé; dansd'autres il ne reste que les poteaux qui ontsupporté le toit, marquant simplement la formedu tembé. Près des sources mêmes, dans labroussaille, il y a, dit-on, encore les traces detrois habitations, et près du chemin on voitcelles d'une vingtaine d'autres. Impossible de

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vérifier ce qui est caché dans la broussaille,mais ce que nous voyons suffit pour nous con-vaincre que la population étaittrès nombreuse.

Les Wataturus, de même que leurs congé-nères les Wanyaturus, au Sud-Est du Nyanza,se livrent surtout à l'élevage des troupeaux.Ils ont la réputation d'être encore assez sau-vages et inabordables, mais ils n'ont pu semaintenir contre les attaques incessantes desMasaï.Dansl'Unyanyembéonenvoitbeaucoup,car on les estime tout particulièrement commegardeurs de bœufs. En guise de salaire on leurabandonne le lait de trois ou quatre vaches,et en échange ils gardent les troupeaux et lesdéfendent très courageusement contre les ani-maux féroces. Un lion se jeta un jour sur notretroupeau et saisit une vache par le mufle. Leberger (mnyaturu) lança contre lui son pre-mier, puis son second et dernier javelot sansl'atteindre. Alors brandissant son bouclier etson bâton, il se précipita sans autres armes surle lion, qui prit le large, effrayé de cette at-taque audacieuse. Le brave mnyaturu sifflason troupeau, le rassembla, ramassa ses deux

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javelots et suivit tranquillement ses vaches,comme si de rien n'était. Au soir seulement,quand on lui demanda pourquoi la vache sai-gnait, il se souvint dulion et ne put compren-dre pourquoi on lui donnait une récompense.

A huit heures nous apercevons les derniersrestes de tembés et nous entrons de nouveaudans la broussaille basse et fournie, où nousnous maintenons, continuant à monter lente-ment vers le Sud-Est. Un peu avant dix heuresnous atteignons la ligne de partage des eaux.C'est un petit plateau sur lequel on ne voitqu'un étang maintenant à sec, rempli de débrisde liège. En Kiswahéli, étang s'appelle ziwa,et l'endroit, naturellement,ziwani. Ala saisondes pluies il se forme un déversoir coulant versle Nord, et cela répondrait bien à la configura-tion du terrain, car le pays paraît s'inclinervers le Nord-Est. L'année passée je campaiégalement ici le même jour, et nos porteursallèrent chercher de l'eau au Nord; sûrementil n'y a pas de déversoir du côté du Sud. Cetétang est du reste fort peu important, car ilcouvre quelques hectares tout au plus, avec

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peut-être un mètre et demi d'eau pendant lasaison des pluies, puis il se change en marécageet pendant six mois il est complètement à sec,comme tous ces «lacs » que l'on rencontre dansle Mgunda mkali. Les divers ziwas (étangs) sonttous complètement épuisés à la maison sèche,et pas un seul des ruisseaux coulant vers leNord n'amène de l'eau jusqu'au Nyanza, saufdans la saison des pluies. Toutes les rivièresindiquées sur la carte par un trait plus oumoins gros sont à sec pendant la plus grandepartie de l'année et rentrent dans la catégoriedes ouadis du Sahara algérien. Du Nyanzajusqu'ici nous n'avons pas rencontré une seulegoutte d'eau courante. Tchaya et les autresziwas (lacs) sont desséchés; il serait donc diffi-cile de les regarder comme les sources les plusméridionales du Nil. Ce sont des marais dontle trop-plein s'écoule vers le Nord dans la sai-son des pluies, mais oùl 'on meurt de soif dejuillet à décembre. Même en temps humideces dépressions ne peuvent contenir que peud'eau, car elles sont trop peu importantes,elles n'ont ni assez de largeur, ni assez de

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profondeur. La disposition plate du pays neleur permet du reste aucun écoulement ra-pide; le sol se change alors en marécage, etl'eau s'évapore plus tard sans qu'il se soit formé•de ruisseau.

Hauteur barométrique 637 millimètres. —Le Ziwani dépassé, nous montons lentementpendant environ 200 mètres, puis nous des-cendons tout aussi lentement, foulant mainte-nant le versant de l'Océan Indien. Cette lignede partage des eaux est presque insensible,aucune grande chaîne de montagnes ne la si-gnale, et cependant c'est une des plus impor-tantes de l'Afrique, car elle forme la limiteentre l'Océan Indien d'une part, le Nyanza etle Tanganika, c'est-à-dire le Nil et le Congo,d'autre part. Nous marchons jusqu'à midi etdemi — six heures et demie en tout — dansune broussaille épaisse et désagréable. A la fin•seulement elle devient un peu plus haute, etnous campons près de Matonga, ruine d'unvillage détruit. Nos gens trouvent à peu dedistance une eau qui, sans être bonne, est ce-pendant potable. D'autres vont jusqu'à Kaba-

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rata, qui n'est plus qu'à une heure et quenous aurions pu atteindre encore aujourd'hui.A trois heures la caravane était déjà au com-plet dans le camp. — Hauteur barométrique641,5; nous sommes donc descendus d'environ50 mètres. — Les ruines qui couvrent le payssont une preuve nouvelle que si l'ordre et la sé-curité pouvaient lui être assurés , le Xlgundamkali se repeuplerait bientôt, car il offre lesmêmes ressources que l'Unyaniuézi et l'on peuttout aussi facilement s'y procurer de l'eau.

25 octobre. — De Matonga à Kabarata,une heure.

Nous-descendons encore lentement pendantune heure dans la direction du Sud-Est, àtravers une broussaille clairsemée, puis nousatteignons le village de Kabarata, que l'onregarde comme faisant partie du Mgundamkali. Devant le village nous voyons au boutd'une perche une tête humaine et un lambeaud'étoffe, sans doute un avertissement pour lesvoleurs. Le tembé n'est pas très vaste, maisil est bien peuplé et l'on y trouve plus de res-

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sources que je ne croyais. Ainsi isolés dans labroussaille, les habitants se sont mis sur lepied de guerre et ont fortifié leur ternbé aumoyen de tours en treillis hautes de 5 à 6 mètres,et revêtues d'argile. Les petites meurtrièresrondes, habituellementfermées, sontouvertes.Il n'y a qu'une source. L'année dernière le chefl'avait fait combler avant notre arrivée, nelaissant qu'une petite place libre; quand ilapprit que nous allions partir, il fit débarrasserla source en notre présence. Aujourd'hui il esttrès poli pour M. Stanley, affirmant que lesblancs sont ses meilleurs amis; en pourrait-ilêtre autrement en face des nombreux faisceauxd'armes de la caravane? La population a étérassemblée par le hasard et par le malheur;elle appartient à la tribu des Wataturus, etserait formée des restes de leurs anciennescolonies de Mikonera. Il s'y est adjoint desWagogos et des Wanyamuézis; ces dernierssont surtout des porteurs abandonnés par lescaravanes ou des déserteurs. Un des hommesqui s'étaient joints à nous à Shinyanga, sevoyant malade, se décida aussi à rester dans le

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village. La langue est presque le kigogo, et lekinyamuézi est de moins en moins compris.

M. Stanley fait une nouvelle distributionde viande sur pied, afin que les gens de la ca-ravan e puissent se remettre des fatigues duMgunda mkali qui, par la route que nousavons prise, n'ont rien eu cependant de bienextraordinaire. De Kabarata, où nous som-mes, un chemin direct mène à Usukuma, parItura, dépendance du Wanyaturu. Ce cheminest habituellement suivi par un msukuma(marchand) du nom de Mterekesa, qui, en huitjours, dit-on, parvient avec sa caravane jus-qu'à Uthia, dans l'Usukuma, au Nord-Est deShinyanga. Delàjusqu'à Bukumbi il n'y au-rait plus que huit jours; le voyage serait doncabrégé d'au moins huit jours, mais l'on souf-frirait beaucoup du manque d'eau et les habi-tants sont, dit-on, peu abordables. La ca-ravane de Mterekesa compte habituellementplus de mille individus; il peut donc, le caséchéant, forcer les indigènes à lui livrer pas-sage. Il est maintenant sur la côte. Il a étéblessé dans l'Usukuma en voulant se frayer

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un chemin de vive force, mais il est guéri eta pu parvenir à Bagamoyo en se battant con-tre les bandes de Buschiri. Nous occupons soncamp, où de nombreux bornas témoignent desgrands troupeaux qu'il conduit vers le litto-ral. Les bœufs, les ânes, les chèvres, les mou-tons sont en effet, tout comme l'ivoire, des ar-ticles d'exportation pour la côte; ces animauxsont très bon marché dans l'Usukuma. Unbœuf y vaut six pioches, c'est-à-dire six marks(7 fr. 50 c.) et sur la côte il sepaie habituelle-ment de quatre à huit fois autant. Le trans-port ne coûte pour ainsi dire rien, quand onemporte de l'ivoire avec soi, car il y a toujoursun grand nombre de porteurs disponibles; ilsne sont occupés qu'au retour pour rapporterles étoffes.

On part à la fin de la saison pluvieuse,et l'on marche très lentement, selon la cou-tume des Wanyamuézis; les animaux, quiont de la nourriture et de l'eau en abondance,arrivent en bon état à la côte; aussi trouve-t-on facilement des acheteurs, la ville de Zan-zibar avec ses nombreux Européens, Arabes et

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Indiens consommant beaucoup de viande fraî-che. Si un bœuf vient à mourir en route, ilsert à nourrir les Wasukumas qui, dès leurenfance, ne mangent jamais d'autre viande quecelle d'animaux ayant ainsi succombé.

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A Mpuapua par l'Ugogo.

26 octobre — De Kabarata à Muhalala,quatre heures trois quarts.

Nous avions encore dixchèvres ou moutons.Debon matin quelque vauriendeKabarataper-suade au berger, du reste habituellement trèsconsciencieux, qu'en partant à l'avance il nesera pas gêné par la caravane. Le jeune hommesuit ce conseil efc se met à précéder Stanley avecun certain nombre de Soudanais; la caravanevient ensuite, à quelques centaines de mètresde distance. La broussaille, tout d'abord assezclairsemée, devient insensiblementplus épaisseet après une heure de marche environ nousentendons du bruit en tête du convoi. Bien-tôt notre chevrier apparaît, mais sans ses bê-tes, et inconsolable; il nous raconte qu'unebande de brigands s'est précipitée soudain

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A MPUAPUA PAR L'UGOGO- 177

hors de la broussaille, a lancé des javelots etdesflèches sur lui ainsi que sur les femmes sou-danaises et les enfants qui l'accompagnaient,et lui a enlevé toutes ses chèvres. Avant quedeux ou trois hommes armés de fusils eussenttrouvé le temps de les charger, tout le bétailavait disparu. Les femmes et les enfants s'é-taient enfuis, et lui aussi. Une flèche avaitblessé un enfant au bras, mais sans gravité.On suppose que ce sont des gens de MunyeMtwana qui ont tenté ce coup hardi; mais lesWanyamuézis, qui connaissent le pays, affir-ment qu'il n'en est rien. Les hommes deMunye Mtwana sont toujours armés de fusils,et cette bande n'avait que des lances et desarcs. Ce sont des gens de Kabarata et, ce quisemble le prouver, c'est que c'est un des leursqui a persuadé à notre berger de prendre lesdevants. Le résultat est du reste le même; noschèvres seront mangées, mais non pas" parnous. Cette perte nous est d'autant plus sensi-ble que Ton trouve difficilement à s'approvi-sionner dans l'Ugogo.

Munye Mtwana est un mgwana qui s'estA TRAVEES I , ' A F R I Q U E . 12

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établi dans le Mgunda mkali et qui, depuis;dix ans, avec l'aide de vagabonds accourusautour de lui, y rançonne ou dépouille les ca-ravanes. Il a soumis à son autorité un certainnombre de villages Wagogos près de Mda-buru, et s'est fait tellement craindre des Ara-bes, ses ennemis mortels, que la route deMdaburu n'est plus guère fréquentée : « Lechemin est mort. » Envers les Européens ils'est généralement bien comporté; lesmission-naires qui ont habité Mdaburu de 1880 à1882 vivaient en bonne intelligence avec luiet n'avaient nullement à se plaindre de sesprocédés; ils habitèrent même quelque tempsson tembé. En revanche les caravanes arabesdevaient payer par de lourds hongos le droitdetraverser le Mgunda mkali sans être inquié-tées, et c'est Ce qui leur fit abandonner laroute. En tout cas il est douteux que les gensde Munye Mwana aient pu venir si loin versle Nord et attaquer une caravane de blancs,car il ne le veut pas et il a plusieurs fois resti-tué le bien volé. Mais les brigands, ses compli-ces, ne lui obéissent pas toujours. Un garçon

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de la suite du Pacha a disparu. Il assistait auvol des chèvres, avait pris la fuite, était tombésur une racine et n'avait pas reparu au camp.Sans doute les brigands l'auront tué.

L'incident du vol des chèvres forme le su-jet de la conversation pour le reste de lamarche jusqu'à Muhalala. Elle dure près decinq heures. Nous descendons presque cons-tamment vers le Sud, à travers la broussaille.A moitié route nous traversons une longuemais étroite plaine découverte, puis nous sui-vons une chaîne de petites collines graniti-ques jusqu'à ce que nous descendions à picdans le bassin de Muhalala, le premier districtJe l'Ugogo. Muhalala semble occuper la placed'un ancien lac; il est entouré d'un cerclede collines, et seule une ouverture vers le Sud-Est permet à l'eau de s'écouler. Deux étangs,situés un peu a Test de notre camp, peuventpasser pour les restes du lac. L'eau se trouveimmédiatement sous la couch e de terre ; aussiune nombreuse population s'est-elle rassem-bléedans cet endroit. On dit que l'on y comptecinquante-huit tembés, dont tousles habitants

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ne sont peut-être pas de vrais Wagogos, maisen ont en tout cas le caractère.

Les Wagogos sont un peuple insinuant etaudacieux dont on a peine à se défendre ; deplus ils sont excessivement sales. Quand ilsportent des vêtements d'étoffe, et qu'ils ne secontentent pas .d'une peau de chèvre attachéea l'épaule, ils les teignent en rouge-brun, ainsique leur peau et leurs cheveux. Les lobes deleurs oreilles sont allongés d'une façon dif-forme, et ils y mettent toutes les choses possi-bles : de petits disques de bois, du fer, desanneaux, du tabac, une pipe, etc. Leur arme-ment se compose d'un bouclier en peau debœuf,plus long que large (0m,80 sur 0m,40), nonteint, dont les bords sont un peu convexes etle milieu légèrement concave; il est plus gros-sièrement travaillé que celui des Masaï; d'unelance de forme variable, depuis celle des Ma-saï jusqu'à celles qui sont usitées sur la côte;d'un arc et de quelques flèches. Ils sont trèsnombreux et par suite très riches, ce qui lesrend insolents. Comme ils ont lamauvaise ha-bitude d'exiger de grand hongos des caravanes

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qui traversent leur pays, il arrive souventque celles-cise réunissentpour n'avoir à payerqu'un hongo qui est alors moins lourd pourchacune. Les caravanes sont à leur merci, carles porteurs se refusent à partir tant que lehongo n'a pas étépayé, et en outre les Wago-gos occupent les sources et empêchent d'y pui-ser de l'eau jusqu'au paiement. Le pays esttrès désagréable, complètement déboisé ; jus-qu'à la saison actuelle, un vent très fort ysou-lève continuellement de grands tourbillons desable, très pénibles pour les yeux.

27 octobre. — Le manangua de Muhalalaexige un hongo, que M. Stanley réglera dansla journée. Aujourd'hui nous faisons repos,pour permettre au personnel de la caravanede se remettre un peu des fatigues du Mgundamkali. —Au matin nous recevons la visite dequelques gens de Mingiriti (entre Nindo etSamui), qui connaissent le P. Girault. Ilsvontchez les Masaï à la chasse aux éléphants, etnous racontent qu'il y a un chemin .bien pluscourt pour atteindre l'Usukuma. Il conduit à

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la colonie arabe d'Irangi, distante seulementde deux jours de marche, de là en cinq joursa Ntusu et en huit autres à Bukumbi. La co-lonie arabe d'Irangi est, paraît-il, aussi im-portante que Tabora; on y cultive le riz et lefroment, et le mtémi est un Arabe. Ntusué estsitué dans la plaine salée d'Irasa, qui ne faitqu'un avec la plaine d'Ibembele; les Balangisd'Irangi ne sont pas des Wataturus, mais s'endistinguent beaucoup au contraire. On vientdetous côtés dans la plaine d'Irasa pour acheterdu sel, qui forme le principal article de com-merce. Les Arabes d'Irangi envoient des cara-vanes dans la région a Test du Nyanza pours'y procurer de l'ivoire; ils auraient noué desrelations amicales avec les Masaï, qui ne lestracasseraient pas.

A Muhàlala la population esttrès mélangée,on y trouve surtout beaucoup de Wataturus.Le district dépend de Mukenge de Nyangwira,mais le chef exige cependant un hongo; Stan-ley lui envoie 16 dotis, dont il n'est pas con-tent. — « Si tu n'en veux pas, renvoie-les;mes gens et moi nous sommes prêts. » — Cette

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réponse catégorique, accompagnée d'un gesteéloquent du côté des faisceaux d'armes, changeimmédiatement les dispositions de l'avide ma-nangua, qui cesse de réclamer.

Il y a encore sur ce point une autre cara-vane se rendant àTabora. Les gens disent d'a-bord que c'est une caravane Wanyamuézi, maisnous apprenons ensuite qu'elle est destinéea des Arabes. Le conducteur est un Mnyamuézid'Unyanyembé, et elle est escortée par desWang wan as. Ceux-ci nous racontent qu'ilsont marché très vite, car derrière eux venaientbeaucoup d'Allemands avec un grand nombrede soldats qui accompagnaient plusieurs ca-ravanes Wanyamuézis jusqu'à Mpuapua. LesAllemands auraient pris à leur solde les Va-héhé et les Wangonis et Buschiri seraient enfuite. Puis l'on nous dit juste le contraire :Buschiri aurait battu les Allemands avec l'aidedes Wahéhé et des Wangonis, etc. Dans cettecaravane se trouvent aussi des gens de Tipo-Tipo ; nous demandons aux officiers ce qu'ilspensent de lui. On nous répond que c'est untraître et que Stanley devrait faire confisquer

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ses biens à Zanzibar. — Muhalala est situéa 5° 48' 30"de latitude sud.

