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Jean Colin
Sobriquets de femmes dans la Rome alexandrine (d'aprsCicron et
Lucrce)In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 33 fasc.
4, 1955. pp. 853-876.
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Colin Jean. Sobriquets de femmes dans la Rome alexandrine
(d'aprs Cicron et Lucrce). In: Revue belge de philologie
etd'histoire. Tome 33 fasc. 4, 1955. pp. 853-876.
doi : 10.3406/rbph.1955.1967
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_1955_num_33_4_1967
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SOBRIQUETS DE FEMMES
DANS LA ROME ALEXANDRINE
(D'APRS CICRON ET LUCRCE)
Au sicle de Csar, la vieille Rome est envahie par les murs des
nations sujettes ou trangres, dmoralise par l'afflux de l'or, le
progrs du luxe, la vie cossue des riches. On connat moins bien dans
ses dtails les activits diverses des femmes, puissantes matrones ou
affranchies, leur influence sur la vie prive ou publique. Divers
textes de Cicron dans ses lettres et dans ses discours, une tirade
entire de Lucrce que nous avons compris et traduits d'une faon
assez diffrente de nos prdcesseurs vont nous permettre, avec l'aide
des inscriptions et des documents grecs, de projeter une lumire
directe mais limite sur certains usages de cette brillante
poque.
L'impudeur fminine Rome au temps des derniers Ptolmes. La
liaison affiche d'Antoine avec une mimula date de la dictature de
Csar, mais prcde le sjour de celui-ci en Egypte. Nous avons dit dj
dans cette revue (*) comment Marc-Antoine, tribun du peuple (49-48
av. J.-C), promenait une petite comdienne, l'affranchie du riche
Volumnius Eutrapelus, nomme Volumnia Cythris. Ce dernier mot n'tait
pas son nom d'esclave, que prennent habituellement en seconde
place, aprs celui de leur patron, les affranchies. C'tait, au dire
de Cicron, son nom de thtre (2), nom qui l'apparentait la desse
Aphrodite. Les habitants des municipes, lance l'orateur, venus au
devant d'Antoine, la trouvaient dans une litire dcouverte, au
milieu des licteurs qui prcdaient le char du tribun du peuple. Ils
ne l'appe-
(1) Voir notre tude : Luxe oriental et parfums masculins dans la
Rome alexandrine, ici-mme, 1955, p. 9.
(2) Voir la note suivante. R. B. Ph. et H. XXXIII. 57.
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854 j. colin (2)
laient pas de son nom de thtre (Cythris). Ils la saluaient du
nom de Volumnia (nom de la femme de Coriolan !) ).
Peu aprs, Cicron lui dcerna un surnom moins noble, un sobriquet
infamant, qui, sur la trop facile cavalire du magister equitum de
Csar (47 av. J.C.), prte une sale quivoque (2) : Hippia . A la
suite de Plutarque (3), dont on connat la dficience latine, les
critiques modernes en ont fait un homme, un mignon d'Antoine (4).
Mais il suffit de comparer le texte de la Deuxime Philippique
(Sept. 44 av. J.-C), si admire par Juvnal (5), et certains vers de
la VIe Satire de ce pote avant sa correction par les grammairiens
antiques et modernes (6) pour se convaincre qu'il s'agit d'un
sobriquet injurieux appliqu la pauvre Cythris (7). Voici les
deux
(1) Cic, Philipp., II, 24, 58 : non noto illo et mimico nomine,
sed Volumniam con- salutabant.
(2) Commente par les poses luxurieuses de Pompi. S. Reinach, Rp.
peint, gr. rom., 267, 7-8. Voir la course de Gypris : Anthol. Pal.,
V, 55 (54). Cf. V. 202, 203.
(3) Plut., Ant., 9, d. Lindskog-Ziegler, noce d'Hippias : ' ;
... ... .. Plutarque
mlange deux poques distingues plus haut, car il dit que Csar (a.
47 av. J. C.) envoya Antoine Rome comme tribun du peuple a. 49-48
(au lieu de : matre de la cavalerie). Plut., Anl., 8 : codd. ; .
Anon. Xylander.
Le mot se rencontre d'ailleurs dans le sens fminin chez Plut.,
Syll., 36, d. Lindskog-Ziegler : dans l'expression = des comdiennes
(dont Sylla fait sa socit).
(4) W. Otto (dans Pauly-Wissowa, R.E., s. v. Hippias, n 11, col.
1705) fait de Hippias un mignon aime d'Antoine. 11 est suivi par
tous les modernes.
(5) luv., X, 120-126 : ... te, conspicuae divina Philippica
jamae, / volucris a prima quae proxima.
(6) Le vers de Juv., X, 123 : Antoni gladios potu.it contemnere
est directement inspir d'un passage final de la deuxime Philippique
(II, 46) : contempsi Catilinae gladios, non perlimescam tuos. Cf.
S. Reinach : Rev. Phil., 1908, p. 33.
(7) Pour le jeu de mots sur Hippia, comparez Aristophane, Lys.,
677 : double sens de (trad. Van Daele, note). A rapprocher de Lys.,
60 (trad, ibid.) : l'quivoque sur le double sens de (= faire une
traverse et carter les jambes) et de (bateau lger et cheval de
selle). Cf. aussi Gupes, 501: quivoque sur faire le cheval de selle
(prostitue ; cf. Thesm. 153) et Hippias (forme sur cheval) : parce
que j'invitais la prostitue faire le cheval de selle, elle me
demanda si je voulais rtablir la tyrannie d'Hippias (trad Van
Daele). ' ,, nom de courtisane : Lysias, dans Athne, XIII, 586c et
592e ; Hippia : surnom de Arsino Philadelphe dans Hesygh. ; " htare
d'Alexandrie : Athne, xiii, 56b ab. Voir aussi hectoreus equus :
Mart., , 104, 14, avec Ovid., Ars am., III, 777 sq.
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(3) SOBRIQUETS DE FEMMES 855
textes, dont le paralllisme est saisissant :
Cic., Philipp., , 25, 61-63. Juv., vi, 82-113. 61. Venisti
Brundisium in si- Nupta senatori comitata est
num quidem et in complexum Hippia (x) (variante) (2) ludum /
tuae mimulae (3) ... 62. Italiae ad Pharon et Nilum ... / Qua
rursus percursatio, eadem comit tarnen exarsit forma, qua capta
mima ... Turn (4) exisiimavit se iuventa /Hippia? (variante) (6)...
suo iure cum Hippia (6) vivere, / Nam Sergiolus iam radere et equos
vectigalis Sergio mirno guttur / coeperat ... j Hic Sergius
tradere... 63. Tantum vini in idem / accepta rude coepisset Hippiae
nuptiis (7) exhauseras. Veienlo videri.
Volumnia Cytheris tait une affranchie et une actrice : double
titre pour une vie facile (8). Mais bien avant la dictature de
Csar, nous savons les dfaillances de quelques nobles femmes. En 50
av. J.-C, voici ce qu'crit son ami Atticus le gouverneur de
Cilicie, qui n'est autre que Cicron, propos de la visite du viveur
P. Vdius dans sa province. A la mort de son hte, on ouvrit par
erreur les bagages de Vdius en son absence. On y trouva cinq
portraits de dames romaines,
(1) Petr., 24, 4 : ab hac voce equum cinaedus mutavit. Cf. Juv.,
VI, 311 : inque vices EQuiTANT ac Luna teste moventur.
(2) Voir 4 e note suivante. (3) Volumnia Cytheris. (4) Comme
magister equitum de Csar (47 av. J.-C). (5) Cf. Aristoph., Lys.,
677. (6) Pour luv., vi, 82-101, la vulgate adopte la leon
(H)ip(p)ia des codd. Vaticani
Cassinensis 3286 (= 1) et Reginensis 2029 (= r). Les diteurs
rcents prfrent tort Eppia, gens clbre. Pour X, 322, on choisira la
leon spciale de ces deux mss, (H)ippia, alors que la vulgate et les
grammairiens anciens et modernes donnent Oppia, autre gens clbre.
Pour X, 220, on choisira la leon des deux mss. (adopte par la
vulgate), (H)ippia, alors que les diteurs prfrent les leons Oppia
ou Eppia, qui font plus romain . Voir les variantes : luv., ed. V.
Knoche, 1950.
(7) II n'est pas question d'un mariage de Cytheris avec Antoine
! Plus tard la lex Iulia de maritandis ordinibus interdira
formellement aux snateurs le mariage avec les thtreuses ; cf. Siro
Solazzi, dans Bull. Ist. Dir. Rom., 1939, p. 49-54.
