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RESSOURCES PÉDAGOGIQUES2017-2018
Serge ProkofievROMÉO ET JULIETTESuite n°2, opus 64 ter
ORCHESTRE DE PARISJonathan Darlington, direction
Nicolas Dangoise, comédien
-
2
Galina Oulanova et Youri Zhdanov dans Roméo et Juliette en
1946
DOSSIER PÉDAGOGIQUE RÉALISÉ PAR CLAIRE PAOLACCI
«O Romeo, Romeo! wherefore art thou Romeo?Deny thy father and
refuse thy name;
Or, if thou wilt not, be but sworn my love,And I’ll no longer be
a Capulet”
« O Roméo, Roméo! pourquoi es-tu Roméo?Renie ton père et abdique
ton nom;
Ou si tu ne le veux pas, jure de m›aimer,Et je ne serai plus une
Capulet »
William Shakespeare, Romeo and Juliet, II, 2
-
3
SOMMAIRE
I. BIOGRAPHIE DE SERGE PROKOFIEV P. 4
II. TABLEAUX CHRONOLOGIQUES P. 101. La vie et l'œuvre de Serge
Prokofiev2. La Russie et l'union soviétique à l'époque de Serge
Prokofiev
III. PROKOFIEV À L’ÉPOQUE DE LA COMPOSITION DE ROMÉO ET JULIETTE
P. 13
1. Prokofiev en URSS en 1935-19362. Quelques œuvres de Prokofiev
composées à la même époque que Roméo et Juliette
IV. ROMÉO ET JULIETTE DE SERGE PROKOFIEV : DU BALLET AUX SUITES
SYMPHONIQUES P. 15
1. Commande et composition du ballet Roméo et Juliette2.
Conception et argument de Roméo et Juliette3. La musique de Roméo
et Juliette4. Les Suites symphoniques5. La Deuxième suite
symphonique opus 64 ter (1936)
V. ROMÉO ET JULIETTE, SUITE N° 2 OPUS 64 TER (1936) - ANALYSE P.
211. Montaigus et Capulets -fichier audio 12. Juliette enfant -
fichier audio 23. Frère Laurent - fichier audio 34. Danse - fichier
audio 45. Roméo et Juliette avant leur séparation - fichier audio
56. Danse des jeunes filles des Antilles - ficher audio 67. Roméo
au tombeau de Juliette - fichier audio 7
VI. L'ORCHESTRE SYMPHONIQUE, LE CHEF D'ORCHESTE, LA PARTITION DU
CHEF D'ORCHESTRE P. 28
1. L'Orchestre symphonique2. Le Chef d'orchestre3. La partition
du chef d'orchestre, dite "conducteur"
VII. CAHIER D’ACTIVITÉS P. 351. Autour de Serge Prokofiev2.
Autour de Roméo et Juliette, Suite symphonique n°2 opus 64 ter 3.
Autour du thème de Roméo et Juliette 4. Jeux
VIII. LEXIQUE ET BIBLIOGRAPHIES P. 491. Lexique des termes
techniques utilisés dans le dossier pédagogique2. Bibliographie
francophone 3. Bibliographie anglophone
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4
I. BIOGRAPHIE DE SERGE PROKOFIEV
Né en 1891 d’un père agronome et d’une mère pianiste, Prokofiev
reçoit de cette dernière ses premières notions musicales. Montrant
des dispositions précoces pour la composition (à cinq ans, il écrit
les premières mesures d’un Galop indien pour piano et vers neuf ans
deux petites scènes lyriques, Le Géant et Sur les îles désertes),
sa mère s’installe à Moscou, où il apprend les bases de l’harmonie
et de la composition d’un étudiant du conservatoire, Youri
Pomerantsev, puis du jeune compositeur Reinhold Glière.
Encouragé dans ses essais d’écriture musicale par le
compositeur, pianiste et professeur réputé Serge Tanéiev, sa mère
décide de le présenter au conservatoire de Saint-Pétersbourg, qu’il
intègre en 1904. Il étudie l’harmonie avec Anton Liadov, le piano
avec Alexandre Winkler puis Anna Essipova, la composition avec
Yasep Vitol, l’orchestration avec Nicola Rimski-Korsakov et la
direction d’orchestre avec Nicola Tcherepnine. Il y rencontre aussi
Nicola Miaskovski, qui reste son plus proche ami jusqu’à sa
mort.