28 octobre. —DeMuhalala à Itibwé, quatreheures.

Bien que les postes aient été doublés hiersoir, deux fusils Kemington appartenant à dessentinelles ont été volés pendant la nuit. L'onne peut guère compter sur les Wangwanas.Quand le maître dort et qu'on n'a plus à re-douter de lui une visite inopinée, toutes lessentinelles en font généralement autant.Nous passons devant deux étangs, restes del'ancien lac, où de nombreux oiseaux d'eauprennent leurs ébats, puis, sortant du bassinde Muhalala, nous montons lentement versl'Est. La broussaille où nous entrons se com-pose en grande partie d'arbres appelés Mium-bos, parés d'u-he fraîche verdure; c'est la pre-mière broussaille verte que nous voyons depuisle Nyanza. Par endroits elle est clairsemée,et l'on y voit de petits tembés isolés. Le com-mencement de l'étape à travers ces arbres vertsest très agréable, puis nous entrons dans des

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terrains cultivés. Insensiblement la contrée sedécouvre davantage, et aubout de deux heureset demie nous atteignons Kilimantindi, petitdistrict habité en grande partie par des Wan-yamuézis que la guerre à chassés d'Uthia. Legranit apparaît de plus en plus, mais on ren-contre aussi de très belles veines de minerai,maintenant inexploitées ; autrefois il y avaitici des forges. — Le pays est coupé par denombreux ravins.

A huit heures trois quarts nous sommes aubord dû plateau et nous voyons s'étendre de-vant nous la vaste plaine de l'Ugogo. Certaineszones en sont complètement déboisées; çà etlà se montrent de vastes régions couvertesd'arbres, mais tout est aride et sec, et l'on n'yvoit pas la moindre trace'de verdure. C'estdans ce pays que nous allons maintenant mar-cher pendant huit jours. Du point où noussommes les petites chaînes de collines ondu-lëuses disparaissent; la hauteur sur laquellenous nous tenons forme un vaste demi-cercleallant du Sud au Nord, et sur le bleu de l'ho-rizon elle semble se confondre au Nord-Est

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avec les chaînes de montagnes qui bornent leplateau intérieur du côté de la mer. Le Sud-Est s'ouvre à l'infini.

La descente dans la plaine est assez raide etpénible, le sentier plein de pierres et de blocsde rochers. Au pied de la montagne nous tra-versons un ruisseau, le Simbaluma, dont leseaux coulent vers le Sud; de nombreux tembésindiquent que l'endroit est très peuplé. Puisnous traversons encore une petite étendue debroussaille épineuse pour camper enfin prèsd'un village nommé Itibwé. Ce district me pa-raît tirer son nom du ruisseau Simbaluma.Nous y sommes en plein Wagogo; le cantonobéit également à Mukenge de Nyangwira, etl'on ne nous réclame pas de hongo. En revan-che, il est brusquement interdit de porter desvivres à notre camp et de nous laisser prendrede l'eau. La première de ces défenses a dumoins l'avantage de nous délivrer pour quel-que temps des importunités des Wagogos, carun chef les chasse tous du camp, à notre grandejoie. Cependant ces gens avides d'étoffes nousvendent ce qu'ils ont, malgré les ordres don-

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nés, et le soir nous étions, de nouveau assaillispar une foule curieuse et bruyants. L'inter-diction de puiser de l'eau était plus grave,mais M. Stanley envoya aux sources une petitetroupe avec les fusils chargés, et devant cettedémonstration les Wagogos postés pour dé-fendre les abords de l'eau se retirèrent sage-ment. Ils demandèrent seulement qu'on neprît pas de l'eau qu'ils avaiejit versée dans lesabreuvoirs pour leurs bœufs et leurs vaches, et 'en cela ils étaient dans leur droit. Pareillechose était déjà arrivée à Muhalala, où quel-ques Wagogos avaient menacé de leurs lancesdes femmes et des enfants en train de puiserde l'eau ; mais à l'apparition des fusils ilsavaient pris le large.

Nous avons établi nos tentes à l'abri d'im-menses baobabs, mais cependant nous y souf-frons beaucoup du vent et de la poussière.C'est là ce qui donneune mauvaise réputationàFUgogo; dans cette plaine déboisée le ventacquiert une force extraordinaire, et les tour-billons qui se forment partout soulèvent d'é-normes masses de sable; aussi dans ce pays la

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mesure normale de poussière qu'un hommedoit avalerest-elle considérablement augmen-tée. Dans tout ce qu'on prend il y a du sable,et ce craquement perpétuel sous les dents gâtecomplètement le plaisir que l'on peut éprouvera manger. Il est probable qu'il en est autre-ment dans la belle saison, lorsque la récoltedu sorgho n'est pas encore faite.

L'Ugogo ne produit pour l'instant que dusorgho et quelques mauvaises citrouilles; onn'y cultive nipatates, ni arachides, ni manioc,ni autres plantes alimentaires; rien que dusorgho et des troupeaux, et encore est-ce uneénigme que de savoir de quoi les animaux peu-vent vivre pendant la saison sèche, les gensdu pays prétendent qu'ils mangent du sable.On les pousse dans la broussaille où ils trou-vent çà et là un peu d'herbe desséchée; mais,par endroits, le sol est si aride sous la broussaillequ'on n'y voit même plus de racines d'herbe.Impossible de trouver du fourrage pour nosânes, ils vivent uniquement de sorgho, et dansl'intervalle ils en rongent des tiges qu'on aamassées pour brûler, car dans les districts

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peuplés le bois de chauffage est égalementrare.

*29octobre. —D'Itibwé àlSyangwira, qua-tre heures.

Notre route nous conduit à travers uneplaine partout cultivée et renfermant de nom-breux tembés. Xyangwiruest le district le pluspeuplé de l'Ugogo, et Mukengé est le plus puis-sant des princes Wagogos. C'est un malheureuxvieillard aveugle et son fils est, dit-on, toutdévoué aux blancs. Au bout d'une heure nousfranchissons le lit desséché du Nyamgogo, ap-pelé par les Wangwanas mto Mizanzi (rivièredes palmiers), car dans ce pays abonde unoespèce de palmier à feuilles en éventail, dugenre Hyphœ. Ce lit est en ce moment complè-tement à sec; l'année dernière nous avionscampé au même endroit et rencontré de nom-breuses mares. — Après avoir quitté le bordde la rivière, nous marchons sans interruptionpendant trois heures et quart à travers laplaine, dont la monotonie n'est interrompueque par des groupes de cette espèce de palmiers

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que je viens de nommer, et nous venons éta-blir notre camp dans le voisinage de la rési-dence princière, au milieu d'un bois des mêmesarbres. Devant nous s'étend une plaine dénu-dée, offrant le plus beau champ de manœuvresque l'on puisse imaginer pour de la cavalerie;c,a et là quelques tembés. Dans la campagneerrent de nombreuses bandes de grues royalesque l'on peut difficilement approcher.

Bientôt arrivent des envoyés de Mukengéqui nous disent: « Vous n'avez pas d'ivoire,« vous n'avez pas de pioches; quel hongo pou-« vez-vous payer? Abattez un vieux tembé et« portez-en le bois au mtémi, ce sera votre« hongo. » Naturellement nous repoussons]eur proposition. Les caravanes qui viennentde l'intérieur donnent ordinairement commehongo quelques pioches que l'on se procure àbon compte dans l'Usukuma, l'Ugogo ne pro-duisant pas de fer. M. Stanley envoya quel-ques étoffes et l'on finit par tomber d'accord;car d'une part Mukengé hésitait à recouriraux mesures de violence envers une caravanesi bien armée, dont le chef sait fortbiense dé-

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fendre le cas échéant, et d'autre partM. Stan-ley ne voulait pas pour quelques dotis exposerla vie de l'un ou l'autre de ses gens. En casd'attaque le grand nombre des invalides ou desmalades, des femmes et des enfants, devenaiten outre une grande cause de faiblesse. Maisce système de hongos ne peut durer; il faudray mettre ordre. Nos porteurs ont tous de gran-des quantités de tabac dont ils espèrent sedéfaire ici avantageusement, car les Wagogosusent beaucoup de tabac et n'en cultiventpas.Mais le tabac wanyamuézi ne leur plaît pas,et nos gens ne font que de médiocres affaires.Les Wagogos préfèrent celui de l'Csagara, enpains semblables à des mottes à brûler, car onpeut plus facilement le râper pour en faire dutabac à priser, que les petits disques ronds ettressés des Wasukumas. Aussi les caravanesvenant de la côte achètent dans l'Usagara degrandes quantités de tabac, qui se revendentici très avantageusement.

30 octobre. — De Nyangwira à Kintingu,deux heures.

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Les Wagogos sont très voleurs, mais aujour-d'hui ils n'ont rien pu nous prendre. Notremarche nous mène vers le Nord-Est; nousabandonnons la route descaravanes arabesquitraverse à l'Est des districts trèspeuplés etoù,pour cette raison, on réclame de forts hongosque M. Stanley veut éviter. Sur notre routeque suivent seulement M. Stokes et les indi-gènes, la population est rare et, par suite, onn'a pas à craindre les hongos. Stanley a en-core des bœufs de Néra ce qui simplifiela ques-tion des vivres. Après une marche de deuxheures sur la frontière du Nyangwira, c'est-à-dire le long de la broussaille, le guide dé-clare qu'il n'y a plusd'eau plus loin, et cepen-dantje sais très bien que l'on en trouve toujoursdans le Bubu. Nous campons donc dans labroussaille, près de sa lisière et des dernierstembés du Nyangwira, dans une localité ap-pelée Kintingu.

Suivant notre habitude nous allons saluerM. Stanley à notre arrivée. Il est assis sous unarbre, en train de fumer sa pipe, tout en sur-veillant l'installation de sa tente. Quand elle

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est prête, il s'y glisse et ne reparaît plus qu'aulever du soleil. Je crois qu'il rédige ses notes,car chaque fois que je suis allé le*voir dans satente, je l'ai trouvé assis devant un énormevolume. A son arrivée en Europe, l'universimpatient n'attendra pas longtemps une lec-ture intéressante. Je pense que le récit duvoyage sera fini quand nous atteindrons lacôte, car maintenant que l'on marche dansdes conditions régulières et sur des cheminsconnus, M. Stanley n'a plus guère à se préoc-cuper de la caravane; c'est l'affaire de ses offi-ciers.

Quand il est de bonne humeur, les quelquesminutes que nous passons à causer avec luipendant qu'on monte sa tente sont les plus in-téressantes de toute la journée. Il raconte alorstrait pour trait divers incidents de sa vieaventureuse, et c'est avec un tel feu, un telbonheur d'expression, que Kon ne remarquepas comme il parle mal français. Il exprimealors ses idées sur la colonisation de l'Afriqueet sur le rôle des missions. Aujourd'hui il estirrité contre les Wagogos qui lui ontfait payer

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un hongo - « — Si cela s'était passé au commen-ce cernent del'expédition, je leur aurais donné« un horigô (fe plomb- Nousavons eu centein-« quante-trois escarmouches et sommes deve-« nus un peu philosophes. Mais je voudrais« revenir par ici avec la mission d'assurer la« route; en un mois ce serait fait, et un enfantce pourrait passer. Des marchands s'installe-« raient alors le long du chemin et le voyage« deviendrait facile. Que l'on paie quelque« tribut au chef, c'est dans l'ordre; mais ces« Wagogos ne font que piller, on n'en peutft même obtenir de l'eau et, malgré le hongo, le« chef n'est responsable derien. Ses gens vo-« lent dans le camp, dépouillent et massacrentft les traînards ; il faut aviser. » — Ensuite, ilparle de la mission de l'Uganda : — « Grâce à« elle ce pays a pris plus de valeur que tout le« reste de l'Afrique ; nullepart jen'ai vu dans« toute la population un semblable désir deft s'instruire. On ferait bien de consacrer tout« son monde et toutes ses ressources à ce seul« pays; de là, comme une étoile, le christia-« nisme rayonnera surles autres régions. » —

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Mais la tente est dressée et M. Stanley dispa-raît.

31 octobre. — De Kintingu à la rivièreBubu, deux heures et demie.

La nuit dernière trois fusils ont été volés àM. Stanley; aussi est-il de mauvaise humeurdèsle matin. « Si je n'avaispastoutes cesfem-« mes et tous ces malades, je n'hésiterais pasc< une minute, les Wagogos payeraient cher« les fusils; je commencerais le combat sur-le-« champ. » Et je le croisbien volontiers. Nouspartons à cinq heures trois quarts et nousentrons dans la broussaille. Au bout d'unedemi-heure nous entendons le tambour d'unecaravane, et bientôt après nous en rencontronsune grande, se rendant de la côte à Uyui. Lesgens marchent en rangs serrés. Mais qu'est-cedonc ? Un grand gaillard porte la main à satempe et dit: « Guten Morjen ! » (bonjour)',puis d'autres en font autant; puis vient une

1. Il faudrait : Guten Morgen. — En écrivant « Morjen »,le P Schynse cherche à donner une idée de la prononcia-tion des indigènes. (Note du traducteur.)

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troupe de femmes qui toutes disent « Guten« Morjen », en faisant le salut militaire. —Mais, mon garçon, où donc as-tu appris cela?demandai-je à l'un d'eux. —A Bagamoyo. ;—Es-tu donc un Allemand? — Tous Mtaki (Alle-mands), et comme preuve il fait entendre unvigoureux « Ja ! » — Plus loin vientun autretaqàbour. Ce sont des gens de l'Urambo qui,tous, hommes, enfants, et surtout les femmes,font le salut militaire en disant « Guten Mor-jen ». Nous arrêtons le chef et lui demandonsdes explications. — « Nous sommes Allemands,dit-il, nous avons combattu auprès des Alle-mands à Bagamoyo etnous l'avonsreconstruitplus beau qu'il n'était. Maintenant tout estallemand, il ne reste plus qu'à couper la têteaux Arabes ; les Arabes de Bagamoyo sont« kaput » (Warabu wa Bagamoyo kaput).

Nous continuons notre route, lorsquej'aper-çois un fusil à répétition allemand. Le porteuray ant une allure suspecte, je le lui prends,pensant qu'il l'a volé; mais bientôt arrive levéritable propriétaire qui me montre un billet:« Le Mnyamuezi Kingu s'est bien conduit. —

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Wissmann » — et, en outre, des paquets decartouches. Alors je le lui rends. Les Wanya-muezis qui l'accompagnaient étaient tout éton-nés de l'effet d'un petit billet. Kingu me ra-conte que M. le capitaine Wissmann était venuavec eux jusqu'à Mpuapua, et qu'après y avoirconstruit un borna il y avait laissé des blancset des soldats.

Cette rencontre de la caravane nous a beau-coup retardés dans notre marche, car le sen-tier est si étroit dans la broussallle que deuxporteurs ne peuvent se croiser qu'à grand'peineet avec beaucoup de précautions. Nous attei-gnons le Bubu àhuit heures et demie. C'estunruisseau profondément encaissé, large de 10mètres, qui, à la saison des pluies, coule versle Sud (jusqu'au Rufidschi). Maintenant il esta sec; en creusant le sable, les gens trouventaussitôt de l'eau; nous aussi nous en avionstrouvé l'année passée. Plus au Nord, dit-on,son eau serait courante. L'endroit où nous letraversons estsitué à environ 5° 54' Sud.

Vers midi, des courriers arrivent de la côte.Ils étaient venus par l'autre route jusqu'à

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Nyangwira et nous avaient suivis. Nous avonsdonc des nouvelles des événements qui se sontpassés là-bas. Buschiri est battu et les cara-vanes circulent escortées par des soldats alle-mands. Wissmann est allé à Mpuapua, oùBuschiri avait détruit le poste; il y a rebâtiun fort, mais il est, paraît-il, retourné à lacôte, en y laissant trois blancs avec 100 sol-dats et un officier, qui doit accompagner Emin-Pacha jusqu'à la côte. Lescourriers continuentce soir leur route jusqu'au Nyanza. — Sur lebord du Bubu l'on voit encore quelques pal-miers (des Hyphce).

1er novembre. — Du Bubu à Magombia,cinq heures et demie.

C'est aujourd'hui la Toussaint, mais l'en-droit où nous sommes ne nous permet pas denous arrêter; que ce soit fête ou dimanche, ilfaut que la caravane aille del'avant; les mar-ches sont commandées par les circonstances,a peine avons-nous le temps de dire la saintemesse. Nous sommes obligés de célébrer la fêteavant le jour ; puis commence le tumulte pré-

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curseur du départ et, au lever du soleil, troiscoups de sifflet stridents, lancés par M. Stanley,annoncent que chacun doit prendre son ranget se mettre en marche. M. Stanley exige unesévère discipline et ses gens le connaissent. Apeine le dernier coup de sifflet a-t-il retentique tous se trouvent sur le sentier, prêts àmarcher, la charge sur l'épaule. M. Stanleyallume sa courte pipe et, armé d'un longbâton, prend la tête de la colonne, suivi d'unjeune garçon portant son parasol, de son do-mestique avec sa carabine Winchester et d'unMgwana qui conduit l'âne. Puis vient la cara-vane. Au bout d'une heure ou deux M. Stan-ley monte sur son âne et l'allure devient plusvive. Malgrétout il n'y a pas de traînards parmiles gens de Stanley ; devraient-ils galoper, ilsne peuvent s'attarder, car les deux compa-gnies viennent derrière en rangs serrés. A vraidire c'est autre chose pour les Soudanais. Latroisième compagnie, marchant tout à fait enqueue, est obligée de les pousser en avant.

