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Ahmed Bachir Abdallah Bola
Soudan : les squelles de la honteIn: Journal des africanistes.
2000, tome 70 fascicule 1-2. pp. 197-220.
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Abdallah Bola Ahmed Bachir. Soudan : les squelles de la honte.
In: Journal des africanistes. 2000, tome 70 fascicule 1-2.
pp.197-220.
doi : 10.3406/jafr.2000.1226
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_2000_num_70_1_1226
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Ahmed BACHIR dit BOLA
Soudan : les squelles de la honte
La rsurgence de la pratique de l'esclavage au Soudan a t dnonce
pour la premire fois par deux universitaires soudanais, Ushari
Ahmed Mahmoud et Suleyman Baldo (1987). Ils enqutaient alors sur un
massacre perptr par des Arabes Rizeigat l contre la population
dinka 2 de la ville d'al-Di'ein (Nord du Bahr al-Ghazal) capitale
des Rizeigat. Cette dcouverte fit scandale et dclencha un dbat
virulent dans les milieux politiques et intellectuels, o
s'affrontaient trois camps. Le premier regroupait des lments de
gauche et des libraux qui soutenaient la thse des deux enquteurs et
qui voyaient dans la rsurgence de la pratique de l'esclavage un
signe de grave violation des droits de l'homme et du citoyen et,
par consquent, un danger majeur pour l'unit nationale. Ils
accusaient le gouvernement (de M. al-Sadiq al-Mahdi) de complicit.
Le deuxime camp runissait ceux qui niaient catgoriquement
l'existence d'une telle pratique et qui traitaient les deux
universitaires de valets des cercles vangliques de l'occident
imprialiste . Le troisime camp enfin rassemblait ceux qui
recherchaient une explication conciliante permettant de satisfaire
tout le monde : en condamnant les massacres et les pratiques
dsolantes qui en rsultent , tout en refusant d'appeler ces
pratiques par leur nom, l'esclavage. la tte de ces derniers se
trouvait M. al-Sadiq al-Mahdi alors premier ministre. Dans un
premier temps, M. al-Mahdi mais il n'tait pas le seul dsigna ces
pratiques d'un euphmisme : captures intertribale . Il tendait
expliquer ce comportement, de la part des Rizeigat, par
1 Les Rizeigat et les Misseiriya sont des tribus arabes nomades
du Darfour et du Sud- Kordofan ; elles font partie d'un ensemble
d'autres tribus collectivement connues sous l'appellation de
Baggara (litt. leveurs de bovins ) et sont voisines des Dinka Ngok
du Bahr al-Ghazal. 2 Les Dinka sont la plus grande et la plus
influente des trois tribus nilotes du Sud-Soudan. Elle se compose
de plusieurs clans, dont les Dinka Ngok du Bahr al-Ghazal qui
constituent l'essentiel de la partie en cause dans les conflits
entre les Dinka et les Baggara (sur ces questions cf. Deng 1973,
1995).
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un dsir de vengeance suscit par les agressions de la Sudanese
People's Liberation Army de John Garang (Deng 1995). Finalement,
accabl de critiques, il finit par employer la formule, esclavage
tribal rciproque . Rien d'tonnant alors ce que le parlement, au
sein duquel son parti (Umma) tait majoritaire, rejeta une
proposition visant constituer une commission d'enqute sur le
massacre et le phnomne de l'esclavage. C'est ainsi que les
coupables ne furent jamais sanctionns.
Mais il y a plus. De nombreux indices suggrent en effet, que
certaines personnalits au sein du parti Umma, et le gouvernement
lui-mme, taient directement impliqus dans le processus d'escalade
des conflits entre les Arabes Baggara, leveurs de bovins, et leurs
voisins les Dinka 3. Ces conflits sont rcurrents et lis des
problmes concernant les pturages. Mais les pouvoirs des lites
arabo-islamistes avaient pris l'habitude d' utiliser les tribus
Baggara dans leur effort de guerre contre les rebelles du Sud. Vers
la fin de son rgne, le gnral Djaarar Nimeiry s'tait efforc de se
servir des corps arms traditionnels des Baggara face aux forces de
John Garang, le chef des rebelles sudistes, qui, en 1983, dclara la
guerre au rgime. Nimeiry fournit aux Baggara des armes plus
sophistiques et rendit lgales leurs agressions contre les Dinka.
Aprs la chute du dictateur, le gouvernement de Sadiq al-Mahdi, lu
premier ministre en 1986, poursuivit la mme politique : ds la fin
de 1986, des rumeurs s'levaient dans les cercles politiques et
intellectuels de l'opposition de gauche, pour dnoncer et condamner
la cration par le gouvernement de milices recrutes parmi certaines
tribus Baggara (Rizeigat et Misseiriya), que l'on appela dsormais
Qouate-al-Marahil ( forces nomades ).
L'enqute conduite par nos deux collgues a donc confirm ces
rumeurs . Cependant nous pensons, avec l'anthropologue et crivain
soudanais Abdullahi Ali Ibrahim (1995 : 102), que Ushari et Baldo
ont eu tort de rduire les corps arms des Rizeigat (et des
Misseiriya) de simples instruments crs et manipuls par le
gouvernement. C'est ignorer que ces voisins des Dinka ont leurs
propres intrts et leurs propres structures stratgiques et
tactiques, politiques et militaires pour dfendre leurs intrts. Ces
corps arms existent en effet depuis longtemps au sein des tribus
soudanaises. Ils portent un nom spcifique dans la terminologie
tribale : al-Ouqada chez les Misseiriya et al-Firssan chez les
Rizeigat (les cavaliers dans l'un et l'autre cas). La tribu les
forme et les entrane en tant que partie
3 Babikir Mussa, Sur le rapport de l'OSDH : rplique M. Abd
al-Rassoul al-Nour , texte distribu par l'Organisation soudanaise
des droits de l'homme, section du Caire, lors d'une campagne de
diffamation la visant. M. A. al-Nour est un chef misseiriya, mais
c'est surtout un ancien ministre et l'une des figures dirigeantes
les plus importantes du parti Umma. M. Mussa l'accusait notamment
d'avoir particip l'armement des Misseiriya en 1986.
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intgrante de ses structures de survie, peut-tre mme la plus
importante. Leur fonction consiste dfendre la tribu lorsqu'elle
subit des agressions, et attaquer les autres tribus lorsqu'elle a
des ambitions expansionnistes ou autres. On verra donc que le
gouvernement , pour aussi responsable qu'il soit, n'a pas invent
ces forces. Nous ne souscrivons pas non plus l'appellation milices
utilises par nos collgues, comme par d'autres auteurs, pour dsigner
ces corps arms. Le terme milices vacue le concept mme de ces corps
arms tribaux, leurs contenus, leurs connotations et leurs contextes
historiques, et n'aide donc pas bien comprendre leurs ultimes
dveloppements dans de nouveaux contextes socio-historiques auxquels
ils s'adaptent. Cela renvoie, comme le dit Ibrahim (1995 : 105), ce
vieux problme de l'anthropologie que l'on appelle la "traduction de
la culture" , et il ajoute : le terme "milices", tout fait tranger
[au contexte tribal], pourrait amener penser que seul le
gouvernement est capable de crer des "milices", comme si les tribus
en question se prsentaient les mains vides de tout systme de dfense
ou d'agression, ces systmes auxquels elles ont [pourtant] recours
chaque fois que l'tat se trouve dans une situation de dcomposition,
comme c'est le cas dans l'actuelle dcennie. C'est pourquoi ni le
gnral Nimeiry, ni al-Sadiq, ni l'actuel rgime islamiste n'ont cr
ces milices comme on a tendance le croire.
CAMPAGNE ANTI-ESCLAVAGISTE DES CHRETIENS MILITANTS ET DES
MASS-MEDIA OCCIDENTAUX :
OUI LA SOLIDARIT, NON AUX MALENTENDUS
En 1995, le phnomne de la mise en esclavage de Dinka par des
Rizeigat commenait prendre de l'ampleur dans les mass-media
occidentaux4 et, surtout, dans les programmes des organisations de
chrtiens militants comme le constate Alex de Waal (1997 : 55) : Les
raisons ne reposent pas sur de nouvelles informations (mme s'il y
en a), ni sur un accroissement de l'asservissement ce phnomne est
aujourd'hui certainement un niveau plus bas que dans les annes 80
mais sur les intrts d'organisations trangres. Aux tats Unis, cela
devint manifeste aprs la visite de Louis Farrakhan, dirigeant de la
Nation of Islam, au Soudan o il dnona les allgations sur
l'esclavage. Les nombreux critiques amricains de Farrakhan
voulaient montrer la fausset de ses thses pour endiguer les
sympathies dont il jouissait parmi les Afro-Amricains. Ils
utilisrent donc
4 La grande poque de la prise de captifs se situe entre 1 986 et
1 992, mais les campagnes les plus intensives des chrtiens
militants et des mass-mdia n'ont dbut qu'en 1995.
