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Elsevier Masson SAS
La civilisation du travail selon Simone WeilAuthor(s): lodie
WahlSource: Sociologie du Travail, Vol. 47, No. 4, LES NOUVEAUX
FORMATS DE LINSTITUTION(SUITE) (Octobre-Dcembre 2005), pp.
518-532Published by: Elsevier Masson SASStable URL:
http://www.jstor.org/stable/41929145 .Accessed: 10/12/2014
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ELSEVIER
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com
SCIENCE^DIHECT. SOCIOLOGIE DU TRAVAIL
Sociologie du travail 47 (2005) 518-532 ====^======
http://irance.elsevier.com/direct/SOCTRA/
Note critique
La civilisation du travail selon Simone Weil
lodie Wahl
Laboratoire Cultures et socits en Europe, universit Marc Bloch,
btiment Le Patio, 22, rue Ren Descartes, 67084 Strasbourg cedex,
France
Simone Weil ne en 1909, normalienne et professeur agrg de
philosophie, militante syn- dicaliste anti-stalinienne dans les
annes 1930, manuvre aux usines Alsthom, J.-J. Carnot et Forges de
Basse-Indre puis Renault en 1935, s'engagea en Espagne dans la
colonne Durruti en 1936, et fiit proche du gouvernement de Londres
en 1943. Elle est considre par certains comme une thologienne
mystique . Dcde Londres 34 ans en 1943, Simone Weil, au cours de sa
courte vie, a crit une uvre d'une ampleur considrable, presque tout
entire posthume. Un mme thme y est prsent du dbut la fin, inchang,
la ncessit pour la modernit d'engendrer une civilisation fonde sur
le travail. Ainsi, en 1934, elle crit : la civilisation la plus
pleinement humaine serait celle qui aurait le travail manuel pour
centre, celle o le travail manuel constituerait la suprme valeur
(Weil, 1955, p. 117), Marx, dont l'uvre enferme bien des
contradictions, donnait comme caractristique essentielle de
l'homme, par opposition avec les animaux, le fait qu'il produit les
conditions de sa propre existence et ainsi se produit indirectement
lui-mme. Les syndicalistes rvolutionnaires, qui mettent au centre
de la question sociale la dignit du producteur considr comme tel,
se ratta- chent au mme courant. Dans l'ensemble, nous pouvons avoir
la fiert d'appartenir une civi- lisation qui a apport avec elle le
pressentiment d'un idal nouveau (Weil, 1955, p. 124). En 1943, elle
crit Londres : Notre poque a pour mission propre, pour vocation, la
constitu- tion d'une civilisation fonde sur la spiritualit du
travail. Les penses qui se rapportent au pressentiment de cette
vocation, et qui sont parses chez Rousseau, George Sand, Tolsto,
Proudhon, Marx, dans les encycliques des papes, et ailleurs, sont
les seules penses originales de notre temps, les seules que nous
n'ayons pas empruntes aux Grecs. C'est parce que nous n'avons pas t
la hauteur de cette grande chose qui tait en train d'tre enfante en
nous que nous nous sommes jets dans l'abme des systmes totalitaires
(Weil, 1949, p. 125). Il nous faudra revenir sur ces passages et
expliquer ce que Simone Weil entend par travail
Adresse e-mail : [email protected] (. Wahl). 0038-0296/$ -
see front matter 2005 Elsevier SAS. Tous droits rservs. doi : 1 0.
1 0 1 6/j .soctra.2005 . 1 0.006
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. Wahl / Sociologie du travail 47 (2005) 518-532 519
manuel , expliquer aussi ce qu'est cette spiritualit du travail
voque. Mais d'ores et dj nous devons remarquer que l'ide de fonder
une civilisation sur le travail doit affronter de nombreuses
critiques qui s'lvent contre elle, et qui vont toutes dans le mme
sens. Ainsi celle de Hannah Arendt (dans la Condition de l'homme
moderne ), celle de Jacques Ellul (dans Y Exgse des nouveaux lieux
communs ), celle du groupe Krisis (dans le Manifeste contre le
travail ), celle de Dominique Mda (dans Le travail une valeur en
voie de dispari- tion ), etc. Pour tous ces auteurs, il s'agit de
mettre en vidence le fait que le travail, loin de librer les hommes
, les soumet, loin de raliser l'essence de l'homme , la mutile. La
grande tche de la modernit serait plutt selon eux de librer les
hommes de la contrainte de la ncessit, de raliser une civilisation
fonde sur l'activit politique, celle-ci ncessitant que soit dpasse
la civilisation de Y animal laborans. Cependant, dans la mesure o
la pense de Simone Weil parvient affronter ces critiques, il nous
semble qu'elle revt une vritable perti- nence, en mme temps qu'elle
dfinit un vritable programme pour la sociologie du travail. Quel
est ce programme ? Comment la pense de Simone Weil affronte-t-elle
les critiques qui sont adresses une socit fonde sur le travail ?
Quelles significations sociales et spirituelles revt le travail
dans l'volution de la pense de Simone Weil ? Pour rpondre ces
questions, il nous faut comprendre le cheminement la fois politique
et spirituel de Simone Weil.
1. Action rvolutionnaire et action contre-rvolutionnaire
L'activit de l'homme travailleur est toujours oppose par Simone
Weil l'oppression sociale. C'est--dire que pour elle, le travail
est une action : l'action s'oppose chez Simone Weil la passivit
intellectuelle. L'activit de l'homme travailleur est qualifie
d'action vri- table : les autres activits humaines (science, art,
jeux...) imitent la rigueur propre au travail. L'oppression sociale
rend les hommes passifs, elle dessaisit les travailleurs de la
matire de leur action : le monde, c'est--dire surtout les lois de
la nature. Mais qu'est-ce que l'oppres- sion sociale ? Les
rflexions de Simone Weil sur l'oppression sociale sont bases sur
son observation de la situation politique allemande de 1932.
Alors professeur depuis un an, Simone Weil se rend aux vacances
1932 en Allemagne afin d'observer la situation politique. Elle
crira de retour, dans U cole mancipe , que la situation dans ce
pays est sans conteste rvolutionnaire : chacun se sent sans cesse
entirement au pouvoir du rgime et de ses fluctuations ; et
inversement, nul ne peut mme imaginer un effort faire pour
reprendre son propre sort en main qui n'ait la forme d'une action
sur la structure mme de la socit , La situation, en Allemagne, peut
donc tre dite rvolutionnaire (Weil, 1988, p. 143). Seulement les
Allemands, dans leur majorit, sont passifs. Simone Weil constate
que la classe ouvrire allemande est divise en trois camps :
majoritairement, elle gonfle les rangs de la social-dmocratie, la
social-dmocratie tant subordonne aux syndicats ; certains ouvriers,
surtout les exclus des organisations syndicales pour cause de
chmage, sont dans les rangs du parti hitlrien ; enfin il y a le
parti communiste, qui est selon elle quatre vingt pour cent un
parti de chmeurs.