La contrée, depuis le Bubu jusqu'àMagom-bia, jrisente de nombreuses traces de cul-

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tures anciennes; par endroit on y trouve en-core des restes de tembés. Toutefois, je ne puisaffirmer si les habitants ont été chassés par laguerre ou s'ils se sont retirés parce que le sols'est épuisé par la culture.

Pendant la plus grande partie de la routeje cause avec Emin-Pacha, qui ne fait aucunmystère du but véritable del'expédition. Com-ment un homme aussi retors qu'un marchandécossais aurait-il eu tout à coup l'idée de con-sacrer des sommes importantes à la recherched'un employé égyptien, dont peut-être jus-qu'alors il n' avait pas même entendu prononcerle nom? Ce n'était pas pour leDr Emin-Pacha,mais pour la province dontil était gouverneuret pour son ivoire que l'on avait entrepris l'ex-pédition. Si les circonstances étaient restéesce qu'elles étaient, les quatre mille quintauxd'ivoire accumulés à Wadelaï en auraient am-plement couvert les frais et auraient constituéun fonds de réserve pour quelques années. Entretemps Emin-Pacha aurait amassé d'autreivoire, on aurait ainsi annexé une belle pro-vince sans bourse délier, et on en aurait tiré

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des ressources suffisantes pour la mettre en com-munication avec Mombassa. Si Ton approvi-sionnait Emin-Pacha, il devait, en revanche,mettre son influence et sa connaissance dupaysau service de ses libérateurs, et le tout se se-rait changé en une heureuse spéculation com-merciale. « Je suis très reconnaissant à ces« messieurs de ce qu'ils ont fait, conclut le doc-« teur, mais j 'ai pénétré le but véritable de« l'expédition dès mon premier entretien avec« Stanley. S'il ne m'a pas fait de proposition« directe, j 'ai cependant senti tout de suite« qu'il y avait là-dessous autre chose que le« simple désir de rapatrier quelques employés<c égyptiens.»

Tout en causant, nous sommes entrés dansun pays découvert où nous apercevons destembés isolés. Nous campons à Magombia, quidépend aussi du mtémi de Nyangwira. Mais latribu est trop peu nombreuse pour pouvoirnous extorquer un hongo. L'eau est assez abon-dante ici, dans des trous profonds d'environ3 mètres, mais les vivres sont rares, moinsrares cependant que l'année dernière, où les

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porteurs ne purent trouver que de mauvaisescitrouilles qui provoquèrent chez eux des ma-ladies. Dans l'après-midi tombe une pluie lé-gère ; serait-ce le commencement de la petitesaison pluvieuse qui, dans cette contrée, seproduit aux mois de novembre et de dé -cembre, mais qui, souvent aussi, fait dé-faut? — Magombia est situé sur une légèreéminence qui, vue de Kitingu, a l'air d'unechaîne de collines basses; mais la pente est àpeine sensible.

2 novembre. — A Magombia M. Stanleyaccorde de la viande et un jour de repos, carici il y a toujours plus de ressources que nousn'en trouverons plus loin. Par suite des volsréitérés de fusils les sentinelles sont mainte-nant un peu plus consciencieuses et rien nenous est dérobé. L'Ugogo.aunemauvaiserépu-tation à cause des nombreux vols qui s'y com-mettent. Les chefs Wanyamuezis font payer,eux aussi, des hongos, mais du moins ils res-tituent, quand ils le peuvent, les choses déro-bées, ce dont il n'est nullement question chez

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les Wagogos. (Magombia est à 5° 5' de lati-tude sud.)

3 novembre. —De Magombia au camp dansle pori, six heures.

Depuis Nyangwira nous avions marché versle Nord-Est; aujourd'hui nous tirons au Sud-Est. Nous descendons de la colline dans unevallée où un cône de granit s'élève jusqu'à lahauteur de cette même colline, puis nous tra-versons un pays légèrement ondulé, toujoursa travers la broussaille. A neuf heures, nousmettons le pied dans une vaste plaine couvertede ronces et d'acacias. Dans la saison des pluieselle est sous l'eau et forme un grand marécage.Au Nord se dresse une haute chaîne de mon-tagnes qui se dirige vers l'Est. On nous raconteque derrière ces montagnes se trouve la coloniearabe de Sandauzi, et, un peu plus loin, Irangi.Pour y arriver il faut aller deMpuapua à Ma-tako, où nous devons être demain, puis, sedirigeant vers le Nord-Ouest, traverser pen-dant plusieurs jours un pori sans eau. Unecaravane met huit jours pour aller de Matako

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a Irangi, et cela concorde avec les renseigne-ments qu'on nous a donnés à Muhalala.

Tout en marchant constamment dans labroussaille nous atteignons encore trois autresétangs à sec, mais plus petits que le premier,et tous appelés naturellement « ziwanis », eta midi nous campons en pleine broussaille lelong du sentier. Heureusement aucun dangerne nous menace ici, car, en cas de surprise,nous serions dans une très fâcheuse position.Chacun s'attendait à ce que l'on ne trouvâtpas d'eau, mais cependant presque tous lesporteurs avaient bu leur provision. Le campune fois installé, des troupes entières par-tirent pour en chercher, naturellement sansemporter d'objets d'échange. Connaissant lepays, je donnai du tabac et des é toffes à l'hommequi était chargé de nous rapporter de l'eau ; ilfut le seul à en trouver; nombre d' autres, desfemmes et des enfants, restèrent près dessources, où le liquide ne coule que très lente-ment; il faut attendre une demi-heure pouren avoir un litre. Si l'on creusait deux piedsplus avant, on en aurait suffisamment, mais

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personne n'y songe. Les Wagogos mettent cettecirconstance à profit; ils défendent de puiseraux fontaines abondantes et les porteurs sontobligés par suite d'acheter de l'eau. L'annéedernière nous avons dû la payer à Matako25 à 30 centimes le litre. Habituellement onpaie avec du tabac; mais, l'an passé, la cara-vane de Mtérékéza était campée à côté de lanôtre et les deux réunies comptaient plus de2,000 hommes. Il y avait donc beaucoup deconsommateurs, et les Wagogos, devenant im-pudents, refusèrent d'accepter le tabac et de-mandèrent des étoffes. Ce furent les gens deMtérékéza qui commencèrent à payer en cettemonnaie, mais, le lendemain matin, il leurmanquait trois charges d'étoffes et deux fusils,volés, je le crois bien, par nos hommes, qui sedédommageaient ainsi du tort que leur avaitcausé le renchérissement de l'eau.

Emin-Pacha est un peu souffrant; nous luiavons offert du vin dont nous nous servonspour la messe, mais il l'a rapporté sansy avoirseulement goûté. « Je vous le redemanderai« un jour pour un malade, dit-il; jusque-là

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«je vous prie de le garder. » C'est pour moiune énigme que de comprendre comment cethomme peut vivre et supporter les fatigues duvoyage. Le matin il prend une petite tasseturque de café, sans le moindre ingrédient;puis vient la marche, qu'il fait, il est vrai, àdos d'âne. Au camp, le soir arrive souventsans que ses gens lui aient rien préparé. Jus-qu'à présent je n'ai vu en Afrique aucun Eu-ropéen vivant de si peu. D'autre part il tientbeaucoup à sa table et à sa chaise, sans les-quelles il ne peut travailler. Son temps appar-tient à la science, ce qu'il lui en reste, il leconsacre à sa petite fille, qu'il soigne comme laprunelle de ses yeux. Cette enfant est toujoursportée devant lui dans un hamac, et assez prèspour qu'il puisse surveiller ce hamac, malgrésa mauvaise vue.

4 novembre. — Du camp dans le pori jus-qu'à Njasa, quatre heures.

Après une marche' de plus d'une heure àtravers la broussaille, nous atteignons de bonmatin une plaine découverte, qui doit être

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inondée à la saison pluvieuse, et une heureaprès les sources presque à sec de Matako, oùnous avions campé l'année dernière. Matakone se compose que de quelques tembés, aban-donnés pour la plupart. C'est là que la routebifurque dans la direction d'irangi. Nous aban-donnons le chemin delà forêt, car, n'ayant pasd'eau à Matako et ne devant en trouver sur cechemin qu'au bout de neuf heures, nous serionsobligés de nous tenir plus au Sud pour ren-contrer des villages et de l'eau. Nous traver-sons une ondulation en forme de plateau quise dirige vers le Sud-Ouest, et nous atteignonsvers dix heures les tembés de Njasa, près des-quels nous campons. L'eau est assez abondante,mais de médiocre qualité. Le pays n'est quepeu cultivé, les tembés sont petits; en revan-che les habitants ont de très nombreux trou-peaux, preuve que les environs sont encoreassez peuplés, car les troupeaux seraient voléssi leurs propriétaires n'étaient pas assez fortspour les défendre. Il est difficile de se procu-rer des vivres, les Wagogosdemandant des prixinsensés. A vrai dire, ils n'osent pas parler

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ouvertement du hongo qu'ils exigent des petitescaravanes, et qui détermine celles-ci à choisirla route sans eau à travers la forêt; ils disentseulement qu'ils ont forcé Mtérékéza à en payerun, ce qui est un pur mensonge, et s'abstien-nent prudemment d'essayer d'en extorquer una Stanley.

5 novembre. — De Njasa à Ipara, troisheures.

A travers une contrée en partie cultivée, enj)artie couverte de migongwas (sorte de petitacacia épineux au bois très dur), nous descen-dons de l'éminence où nous avons campé, dansune vaste plaine couverte d'herbe, où de nom-breux amas de stalactites calcaires attirentnotre attention; cette plaine était apparem-ment recouverte autrefois par les eaux. On netrouve que rarement le calcaire dans l'inté-rieur de l'Afrique, mais ici les débris de stalac-tites sont répandus partout, et par endroits onen trouve des amas qui sans doute doivent leurformation à la superstition des caravanes. Depareils tas de sable, de bois ou de pierres exis-

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•tent souvent au bord du chemin, et chaqueporteur a soin d'y ajouter quelque chose ; unepierre, un morceau de bois, ou même, en pas-sant, un peu de sable poussé aveclepied. Puisnous gravissons lentement une autre chaînedecollines, et après une marche de trois heuresnous nous installons tout en haut près d'unvillage nommé Ipara et ne consistant égale-ment qu'en quelques tembés.

Du point où nous sommes, nous dominonsune vaste étendue de pays. Du Nord à l'Estl'horizon est borné par une haute chaîne demontagnes que nous apercevions déjà au Nord-Est depuis notre départ de Magombia. Au Sudcourt une autre chaîne moins élevée, qui sansdoute va se confondre à l'Est avec la première,et d'où se détachent de petits contreforts quidescendent jusqu'à nous. La hauteur sur la-quelle est Ipara lui-même est un de ces contre-forts. Au Nord-Est le pays semble s'abaisserjusqu'au pied des montagnes. Je ne saisquellepeut être la direction des eaux; je me sou-viens bien qu'il existe un lit de ruisseau prèsdu Marenga mkali, mais je n'ai pu consta-

A TRAVEES L'AFRIQUE. Il

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ter s'il emmenait l'eau du Marenga ou s'il l'yamen ait.

6 novembre. — D'Ipara à Msanga, quatreheures.

Nous marchons vers l'Est en nous rappro-chant constamment de la haute chaîne demontagnes qui forme l'arête du plateau inté-rieur du côté de la mer. Tantôt nous avançonsa travers la broussaille, tantôt nous traversonsune plaine assez découverte, puis, après unemarche de quatre heures, nous atteignons ledistrict de Msanga, sur la frontière sud-estduquel nous campons. Nous ne sommes plusqu'à une demi-heure du pied de ces montagnesqui, bien que couvertes de brouillards, nousoffrent un aspect dont nous sommes privés de-puis longtemps. Malheureusement elles sontencore arides et desséchées. L'eau non plus n'ysera pas bien abondante ; du moins nos gensrestent absents des heures entières ; mais mal-gré tout l'œil est réjoui par ce nouveau spec-tacle. — Msanga est le district le plus peupléque nous ayons rencontré depuis Nyangwira,

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car nous avions laissé au Sud tous les cantonspopuleux. On me dit qu'il y a ici quarante-quatre tembés.

Les gens de Msanga passent pour être lesplus voleurs parmi les Wagogos, et ce n'est paspeu dire. Ils viennent en effet dans notre camppour voir et, à peine pouvons-nous en croirenos oreilles, réclamer un hongo, ce qu'ils n'ontpas fait avec les blancs depuis quatre ou cinqans. A cette époque un marchand allemandqui essayait d'aller à Tabora pour acheter del'ivoire traversa leur pays. Il avaitune escortenombreuse et bien armée, et pas de marchan-dises. Comme il refusa de payer le hongo qu'onlui demandait, sous prétexte qu'il n'avait rien,les gens de Msanga l'attaquèrent. Mais ilsfurent repoussés parles askaris, et l'Allemand,prenant à son tour l'offensive, s'empara d'untembé dans lequel il se fortifia et attendit tra'n-quillement les événements. Le tembé renfer-mait assez de vivres, et la source étant à por-tée de fusil, les Wagogos n'osèrent empêcherd'y puiser de l'eau. L'affaire prenait unetour-nure si grave que les indigènes commencèrent

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a négocier et, au lieu de recevoir un hongo,durent fournir des bœufs et de l'ivoire pourse débarrasser de ce blanc si dangereux. LesWangwanas de Stanley rappelèrent cette his-toire aux gens de Msanga et laissèrent prévoirque l'on ferait de même, et encore pis. La le-çon avait suffi; on ne parla plus de hongo. Dureste ils auraient mieux fait de surveiller leurstroupeaux que de venir fainéanter dans notrecamp, car pendant ce temps unebande de Ma-saï était sortie de la montagne voisine et leuravait enlevé un certain nombredevaches. Cesmontagnes sont habitées par des tribus Masaï,et c'est des environs, paraît-il, que Mintingi-nia avait fait venir les Wahumbas qu'il lançasur l'Usongo.

7 novembre. — Les vivres étant ici un peuplus abondants, nous y restons un jour quej'emploie en partie à déterminer la longitude.L'année dernière nous avions campé à uneheure de marche plus au Nord et exercé pen-dant la nuit une surveillance très active, puisnous nous étions mis en route à travers la fo-

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rêt. Rien ne nous avait été volé, et cette foisencore il en a été de même ici. Au soir, quel-ques-uns de nos Bukumbis se rendent à untembé et ne reviennent qu'à la nuit, riant etramenant une chèvre. Ils nous racontent unecurieuse histoire. Cette tribu nègre pratiquedes sortilèges pour obtenir de la pluie et unebelle récolte de sorgho. Mais aucun sorcier n'estprophète en son pays. Pour des choses aussiimportantes que l'eau et la récolte on va cher-cher des sorciers fort loin. Un de nos porteursaffirme alors qu'il y est passé maître, et natu-rellement les autres confirment son dire. Onlui demande de faire à l'instant de la pluie,mais c'est un rusé gaillard. — « Pour cela ilme faut plusieurs jours, et comme je pars de-main, je regrette vivement... » — Mais pourune bonne récolte de sorgho il pourrait fairedes « Dawas » moyennant une chèvre. Le mar-ché fut conclu, quelques contorsions furentfaites, la chèvre fut amenée au camp et man-gée sur-le-champ à la grande joie des Bukum-bis, tout fiers du tour qu'ils avaient joué. Etchez eux ces mêmes gens font venir de loin des

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sorciers qu'ils paient fort cher, pour obtenirune bonne récolte et ouvrir le ciel quand il estfermé ! Kigonga, le mtémi de Bukumbi, a unegrande réputation comme faiseur de pluie etmalgré cela, chaque année il envoie chercherun autre sorcier pour procurer ce bienfait àses sujets ! A trompeur trompeur et demi! Avectout cela, ces gens tiennent à leur croyanceaux sorciers, bien plus qu'on ne pourrait lepenser en voyant si manifestement la super-cherie. Combien de fois nous demande-t-on defaire de la pluie. De longues années de prédi-cation seront nécessaires pour affranchir lesnègres de cette croyance ridicule et les ame-ner au Dieu qui seul peut leur donner, avecles biens temporels, le salut éternel.

8 novembre. —DeMsanga àNiagalu, deuxheures et quart.

De notre camp jusqu'à l'entrée du Marengaînkali nous n'avons qu'une petite marche.Au bout d'une heure nous atteignonsMasweyu,un village tout nouveau; la forêt a été défri-chée il y a peu de temps et les tembés sont ca-

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chés dans la broussaille. Il y a cinq ou six anstout n'était encore que pori, aujourd'hui ledistrict est assez peuplé; seules les souchesd'arbres restées au milieu des champs de sor-gho indiquent que la broussaille n'a été abat-tue que depuis quelques années. Nous traver-sons un lit de ruisseau se dirigeant vers leNord-Est et aboutissant à un autre plus im-portant qui coule vers l'Est; nous suivons ce-lui-ci quelque temps jusqu'à la limite du payscultivé, et après une marche de deux heures etquart nous établissons notre camp dans la val-lée, sous de grands acacias en forme de para-sols. Cette vallée étroite est la route que leseaux du bassin nord-est de l'Ugogo se sontfrayée à travers le Marenga mkali et ensuitevers le Sud; dans le ruisseau lui-même appa-raît encore çà et là un filet d'une eau quelquepeusalée. La contrée s'appelle, sans doute, d'a-près le ruisseau, Niagalu, nom qui désigne sur-tout les hautes montagnes que nous voyonsmaintenant au Nord. Elle est habitée par desMasaï, dont le chef, Ngaru, est l'ami de Min-tinginia. Ngaru habite à Kisongo; ce sont ses

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gens qui ont enlevé, ily a deux jours, lestrou-peaux de Msanga. Peu après notre arrivée aucamp apparut une bande de Masaï forte d'en-viron 150 hommes, avec le bouclier etla lance;les chefs y maintiennentune sévère discipline,car, sans dire un mot et sans quitter d'un pasle sentier, ils défilèrent rapidement devant lecamp, se suivant comme des oies. Sans douteils en veulent cette fois aux bœufs d'une autretribu Ugogo.