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l'accusation d'esclavagisme. Louis Farrakhan dnona avec fureur
ses opposants, en affirmant qu'ils taient les vritables esclaves.
L'esclavage devint ainsi le thme d'une guerre par procuration entre
adversaires politiques aux tats Unis.
Nous n'adoptons pas ce jugement d'Alex de Waal concernant les
motifs des dfenseurs chrtiens amricains des victimes de l'esclavage
au Soudan. Nous le trouvons mme un peu injuste. Rien ne nous
autorise mettre en cause leur sincrit. Cependant, nous pensons que
leur lecture du phnomne de la rsurgence de l'esclavage au Soudan
relve d'une grande navet et d'un grand simplisme. Or, le simplisme
semble tre le facteur commun caractrisant la plupart des thses
avances ce sujet, y compris certaines thses des spcialistes du
Soudan . Il s'agit en fait d'une erreur de mthode et peut-tre mme
d'une erreur d'intentions : l'approche chrtienne militante relve
plus de la morale (ou du sentiment de compassion) que de l'analyse
socio-culturelle et socio-historique du phnomne, et certains
spcialistes ngligent souvent les fils subtils qui tissent la vie
socio-culturelle du pays. Mais il y a plus important encore. Ils
nous semblent peu ou pas du tout concerns par la recherche d'une
comprhension du problme, par le soucis d'aider trouver des
solutions autres que la sparation des deux parties, par le refus de
la rupture. Nous tenterons donc de situer le problme de la
rsurgence de l'esclavage dans son contexte socio-historique et
socio-culturel en souhaitant participer une meilleure comprhension
de son extrme complexit.
APERUS SOCIO-HISTORIQUE DE L'ESCLAVAGE AU SOUDAN
Comme beaucoup d'autres pays, le Soudan semble avoir connu le
phnomne de l'esclavage depuis l'Antiquit. Les lments prouvant
l'existence de cette pratique dans l'empire mrotique (400 av. notre
re) ne sont pas exclure, bien que nous partagions avec Nugud (1995
: 21-23) l'extrme prudence que demande le traitement de cette
question, faute de preuves concrtes (notamment, la langue mrotique
n'a toujours pas t dchiffre).
Les preuves sont plus solides quant l'existence de la pratique
de l'esclavage dans les royaumes chrtiens de la Nubie soudanaise
(ibid. : 24-29). Dans le Royaume bleu (ayant Sinnar comme
capitale), tellement idalis par nos potes et les thoriciens
nationalistes arabo-islamistes 5,
5 Un mouvement de la posie soudanaise moderne de langue arabe, n
au dbut des annes soixante, s'tant donn le nom de l'cole de la
jungle et du dsert, faisait de Sinnar, comme
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l'esclavage, dont les noirs ngrodes taient les principales
victimes, tait courant. Le march aux esclaves se tenait au sein mme
de la capitale. Remarquons que les matres du Royaume bleu, les
Fundj, taient eux- mmes largement d'origine ngrode, bien que
revendiquant un arbre gnalogique arabe (leur mythe d'origine en
fait des Omayyades). Mmes les saints (mystiques), religieux
musulmans, possdaient des esclaves (Deifallah 1974).
L'aspect sans doute le plus significatif de la complexit de la
question de l'esclavage au Soudan historique, c'est son existence
rencontre des ngro-soudanais dans les royaumes Fur dont pourtant
l'appartenance ngro-africaine ne fait aucun doute. Cependant, nous
sommes d'accord avec Nugud lorsqu'il affirme que le point culminant
de l'histoire de l'esclavage au Soudan est l'poque de Muhammad Ali,
le gouverneur turc de l'Egypte. Celui-ci avait des buts clairs lors
de sa conqute du Soudan, en 1821 : sans doute voulait-il
s'accaparer l'or et l'ivoire, mais il dsirait avant tout pour son
arme ces excellents guerriers qu'taient les esclaves noirs .
l'poque Mahdiste (poque galement beaucoup trop idalise par les
chantres soudanais de l'arabo-islamisme, mme les plus clairs), on
n'a pas trouv indigne de suivre les devanciers trangers (Turcs) ou
autochtones (propritaires ou commerants soudanais d'esclaves). Les
rserves de la religion musulmane l'gard de l'esclavage n'ont gure
inspir ce rvolutionnaire religieux que fut le Mahdi, une position
critique et libratrice vis--vis de l'esclavage. En fait, il se
contenta d'appeler ses disciples bien traiter leurs esclaves (Abu
Salym 1969).
l'poque coloniale l'esclavage a t officiellement interdit.
Pourtant nous pensons avec Alex de Waal ( 1 997 : 5 1 ) que les
Anglais n'appliqurent jamais de faon systmatique le dcret de 1898
mancipant les esclaves . Ils taient toujours prts, des fins
politiques, transiger avec leurs principes anti-esclavagistes,
comme le montre Nugud (1995 : 363-364). Mais les Anglais rpondaient
alors aux pressions ou, plutt, aux sollicitations des grands
propritaires d'esclaves tlguids par les trois principaux chefs de
confrries religieuses MM. Ali al-Mirgani, Abd al-Rahman al-Mahdi et
al-Sharif Hussein ai-Hindi. En mars 1925, ils prsentrent un
mmorandum revendiquant plus de souplesse et de prudence dans le
processus d'mancipation des esclaves car, selon eux, les esclaves
qui travaillent la terre au Soudan ne sont que des partenaires
[...] et ne sont pas des esclaves dans le sens gnralement accept .
Les chefs de confrries concluaient : Si la
symbole du Royaume bleu, la rfrence par excellence et l'apoge de
l'authenticit et de l'unit nationale soudanaises. Voir notamment
Abdul-Hai (1976).
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politique d'encouragement des esclaves abandonner le travail de
la terre continue, il n'en rsultera qu'un grand mal (Nugud ibid :
364).
Seul le mouvement connu dans l'histoire rcente du Soudan d'avant
l'indpendance sous le nom de Mouvement du drapeau blanc prit une
position honorable vis--vis de l'esclavage. Les tenants de ce
mouvement se dfinissaient comme uniquement Soudanais , quelle que
soit leur appartenance ethnique ou tribale. Ce n'est pas la moindre
originalit de leur position l'gard de l'esclavage que d'avoir
choisi un descendant d'esclaves, voire mme un esclave selon les
normes de l'poque, Ali Abdallatif, comme dirigeant de leur
mouvement. Ils trouvaient en lui le symbole et le hros national
qu'ils souhaitaient. Outre le leadership, d'autres descendants
d'esclaves occupaient des places minentes dans ce mouvement. Ainsi
Abdel Fadiyl Almaz, qui fut le leader de l'aile militaire de
l'insurrection de 1924 organise par le mouvement. Ali Abdallatif et
Abdel Almaz figurent dsormais parmi les symboles les plus minents
du mouvement de libration politique et sociale soudanais 6.
Les Anglais ayant russi liquider le mouvement des radicaux, on
assista l'indpendance l'avnement au pouvoir des modrs . Ils y
arrivrent en s'alliant aux grands chefs des confrries religieuses,
dont on a vu les mdiocres prises de positions l'gard de
l'esclavage. Dsormais, on ruse avec les droits des minorits
ngro-africaines jadis la cible de la chasse aux esclaves.
Finalement, dans les quarante dernires annes, on n'a trouv qu'une
seule solution pour rpondre leurs revendications sur l'galit dans
la citoyennet : la guerre. Il serait pourtant injuste de ne pas
mentionner les protestations contre cette politique manant de
certaines personnalits politiques et d'intellectuels au sein de
cette alliance mme. Certes, ils taient peu nombreux ; mais si
aujourd'hui on peut parler d'un grand rveil de la conscience
nationale vis--vis des problmes de citoyennet et de respect des
diffrences, on le doit en partie aux courageuses prises de
positions de ces personnalits. Citons, par exemple, MM. Abdalla Abd
al-Rahman Nugdalla (de la confrrie Ansar parti Umma), Hassan
Babikir (Parti national unioniste) et Ali Abd al-Rahaman (Parti
unioniste dmocratique). Mais, le principal foyer de rsistance la
politique de discrimination raciale et aux ingalits manant d'une
idologie aux fondements esclavagistes, tait et reste encore la
gauche sociale-dmocrate et communiste.