Le but de la social-dmocratie n'est pas de renverser le rgime,
Simone Weil constate : la rvolution, crivait Marx en 1848, les
proltaires n'ont rien perdre, que leurs chanes. Et c'est un monde
qu'ils ont y gagner . Le rformisme repose sur la ngation de cette
formule. La force du rformisme allemand repose sur le fait que le
mouvement ouvrier allemand est le mouvement d'un proltariat pour
qui, longtemps, cette formule ne s'est pas vrifie ; qui, long-
temps, a eu l'intrieur du rgime quelque chose conserver (Weil,
1988, p. 153). Ainsi la
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classe ouvrire en Allemagne, grce aux conqutes syndicales, est
extrmement cultive, qua- lifie, et puissante. C'est une classe mre
pour s'approprier la structure de la production en situation de
crise conomique. Et pourtant elle ne dclenche aucune action
rvolutionnaire. La raison en est, selon Simone Weil, que ce sont
ces organisations syndicales mmes qui empchent l'action
rvolutionnaire. L'organisation syndicale est devenue bureaucratique
: en 1932 les syndicats continuent rgner dans les entreprises ; et,
jusqu'ici, ils russissent briser tous les mouvements de quelque
envergure auxquels ils s'opposent. La bureaucratie rformiste
continue tenir en main les rouages de la production. Les ouvriers
regimbent, mais elle fait ce qu'elle veut [...] Que veut-elle ?
Conserver ses bureaux. Conserver les orga- nisations, sans se
demander quoi elles servent. Dans cette tche, les bonzes sont aids
par des militants sincres, qui, force de s'tre dvous pour les
organisations, les considrent comme des fins en soi (Weil, 1988, p.
161).
Cependant, puisqu'il y a, en Allemagne en 1932 un parti
communiste, Simone Weil crit que l'on peut se demander pourquoi le
parti communiste ne russit pas rallier la classe ouvrire. C'est
pourtant un phnomne qui s'explique. D'abord, la politique du parti
commu- niste est contradictoire. Alors qu'il a le choix, puisque la
classe ouvrire est largement syndi- que, entre s'imposer dans les
organisations syndicales rformistes, ou crer des syndicats rouges ,
c'est--dire rvolutionnaires, ct des organisations syndicales
rformistes, le parti communiste ne choisit pas : on a organis
paralllement des syndicats rouges et les organi- sations
d'opposition, et on a toujours maintenu cte cte les deux mots
d'ordre contradictoi- res : renforcez les syndicats rouges et
travaillez dans les syndicats rformistes . En consquence, les
syndicats rouges sont rests squelettiques en face des quatre
millions d'adh- rents des syndicats rformistes ; mais leur
existence a suffi, d'une part, pour permettre aux rformistes de
prsenter les communistes comme tant, au mme titre que les
hitlriens, des ennemis des organisations syndicales, d'autre part,
pour faire ngliger aux militants la propa- gande dans les syndicats
social-dmocrates (Weil, 1988, p. 165). Ensuite, la propagande du
parti communiste semble paradoxalement anti-rvolutionnaire : un
moment donn, on a lanc ouvertement le mot d'ordre brisez les
syndicats (Weil, 1988, p. 166), note Simone Weil, ou bien le Comit
central a dit, dans un appel lanc en vue des lections du 6 novem-
bre : Les chanes de Versailles psent de plus en plus lourdement sur
les ouvriers alle- mands (Weil, 1988, p. 170), Simone Weil demande
: Ce sont donc les chanes de Ver- sailles que le proltariat
allemand aurait briser, et non les chanes du capitalisme ? (Weil,
1988, p. 170). Inconscient de son manque de crdit auprs de la
classe ouvrire rformiste, le parti communiste lance des appels la
grve, grves au cours desquelles il est oblig d'accep- ter l'appui
des hitlriens (notamment pendant le conflit des transports Berlin
en 1932). Et pourtant les hitlriens peuvent soutenir les grves
comme les briser. Comment expliquer les erreurs graves du parti
communiste ? Simone Weil crit : Ce que nous savons, c'est que les
principales fautes du parti communiste allemand, savoir la lutte
sectaire contre la social- dmocratie considre comme l'ennemi
principal , le sabotage du front unique, la participa- tion au
soi-disant plbiscite rouge , la honteuse dmagogie nationaliste,
tout cela a t impos au parti par l'Internationale (Weil, 1988, p.
186).
Mais le plus important semble tre pour Simone Weil, le fait que
ce sont les mmes ouvriers qui se rangent aux cts du parti
communiste et du parti hitlrien. Ce sont des ouvriers au chmage,
dots d'une faible conscience politique. Ainsi le parti communiste a
pu recruter des militants issus des rangs hitlriens. Or cela n'est
pas pour hausser le niveau poli- tique du parti, note Simone Weil.
Elle n'est donc pas tonne de ce que la situation rvolution-
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naire en Allemagne ait finalement rendu possible l'lection de
Hitler la Chancellerie. Quelles conclusions Simone Weil tire-t-elle
de la situation allemande ?
En 1933, elle publie larticle Perspectives. Allons-nous vers la
rvolution proltarienne ? dans la revue de Pierre Monatte et Robert
Louzon, La Rvolution proltarienne : La seule question qui se pose
est de savoir si nous devons ou non continuer lutter (Weil, 1988,
p. 280), ainsi est formule la conclusion tire de l'observation de
la situation allemande. En fait, ce que Simone Weil constate, c'est
d'une part, que l o la classe ouvrire tait mre pour s'emparer de la
structure de production, donc en Allemagne, l'agitation communiste
a permis au fascisme de triompher, et que d'autre part la passivit
ouvrire a t cause par les organisations syndicales. Ainsi
devons-nous ou non continuer lutter , alors que la lutte spontane
s'est toujours rvle impuissante, et [que] l'action organise scrte
en quelque sorte automatiquement un appareil de direction qui, tt
ou tard, devient oppressif. De nos jours cette oppression
s'effectue sous la forme d'une liaison organique soit avec
l'appareil d'tat national, soit avec l'appareil d'tat russe (Weil,
1988, p. 279) ? Devons-nous conti- nuer lutter, alors que le
travail d'organisation, en dveloppant la bureaucratie, peut favori-
ser galement l'avnement du fascisme, comme le montre l'exemple de
la social-dmocratie (Weil, 1988, p. 279) ? Enfin, devons-nous
continuer lutter alors que l'espoir du mouve- ment rvolutionnaire
reposait sur les ouvriers qualifis, seuls unir, dans le travail
industriel, la rflexion et l'excution, prendre une part active et
essentielle dans la marche de l'entre- prise, seuls capables de se
sentir prts assumer un jour la responsabilit de toute la vie co-
nomique et politique (Weil, 1988, p. 278), et que la
rationalisation a supprim leur fonc- tion et n'a gure laiss
subsister que des manuvres spcialiss, compltement asservis la
machine (Weil, 1988, pp. 278-279) ?
La conclusion est donc que l'action rvolutionnaire peut se rvler
contre-rvolutionnaire, et qu' cela, il y a des raisons objectives :
les travailleurs sont dans une situation qui ne leur permet plus de
raliser par eux-mmes leur mancipation (la rationalisation du
travail les d- qualifie ), l'organisation des travailleurs devient
leur asservissement, asservissement l'tat sovitique ou
asservissement la bureaucratie syndicale.
Telle est l'oppression sociale qui te l'individu toute matrise
de sa propre action, qui le rduit tre un rouage vivant de
l'organisation sociale ou de l'organisation du travail.