Nous sommes ici juste à la frontière de lacontrée si redoutée des caravanes et portant lenom de Marenga mkali, c'est-à-dire en Kinya-muézi : Eaux amères. Le mot « chunyu » quidésigne sur certaines cartes les villages a lemême sens. Chunyu, l'eau amère, se trouvepartout, et chaque campement s'appelle danscette contrée chunyu. Mais ce n'est pas seule-ment le manque d'eau qui a donnéunesimau-vaise réputation au Marenga mkali; rarementune caravane traverse le pays sans être atta-quée par des bandes de Masaï. — Quelle serala distance pour arriver à l'eau par la route duSud? Je l'ignore; mais par celle que nous sui-

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vons nous avons jusque-là une bonne journéede marche, pas trop terrible cependant; nousavons fait sans peine des étapes pareilles etmême plus fortes. Mais malgré cela les mots :« demain nous entrerons dans le Marengamkali » font naître un léger frisson chez laplupart des gens.

En errant dans la broussaille voisine pourtuer quelques oiseaux destinés àEmin-Pacha,j 'ai cueilli par hasard un jeune bourgeon en-core sans feuilles, sur un arbrisseau qui res-semble à un pommier sauvage. Mes mains sen-taient très fort l'essence detérébenthine. Aprèsun examen plus approfondi, je trouvai que lasève de cet arbrisseau est très visqueuse et ré-pand une forte odeur de térébenthine. Lesfeuilles et les fleurs n'étant pas encore pous-sées, il était impossible de rien déterminer.Les Waswahelis nomment cet arbuste mtuituiet en mâchent les jeunes pousses dans les af-fections de la poitrine, ce qui reviendrait autraitement par l'essence de térébenthine. Ontrouve cette plante partout, depuis le Nyanzajusqu'ici, mais cette odeur térébenthinée m'a

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frappé pour la première fois aujourd'hui seule-ment que l'arbuste est en pleine sève.

9 novembre. — De Niagalu à Kambi par leMarenga rnkali, six heurestrois quarts.

En l'honneur du Marenga mkali nous som-mes debout de très grand matin. Dès cinqheures la caravane est en marche. Nous sui-vons quelque temps l'étroite vallée où nousavons campé, puis nous entrons dans la plaineaprès avoir franchi le ruisseau mentionné hier;il coule vers le Sud et toutes les eaux du Ma-renga mkali paraissent prendre cette direction.Au Nord, une chaîne de petites collines nousaccompagnent à travers la plaine, mais ellestournent ensuite vers le Sud et nous sommesobligés de les franchir, car notre marche nousmène vers le Sud-Est. Arrivés sur le sommet,nous apercevons la seconde des chaînes demontagnes qui forment le bord du plateau ducôté de la mer, celle de l'Usagara; c'est aupied de ces montagnes que nous devons cam-per aujourd'hui. Elles s'élèvent à une grandehauteur, renfermant des abîmes pittoresques

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et sauvages, mais sont actuellement arides etbrûlées par le soleil. Peu à peu nous nous enapprochons; puis, passant devant un pic élevé,a double sommet, nous campons à onze heurestrois quarts au pied de cette montagne, abri-tés contre la violence du vent d'Est par unepetite éminence.

Ce qui frappe dans ces montagnes, c'est leurforme généralement conique; on voit un grandnombre de cônes semblables s'élever du sol enavant du massif et même au milieu de la plaine.L'un d'eux la domine d'au moins 800 mètres.Je suis trop peu savant en géologie pour pou-voir reconnaître la nature de ces roches, maistoutefois, à moi profane, elles me paraissentd'origine volcanique. Entre notre camp et leshautes chaînes de montagnes allant du Nord-Ouest au Sud-Est se trouve la plaine deKambi; elle est assez peuplée, mais jouitd'une mauvaise réputation à cause du ventviolent qui y règne toujours. Les tembés sontpresque tous situés au pied de la montagne,d'où descendent de nombreuses sources dontl'eau se perd àpeu de distance.

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La population est mélangée. Elle se composesurtout de Wagogos, mais nous trouvons aussiquelques Wanyamuézis, et entre autres desMasaï, qui viennent ici abreuver leurs trou-peaux. M. Stanley a encore bon nombre debœufs. Peu de temps après l'installation ducamp, l'officier soudanais qui est chargé dutroupeau, — un beau nègre a Failure mili-taire, — se présenta devant l'explorateur etlui annonça que 60 à 70 Masaï avaient soudainfait irruption dans la caravane et cherché àemmener les bœufs. Il leur avait intimé l'ordrede laisser les animaux tranquilles, mais cesMasaï ne l'écoutant pas et cherchant au con-traire à emmener le bétail dans la broussaille,lui et ses gens avaient tiré. Deux étaient morts,les autres avaient pris la fuite. L'escorte dutroupeau est forte de dix à douze hommes, quiont donc suffi pour repousser une attaque deMasaï. La bravoure de cette race si redoutéepartout repose sur la lâcheté de ses adversaires.Des Wanyamuézis et même des Wangwanasauraient pris la fuite devant cette subite atta-que, et les bœufs auraient été perdus. Nos

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Soudanais, déguenillés mais intrépides, firentfeu, etles Masaï, quoique supérieurs en nombre,gagnèrent aussitôt le large, évitant un combatdont ils seraient certainement sortis vain-queurs, mais non sans perdre quelques hommes.Nos gens fatigués par cette marche pénible —nous étions allés très vite, M. Stanley ayantdit qu'il voulait traverser le Marenga mkalien six heures — allèrent chercher la premièreeau venue, qui était assez salée. En face, dansla montagne, il s'en trouve de très bonne, maiselle est encore à une heure et demie ou deuxheures de marche.

10 novembre. — De Kambi à Mpuapua,quatre heures et demie.

« C'est aujourd'hui que nous arrivons àMpuapua ! » crient de grand matin les por-teurs. Mpuapua est en effet une étape impor-tante sur le chemin de la côte. Avec le Ma-renga mkali, si mal famé, finit le désagréablepays d'Ugogo; à Mpuapua il y a des vivres,et l'on y fait séjour. Pour nous-mêmes Mpua-pua n'est pas indifférent, car là nous aurons

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enfin des renseignements précis sur les événe-ments de la côte et sur les affaires d'Europe.Aussi personne n'a-t-il besoin qu'on le pousseen avant, et longtemps avant le coup desifflet du maître la plus grande partie de lacaravane est déjà en marche. Nous traversonsla plaine de Kambi, franchissant plusieurs litsde ruisseaux à sec, qui à la saison des pluiesconduisent vers le Sud-Est l'eau venant desmontagnes situées devant nous. Ensuite nouscommençons à monter d'abord lentement, etnous passons devant un campement de Masaï.Quelques-uns de ces brigands se sont retran-chés là entre d'énormes blocs de granit et yont mis en sûreté les nombreux troupeaux debœufs qu'ils volent partout. Ce sont sans douteles gens de ce camp qui ont tenté hier ce hardicoup de main contre le bétail de notre cara-vane.

Ce campement dépassé nous gravissons pé-niblement des roches calcaires, et ce n'est qu'aubout de deux heures que nous atteignons lecol. La chaîne de montagnes que nous fran-chissons semble, au Sud, se confondre avec la

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plain e, de sorte que l'on peut, sans monter, ypasser de Mpuapua auMarenga mkali. Toutau loin, dans la direction du Sud, nous voyonssurlebleu du ciel d'autres montagnes allantvers le Nord-Ouest. La descente dans la plaines'effectue rapidement. A gauche dans la mon-tagne est la mission anglaise de Kisokwé, queBuschiri n'a pas inquiétée. Une fois dans laplaine, nous suivons dans la direction del'Est-Sud-Est la chaîne de collines qui est à notregauche. Le pays est en partie cultivé; dansd'autres endroits nous marchons sous de hautsacacias-parasols. Le sol est formé d'un terreaudans lequel les pluies ont creusé de profondsravins, désagréables à traverser.

En sortant d'une broussaille, nous décou-vrons le drapeau allemandsur une légère hau-teur dans la plaine, et après une marche dequatre heures et demie nous campons sous degrands sycomores près du ruisseau de Mpua-pua, la première eau courante (à l'exceptiondes torrents dans la saison des pluies) que jerencontre depuis que j 'ai franchi ce même ruis-seau l'année dernière. Ce ruisseau, lui aussi,

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se perd au bout de quelques centaines de pasdans le sable de la plaine; mais au contraire,si l'on remonte dans la gorge d'où il sort, ontrouve que plus haut il devient toujours plusabondant, et au bout d'une demi-heure on a de-vant soi une eau fraîche et limpide murmurantagréablement à travers les blocs de granit.Les bœufs ne peuvent venir jusque-là, maisun peu plus bas l'eau est salie par les trou-peaux et doit provoquer des maladies. De plus,a mesure que le débit du cours d'eau diminue,son goût salé augmente.

C'est au débouché de ce ruisseau dans laplaine que se trouvent sur un contrefort de lamontagne les ruines de l'ancienne station alle-mande détruite par Buschiri. Un Allemand,M. Melsen, y fut tué; une croix indique laplace de la sépulture : E. I. P. l M. Giese puts'échapper et arriver à la côte. L'année der-nière j'avais passé avec ces messieurs quelquesheures agréables, personne ne songeait encoreaux dangers, lanouvelledusoulèvementn'était

I. Requiescat in pace.

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pas arrivée jusque-là ! — Dans la constructionde l'ancienne station on semblaitavoirpris pourmodèle un des vieux châteaux d'Allemagne;le nouveau fort, au contraire, est bâti suivantles exigences de la science moderne. Au milieude la plaine se trouve une éminence à laquelleon peut accéder de tous côtés par une pentedouce. M. Wissmann y a fait construire enblocs de granit une épaisse muraille sèchehaute de 2 mètres, formant un carré d'environ40 mètres de côté. Sur un bastion, dominanttoute la plaine, est braquée la petite pièced'artillerie qui se trouvait dans l'anciennestation et qu'un chef indigène a sauvée. Al'abri de la muraille s'élèvent les huttes des100 soldats soudanais ou zoulous et les tentesdes trois Européens qui commandent cettetroupe.

Le commandant, malade de la dysenterie,est couché dans une hutte de terre, de cons-truction primitive. Toute cette installationportele cachet du provisoire, mais, en tout cas,elle est bien militaire. Le fort commande auloin toute la plaine ; l'épaisse muraille offre

A TRAVERS L'AFRIQUE. 15

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aux défenseurs une protection complète, et deplus un large rempart de broussailles d'acacias,dont l'unique entrée est fermée la nuit, en dé-fend entièrement l'accès. Le pays étant décou-vert jusqu'à une portée de fusil, il est impos-sible de songer à s'emparer du fort par surprise.Il n'y manque qu'une seule chose: l'eau. Onva la chercher au ruisseau, distant d'environ500 mètres; mais dans cet endroit il estsouillépar les troupeaux, et cette eau donne forcé-ment la dysenterie; c'est à cette cause quej'attribue les cas de cette maladie qui se sontdéclarés à Mpuapua.

M. le lieutenant Schmidt, un des chefs del'expédition, avait été laissé à Mpuapua parM. Wissmann pour servir de guide etd'escortea Emin-Pacha. Il m'a dit quel'on n'ybuvaitplusque de l'eau bouillie, mais il souffre, lui aussi,d'une affection analogue à la dysenterie. Jecrois que l'intérêt de la santé commune exigeabsolument que l'on creuse à Mpuapua unpuits pouvant fournir à la garnison de l'eaude bonne qualité. M. Giese en avait fait creu-ser un dans la vallée pour ses hommes, mais

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aujourd'hui ce puits estcomblé. Lui-même en-voyait chercher de l'eau à une source situéefort loin dans le ravin, et n'avait pas besoinde boire de l'eau contaminée duruisseau. Aussin'ai-je pas entendu dire qu'il se soit plaint dela dysenterie.

Le poste de Mpuapua est important commeétape vers l'intérieur. Déjà maintenantles ca-ravanes arabes l'évitent, car elles amènentpresque toutes des esclaves. Plutôt que dé pas-ser par cet endroit, elles préfèrent traverserpendant deux jours un pays montagneux etprivé d'eau. Mais quand l'ordre sera complè-tement rétabli sur la côte et que lesAllemandsaurontpénétréjusqu'àUnyanyembé,onpourraforcer ces caravanes à faire viser leurs papiersa chaque poste allemand. Il faut que l'on em-pêche de tourner Mpuapua, car beaucoup depauvres gens, porteurs et surtout esclaves,trouvant la mort dans ces sentiers de monta-gnes impraticables, àtraversd'arides solitudes.Il y a dix ans, Mpuapua était encore peu peu-plé; aujourd'hui toute la vaste plaine jus-qu'aux montagnes du Sud est déboisée, et de

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nombreux tembés s'y sont élevés. La popula-tion se compose surtout de Wagogos, mais ilsne sont pas si effrontés que dans leur vrai pays.Sur la frontière, la broussaille s'éclaircit cha-que jour. Ici il y a une mission anglaise, qui aété égalementpillée par Buschiri. M. Schmidtnous raconte qu'un chef, probablement com-plice de l'Arabe, avait enivré les sentinellesde la station allemande, et que Buschiri avaitpu ainsi pénétrer sans difficultés dans le fortety tuer M. Nielsen. M. Giese sauta par lafenê-tre et se réfugia chez les indigènes Quelques-uns de ses soldats firent feu sur Buschiri quiprit également la fuite et perdit son âne. Cene fut que longtemps après qu'il revint uneseconde fois et détruisit la station aban -donnée1.

1. Cette surprise eut lieu le 28 juin. Les coups de fusilavaient aussi réveillé les habitants du village de Mpuapua,situé non loin du poste, et ils se portèrent contre Buschiriavec 40 fusils Mauser que Giese leur avait distribués.Buschiri dut se retirer en perdant plusieurs hommes.Après que le lieutenant Giese fut resté caché jusqu'au2 juillet, attendant la guérison de ses pieds blessés parles épines, il reprit le chemin de la côte, accompagnéSL-uiement de deux a-karis, et arriva heureusement àBagamoyo.

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11 novembre1. — Mpuapua. Aujourd'huinous nous reposons. Je vais aufortpour causerallemand. Le commandant est gravement ma-lade de la dysenterie; le D1 Emin-Pacha avecle Dr Parke, médecin de l'expédition Stanley,lui prodiguent leurs soins. Cette dysenterie sifréquente à Mpuapua est uniquement causéepar la mauvaise qualité de l'eau ; il faudraitremédier le plus tôt possible à cet état dechoses. Si quelque lecteur de ces lignes estjamais poussé vers l'Afrique, voici un remèdequi lui sera peut-être de quelque utilité : encas d'attaque légère, et dès le début de la ma-ladie, boire à petites doses, en vingt-quatreheures, 20 à 25 gouttes d'acide phénique mé-langées dans un litre d'eau. Le malaise dispa-raîtra dès le premier jour. Dans le cas con-traire, il faut répéter le traitement le secondjour et l'on sera certainement guéri. Si l'atta-que est plus grave, on doublera la dose d'acidephénique et l'on donnera par jour trois injec-

1. Le journal des jours suivants (du 11 au 17 novembre)a été rédigé après coup. Celte circonstance explique lesquelques redites qui s'y trouvent.

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tions intestinales de ce mélange, chacune d'untiers ou d'un quart de litre. Nous avons perdubeaucoup de missionnaires en Afrique, maisgrâce à ce remède aucun jusqu'ici n'a suc-combé à la dysenterie. La mauvaise qualité del'eau exposant souvent à de pareilles affections,je conseillerai à tout voyageur de considérerun irrigateur comme objet de première néces-sité. En outre des cas de dysenterie, cet appa-reil peut rendre d'autres bons services, car ilévitera dans beaucoup de circonstances nom-bre de pilules et autres remèdes.

Le soir les Zoulous de la garnison viennentexécuter une danse de guerre qui remplit deterreur nos braves Wasukumas. Les ZoulouSforment un cercle; au milieu de ce cercle l'unou l'autre d'entre eux livre des semblantsdecombat à un ennemi imaginaire, en faisantdes bonds désordonnés qui dénotent une ex-traordinaire souplesse. Le chant de ceux quil'entourent varie suivant le genre de combat.Tantôt un nègre s'élance armé d'un bâton,puis, évitant par des bonds agiles les coups deses adversaires supposés, il les terrasse l'un

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après l'autre; ensuite un autre s'avance ehglissant sur la terre comme un serpent, le fu-sil en joué, avec autant d'adresse qued'agilité.Un troisième provoque son adversaire avec ungrand sabre, et lui prédit du geste, à ne pass'y tromper, qu'il va lui trancher la tête, cequ'il fait en effet après une courte lutte, auxapplaudissements de l'assistance. Puis un gail-lard gigantesque sort des rangs, tenant à lamain une courte épée et, sautant de tous côtés,il se débarrasse de ses ennemis invisibles, ens'accompagnant d'un violent sifflement, quetous imitent en mesure. Dans cette lutte ilroule souvent à terre, représentant un combatcorps à corps comme Cooper en décrit dans sonDernier des Mokicans. En terminant il s'ap-proche du P. Girault et lui caresse la barbe :c'est pour eux la plus grande marque d'amitié,elle signifie : « Je suis ton ami et je couperai latête à tous tes ennemis. » Nos Wasukumas nepouvaient que répéter « Wangonis » ; ils re-connaissaient dans les soldats zoulous les Wan-gonis siredoutés chezeux, ou, suivant d'autres,les Watutas qui, vers 1860, sont en effet venus

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du Sud dans rUnyanyembé et ne vivent que devol et de pillage. Mirambo du reste les a pres-que tous anéantis. Ce jeu guerrier terminé,quand les terribles « Wangonis » eurent re-formé leurs rangs et repris le chemin du fortdans un ordre militaire, les Wasukumas di-saient: « Maintenant nous croyons que les« blancs sont plus forts que nous, car partout« où il y a des diables sur la terre, ils savent« les dompter, leur apprennent à combattre« comme eux et les lancent ensuite contre« leurs ennemis. Avec cent de ces Wangonis,« vous pouvez aller où vous voudrez. »

12 novembre. —L'étatdeM. deMedem étanttrès critique, M. Stanley reste un second jourarm de ne pas le priver des soins des médecins.Les indigènes de Mpuapua sont complètementsoumis à l'influence allemande. Sur l'ordre deM. Schmidt, le chef de la troupe de Wissmann,un marché s'organise au fort sous la surveil-lance des soldats allemands; les deux racesfont bon ménage, et les chefs indigènes s'yrendent pour délibérer sur les affaires du pays.