En dfinitive, depuis l'indpendance, l'abolition juridique de
l'esclavage, en tant qu'institution, est strictement respecte. Le
fait de traiter quelqu'un d' esclave (abid) est interdit par la loi
et sanctionn de six mois
6 Sur l'histoire du mouvement nationaliste soudanais, on peut
consulter : Djaafar M. Ali Bakhit (1980), Mohammad Omar Bashir
(1980), Hassan Nadjila (1980), Didar Fawzy (1981).
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de prison ferme. Cependant, parler d'abolition juridique ne
signifie pas abolition culturelle, intellectuelle et psychologique
des empreintes et des squelles du phnomne.
CONTEXTE SOCIO-CULTUREL DES SQUELLES DE L'ESCLAVAGE
Sur le plan socio-culturel on peut dire que l'idologie
esclavagiste reste largement intacte , notamment dans les zones
mentionnes infra, et s'exprime dans la signification arabe
soudanaise des mots abid ( esclave , pi. abiyd) et khadim (forme
fminine, pi. khadam). Ces termes ne renvoient pas, dans le contexte
soudanais, une situation sociale, mais des caractres physiques :
les termes abid et khadim dsignent une personne ngrode. Celle-ci
est considre comme esclave en raison de sa seule apparence
physique, de ses caractristiques corporelles mmes. Ces critres ne
sont pas uniquement ceux de la culture arabe soudanaise, mais de
toutes les cultures soudanaises dont les tenants se considrent
comme huriyn (ou ahrar), soit littralement les gens libres , mais
qui dsigne en ralit, dans le contexte socio-culturel
Nord-soudanais, des non ngrodes , comme les Bija et les Nubiens.
Rien ne peut pargner une personne d'origine ngrode d'tre qualifie
de l'pithte abid, mme quand elle est de religion musulmane. De fait
les Fur, par exemple, pourtant musulmans conformistes pour la
plupart, sont considrs comme esclaves .
Autrefois, on distinguait entre un esclave effectif et un
esclave non-effectif en utilisant les expressions respectives abd
issyad ( esclave matres ) et abid matlouq ou abidkhala ( esclave
non captur ). Dans le premier cas, on dsignait par l un ngre
effectivement soumis l'esclavage et, dans le deuxime, on nommait
ainsi un ngre n'ayant pas connu d'esclavage effectif. La
discrimination raciale envers les ngrodes se refltait sur tous les
plans dans le domaine culturel. Par exemple, sur le plan
linguistique, les Arabes considraient toutes les autres langues
comme loughat al-a'djam (litt. langues de non parlants ), mais ce
sont surtout les langues ngro- africaines qui incitaient le plus la
moquerie des arabophones soudanais. On dsigne ces langues par
l'expression rutanat abiyd, littralement le baragouin des esclaves
. C'est--dire qu'elles sont vues comme les pires des langues des
non-parlants (loughat al-a'djam). Un livre intitul Les vrits
essentielles, publi par le ministre de l'Information l'poque du
gnral Abboud (1958-1964), l'occasion de la premire insurrection
sudiste, affirmait que la contribution des langues locales n'a pas
d'importance et que leur patrimoine est trs pauvre par rapport au
formidable patrimoine culturel de la langue arabe .
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L'appellation officielle consacre aux religions des Soudanais
non- musulmans tait, jusqu'aux annes soixante, celle de kourafat et
chawaza ( superstitions ). Et ceci est aussi vrai parfois dans les
milieux de l'intelligentsia de gauche. C'est seulement sous les
coups des canons, que l'on a finalement appel ces religions les
respectables croyances africaines .
Jusque vers les annes cinquante, une personne d'origine ngrode
tait encore ouvertement traite d'infrieure dans les relations
quotidiennes. Mais, il existait diffrents niveaux de considration
sociale : les descendants des esclaves affranchis que l'on dsignait
par le terme abiyd al-balad (litt. esclaves du pays ), pour
signifier qu'ils avaient t levs dans la socit arabo-musulmane du
Nord, taient moins discrimins que les al-abyd al-mataliq (ngrodes
non capturs) immigrants d'autres parties du pays. Ceux-l taient
regards comme des esclaves bruts, non civiliss, qui ne diffraient
pas beaucoup des animaux.
On ne frquentait que les esclaves du pays . On les invitait aux
diffrentes crmonies, mais cependant ils restaient des esclaves, mme
aux yeux de ceux qui nouaient avec eux des relations amicales.
Lorsqu'un esclave du pays tait rput bon, gnreux, courageux ou
intelligent, on disait de lui : Hlas, il ne mrite pas d'tre esclave
; ou bien : C'est un esclave, mais son comportement est celui des
huriyn ("libres") .
Quant aux esclaves bruts , ils vivaient jusqu'aux annes soixante
dans des quartiers part. Encore aujourd'hui, bien qu'ils soient
accepts tous les niveaux du tissu urbain, ils vivent en majorit aux
marges des centres urbains, voire dans des bidonvilles. On ne les
frquentait gure, et on les regardait comme des tres bizarres,
ambigus et sauvages. Si les agressions physiques contre eux taient
rares, les agressions verbales faisaient partie intgrante du
langage quotidien. Certes, certains pouvaient prouver de la
sympathie leur gard, mais seulement en tant que pauvres primitifs .
Les mots abid et khadim, malgr l'interdit officiel, taient (nous
craignons qu'il ne le soit encore) d'usage courant, surtout en cas
de querelle ou de conflit. Ces termes faisaient aussi partie du
vocabulaire descriptif permettant de dsigner une personne
ngrode.
Les travaux domestiques leur sont encore largement rservs, et
les mots khadam ou khadama (serviteurs et servantes) renvoient
invariablement une personne d'origine sudiste, nouba, fur (fore
dans sa prononciation locale). Les domestiques pouvaient tre
parfois Beni'Aamir, rythrens ou thiopiens, une diffrence prs :
ayant des traits non-ngrodes , ils n'taient jamais considrs comme
des esclaves. L'asservissement des ngrodes dans les travaux
domestiques trouvait mme son expression dans le plan des
habitations gouvernementales : une chambre rserve au servi-
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teur ou la servante tait amnage dans les maisons des
fonctionnaires du gouvernement. L'appellation odt al-khadam(a)
chambre du serviteur ou de la servante renvoyait ainsi
automatiquement une personne ngrode.
Le problme du mariage, souvent voqu par les Sudistes, n'est pas
inessentiel . Ce n'est pas non plus quelque chose qui relverait du
domaine du choix personnel , comme voudraient le faire croire
certains idologues nordistes. En fait, il y a une quarantaine
d'annes, ce choix n'tait mme pas du domaine du pensable, alors que
les codes sociaux et religieux interdisaient, sanctionnaient et
ridiculisaient le mariage entre les filles des Arabes et les garons
d'origines ngrodes. Lorsqu'un jeune homme arabe , tranger la
famille, prtendait se marier une fille arabe , on enqutait sur ses
origines pour s'assurer qu'il n'avait pas, cache quelque part, une
iriq ( racine ) servile (lire ngrode). On dclinait son arbre
gnalogique jusqu' ses anctres les plus reculs. l'inverse, les
mariages entre hommes arabes et femmes ngrodes n'taient pas rares,
surtout dans les zones frontalires entre Arabes et Africains
soudanais. Certes, ces mariages ne provoquaient pas la joie des
familles chez les populations non ngrodes du Nord-Soudan, y compris
d'ailleurs chez les non-arabes (Bija, Nubiens, etc.)
FERMENTS D'UN CHANGEMENT POSSIBLE
Aussi sombre qu'elle soit, cette situation historique n'a jamais
totalement rsist au changement. Dans les milieux clairs
(intellectuels, syndicaux, politiques) des traditions critiques et
auto-critiques de l'histoire de l'esclavage et de la discrimination
raciale n'ont jamais cess de se dvelopper et de se radicaliser. Des
appels la solidarit syndicale, sans considrations ethniques ou
rgionales, se sont fait entendre ds les annes 1950. Une grande
estime l'gard des arts et des traditions culturelles des
populations africaines soudanaises s'est de plus en plus manifeste.