(8) Cytheris sera la matresse de Cornelius Gallus, qu'elle
abandonnera pour un officier partant en Germanie (Verg., gl. X).
Sur la mime Arbuscula : Cic, Fam., IX, 26 ; Attic, IV, 15. Sur la
mime Dionysia : Cic, Pro Roscio com., 48. Plin., N.B., VIII, 55 (M.
Antonius et lions) : nam quod ita vectus est cum mima Cytheride,
super monstra etiam illarum calamitatium fuit. G. Della Valle dans
Atene e Roma, 1937, p. 159, considre tort Cytheris comme une htare
grecque.
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856 j. eoLiN (4)
entre autres celui de la sur de votre ami Brutus, qui devrait
mieux choisir les siens, et femme de ce mari commode (Lpidus) qui
prend tout cela avec tant d'indolence i1).
Il s'agit de Junia, fille de D. Junius Silanus et de Servilia,
demi-sur de M. Junius Brutus, meurtrier de Csar. Elle tait l'pouse
de M. Ae- milius Lpidus, le futur triumvir (2). Treize ans plus tt,
en 63 av. J.-C. une matrone de la mme famille accueillait les
complices de Catilina. La harpe et les livres de Simonide et
d'Anacron (3) remplaaient-ils peu peu le fuseau et la quenouille
des vieilles Romaines? Il y avait moins de vertueuses Lucrces et,
probablement, plus d'une belle Sem- pronia (forma fortunata). Elle
tait la femme de D. Junius Brutus : en l'absence de son mari, elle
reut dans sa maison les chefs de la conspiration de Catilina et les
Allobroges (nov. 63 av. J.-C.) :
Elle possdait les lettres grecques et latines, elle jouait de la
harpe et dansait avec plus d'art qu'il n'est biensant une femme
honnte. Enfin elle avait beaucoup d'autres talents, instruments de
la volupt (instrumenta luxuriae) qu'elle avait toujours prfre la
pudeur et la vertu ... Si ardente et si lascive qu'elle provoquait
les hommes plus souvent qu'elle n'en tait provoque (*)... Doue
d'ailleurs d'un esprit agrable, elle savait faire des vers, manier
la plaisanterie, paratre son gr, dans son langage, modeste,
caressante ou effronte (5).
Or Sempronia n'tait probablement rien d'autre que la fille de
Caus Gracchus, la petite-fille de la vertueuse Cornelia, mre des
Gracches (6).
(1) Cic, Epist. Atticum (Laodice de Cilicie, mars 50 av. J.-C),
vi, 1 : inventae sunt quinque plangunculae matronarum in quibus una
sororis amici tui, hominis Bruti , qui hoc utatur ; et illius
Lepidi , qui haec tam neglegenter ferai. : Callim., Grs, 92 : poupe
de cire = puppa cerea, icuncula cerea ; cf. Sut., Ner., 56 :
icuncula puellaris ; Suet., Aug. 7 : imaguncula aerea puerilis. On
comparera peut-tre le portrait du militaire (grav sur un cachet)
dans Plaut., Pseudo- lus, 659-660 : nam isteic symbolum 'st inter
herum meum et tuum de muliere. Scio equidem ut qui argentum
adferret atque expressam imaginem suam hue ad nos, cum eo aiebat
velle mitti mulierem.
(2) Cf. Mnzer dans Pauly-Wissowa, R.E., s. v. Junius, n 193,
col. 1110. (3) Ovid., Ars amat., III, 309 sq. (4) Sur ce passage,
voir mon commentaire : Petronio 35 dans Riv. Fil. Cl., 1951,
p. 139, note 3. (5) Salluste, Catil., 25 ; cf. A. Pastorino, La
Sempronia dlia congiura di
Catilina dans Giorn. Ital. di Filol., III, 1950, p. 358 sq. (6)
Munzer dans Pauly-Wissowa, R.E., s. v. Sempronia, n 103, col.
1446.
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(5) SOBRIQUETS DE FEMMES 857
Aucun exemple ne montre mieux l'inquitante volution des murs
pendant le dernier sicle de la Rpublique...
L'anne suivante, en 62 av. J.-C, Pompeia, l'pouse mme du consul,
recevait la visite du beau Publius Clodius au milieu des mystres
secrets de la Bona Dea (*). Csar affecta de croire l'innocence de
sa compagne ; mais pourtant, il la rpudia. La femme de Csar...
.
Au mme moment apparat l'amante la plus passionne de son sicle. A
Vrone ou dans la somptueuse villa paternelle de Sirmione, Catulle
avait fait la connaissance du gouverneur de la Cisalpine (62-61 av.
J. C), Q. Caecilius Metellus Celer, et de sa femme, Clodia, sur du
futur tribun P. Clodius (2), ardente et coquette et dont le pote va
subir le joug en gmissant. Il la retrouve Rome et la rend clbre
sous le nom de Lesbia (3).
Dans son plaidoyer pour P. Caelius, un autre amant de Clodia,
Cic- ron trace de celle-ci un portrait impitoyable :
une femme non marie a ouvert sa maison tous les dbauchs ; elle a
embrass publiquement l'tat de courtisane (in meretricia vita) ;
elle se trouve des festins avec des hommes qui lui sont le plus
trangers ; elle vit de cette manire Rome, la campagne, aux yeux de
la foule qui s'assemble aux eaux de Baies ; sa dmarche, sa parure
et sa suite, la flamme de ses yeux, la licence de ses discours, ses
treintes, ses baisers dissolus, ses bains, ses promenades sur
l'eau, ses festins montrent en elle non seulement une courtisane,
mais une effronte (4).
L'orateur traite de meretrix et de Palatina Medea (5) cette
femme qui s'abandonne tous les hommes, qui a toujours un amant en
titre, dont les jardins, la maison et le bain sont ouverts tous les
dbauchs, qui entretient mme des jeunes gens, ... une veuve
licencieuse, prodigue
(1) Cf. notre prcdent article : ici, 1955, p. 12. (2) Sur
Clodius, voir notre tude cite note prcdente. (3) Catulle, lxxix, 1
: Lesbius est pulcer..., comment par G. Friedrich, Cat.
Veron., 1908, p. 500-503. Lesbius est pour Clodius comme Lesbia
est pour Clodia. Clodius tait beau. Cic, Clod., passim et Cur., 5,
4 ; cf. Cic. Attic, I, 16, 10 : pul- cellus puer surgit.
(4) Cic, Pro Caelio, (a. 57 av. J. C), 20, 49 : flagrantia
oculorum ... ; (voir plus loin : ) non solum meretrix sed etiam
procax videatur (texte peu sr).
(5) Cic, Cael., 1, 1 ; et 16, 37 ; ibid., 8, 18.
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858 j. colin (6)
de ses richesse, sans retenue dans ses passions, sans pudeur
dans ses plaisirs (*) .
Sous les exagrations de l'avocat, nous devinons une vie fort
diffrente de celle des vieilles Romaines. Des vers obscnes
couraient sur elle (2) ; et l'on verra quelques apprciations plus
svres sur son inceste...
A propos des Megalesia profans par les bandes de Clodius, Cicron
oppose Clodia son aeule, la plus chaste des matrones, Q. Claudia
(3), qui avait accueilli et remorqu la Magna Mater son arrive aux
bouches du Tibre (4).
Comme la comdienne d'Antoine, qui portait et supportait les
surnoms de Cythris et d'Hippia (ci-dessus), la belle Clodia, outre
son nom potique de Lesbie (), acceptait ou subissait deux
sobriquets, l'un fltrissant, l'autre qui l'apparentait une
desse....
Le sobriquet injurieux et le surnom divin de Clodia d'aprs
Cicron. et Quadrantaria taient les surnoms de la sur du fougueux
tribun. Quadrantaria? Dans notre tude sur le plat d'argent au
Zodiaque de Trimalchion (6), nous avons voulu montrer que le mot
state- reia dsignait une prostitue de bas tage qui se donnait pour
un statre d'argent de Corinthe, la capitale des courtisanes. Cette
pice ( poulain ), vritable devise internationale d'une valeur de
deux drachmes attiques, tait Athnes le seul didrachme ayant cours,
car cette ville ne frappait que des ttradrachmes (7). Or nous
savons qu' Athnes la somme de deux drachmes tait le maximum (8) que
devait recevoir la
(1) Ibid., 16, 38: vidua libre, proterva petulanter, dives
effuse, libidinosa meretricio more viveret.
(2) Cic, Epist. Quint. II, 3 (15 fvrier 56 av. J.-C, comices) :
versus denique obscenissimi in Clodium et Clodiam dicerentur.