Dès son entrée au conservatoire, Prokofiev est résolument
anticonformiste, convaincu de son talent et de sa supériorité sur
ses camarades et même sur ses professeurs, sentiment qu’il
conservera jusqu’à
la fin de sa vie. Contrairement à ses maîtres, il s’intéresse
très tôt aux compositeurs contemporains, tels Claude Debussy,
Richard Strauss, Max Reger et Arnold Schönberg, dont il interprète
les œuvres lors de ses premiers récitals. Il s’impose rapidement
comme pianiste, impressionnant ou choquant le public par sa
puissance et sa technique. Il a à peine vingt ans lorsque l’éditeur
Boris Jurgenson publie ses premières œuvres : Première sonate pour
piano, Quatre études et Huit pièces pour piano.
En 1912, Prokofiev écrit son Deuxième concerto pour piano, dont
la création à Pavlovsk près de Saint-Pétersbourg, le 5 septembre
1913, provoque un scandale mémorable. Ce concerto atteint les
limites des possibilités physiques du soliste. Mais en 1914,
Prokofiev obtient son diplôme du conservatoire et remporte le prix
Anton Rubinstein de piano pour lequel, lors de l’épreuve avec
orchestre, il joue son propre Premier concerto pour piano.
La même année, il fait un voyage à Londres, au cours duquel il
rencontre Serge Diaghilev. Il espère l’intéresser à un projet
d’opéra d’après Le Joueur de Fiodor Dostoïevski, mais Diaghilev lui
commande un ballet « sur un sujet russe ou préhistorique ». Il
propose Ala et Lolly, sur un livret du poète symboliste Serge
Gorodetski, inspiré de la mythologie scythe, mais, Diaghilev
refusant la partition, il en tire la Suite scythe pour orchestre.
Par ailleurs, en concertation avec Diaghilev, il choisit un nouveau
sujet de ballet, Chout (« le Bouffon »), extrait d’un recueil de
contes russes, dont la réalisation ne se concrétisera que six ans
plus tard.
Serge Prokofiev vers 1918
Serge Prokofiev à neuf ans avec la partition : « Opéra Le Géant
composé par Sergueï Prokofiev »
-
5
En 1916-1917, Prokofiev compose sa première symphonie, la
Symphonie classique, qui témoigne de son goût pour la forme pure. À
la même époque, il fait la connaissance de Maxime Gorki et Vladimir
Maïakovski. Il s’intéresse peu à la politique et au lendemain des
Révolutions, ne voyant guère de possibilités de faire carrière en
Russie, Prokofiev demande avec succès à Anatoli Lounatcharski,
commissaire du peuple à l’Instruction, l’autorisation de sortir du
pays pour raison de santé.
En mai 1918, après un passage par le Japon, où il donne quelques
récitals, Prokofiev part pour les États-Unis en espérant être
reconnu comme pianiste et compositeur. Malgré la malveillance de
certains critiques, il s’impose assez rapidement comme interprète
mais plus difficilement comme créateur. Le chef d’orchestre de
l’Opéra de Chicago, l’Italien Cleofonte Campanini, accepte son
opéra L’Amour des trois oranges, inspiré de la fable du dramaturge
italien Carlo Gozzi (XVIIIe siècle). Prokofiev écrit rapidement la
partition mais le décès soudain de Campanini, le 19 décembre 1919,
provoque le report de la représentation. En avril 1920, comme la
réussite n’est pas au rendez-vous et qu’il ne reste perçu que comme
le « pianiste aux doigts d’acier », Prokofiev quitte les États-Unis
pour la France. Il entre dans le cercle de Diaghilev, aux côtés
d’Igor Stravinski, Francis Poulenc, Darius Milhaud, Manuel de
Falla, Maurice
Ravel. Entrecoupé de deux nouveaux voyages aux États-Unis, dont
le second pour la création de L’Amour des trois oranges (décembre
1921), le séjour parisien de Prokofiev est marqué par la
représentation de son ballet Chout, au Théâtre de la Gaîté, le 17
mai 1921 dans la chorégraphie de Leonide Massine et les décors et
costumes de Michel Larionov.
Décors et costumes de Michel Larionov pour la création de
Choutau Théâtre de la Gaîté-Lyrique (Paris, 1921)
Francis Poulenc à propos de Serge Prokofiev, pianiste :
« …Je n’ai jamais vu tenir un tempo avec une semblable rigueur
(pas même Stravinsky). Remettant tout à coup le métronome à la fin
de l’Andante du Troisième concerto, nous n’avions pas bronché d’une
triple croche. »« À vrai dire ses longs doigts spatulés adhéraient
au clavier comme une voiture de course à la piste d’un autodrome.