Des intellectuels et des crateurs nord-soudanais ont commenc
revendiquer solennellement des racines ngres dans leur composition
ethno-culturelle 7. Les mariages entre garons arabes et filles
d'origine ngrode ne font plus scandale dans certaines familles
claires. Nombreux sont les enfants nord- soudanais qui ne
comprennent pas aujourd'hui la signification exacte du terme
esclave , etc. Pourtant, on est assez loin d'un retour la normale ,
comme le prtendent certains idologues arabo-islamistes ou
natio-
7 On cite cet gard le grand pote Nord-soudanais, al-Mjzoub (1969
: 195), qui crit dans un pome clbre intitul Fausse aube : il y a en
moi de persvrantes racines ngres, mme si en moi l'arabe dclame mes
vers .
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nalistes romantiques . L'embellie ne dpasse pas quelques cercles
intellectuels, politiques et syndicaux de l'lite librale et de
gauche, et l'hritage des strotypes et de l'alination reste encore
trs lourd dans certaines zones rurales. Pourtant l'esclavage en
tant que systme, en tant qu'institution, est bien dfinitivement
aboli. Il n'en subsiste que des squelles et de rares emprunts, dont
les atroces pratiques dans les zones sparant les Baggara et les
Dinka.
Le contexte, on le voit, est d'une grande complexit. Or, c'est
seulement en en tenant compte que l'on peut aborder la question de
la rsurgence de l'esclavage dans certaines zones, au risque sinon
de ne produire qu'un discours moral, creux et abstrait.
MANIFESTATIONS ACTUELLES DE L'ESCLAVAGE : QUELLE NATURE ?
QUELLES LIMITES ?
Les cas de capture et d'asservissement entre les Baggara et les
Dinka datent de plusieurs dcennies, malgr des priodes de
rconciliations, de bon voisinage, voire d'alliances, d'amiti et
d'intermariages qui scandaient leurs relations (Deng 1995 : 27).
Ces captures ne s'effectuaient pas d'un seul cot. Dans son livre Le
problme du Sud-Soudan, l'minent politicien dinka Abel Aleir 8, ne
nie pas la possibilit de l'existence de cas de captures et
d'enlvements commis contre les Baggara (Rizeigat et Misseiriya) par
les Dinka. Il crit (1992 : 271) : Certaines sources de [ces]
derniers avouent qu'ils avaient commis contre les Baggara des
atrocits semblables celles que ceux-l commettaient contre eux. Mais
il tait clair que [les sources dinka] essayaient d'esquiver le
sujet en donnant des rponses peu claires et peu prcises ce genre de
questions . De leur cot, le professeur Francis Deng et le fils de
l'ancien chef dinka ngok (Deng Madjok) qui est aussi un eminent
anthropologue et un spcialiste de la question dinka , mettent en
vidence le fait que les Dinka avaient pratiqu la capture et
l'asservissement des Arabes Baggara. Dans un entretien qu'il a eu
avec un chef traditionnel dinka (Gredeth), celui-ci, la question de
savoir si les Dinka avaient jamais enlev des Arabes pendant cette
guerre esclavagiste, rpondait : Ah, oui, beaucoup d'entre eux
vivent aujourd'hui dans les territoires dinka [...] de nombreux
Dinka sont des descendants des Arabes [...] il y en a beaucoup,
certains sont des captifs de guerre, des hommes des femmes [...] et
des enfants que les parents ont laisss derrire eux, des Dinka les
ont pris et les ont amens [avec eux] (Deng 1995 : 114). Mais Deng
tend minimiser
8 Premier vice-prsident sous le rgime du gnral Nimeiry.
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Les squelles de la honte 207
l'aspect dgradant de la pratique de capture et d'asservissement
des Baggara par les Dinka, il affirme que les Dinka traitent leurs
captifs comme des membres part entire de la tribu. Ils jouissaient
de tous les droits des Dinka (ibid. : 60-100) 9. Deng oublie
cependant que ces captifs Baggara taient retenus de force et privs
de tout autre choix. Ils taient intgrs dans la socit dinka contre
leur gr. Mais il est vrai aussi que les Dinka ne considrent pas
leurs captifs comme des esclaves par nature.
Les dfenseurs du point de vue Rizeigat lors du dbat propos du
rapport de nos deux collgues, Ushari et Baldo, parlaient de captifs
Baggara soumis l'esclavage par les Dinka. Ces derniers leur
auraient fait subir des rites d'initiation dinka : on leur aurait
arrach les dents et fait des scarifications frontales, spcifiques
des Dinka. Ces faits se seraient produits en 1910, en 1914 et en
1964. Des auteurs Rizeigat affirmrent mme lors de ce dbat que les
Dinka gardent depuis 1984 des esclaves Rizeigat (Hamid et al. 1987
: 20).
Rien n'est plus loign de notre intention que de dire : on est
quitte, puisque l'esclavage est un fait rciproque comme l'affirment
les mmes idologues arabo-islamistes ou nationalistes. Nous voulons
montrer qu'il ne s'agit pas d'un simple crime de nature judiciaire,
mais d'une tragdie sociale et humaine relevant d'une alination et
d'une absurdit totales. La pratique de l'esclavage camoufl et
petite chelle n'a donc jamais tout fait disparu dans le Soudan de
l'aprs indpendance.
ALLGATIONS CONCERNANT L'ESCLAVAGE SOUS LE RGIME ACTUEL : LA PART
DE LA VRIT
Quant aux allgations actuelles d'esclavagisme pratiqu par les
Baggara rencontre des Dinka, on ne saurait les nier. Les preuves et
les tmoignages en sont multiples. Les tmoignages les plus rcents
ont t recueillis par deux membres de la section de l'Organisation
des droits de l'homme au Caire, le Dr. Hamoda Fath al- Rahman
(secrtaire gnral) et M. Abdon Agaw (vice-prsident). Ils se sont
rendus sur les lieux, et ont ralis une documentation filme et
sonore. Les deux enquteurs ont rdig un rapport rsumant ainsi les
faits :
L'esclavage devient un phnomne de plus en plus inquitant
d'autant plus que sa pratique s'largit considrablement sous le
rgime
9 In chap. 4, sur l'histoire des relations entre les Dinka et
les Misseiriya. Voir galement son intressant entretien avec Babo
Nimir (1982), le clbre chef des Misseiriya al-Humur (les Misseiriya
rouges par opposition leurs cousins, les Misseiriya Zuruq ou
Misseiriya noirs).
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208 Ahmed Bachir Bola
actuel. Certaines autorits y sont directement impliques, la fois
sur le plan organisationnel et sur celui de la surveillance. Les
autorits ont recrut un grand nombre de Misseiriya et de Rizeigat
comme partie intgrante des Forces de dfense populaire (FDP) qui,
cette fois, sont effectivement les milices du parti islamiste au
pouvoir. Chaque recrue est quipe d'un cheval, d'une arme
automatique et reoit 50 000 livres soudanaises, pour attaquer les
villages qui sont souponns par les autorits d'tre des partisans du
MLPS/ALPS. Les assaillants sont autoriss conserver toutes les
personnes captures, outre le btail et d'autres biens, comme butin
du djihad men par le rgime.
Les autorits localisent les villages et les zones rurales qui
doivent servir de cibles aux raids afin de priver le MLPS/ALPS du
soutien de la population, ceci afin de terroriser les habitants et
les obliger quitter leur terre en brlant leurs habitations et en
incendiant leurs rcoltes.
Le corps arm des al-Marahil englobe les recrues en question,
d'autres membres du FDP, et des membres des Forces armes
soudanaises. Les citoyens rduits en esclavage, ainsi que leur btail
et d'autres biens, qu'ils soient capturs par les trois partenaires
runis ou bien par l'un ou l'autre isolment, sont ensuite dirigs
vers d'autres lieux avec le consentement des autorits soudanaises
(Hamoda & Agaw 1999).
En ce qui concerne l'implication des autorits dans les affaires
d'esclavage, la section du Caire de l'OSDH est d'un avis nettement
afrmatif. Remarquons que Hamoda et Agaw utilisent dans leur rapport
l'expression autorits soudanaises et non le gouvernement
contrairement au CSI et Frontline qui emploient ce dernier terme.