2. Travail et libert
C'est donc l'oppression sociale que Simone Weil oppose le
travail, par l mme Simone Weil oppose l'oppression sociale,
l'action et la libert. Mais le travail n'est pas considr par Simone
Weil comme une fin en soi, et elle dplore dans l'article
Perspectives. Allons-nous vers la rvolution proltarienne ? , que
les ouvriers qui sont demeurs dans les entreprises ont fini par
considrer eux-mmes le travail qu'ils accomplissent non plus comme
une activit indispensable la production, mais comme une faveur
accorde par l'entreprise (Weil, 1988, p. 279). Ce renversement du
moyen et de la fin qui amne considrer le travail non plus comme le
moyen de produire la satisfaction des besoins humains, mais comme
une fin en soi, est rvlateur de l'oppression sociale : c'est
l'organisation sociale qui dcide de la finalit sur laquelle l'homme
doit rgler son action, celui-ci doit obir sa propre cration, qui
vide son action de tout sens. Et ici Simone Weil est trs proche du
groupe Krisis qui dnonce, comme elle, la reproduction autonome de
l'organisation sociale ( Aujourd'hui, qui s'interroge encore sur le
contenu, le sens et le but de son travail devient fou - ou bien un
lment per-
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turbateur pour le fonctionnement de cette machine sociale qui
n'a d'autre finalit qu'elle- mme (Krisis, 2002, p. 29). Le groupe
Krisis reconnat nanmoins, comme Simone Weil, que des ouvriers
qualifis diffrent fondamentalement des travailleurs modernes (si le
mythe du conqurant du monde, du dmiurge cens avoir une vocation, a
toujours t dri- soire face au caractre pris par le procs de travail
moderne, il pouvait encore avoir un fonde- ment rel au sicle des
capitalistes-dcouvreurs de la trempe d'un Siemens, d'un Edison et
de leurs personnels composs d'ouvriers qualifis (Krisis, 2002, p.
28).
Le travail pour Simone Weil est d'une part la source de toute
connaissance, d'autre part il garantit l'homme son indpendance, et
enfin il s'oppose la passivit de l'oisif qui est soumis aux choses
et aux autres hommes du fait qu'il est compltement livr par les
motions qui le [saisissent] continuellement aux entrailles et dont
aucune activit rgulire ne le [dfend] plus (Weil, 1955, p. 87). Ce
sont les trois lments qui rendent le travail lib- rateur.
Ainsi le travail est source de toute connaissance parce que le
travail exige des mouvements du corps ou des mouvements mcaniques
qui doivent au pralable avoir t rgls par la pen- se sur le but
atteindre (pour Simone Weil, les mouvements mcaniques sont, dans le
travail, le prolongement des mouvements du corps humain). En ce
sens la science n'a d'intrt que par rapport ses applications
techniques, c'est--dire aux applications qui servent au travail. La
division entre le travail manuel et le travail intellectuel que
dnonce Marx est aussi fortement dnonce par Simone Weil. Selon elle
le seul mode de production pleinement libre serait celui o la pense
mthodique se trouverait l'uvre tout au cours du travail (Weil,
1955, p. 103), et pour cela il faudrait que la science soit une
mthode pour matriser la nature, ou un catalogue de notions
indispensables pour arriver cette matrise, disposes selon un ordre
qui les rende transparentes l'esprit. C'est sans doute ainsi que
Descartes a conu la science (Weil, 1955, p. 120). Simone Weil
ajoute : Le jour o il serait impossible de comprendre les notions
scientifiques, mme les plus abstraites, sans apercevoir clairement,
du mme coup, leur rapport avec des applications possibles, et
galement impossible d'appliquer mme indirecte- ment ces notions
sans les connatre et les comprendre fond, la science serait devenue
concrte et le travail conscient ; et alors seulement l'une et
l'autre auront leur pleine valeur. Jusque-l science et travail
auront toujours quelque chose d'incomplet et d'inhumain. Ceux qui
ont dit jusqu'ici que les applications sont le but de la science
voulaient dire que la vrit ne vaut pas la peine d'tre cherche et
que le succs seul importe ; mais on pourrait l'entendre autrement ;
on peut concevoir une science qui se proposerait comme fin dernire
de perfec- tionner la technique non pas en la rendant plus
puissante, mais simplement plus consciente et plus mthodique (Weil,
1955, pp. 119-120). Le travail possde donc une valeur cognitive,
parce que si l'action de l'homme ne visait pas transformer le
monde, il n'y aurait jamais eu de science. Ainsi l'homme a besoin
de la science parce qu'il travaille, et il est absurde que les
applications de la science se retournent contre le travailleur, le
rendant ignorant des techniques qu'il manie, asservi elles plutt
que les matrisant. Or, de mme, il est absurde que les scien-
tifiques, dont les dcouvertes sont appliques dans la technique,
ignorent d'abord le travail des techniciens, ensuite celui des
ouvriers. Simone Weil ne songe pourtant pas faire de l'ouvrier un
scientifique et du scientifique un ouvrier, mais le travail libre
selon elle, suppose la collabo- ration des scientifiques et des
ouvriers.
Le travail librateur devrait tre un travail qui garantit l'homme
son indpendance, ce qui suppose que les travailleurs soient
propritaires de leurs instruments de travail et aussi d'une partie
de leur production : Par exemple un ouvrier qui possde un jardin
assez grand pour
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. Wahl / Sociologie du travail 47 ( 2005 ) 518-532 523
l'approvisionner en lgumes est plus indpendant que ceux de ses
camarades qui doivent demander toute leur nourriture aux marchands
; un artisan qui possde ses outils est plus ind- pendant qu'un
ouvrier d'usine dont les mains deviennent inutiles lorsqu'il plat
au patron de lui retirer l'usage de sa machine (Weil, 1955, p.
116). Simone Weil conoit une usine idale comme un grand atelier
d'artisans. Par opposition, l'oppression sociale livre chaque
individu au fonctionnement aveugle de la collectivit qui n'a pas la
capacit de penser. Ainsi lorsque l'oppression sociale est son
comble, ce ne sont pas seulement les faibles, mais aussi les plus
puissants qui sont asservis aux exigences aveugles de la vie
collective, et il y a un amoin- drissement du cur et de l'esprit
chez les uns comme chez les autres, bien que de manire diffrente
(Weil, 1955, pp. 114-115). Le travail libre suppose que les
fonctions de coordina- tion du travail et de l'change ne soient pas
dtermines par des choses (les flux financiers par exemple) mais par
les hommes.
Ce que Simone Weil nomme l'oppression sociale moderne, c'est la
rification gnrali- se. Rompre avec la rification, cela suppose que
les hommes se rapproprient ce qui est devenu le monopole des
choses. Si le savant ne fait appel la science afin d'arriver voir
plus clair dans sa propre pense, mais aspire trouver des rsultats
qui puissent venir s'ajouter la science constitue , si les machines
ne fonctionnent pas pour permettre aux hommes de vivre, mais [qu']
on se rsigne nourrir les hommes afin qu'ils servent les machines ,
si l'argent ne fournit pas un procd commode pour changer les
produits, [mais que] c'est l'coulement des marchandises qui est un
moyen pour faire circuler l'argent , si enfin l'or- ganisation
n'est pas un moyen pour exercer une activit collective, mais [que]
l'activit d'un groupe, quel qu'il puisse tre, est un moyen pour
renforcer l'organisation (Weil, 1955, p. 130), c'est parce que dans
tous les domaines de la vie sociale les choses dirigent l'activit
des hommes au lieu du contraire. Ainsi, pour que les hommes se
rapproprient leurs conditions d'existence, il faut crer une socit
de travailleurs. Il ne s'agit pas ici de crer de l'emploi (comme on
dit aujourd'hui), car la pense de Simone Weil s'accorde avec celle
de tous ceux qui s'lvent contre l'absurdit de vouloir crer des
emplois dans une socit qui fonctionne aussi bien avec un nombre peu
lev de travailleurs (Krisis, 2002 ; Arendt, 1983). Il s'agit au
contraire, selon Simone Weil, de ne plus permettre au mcanisme
social de se reproduire de faon autonome, et pour cela il faut
rendre aux hommes la matrise de ce qui est devenu le monopole des
choses : l'organisation sociale, la science, le travail. Librer les
hommes du tra- vail en les rduisant un esclavage de deux heures par
jours, est une possibilit envisage par Simone Weil : si elle ne lui
semble pas souhaitable, c'est parce qu'elle se demande d'une part
ce que des hommes ignorants feraient de leur loisir (ils ne
russiraient certainement pas constituer la dmocratie idale, parce
que celle-ci requiert autant la libert que l'intelligence -
l'intelligence ne se dveloppe pas lorsque le contact avec la
ncessit est rompu, puisque l'individu est la proie de ses passions)
; d'autre part, qui, gotant le loisir la plus grande partie de son
temps, accepterait d'tre esclave deux heures par jour ?