(...) On peut vraiment parler, lorsqu’il s’agit du jeu de
Prokofiev, de la détente d’un moteur de précision. »
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6
En mars 1922, Prokofiev s’installe à Ettal, dans les Alpes
bavaroises, où il se marie, le 8 octobre 1923, avec Carolina Codina
y Llubera, dite Lina Llubera, cantatrice espagnole de six ans sa
cadette, rencontrée lors de son séjour américain. Quelques mois
plus tard naît son premier fils, Sviatoslav. Installé en Allemagne,
Prokofiev revient toutefois régulièrement à Paris et continue de
donner des concerts dans les capitales occidentales (Londres,
Berlin, Bruxelles). Son nom commence à être connu grâce à ses
propres efforts et ceux de son compatriote, le chef d’orchestre
récemment émigré Serge Koussevitzky, propagateur actif de la
musique russe.
De retour à Paris à l’été 1924, Prokofiev aborde l’esthétique
constructiviste avec sa Deuxième symphonie (1924-25). Deux ans plus
tard, Diaghilev lui commande un ballet dans la même veine
esthétique sur le thème des réalisations industrielles et de la
nouvelle vie en Union soviétique. C’est Le Pas d’acier, créé le 7
juin 1927 au Théâtre Sarah-Bernhardt dans la chorégraphie de
Leonide Massine et les décors du peintre Gueorgi Iakoulov.
Néanmoins, depuis quelques années, Prokofiev est de plus en plus
attiré par l’Union soviétique, se sentant étranger aussi bien parmi
les Occidentaux que parmi ses compatriotes émigrés, qu’il juge trop
passéistes. En 1927, resté citoyen de son pays et empli d’une
certaine nostalgie pour celui-ci, Prokofiev accepte une invitation
à faire une tournée en Union soviétique. Il renoue avec ses anciens
amis, dont Miaskovski, et, bien que Le Pas d’acier soit désapprouvé
par les Soviétiques qui trouvent le ballet caricatural, il
s’aperçoit que sa musique est jouée et appréciée dans tout le pays.
La même année, il achève L’Ange de feu et entreprend de composer à
partir du matériau thématique de l’opéra sa Troisième Symphonie. En
1928, Lina lui donne un second fils, Oleg, et Diaghilev lui
commande le ballet Le Fils prodigue, d’après la parabole
évangélique. La création de l’ouvrage, avec Serge Lifar dans le
rôle-titre dans une chorégraphie de George Balanchine et des décors
et costumes de Georges Rouault, est un succès. Mais en 1929,
Diaghilev meurt à Venise, ce qui rompt une des principales attaches
de Prokofiev avec l’Occident. Pendant sept ans, il vit partagé
entre l’Occident et l’URSS.
En 1930, un nouveau voyage aux États-Unis est à l’origine de la
composition de son Premier Quatuor commandé par la Library of
Congress. En 1932, le ballet élaboré pour l’Opéra de Paris avec le
danseur et chorégraphe Serge Lifar, Sur le Borysthène, est un
échec. Par ailleurs, son Quatrième concerto pour piano (1931),
composé à l’intention de Paul Wittgenstein est refusé par le
dédicataire.
Ernest Ansermet, Serge Diaghilev, Igor Stravinskyet Serge
Prokofiev à droite (1921)
Prokofiev, sa première femme Lina et ses deux enfants Oleg et
Sviatoslav
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7
En revanche, dès 1933, même s’il n’est pas encore citoyen
soviétique, Prokofiev reçoit des commandes intéressantes de l’URSS,
à commencer par la musique du film d’Alexandre Feinzimmer,
Lieutenant Kijé, qui marque son retour à un style plus classique
grâce auquel il souhaite se mettre à la portée des masses. En 1936,
à la demande de la directrice du Théâtre central pour enfants de
Moscou, Natalia Saz, il écrit le conte symphonique Pierre et le
loup, tout en élaborant avec le metteur en scène Radlov le grand
ballet, Roméo et Juliette, son premier ballet soviétique et sa
première grande référence à un thème de la littérature classique.
Finalement créé en 1938 à Brno, en Tchécoslovaquie, le ballet
suscite la création de trois suites symphoniques et d’une série de
pièces pour piano.En 1936, après trois voyages en Union soviétique
au cours desquels Prokofiev réalise que l’URSS constitue un digne
contrepoids à l’Europe et à l’Amérique, avec ses dizaines de
millions de spectateurs, ses salles de concert en construction dans
toutes les régions et ses orchestres en voie de formation, le
compositeur est décidé à revenir y vivre. Malgré de nombreuses
mises en garde de ses amis, Prokofiev
s’installe à Moscou avec sa femme et ses deux fils. Le régime
lui a fait miroiter mille possibilités mais, renouant avec son pays
au moment où le contrôle du pouvoir s’étend à tous les domaines
culturels, celles-ci ne se réaliseront pas. Les artistes qui
déplaisent aux dirigeants pour une raison ou une autre se voient
taxés de « formalisme », tare suprême définie comme « le sacrifice
du contenu social et émotionnel de la musique au profit de la
recherche d’artifices avec les éléments de la musique : rythmes,
timbres, combinaisons harmoniques ».