L'expression les autorits soudanaises nous semble mieux approprie
que celle de gouvernement soudanais , car les islamistes au pouvoir
sont trop prudents et trop retors sur la question de l'esclavage
pour impliquer directement leur gouvernement. En fait, les grandes
dcisions tactiques et stratgiques ne sont pas entre les mains du
gouvernement mais dans celles du parti, le Front national islamique
il se prsente aujourd'hui sous les traits du Parti du congrs
national , qui a mis en place de multiples et complexes rseaux pour
excuter ses diffrentes oprations tactiques et stratgiques.
Sur un autre plan, celui du rle des assaillants Baggara
(Misseiriya et Rizeigat), il nous semble que le Dr. Hamoda tout
comme Ushri et Baldo fait tort des Baggara de simples agents
manipulables . Les remarques de l'crivain et anthropologue
Abdullahi Ali Ibrahim sont cet gard pertinentes : Ce genre
d'analyses rduit les Rizeigat un simple instrument du gouvernement
dans son effort de guerre contre l'ALPS. C'est
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Les squelles de la honte 209
grce leur mthode non-historique que nos deux auteurs se sont
permis cette rduction des Rizeigat. Les Rizeigat ont un point de
vue tout fait autre sur la nature de leur position comme partie
originale dans ce conflit. Ils craindraient que l'ALPS, qui est
majoritairement Dinka, ne transfre ses activits la zone frontalire
commune entre eux et les Dinka [...] zone qui comporte leurs
principales terres de parcours et leurs plus importantes sources
d'approvisionnement en eau pendant l't. L'existence des forces de
l'ALPS sur cette zone frontalire pourrait entraver leur dplacement
au sud du Bahr al- Arab et dtruire ainsi leur zone de nomadisation
[...] Les Rizeigat craindraient aussi que leurs traditionnels
conflits tribaux [avec les Dinka] ne revtent une dimension
nationaliste [sudiste], ce qui rendrait inutile, voire impossible,
la tenue des traditionnels congrs de rconciliation et de runions
tribales pour rgler les conflits, comme solution aux problmes
intertribaux [...] L'ALPS a apport [ ces conflits] une contribution
solide pour faire pencher la balance en faveur des Dinka ; et le
risque existe de voir transformer les ordres du jour tribaux, sur
les pturages et les animaux, en une revendication nationaliste de
l'identit des territoires et du peuple auquel ils appartiennent
(Ibrahim 1995 : 103) En bref, conclut Ibrahim, le tissu des
agressions entre les Rizeigat et les Dinka repose sur des conflits
rels, autour d'intrts rels, et dans un cadre d'alliances srieuses
[...] Les Baggara sont des allis du gouvernement et non son
instrument (ibid.) Montrer que les Rizeigat ont leurs propres
intrts, et donc leur propre stratgie et leur propre tactique, n'est
pas dfendre le rgime actuel, ni les rgimes nordistes prcdents, ou
minimiser leur part de responsabilit. Ainsi, le dernier congrs de
rconciliation entre Rizeigat et Dinka, c'est-- dire visant au
rglement du dernier des conflits habituels , date de 1976. Entre
1976 et 1986, les deux tribus connurent en fait une priode de dix
ans de cohabitation pacifique, de bonne entente et procdrent mme
quelques intermariages ; elle ne fut seulement ponctue que de
quelques incidents individuels (Ushari & Baldo 1987, Hamoda
& Agaw 1999).
Les nombreux conflits comptabiliss de 1986 nos jours, dont la
rsurgence d'un esclavage massif en est le fruit le plus amer, ont t
motivs initialement par les craintes relles, objectivement perues
ou exagres, des Rizeigat vis--vis de l'ALPS. L'ouvrage al-Di'ein
Ahadth wa Haqa'iq {vnements et vrits, 1987) rdig par un groupe d'
intellectuels Rizeigat numre plusieurs vnements sanglants commis
contre eux par les Dinka ou l'ALPS : En 1986 par exemple, ces
forces [l'ALPS] ont attaqu le territoire de Cheik Kokaya al-Kawadji
al-Rizeigui. Elles ont tu quatorze personnes et pill 12 000 (douze
mille) ttes de btail . cela s'ajoute des conditions conomiques
svres, en particulier la scheresse, et
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210 Ahmed Bachir Bola
donc la rtraction des terres de parcours. Il existe aussi des
facteurs conomiques artificiels : la corruption et les activits
financires parasitaires subsquentes, essentiellement menes par les
lments du Front national islamiste qui conclurent finalement une
alliance avec le gnral Nimeiry. En 1983, ils l'encouragrent
proclamer la shari'a comme systme de gouvernement. Ils contrlrent
dsormais tous les secteurs de l'conomie du pays (principalement les
banques), sous le slogan de islamisation de l'conomie , ouvrant
ainsi la porte tous les moyens illgaux d'accumulation du capital.
Tout devenait bon alors comme moyen de s'enrichir 10. La
dcomposition de l'tat et l'absence totale de contrle dans les zones
priphriques favorisaient d'autant cet enrichissement.
Aprs le soulvement populaire qui renversa le gnral Nimeiry,
c'est essentiellement le Front national islamique, cr par Hassan
al-Tourabi, qui s'opposa sur le plan politique tout projet de
solution pacifique du problme Nord-Sud et toute rforme des
institutions. Surtout, le Front national islamique refusa
l'annulation des sinistres lois de la shari'a connues au Soudan
sous le nom de lois de septembre . Les tourabistes qui
brandissaient le slogan du djihad crrent, fin 1985, un corps
d'intervention violent appel Aman ai-Soudan ( Scurit du Soudan )
afin d'intimider les forces laques et dmocratiques qui proposaient
alors une solution ngocie du problme Nord-Sud par la tenue d'un
Congrs constitutionnel. Les Sudistes, soutenus par les dmocrates,
et les islamistes s'affrontaient dans les rues de la capitale. Les
appels la guerre sainte des intgristes retentissaient dans tout le
pays grce l'norme appareil de propagande du Front national
islamique, y compris au sein de l'arme n.
C'est dans ce contexte que les corps arms tribaux, appels
dsormais Forces al-Marahil, ont t renforcs et associs l'effort de
guerre contre l'ALPS, et par Nimeiry et par al-Sadiq al-Mahdi. Ce
dernier, alors press par les surenchres de ses allis tourabistes,
qui menaaient srieusement sa position de leader islamiste, la fois
sur le plan national et international, se positionnait en dirigeant
islamiste intransigeant. C'est ainsi qu'il se targuait d'avoir
consacr, en 1986, une partie importante du budget l'effort de
10 Citons ce propos le cas d'un garon de 1 1 ans vendu, en 1993,
un Lybien de la ville de Sebha. Ironiquement, il s'agissait d'un
Soudanais blanc (avec de lointaines origines turques) qui, d'abord
vendu des Syriens de Khartoum, avait t revendu au citoyen lybien.
Les dirigeants de la communaut soudanaise de la ville de Sebha
dnoncrent ce fait aux autorits libyennes qui librrent le garon.
Ceci montre que pour certaines franges de la nouvelle bourgeoisie
parasitaire tout est bon pour s'enrichir, y compris le commerce
d'tres humains. 11 On se souvient de la grande manifestation
organise par le FNI, sous le mme nom d' Aman ai-Soudan , avant les
lections lgislatives de 1986, au cours de laquelle le FNI a dlivr
l'arme, alors sous le commandement du gnral Souar al-Dahab (un
islamiste), un chque de 17 millions de dollars.
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Les squelles de la honte 2 1 1
guerre (400 millions dollars). C'est lui qui choisissait, la
suite de son lection comme premier ministre, le gnral Bourma
Nasser, dj impliqu dans l'affaire de l'armement des milices
Misseiriya, comme ministre de la Dfense. Nous avons l une autre
raison, complmentaire, au fait que les Baggara (Misseiriya et
Rizeigat) se croyaient d'une certaine manire autoriss par le
pouvoir central attaquer les Dinka.
Rien d'tonnant ds lors ce que dans une telle atmosphre, des
Rizeigat, majoritairement jeunes, trouvent dans la mise en
esclavage de Dinka un moyen de se procurer une main-d'uvre
gratuite, et de se faire un peu d'argent en les vendant.