(3) Cic, Harusp., 13, 27. (4) Cf. J. Colin, Les snateurs et la
Mre des Dieux aux Mgalsia: Lucrce, IV,
79, d'aprs les mss. de Leyde dans Athenaeum, 1954, p. 353. (5)
Lesbia : allusion la beaut des femmes de Lesbos. L. Alfonsi, Lesbia
dans
Amer. J. Phil., 1950, p. 59 sq. (6) J. Colin, Petr. 35 dans Riv.
Fil. Cl., 1951, p. 97-144. (7) Ibid., p. 123-124, avec rfr.
numismatiques. (8) Aristot., Constitution d'Athnes, 50, 2, d. trad.
Hausoullier et Mathieu,
p. 53 ; cf. Hypride, Euxen., 3 : accusation contre deux
prostitueurs pour hausse illicite de tarif.
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(7) SOBRIQUETS DE FEMMES 859
joueuse de flte, de lyre ou de cithare, genre de courtisane des
plus ordinaires (*).
Parmi les sobriquets pjoratifs attribus certaines htares
grecques ou alexandrines (2), je relve aujourd'hui en confirmation
de ma thse celui de A (= Double-drachme), appliqu Phy- lakion (3).
Ce vocable correspond exactement celui de Stateriaia (=
Deux-drachmes ) que j'ai nagure identifi dans Ptrone. Les
grammairiens modernes (4) s'imaginent qu'on pouvait s'offrir la
belle courtisane pour cette somme (modique). En fait, c'est un
sobriquet mprisant, qui l'assimile aux modestes filles dont on a vu
le tarif contrl (5).
Mme Athnes si l'on en doit croire un fragment de l'adaptateur
Plaute, il y avait une catgorie de prostitues plus basse encore,
satisfaite avec un tiers de drachme, soit deux oboles : la diobo-
lareia (6).
Quelle catgorie reprsente la Quadrantaria (7), sobriquet dont
Cicron flagelle Clodia (8) propos du guet-apens organis par elle
dans les Thermes contre le jeune Caelius? (9) Selon nous, ce n'est
pas mme la servante ou danseuse d'auberge, pierreuse ou sgualdrina
cinq
(1) Prix d'une nuit avec une courtisane athnienne convenable au
dbut du IIe s. ap. J. C. : cinq drachmes (Luc, Dial, mer., 8 et
11).
(2) Voir ici, p. 866. (3) Gorgias sur les htares, ap. Athen.,
xiii, 596 F, avec la note de Kaibel. (4) Kaibel, ad l. ; K.
Schneider dans Pauly-Wissowa, R.E., s.v. Hetairai, col.
1359, n 6. (5) Ci-dessus. Cf. l'pigramme d'Antipater de
Thessalonique, poque d'Au
guste : Anthol. Palat., V, 109 (108) : Pour une drachme, Europe
l'Athnienne... est toi .
(6) Fille deux oboles . Plaute, Astraba, frgt. 7 : / Non quasi,
ut haec sunt heic linaceis lividae. / Diobolareis, scaenicolae,
miraculae / etc. Le prix du lupanar Athnes aux ve-ive s. tait
seulement d'une obole (Athne, xiii, 569 D ; Diog. Laert., VI, 1, 4
d. Cobet, p. 135. 1 obole = o gr., 72 d'argent Athnes.
(7) Voir plus loin les textes de Cic. et Quintil. Dj Plut. (Cic,
29,2) ne savait plus expliquer le terme.
(8) J. Carcopino appelle Clodia : cette prostitue du grand monde
(Secrets corresp. Cic, 1947, I, p. 327.)
(9) Sur Caelius, jeune libertin et amant de Clodia, cf. notre
prcdente tude : Luxe oriental et parfums masculins dans la Rome
alexandrine ; ici, 1955, p. 11.
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860 j. colin (8)
as (*), quivalente de la Stateriaia ou Didrachmon. Ce n'est pas
mme la racoleuse de la dernire boue un ou deux as (2), quivalente
de la Dio- bolareia. Dans la hirarchie de la prostitution des
thermes (3), Clodia est bien moins que cela. Ce n'est pas mme la
sale esclave des bains des hommes, Yunctrix (4) de deuxime ordre,
nue et dgotante d'huile (5), qui, en frottant avant sa sortie
l'humble citoyen, lui glisse une furtive caresse (6). Quadrantaria,
c'est la vieille fille de joie, nue et dcharne qui hante les
Thermes des hommes (7), la Vetustilla de Martial, aux seins en
toile d'araigne, au croupion de cane maigre, l'odeur de bouc,
(1) Cf. J. Colin, Pture d'esclave: ambac pascua, dans Latomus,
1953, p. 289 et note 2.
(2) Prix des prostitues Rome et en Italie : un as un denier. P.
ex. un as : Mart, I, 103 (104), 10 : et asse Venus. Deux as : , 53,
7 : si plebeiaVenus gemino tibi vincitur asse. Deux deniers : ix,
32 : hanc volo quam redimit totam denarius alter. Cf. Petr., vin, 4
: iam pro cella meretrix assem exegerat. Il est inexact de traduire
: Dj la tenancire avait touch son as pour prix de la chambre
(Ernout). C'est la prostitue elle-mme qui a cd sa cellule aux deux
pdrastes pour le prix habituel avec elle.
Le denier d'argent, depuis Nron, valait 1/96 de la livre
d'argent, comme la drachme de l'Empire : soit env. 3 gr., 41. La
fille deux deniers est donc l'quivalente exacte de la stateriaia et
de la didrachmon (voir plus haut). Sur Dig. ,12, 5, 4, 3, voir G.
Grosso, II prezzo del meretricio dans Studia et Documenta historiae
et iuris, IX, 1943, p. 289-290.
(3) Prostitution dans les bains : Tac, Hist., m, 83 ; H.A., Vita
Heliogab., 26, 3. (4) Unctrix nue : peinture Via Appia :
Daremberg-Saglio, Diet., I, fig. 223.
Cf. une masseuse femme chez le parvenu Malchio, aux cts du
mignon, de la concubine et de l'eunuque : Mart., Ill, 82,13 :
percurrit agili corpus (Malchionis) arte tractatrix j manumque
doctam spargit omnibus membris.
(5) Mart, vu, 32, 6 : sordidus unctor ; xn, 70, 3 : atque olei
stillam daret enterocelicus une tor.
(6) Cf. Juven., vi, 422-423 (balnea) : callidus et cristae
digitos impressit aliptes I ac summum dominae femur exclamare
coegit. Le masseur aliptes tait d'une catgorie plus releve que
Yunctor, et grec souvent, comme le funambule, le grammairien ou le
mage. Iuven., m, 76.
(7) Cic, Pro Caelio, 2e d. Austin, 1952, p. 124, ad 62, 3 : elle
a pay la taxe balnaire habituelle, mais dans le bain des hommes.
quadrantaria : voir Plut., Cic, 29 ; permutatione : Clodia had
first received the fee in payment herself. Voir l'interprtation
hsitante de Labriolle, trad. 1943 du Pro Caelio (cours de Sorbonne)
: moins que cette influente matrone n'ait li des accointances avec
le matre baigneur, en changeant avec lui, selon sa coutume, un
quart d'as. Cf.
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(9) SOBRIQUETS DE FEMMES 861
que, pour son quart d'as, tarif d'entre (1), le baigneur a laiss
pntrer, aprs avoir teint la lampe, parmi les prostitues des
tombeaux (2). Voil ce que Cicron jette la face de Clodia (s) ! Et
son amant Coelius, plaidant pour lui-mme, la traite de Quadrantaria
Clytemnestra (4) : ce dernier terme en allusion la mort suspecte de
son mari, Q. Metel- lus (5).
N'est-ce pas notre Lesbie, cette Lesbie adore , que, dans sa
dmence d'amant conduit, Catulle reprsente maintenant comme une vile
courtisane qui masturbe au coin des rues et des carrefours les
magnanimes descendants de Rmus (6).
Mais Clodia a reu un autre surnom, grec celui-l, et qu'elle
porte
comm. p. 71 : permutatio indiquerait que le baigneur rend Clodia
son quart d'as en change de ses faveurs (Ambroise, S. Luc, vu,
157). Mais voir la fin de la 3e note suivante.
(1) Prix du bain public des hommes. luv., vi, 447 : quadrante
lavari = se baigner pour un quart d'as. La pice quadrans restera en
usage jusqu' Trajan.
(2) Cf. Mart., , 93, 14-15 (Vetustilla) : cum te lucerna
balneator extincta | ad- nttat inter bustuarias moechas. Cf.
Iuven., vi, 465, 16 : flava ruinosi lupa ... sepul- chri : comment
par J. Colin, Juvnal ... ms. d'Oxford dans Atti Ac. Torino, 87, p.