Tandis que nombre de musiciens russes, tels Serge Rachmaninov,
Fédor Chaliapine, Nicola Tcherepnine, Nicola Medtner et Alexandre
Glazounov, choisissent d’émigrer pour conserver leur passé russe et
leur liberté, Prokofiev fait le choix inverse : il sacrifie sa
liberté pour retrouver son sol natal et devenir un compositeur
soviétique officiel, subissant tous les avantages et les
inconvénients de ce statut.D’abord favorisé, Prokofiev voit
progressivement réduire ses avantages. En 1937, il obtient la
citoyenneté soviétique mais se voit rapidement interdire tout
voyage à l’étranger. La même année,
Décor de Sur le Borysthène de Serge Prokofiev, photographie de
scène, Opéra de Paris, 1932 - Décors et costumes de Natalia
Gontcharova
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8
il achève une Cantate pour le 20e anniversaire de la Révolution
qu’il projette depuis plusieurs années. Il y met en musique des
textes de théoriciens du marxisme, dont Lénine, mais l’œuvre est
refusée par la censure, ce type de textes « n’étant pas prévu pour
être chanté ». Sa rencontre avec le cinéaste Eisenstein donne lieu
à une collaboration fructueuse. Prokofiev écrit la musique pour la
grande fresque historique et patriotique Alexandre Nevski
(1938).
En 1939, Prokofiev fait la connaissance de Mira Mendelssohn,
étudiante en littérature et admiratrice de sa musique. Le ménage
Prokofiev déjà en difficultés est dès lors en perdition. Mira
devient sa nouvelle compagne et sa collaboratrice. Apolitique, «
très naïf » dira son fils Sviatoslav, Prokofiev cède à de
nombreuses sollicitations du régime. En décembre 1939, alors que
les purges staliniennes ont causé des centaines de milliers
d’exécutions et disparitions, il se joint au chœur des panégyristes
en composant une ode à la gloire de Staline, la cantate Zdravitsa
(« bonne santé »), pour son soixantième anniversaire. La même
année, il compose son premier opéra soviétique, Siméon Kotko,
inspiré de la guerre civile en Ukraine.
À partir de 1941, le couple Prokofiev vit séparé. Durant les
années de guerre, en tant que femme d’homme célèbre et possédant
plusieurs langues, Lina travaille comme traductrice, tandis que dès
le début des hostilités germano-russes, Prokofiev est évacué, en
compagnie de Mira, au Caucase et au Kazakhstan (Alma-Ata), avec
nombre d’autres artistes et intellectuels. Il y reste pendant deux
ans. En 1941, il débute la composition de son opéra Guerre et Paix
d’après Léon Tolstoï, dont il a élaboré le livret avec Mira et
qu’il travaille jusqu’à la fin de sa vie. À partir de 1942, il
retravaille avec Eisenstein pour un
nouveau film historique, Ivan le Terrible. Le premier épisode,
projeté en 1945, obtient le prix Staline, mais le second, interdit
par la censure, n’est montré qu’à partir de 1958. La mort
d’Eisenstein en 1948 mettra fin aux activités de Prokofiev dans le
domaine de la musique cinématographique.
En 1946, son ballet Roméo et Juliette est enfin créé
scéniquement avec succès au Bolchoï de Moscou. En 1947, Prokofiev
obtient le titre d’artiste du peuple de la République Socialiste
Fédérative Soviétique de Russie. Cette distinction ne le met
toutefois pas à l’abri des redoutables attaques qu’il subit l’année
suivante dans le cadre d’une campagne antiformaliste sans précédent
lancée par Andreï Jdanov qui atteint les plus grands noms de la
musique soviétique : Chostakovitch, Khatchaturian, Miaskovski et
Dmitri Kabalevski. Dans le rapport Jdanov, Prokofiev est qualifié
de compositeur « anti-populaire » « incapable de montrer la
grandeur du pays ». Beaucoup de ses œuvres sont condamnées,
notamment celles de sa période occidentale (Chout, Le Pas d’acier,
Le Fils prodigue, L’Ange de feu) mais aussi certaines œuvres
soviétiques, dont la Huitième sonate. Contraint de faire son
autocritique, il déclare publiquement regretter d’avoir cédé « aux
impulsions de la dégénérescence occidentale » et attire l’attention
sur ses œuvres ayant échappé à la condamnation : Alexandre Nevski,
la Cinquième Symphonie et Roméo et Juliette. Mais, quelques mois
plus tard, la censure refuse son nouvel opéra, Histoire d’un homme
véritable, pourtant inspiré de la vie héroïque d’un aviateur
soviétique pendant la guerre. Malgré un état de santé précaire
(hypertension), Prokofiev consacre toute son énergie à la
composition. À partir de 1946, il passe tous les étés dans sa
maison de campagne ou datcha de Nikolina Gora, à 35 km de
Moscou.
