0123 MARDI 5 MARS 2019 idées | 27 Sherry Turkle La psy des nouvelles technologies La professeure du Massachusetts Institute of Technology interroge depuis trente ans l’impact des écrans sur nos affects PORTRAIT S herry Turkle est le grand té- moin de nos amours compli- quées avec les hautes techno- logies. Longtemps persuadée de la richesse que nous apporte le monde digital, cette psychologue du Massachusetts Institute of Techno- logy (MIT), le prestigieux laboratoire de Boston, est aujourd’hui terrible- ment critique – et inquiète. En février, pour le 15 e anniversaire de Facebook, elle publiait sur le site Vox un texte féroce à propos des « amitiés Facebook » : « C’était le my- the fondateur. Et c’était un mythe. Dans la mâchoire de Facebook, cha- cun d’entre nous est devenu un nou- veau type de produit surveillé et mani- pulé. Notre “petite vie” est devenue le centre de ce qui est acheté et vendu par morceaux. » Questionnant inlas- sablement les technophages que nous sommes devenus, la psycholo- gue et anthropologue américaine cherche depuis trente ans à com- prendre l’impact des écrans sur nos affects, nos relations aux autres, no- tre vie psychique, notre présence au monde – jusqu’à notre sexualité. Tout commence à Paris, en 1973, quand, étudiante en psychologie, elle découvre « la pensée critique fran- çaise, en pleine ébullition après l’échec politique de 1968 ». Les séminaires inspirés de Jacques Lacan la passion- nent. Elle rencontre trois fois le psy- chanalyste. « C’était un homme atta- chant, qui concevait la psychanalyse comme un appel, un engagement, une activité lourde de sens, proche de la poésie, pas une profession où faire carrière », se souvient-elle. Sherry Turkle est alors frappée par la manière dont les idées psychanaly- tiques, « cette façon d’interroger ses problèmes personnels, son passé, ses possibilités de changement », rayon- nent en France, pénètrent les com- portements, sont reprises dans des romans et les journaux, deviennent populaires. C’est une découverte : « Certaines idées psychologiques con- crètes, personnelles, concernantes ne sont donc pas condamnées à rester élitaires ! » Elle écrit alors, en 1978, ce qu’elle considère son « meilleur li- vre » : Psychoanalytic Politics (La France freudienne, Grasset, 1982). Au début des années 1980, alors que Sherry Turkle travaille au MIT, Apple lance le premier Macintosh, Microsoft popularise le système MS- DOS, le personal computer naît. Rapi- dement, il conquiert les bureaux, les maisons, les métiers. La psychologue est fascinée par « le pouvoir psycholo- gique de ces objets avec lesquels pen- ser ». Elle constate que, comme avec la psychanalyse en France, un en- semble cognitif semble passer dans la pratique et le langage quotidien. « Les gens apprennent à utiliser l’in- formatique, mais aussi parlent de se reprogrammer, de changer de logiciel, de leur mémoire vive ; ils en viennent à considérer leur psyché comme une machine charnelle. » A la fin de l’année 1985, Dominique Boullier, sociologue au Médialab de Sciences Po, la rencontre au MIT. « Nous partagions la fréquentation de la psychanalyse lacanienne et l’envie de comprendre ce que le numérique faisait à nos façons de penser et de vi- vre ensemble, nous dit-il. Elle en dé- couvrait alors tout le potentiel éduca- tif, elle enquêtait sur les jeux, l’expéri- mentation de l’altérité… » Pour Sherry Turkle, une nouvelle ontologie apparaît : un mode d’être résolument relié aux machines. Dans The Second Self (Les Enfants de l’ordinateur, Denoël, 1986), s’ap- puyant sur de nombreux témoigna- cueil des vieilles gens, la garde des petits et nos rapports difficiles aux autres. « Tout commence avec l’idée que les robots compagnons sont “mieux que rien”, car il n’y a pas assez de monde pour aimer et s’occuper des gens. Mais, de cette idée, on passe ra- pidement à une autre : les robots sont mieux que presque tout. De “mieux que rien” à “mieux que presque tout” : voilà les stations de notre voyage vers l’oubli de ce que signifie être humain. » Sa critique se radicalise dans Re- claiming Conversation (2015), où elle décrit comment l’usage du portable s’est substitué à presque toutes les