Les processus de capture sont ceux de l'esclavage
arabo-soudanais traditionnel : la razzia, le voyage en cortge, les
cordes pour attacher les captifs, l'incarcration dans des zariba
(cltures d'pineux en pleine nature) et les mauvais traitements. Ces
derniers sont exceptionnellement pnibles. Ils ont t largement
relats par diffrents auteurs, mais les plus significatifs sont ceux
rapports par nos collgues Hamoda Fath al-Rahman et Abdon
Agaw(1999):
Les personnes captures sont astreintes une marche pieds de six
neuf jours jusqu' al-Mudjlad et al-Maryam. Durant ce voyage, bon
nombre d'hommes, les mains et les pieds entravs, sont frapps mort.
Plusieurs jeunes gens sont gards pour la conscription et les femmes
sont continuellement violes par les gardes et par les hommes
responsables de leur voyage.
Les enfants sont contraints de faire patre les troupeaux,
d'accomplir des tches domestiques pnibles, et de s'occuper des bbs.
Les captifs ne sont pas autoriss dormir dans les mmes locaux que la
famille du matre, mais l'table ou au grenier.
Les citoyens rduits en esclavage peuvent tre vendus de nouveaux
matres, qui utilisent les femmes aux travaux des champs, pour la
garde des troupeaux, pour puiser l'eau ( des puits souvent trs
loigns du village), pour moudre le grain (avec une meule en
pierre), etc., sans salaire videmment. Elles sont obliges de rendre
des services sexuels la demande des matres. Le statut des femmes
esclaves ne change pas, mme lorsqu'elles donnent naissance des
enfants conus par le matre. Ces enfants ne sont jamais traits comme
ceux de l'pouse du matre. Les femmes esclaves et leurs enfants
reoivent des noms arabes.
Certaines femmes esclaves subissent la circoncision 12 afin
d'tre rendues propres , ou pour les prparer devenir des concubines
si l'pouse du matre l'accepte [...] .
12 II s'agit d'une circoncision totale dite pharaonique .
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212 Ahmed Bachir Bola
VENTE CLANDESTINE OU MARCHE ORGANISE
Hamoda affirme que certains captifs sont revendus de nouveaux
matres dans d'autres villes du Soudan : mme Khartoum, la capitale .
Quelques cas ont t dnoncs par al-Midane 13 (mars-avril 1999 : 2).
Dans un rapport publi par Sudan Update et Anti-Slavary
International, Peter Verney (1997 : 17) cite diffrents cas de vente
de femmes et d'enfants Dinka : Au milieu de l'an 1994 la cour de la
ville d'al-Obeid (capitale du Kordo- fan), a entendu la plainte de
deux leaders dinka au sujet d'enfants kidnapps lors d'un raid
contre le village de Mabior, ct d'Aweil, en janvier 1987. Ces
enfants avaient t transports via Adila al-Obeid, cependant seuls
trente d'entre eux, dont le nombre tait de 486, arrivrent la
capitale rgionale. Les autres auraient t vendus dans d'autres
villages, ou bien ils se seraient enfuis ou seraient morts.
Un leader dinka a ainsi dcouvert un jeune kidnapp, le fils de sa
tante, dans la banlieue d'al-Obeid. Il a appris que la sur du garon
avait t vendue dans les environs de Bara, et deux autres enfants Um
Krdem et Um Rawaba.
La personne accuse des ventes tait un lieutenant-colonel des
Forces de dfense populaire. Aprs trois cessions de la cour les
enfants ont t rendus leurs parents le 18 aot (1994). On pourrait
multiplier les exemples.
Quant aux allgations de ventes organises vers l'tranger, les
tmoignages sont rares, voire quasi inexistants , selon Alex de Waal
(1997 : 53) : II n'y a pas de preuve d'une vente de ces esclaves
d'autres pays. Cela ne veut pas dire que des cas individuels de
tels abus ne se soient pas produits . De son ct, Abel Aleir (1992 :
270) cite le cas d'un garon vendu un gyptien qui a t contrl la
frontire alors qu'il tait en train de gagner l'Egypte . Cela ne
signifie pas que les chercheurs de l'enrichissement parasitaire
hsiteraient le faire si les conditions en taient favorables.
Les auteurs s'accordent pour affirmer l' inexistence d'un march
d'esclaves. Peter Verney ridiculise l'ide de l'existence de marchs
de vente d'esclaves Nyamlel et Manyal avance par des sources
trangres (foreign accounts). Il a raison. Il faut noter, en effet,
que les villages de Nyamlel et Manyal se trouvent tous deux dans
les territoires occups par l'ALPS. Cela , dit Verney, fait venir
l'esprit la question suivante : l'ALPS tolrerait-il la pratique du
commerce d'esclaves sur son territoire ?
13 Organe aujourd'hui clandestin du Parti communiste
soudanais.
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Les squelles de la honte 2 1 3
Quant aux informations attribues par Verney des Sudistes , selon
lesquelles il existerait des transactions al-Mazroub, (50 km au
nord- ouest d'al-Obeid) comprenant des esclaves , le fait a t
catgoriquement rejet par nos propres informateurs MM. Hassan
al-Nour (Baggara Bni Halba) et Mohammed Abd al-Halym (Hamar), tous
deux sympathisants de l'ALPS.
En bref, le crime d'esclavage existe bien dans le Soudan
d'aujourd'hui. Il est la fois un sous-produit de l'injustifiable
guerre civile que mnent les diffrentes lites islamistes contre le
Sud, et un fruit pourri des squelles de l'institution historique de
l'esclavage au Soudan. Squelles et emprunts de la honte dont les
responsables sont essentiellement les lites ministrables,
no-coloniales, fodalo-capitalistes, arabo-islamistes du
Nord-Soudan. Quelle que soit l'ampleur du phnomne, que sa pratique
se limite aux frontires du Soudan ou s'tende l'chelle rgionale (ou
mondiale), le fait n'a pas beaucoup d'importance, l'essentiel tant
l'atteinte porte la dignit de l'homme. Constatons avec Mansour
Khalid (1987 : 23) que : Ce qui est excrable dans l'esclavage ce
n'est pas [seulement] la perte de la libert, pour dtestable que ce
soit, mais le reniement de la valeur [humaine] . Or, l'heure n'est
pas encore venue d'affirmer, ni pour les lites au pouvoir ni pour
la masse des partisans mystifis qui les suivent, que les Dinka
comme toutes les populations ngro-africaines de notre pays ,
peuvent vritablement possder une quelconque valeur qu'il faudrait
respecter. Jusqu' maintenant, seul le bruit des canons leur a
appris faire semblant de reconnatre ces populations le droit la
citoyennet.
Il faut tenir compte de l'extrme complexit de la situation afin
d'analyser, juger et agir avec rigueur et justice. Il faut surtout
rompre avec certaines reprsentations occidentales (ou autres) du
Soudan par trop simplistes. La plus droutante de ces reprsentations
est celle qui rpartit les habitants du Soudan en deux catgories
distinctes : les Arabes du Nord et les Africains du Sud. C'est
ainsi que Le Petit Larousse (1995) affirme l'entre Soudan : Le
pays, le plus vaste d'Afrique, compte plus de 500 ethnies partages
entre des populations blanches, islamises et arabophones, dans le
Nord, et des populations noires, animistes ou chrtiennes, sans unit
linguistique, dans le Sud, diversit qui explique de graves tensions
internes .
Mme certaines sources plus spcialises ne se proccupent gure
mieux d'une description rigoureuse de la composition ethnique
particulirement complique des populations soudanaises.
Contentons-nous d'affirmer (mais en est-il vraiment besoin ?) que
les populations soudanaises dans leur crasante majorit, y compris
celles que l'on appelle Arabes , sont noires. Et ces populations
arabes sont tout autant africaines que les
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populations du Sud. Simplement, la noirceur de la peau varie
dans le Nord en fonction du degr de mtissage subit par les rgions.