Simone Weil propose donc, au lieu de l'irresponsabilit de la
lutte rvolutionnaire (irrespon- sabilit quant aux moyens et quant
la fin) un programme thorique : Il s'agirait donc de sparer, dans
la civilisation actuelle, ce qui appartient de droit l'homme
considr comme individu et ce qui est de nature fournir des armes
contre lui la collectivit, tout en cher- chant les moyens de
dvelopper les premiers lments au dtriment des seconds. En ce qui
concerne la science, il ne faut plus essayer d'ajouter la masse dj
trop grande qu'elle consti- tue ; il faut en faire le bilan pour
permettre l'esprit d'y mettre en lumire ce qui lui appartient en
propre [...]. Quant la technique, il faudrait l'tudier d'une manire
approfondie, dans son histoire, dans son tat actuel, dans ses
possibilits de dveloppement, et cela d'un point de vue
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tout fait nouveau, qui ne serait plus celui du rendement, mais
celui du rapport du travailleur avec son travail (Weil, 1955, pp.
150-151).
Ainsi se comprend le fait que Simone Weil adresse une demande de
cong au ministre de l'ducation nationale en 1933, pour tudier le
rapport de la technique moderne, base de la grande industrie, avec
les aspects essentiels de notre civilisation, c'est--dire d'une
part notre organisation sociale, d'autre part notre culture
(Ptrement, 1973, p. 300), et ainsi se com- prend le fait qu'elle
utilise ce cong pour adopter la condition ouvrire .
3. La condition ouvrire
De son anne d'usine il ressort un recueil posthume intitul La
condition ouvrire ; recueil dont Hannah Arendt crit dans La
condition de l'homme moderne qu'il n'est peut-tre pas exagr de dire
[...] [qu'il] est le seul livre, dans l'norme littrature du
travail, qui traite le sujet sans prjugs ni sentimentalisme
(Arendt, 1983, p. 181).
On peut se demander si dans l'norme littrature du travail ,
Simone Weil fait uvre de sociologue. Dans la Condition ouvrire est
publi le journal d'usine de Simone Weil, preuve que tous les crits
composant le recueil s'appuient sur un savoir empirique. C'est une
observation participante que s'est livre Simone Weil. On pourra
cependant contester l'instar d'Andre Andrieux et de Jean Lignon la
valeur des observations de Simone Weil. En tout et pour tout, elle
n'a travaill que six mois en usine, et non pas un an. Or, crivent
A. Andrieux et J. Lignon, si l'on vient d'une profession librale
sans avoir jamais suivi aucun entranement un travail mcanique, et
qu'on plonge soudain dans un atelier - pour de bon, comme ouvrier,
sans aucune position de faveur - il est fatal que durant les
premiers huit neuf mois l'preuve soit des plus pnibles,
harassantes, dsolantes (Andrieux et Lignon, 1953, pp. 2-34). Et A.
Andrieux et J. Lignon, sociologues ayant galement fait l'exprience
de la condition ouvrire, citent une lettre d'un ouvrier tourneur
lecteur de La condition ouvrire : Simone Weil a abandonn au moment
o elle commenait prcisment s'habituer et tre plus adroite. Il
aurait fallu qu'elle continue l'exprience encore une anne ou deux.
Ses ractions auraient peut-tre t diffrentes (Andrieux et Lignon,
1953, pp. 2- 34). Car il est vrai que dans l'usine, Simone Weil n'a
vu gure plus de solidarit ouvrire qu'elle n'a trouv dans la
technique ce qu'elle y cherchait : des germes de libration du tra-
vail (Weil, 1955, p. 148).
Au contraire Simone Weil a fait l'exprience de l'humiliation et
de la soumission. Le thme de l'humiliation chez Simone Weil est-il
li des lments biographiques ou un certain eth- nocentrisme
d'intellectuelle ? C'est ce que suggrent A. Andrieux et J. Lignon :
Mon coll- gue tourneur [...] s'est demand comment Simone Weil a cru
dcouvrir dans l'me de l'ou- vrier un sentiment d'humiliation et de
docilit qu'elle qualifie mme de fait capital . Voici la rponse
qu'il m'a donne par crit [...]: Il est certain qu'il est beaucoup
plus pnible pour une intellectuelle de mener la vie de l'ouvrier,
car elle n'a jamais travaill manuellement, tan- dis que l'ouvrier
est plong dans ce bain depuis qu'il a quitt l'cole. La pense se
recroque- ville, crit Simone Weil. Cela n'empche pas parfois la
colre, mais on ne ressent gure d'hu- miliation. (Andrieux et
Lingnon, 1953, pp. 2-34). Et lorsque Simone Weil crira suite
l'exprience de l'usine : Quand, comme c'est souvent le cas, on a
besoin d'autrui pour pou- voir continuer, d'un contrematre, d'un
magasinier, d'un rgleur, le sentiment de la dpen- dance, de
l'impuissance, et de compter pour rien aux yeux de qui on dpend,
peut devenir douloureux au point d'arracher des larmes aux hommes
comme aux femmes... (cit in
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. Wahl /Sociologie du travail 47 (2005) 518-532 525
Andrieux et Lingnon, 1953, pp. 2-34), l'ouvrier tourneur rpondra
: Je n'ai jamais vu pleu- rer un ouvrier parce qu'il ressent une
humiliation. Nous ne sommes pas si sensibles, c'est assez heureux
d'ailleurs. J'ai vu diverses reprises un geste de rvolte, un
contrematre par exemple recevoir un coup de poing dans la figure,
mais des larmes, non. On arrive plutt une sorte d'indiffrence
(Andrieux et Lingnon, 1953, pp. 2-34).
Une telle considration sur le thme de l'humiliation que Simone
Weil a cru percevoir l'usine nous semble lourde de consquences.
Puisqu'un ouvrier normal ne ressent jamais cette humiliation
d'intellectuelle , aucun problme n'est donc pos par le fait que
l'ouvrier soit ignorant du fonctionnement de la machine sur
laquelle il passe la plus grande partie de sa vie travailler. Ce
que Simone Weil envisageait en 1934, savoir que l'accomplissement
de n'importe quel ouvrage [pourrait consister] en une combinaison
d'efforts aussi consciente et aussi mthodique que peut l'tre la
combinaison des chiffres par laquelle s'opre la solution d'un
problme lorsqu'elle procde de la rflexion (Weil, 1955, p. 90), est
loin d'tre un impratif normatif. Et enfin, ne pourrait-on
s'accorder pour juger que 1' indiffrence vo- que par l'ouvrier
tourneur est somme toute moins grave que le sentiment d'humiliation
de Simone Weil ? Telle n'tait certes pas la position qu'entendaient
dfendre les anarchistes qui crivaient en 1953 dans la Rvolution
proltarienne ; nanmoins le relativisme sociologique concernant le
sentiment de l'humiliation, mne l'ide que le sentiment de la libert
est relatif. Contre cette position relativiste, on peut citer ce
passage du journal d'usine de Simone Weil, qui montre qu'elle a
bien conscience du problme : Nnette [...] Vivacit et vitalit extra-
ordinaire. Bonne ouvrire : se fait presque tj. plus de 4F. [...]