64 sq.
(3) Cic, Pro Caelio, 26, 62: nisi f orte mulier potens
quadrantaria illa permuta- tione familiaris facta erat balneatori.
Ce texte a t traduit de bien des manires... Il faut entendre, selon
nous, que Clodia, pour surprendre Caelius dans les thermes o il
devait remettre le poison aux esclaves de la dame, s'tait assur la
complicit du baigneur en pntrant dans le bain des hommes pour le
tarif habituel du quart d'as, comme la plus misrable des prostitues
(texte Martial ci-dessus) : moins que cette grosse propritaire ne
se fut assur la familiarit du matre de bain en versant le tarif du
quadrans . On comparera Cicron en marche dans sa province de
Cilicie : Cic, Famil., m, 5 (a. 51 av. J. C.) : Laodiceae : ibi per
paucos dies, dum pecunia accipitur, quae mihi ex publica
permutatione debetur, commorabor. Sur la permutatio pecuniae (=
Zahlungsweise), voir E^ J. Jonkers, Wechsel und Kreditbriefe im
rmischen Altertum dans Mnemosyne, IX, 1940, p. 185-186. Sur le mot
potens : ibid. (machtige Grossgrundbesitzer). On comparera un
surnom de courtisanes : Novariae (Pers., I, 133) ; cf. Schol.,
luv., vi, 117 : quoniam ... ab hora nona totam noctem
prostabant.
(4) H. Bardon, Litt lat. inconnue, t. I (1952), p. 230 :
Clytemnestre d'un quart d'as.
(5) Quintil., Inst. Or., vin, 6, 53. (6) Catul., lviii.
-
862 j. colin (10)
certainement avec orgueil (*) : (2). Surnom divin, qualificatif
d'Hra-Junon, la sur-pouse du plus grand des dieux.
En 57 av. J.-C, Cicron interpelle Clodius devant les pontifes
propos de sa maison dmolie par le tribun pendant son exil (De Domo,
34, 92).
Tu dis que je ne cesse de me donner pour un autre Jupiter et de
me vanter que Minerve est ma sur... Au moins celle que j'adopte
pour ma sur est vierge : et toi, tu n'as pu souffrir que ta sur le
fut. Mais ne dois tu pas te croire Jupiter, toi qui peux appeler la
mme personne et ta sur et ta femme?
Et Cicron revient dans d'autres discours ou plai doyers sur cet
inceste ptolmaque de Clodius (3).
(1) : Cic, Attic, , 9, 1 (avril 59): quem illa , cum e Solonio
redierit ; ibid., , 12 : de cogitatione Publii (Clodii), de lituis
, de signifero Athenione (Vatinius) ; ibid., , 14, 1 : de sermone
Bibuli, de colloquio , de illo delicato convioio .., ille noster
Sampsiceramus (Pompe) ; ibid., , 22, 5 : qui per ex ipso
intellegere possis ; ibid., il, 23, 3 : sed nostrae consan- guineus
...
(2) Selon J. Carcopino (Secrets corr. Cic, 1947, , p. 426) la
double entente de l'application Clodia de cette cheville homrique
n'est pas douteuse (inceste). Notons cependant que dans une
pigramme de Rufin ( s. ap. J. C), Bopis est le nom de guerre d'une
trs belle courtisane : Anthol. Palat., V, 22 (21). C'est donc un
compliment. Dans une autre pigramme du mme, il dit Tu as les yeux
de Hra, Mlit, les mains d'Athna, les seins d'Aphrodite, etc. Ibid.,
v, 94 (93). Cf. aussi v, 198 (197) : : : pigr. de Mlagre de Gadara
(f c. a. 60 av. J.-C), poque de Lucrce.
(3) Cic, CaeL, 13, 32 ... nisi intercdrent mihi inimicitiae cum
istius mulieris viro : fratre volui dicere : semper hic erro. Cic,
Cael., 15, 36 ( Clodia) : fratrem... qui te amat plurimum, qui
propter nescio quam, credo, timiditatem et nocturnes quosdam inanes
metus, tecum semper pusio cum maiore sorore cubitavit. Cic, Domo,
10, 25 ( Clodius) : scilicet tu helluoni spurcatissimo,
praegustatori libidinum tuarum, homini egentissimo et
facinerosissimo, Sext. Clodio, socio tui sanguinis, qui sua lingua
etiam sororem tuam a te abalienavit... ; Cic, Pro Sextio, 54, 116 :
qui omnia sororis embolia novit ; Harusp., 5, 9 : ex sororum
cubiculo egressus ; Harusp., 27, 59 : quis unquam nepos tam libre
est cum scortis quam hic cum sororibus volutatus. Pro Caelio, 32,
78 : ne eadem mulier, cum suo coniuge et fratre ; Harusp., 20, 42 :
domesticis est germanitatis stupris volutatus ; In Pison., 12, 28 :
sororius adulter ; Pro Sextio, 7, 16 : sororiis stupris ; 17, 39 :
cum sororis adultero. Cf. Harusp., 18, Le texte le plus important,
gnralement ignor des biographes de Clodia, montre que l'inceste ne
reposait pas uniquement sur les allgations du grand avocat : Cic,
Pro Milone, 27, 73 : (Clodius) eum, quem cum sorore germana
nefarium stuprum fecisse L. Lucul- lus iuratus se, quaestionibus
habitis, dixit comperisse.
-
(11) SOBRIQUETS DE FEMMES 865
L'anne suivante, dans un discours au Snat, celui sur la Rponse
des haruspices , l'orateur rappelle que le dbauch, accus d'avoir
pntr dans les mystres de Bona Dea, a t absous par des juges
corrompus. Mais la desse ne lui a point pardonn. Les dieux lui ont
inflig la peine la plus affreuse : la fureur et la dmence. Tu
subis, lui dit l'orateur, les seules peines que les dieux aient
tabli pour les forfaits des humains lorsque tu ne fais plus aucune
distinction entre ta femme et ta sur, que tu ne connais plus dans
quel lit tu entres (Harusp., 18, 39)
Or c'est prcisment dans ce discours Sur la rponse des haruspices
que le grand avocat jette P. Clodius : Ne sens-tu pas que les yeux
faibles et teints de ton aeul (le censeur) sont plus dsirables que
les yeux enflamms de ta sur ? (). Au cours de sa correspondance,
l'orateur fait allusion ces grands yeux pleins de flammes en
dsignant par cette Clodia, l'amante la plus passionne du temps la
Lesbie de Catulle qui avait mrit de ses amis l'pithte consacre Ju-
non (2). Ce sont ces yeux brillants de Lesbie (nitidos ocellos :
luv.) qui, un jour, s'ennuagrent de larmes pour la mort d'un
moineau (3).
Une tirade lucrtienne sur les femmes. Les citations presque
inintelligibles des essais de posie lyrique, amoureuse et savante
de Levius, Calvus, Varron, Memmius ne peuvent gure donner une ide
prcise de la littrature potique alexandrine Rome au temps de Csar
(*), et de ce que pourrait en tirer un historien des moeurs ! Une
seule uvre subsiste, celle de Catulle. Mais ct de lui le pome
d'loquente protestation de Lucrce (5) nous a conserv en une courte
tirade, imite par Molire (6), un cas des plus curieux de cette
influence ptolmaque sur la Rome rpublicaine dans ses dernires
convulsions.
(1) Cic, Harusp., 18, 38 (a. 56 av. J. C.) : Ne id quidem
sentis, coniventes illos oculos abavi tui (censor a. 442 = 312 .
Cl. Caecus) magis optandos fuisse quam hos flagrantis sororisi
(2) Textes cits plus haut. (3) Catulle, m ; cf. luv., vi, 8. (4)
Cf. A. Rostagni, St. lett. latina, 1,1949, p. 348 sq. ; H. Bardon,
La littrature
inconnue, t. I : l'poque rpublicaine, 1952, p. 325 sq. (5) Furor
arduus, selon Stace, Silv., II, 7, 76 ; comparer avec Yindignatio
de
Juvnal, I, 79. Cf. G. Murley, Lucr. and the hist, of Satire dans
Trans, Am, Ph, Ass., 1939, p. 380 sq.
(6) Molire, Misanthrope, acte II, se, 5,
-
864 j. colin (12)
Cette tirade lucrtienne, fcheusement dtourne de son sens par les
corrections et les interprtations de nos grammairiens, a un double
intrt. Elle permet tout ensemble un coup d'ii fugitif sur une cole
potique disparue et la prise de vue d'un aspect social du temps :
celui de la femme mancipe dans la triste dcadence de la foi et des
murs ; la femme devenue une puissance et qui joue alors, dans la
posie de Catulle comme dans la posie alexandrine, un rle en rapport
avec celui qu'elle tient dans le monde (1).