Sergueï Eisenstein et Sergueï Prokofiev en 1937
Serge Prokofiev avec Dmitri Chostakovitch et Aram
Khatchatourian
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9
Le 13 janvier 1948, sans avoir divorcé de Lina car, non
enregistré, son mariage avec une étrangère est considéré, en vertu
d’un récent décret, comme nul et non avenu, il épouse Mira. À peine
le (re)mariage conclu, Lina est convaincue d’espionnage et
condamnée à vingt ans de bagne. Elle est envoyée directement de la
Loubianka vers le camp de travail d’Abez, dans les environs de
Vorkouta, au-delà du cercle polaire. Pour Prokofiev, tout se
dégrade ensuite assez rapidement. Sujet à des problèmes cardiaques
depuis 1941, il fait une grave chute en 1945. Les années 1945-1947
voient l’achèvement et la création de plusieurs œuvres ébauchées au
cours des années précédentes, telles la Cinquième
Symphonie, le ballet Cendrillon (théâtre Bolchoï, novembre 1945)
et la première partie de Guerre et Paix (Leningrad, théâtre Maly,
juin 1946).
Entre 1948 et 1952, il crée encore une vingtaine d’œuvres de son
catalogue qui en compte environ 160 et termine son opéra Guerre et
paix auquel il a travaillé onze ans. Mais le 5 mars 1953, Prokofiev
meurt à Moscou le même jour que Staline, à l’âge de 62 ans. De
fait, sa mort passe inaperçue car elle n’est annoncée au monde que
six jours plus tard, le journal officiel du régime soviétique, la
Pravda, portant toute l’attention sur le « petit père des peuples
».
Théâtre Bolchoï de Moscou à l’époque de la création de Roméo et
Juliette (1946)
Dernière photographie de Prokofiev prise par son fils
Sviatoslav
Serge Prokofiev et sa seconde épouse,Mira Mendelssohn
(1915-1968)
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10
II. CHRONOLOGIES
II. 1. LA VIE ET L’ŒUVRE DE SERGE PROKOFIEV
PROKOFIEV EN RUSSIE23 avril 1891 Serge Prokofiev naît à
Sontsovka, d’un père agronome et d’une mère pianiste.1900 À neuf
ans, après avoir assisté à deux opéras à Moscou, Prokofiev compose
un opéra
destiné aux enfants, Le Géant1902 Installation à Moscou avec sa
mère pour qu’il puisse prendre des leçons avec des
professeurs de musique de renom. Cours de composition, de
théorie et d’harmonie avec Reinhold Glière.
Septembre 1904 Entrée au conservatoire de Saint-Pétersbourg.1906
Rencontre avec Nicola Miaskovski, compositeur russe qui devient son
ami le plus
intime.Décembre 1908 Devenu excellent pianiste, Prokofiev joue
ses œuvres en public avec succès.1909 Prokofiev quitte la classe de
composition car ses maîtres le rebutent par leur
académisme.1912 Prokofiev affirme sa personnalité dans son
Premier concerto pour piano.1913 Composition du Concerto pour piano
n°2, en 4 mouvements. Création à Saint-
Pétersbourg et réécriture en 1923.Premier prix de piano au
concours Rubinstein avec son Premier concerto pour piano.
PROKOFIEV EN EUROPE1914 Prokofiev part en Europe. Il fait la
connaissance de Serge Diaghilev à Londres.1916 Concerto pour violon
n°1 en ré majeur. Création à Paris en 1923.
PROKOFIEV EN RUSSIE ET EN UNION SOVIÉTIQUEMars 1917 À la chute
de Nicola II, Prokofiev se réfugie dans le Caucase pour continuer à
composer
en paix.21 avril 1918 Création de la Première Symphonie à
Petrograd.