Mais - respect immense pour l'instruction [parle de son fils tj. en
train de lire ]. [...] Dit de son fils : L'ide de l'en- voyer
l'atelier, je ne sais pas ce que a me fait (pourtant un observateur
superficiel pourrait croire qu'elle est heureuse l'atelier) (Weil,
1951, p. 103). Pourquoi l'ouvrire qui ne se sent pas humilie ne
dsire-t-elle pas pour son fils un sort analogue au sien ? Dans
l'article Exp- rience de la vie d'usine , Simone Weil note : Il est
difficile d'tre cru quand on ne dcrit que des impressions. Pourtant
on ne peut dcrire autrement le malheur d'une condition humaine. Le
malheur n'est fait que d'impressions. [...] Ce sont les sentiments
attachs aux cir- constances d'une vie qui rendent heureux et
malheureux, mais ces sentiments ne sont pas arbi- traires, ils ne
sont pas imposs ou effacs par suggestion, ils ne peuvent tre changs
que par une transformation radicale des circonstances elles-mmes
(Weil, 1951, p. 342).
La technique contient-elle des germes de libration du travail ?
C'est ce que Simone Weil s'apprte vrifier lorsqu'elle se fait
embaucher, grce l'appui de Boris Souvarine, par Auguste Detuf comme
ouvrire dans la socit Alsthom. Une amie appartenant au mouve- ment
syndicaliste rvolutionnaire qui l'avait mise en garde contre ce
genre de dmarche, crira dans la prface de La condition ouvrire : Je
pensais et je pense encore que l'tat de prol- taire est un tat de
fait et non de choix, surtout en ce qui concerne la mentalit,
c'est--dire la manire d'apprhender la vie. Je n'ai aucune sympathie
pour les expriences genre roi du charbon o le fils du patron vient
travailler incognito dans les mines de son pre pour retour- ner,
son exprience faite, reprendre sa vie de patron. Je pensais et je
pense encore que les rac- tions lmentaires d'une ouvrire ne
sauraient tre celles d'une agrge de philosophie issue d'un milieu
bourgeois. Mais Albertine Thvenon nuance cependant son propos, et
elle crit ensuite : Si nous avions raison en gnral, nous nous
sommes tromps en ce qui concerne Simone. D'abord, elle mena son
exprience fond et avec la plus grande honntet, s'isolant de sa
famille, vivant dans les mmes conditions matrielles que ses
compagnes d'atelier. Dans quelles conditions s'est droule
l'exprience faite par Simone Weil de la condition ouvrire ?
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526 . Wahl /Sociologie du travail 47 (2005) 518-532
Simone Weil fut embauche en qualit d'ouvrire sur presse et
commena travailler le mardi 4 dcembre [1934] , crit Simone
Ptrement, sa biographe (Ptrement, 1973, p. 332). Comme elle
travaillait l'usine Alsthom de la rue Lecourbe, elle loua une
petite chambre au plus haut tage d'un immeuble, 228 rue Lecourbe.
Non seulement elle voulait habiter prs de son travail, mais elle
voulait vivre indpendamment de sa famille et uniquement de ce
qu'elle pourrait gagner (Ptrement, 1973, p. 332). De Nol au Jour de
l'An, crit ensuite Simone Ptrement, Simone fut mise pied [au chmage
technique] (Ptrement, 1973, p. 337). Du 15 janvier 1935 au 3
fvrier, Simone Weil souffrant d'une otite se soigne chez ses
parents, puis part avec sa mre se reposer quelques jours Montana,
en Suisse. Elle ne reprend le tra- vail que le 25 fvrier. Le 10
mars elle est mise pied pour une semaine. Elle reprend le 18 mars,
et le 29 elle comprend qu'elle va tre licencie : On me laisse une
libert totale - on me traite en condamne mort (cit in Ptrement,
1973, p. 345). Elle est au chmage partir du 5 avril.
Le 1 1 avril, elle commence travailler l'usine J.-J. Carnaud et
Forges de Basse-Indre Boulogne-Billancourt. Elle est employe comme
emballeuse - mention de son certificat de travail - et sera renvoye
le 7 mai. Elle ne retrouve du travail que le 5 juin, aprs avoir
beaucoup cherch, apparemment la faim au ventre puisqu'elle crit
dans son journal : La faim devient un sentiment permanent. Est-ce
plus ou moins pnible que de travailler et de manger ? Question non
rsolue... Si, plus pnible somme toute (Weil, 1951, p. 86). Simone
Weil travaille aux usines Renault sur une fraiseuse, le 25 elle
s'enfonce dans la main un copeau mtallique et sa main gonfle, il
semble que l'accident lui vaille un repos du 27 au 4 juillet. Elle
travaillera encore jusqu'en aot, son certificat de travail
mentionne qu'elle a tra- vaill jusqu'au 23.
Bien qu' l'usine Alsthom le contrematre surveillait Simone Weil
son insu la demande de Detuf, ses collgues ouvriers n'ont jamais su
quel tait son statut vritable. Alsthom, suggre Simone Ptrement,
certains ou certaines de ses camarades remarqurent que ses mains
n'taient pas celles d'une travailleuse manuelle. On pensa que
c'tait peut-tre une tu- diante qui avait chou ses examens et qui,
ne voulant plus ou ne pouvant plus tre la charge de sa famille,
avait dcid de travailler quelque temps en usine (Ptrement, 1973, p.
333).
Simone Weil tient un journal : elle y note ses impressions, les
travaux effectus pendant ses journes, les rprimandes, puis tout ce
qu'elle apprend ou entend et qu'elle cherche com- prendre, par
exemple : Ouvrire renvoye - tuberculeuse - avait plusieurs fois
loup des centaines de pices (mais combien ?). Une fois, juste avant
de tomber trs malade ; aussi on lui avait pardonn. Cette fois, 500.
Mais en quipe du soir (2h 1 /2 1 Oh 1/2), quand toutes les lumires
sont teintes, sauf les baladeuses (lesquelles n'clairent rien du
tout). Le drame se complique du fait que la responsabilit du
monteur (Jacquot) est automatiquement engage. Les ouvrires avec
lesquelles je suis (Chat et autres, l'arrt - dont admiratrice], de
Tols- to ?) pour Jacquot. Une d'elles : Il faut tre plus
consciencieux, quand on a sa vie gagner. [...] Cette expression a
en partie pour cause le fait que certaines ouvrires, maries,
travaillent non pour vivre, mais pour avoir un peu plus de
bien-tre. (Celle-l avait un mari, mais chmeur.) Ingalit trs
considrable entre les ouvrires... (Weil, 1951, pp. 49-50).