Les vers de Lucrce ne se recommandent en rien de la lyrique
esthtique ou erotique. Le pote n'est pas de ceux qui enflamment
leur gnie par l'image fminine qu'ils portent en eux. A une poque o
d'ailleurs les amants ont rarement l'ide d'une possession absolue,
exclusive et jalouse (2), les graves leons de Lucrce recommandent
l'inconstance en amour. Il voque sans indulgence Yamator couvrant
de fleurs et usant de baisers une porte muette. Il le montre
insensible tout, n'coutant que la fougue du dsir et la rvolte du
sang dans ses veines. Aprs avoir engag les amants regarder de plus
prs les dfauts de leur matresse (3), Lucrce dtaille ironiquement
leur aveugle enthousiasme.
Examinons mot par mot le texte : et reproduisons tout d'abord
titre d'exemple le passage de l'dition d'Alfred Ernout, une des
meilleures du De Natura Rerum.
Voici IV, 1160 sq. : 1160 Nigra melichrus est, inmunda et
foetida acosmos,
caesia Palladium, nervosa et lignea dorcas, parvula, pumilio,
chariton rnia, tota merum sal, magna atque immanis, cataplexis,
plenaque honoris.
Balba loqui non quit, traulizi, muta pudens est ;
(1) B. Foertsch, Die politische Rolle der Frau in der rmischen
Republik, 1935 (2) Cf. Catulle, lxviii, 135 sq ; 147 sq ; et le
commentaire de G. Friedrich,
1908, p. 471 sq.. L'amour exclusif est celui que la Grande Mre,
dans sa fureur jalouse, exige d'Attis, condamn par sa propre
mutilation ne plus rechercher aucune femme. Callimaque, fragment
169.
(3) Cf. Catull., xlii, passim, commentaire G. Friedrich, p. 215
sq. Qui chercherait dans les prcises et implacables descriptions
des actes de l'amour physique, qui suivent jusqu' la fin du livre
IV, autre chose que le ralisme d'un physiologiste? Frank Olivier,
En relisant Lucrce dans Mus. Helvet., 10, 1953, p. 66.
-
(13) SOBRIQUETS DE FEMMES 865
1165 at flagrans, odiosa, loquacula, Lampadium fit. Ischnon
eromenion turn fit, cum vivere non quit prae macie ; rhadine verost
iam mortua tussi. At tumida et mammosa Ceres est ipsa ab Iaccho ;
simula Silena ac Saturas t, labeosa philema.
1170 Cetera de genere hoc longum est si dicere coner. Pour ce
passage, Ernout ne donne pas d'apparat critique, le texte
lui paraissant indiscutable : car, selon les diteurs, ces mots
(, , etc.) sont des expressions des potes de l'Anthologie. A quoi
bon, n'est ce pas, s'attarder sur quelques vtilles orthographiques?
Mais voici :
1162 charitomnia Q 1 1 1164 traulizunuta ] | 1166 turn fit cum
fit cum vivere non quit Q [ | 1167 verost QO | J 1168 at tumida
Bernays (cf. Ernout) : at lamia Lachmann : at gemina Lamb. : plena
Merrill : at iamina QO | j
Nous reproduisons en note (*) la plus anime de ces versions
latines de nos grammairiens, qui se refusent clairer les auteurs
romains la lueur des ralits archologiques et sociales. Cette
traduction Bud , nous la rejetons avec toutes les autres, comme
aussi la grave correction de texte, venue fausser le sens de la
tirade tout entire, excellemment conserve par les manuscrits.
Mots d'amour ou noms personnels caressants'} Rappelons-nous:
melichrus, acosmos, palladium, dorcas..., lampadium..., rhadine...,
silena, satura, philema. Les diteurs, grammariens et commentateurs
de Lucrce interprtent ces vocables grecs de IV, 1160 sq. comme des
pithtes amicales ; et ils les impriment sans majuscules initiales.
Nous sommes d'un autre avis.
(1) Trad. A. Ernout (coll. Bud) ad l. : Une peau noire a la
couleur du miel ; une femme malpropre et puante est une beaut
nglige ; a-t-elle les yeux verts, c'est une autre Pallas ; est-elle
toute de cordes et bois, c'est une gazelle ; une naine, une sorte
de pygme est l'une des grces, un pur grain de sel ; une gante
colossale est une merveille, pleine de majest. La bgue, qui ne sait
que dire mot, gazouille ; la muette est pleine de modestie ; une
mgre chauffe, insupportable, intarissable devient un temprament de
flammes ; c'est une frle chre petite chose que celle qui dprit de
consomption ; se meurt-elle de tousser, c'est une dlicate. Une maf-
flue toute en mamelles, c'est Grs elle-mme venant d'enfanter
Bacchus. Un nez camus, c'est une Silne, une satyre ; une lippue
devient un nid de baisers. Mais je serais trop long si je voulais
tout dire. Cf. la trad. P. Parrella, 1941 : Ha colore di miele la
nera, di semplice ha nome I la transandata e sozza ; etc.
-
866 j. colin (14)
Les htares grecques et alexandrines s'taient vu attribuer un
sobriquet pjoratif. Nous en connaissons bien deux douzaines (*) :
(= Hache) pour Las ; (= Rires-et-larmes) (2) pour Phryn ; (= Lampe)
pour Synoris ; ( = Corneille) pour Theokleia ; (= Chassieuse) pour
Phylakion ; et (= Sardine) pour une Phryn et pour Anthis, analogues
nos morues parisiennes etc. ; enfin (= Mouche--chien) pour Nekion ;
" (= le Gouffre) pour Sinop etc. ; (= Double- drachme) appliqu
Phylakion (3).
Dans sa VIe Satire, Juvnal se moquera de ces prcieuses de Rome
qui font l'amour en grec (concumbunt graece) et usent dans la
conversation de jour des gmissements d'extase qu'elles ont laiss
sous leur couverture de lit : (4). Mais ici, chez Lucrce, il ne
s'agit pas d'une contrepartie de la scne de Juvnal, c'est--dire de
mots lascifs profrs par le mle pendant l'treinte. Il n'est pas
question davantage de sobriquets injurieux comme Hippia (5),
Quadranta- ria (6) et Didrachmon (7), pingles par de jalouses
rivales ou par les amoureux vincs. Ce ne sont pas non plus des
pithtes divines analogues (8) ou aux noms de desses prconiss par
Ovide (9).
Pour chacun de ces mots grecs, nous sommes en prsence d'un
surnom personnel, accept avec orgueil par V intresse et tir comme
pour Clodia d'un dtail de ses avantages physiques et de sa beaut
(dtail plus ou moins typique et discutable pour un philosophe.)
(1) Liste par K. Schneider dans Pauly-Wissowa, R.E., s. v.
Hetairai, col. 1359- 1360.
(2) Sur la stupide explication de Pline l'Ancien, voir nos Trnes
Ludovisi- Boston et temples Aphrodite rycine dans Rev. Arch., 1946,
I, p. 154-155.
(3) Voir un peu plus haut propos de Stateriaia. (4) Juv., vi,
195 sq: ... modo sub lodice relictis | uteris in turbal Quod enim
non
excitet inguen I vox blanda et nequaml Digitos habet ... (5)
Ci-dessus, p. 854-855. (6) Ci-dessus, p. 858-861. (7) Ci-dessus, p.
859. (8) Voir supra, p. 862. (9) Ovid., Ars amat., n, 657-662 :
nominibus mollire licet mala : fusca vocetur,
I nigrior Illyrica cui pice sanguis erit ; I si paetast, Veneris
similis ; si rava Mi- NERVAE ; | sit gracilis made quae male viva
suast, | die nhabilem quaecumque brevis, quae turgida plenam , | et
lateat vitium proximitate boni. L'imitation de Lucrce par Ovide est
vidente. Fuscus, surnom romain = Melichrus.
-
(15) SOBRIQUETS DE FEMMES 867
Ce sont des noms de guerre analogue celui de Mnsart devenue
Phryn (le Crapaud), de Melitta devenue Mania (Passion), d'Aspasie
la Jeune, antrieurement Milt (Couleur de Cinabre) (*).
Ces mots suggestifs, l'picurien et sage clectique qu'est Lucrce
(2) les cueille, n'en doutons pas, sur les lvres des jeunes
Romaines, fort mancipes, du cercle de Catilina, de Memmius et de P.