PROKOFIEV EN AMÉRIQUE7 mai 1918 Prokofiev abandonne Petrograd
pour l’AmériqueJuin 1918 Prokofiev quitte Vladivostock et arrive au
Japon.Août 1918 Prokofiev arrive à San Francisco.1919 Composition,
pour l’Opéra de Chicago, de L’Amour des trois oranges, opéra en
un
prologue et quatre actes, d’après la pièce de Carlo Gozzi.
Création à Chicago en 1921.1921 Composition du Troisième concerto
pour piano.
RETOUR EN EUROPE1922 Prokofiev, désorienté par l’hostilité du
public, part pour Ettal, dans les Alpes bavaroises.
8 octobre 1923 Mariage avec la soprano Carolina Codina, dite
Lina Llubera, à EttalPROKOFIEV À PARIS
Eté 1924 Installation à Paris.27 février 1924 Naissance de son
premier fils, Sviatoslav Sergueïevitch1927 Tournée en URSS. il
rencontre un immense succès après des années d’exil.
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1927-1928 Collaboration avec la Compagnie des Ballets russes de
Diaghilev au moment de la création du Pas d’Acier puis du Fils
prodigue.Rencontres artistiques et littéraires (Pablo Picasso,
Henri Matisse, Francis Poulenc, Maurice Ravel) et querelle avec
Igor Stravinski.
14 décembre 1928 Naissance de son second fils, Oleg
Sergueïevitch1932 Rencontre avec le cinéaste russe Serge Eisenstein
à Paris. Novembre 1932 Tournée en URSS.
PROKOFIEV EN URSSDécembre 1932 Prokofiev choisit de se fixer en
URSS.1935 Composition de Roméo et Juliette, ballet en 3 actes fondé
sur la pièce de Shakespeare.1936 Prokofiev devient résident
permanent à Moscou.Avril 1936 Composition de Pierre et le loup.2
mai 1936 Création au théâtre central pour jeune public de Moscou de
Pierre et le loup.Mai 1938 Prokofiev compose la musique du film
Alexander Nevsky de Serge Eisenstein. 23 novembre 1938 Première
présentation d’Alexander Nevsky à Moscou. 21 décembre 1941 Le BBC
Symphony Orchestra et Adrian Boult donnent un concert en l’honneur
du 60e
anniversaire de Staline. Prokofiev est au programme. 1942 Début
de la composition de la musique du film Ivan le Terrible
d’Eisenstein.
Prix de l’ordre de Staline.1943 Composition de Guerre et Paix
d’après le roman de Léon Tolstoï.
Prix Staline (appelé plus tard prix d’Etat de l’URSS)1945
Composition et création de la Symphonie n°5, œuvre patriotique avec
des accents
guerriers qui marque la victoire sur l’Allemagne ; réception
triomphale.
15 janvier 1945 Sortie en salles du film Ivan le Terrible
(Partie 1).12 juin 1946 L’opéra Guerre et Paix est créé au théâtre
Maly de Leningrad (présentation des 8
premières scènes).1947 Nommé Artiste du Peuple de la République
socialiste fédérative soviétique de Russie.
Prokofiev est toutefois victime d’autres attaques de la part du
régime stalinien.5 mars 1953 Le compositeur et pianiste Serge
Prokofiev meurt à Moscou d’une hémorragie cérébrale
le même jour que Staline.1er septembre 1958 Sortie en salles du
film Ivan le Terrible (Partie 2).
Serge Prokofiev et son ami, le compositeur Nicola Miaskovski
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II. 2. LA RUSSIE ET DE L’UNION SOVIÉTIQUE À L’ÉPOQUE DE SERGE
PROKOFIEV
LES DERNIERS FEUX DE LA RUSSIE1894 Couronnement de Nicolas II.8
février 1904-5 septembre 1905 Guerre russo-japonaise, échec cuisant
pour la Russie22 janvier 1905 « Dimanche rouge » : manifestation
populaire, fusillade sanglante.Janvier-octobre 1905 Grèves
générales et troubles agraires.10 mai 1906 Première douma ou
chambre basse qui fait de la russie une monarchie
constitutionnelle.31 août 1907 Accord anglo-russe permettant la
constitution de la « triple-entente ».Octobre-novembre 1911
Première guerre dans les balkans.Juin-juillet 1913 Seconde guerre
dans les balkans.1er août 1914 L’Allemagne déclare la guerre à la
russie.20 février-2 mars 1917 Révolution de février. abolition de
l’empire russe. Mise en place d’un
gouvernement provisoire.NAISSANCE DE L’UNION SOVIÉTIQUE
7 novembre 1917 Révolution d’octobre (selon le calendrier
julien).20 décembre 1917 Création de la tchéka ou police
politique.1918-1921 Guerre civile russe.1922 Lancement de la
nouvelle politique économique de lénine.