Les caractristiques corporelles (couleur de la peau et traits
faciaux) qui dominent dans le Nord sont de type thiopique , type
rpandu dans toute la Corne de l'Afrique (dit de l'homme d'Oldway
selon les spcialistes d'anthropologie physique). Mais la couleur de
peau proprement noire et les traits ngrodes n'y sont pas rares. On
peut les rencontrer dans toutes les familles. Les caractristiques
physiques peuvent y diffrer considrablement mme entre frres et
surs. l'inverse, dans le Sud, des populations teint relativement
clair existent. Ainsi, chez les Azande de la province de
l'Equatoria la couleur de la peau peut aller du brun fonc jusqu'au
jaune. Il est parfois absolument difficile de distinguer entre
un(e) Azand(e) je dirais mme un(e) Dinka et un(e) nordiste dits
fils ou fille d'Arabes , surtout dans la zone frontalire entre les
Dinka et leurs voisins Baggara. On peut suggrer encore plus cette
intrication en constatant que la majorit des Soudanais du Nord sont
historiquement, gographiquement et ethniquement parlant des mtis
arabo-africains. On sait que le Nord-soudanais, berceau des
civilisations de la Nubie, a connu, comme l'admettent tous les
historiens de l'Antiquit, des vagues successives d'immigrations
venant du Nord (Egypte, Msopotamie, Arabie, et mme pour certaines
de l'Inde) et du Sud (rgion des Grands Lacs, par exemple). Les
spcialistes s'accordent pour affirmer que la Nubie antique, tout en
restant profondment ngro-africaine, a toujours su absorber les
immigrants, ethniquement et culturellement.
La dernire de ces vagues d'immigrations massives est celle des
Arabes. La plupart d'entre eux ont pous des femmes du cru afin de
bnficier du systme d'hritage matrilinaire en vigueur chez les
autochtones et s'emparer du pouvoir qui fonctionnait selon ce
systme. Ils jetaient ainsi les bases socio-politiques d'une
arabisation culturelle massive des populations du Nord. Ce n'est
pas ici le lieu d'entrer dans les arcanes compliqus de
l'arabisation ou de l'arabit du Nord-Soudan. Remarquons seulement
que la majorit crasante de ceux que l'on nomme les Arabes du
Nord-soudanais sont en effet le rsultat d'un mtissage complexe. une
priode historique trs difficile reprer, ces mtis ont commenc nier
leur part africaine (ou toute autre part) en tablissant des arbres
gnalogiques purement arabes (souvent mme avec pour anctre un
compagnon du Prophte). Ils se sont interdits d'pouser des ngrodes
qu'ils rduisaient dsormais en esclavage. Les Arabes purs sont rests
largement l'cart au sein des dserts d'al-Boutana, de Kassala, du
Kordofan et du Darfour. Ceux-l ne sont pas non plus trs respects
des mtis arabo-africains du Centre-Nord qui les traitent de Bdouins
bruts non civiliss . l'inverse,
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Les squelles de la honte 2 1 5
ces derniers se voient comme les vrais Arabes et ne
reconnaissent pas tout fait l'arabit des mtis et des arabiss.
Ainsi, pour les Kawahla I4, les Dja'aliyn 15 seraient des Nouba
(Nubiens) 16.
Il convient de signaler que dans le classement des huriyn (gens
libres), qui fonctionne selon le degr de sang arabe, ou l'absence
de racines ngrodes, les Baggara occupent le bas de l'chelle. Jusqu'
une date rcente, peut tre mme jusqu' aujourd'hui encore, les Arabes
et les arabiss du Nord propre ne se mariaient pas avec eux. La
posie populaire des Dja'aliyn abonde en tmoignages o l'on traite
les Baggara comme des esclaves, surtout l'poque de Mahdiyya. Les
Baggara taient les partisans les plus nombreux du Mahdi et les
parents de son calife Abdullhi al-Ta'ayshi dont les soldats
(Baggara) avaient saccag la rgion de Shandi (capitale des
Dja'aliyn). C'est l l'une de ces absurdits dont se compose la trame
des idologies racistes aux fondements esclavagistes au Soudan.
Certes, les Baggara n'ont pas t soumis l'esclavage. Les raisons en
tiennent peut-tre leur islamisation et aux traces de sang arabe qui
coulent dans leurs veines. Mais c'est certainement tout autant grce
leur bonne organisation sociale, et surtout militaire.
De fait, tout en regardant leurs voisins ngrodes (Nilotes, Nuba,
Fur, etc.) comme infrieurs, les Baggara ont eux-mmes t victimes de
l'infrio- risation que projettent sur eux les Arabes et les non
ngrodes du Nord propre . Ils partagent avec leurs voisins ngrodes,
de l'Ouest et du Sud du Soudan, une sorte de rancur vis--vis des
Djallaba 17 du Nord propre et des Arabes nomades qui vivent parmi
eux. C'est ainsi qu'il existe aujourd'hui une espce de protestation
commune et de solidarit mdite
14 Tribu bdouine habitant les rgions d'al-Boutana (nord-est de
Khartoum), de Kassala ( l'est), du Nil Blanc et du Sud-Darfour. Une
partie des Kawahla est sdentarise (ceux du Nil Blanc) mais la
plupart d'entre-eux prfrent vivre dans le dsert. Ils se considrent
comme purs Arabes mais leurs historiens tribaux les plus objectifs
voquent un mlange avec les Bedja de l'est. 15 Groupe ethno-culturel
occupant la rgion Centre-Nord, entre al-Djayli (env. 30 km de
Khartoum) et al-Damar (capitale de la province du Nil). Cette rgion
fut le berceau de la civilisation mrotique et comporte les sites
archologiques les plus importants de cette grande civilisation, y
compris celui de la capitale Mro avec ses magnifiques pyramides.
Or, ces hritiers de la plus grande civilisation purement africaine
se disent purs Arabes . Sans doute existe-t-il chez les Dja'aliyn
une composante arabe mais leur nubinit fondamentale ne fait aucun
doute. 16 II s'agit ici du terme Noubah utilis par les auteurs
arabes classiques pour dsigner les Nubiens d'aujourd'hui et non des
Nouba des Montagnes, du Sud-Kordofan. Les Bdouins Kawahla
d'al-Boutana gardent encore cette terminologie pour dsigner leurs
voisins sdentaires, les Dja'aliyn. 17 Commerants caravaniers. Le
terme vient de la racine arabe djalba qui signifie apporter . Les
Djallaba sont donc des commerants caravaniers arabes soudanais qui
transportent les marchandises dans les rgions de l'Ouest et du
Sud-Soudan. Le mot n'a rien voir avec le terme arabe francis
djallaba (racine jilbab).
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216 Ahmed Bachir Bola
entre les populations de l'Ouest du Soudan (Abdel Madjid 1998),
dont les Baggara. Objectivement les Baggara ont tout intrt se
solidariser avec les Dinka sur le plan des revendications de
l'galit citoyenne et pas seulement pour des intrts conomiques
(pturages, dveloppement, etc.). On voit que les conflits entre le
Nord et le Sud du Soudan ne sont pas rductibles, schmatiquement, un
conflit entre Arabes du Nord et Africains noirs du Sud .
Il ne s'agit pas non plus d'un conflit essentiellement suscit
par un diffrend religieux. En effet, les lites ministrables du Nord
(comme celles du Sud) n'ont jamais t si pieuses que cela. Leur
principal souci est le pouvoir et les honneurs qui s'y attachent.
Quant aux populations, qu'elles soient du Nord ou du Sud, elles
n'ont jamais t proccupes par la question religieuse un point de
fanatisme allant jusqu'au refus de l'autre. La vie socioculturelle,
mme dans les quartiers populaires, fourmille de cas o des gens de
diffrentes religions, de diffrents pays cohabitaient, non seulement
dans la dignit et le respect rciproque, mais aussi dans l'amiti et
l'affection profonde. Le tmoignage de notre ami Majdi (chrtien
copte) est clairant cet gard : Je ne savais mme pas que l'islam et
le christianisme taient deux religions diffrentes. l'cole primaire
je guidais les prires des musulmans. Jusqu' ce qu'un jour mon pre
m'explique que j'tais chrtien. Avec l'arrive des intgristes au
pouvoir cette situation a t bouleverse de fond en comble. Beaucoup
de coptes quittent le Soudan aujourd'hui sous l'effet de la
rpression 18. De son ct, Franois Iliya Aziz parlant de son
exprience de copte vivant dans une importante zone urbaine arabo-
islamique du Nord-Soudan dclare 19 : Je suis n Oudourmane 20,
quartier al-Morada [un quartier populaire]. Ma famille avait une
trs bonne relation avec les gens du quartier et la question de la
religion n'a jamais t voque de toute notre vie avant l'apparition
de l'intgrisme et son renforcement avec la dclaration de la shari'a
par Nimeiry et ses allis les Frres musulmans. Je me rappelle alors
qu'un jour ayant t invit un dner de mariage, un jeune intgriste a
manifest son refus de participer au repas en ma prsence. Je n'ai
fait aucun commentaire. En effet, je n'en ai pas eu besoin, car ce
sont les gens du quartier qui ont rpondu au jeune homme en
qualifiant son comportement d'absolument ridicule et inadmissible.