Dans son journal, Simone Weil tient ses comptes : le salaire aux
pices, au vu de son inex- prience et de sa maladresse, lui vaut un
temps considrable de travail effectu gratuitement. Elle note par
ailleurs : Quand une ouvrire se juge victime d'une injustice [dans
la compta- bilit de son salaire], elle va se plaindre. Mais c'est
humiliant, vu qu'elle n'a aucun droit et se
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. Wahl / Sociologie du travail 47 (2005) 518-532 527
trouve la merci du bon vouloir des chefs, lesquels dcident
d'aprs la valeur de l'ouvrire, et dans une large mesure d'aprs leur
fantaisie (Weil, 1951, pp. 50-51).
Enfin elle consigne ses observations techniques : lourde presse
pour faire des rondelles [...]. Conseils du magasinier, lumineux.
Ne pdaler qu'avec la jambe, pas avec tout le corps ; pousser la
bande avec une main, la maintenir avec l'autre, au lieu de tirer et
maintenir la mme. Rapport du travail avec l'athltisme (Weil, 1951,
p. 52) ; la presse qui ne marchait pas et Jacquot. Il est clair
que, pour Jacquot, cette presse tait un mystre, et de mme la cause
qui l'empchait de marcher. Non pas simplement en tant que facteur
inconnu, mais en soi, en quelque sorte. a ne marche pas... comme un
refus de la machine (Weil, 1951, p. 98) ; le rapport de cause effet
dans le travail mme n'est pas saisi. Rien n'est moins instructif
qu'une machine... (Weil, 1951, p. 99) ; Mimi - 26 ans - [...]. Une
de ses premires rflexions (je lui disais tre exaspre par
l'ignorance de ce que je fais) : On nous prend pour des machines...
d'autres sont l pour penser pour nous... (exactement le mot de
Taylor, mais avec amertume) (Weil, 1951, p. 103).
En somme, le travail en usine a extnu Simone Weil. Le froid puis
la chaleur excessive prs des fours la rendent malade, le rythme
implacable ne lui permet de raliser aucune tache correctement, les
rprimandes affluent et la faim cause par la faiblesse de son
salaire l'an- goisse. Les lueurs de joie sont dues la trouvaille
d'un tour de main, aux rares explications de techniques du corps ,
aux distributions (tout aussi rares) de tracts syndicaux, aux cama-
raderies noues, le plus souvent avec les chmeurs pendant ses
priodes de recherche d'em- ploi. Mais le pire reste le sentiment de
l'esclavage : En sortant de chez [le] dentiste [...] , et en
montant dans le W[agon], raction bizarre. Comment, moi, l'esclave,
je peux donc mon- ter dans cet autobus, en user pour mes 12 sous au
mme titre que n'importe qui ? [...] Mes camarades n'ont pas, je
crois, cet tat d'esprit au mme degr : ils n'ont pas pleinement com-
pris qu'ils sont des esclaves. Les mots de juste et d'injuste ont
sans doute conserv jusqu' un certain point un sens pour eux - dans
cette situation o tout est injustice (Weil, 1951, p. 124).
Ce sera donc de manire informe que Simone Weil pourra parler de
l'esclavage du travail, et elle lui trouve pour principale cause la
rationalisation du travail. Si le vritable problme de l'esclavage
du travail n'a jamais t pos, c'est selon Simone Weil, parce que les
milieux dirigeants de notre socit ne s'intressent qu' la production
et non au producteur, et que les milieux syndicalistes ne
s'intressent qu'au producteur et non la production, et enfin parce
que les thoriciens du mouvement socialiste (Marx et ses disciples,
et Proudhon) ont omis de poser le problme du rgime le plus dsirable
dans les entreprises industrielles (Weil, 1951, pp. 209-291). Or
pour examiner le problme du rgime le plus dsirable dans les
entreprises industrielles, Simone Weil propose un programme d'tude
: D'abord un bilan des applications de la mathmatique, ou plutt des
diverses formes de calcul mathmatique, prises une par une, bilan
dress, bien entendu, dans la mesure du possible, en se rfrant non
pas simplement au moment prsent, mais au dveloppement de la science
et de la technique dans l'histoire des trois ou quatre derniers
sicles pour le moins. Ensuite des monographies concer- nant les
mtiers, portant toutes sur le mme thme, savoir : quelle est au
juste l'activit de la pense qu'implique la fonction d'un manuvre
sur machines - d'un manuvre spcialis - d'un tourneur - fraiseur -
etc. professionnel - d'un chef d'atelier - d'un dessinateur - d'un
ingnieur d'usine - d'un directeur d'usine, etc., et de mme pour les
mines, le btiment, les champs, la navigation et le reste. [...]
Enfin, je souhaiterais des ouvrages pdagogiques qui appliqueraient
ds maintenant, la formation des esprits, cette mthode que
j'entrevois fonde
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528 . Wahl / Sociologie du travail 47 (2005) 518-532
sur l'analogie [analogie entre les lois de la nature et les
gestes du travail] (Weil, 1966b, pp. 113-114).
Suite l'exprience de l'usine, Simone Weil n'envisage pas, bien
entendu, la transformation de la socit et l'apparition de la
civilisation du travail idale dont elle a labor le tableau thorique
. Mais elle en envisage bien sa prparation, et c'est pourquoi elle
rdige un article intitul La rationalisation . Elle explique qu' il
y a bien autre chose que la question des profits et de la proprit
dans toutes les souffrances subies par la classe ouvrire du fait de
la socit capitaliste (Weil, 1951, p. 292). Ce n'est donc pas le
salaire du travailleur seulement qu'il faut amliorer, mais ce sont
surtout ses conditions de travail. Il n'y a pas lieu, pour cela, de
supprimer la proprit prive des moyens de production crit Simone
Weil, par ailleurs ins- truite de la ralit des conditions de
travail en URSS, car les ouvriers peuvent obliger la direction
d'une usine leur reconnatre des droits sans priver les propritaires
de l'usine ni de leur titre de proprit ni de leurs profits ; et
rciproquement, ils peuvent tre tout fait privs de droits dans une
usine qui serait une proprit collective (Weil, 1951, p. 293). Enfin
elle engage les ouvriers se mfier de la science : il faut se mfier
des savants, parce que la plupart du temps ils ne sont pas sincres
(Weil, 1951, p. 314), elle ajoute qu'en matire de droits moraux les
travailleurs ne doivent compter que sur eux-mmes, et que s'ils
s'aident de la science a devra tre en l'assimilant eux-mmes (Weil,
1951, p. 315), quant au pire que la science puisse faire c'est de
se vendre aux industriels ou l'tat lorsque celui-ci est patron, car
rien n'est plus facile pour lui que d'imposer telle ou telle rgle
scientifique (Weil, 1951, p. 314). Parlant de rgles scientifiques
Simone Weil songe donc la rationalisation du travail.