Staline devient secrétaire général du parti communiste.La tchéka
devient la guépéou.
30 décembre 1922 Création de l’Union soviétique comprenant
plusieurs républiques, notamment celle de la fédération de
russie.
21 janvier 1924 Mort de Lénine.1927 Léon Trotsky est exclu du
parti communiste de l’union soviétique, Staline
renforce son pouvoir.1932 Création de l’union des compositeurs
soviétiques.1934 Loi sur la trahison de la patrie ; création du
NKVD, commissariat au peuple
des affaires intérieures.Août 1936 Début des procès de
Moscou.1936 Affaire de l’opéra Lady Macbeth de Mzensk de Dmitri
Chostakovitch,
qualifié de « galimatias musical ».Août 1937 Début des grandes
purges.Mars 1938 Fin des procès de Moscou. Amplification des
grandes purges et fin
soudaine de celles-ci (décembre 1938).Septembre 1939 Invasion de
la partie orientale de la pologne par l’armée rougeNovembre
1939-mars 1940 Guerre russo-finnoise.Juin 1941 Attaque massive du
troisième reich en URSS (opération Barbarossa).
Entrée de l’URSS dans la seconde guerre mondiale.1943 Défaite de
l’armée allemande à Stalingrad et à Koursk.Mai 1945 Capitulation de
l’Allemagne.1947 Création du Kominform et formulation de la
doctrine Jdanov.Août 1949 Explosion de la première bombe atomique
soviétique.5 mars 1953 Mort de Staline et mort de Prokofiev.
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III. PROKOFIEV À L’ÉPOQUE DE LA COMPOSITION DE ROMÉO ET
JULIETTE
III. 1. PROKOFIEV EN URSS EN 1935-1936
Alors que la famille Prokofiev s’est récemment réinstallée en
URSS, elle passe un an, entre les étés 1935 et 1936, à Polenovo,
situé sur les bords de la rivière Oka. Dans ce cadre calme,
Prokofiev compose et lit, notamment Alexandre Kouprine, écrivain
réaliste, disciple de Gorki, et peut s’adonner à de nombreux
loisirs comme le tennis, les échecs et la natation.
Son fils Oleg témoigne de l’enthousiasme qui règne au début de
leur retour en URSS :
«C’est en mai 1936 que nous sommes rentrés définitivement.
Lorsque nous sommes partis, j’ai dit au revoir à ma grand-mère
Codina à Paris. Je ne l’ai ensuite jamais revue. Moscou, au début,
était très excitante. Des impressions nouvelles ! Nous sommes
d’abord allés dans une école anglo-américaine jusqu’en 1937 ; ce
fut une année terrible, une époque de terreur. Mon frère fut mis
ensuite dans une école normale. J’avais alors huit ans, et lui
treize. A huit ans, on est tolérant ; à treize, c’est plus
dramatique. Les autres le taquinaient. Nous avons obtenu
l’appartement de la rue Tchkalov après un an passé à Polenovo. Ce
n’était pas si mal, presque luxueux pour l’URSS ! Il y avait une
salle à manger, un cabinet de travail, la chambre de ma mère et
celle des enfants. »1
Bien qu’ayant décidé de s’installer définitivement en URSS,
victime de la jalousie de certains confrères qui voient d’un
mauvais œil son retour, Prokofiev est l’objet de rumeurs l’accusant
d’être « un moderne dépourvu d’âme, de sensibilité, de dons
mélodiques », voire même « un compositeur qui ne désire pas que la
musique soit belle »2. Serge Prokofiev décide alors de répondre par
la composition de plusieurs œuvres, notamment le ballet Roméo et
Juliette, et la publication, en avril 1936, d’un texte dans la
revue Europe :
«Je répondrai d’abord que personne ne peut prétendre connaître
mes intentions. Je dirai ensuite que je recherche toujours la
beauté dans la musique, et que j’accorde une attention particulière
à la mélodie que je considère comme l’élément primordial de mon
œuvre. Si ma musique n’avait
1. Témoignage d’Oleg Prokofiev cité in Michel Dorigné, Serge
Proko-fiev, Fayard, Paris, 1994, p. 443.2. cité in Michel Dorigné,
Serge Prokofiev, Fayard, Paris, 1994, p. 444.