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Pour les caravanes il n'en est pas de même.Celles des indigènes, qui apportent l'ivoire, letabac, le sorgho,-etc., suivent la meilleureroute, celle de Mpuapua. Mais les caravanesarabes, qui maintenantsont accompagnéespourla plupart par des Wanyamuezis, afin d'en ca-cher l'origine, évitent Mpuapua, parcequ'ellesamènent le plus souvent des esclaves. Si leschoses se passent ainsi, ce poste manquerabientôt son but. Mais nous espérons bien quetout n'est pas fini. S'il existe un jour unesériede postes depuis les lacs jusqu'à la côte, et quel'on confisque sur la côte lés marchandises detoutes les caravanes qui n'auront pas fait viserleurs papiers à chaque poste, messieurs lesArabes seront bien obligés d'envoyer, eux aussi,leurs caravanes par la route prescrite et de neplus éviter les stations. Eester à Mpuapua ceserait s'arrêter à motié chemin.

Au soir nous étions déjà au lit quand jem'entendis appeler. — « Qui valà? » criai-je.— Emin-Pacha. —Immédiatement je me lèveetj'ouvre la tente. Qu'y avait-il donc? Un jourEmin étant souffrant, je lui avais donné une

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bouteille de notre vin de messe; il l'avait ac-ceptée, mais me l'avait rendue pour la luigarder parce qu'il n'avait pas de place. Au-jourd'hui il la réclame pour M. de Medem, lelieutenant malade. Suivantmoi, ce trait donnebien l'idée de son caractère : patienter, souf-frir pour soulager les autres. C'est là peut-être aussi le secret qui lui a permis de se main-tenir si longtemps dans le Soudan; ne de-mandant rien pour lui-même, il ne vivait quepour être utile aux autres.

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VI

De Mpuapua à la côte.

13 novembre. — De Mpuapua à Tubugwé,quatre heures et demie.

M. Schmidt, qui doit prendre la directioiide la caravane àtraversleterritoireallemand,est déjà parti de grand matin. Nous le suivonsa six heures avec le gros du convoi, longeantquelque temps la base de la chaîne de mon-tagnes qui va du Nord-Ouest au Sud-Est etoù sont les ruines de l'ancienne mission an-glaise détruite par Buschiri; puis nous gravis-sons cette chaîne pour descendre vers le Nord-Est, dans la vallée de Tubugwé. Au col noustraversons une belle forêt de miumbos où setrouvent aussi de nombreuses essences utilisa-bles, telles que des miningasetdes mikoras. Lesmiumbos sont entièrement couverts d'un lichenbarbu [Uthia barbata, me dit Emin-Pacha).

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Nous suivons la crête de la montagne environdeux heures, puis nous redescendons par unsentier très à pic, le même que j'avais gravi ily a plus d'un an. Pendant cette descente nousnous fâchonstout à fait contre un officier égyp-tien démesurément grand qui, à cet endroitoù tous mettaient pied à terre afin de permet-tre aux ânes de marcher plus aisément, res-tait perché sur son immense selle et forçait lapauvre bête à le porter jusqu'en bas.

Arrivés dans la vallée, nous laissons sur lagauche la route de Momboya, que je connais-sais, et tournons à droite, pour établir peuaprès notre camp au sud d'une petite colline,sous de grands acacias-parasols. L'année der-nière nous avions campé au Nord. M. Schmidtavait eu l'amabilité de faire retenir un arbrepour nous, de sorte que nous pûmes dressernotre tente à l'ombre. Nous avions fait quatreheures et demie de chemin. Ayant remarquél'an passé qu'un joli ruisseau jaillissait prèsde notre camp au nord de la petite mon-tagne, je me rendis à cet endroit pendantl'après-midi et je découvris une chose que je

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n'avais encore jamais vue en Afrique. Les in-digènes ont endigué le ruisseau et créé ainsides champs irrigables où ils récoltent toutel'année du maïs et des patates, sans parler desbelles plantations de bananes qui s'y trouventégalement. Par suitedu manqued'eaupendantlesannéesprécédentes, larécoltede sorghoavaitété mauvaise; aussi, la nécessité rendant ingé-nieux, en Afrique tout comme en Europe, ilsavaient eul'heureuse idée d'employer à des irri-gations l'eau qui jusque-là s'était écoulée sa»sprofit pour eux. Le sol de la vallée est coupépar de nombreuses rigoles qui amènent dans leschamps cette eau si précieuse; aussi, actuelle-ment, à la fin de la saison sèche, ont-ils dumaïs à tous les degrés de végétation, et de su-perbes patates. Ils n'ont donc plus 'à redouterla famine.

La vallée de Tubugwé appartient géogra-phiquement à l'Usagara, mais les Wagogosimmigrés ont presque entièrement refoule Fan-cienne population et forment la majorité. Unpeu au Nord, sur la route de Momboya et aprèsun jour de marche, on trouve déjà les Masaï

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qui viennent jusque-là pendant la saisonsècheavec leurs troupeaux, pour trouver dans lamontagne de l'eau et des pâturages. Cettesai-son terminée ils se retirent encore plus auNord, à la grande joie des caravanes, car ilsont la réputation de ne pas très bien distin-guer le tien du mien.

14 novembre. — De Tubugwé à Dambi,trois heures et demie.

La vallée de Tubugwé, où nous marchonsdans la direction du Sud-Est, donne l'impres-sion d'un pays où l'agriculture est en progrès;elle est cependant peu cultivée, la populationay ant été chassée par les incursions des Wa-héhés et des Masaï. Çà et là des plantations à&bananiers révèlent dans la vallée le voisinagede l'homme, mais les villages sont cachés dansla broussaille. Avançant tantôt à travers uneherbe aussi haute que nous, tantôt à traversdes buissons élevés, nous atteignons au boutde deux heures un village situé sur unecolline.Dans le voisinage nousfranchissons un secondruisseauqui, tournant à droite, finitpar tomber

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dans une vallée dirigée vers le Sud, et sertégalement à des irrigations. Un peu plus loinnous rencontronsle ruisseau Dambi, près d'unelocalité nommée Mlalé, et après unemarche detrois heures et demie nous campons sous debeaux arbres, où nous trouvons encore leshuttes que les soldats de Wissmann s'étaientconstruites. Le Dambi coule également au Sudet tombe dans le ruisseau de Tubugwé, qui valui-même grossir le Mkondokwa. Les sommetsdes montagnes sont encore tout desséchés,mais dans la vallée plus humide les yeux sontdéjà récréés par la fraîche verdure de l'herbeet des arbres. Le camp offre un aspect si gra-cieuxque, surle désirdeM. Stanley, j ' e n prendsune photographie; malheureusement elle neréussit pas, les plaques étant trop vieilles etayant souffert de l'humidité. L'eau attire icibeaucoup de gibier; partout on rencontre destraces de buffles et d'antilopes, mais aucun deceux qui sont partis pour la chasse n'a été heu-reux, les guides indigènes commandés n'étantpas venus. Un nègre a vu un lion, mais s'estbien gardé dele tirer.

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15 novembre. — De Danibi à la rivièreKidété, quatre heures et demie.

A l'heure ordinaire, un peu avant six heu-res, nous étions en marche à travers un paysmontagneux et desséché, couvert d'une brous-saille épaisse qui empêche la vue de s'étendreau loin. A droite vers le Sud se trouve lavallée.

Nous marchons pendant quatre heures etdemie surles contreforts de la haute chaîne demontagnes que traverse la route de Momboya(au Nord, par Tubugwé, Mlaie, Lubého, Mom-boya) ; puis, le pays se découvrant, nous aper-cevons des villages dispersés dans la vallée.Le ruisseau Kidété coule ici dans un lit en-caissé, et va rejoindre au Sud le Mkondokwa.L'eau est belle et pure; c'est le plus grandcours d'eau que nous ayons encore rencontré.L'ayant traversé, nous campons sur sa rivegauche. Le pays ne semble plus être habité.

Il y a peu de temps, les Wahéhés, qui de-meurent plus au Sud, ont ravi les troupeauxet détruit les tembés; les habitants se sontenfuis. Nos gens cherchent dans les ruines

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noircies par la fumée ainsi que dans les champsabandon nés, et découvrent encore d'assezgrandes quantités de sorgho, de haricots etd'autres aliments. L'incursion des Wahéhésn'a donc eu lieu que cette année à l'époque dela moisson. Ce peuple est la terreur de l'Usa-gara. Comme les Masaï, ilsont de grands trou-peaux et exécutent chaque année des razziaschez les tribus plus faibles qui les avoisinent.Ce sont ces incursions répétées qui empêchentl'Usagara de devenir ce qu'il pourrait être,c'est-à-dire un pays riche' par ses troupeauxet ses récoltes. Craintifs, les rares habitantscachent leurs demeures dans l'épaisseur de labroussaille, et n'osent cultiver que de petitessurfaces, afin de ne pas exciter la cupidité deleurs voisins. C'est pour cette raison que lesWasagaras (habitants âe l'Usagara) n'ontpres-que pas de troupeaux, seulement quelques chè-vres et pas de bœufs. Si l'influence allemandedevient jamais assez puissante pour empêcherou punir ces incursions, ce pays de montagnesse repeuplera et redeviendra riche. On racontequ'autrefois il y avait là de nombreux villages;

A TRAVERS L ' A F R K J U K . lti

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leurs troupeaux étaient superbes, grâce à l'a-bondance de l'eau qui entretenaittoutel'annéedes pâturages; mais maintenant ils ont presquetous disparu. Le district de Momboya fait seulexception; le sultan de Zanzibar y maintenaitune petite garnison qui effrayait les bandes depillards. Le malheur de ces tribus, c'est devivre ainsi disséminées. Chaque village agitpour son propre compte, et comme il n'y a pasd'autorité qui réunisse contre les invasionstoutes les forces éparses, ils succombent lesuns après les autres.

16 novembre- — DeKidété à Kirasa, quatreheures.

M. Schmidt nous avait fait pressentir unemauvaise route, et il ne nous avait pas trom-pés. Quatre heures de suite nous avons esca-ladé et descendu les ramifications de la chaînede montagnes située au Nord, traversanttantôt une épaisse broussaille, tantôt de bellesforêts dont les arbres malheureusement n'a-vaient pas encore une feuille verte. Commeprécédemment, les miumbos sont couverts de

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lichen barbu. A droite, nous avons à une cer-taine distance la vallée du Kidété et du Mkon-dokwa, dans laquelle nous descendons enfin,en franchissant un contrefort très escarpé.Depuis l'étape de Palapala au Mpozo sur leCongo, je n'ai pas rencontré de route aussimauvaise. Ce n'est qu'à grand'peine que nousavons pu faire descendre nos ânes par de con-tinuels zigzags, et le grand Egyptien lui-mêmetrouva prudent de mettre pied à terre. Il étaittemps, car un instant après sa selle passaitpar-dessus la tête de sa bête. On pourraitcependant suivre une route très commode dansla vallée, sans même faire un détour, m aisles nè-gres, pour leurs sentiers, sesoucient en généralfortpeu des difficultés du terrain, et les cara-vanessont obligées de suivre la route existante.

Dans la vallée nous trouvons des ruinesnoircies et des champs incultes, témoins dupassage des Wahéhés. Le sol semble y être trèsfertile ; nous voyons ici pour la première foisleshautesbuttnériacées autroncblanc, etquel-ques palmiers en éven tail. A travers la valléese déroule le Mkondokwa, un fort ruisseau,

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dont les eaux cependant ne sont plus aussifraîches que celles du Kidété;-à en jugerd'après le volume de l'eau , ce dernier est,sinon le cours supérieur du Mkondokwa, dumoins une de ses sources. En Afrique les coursd'eau changent souvent de nom d'un lieu àl'autre. Nous campons dans un endroit appeléKirasa, sur le bord du Mkondokwa, à l'ombred'acacias-parasols et de buttnériacées.

Dans les environs du camp se trouvent denombreuses fosses pour prendre le gibier;aussi faut-il marcher avec de grandes précau-tions. Ces fosses ont une ouverture longue de2m,50 et large de plus d'un mètre, mais ellesvont en se rétrécissant pour offrir dans le fondune excavation de 3 à 4 mètres; le gibier quiy tombe ne peut donc pas en sortir d'un bond.La terre qui en est retirée est soigneusementégalisée et la fosse ainsi que ses alentours sontrecouverts de branches et de feuilles sèches.On établit de semblables fosses surtout dansles endroits où l'épaisseur du fourré empêchele passage des bêtes sauvages, et où il n'y aque des issues isolées, qui sont ainsi barrées

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par ces trous. La lisière de la forêt est rendueencore plus impraticable par des abatis d'ar-bres et de broussailles ; le gibier est doncobligé de passer par les ouvertures ménagées,quand il est effarouché par de nombreux rabat-teurs, ou qu'il va boire tout tranquillement.En outre, les nègres savent très bien établirdes barrières et des pièges pour s'emparer deleur proie.

17 novembre. — De Kirasa àMunyé Usa-gara, deux heures et demie.

Depuis la descente d'hier le climat a changéd'une façon très sensible; la chaleur est bienplus accablante et la nuit la température restelourde, cequenousn'avionspasencoreéprouvé.De grand matin nous sommes déjà en marchea travers la charmante vallée du Mkondokwa,dont les pentes, un peu au-dessous de Kirasa,sont couvertes d'une fraîche verdure au milieude laquelle ressortent les troncs blancs deshautes buttnériacées. Le passage de l'ariditéa la verdure est surpren ant: à Kirasa les arbressont encore dépouillés de leurs feuilles; une

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demi-lieue plus loin ils sont verts. Après unemarche de deux heures dans une étroite vallée,nous atteignons un endroit où elle s'élargit,une autre vallée venant y aboutir; le Simbase jette ici dans le Mkondokwa. Une demi-'heure après, nous établissons le campementdans le district assez peuplé de Munyé Usa-gara. Nous sommes maintenant chez les Wa-sagaras. Les villages n'ont plus la forme detembés; ils consistent en un certain nombrede huttes rondes avec un toit conique, sou ventsans la moindre enceinte et posées parfois trèsgracieusement sur les contreforts les moinsélevés des montagnes. La vallée est d'une fer-tilité extraordinaire ; toutefois le terrain sus-ceptible de culture est assez restreint, car unpeu plus bas les montagnes se rapprochent denouveau. La population est affable et sembledévouée aux Allemands, dont elle espère uneprotection contre les bandes de brigands. Au-trefois il y avait ici deux stations de la sociétéallemande de l'Afrique orientale, Simathal etKiora; mais elles ont été détruites. Les nom-breuses ramifications de ces montagnes peu

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élevées permettraient d'établir ici des postesfortifiés dans d'excellentes situations, mais ladouceur de caractère des gens du pays les rendinutiles.

Nous apprenons que Stanley veut s'arrêterun -jour dans cet endroit, et qu'à seulementsix heures d'ici se trouve une station des Pèresdu Saint-Esprit. Nous essayons de déterminerEmia-Pacha à profiter de ce jour de repos pournous accompagner jusque-là, mais il ne veutpas se séparer de Stanley. M. Schmidt nousassure que nous pouvons sans crainte y allerseuls, bien que C3t endroit soit le plus dange-reux de toute la route de Mpuapua à la côte, àcause de la colonie arabe de Kondoa, qu'il fauttraverser. J'erre un peu dans la vallée pourtirer des oiseaux, et je rencontre plusieurspetits villages, où je suis accueilli avec con-fiance et amitié. —"Des bœufs pris par Stanleya Néra il ne reste plus qu'un seul, au granddépit de nos gens qui, depuisIkungu, en avaientreçu un chaque semaine, comme « kitowelo »(supplément) à la ration habituelle de sorghoque nous leur mesurions chaque jour. Dans

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l'Usukuma, M. Stanley avait eu de la peine àtrouver des porteurs; mais maintenant Lima-tendélé (Stanley) a une telle réputation que,s'il revenait, tous les Wasukumas l'accompa-gneraient pour avoir de la viande.

18 novembre. — De Munyé Usagara à laMission de Longa, six heures.

Stanley accorde un jour de repos à sa cara-vane; mais pour nous, le voisinage d'une mis-sion catholique et de chers compagnons detravail dans la vigne du Seigneur a trop decharmes pour que nous puissions nous décidera passer le jour de repos à Munyé Usagara. NosBukumbis ne font pas de difficultés pour nous-accompagner, et nous partons à cinq heureset demie, longeant la vallée du Mkondokwaqui continue à se diriger vers le Sud-Est. Aubout d'un quart d'heure nous apercevons àdroite du chemin les ruines d'une station dela .société allemande de l'Afrique orientale(la station de Simathal) que Buschiri a réduiteen cendres. Puis, nous traversons la rivièregrossie non loin de là par le ruisseau Sima, et

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nous continuons notre route sur sa rive gauche,tantôt marchant au milieu de la vallée cou-verte de roseaux magnifiques, tantôt escala-dant les diverses ramifications de la chaîne demontagnes située au Nord. Le pays a un toutautre aspect; partout se montre une riche vé-gétation. Dans la vallée, large en moyennede 200 mètres, nous voyons des roseaux hautsde 3 à 4 mètres, de magnifiques plantationsde bananiers coupées par des champs de sorghodont les grosses tiges, longues de plus de3 mètres, indiquent clairement la fertilité dusol. Çà et là se dressent des groupes de pal-miers qui deviennent de plus en plusnombreux,et au milieu serpente le Kondokwa, largemaintenant de 10 mètres et profond de 30 cen-timètres ; il augmente visiblement sans quenous lui découvrions d'affluents. Les pentesboisées de la montagne sont revêtues d'unefraîche verdure au milieu de laquelle ressor-tent les troncs blanc-jaunâtre des buttnéria-cées. Presque partout le sentier s'enfonce sousune ombre épaisse, et le chant joyeux de nom-breux oiseaux, joint à la verdure qui m'en-

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toure, fait que, par endroits, je crois me pro-mener par une belle matinée d'été dans unedes vallées latérales du Rhin. Mais les huttesrondes en forme de ruche, étagées sur la mon-tagne, me rappellent bien vite à la réalité.Autrefois la population de cette charmante etfertile vallée était plus nombreuse, mais lesincursions dévastatrices des Wahéhés ont dé-truit beaucoup de villages, comme le prouventencore çà et là les ruines noircies par la fumée.