Clodius. Nigra Melichrus est etc. Voici notamment Melichrus
(Couleur-de-Miel) dore ou noircie au soleil de Baies (3) ; Dorcas,
la Daine, analogue l'une de nos biches du temps des crinolines ;
Philma, la bouche faite pour le baiser ; la gracile Rhadin ;
Palladium, la Minerve de poche ; Lampadion, une Fanalette (4) des
nuits d'orgie aux jardins par- culiers du Tibre (5).
Dans les masques de la comdie nouvelle 6 tait un masque avec
coiffure en pointe sur le dessus de la tte, semblable une mche en
flammes (6) ; il tait rserv une courtisane (7). Platon dit que l'on
reconnat un esclave deux choses : son nom et sa coiffure (8). Il en
allait de mme entre les courtisanes et les matrones mancipes de la
Rome alexandrine (Lampadion) (9), sans que nous puissions
aujourd'hui faire bien la distinction (10).
(1) On comparera avec Melichrus = Couleur-de-Miel : 2e note
suivante. (2) Lucret., iv, 1063 sq. : 1065 : et iacere umorum
conlectum in corpora quaeque ...
(coniectum O Q). (3) Melichrus est, dans les inscr. grecques,
attest formellement comme nom
propre : voir plus loin. On comparera avec Milt = Coule
nr-de-Cinabre : 2e note prcdente.
(4) Vieux prnom dans les Pyrnes Catalanes. (5) On trouvera les
rfrences dans Pauly-Wissowa, s. v. Hetairen, col. 1362-
1371 d'aprs Pape, Bechtel, etc. et les inscr. (6) Voir
Daremberg-Saglio, Diet., s. v. coma, fig. 1821. (7) Dicearch., p.
16 Huds ; Pollux, iv, 143-155. (8) Plat., Alcib., p. 148. (9) Cf.
Anthol. Palat., V, 182 (181) : Mlagre de Gadara f c. a. 60 av. J.
C. !
(10) Dans les masques de la comdie nouvelle, tait un masque avec
coiffure en pointe sur le dessus de la tte semblable une mche en
flamme, rserv une courtisane : Pollux, iv, 154. Voir
Daremberg-Saglio, Diet., s. v. coma, fig. 1821 ; M. Bieber, Hist.
Gr. Rom. Th., 1939, fig, 287 : courtisane petite torche : Louvre,
t. c. trouve, avec le masque de j. h. fig. 256, Samsun (Amisos).
Sur la Lampadion, trs jeune courtisane, cf. Pauly-Wissowa, s. v.
Maske, col. 2104. Pour la Lampadio de Plaut., Cistell., voir K.
Schmidt, art. cit. note suiv., p. 192 ; cf. Phaniscus
(Mostell.).
-
868 j. eoLiN (Iff)
lampe est spcialement un nom d'htare comme ~ gazelle (!). Parmi
nos vocables, beaucoup peuvent tre accepts non seulement par les
affranchies raffines, mais aussi par les nobles et joyeuses
matrones du cercle de Catulle et de Clodia : car ils sont communs
au monde et... au demi-monde de l'Orient hellnique : tels sont =
Baisers (2) et = Satyre (3). Certains autres enfin ne sont pas
connus jusqu'ici comme ports par des htares, mais se rencontrent
uniquement chez les honntes femmes d'Athnes ou d'Alexandrie.
Lucrce dsigne une des trois petites Charits en laissant le
lecteur prciser selon son got (4). Car Aglaia est un nom de femme
honnte courant (5), avec Euphrosyne (6) ; celui-ci tait galement un
nom d'htare (7). Thalia est un nom de femme (8) et de courtisane
(9). Une
(1) Toutes les Aspasie ne sont pas des courtisanes. On s'y est
souvent tromp. Voir p. ex. l'inscr. de Paros (Ch. Michel, n 1000 =
I.G., xn, 5, 185-186) concernant les cotisations verses par une
prtendue association de courtisanes (ier s. av. J. C.) : E. Maas,
Zur Hetairinschrift von Paros dans Ath. Mitt., 18, 1893, p. 21 sq.,
discut par A. Wilhelm, ibid., 23, 1898, p. 419 sq. Chez le
contemporain de Lucrce, Mlagre de Gadara, des diminutifs comme
Demarion, Timarion et Phanion valent presque une enseigne (Anthol.
Pal., v, 96, 198,204 etc.). L'tude de Plaute prouve que les mmes
noms taient souvent employs en Grce pour les htares et les femmes
honntes (Karl Schmidt, Gr. Personennamen bei Plautus dans Herms,
37, 1902, p. 173-212). Certains sont rservs des courtisanes et ont
un sens obscne, p. ex., p. 190: Gymnasium (Cistell.) ; cf.
Palaistra (p. 198) dans le modle giec d'Apule, L'Ane (J. Colin,
Pture d'esclave dans Latomus, 1953, p. 283, note 1.)
(2) Cf. une joueuse de flte, l'amoureuse Satyra : Anthol.
Palat.,\,20Q (205): Lonidas de Tarente, me s. av. J. C.
(3) Philemation, nom de courtisane et d'honnte femme : voir rfr.
Pauly- Wissowa, R.E. s. v. Hetairai, col. 1369. Cf. Plaut.,
Mostell. (K. Schmidt, art.cit., p. 200).
(4) : LG., iv, 731 (Hermione d'Argolide), IIe col., 1. 6 ; cf.
823, 1. 32 (Troe- zen). Charito : nom d'une belle vieille dans
Philodme, le pote grec de Rome contemporain de Lucrce : Anthol.
Pal., v, 13. La quatrime des Charits est Brnice : Callimaque,
pigr., 51.
(5) Pape-Benseler. Aegle est aussi le nom d'une des faciles
puellae de Pom- pi, et chez Martial, xii, 55.
(6) Ibid. (7) Gorg. ap. Athen., xiii, 583, e. (8) Pape-Benseler.
(9) "W. Klein, Gr. Vasen Lieblingsinschr., 2e d., p. 76 : sur un
vase obscne de
Berlin.
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(17) SOBRIQUETS DE FEMMES
Charit cite par Hermsianax (*), Peitho, fut le nom d'une htare
qui pousa le tyran Hiron de Syracuse (2). Une autre Charit, (surnom
d'Artmis), c'est--dire Clotilde, est un nom de courtisane (*) sinon
d'honnte femme (4).
A quatre endroits, Lucrce ne reproduit pas le nom propre et se
borne le suggrer par les mots acosmos, cataplexis, traulizi et
pudens. Qu'est-ce dire ?
Pudens est peut-tre la transcription latine du nom propre grec
de servante (5) et de desse , qui ne faisait pas le vers.
Cataplexis se rencontre uniquement comme adjectif appliqu une
certaine courtisane (6). Acosmos se trouve seulement parmi les noms
propres sous la forme non privative dans les inscriptions (7), ou
la forme (8). Quant traulizi, ce n'est pas ici un nom propre (9) :
c'est un verbe qui suggre peut-tre le nom de Traule (10), ou celui
de Chlido, nom de courtisane, la matresse de Verres (u). Car veut
dire : je trille comme l'hirondelle. Mais le sujet de la phrase et
le surnom sont en fait Balba, si frquent Rome.
Restent rhadine, melichrus et ischnon eromenion. Ces trois
expressions, curieusement groupes dans cette tirade, sont empruntes
Thocrite (12), au double distique du dbut de la chanson compose en
l'honneur de sa belle et d'une touchante navet que chante Boucaios,
le sentimental paysan des Moissonneurs (13) :
(1) Hermsianax, ap. Paus., ix, 35, 5. (2) Athen., xiii, 577a.
(3) Gorg., ap. Athen., xiii, 583 e. (4) Mal attest. (5) Long.,
Pastor., iv, 21 ; cf. C.I.G, IV, 7118. (6) Macho, ap. Athen., xiii,
578 c. (7) Discut. (8) Nom du fils de Lycurgue : Paus., Ill, 16, 6.
(9) Cf. Traulos, nom d'homme : CI. G., 1830 (Salone) ; est
l'pithte
du pote chrtien Anastasios (Anthol. Pal., xv, 28). (10) Traulos
est attest : note prcdente. (11) Cic, Verr. I, 40, 104 ; II, 47,
116...., ; Juv., vi, 365, 6. Cf. J. Colin, Juv.,
baladins et rtiaires d'aprs ms. Oxford, p. 26 dans Atti Ac.
Torino, 87. (12) Theocritus, d. A. S. F. Gow, 1952, II. Com., p.
200. Wilamowitz, en
1924, affirmait que Lucrce steht ausser Beziehung zu der
hellenistischen Poesie . Hellenist. Dichtung, 1924, I, p. 230. (13)
Thocrite, , 24 et 26-27 : trad. Ph. E. Legrand (coll. Bud). R. .