Non, ce n'est point vrai de dire que les musulmans au Soudan sont
contre les chrtiens. Il ne s'agit que d'une minorit d'intgristes
[...] .
18 Butrus Majdi, entretien, Paris, 30-9-1999. 19 Franois Iliya
Aziz, entretien, Paris, 10-10-1999. 20 L'une des trois villes qui
constituent la capitale soudanaise, fonde par le grand Mahdi.
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Les squelles de la honte 217
EXISTE-T-IL UNE POSSIBILITE DE SOLUTION ?
Notre rponse cette question est positive. Nous croyons mme que
la possibilit d'un dpassement des squelles du racisme et de
l'esclavage au Soudan n'a jamais t aussi envisageable
qu'aujourd'hui, et cela pour plusieurs raisons.
Une trentaine d'annes de guerre montrent dsormais l'chec d'une
solution militaire. Au contraire, la rbellion sudiste se renforce
et remporte des victoires .
La scheresse qui a affect les zones de pturages dans les
territoires Baggara oblige ces nomades rechercher des accords
durables avec leurs voisins sudistes. D'autant que ces derniers
possdent des armes sophistiques et une exprience de la lutte arme
qui les rendent aptes riposter efficacement. La majorit des chefs
et des populations Baggara semble tre aujourd'hui de cette opinion.
Ils condamnent la pratique de l'esclavage et la qualifient de
comportement honteux des groupuscules irresponsables et affirment
que ceux-l ne sont pas reprsentatifs du point de vue de leurs
tribus (Rizeigat et Misseiriya).
l'chelle nationale, les fruits amers d'une politique d'arrogance
et de chauvinisme racial et religieux (les guerres, les famines, la
corruption) que nous avons rcolts aprs une quarantaine d'annes
d'indpendance, nous ont appris penser autrement 21. L'Alliance
nationale dmocratique qui regroupe l'crasante majorit des forces
politiques et syndicales est convaincue de la ncessit d'un
changement profond des institutions fond sur les principes de
l'galit dans la citoyennet, le respect des droits de l'homme et le
respect de la diffrence et de la diversit.
Mais c'est surtout l'exprience de l'arrive au pouvoir des
intgristes islamistes qui a mis en vidence les dangers d'un tat
fond sur la religion.
21 Aprs une longue exprience politico-culturelle d'arrogance et
de ngation de l'autre, qui distinguait la vision idologique et la
pratique effective de son parti, l'ancien premier ministre al-Sadiq
al-Mahdi a pu crire : Je suis aujourd'hui convaincu que nous
autres, les gens du Nord, avons marginalis les lments
non-musulmans, et nous avons cru que notre responsabilit se
limitait renforcer et affirmer notre identit arabo-islamique, sans
aucun gard vis--vis des autres catgories socio-culturelles. C'tait
mon avis une grave erreur, et pour cela ils ont eu recours aux
armes en signe de protestation contre cette politique. Je crois que
nous devons reconnatre cette erreur et admettre qu'il ne nous
appartient pas de dfinir ce qui est bon pour les populations
non-musulmanes de notre pays. Mais il leur appartient eux de se
dterminer selon une forme qui pourrait satisfaire les diffrentes
identits qui constituent l'ensemble de notre peuple. (in al-Ray
al-Akhar, dc. 1996, p. 3). Sans doute faut-il prendre avec prudence
cette dclaration d'al-Sadiq al-Mahdi (confirme lors d'un entretien
avec l'auteur, Paris, juillet 1999). Mais qu'il soit amen parler un
tel langage indique, pour le moins, que le dveloppement de la
conscience collective dans le Nord mme oblige l'lite
politico-religieuse changer de discours.
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218 Ahmed Bachir Bola
La majorit des musulmans soudanais s'opposent aujourd'hui ce
genre d'tat.
Il restera sans doute un norme travail accomplir pour effacer
les squelles de l'esclavage profondment enracines dans
l'inconscient collectif. Notamment, sur le plan thorique, en
dveloppant une approche critique et auto-critique de l'histoire
socio-politique et socio-culturelle du pays. De nombreuses
initiatives individuelles (intellectuels) et collectives
(formations politiques de gauche), allant dans cette direction
existent dj, mais on ne peut pas dire qu'elles sont bien
tolres.
Quant aux solutions proposes par des organisations de militants
chrtiens, notamment CSI et Frontline, elles nous semblent assez
problmatiques, pour ne pas dire simplistes ; elles risquent mme
d'aggraver le problme. Ainsi, racheter des personnes rduites en
esclavage revient, en quelque sorte, reconnatre les malfaiteurs. Et
en raison d'une situation conomique extrmement dgrade, et de la
quasi lgalisation des activits conomiques parasitaires, cette
solution peut aboutir la cration d'un vritable march noir de
marchandises humaines . Alex de Waal et Peter Verney voient les
choses ainsi. C'est aussi l'avis de la majorit des auteurs
soudanais y compris la plupart de ceux qui travaillent dans des
ONG. Mais nos collgues Hamoda et Agaw adoptent un point de vue
diffrent, car selon eux : Pour rpondre ceux qui croient que le
rachat des personnes soumises l'esclavage constituerait un danger
[...] notre organisation 21 ne voit pas pour le moment d'autres
alternatives. Et puisque cela est la seule solution disponible,
nous l'approuvons comme moyen pratique de rcuprer ceux qui
subissent l'esclavage . Affirmation peu convaincante puisque les
mmes auteurs crivent : Notre rapport ne visait pas gnraliser
l'accusation toutes les tribus (Rizeigat et Misseiriya). Une telle
gnralisation serait abusive et illogique. Nous avons prcis que le
rgime recrutait quelques jeunes gens de ces tribus. Les deux tribus
s'investissent, en effet, avec beaucoup d'efficacit pour mettre fin
ce phnomne. Elles s'entendent avec les Dinka pour assurer le retour
chez elles des personnes rduites en esclavage. Voil donc l'une des
bases solides d'une alternative possible.
Si les organisations militantes chrtiennes ou d'autres ont un
rle jouer, ce n'est pas d'agir la place des intresss, en
l'occurrence les Soudanais. Ce qui est inadmissible de la part de
ces organisations, c'est leur esprit protectionniste et
paternaliste. Par contre, dans leurs efforts acharns pour rtablir
la dmocratie et construire une socit civile digne de son nom,
22 Hamoda et Agaw sont prsident et vice-prsident de la section
du Caire de l'Organisation soudanaise des droits de l'homme, dont
le sige principal est Londres. Ils ne peuvent donc suggrer cette
solution au nom de tous les membres de l'organisation qui comprend
une quinzaine de sections de par le monde.
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Les squelles de la honte 2 1 9
les populations du Soudan du Sud comme celles du Nord (presque
autant rprimes par le rgime actuel) ont besoin de la solidarit de
tous. Cette solidarit doit tre, dans l'immdiat, oriente vers le
soutien aux ONG et aux organismes tribaux uvrant pour la
rconciliation et la paix. Elle peut tre d'ordre matriel (quipement,
moyen de reconstruction des villages dtruits, mdicaments, vivres,
etc.) ; ou d'ordre politique, surtout en continuant faire pression
sur un rgime qui s'est avr fragile, pragmatique et prt faire
d'importantes concessions malgr les grands discours intgristes ; ou
d'ordre ducatif (formation de jeunes cadres aux activits des droits
de l'homme, par exemple).
Quant une solution long terme, la seule efficace ne peut tre que
la cration d'un tat de droit.
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InformationsAutres contributions de Ahmed Bachir Abdallah
Bola
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PlanCampagne anti-esclavagiste des chretiens militants et des
mass-media occidentaux : oui la solidarit, non aux malentendus
Aperus socio-historique de l'esclavage au SoudanContexte
socio-culturel des squelles de l'esclavage Ferments d'un changement
possible Manifestations actuelles de l'esclavage : quelle nature ?
quelles limites ? Allgations concernant l'esclavage sous le rgime
actuel : la part de la vrit Vente clandestine ou march organis
Existe-t-il une possibilite de solution ? Bibliographie