Après une marche de deux heures, nousvoyons s'élargir la vallée; les montagnes sereculent et s' abaissent doucement vers la plainede Kondoa, où nous entrons à neuf heures.Partout dans ce pays le terrain est d'une fer-tilité extraordinaire; les mauvaises herbestémoignent de l'humidité du sol par la splen-deur qu'elles étalent sur les champs en friche.C'est l'endroit le plus propice pour les planta-tions que j'aie jamais vu. Le Kondokwa four-nissant de l'eau pour les irrigations, toutes lesconditions nécessaires à la fertilité d'un paysse trouvent réunies. Les nègres l'ont biencompris; du Nyanza jusqu'ici je n'ai pas, en-

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-core vu de canton où la population soit sidense. Des milliers dehuttes, réunies en petitsvillages dedix àtrente feux, émergent partoutde la verdure des arbres. Là se sont réfugiéstous les porteurs abandonnés par les cara-vanes; toutes les tribus entre le Tanganika,le Nyanza et la côte y sont représentées ; aussil'on croit se trouver sous le rapport du langagedans une véritable Babel africaine. Cependantlekiswahéliestlalangue généralement admiseet parlée pour les relations entre indigènes.

Nous suivons un sentier plus court situé auNord. La grande route des caravanes traverseune colonie arabe, d'où partent trois ou quatremusulmans et environ trente Béloutchis pouraller faire le commerce dans le pays des Masaïet des Wahéhés, surtout avec Irangi. De plus,ils ont ouvert quelques boutiques pour le com-merce de détail.

L'intervention des troupes allemandes surla côte a produit ici de bons effets ; la popula-tion est très respectueuse pour les blancs ;quand nous rencontrons des gens armés, ilsposent leur fusil à terre en signe de soumission

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et s'éloignent de quelques pas sur le côté dusentier. Nous hésitions tout d'abord quelquepeu à traverser Kondoa, seuls avec notre ca-ravane, mais M. Schmidt nous a affirmé queces gens ont plus peur de nous que nous n'avonspeur d'eux, et je trouvai son dire complète-ment justifié. Les Allemands sont incontesta-blement les maîtres de la situation. Si Tontraite raisonnablement les indigènes, l'in-fluence arabe disparaîtra en très peu de temps,et d'après tout ce que nous entendons raconter,le commissaire impérial a pris la bonne voie :doux envers la population paisible, prévenantpour les caravanes qui se soumettent aux lois,il est d'une rigueur impitoyable à l'égard desinstigateurs de complots.

A dix heures nous entrons de nouveau dansune forêt clairsemée qui pourrait être partoutdéfrichée avec profit; elle forme la frontièreentre Kondoa et le district du Longa, appeléFerhani du nom de son chef, mort il y a unan. A onze heures nous apercevons les pre-mières huttes, et — à peine en croyons-nousnos yeux — une grande croix. Nous deman-

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•dons à quelques gens du village qui a dressé«cette croix. « Nous-mêmes », répondent-ils.C'étaient des enfants de la mission de Baga-moyo, établis dans ce pays fertile. Des croix,des médailles, des chapelets, que nous vîmesportés par les habitants, nous confirmèrentdans notre première supposition: tout le vil-lage est chrétien. Deux jeunes gens nous pré-cèdent, et au bout d'une bonne heure nousatteignons la mission des Pères du Saint-Es-prit, située dans un endroit ravissant de lavallée du Longa, au nord du chemin des cara-vanes, sur une petite éminence en avant desmontagnes. Avant Kondoa notre ignorancedu chemin nous avait fait faire un détourinutile. Tournant à l'Est, nous nous étionsécartés d'un kilomètre de la base de la mon-tagne, et maintenant il nous faut revenirvers le Nord pour atteindre la mission.

Comme partout, nous trouvâmes chez lesvénérables Pères l'accueil le plus aimablepournous, pour nos enfants et nos porteurs; ceux-ci ne pouvaient assez manifester leur étonne-ment de se voir reçus comme des gens de la

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maison dans cette Mission où ils étaient tota-lementinconnus. Aussi le soir nous entendîmesl'un d'entre eux chanter plus haut que d'ha-bitude: waha wa kiyungu, waha wa nyam-bani (nous sommes les enfants des blancs, lesenfants de leur maison). On ne saurait tropapprécier les douceurs d'une pareille halte,après un voyage de six semaines.

Nous faisons notre première visite au Dieucaché dans le tabernacle, bonheur dont nousétions privés depuis bien longtemps; puis l'onnous raconte des nouvelles d'Europe, on nousparle des combats sur la côte, où une petitetroupe de soldats nègres, sous la conduite d'of-ficiers allemands, a fait subir à Buschiri unesanglante défaite. De ses 6,000 hommes,400 restèrent sur le lieu du combat, beaucoupen s'enfuyant se noyèrent dans le Kingani, ettout cela malgré les sortilèges qu'ils avaientemployés pour se rendre invulnérables1. Lereste fut dispersé et massacré en partie par la

I Ces nouvelles se rapportent au combat de Bagamoyo,le 19 octobre 1889, dans lequel le baron de Gravenreuthbaltit les Mafilis.

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population Wasamoro, irritée par leurs bri-gandages. Buschiri, qui se tenaittrès prudem-ment en arrière, a pu s'échapper. Pendant lesmois de juin et de juillet il était longtempsresté à Kondoa, y attendant l'occasion favo-rable pour surprendre Mpuapua, et il se mon-tra si menaçant à l'égard des missionnairesque ceux-ci se retirèrent à Monda, dansl'Uguru. Ils n'en étaient revenus que depuisun mois, et avaient retrouvé leur maison.Quelques cabanes avaient bien été brûlées,mais le bâtiment principal était resté intact;seulement, des singes avaient ravagé le vergeret le jardin.

19 novembre. — Nous passons .notre jourde repos à Longa. A midi arrive M. Schmidt;notre remède, dont nous avions depuis long-temps éprouvé l'efficacité (injections intesti-nales à l'acide phénique, quinze gouttes pourun demi-litre d'eau), l'a complètement guéride sa dysenterie. Nous nous rendons avec luiau camp pour saluer Stanley, Emin-Pacha etles autres officiers; tous sont ravis de la beauté

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dupays; l'Usagara, en comparaison del'Ugogoet de l'Unyamuézi, est un véritable paradis-

terrestre. Quelques-uns vont visiter la mis-sion; je pense qu'ils n'auront pas eu à seplaindre et que peut-être quelques préjugésauront disparu chez eux. Kingu, le chef deNirogoro, dontl'autorité a été reconnue égale-ment ici après la mort de Ferhani, envoie sonfrère, jeune homme vigoureux et à la physio-nomie ouverte (Kibwana, le petit maître, paropposition avecBwanakubwa, le grand maître,le chef, prénom de l'aîné), saluer la caravaneet faciliter sa marche. Kingu s'est toujoursmontré tout dévoué envers les missionnaires,et il a méritépar là quel'Allemagne augmenteconsidérablementson influence en lui donnantdes fusils, un petit canon, etc. Aussi est-il leseul chef important d'ici à la côté. D'aprèsKibwana, Buschiri se serait enfui chez MunyéHéri1, àSaadani, où sept vaisseaux allemandsse seraient immédiatement rendus. Suivant

t. Voici ce que Wissmann dit de Bwana Héri dans sonrapport du 20 janvier 1890 : « 11 y a huit ans, Bwana 'Hériavait battu les troupes du sultan Saïd Bargasch. Jamais iln'a été vaincu. Il reconnaît l'autorité du sultan de Zanzi-

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d'autres nouvelles, Buschirietsonhôteauraientdéjà été attaqués à Saadani, et, complètementbattus, auraient pris la fuite1. A la fin de làjournée le Dr Emin-Pacha vient aussi, accom-

bar, autant que cela lui convient, et en reçoit chaqueannée des presents. U ne s'est jamais appelé Wali, maistoujours sultan de l'Useguha. »

1. Ces bruits étaient faux. Après le combat de Maflti prèsde Bagamoyo, Buschiri s'était enfui vers l'intérieur afin desoulever les Wahéhés contre les Allemands. Bwana Héri,de Saadani, ayant prêté les mains à cette entreprise, Wiss-mann décida d'agir résolument à son égard, et l'attaquale 5 novembre. L'expédition entraîna les combats de Saa-dani et de Pangani, la prise de Mkwadja, qui fut ensuitefortifié, et des négociations avec Simbodja, le plus grandchef sur la roule de Pangani, qui voulait faire cause com-mune avec Bwana Héri. Bientôt après, le 8 décembre, Bus-chiri fut de nouveau battu par le lieutenant Schmitt; ils'échappa, mais fui arrêté par les indigènes, livré auxAllemands et exécuté le 15 décembre. Bwana Héri devintalors le chef de la révolte. Il repoussa, le 25 décembre,une attaque des troupes de Wissmann, mais fut assiégéle 5 janvier par Wissmann lui-même dans son camp fortifiéde Mlembule et battu après une lutte acharnée. Il prit alorsla fuite vers l'intérieur. (Rapport de Wissmann du 20 jan-vier 1890.)

Le P Schynze relate dans une lettre du 3 mars : « Dansle dernier combat, Abdallah, le principal instigateur, a étégravement blessé et il est mort de ses blessures. Le vieuxBwana Héri s'est construit un nouveau borna, très bienplacé pour qu'on puisse le bombarder. C'est là que se ras-semblent les restes des rebelles; on dit qu'ils y sont aucojnplet. Cette semaine, Wissmann marchera contre luiavec toutes ses forces afin del'anéantir. Si l'expédition réus-sit, tout sera fini sur la côte, de Dar-es-Salam à Panyani.Les indigènes viennent par milliers faire leur soumissionet apporter des cadeaux. »

A TRAVERS I I ' A F R I Q U Ë . 17

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pagné de M. Schmidt, et passe la soirée avecnous.

20 novembre. — De Longa à Udehwa (-KvaWasiri), deux heures trois quarts.

La marche d'aujourd'hui sera si courte quenous ne nous hâtons pas de partir. Nos por-teurs sont prêts, il est vrai, de très grandmatin, suivant l'ordre donné; à six heuresnous voyons la grande caravane s'éloigner,mais nous ne pouvons nous séparer si vite denos chers confrères. Du reste le pain n'étaitpas encore tiré du four, et nos aimables hôtesne voulaient pas nous laisser partir sans nousen donner. La charité chrétienne est toujoursgénéreuse, même chez les pauvres. Un peuaprès huit heures tout est en ordre, nous pre-nons congé des deux missionnaires qui restent,et pourvus de nouvelles provisions, nous des-cendons dans la vallée de Longa, en compagniedu père supérieur. Celui-ci nous conduit jus-qu'au chemin des caravanes, nous lui disons«: au revoir », et poursuivons notre route versle Nord-Est.

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A notre gauche nous avons les montagnesde l'Usagara, devant nous la grande plainequi les sépare des montagnes Mrogoïo et Nguru,visibles dans un lointain bleuâtre. Nous mar-chons deux heures dans cette plaine, très fer-tile, mais peu cultivée, avant d'atteindreUdehwa, district ainsi appelé d'après un ruis-seau du même nom; il est gouverné par Wa-siri, un des subordonnés de Kingu de Mrogoro,et nommé généralement pour cette raison Wa-siri.

Cette plaine, qui est une continuation de laplaine Kondokwa, est très bien arrosée parplusieurs ruisseaux toujours remplis d'eau, leKondokwa, le Longa, le Sima, l'Udehwa, quitous se réunissent dans le Wami et le Makata.Cependant comme la pente est très faible, etque les cours d'eau sont facilement obstruéspar des roseaux et d'autres plantes, ils sechangent en marais à la saison sèche, commecela arrive pour le Longa; à la saison des pluiesle pays est inondé en grande partie, et par suitemalsain. Une régularisation intelligente deces petits ruisseaux, dont le lit change presque

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chaque année (leKondokwa, par exemple, quipassait devant la colonie arabe de Kondoa enest maintenant fort éloigné), ferait de cettecon trée un vrai jardin tropical, car l'eau siabondante malgré la saison sèche pourrait êtreemployée'en irrigations, tout au moins au dé-bouché des ruisseaux dans la plaine. Le poriactuel (la broussaille) de cette plaine est forméen grande partie par des arbres élevés, des.migongwas, des acacias-parasols, des buttné-riacées, d'autres arbres ressemblant au plataneet dont le tronc rougeâtre sent le vinaigre, despalmiers-éventails et autres espèces que je neconnais pas. Entre leurs troncs pousse par en-droits la broussaille basse, maisleplus souventle sol est couvert de grandes herbes qui main-tenant sont toutes desséchées. La couche épaissede jeune gazon qui commence à pousser sousles groupes d'arbres verts, produit l'effet d'unparc un peu négligé; mais il y manque les vil-las, à moins qu'on ne veuille donner ce nomaux huttes rondes des nègres, que l'on y voitdetous côtés. Nous ne pouvonsrien remarquerrelativement à la faune, car il/est trop près de

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midi, mais le monde des oiseaux est bien re-présenté. Partout se montrent les premièresfleurs, mais on nepeut les embrasser d'un coupd'œil, comme chez nous dans les prairies auxmois de mai et de juin ; elles sont très disper-sées, l'herbe étouffant presque tout.

Nous atteignons le camp vers onze heures,et nous y recevons bientôt la visite de Waziri,qui nous répète au sujet des rebelles (mrima)de la côte, ce que nous savons déjà. Le ciel estpresque toute la journée couvert de nuages, lapluie menace de tomber, mais cependant àmidi la température est accablante. Le climata changé considérablement depuis les cinqderniers jours de marche; il fait humide etcela nous est très pénible, à nous autres quivenons de l'Unyamuézi et de l'Ugogo, paysbrûlés par le soleil. Toute la journée noussommes comme dans un bain de sueur, et lesnuits étant devenuesbeaucoup moins fraîches,notre sommeil, jusque-là si bon, s'en ressent.Malgré tout, l'état sanitaire reste satisfaisant.— Au soir, un indigène nous raconte que pen-dant le combat de Saadani un fils et la femme

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favorite de Bwana Héri ont été faits prison-niers; il ajoute que la maison du chef ayant étéincendiée par imprudence .avant qu'on en eûtenlevé sa grande provision de poudre, beau-coup de gens avaient perdu la vie dans l'ex-plosion.

•21 novembre. — De Udehwa à Mkata,cinq heures trois quarts.

Aujourd'hui nous marchons pendant prèsde six heures vers l'Est-Xord-Est, à travers laplaine, qui offre tout d'abord le même carac-tère de fertilité et la même ressemblance avecun parc. De nombreux troupeaux de gazelleset d'antilopes l'habitent. Cependant au boutd'un certain temps l'aspect change, les arbresdeviennent plus rares, et de légères dunes desable couvertes de palmiers nous prouvent quenous sommes sur un terrain de submersion (sé-dimentaire), d'une constitution absolumentanalogue à celle de la plaine Mayonga. Puisémerge devant nous un épais rideau d'arbresverts, et à onze heures et damie nous attei-gnons le Makata ou Mkata, rivière importante.

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qui est une des sources du Wami. Elle couleassez rapidement dans un lit profondément en-caissé, et a pour le moment, àl'endroitoù nousla traversons, environ 10 mètres de largeur et1 mètre de profondeur. Nous la franchissonssans incident sur les épaules de nos gens.Autrefois il existait un pont de lianes; maisil a été négligé et se trouve maintenant en simauvais état qu'il serait dangereux de s'enservir. Il serait peut-être bon d'établir un pontdans cet endroit, et d'obliger les villages voi-sins, qui tous obéissent à Kingu, a Fentreteniren bon état, moyennant un droit de péage.Quand la rivière a seulement 50 centimètresd'eau de plus qu'aujourd'hui, le passage offrede grandes difficultés.

Nous campons sur la rive orientale (à droite)dans un enfoncement qui est sans doute l'an-cien lit. M. Schmidt, qui était parti de bonneheure, a pu s'approcher à portée de fusil destroupeaux de gazelles et a abattu cinq swalaspar un véritable tir rapide; mais les gens n'ontvoulu en porter que trois jusqu'au camp. —Dans la nuit arriva .una petite caravane que

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M. le capitaine Wissmann a envoyée au-devantde l'expédition Stanley; les officiers fatiguésauront donc quelques rafraîchissements, dontla générosité de M. Schmidt nous laisse aussiprendre notre part.

22 novembre. — De Mkata à Mianzi, troisheures trois quarts.

Nous marchons trois heures et demie versl'Est à travers la plaine de Mkata. Le terrainsédimentaire cesse bientôt, mais la terre végé-tale quireparaîtestloin d'avoirl'aspect fertiledu sol de Kondoa. Nous campons près d'unpetit village appelé Mianzi, où l'eau est rare.Une forte averse, dont nous recueillons unepartie sur notre tente, nous tire d'embarras.Les gens de Mianzi ont tous pris la fuite; ondit qu'ils ont fait cause commune avec Bus-chiri et qu'ils craignent un châtiment. Ils onteu tort de fuir, car plusieurs Wanyamuézis ontpris dans le village des poules, du sorgho, etc.

23 novembre. — De Mianzi à Mrogoro,quatre heures et quart.