Ph. et H. XXXIII. 58.
-
870 j. colin (18)
24 Pirides, avec moi chantez la sue Zie ((') / enfant... 26
Charmante Bombyca, tous te disent noiraude (*), 27 dessche () et
brle ; moi seul couleur de miel () Melichrus est un nom de personne
: nous pouvons l'affirmer grce
aux inscriptions grecques sur une base et sur une plaque de
marbre blanc trouves Boeae (2), en Laconie. Rhadine est un nom
propre : celui de l'amante de Lontichos chante par Stsichon (3) et
qui avait un monument Samos (4).
Pour ischnon eromenion, le premier mot, selon nous, est le
complment (pjoratif) ischnon (5), tir de la chanson ; l'autre,
Eromenion, est le nom propre : Petit-Amour (6), surnom de Yamicula
(7).
Cette chanson de Thocrite s'entendait peut-tre dans les festins
de P. Caelius et de Clodia. En ce cas, elle serait l'occasion de
notre tirade tout entire.
Une fois seulement, le pote parat employer comme sujet un nom
rserv strictement une divinit : Crs ! Ce serait invraisemblable et
viendrait ruiner notre thse (8). En fait, cela n'est pas.
Ce vers 1168 a fait l'objet d'une grave correction des
grammairiens : lamina des manuscrits de Leyde corrig en tumida,
gemina, etc (9). Gardons-nous bien de dtruire ce prcieux nom propre
de la luxuriante Jamina compare Crs allaitant Bacchus (10). (cf. ',
nom d'homme dans Y Iliade, (u). tablissons le vers en voyant dans
at un report de copiste du troisime vers prcdent : at flagrans
:
[at] lamina et mammosa Ceres est ipsa ab Iaccho ; Luxuriante est
une Crs allaitant Bacchus .
(1) . Nom propre : Pape. (2) Boeae, en Laconie maritime au N. du
cap Male (auj. Neapolis) : I.G., v, 1,
958 et 959, 1. 6 : . (3) Stesich. (fr. 42 = 55) ap. Strab., vin,
3, 20. (4) Paus., vii, 5, 13. (5) Cf. Masque de vieille :
Pauly-Wissowa, s. v. Maske, col. 2101. (6) Non attest. (7) :
amicula dans le pote de l'poque d'Auguste Antiphon de By-
zance (Anthol. Pal., xi, 168, 4). (8) La mention de Palladium,
que nous traduirons ici pour commodit par
Pallas-de-poche, fait allusion en fait la statuette du
Palladion. (9) Iacchus = Liber. Cf. Cic, ai deor., , 24, 62.
(10) IL, xii, 139 et 193 (Troyen). (11) Voir supra l'apparat
critique. La correction tumida est adopte par G.
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(19) SOBRIQUETS DE FEMMES 871
Cette correction imprudente en gemina, tumida, etc. a t opre
pour faire rentrer le vers dans la ligne d'interprtation des vers
prcdents : les mots grecs sont des pithtes . Elle a empch les
latinistes de comprendre le morceau tout entier. S'ils avaient gard
la leon des manuscrits, elle les aurait mis sur la voie de
l'interprtation normale de la tirade ...
Les potes alexandrins de Rome comme ceux d'Alexandrie (*)
donnent leurs amantes, relles ou imaginaires, des noms tirs de la
mythologie et de l'histoire (2). Mais les amoureux prfrent pour
leurs matresses bien vivantes des noms plus tangibles, qu'ont port
jadis, que portent encore au temps de Csar les femmes courtisanes
ou bourgeoises d'Alexandrie ou d'Athnes... (3)
Outre la ralit palpitante (4), les deux principales sources de
Lucrce en ce morceau sont la chanson du moissonneur, dans Thocrite,
pour les mots ; et pour les noms propres les pages de Gorgias sur
les courtisanes, dont, seuls, des fragments sont connus par Athne.
L'ide gnrale du morceau, Lucrce l'a tire, comme l'ont vu les
latinistes (5), d'un passage de Platon (6). Or, si nous tudions de
plus prs qu'on ne l'a fait (7) ce passage, nous reconnatrons, l
encore, que la plupart des
DellaValle, L'amore in Pompei e nel poema di Lucrezio dansATENE
e Roma, 1937, p. 157.
(1) La Lyd d'Antimaque, la Battis de Philtas, laLeontium
d'Hermsianax, etc.. (2) Lesbia de Catulle; Leucadia, Lycoris, Dlia,
Cynthia, Corinna : chez Gallus,
Tibulle, Properce, Ovide. Sur Cythris (Gallus), voir plus haut.
(3) A Rome mme, concubines et courtisanes porteront des noms grecs
vritables
celui qu'elles avaient comme esclaves ou affranchies ou des noms
invents : p. ex. Akt (affranchie et concubine de Nron), Kainis
(affranchie et secrtaire d'Antonia, mre de Claude, dilecta de
Vespasien), Lalage (Mart.,ii, 66, 35), Libas (Ovid., Amor., 3, 7,
24), Pyrrha (Horat., Od., , 5, 3) etc..
(4) Voir plus haut. (5) Ernout et Robin, Lucrce, comment, ad IV,
1160 sq. ; P. Lejay, Satires
d'Horace, 1911, p. 64 ad Sat, m, 41 sq. (6) Platon, Rep., 474d
(coll. Bud) : , ,
' , , , , etc..
(7) Platon, Rep., V, 474 d., trad. . Chambry (coll. Bud) : beaux
garons. Que l'un d'eux soit camus, vous l'en louerez en l'appelant
gracieux ; d'un nez crochu, vous dites qu'il est royal ; d'un nez
qui tient le milieu entre l'un et l'autre,
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872 colin (20)
mots typiques sont des noms propres (x) : sauf, premire vue .
Mais mme ces deux vocables sont choisis, croyons-nous, parce qu'ils
rsument des prnoms comme Thogns, Diogns, Hermogns, etc. (2).
La preuve que Lucrce parle ici de sobriquets, nous la trouvons
chez Horace, qui a repris le mme procd pour des jeunes garons. Au
livre I, Satire III (38-54), aprs avoir brivement voqu l'exemple de
l'amant que les difformits de sa matresse trouve aveugle allusion
certaine la tirade lucrtienne, il loue ces pres qui attnuent en des
surnoms caressants les difformits de leur fils. Paetus, Strabo,
Pullus, Varus, Scaurus, Frugi, et aussi Simplex sont des cogno-
mina romains bien connus, comme l'ont vu (pour les premiers) les
diteurs d'Horace.
Il s'est pass pour les copistes de Lucrce ce qui s'est produit
pour les scribes byzantins d'une pigramme de Rufin (ue s. ap. J.C.)
(3), o le nom propre Phil, frquent seulement dans les inscriptions
attiques, a t pris pour un adjectif.
Pas plus que le satirique de l'Empire (4), l'historien de la
Rome rpublicaine (5), l'homme politique (6) ou le pote lyrique (7),
mme s'il l'a aime n'ont la moindre piti pour la femme qui tombe. Il
nous
qu'il est parfaitement proportionn ; pour vous, les enfants au
teint noir ont l'air martial, les enfants au teint blanc sont les
enfants des dieux ; on parle aussi du teint de miel, expression qui
ne peut venir, n'est-ce-pas 1 que d'un amant qui dguise un dfaut
sous un terme de louange et s'accommode facilement de la pleur de
l'objet aim pourvu qu'il soit en sa fleur. .
(1) picharis, nom d'homme et de femme (Pape-Benseler) ;
Basilikos, nom d'homme (ibid.) ; Andrikos, nom d'homme (ibid.) ;
pour , voir supra.
(2) Selon S. Reinach (Sur une classe de noms grecs thophores :
Rev. Arch., 1924, I, p. 162), Hermogns est plutt, par analogie avec
Kephisogns, driv du nom du fleuve d'Asie-Mineure.
(3) Anthol. Pal., V, 70, 4 (d. P. Waltz et J. Guillon, coll.
Bud). (4) Juvnal, Sat, VI et passim. (5) Salluste, Catil., 25 :
Sempronia, ci-dessus. (6) Cic, Harusp. et Pro Coelio cits supra :
Glodia. (7) Catulle, passim : Clodia-Lesbia.
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(21) SOBRIQUETS DE FEMMES 873
semble qu'un picurien la manire de Lucrce (x) devait au moins le
silence aux dfauts physiques de sa contemporaine, fut-elle parvenue
au dernier degr de l'abjection comme Cythris, Clodia ou Sempronia.