discussions physiques, tant et si bien que « nous pouvons passer un repas de famille sans se parler, étant tous, enfants et parents, accaparés par nos machines ». « Notre moi virtuel, abs- trait, l’a emporté sur le moi convivial, empathique, présent aux autres. La chaleur humaine et la conversation ne sont plus d’actualité » – tandis que l’anonymat des chats et des réseaux libère un esprit haineux et vengeur. Depuis ces essais, Sherry Turkle su- bit un feu roulant de critiques. Beau- coup lui reprochent de ne pas com- prendre les pratiques inventives et servicielles qui accompagnent la gé- néralisation des écrans. La sémiolo- gue Laurence Allard, auteure d’une Mythologie du portable (Le Cavalier bleu, 2010), rappelle ainsi qu’il existe toute « une série d’usages créatifs or- dinaires des smartphones – photo, dessins, cinéma, etc. » dont s’empare un public nouveau, non élitaire. Pour elle, Sherry Turkle cède à une forme de « panique morale » face à cette multiplicité d’activités qui lui échap- pent : elle néglige « les usages sociaux, utiles, concrets des portables dans les pays du Sud, où ils jouent un rôle-clé pour trouver un travail, être payé ». Le sociologue Dominique Boullier, lui, regrette que Sherry Turkle incite à la déconnexion sans envisager une politique de résistance. « On attend aujourd’hui des mesures concrètes pour réformer le code de ces plates- formes qui contribuent à ce que j’ap- pelle le “réchauffement médiatique” par leur rythme incessant de capta- tion de l’attention. » D’autres criti- ques, comme le sociologue Antonio Casilli, lui reprochent de sous-esti- mer « la dimension symbolique » des technologies de l’information et de la communication. Ou de négliger le fait que des millions de personnes considèrent que les services rendus par les machines high-tech valent les désagréments qu’elles procurent. Des critiques qui n’ébranlent pas Sherry Turkle. « Nous avons eu une histoire d’amour avec une technologie qui semblait magique. Ce qui a com- mencé par un phénomène de salon a fini par devenir un outil de manipula- tion de masse. » p frédéric joignot « NOUS FUYONS LES DANGERS ET LES ALÉAS D’UN CONTACT PHYSIQUE AUX AUTRES » SHERRY TURKLE ges, elle rejette l’idée que les jeux électroniques créent une dépen- dance stupide : elle montre qu’ils ini- tient à une pensée stratégique et qu’ils peuvent être formateurs. Dans Life on the Screen (1995), elle enquête sur la manière dont Internet change notre vécu. « La vie en ligne, c’est celle où l’on se projette dans les multiples fenêtres de l’écran pour se livrer à dif- férentes activités, jouer des nouveaux rôles. Un homme marié, une jeune fille flirteuse peut vivre des relations osées dans des espaces virtuels. Je me disais : le monde digital déploie un nouvel espace du Soi. » Sherry Turkle le reconnaît : elle est alors « prudem- ment optimiste » : « Je fêtais de nouvel- les explorations d’identité. » « Les architectes de notre intimité » Mais, dans les années qui suivent, les portables deviennent omniprésents, la toile du World Wide Web s’étend, les applications collent aux désirs des internautes, les réseaux sociaux se déploient. Sherry Turkle est désen- chantée : en 2011, elle publie un essai qui frappe les esprits, Alone Together (Seuls ensemble, L’Echappée, 2015). Elle constate que la connexion inces- sante avec les robots et les ordina- teurs dévore les relations humaines en face-à-face et affaiblit l’empathie. Elle s’interroge sur le succès des Ta- magotchi et de la peluche parlante Furby : si ces jouets électroniques sé- duisent – un temps – enfants et per- sonnes âgées, n’est-ce pas parce que plus personne ne passe du temps avec eux ? Sa critique s’étend aux mondes virtuels comme Second Life, aux chats, aux déluges de SMS. « Nous fuyons les dangers et les aléas d’un contact physique aux autres. » Dans ces années-là, Sherry Turkle renverse la réflexion utilitaire sur les machines : conçues pour enrichir no- tre existence, elles sont devenues, dit-elle, « les architectes de notre inti- mité ». Leurs solutions techniques, si réussies soient-elles, renforcent les problèmes humains que nous ne voulons pas résoudre, comme l’ac- YANN LEGENDRE