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Après une marche de quatre heures, pen-dant laquelle nous traversons dans la directionde l'Est les contreforts du Mrogoro, puis fran-chissons au Sud la plaine du Gérengéré, nousatteignons Mrogoro ; c'est la résidence deKingu, le chef le plus puissant entreMpuapuaet la côte. En route, il nous avaitfallu traver-ser le Gérengéré etle Mrogoro, deux ruisseauxqui tombent des monts Mrogoro, et se réunis-sent bientôt pour aller se jeter dans le Kingani.Nombre d'autres petits ruisseaux, formant descascades étincel antes au soleil, tombent desflancs rocheux de la chaîne de montagnes,haute de 2,000 mètres, et permettent d'arroserla plaine. La verdure couvre jusqu'aux cimesles plus élevées.

Nous campons dans le voisinage de Mrogoro,ainsi appelé d'après le ruisseau du même nom,et nous rendons visite à Kingu. C'est un groshomme, encore jeune et intelligent; en cemoment il est malade. Son village est entouréd'un mur de pierres bien construit, percé demeurtrières ; à côté sont les ruines d'une mai-son également construite en pierre. L'habi-

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tation de Kingu a un certain cachet euro-péen, les missionnaires ayant mis à sa dis-position quelques maçons et quelques char-pentiers.

De là nous nous rendons à la Mission desPères du Saint-Esprit, située sur une émi-nence, et où nous sommes naturellement onne peut mieux accueillis. Cette Mission esttrès bien située ; elle commande toute la plainejusqu'aux monts Nguru, à peine visibles auloin dans la brume, et où se trouve la Missionde Monda. Un petit torrent coule dans unegorge voisine, d'où un système de canalisationamène l'eau nécessaire aux besoins de la mai-son et du jardin. Dans le ravin, les Pères, tou-jours infatigables, ont planté des bananes etdu café; sur le plateau des arbres fruitiers,des cocotiers, des oranges, des goyaves, desmangos, etc., aussi des parterres de Heurs.Tout cela est entretenu et a poussé sans grandsefforts ; avec de l'eau on peut faire ici des mi-racles. La chapelle est vaste, et son toit dezinc permet de la tenir très propre. Emin-Pacha et toutes les personnes qui l'ont accom-

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pagné ne peuvent assez manifester leur éton-nement.

•24 novembre. — Nous passons ce jour derepos à la Mission, afin de pouvoir tout exa-miner à loisir. C'est un double bonheur pournous que ce soit aujourd'hui dimanche. Kinguvient avec M. Schmidt, pour régler la ques-tion des esclaves. Les gens prétendent qu'ilssont tous libres, maintenant qu'ils sont seségaux, et ne veulent plus travailler, mêmea des constructions d'intérêt public; ils re-fusent le service militaire, etc. Toutefois, ilcomprend bientôt que ce n'est pas dans ce sensque la question de l'esclavage a été soulevée,et s'en-retourne satisfait. On aurait grandtort de répandre des idées de liberté chez unpeuple qui n'est pas encore mûr pour cela ; lalicence qui en résulterait aurait de fâcheusesconséquences. Dansbeaucoup detribus, esclaveet sujet sont encore synonymes, et le,chef n'apas partout de l'influence sur ses gens. Ceuxde Mrogoro ne semblent pas établir de diffé-rence entre les deux conditions. — Quelques

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officiers de l'expédition viennent à la Missionet la quittent remplis d'étonnement.

25 novembre. — De la Mission à Simba-Muéné, une heure et quart.

La caravane part de bonne heure pourSimba-Muéné ; nous la suivons le soir. Levoyage n'exige qu'une bonne heure de marche,mais j 'ai failli y perdre mon âne, qui est tombédans un trou plein d'eau et n'a pu en être re-tiré qu'à moitié mort. Simba-Muéné (la Reinedes lions) est la mère de Kingu; c'est elle quiest de droit la maîtresse du pays, mais c'estKingu qui possède le plus d'influence. C'estune vieille femme dont le mari, de son vivantun petit Napoléon, était redouté de tous côtés.Le village, comme celui de Mrogoro, est en-touré d'un mur de pierre, un peu en ruines.A la mort de ce prince batailleur, l'influeneede la reine tomba rapidement; mais son filsKingu la rétablit, et il jouit maintenant d'unegrande renommée chez les Wasighuas. — Lepays d'Usighwa commence à Mtaka et s'étendjusque dans le voisinage de la côte.

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26 novembre. —De Simba-Muéné àMikésé,cinq heures.

Nous marchons cinq heures vers l'Est, tra-versant dans la broussaille verte un pays légè-rement ondulé. Nulle part on ne voit devillages, et cependant la campagne est assezpeuplée ; mais les huttes sont cachées au plusépais de la broussaille, à cause du peude sécu-rité qui règne dans le pays. C'est ce manquede sécurité, plus encore que la mouche tsetsé,qui a causé la disparition des troupeaux. Lepays se prêtait fort bien à l'élevage, mais larichesse ayant attiré les voleurs, le Msigwareste pauvre comme auparavant. Toutefois lesvivres sont assez abondants, et je n'ai jamaisvu dans l'Unyamuézi d'aussi beau sorgho quej'en trouve ici chaque jour depuis MunyéUsagara. Nous campons près du village Mi-késé ; les habitants viennent au-devant de lacaravane; l'eau est rare et mauvaise (arrière)-Le chef demande justice à M. Schmidt; onlui a volé un homme. On lui promet satis-faction.

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27 novembre. — De Mikésé au Gérengéré,cinq heures et quart.

Nous marchons de nouveau plus de cinqheures dans la direction de l'Est, à travers unpays montagneux et incliné vers le Nord. Ilest couvert de jeunes arbres; ç à etlà le terrainest escarpé et pierreux. Les bas-fonds sontremplis par une forêt assez épaisse, et sem-blent fertiles. De nouveau nous ne voyons plusde villages. Depuis hier le tracé du sentier estfait avecplus d'intelligence que d'habitude ence pays; au lieu de continuer en droite ligne,il utilise les croupes des collines, les pentesdouces, les jonctions étroites entre deux hau-teurs, etc., da façon à éviter les montéesinutiles. —A moitié chemin nous rencontronsquatre courriers venant de la côte pourM. Stanley. —Labroussailleestplus hautequepartout ailleurs et renferme beaucoup d'arbresutilisables. — Nous atteignonslarive droite deGérengéré et campons sur sa rive gauche. Il aperdu beaucoup depuis Mrogoro (il contourneles collines que nous avons traversées) bienqu'il ait reçu de nombreux petits affluents;

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c'est le sort de beaucoup d'autres rivièresafricain.es.

Nous installons notre tente dans un fourréde roseaux, sous des arbres élevés.

28 novembre. — Du Gérengéré à Kisémo,deux heures trois quarts; de là à Msua, troisheures.

Notre grande caravane est de nouveau enmarche de très bonne heure, mais le bon ordrequi a été sévèrement maintenu jusqu'ici adisparu. Ce qui. était autrefois l'arrière-gardemarche maintenant en tête depuis Mkata;nous autres nous suivons"cette partie de lacaravane et la rattrapons le plus souvent.Une attaque subite serait certainement fatalepour-cette foule désarmée de femmes nubienneset d'enfants. Stanley vient après, avec lesblancs et les Wangwanas en colonne serrée.Nous marchons plus de cinq heures et demie àtravers un pays onduleux, couvert tantôt dehautes futaies qui le font ressembler à un parc,tantôt d'une broussaille basse, occupant laplace des anciennes cultures, et qui est moins

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verte que celle que nous voyions dernièrement.Les pluies ont été encore peu abondantes:quelques gouttes sont bien tombées pendant lamarche, mais la vraie pluie ne s'estpas décidéea venir.

A neuf heures, nous traversions Kisemo, oùun drapeau allemand tout neuf était plantésur un arbre. La région est populeuse, maisles villages sont presque invisibles; seuls denombreux sen tiers, conduisant dans les forêtssur les hauteurs, trahissent leur existence;placés sur de petites collines, ils sont tous ca-chés au milieu de la broussaille, et le sentierqui traverse celle-ci est en outre palissade.

Nous atteignons Msua vers onze heures etdemie, et campons dans le voisinage d'un étangmaintenant à sec. Le village est lui aussidissi-mulé dans la broussaille et les habitants ontplanté un drapeau allemand comme indice deleurs bonnes dispositions. Lorsque Wissmanny passa, ils s'étaient mis sur le pied de guerre,mais de suite ils avaient changé de sentimentset s'étaient comportés très amicalement. Augrand dépit de Stanley, une caravane qu'il

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attendait ici a fait défaut, comme c'estla règlequand on se contente simplement de chargerun Indien de la faire parvenir à destination ;il vaudrait mieux convenir de dommages-intérêts par jour de retard et par charge, cesgens stimuleraient alors davantage les guidesdeleurs caravanes.

Le climat a changé sensiblement; la chaleurest énervante. Dans la population l'on'remar-que l'influence du voisinage de la côte; beau-coup de gens sont habillés de kanzou et ils ontdu Wangwana dans leur allure. Ils montrentpeu qu'ils sont mahométans, et c'est aussi lecas chez les Wangwanas; jamais ilsne prient,ils boivent du pombé, etc.; mais ils sont encoreplus pervers et plus cruels que les vrais Arabes.Sous la conduite de Bwana Héri, ils ont coupétout vivant, en morceaux, le missionnaireanglais Brooks1.

Les 29 et 30 novembre nous restons à Msua.Au matin, un messager annonce l'arrivée

imminente de M. de Gravenreuth, le vain-

l. Brooks fut assassiné, le 21 janvier 1839, prèi de Saa-dani, avec quinz<> personnes de sa suite.

A TEA.TEES Ii'AFBKJDB. 18

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queur desMafitis. Le baron accompagnejusqu'àMrogoro la caravane du marchand Mtérékésa,puis il doit poursuivre les restes des rebelles,et-, s'il le faut, brûler leurs villages. Avecla caravane Mtérékésa arrive aussi le convoid'approvisionnements envoyé au-devant deM. Stanley et si impatiemment attendu.

M. de Gravenreuth suit de près le messager,et dans l'après-midi nous entendons tout àcoup des commandements allemands et le cli-quetis des armes. C'est une compagnie deSoudanais qui arrive sous les ordres du lieu-tenant Langheld, avec plusieurs blancs, dessous-officiers, des infirmiers, des correspon-dants de journaux, des peintres de batailles,toutun état-major. Deux reporters américains,dont l'un est sur la côte depuis des mois, pourrencontrer M. Stanley, se disputentune primede 2,000 livres sterling (50,000 fr.) promise àcelui qui donnerait de l'explorateur la pre-mière nouvelle. Ces messieurs viennent nousfaire visite, et nous avons par eux des rensei-gnements authentiques sur les événements dela côte, principalement sur la bataille livrée

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aux Mafitis, qui a valu à M. de Gravenreuthle nom de « Simba y a Mrima » (lion de lacôte). Parti de Dar-es-Salam avec cent dix sol-dats nègres ', il tourna en deux jours de mar-che forcéeles MafitiscommandésparBuschiri,et, n'ayant aucune idée de l'énormité de leurnombre, il assaillit inopinément un de leurscamps, défendu par environ 300 hommes.D'après les dispositions prises, les garnisons deBagamoyo et de Tanga devaient attaquer l'en-nemi en même temps2. Mais les messagersenvoyés pour les prévenir ne s'étaient pas faitreconnaître aux avant-postes et avaient prisla fuite quand on avait tiré sur. eux. Cestroupes restèrent donc inactives, et M. de Gra-venreuth ayant détruit en peu de temps lepremier camp mafiti, se trouva en face de deux

1. Cette troupe se composait de 75 Soudanais, 20 Zoulouset 15 Askaris Sahéliens, qui étaient stationnés à Tanga,Pangani et Dar-es-Salam.

2. Les troupes stationnées à Bagamoyo occupaient lespassages du Kingani, près de Mtong et Dunda; un deuxièmedétachement de 40 hommes s'avança de Mbuéni pendantque Gravenreuth lui-même, avec le corps principal fort de110 hommes; atteignait le camp des Mafitis en partant deMadimola. Le nombre des Mafitis est certainement exagéré.

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bandes compactes, fortes ensemble d'environsix mille hommes, et campées un peu plus loin.Il partagea sa troupe en deux détachements,dont l'un tourna la gauche de l'ennemi, refou-lant la bande la plus faible sur la plus forte,et faisant ainsi disparaître le danger d'êtrecerné. Plaçant ensuite ses hommes sur deuxrangs, M. de Gravenreuth exécuta sans inter-ruption des feux de salves sur les Mafitis quiaccouraient en masse serrée pour écraser lepetit détachement. Constamment repoussés,les rebelles dont quelques-uns étaient parvenusisolément jusqu'à la colonne, ne se tinrentpour battus que quand des centaines des leursfurenttombés, fauchés par cettepluie déballes.Ils cherchèrent leur salut dans la fuite, maisun grand nombre tomba entre les mains desdeux autres détachements allemands qui arri-vèrent attirés deloin par la fusillade. D'autresallèrent jusqu'au Kingani, mais surpris aumoment où ils le passaient à gué, ils furenttués ou se noyèrent. Beaucoup d'autres enfinfurent massacrés par les Wasamoros, irrités deleurs déprédations etde leurs crimes. C'estainsi

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que cettejournée, qui aurait pu finir par unecatastrophe, se termina par une brillante vic-toire des armes allemandes, grâce à la prudenceet à l'énergie du chef et à la solidité des troupesnègres. La nouvelle s'en répandra bientôtdans toute l'Afrique orientale, où elle aug-mentera considérablement le prestige de l'Al-lemagne.

Mais pour la colonne deM.de Gravenreuth,il était grand temps quel'ennemiprît la fuite.Au commencement du combat chaque soldatavait 180 cartouches; au soir il ne lui en res-tait plus que vingt, et une seconde attaqueaurait été funeste à la petite troupe. AussiM. de Gravenreuth ne pouvait-il songer àpoursuivre immédiatement les fuyards. Il seretrancha dans un des camps Mafitis et veillatoute la nuit. Le lendemain, le convoi de mu-nitions arriva, mais dansl'intervalle l'ennemiavait pris le large. Buschiri, qui s'était pru-demment tenu en arrière de la lutte, puts'échapper. Il avait fait croire à ses soldatsqu'aucune balle ne pourrait percer leurs bou-cliers, et c'est cette conviction qui avait sou-

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tenu l'ardeur des Mafitis dans leurs attaquesdésespérées.

Les Mafitis sont une tribu cafre (Zoulou).Vers 1860, ils émigrèrent dans la direction duNord à la suite de Livingstone, et arrivèrententre le Nyassa et le Tanganika, ravageanttout sur leur passage. Au sud de l'Unya-nyembé ils se partagèrent en deuxbandes ; lesuns, les Wangonis ou Watutas, marchèrentvers l'Unyamuézi, attirés par les riches trou-peaux de ce pays; les autres s'établirent ausud de l'Usagara. Leur sort fut le même; tou-jours en guerre, ils ont tout le monde contreeux. Mirambo a presque anéanti les Wangonis,et ces pillards ne continuent à subsister qu'envolant des enfants auxquels ils apprennentleur manière de combattre; bientôt ils aurontcomplètement disparu. D'autre part, les Ma-fitis offrent un refuge à tous les criminels dela côte; toujours occupée de guerre ou de pil-lage, la race originaire n'existe pour ainsi direplus. Cependant les deux tribus, Wangonis etMafitis, sont restées fidèles à la manière de com-battre des Zoulous. Cette tactique consiste à

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surprendre dans la broussaille les voyageursou les petits détachements isolés; en rase cam-pagne ils se forment pour l'attaque en massecompacte de huit à dix rangs de profondeur,cernant et écrasant ainsi leur adversaire plusfaible; c'est la manière de combattre qui leura réussi dans le Zoulouland contre les colonnesanglaises et qu'ils ont essayée contre Graven-reuth. Les Wangonis sont trop faibles mainte-nant pour combattre de cette façon; ils secontentent de pratiquer le brigandage sur lesroutes ou se mettent à la solde des Wanya-muézis quand ceux-ci veulent faire la guerre.L'armement des deux tribus est le même : ungrand bouclier ovale en peau de bœuf, unemassue, leur arme favorite dans les combatscorps à corps, et quelques petits javelots, qu'ilssavent lancer très adroitement jusqu'à 50 et60 mètres. C'est à ces javelots qu'il faut attri-buer les pertes, du reste peu importantes, deGravenreuth.

La vie des officiers allemands sur la côte estexcessivement fatigante, car ils doivent sup-pléer par leur activité à leur faiblesse numé-

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rique. Le soir, M. de Gravenïeuth invita tousles blancs à dîner et nous servit un vrai repasde Lucullus « avec des pommes de terre ! »M. Stanley fera aussi séjour le 30, nous don-nant ainsi l'occasion de jouir de l'agréable so-ciété des Européens.

A Msua j 'ai vu un singulier nid de termites.Cette construction consiste en un cône sem-blable à une cheminée, haut de deux à troismètres; la base n'a pas plus d'un mètre de dia-mètre. Je renversai quelques-uns de ces nidset je les trouvai remplis de termites (fourmisblanches). Ordinairement ils sont plus largesque hauts et pourvus d'une quantité de petitescheminées. Je suppose qu'ici leurs châteauxavaient été détruits par quelque cultivateur etqu'elles n'avaient pas encore eu le temps deles rebâtir. S'il en était ainsi, il faudrait s'ex-pliquer leur manière de travailler de la façonsuivante: elles commenceraient par élever unede ces tours en forme de cheminée, puis cons-truiraient en cercles d'autres tours semblables,mais plus petites, et ainsi de suite jusqu'à ceque tout l'édifice d'argile soit terminé. — La

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journée a passé très vite pour nous; quand ona été longtemps isolé de l'Europe, on a unetellequantité de questions à faire, que l'on peut àpeine en trouver le temps.

leu décembre. — De Msua à Mbiki, cinqheures trois quarts.