Simone Weil explique que cette dernire comporte deux lments :
une rationalisation de la technique, et une rationalisation de
l'emploi de la force de travail humaine. Simone Weil crit que le
premier usage de la rationalisation est la marque d'une premire
rvolution industrielle, le seconde la marque d'une deuxime. Or le
second usage de la rationalisation est impropre l'homme (cet usage
se dfinit par l'utilisation scientifique de la matire vivante,
c'est--dire des hommes (Weil, 1951, p. 290), on ne peut l'appeler
scientifique qu'en faisant jouer la science un rle rabaiss
d'instrument de contrainte , et en partant du principe que les hom-
mes ne sont pas des hommes (Weil, 1951, p. 313). Comment ds lors
a-t-il pu tre invent ? Simone Weil se propose d'en chercher la
gense dans le profil sociologique de Taylor, son inventeur : Ce
n'est ni par curiosit d'esprit, ni par besoin de logique qu'il a
entrepris ses recherches. C'est son exprience de contrematre chien
de garde [du patronat] qui l'a orient dans toutes ses tudes et lui
a servi d'inspiratrice pendant trente cinq annes de recherches
patientes (Weil, 1951, p. 297). Chien de garde du patronat, cela
signifie servilit et non libert. Pour Simone Weil, la libert est
intrinsquement lie l'usage de la raison : est parfai- tement libre,
celui qui sait ce qu'il fait et pourquoi il le fait. D'esclave
idologique qu'il tait, Taylor a travaill rendre les producteurs
esclaves de la rationalisation, de la mthode d'orga- nisation
scientifique de la production : Il ne s'agissait pas pour Taylor de
soumettre les mthodes de production l'examen de la raison, ou du
moins ce souci ne venait qu'en deuxime lieu ; son souci primordial
tait de trouver les moyens de forcer les ouvriers don- ner l'usine
le maximum de leur capacit de travail (Weil, 1951, p. 301). Par
ailleurs Simone Weil souligne que le systme du salaire au rendement
(qui accompagne invitablement la rationalisation de la production)
constitue un moyen de procder une slection humaine puisque tous
ceux qui ne sont pas des ouvriers de premier ordre capables
d'atteindre ce maximum de production sont limins (Weil, 1951, p.
302). On trouve ici une thorisation de ce que Simone Weil avait
constat lors de son exprience d'ouvrire, et qu'elle avait
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. Wahl / Sociologie du travail 47 (2005) 518-532 529
consign dans son journal sous cette forme : On dirait que, par
convention, la fatigue n'existe pas [ l'usine]... Comme le danger
la guerre, sans doute (Weil, 1951, p. 125).
Si la fatigue n'existe pas dans l'usine, la limite de la capacit
humaine de travail est, elle, bien relle. Car il y a une limite
l'utilisation de la force de travail : elle doit se renouveler et
n'est pas exploitable de faon continue : Il y a une limite de la
production qu'on atteint assez facilement par l'augmentation de la
journe de travail, tandis qu'on ne l'atteint pas en augmen- tant
son intensit. C'est une dcouverte sensationnelle du patronat. Les
ouvriers ne l'ont peut- tre pas encore compris, les patrons n'en
ont peut-tre pas absolument conscience ; mais ils se conduisent
comme s'ils la comprenaient trs bien (Weil, 1951, p. 306). Encore
une fois Simone Weil rend explicite une rflexion note dans son
journal : Mes camarades n'ont pas, je crois, ... pleinement compris
qu'ils sont des esclaves.
Enfin le dernier aspect important de la rationalisation du
travail soulign par Simone Weil est la division des travailleurs,
c'est--dire l'individualisation du travail : C'est une des for-
mules essentielles de Taylor qu'il faut s'adresser l'ouvrier
individuellement ; considrer en lui l'individu. Ce qu'il veut dire,
c'est qu'il faut dtruire la solidarit ouvrire au moyen des primes
et de la concurrence. C'est cela qui produit cette solitude qui est
peut-tre le caractre le plus frappant des usines organises selon le
systme actuel, solitude morale qui a t certai- nement diminue par
les vnements de juin [1936] (Weil, 1951, pp. 309-310).
En ralit le travail rationalis, rduisant les travailleurs l'tat
d'esclavage, a profond- ment marqu Simone Weil qui crira
rtrospectivement : tant en usine, confondue aux yeux de tous et mes
propres yeux avec la masse anonyme, le malheur des autres est entr
dans ma chair et dans mon me. Rien ne m'en sparait, car j'avais
rellement oubli mon pass et je n'attendais aucun avenir, pouvant
difficilement imaginer la possibilit de survivre ces fatigues. Ce
que j'ai subi l m'a marque d'une manire si durable qu'aujourd'hui
encore, lorsqu'un tre humain, quel qu'il soit, dans n'importe
quelles circonstances, me parle sans brutalit, je ne peux pas
m'empcher d'avoir l'impression qu'il doit y avoir erreur et que
l'erreur va sans doute se dissiper. J'ai reu l pour toujours la
marque de l'esclavage, comme la marque au fer rouge que les Romains
mettaient au front de leurs esclaves les plus mpriss. Depuis je me
suis toujours regarde comme une esclave (Weil, 1966a, p. 42).
Pourtant elle ne doute pas qu'il soit possible de constituer une
civilisation fonde sur la spiritualit du travail et que C'est parce
que nous n'avons pas t la hauteur de cette grande chose qui tait en
train d'tre enfante en nous que nous nous sommes jets dans l'abme
des systmes totalitaires (Weil, 1949, p. 125).
4. La spiritualit du travail
Influence par la thorie hglienne du travail librateur, Simone
Weil, au dbut de son uvre, insiste sur l'importance de la
comprhension, pour et par le travailleur, des lois de la nature. Au
contraire, aprs l'exprience de l'usine, elle insistera sur la
pnibilit mme du tra- vail, comme source de comprhension de la
tragdie de l'existence humaine.
Simone Weil n'a pas expriment les conditions idales du travail.
Pour elle, le travail phy- sique fut un labeur, avant tout pour des
raisons sociales : elle se considre comme une bte de somme ,
s'effraie de l'extrme effort qu'il lui est demand pour pouvoir
encore penser. Quoi qu'il en soit, sortie de l'usine, elle pense
que le travail physique, mme, et surtout , effec- tu dans des
conditions idales, est analogue une mort quotidienne. Cependant
elle prend soin de prciser que celui qui travaille inconscient
(Weil, 2002, p. 309) n'exprimente
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530 . Wahl / Sociologie du travail 47 (2005) 518-532
pas cette mort quotidienne. Car c'est dans la conscience de
cette mort quotidienne que rside la spiritualit. Or pour Simone
Weil, cette exprimentation du travail est ce dont la crucifixion
est l'image, comme exprimentation de la ncessit.
Qu'est-ce que la spiritualit selon Simone Weil ? Elle consiste
porter la connaissance qu'on est entirement soumis [la] ncessit
aveugle, dans toutes les parties de l'tre (Weil, 1962, p. 110).
Cette connaissance, pour Simone Weil, c'est aussi une certaine
expri- mentation de la crucifixion. Toutes les parties de l'tre se
composent de trois lments : la chair, l'me, la personne sociale.
Notre chair est fragile ; n'importe quel morceau de matire en
mouvement peut la percer, la dchirer, l'craser ou encore fausser
pour toujours un des rouages intrieurs. Notre me est vulnrable,
sujette des dpressions sans causes, pitoyablement dpendante de
toutes sortes de choses et d'tres eux-mmes fragiles ou capri-
cieux. Notre personne sociale, dont dpend presque le sentiment de
notre existence, est cons- tamment et entirement expose tous les
hasards (Weil, 1962, p. 109). Quelle meilleure image de cette
fragilit face la ncessit, que celle d'un corps rompu et cartel sur
les deux axes de la ncessit naturelle : l'espace et le temps !
Simone Weil ajoute : Cette fragi- lit presque infinie, on n'y pense
pas quand tout va peu prs bien (Weil, 1962, p. 109). Les
travailleurs ont cependant le privilge de pouvoir toujours tre en
contact avec cette fragilit. D'une part ils sont la merci des
blessures : c'est le mtier qui rentre dans le corps . D'autre part
le dgot guette leur me : lorsqu'ils sentent qu'ils travaillent pour
vivre, et qu'ils vivent pour travailler. Enfin, en tant qu'ils ne
font que reproduire les conditions de l'existence humaine, et
qu'ils ne sont pas proprement parler des crateurs d'oeuvres, aucun
prestige social n'est attach leur condition.