Sa honte morale laisse presque indiffrent Lucrce (2). Mais il ne
respecte pas la femme dans sa dgradation physique. Reprenant son
compte la nave et joyeuse chanson du moissonneur de Thocrite, il
lance une tirade d'un ralisme cruel et d'un inquitant pessimisme.
Pour lui dj, l'amour n'est plus un don des dieux et la chair
fminine est presque ftide... (foetida : vers 1160).
D'autres hommes que Lucrce possdaient alors le grec (3). Chez
les lgiaques et les pigrammatistes, la connaissance de l'antiquit
alexandrine venait en aide l'expression de l'amour, l'art de louer
lapidai- rement la beaut d'une courtisane ou tresser de vertes
couronnes potiques avec des fleurs cueillies chez les favoris des
Lagides. Levius crivait des . Memmius, le protecteur de Lucrce,
ddaignait la littrature latine et ciselait de mauvais vers
grecs.
Mais Lucrce nous donne-t-il une ide juste de la langue raffine
et galante de son temps dans ce spirituel passage o, se moquant
aveuglment de l'amour, il montre les dfauts de l'aime sous le
surnom lo- gieux que lui ont donn ses amoureux? Sans doute ceux-ci
sont des hommes la mode. Ils connaissent les noms grecs des
Athniennes et des Alexandrines ; beaucoup savent le grec (4). Mais
ce n'est pas forcment le cas du monde et du demi-monde fminin de
Rome (5).
Properce viendra peine de prendre la toge virile (vers 30 av.
J.-C.) quand il commencera imiter les lgiaques alexandrins (6).
Ovide se sera fait une ou deux fois la barbe quand il crira, pour
clbrer Corinne, des vers imits de Callimaque (7). Catulle et
Tibulle, vers leur ving-
(1) Pasquale Giuffrida, L'Epicurismo nella lelteratura latina
nel' I sec. av. Cristo, II, Lucrezio e Catullo, 1950, p. 131sq.
(2) Lucrce, iv, 1060-1287. (3) Sur leur entourage grec
secrtaires, mdecins, artistes voir W. Kroll,
Rmische Gesellschaft in der Zeit Ciceros,dans Neue Jahrbcher fr
Wissenschaft, 1928, p. 308 sq.
(4) Prop., iv, 1, 131 sq. (5) Culture grecque superficielle,
sauf chez Cicron : W. Kroll dans Forsch,
. FoRTSCHR., 1933, p. 200 sq. (6) W. Kroll, Die Kultur der
ciceronischen Zeit, I et II, 1933. (7) ., Trist., iv, 10, 57.
Mythologie.
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874 j. colin (22)
time anne, rdigent leurs premires posies (*). Mais leurs belles
amies, affranchies ou veuves lgres, Lesbia Clodia, Corinne,
Cynthia, Dlia, Leucadia, Lycoris, s'occupaient-elles lire
Callimaque et Philtas comme le prtendent les critiques modernes?
C'est bien douteux (2). Mme avec Atticus, Cicron, qui sme les mots
grecs dans sa correspondance, use fort peu de longues phrases en
cette langue. Quand il le fait, c'est par ncessit, propos
d'affaires conjugales, pour ne pas tre compris du messager (8).
Beaucoup plus tard, l'impratrice Livie n'employait peut-tre pas
le grec aussi frquemment qu'on le croit souvent (4). Dans une
lettre qu'il lui adresse, Auguste insre notamment une longue phrase
en grec. Mais c'est pour parler en toute franchise et secret du
futur empereur Claude (5). Il se demande s'il lui manque quelque
chose, s'il ne possde pas toutes ses facults soit au point de vue
physique, soit au point de vue mental (6)... Pas plus que Cicron,
Octave n'aimait parler en langage clair le latin des tares de sa
famille.
Surnoms caressants. Les corrections des grammairiens au vers
1168? Nous les repoussons toutes. Nous gardons la leon des
manuscrits de Leyde lamina (cf. nom d'homme : IL). Nous
supprimerons toutefois en tte du vers, pour des raisons mtriques,
car Jamina est long en initiale le at qui fait double emploi avec
celui du
(1) Catulle, lxiv et lxvi (vers l'a. 70-75 av. J. C). Selon
certains, le lxv serait traduit de Callimaque. (vers 16 :
expressa). Le sujet du pome est l'Egypte ptolmaque : G. Friedrich,
Cat. Veron. comment., 1908, p. 402-429.
(2) Mme pour Clodia, il n'est pas permis d'affirmer que son
intelligence et sa culture l'ait fait comparer par Catulle Sapho.
Le surnom Lesbia est plutt un loge de sa beaut, gale celle, trs
clbre dans les concours, des femmes de Lesbos. Bien vu par L.
Alfonsi, Lesbia dans Am. J. Phil., 1950, p. 59 sq.
(3) Deux lettres d'affaires partiellement en grec et style
nigmatique. Cic, Epist. Atticus, vi, 4 et vi, 5 (Tarse, juin 50 av.
J. C. ; cf. vi, 7) : Je ne veux ici te parler qu' mots couverts :
plusieurs phrases en grec sur la gestion de l'affranchi de sa
femme.
(4) G. Herzog, Philosophisch gebildete Frauen auf dem rmischen
Kaiserthron dans Wiener Bltter f. die Fr. d. Ant., 1922, p. 90
sq.
(5) Bien vu par H. Bardon, Les Emp. et les lettres lat.
d'Auguste Hadrien, 1940, p. 39.
(6) Suet., Claud., 4. Voir J. Colin, Juvnal et le mariage
mystique de Gracchus, 1955, p. 88-89 dans Atti Accad. Scienze
Torino, vol. 89 ; et surtout , Messaline dans Les tudes Classiques,
1956, janvier,
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(23) SOBRIQUETS DE FEMMES 875
troisime vers prcdent (1165) at flagrans. Ce doit tre un report
de celui-ci, d au copiste (*). Pour rsumer la dmonstration donne
plus haut, nous indiquons par un astrisque (*) les noms propres qui
sont attests au fminin ou au masculin comme noms de personnes
Athnes, Alexandrie ou travers le monde grec dans les textes
littraires ou pigraphiques. Ceux qui ne sont que partiellement
connus, tel Acosmos ( t), sont indiqus par une croix (+). Lucrce,
IV, 116 sq :
1160 Nigra *Melichrus est ; immunda et foetida + Acosmos ;
caesia *Palladium ; nervosa et lignea *Dorgas ; parvula, pumilio *
Chariton , tota merum sal ; magna atque immanis, Cataplexis,
plenaque honoris ; alba loqui non quit traulizi ; muta Pudens est
;
1165 at flagrans odiosa, loquacula, * Lampadium fit ; ischnon
Eromenion turn fit, cum ivere non quit prae made ; *Rhadine verost
iam mortua tussi ; [at] * Lamina et mammosa Ceres est ipsa ab
Iaccho ; simula * Silena ac *Saturast ; labeosa *Philema.
1170 Cetera de genere hoc longum est si dicere coner.
1162 charitomnia Q II 1164 traulizunuta Q || all 66 turn fit cum
fit cum vivere non quit Q || 1167 verost QO || 1168 lamina Colin:
at iamina OQ. at tumida Bernays (cf. Ernout) : at lamia Lachmann :
at gemina Lamb. : at plena Merrill.
Couleur-de-miel est noiraude ; Sans-apprt est malpropre et
puante ; Pallas de poche est louche ; Biche est sche et raide ;
Grce est naine, une pygme, un vrai grain de sel ; Merveilleuse est
grande, de taille effroyable, pleine de majest ; Balba ne peut
parler, elle trille (comme L'Hirondelle) ; Pudique
est muette ; Fanalette est enflamme, odieuse, intarissable ;
Petit-Amour est dessche et dprit de consomption ; Dlicate se meurt
de tousser ; Luxuriante est une Crs allaitant Bacchus ; Silena et
Satyra sont camuses ; Trne-de -baisers est lippue. Ce serait trop
long si je voulais dire les autres du mme genre.
(1) Souvent le scribe de Lucrce a trbuch en fin de vers en
rptant le mot qui termine le vers prcdent ou le suivant. F.
Olivier, En relisant Lucrce, dans Mus. Helvet., 10, 1953, p.
45.
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876 j. colin (24)
Pour l'expression potique, l'antithse, la marche de la tirade
ironique tout entire qui dsormais s'insre en relief dans le pome
simple et majestueux nous prions le lecteur de comparer notre
traduction celles qui ont t donnes dans les divers pays europens.
Il serait superflu d'insister sur l'intrt onomastique et historique
d'un tel texte, rendu sa vraie signification par les surnoms
caressants des femmes, ressurgis dans le cadre mme de la tradition
manuscrite et des circonstances sociales.
Jean Colin.
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