M. de Gravenreuth fait partir ses porteursde grand matin; lui-même avec ses soldatsattend que nous nous soyons mis en marche.Nous prenons congé de lui, en lui souhaitantbonne chance. Quant à la direction militairede l' expédition, elle ne pouvait tomber enmeilleures mains ; toujours en tête, il partageavec ses hommes les fatigues et les privations,et entretient sans cesse leur ardeur. Mais ladirection des porteurs laisse au contraire à dé-sirer; ce sont des Wanyamuézis, et dans lecommencement ils ont de la peine à supporterla discipline militaire. Aussiuncertain nombreavait pris la fuite, et beaucoup de chargesavaient été abandonnées. Il faudrait que lechef du convoi des bagages connût parfaite-ment leur langue et sût allier l'indulgence à

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la fermeté. Les Wanyamuézis sont joyeux decaractère, aussi l'on obtient souvent d'eux parune grosse plaisanterie ce que l'on essaie envain d'en tirer par la sévérité. Les châtimentscorporels ne doivent être employés que dansles cas les plus rares; les accès de colère n'ar-rachent à ces braves gens qu'un sourire depitié. La seule chose à laquelle on arrive parla rigueur, c'est que la caravane marche mal,chacun cherchant à rester en arrière, soit parmauvaise volonté, pour vexer l'Européen, soitpour pouvoir s'esquiver, et en fin de compte,un beau matin, la plus grande partie des por-teursadisparu. Ce danger augmente en raisondu voisinage de la côte ou du village natal. LeWanyamuézi ne sait pas compter; s'il se sentinsulté, il part, abandonnant parfois des moisentiers de son salaire. Aussi les chefs de cara-vane expérimentés laissent-ils assez de libertéa leurs porteurs pendant les premières se-maines ; ils regagnent ensuite par des marchesplus fortes le temps perdu dans le commence-ment.

Je crois qu'il serait avantageux pour l'expé-

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dition allemande d'organiser à côté des soldatsun corps de porteurs, que l'on utiliserait dansl'intervalle à des travaux dans les stations.Dans l'Uiiyamuézi on pourrait facilementenrôler le nombre d'hommes nécessaires. Enleur donnant une certaine instruction mili-taire, on pourrait aussi les employer à d'autresservices. Cela deviendra une nécessité, si l'onétablit àl'intérieurplusieurspostes qui aurontbesoin d'être approvisionnés. Jusqu'à présent,en effet, chaque entreprise dépend du bon vou-loir de l'Hindi (Indien) qui doit fournir lesporteurs et fait payer très cher ses services.

Ce serait un mauvais système, du moinsdans les premières années, et en tout cas unsystème d'une moralité douteuse, que de vou-loirréquisitionner des porteurs ; on s'aliéneraitainsi les villages qui sont actuellement favo-rables aux Allemands, les habitants iraients'établir loin de la route des caravanes, etcelle-ci deviendrait impraticable. Dans ce paysil est très facile d'amener les caravanes às'écarter de la route habituelle; aujourd'hui,par exemple, les convois arabes évitent

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Mpuapua et préfèrent errer pendant deuxjours à travers un pays montagneux et privéd'eau plutôt que de suivre l'ancienne routeplus courte et plus commode. Etant données lesbonnes dispositions que nous avonsremarquéeschez les Warambos et les Wayuyis à l'égard desAllemands, il serait facile d'enrôler pour unan ou deux des Wanyamuézis qui formeraientalorsle convoid'approvisionnement del'expé-dition, et qui, suffisamment armés, permet-traient de diminuer, le nombre de soldatsnécessaires pour une colonne de ce genre. Cen'est pas que les Wanyamuézis soient préci-sément braves; mais ils ne se comporteraientpas mal, soutenus par un cadre de Soudanaisou de Zoulous, surtout quand ils auraient unefois reconnu leur'supériorité; or, celle-cileurserait assurée, par leur armement, sur la plu-part des tribus africaines.

De la route j 'ai peu de chose à dire. Nousavons marché cinq heures cinquante minutes,dans la direction de l'Est-Nord-Est versMbiki,petit village caché clans la broussaille, traver-sant une contrée semblable à un parc, savane

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verdoyante et, à part quelques petits îlotsd'arbres, presque entièrementdécouverte. Parendroits le sentier passe entre deux rempartsd'un épais fourré, bordant à droite et à gauchedes champs de sorgho. Les indigènes ont laissésubsister la broussaille des deux côtés du sen-tier, afin de protéger leurs champs, par unehaie naturelle, contre les Wanyamuézis, quidans le voisinage de la côte ne distinguent pastrès bien le tien du mien. Pour les caravanes,ce systèmeest désagréable; lamarche est con-tinuellement gênée par les épines, et l'on croitêtre en pleine broussaille, tandis qu'en y regar-dant bien on découvre la rase campagne àquelques pas du sentier.

Nous campons dans un îlot d'arbres au mi-lieu d'une belle prairie; nos tentes, établiestout près de la lisière du petit bois, se trouventa l'ombre à partir de deux heures, et nos gensse glissent dans la broussaille pour échapperàl'ardeur brûlante dusoleil. Le drapeau alle-mand seul flotte encore dans le camp, devantla tente de M. Schmidt; les drapeaux égyptiensont tous disparu, sur l'ordre de M. Wissmann,

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ce qui semble déplaire à M. Stanley. Cependantcomme le pays est allemand et que les in-digènes distinguent difficilement l'étendardégyptien de celui du sultan de Zanzibar, cetteprescription a sa raison d'être ; il faut montrera ces gens à qui ils doivent l'obéissance. Dureste nous avions dès l'abord trouvé étrangeque des Européens marchassent sous la ban-nière du croissant.

Dansl'après-midi un messager nous apporteune lettre en arabe du chef du convoi d'ap-provisionnements envoyé au-devant de Stanley.Nous l'adressons au destinataire. Cette cara-vane, longtemps attendue, avait suivi un autresentier, était arrivée à Msua peu après notredépart, et maintenant courait après nous.Déjà le matin nous avions rencontré un Alle-mand, dans une caravane destinée à la stationallemande de Mpuapua. Ces gens marchaientbien mal. Un peu plus tard nous vîmes unesoutane à travers le feuillage, et nous trou-vâmes devant nous le supérieur de Mrogoro,qui était venu à la côte pour raison de santé,et qui s'en retournait à Mrogoro avectouteune

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file de jeunes mariés. Les Pères du Saint-Esprit ont le grand avantage d'habiter près dela côte; là ils peuvent apprendre tous lesmétiers aux enfants de la Mission et les établirensuite dans le fertile Usagara, si bien arrosé.Ces ouvriers leur sont d'une grande utilité,leurs maisons le montrent clairement; d'unautre côté il faut réfléchir que la fréquentationdes Wangwanas est très pernicieuse pour quel-ques-uns de leurs enfants; une rupture com-plète detoute relation estcependant impossible,comme nous l'avons bien vu même à Kipala-pala. Enfin le voisinage de la côtepermet aussiaux Pères de faire venir nombre d'objets qui,bien que très utiles, nous reviendraient tropcher.

Quelques Nubiens ayantsali par leurs ablu-tions le peu d'eaupure qu'il y avait dans l'en-droit, il faut la faire garder par un poste.Quant à nous, une source plus éloignée nousfournit une eau assez claire, mais d'un goûtdésagréable. Les Wanyamuézis ne reculentpas devant une marche d'une heure pour s'enprocurer de meilleure.

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2 décembre. — De Mbiki à Buyuni, deuxheures.

Partis de très grand matin, nous atteignonsau bout de deux heures un petit village Wadoé,Buyuni, bâti dans la broussaille. Nous sommessur une petite éminence; les huttes rondes sontbâties surlessaillies du terrain, profondémentdécoupé par l'eau des pluies. A Buyuni demême qu'à Mbiki nous trouvons peu d'eau ; iln'est pas encore tombé beaucoup de pluie, etelle à été absorbée par le sol desséché sanspouvoir alimenter les fontaines. Nous établis-sons notre camp et attendons Stanley, qui nevient pas. Dans l'intervalle passe une petitecaravane venant de la côte, avec quelquesprovisions pour Emin-Pacha; le gros de ceconvoi, sous la conduite de Mtérékéza, a prisun autresentier plus au nord. Mtérékéza est lesurnomd'un marchandmusulman qui conduita la côte et en ramène les caravanes des chefsUnyamuézis, entre autres celles d'Urima, Sa-raui et Nindo, habitués à.nous piller. Pourcette fois ils passent sans être inquiétés, maisM. de Gravenreuth a promis de bien leur expli-

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quer la chose. Comme ces Wanyamuézis ontcombattu aux côtôs des Allemands contre lesArabes, un simple avertissement suffira pourl'instant.

Mtérékéza tire son nom de sa manière demarcher. Kutéréka signifie « apprêter sa nour-riture » ; Kutérékéza « la faire apprêter » etMtérékéza « celui qui la fait apprêter ». Cemot de Kutérékéza, usité surtout dans les ca-ravanes, signifie « faire cuire les aliments etmarcher dans l'après-midi » ; les porteurs pré-fèrent cela plutôt que de faire toute l'étape enune fois. On emploie habituellement ce pro-cédé quand on doit traverser des contréesprivées d'eau. Les porteurs apprêtent leurnourriture, emportent de l'eau et marchentjusqu'au soir. Dans le « pori » on dort, afin departir de bonne heure et d'atteindre l'eau dansla matinée. Cela est moins fatigant que demarcher sans eau pendant huit à douze heures;Mtérékéza et beaucoup d'autres Arabes em-ploient ce procédé, même pour de plus petitesdistances. M. Stanley n'en veut pas entendreparler; il part le matin et marche jusque

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dans l'après-midi, ce qui est bien plus com-mode pour nous autres Européens; nous trou-vons ainsi de l'eau de très bonne heure, si nousn'en avonspas eu àl'étape. Avectoutelafoulede femmes et d'enfants qui accompagne la ca-ravane de Stanley beaucoup n'arriveraient quedans la nuit ou même n'arriveraient pas dutout, si l'on faisait une térékéza.

Les gens de Buyuni viennent saluerM. Schmidt; ce sont des cannibales, de mêmeque ceux de Mbiki, et ils appartiennent à latribu de Wadoé. Au commencement des hos-tilités, trois matelots allemands qui s'étaientimprudemment aventurés dans l'intérieur desterres, furent tués et jetés dans le Kingani;mais quelques Wadoés retirèrent un des ca-davres de la rivière et le mangèrent. Le can-nibalisme existe donc tout près de la côte.

Nous apprenons que M. Stanley a pris unautre sentier, et nous voulons le suivre. Déjànos tentes étaient abattues, quand à dix heuresil apparaît. La caravane de Mtérékéza ayantenlevé les branchages destinés à masquer lafausse route, M. Stanley, qui ne se doutait de

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rien, avait suivi le chemin battu ; mais, frappéde la longueur de la marche, il prit des rensei-gnements et donna l'ordre de retourner. Peude temps après lui, est arrivée la caravaned'approvisionnements devenue presque légen-daire, et maintenant l'abondance règne dansle camp. Dieu veuille que cette richesse sou-daine n'ait point de suites nuisibles pour lasanté, comme je l'ai si souvent remarqué auCongo! — M. Stanley a pensé à nous, maisnous ne savons pas encore ce que nous feronsde tout ce qu'il nous a donné.

Ayant entendu dire qu'une caravane à des-tination de notre mission du Nyanza est enmarche, nous préparons deux caisses afin de lesenvoyer à nos chers confrères. Depuis que desmissionnaires catholiques parcourent l'Afri-que, aucun n'a sans doute jamais nagé dansune abondance comparable à celle où nousnous trouvons depuis Mkata. D'abord ce futM. Schmidt qui nous fit de riches présents ;puis nous avons dû prendre notre part destrésors d'Emin-Pacha, etpour finir, M. Stanleynous comble. Notre voyage, commencé dans

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des conditions assez précaires, a suivi son courssans incident désagréable et se terminera pardes fêtes. Dieu n'oublie pas ses missionnaires.Nos porteurs ont aussi reçu plus de riz qu'ilsn'en peuvent manger; et ils parleront encorelongtemps de ce voyage.

3 décembre. — De Buyani à Bikiro, quatreheures et demie.

Après avoir marché quelque temps à la têtede la caravane, nous apercevons une formehumaine étendue sous un drap à l'ombre d'unarbre. Le P. Girault s'approche et trouve unhomme réduit véritablement à l'état de sque-lette par la dysenterie; cependant il respiraitencore. Tombé sans doute malade sur la côte,ce pauvre vieux porteur s'était traîné jusque-là avec la caravane de Mtérékéza afin de revoirson pays natal, mais ses forces l'avaient aban-donné, et il était resté sans secours sur le borddu chemin. Ses compatriotes l'avaient laissélà sans se préoccuper de son sort. Le vieillardavait encore toute sa connaissance; il nous ditqu'il n'avait rien mangé depuis trois-jours et

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but avidement l'eau que nous lui offrîmes. LeP. Girault, le seul Européen sans doute quisache le Kisukuma, lui parla de Dieu et d'uneseconde vie, ce qui sembla consoler le malheu-reux, puis il le baptisa pour lui ouvrir lesportes d'un monde meilleur. Cependant nosgens s'étaient approchés, mais il nous fut im-possible de trouver des porteurs qui voulussentse charger de lui; il était dans un tel état qu'ilne pouvait non plus se tenir sur un âne. Nouslui promîmes de l'envoyer chercher dès quenous serions arrivés au camp, et nous conti-nuâmes notre route.

A l'écartsetrouvaient quelquesWangwanasqui nous montrèrent des lettres. C'étaient despasseports pour la caravane destinée au Nyanza.Ils nous dirent que nous la rencontrerionsbientôt, ce qui arriva en effet. Mais commeelle n'avait pas de porteurs en trop nous nepûmes la charger de nos deux caisses.

Nous traversons la plaine, où nous voyonspour la première fois un grand nombre depalmiers à double tronc; mais tout à coupnous butons contre un cadavre couché en tra-

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vers du chemin. C'est également un porteurabandonné, qui ne doit être mort que dans lamatinée, car autrement les hyènes auraiententraîné le corps. Lapitié, le soin des maladessont ici des choses inconnues; celui qui estépuisé reste à l'endroit où il,tombe. Quel vastechamp pour lacharité chrétienne ! Lemalheu-reux semblait être mort dans un doux rêve ;puisse Dieu avoir envoyé dans son cœur, audernier moment, un rayon de sa grâce! Descrânes semés le long de la route montrent queces cas ne sont pas rares; or, si une caravaneindigène éprouve de pareilles pertes, qu'est-ceque cela doit être dans les convois d'esclaves !

Nous poursuivons notre route en silencejusqu'à notre arrivée à Bikiro, après une mar-che de trois heures etdemie; la caravane d'unArabe de Tabora y établit précisément soncamp. Stanley arrive peu après nous, au mo-ment où nous voulons envoyer des gens pourramener le malade. Il nous annonce que lemalheureux était déjà mort quand il l'avaitrencontré, — du reste il avait vu trois cada-vres et non pas deux com me nous, — autrement

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il l'aurait ramené lui-même, comme il Tadéjàfait d'autres fois. Le Dr Emin Pacha reçoitdeux caisses, présents d'un riche Indien deBagamoyo, qui sans doute spécule sur le fa-meux ivoire, maisl'Indiens'est trompé. Choseétrange, partout le bruit a couru qu'Eminrevenait avec des masses d'ivoire, mais cettematière précieuse estrestés àWadelaï, et aussien partie dans le Nil, qui recèle maintenantce moderne trésor des Niebelungen.

4 décembre. — De Bikiro à Kingani, deuxheures et demie. De Kingani à Bagamoyo,deirx heures et demie.

C'est enfin la dernière étape, aussi nos genssont-ils beaucoup plus gais et plus alertes qued'habitude ; aujourd'hui enfin ils verront cettecôte si longtemps désirée. En deux heures demarche nous traversons la plaine jusqu'auKingani; elle montre encore des traces mani-festes d'inondation. Sur la rive opposée dufleuve le drapeau allemand flotte au-dessusd'un poste fortifié d'une construction encoreun peu primitive : lesmurssont formés de deux

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parois en tôle, entre lesquelles se trouvent dela terre battue et des sacs de sable; devant lamaison on a répandu des casseaux de verre, letout est entouré d'une haie de fil de fer arméde pointes. Le passage de la rivière s'effectuemaintenant sur un bateau en fer, au lieu desanciennes embarcations creusées dans un arbre.Le bac se meut dans les deux sens le long d'uncâble. Nous traversons immédiatement la ri-vière, large d'environ vingt-cinq mètres, etnous sommes accueillis sur la rive droite parle commandant de la station allemande.

Peu de temps après, M. Wissmann arrivede Bagamoyo, et nous annonce lui-mêmeTsonavancement au grade de major. Il amène touteune troupe d'ânes et de chevaux pour les Eu-ropéens, et se souvient encore de m'avoir ren-contré au Congo, où je fis sa connaissanceC'est toujours le même caractère ouvert et sansprétentions.

Nous prenons quelques rafraîchissements,après quoi la caravane se met en mouvement.

1. P. Schynsc, Deux Ans an Congo, p. II.

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M. Wissmann, EminPachaet Stanley marchenten tête, achevai; puisviennentquelquesânes;pour moi je préfère aller à pied. Nous traver-sons les campagnes de quelques Arabes, desplantations de cocotiers et de mangos; la terren'a pas été cultivée cette année. Çà et là nousavons à franchir des passages marécageux etdifficiles, comme nous n'en avons pas encorerencontré.

A onze heures et demie nous entrons à Ba-gamoyo, après une marche totale de deuxheures et demie. La villeesten partie rebâtie,beaucoup d'Indiens sont revenus, et le com-merce prend un nouvel essor. En signe de ré-jouissance, les rues sont décorées de branchesde palmiers. Quand nous approchons du fort,le tonnerre des canons nous salue, et dans lessalons du Cercledes officiers un déjeuner splen-dide attend les membres de l'expédition. Noussaluons MM. les officiers et nous nous ren-dons à la Mission, où nous trouvons les PèresAchte et Luillermain, arrivés à l'instant deZanzibar pour nous recevoir.

Notre voyage est fini. Dieu nous a gardés et

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bénis. Pas la moindre indisposition, pas lemoindre malheur ne nous a atteints, nous arri-vons à la côte en meilleure santé qu'à notredépart du Nyanza. A Dieu seul l'honneur; etmerci également à ces messieurs, qui nous ontsi gracieusement accueillis dans leur société.