Or pour Simone Weil les conditions modernes du travail
transforment de telle sorte cette exprience de la ncessit, que le
travail est spar de toute spiritualit : soit cause de la monotonie
du travail, soit parce que les conditions sociales des travailleurs
les privent de la connaissance ou du contact avec la ncessit
aveugle, soit encore, parce que le travail est tel- lement avili
que l'on a l'impression qu'il pourrait vritablement tre autre chose
qu'une mort quotidienne . Mais par dfinition, en tant qu'Ide ou que
concept pur , le travail ne peut pas tre autre chose. C'est ce
qu'entend montrer Simone Weil.
4.1. L'Ide du travail
Le travail ce n'est pas d'abord un emploi, un mtier, ou une
fonction sociale, c'est d'abord la production des conditions de
l'existence humaine (et non les conditions de l'existence sociale).
Or que signifie pour l'homme, pour un tre de raison, le fait qu'il
doive produire ses conditions d'existence ? Cela signifie qu'il ne
peut pas vivre sans travailler, que le travail est le moyen de
l'existence. Se pose donc la question de la finalit : l'existence
est-elle pour l'homme une finalit ? Simone Weil rpond que sauf dans
le cas extrme o l'homme se trouve devant un peloton d'excution,
l'existence n'est jamais une fin ; car explique-t-elle, il n'est
pas donn l'homme de dsirer ce qu'il possde dj, et il possde dj
l'existence. Ds lors la question que signifie pour l'homme, le fait
qu'il doive produire ses conditions d'existence , prend une tout
autre acuit. Cela signifie que travailler (produire les conditions
de l'existence humaine) ne peut tre revtu d'aucun prestige. C'est
ce que les Grecs avaient parfaitement conu, eux qui hsitaient
considrer les esclaves (les travailleurs) comme des hommes. Ainsi,
en renversant le schma grec, on dirait que les travailleurs ne sont
pas des sous-hommes, ce sont bien plutt des sur-hommes, qui sont
forcs de renoncer tout illusion
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de finalit. Cependant pour Simone Weil, il faut que ce
renoncement ou ce consentement soit conscient. Et c'est seulement
avec cette conscience, que le travail peut tre autre chose qu'un
malheur personnel. Ainsi en concevant une spiritualit du travail,
Simone Weil met en vi- dence la ncessit de transformer
l'organisation sociale dans son ensemble pour que le travail en
soit le centre spirituel.
4.2. Dgot et spiritualit
l'absence de finalit, la soumission la ncessit, correspond un
sentiment de dgot. Mais le dgot qu'engendre le travail peut avoir
deux causes. La premire est la plus fr- quente, ce sont les
conditions sociales du travail. La seconde tient la ncessit mme du
tra- vail : ncessit pour l'homme de produire ses conditions
d'existence, mais aussi, ncessit de rabaisser son corps au rang
d'outil, ncessit d'obir la nature pour lui commander. En fait, les
conditions sociales du travail empchent le sentiment du dgot
justifi . Pour que le travailleur puisse ressentir le vritable
dgot, considrer le travail dans sa vrit , puis sublimer ce dgot, il
faut que la culture mette sa disposition certains intermdiaires :
la culture doit rendre lisible l'analogie entre le destin du
Christ, ou de Promthe, et celui du travailleur ; l'analogie entre
les lois gomtriques (objet de mdiation spirituelle pour les
pythagoriciens ou les francs-maons) et les gestes du travail ;
l'analogie entre les symboles religieux et les lments rencontrs
dans la nature (l'agneau du sacrifice, le grain de snev...).
Il est certainement possible de sublimer ce dgot (au sens de
Freud), mais pour Simone Weil, il s'agit bien aussi de le rendre
sublime , au sens communment attach ce terme. Sublimer le dgot
n'est pas le nier. C'est au contraire, s'appuyer dessus, s'en
servir comme d'un levier : Ce dgot est si souvent l, toujours
menaant, l'me le fuit et cherche se le dissimuler par raction
vgtative (instinct de conservation). Il y a danger de mort se
l'avouer. [...] / Se l'avouer et y cder est tomber. Se l'avouer et
ne pas y tomber est monter. / Ce dgot est le fardeau du temps.
(Weil, 1997, p. 424).
5. Conclusion
La conclusion paradoxale de Simone Weil est la suivante : pour
que le travail provoque un dgot salutaire, il ne faut pas l'avilir.
Le mensonge consistant dire que, plus les conditions de travail
sont pnibles, plus le travail est une prire, est un mensonge aussi
grave que celui qui consiste nier que le travail - mme idal - est
avant tout une contrainte, qu'il pro- voque avant tout un sentiment
de dgot. Dans l'usine moderne chaque geste est arbitraire, et
l'ouvrier les effectue, selon le vers d'Homre que Simone Weil
plaait en pigraphe de son journal d'usine : bien malgr [lui], sous
la pression d'une dure ncessit . Or cette ncessit sous laquelle
plie l'ouvrier n'est pas celle de la nature rgie par les lois de la
physique, c'est une exigence sociale laquelle Simone Weil est loin
de lui demander de consentir.
En 1943, la position de Simone Weil reste ainsi fidle ce qu'elle
crivait en 1932 : Descartes, qui aurait voulu fonder une universit
ouvrire o chaque ouvrier aurait acquis les notions thoriques
ncessaires pour comprendre son propre mtier, tait plus proche de
l'ide marxiste de division dgradante du travail en travail
intellectuel et travail manuel que ceux qui, aujourd'hui, se
rclament de Marx (Weil, 1966b, p. 107). Et bien qu'elle parlt de
justice sociale en 1930, alors qu'elle voque les besoins de l'me en
1943, elle maintient nanmoins : La proprit est un besoin vital de
l'me. [...] Le principe de la pro-
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532 . Wahl / Sociologie du travail 47 (2005) 518-532
prit est viol dans le cas d'une terre travaille par des ouvriers
agricoles et des domestiques de ferme aux ordres d'un rgisseur, et
possde par des citadins qui en touchent les revenus. Car de tous
ceux qui ont une relation avec cette terre, il n'y a personne qui,
d'une manire ou d'une autre, n'y soit tranger (Weil, 1949, pp.
50-51). Proprit prive de l'outil de travail, intermdiaires proposs
par la culture et travail mthodique, sont les trois principes de la
civi- lisation du travail , telle que l'entend Simone Weil, un idal
nouveau , ou encore cette grande chose qui tait en train d'tre
enfante en nous .
Rfrences
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525p. 526p. 527p. 528p. 529p. 530p. 531p. 532
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2005), pp. i-iv, 431-564Front MatterLe modle de l'tat-stratge :
gense d'une forme organisationnelle dans l'administration franaise
/ The "steering state" model: The emergence of a new organisational
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et gouvernance en France : perspectives historiques et volutions
rcentes / Firms and governance in France: Historical perspective
and recent trends [pp. 451-469]La prcarit de l'emploi au service de
la prosprit du fast-food / Precarious jobs for the prosperity of
fast food [pp. 470-484]Contenir le march : la transition de la crie
la cotation lectronique la Bourse de Paris / Containing the market:
The transition from open outcry to electronic trading at the Paris
Bourse [pp. 485-501]Le travail enseignant en lyce professionnel et
ses paradoxes / The paradoxes of teaching in vocational education
[pp. 502-517]Note critiqueLa civilisation du travail selon Simone
Weil [pp. 518-532]
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