pas de beauté elle n’aurait pas de partisans, et je compte parmi
eux quelques-uns des plus grands musiciens du monde.La seule idée
juste dans cette appréciation de mon œuvre est que ma musique est
trop nouvelle pour être goûtée. C’est vrai. Et il faut être
d’autant plus prudent quand on en discute. La difficulté d’être
compris rapidement par le public est la croix de tous ceux qui
veulent parler une langue nouvelle.Mais il est consolant de penser
que tous les compositeurs que l’on admire aujourd’hui ont eu la
même difficulté en leur temps. La barrière grandit encore quand le
compositeur abandonne certains effets superficiels et telles
astuces d’orchestration, pour une expression plus profonde de sa
pensée.On me conseille sans cesse de rendre ma musique mélodieuse,
pleine d’âme et d’émotion alors qu’elle l’est déjà, mais personne
ne semble avoir d’oreilles pour l’entendre. Pourquoi ? Parce
qu’elle paraît trop nouvelle. Bien entendu, je pourrai continuer à
écrire, comme d’autres l’ont fait, des mélodies sûres de plaire ;
mais le public en serait vite lassé. Le compositeur qui travaille
pour l’avenir doit donc découvrir des mélodies nouvelles, les doter
de courbes inconnues de mes prédécesseurs. Il lui faut du travail
pour les trouver, et il faut un certain degré de réceptivité pour
les apprécier.
Je ne veux pas dire par là que la musique d’aujourd’hui ou de
demain doive nécessairement être si compliquée qu’elle devienne une
énigme que personne ne puisse comprendre. Au contraire, je crois
que l’espoir de la musique contemporaine repose sur une nouvelle
simplicité. Après les raffinements de Bach il y eut la simplicité
de Schubert, et Carmen a suivi les opéras compliqués de Wagner. En
ce qui me concerne, après les 2e et 3e Symphonies, j’ai cherché à
composer des choses plus accessibles, j’ai essayé de me montrer
simple dans trois sonatines, et personne ne paraît avoir compris.
Il y a dix ans, la recherche de la nouveauté en musique a mené à
des complications telles qu’il est bien naturel que certains
compositeurs s’essayent à pratiquer un langage plus compréhensible
et plus clair, mais il n’aura évidemment de sens que s’il est
entièrement nouveau.
Il est temps que les auditeurs oublient les déclarations
stéréotypées et les classifications arbitraires, et qu’ils essaient
de considérer d’un œil neuf ce que le compositeur voit lui-même.
Ils ne seront plus alors dans la situation de l’homme à qui les
arbres cachaient la forêt. Ils aimeront la musique contemporaine,
non seulement parce qu’elle est à la mode, amusante ou de bon ton,
mais parce qu’ils y discerneront ce qu’elle contient véritablement
et ce qu’elle offrira aux générations prochaines. Mais ceci demande
des oreilles averties. »3
3. Serge Prokofiev, « I shall be classical in the next
generation », Europe, n°4, vol. 2, avril 1936.
-
14
III. 2. QUELQUES ŒUVRES DE PROKOFIEV COMPOSÉES À LA MÊME ÉPOQUE
QUE ROMÉO ET JULIETTE
Serge Prokofiev :
« Mon grand mérite, ou, si vous voulez, mon défaut le plus
grave, a toujours été dans la recherche d’un langage musical
spécifiquement original. Je déteste l’imitation ; je déteste les
procédés déjà vus. Je ne veux pas me cacher sous le masque d’un
autre. Je tiens à être moi-même. »4
4. Claude Samuel, Prokofiev, éd. Seuil, Collection Solfèges,
Paris, 1960.
Portrait de Serge Prokofiev à la guerre par Barry Snyder
(1934)
Prokofiev au piano en 1934 par Igor Grabar (1871-1960)
▸ Roméo et Juliette, ballet en quatre actes et dix tableaux,
opus 64 (1935-1936)
▸ Roméo et Juliette, deux suites symphoniques en sept parties
d’après le ballet, opus 64 bis et opus 64 ter (1936)
▸ Concerto n°2 pour violon et orchestre, opus 63 (1935)
▸ Douze pièces enfantines pour piano, opus 65 (1935)
▸ Six chants pour voix et piano, opus 66 (1936)
▸ Pierre et le loup, conte musical ou symphonique pour enfant,
pour orchestre et récitant, opus 67 (1936)
▸ La Dame de pique, musique du film de Mikhaïl Romm, pour
orchestre symphonique, opus 70 (1936)
▸ Boris Godounov, musique de scène, opus 70 bis (1936)
▸ Eugène Onéguine, musique de scène, opus 71 (1936)
▸ Trois mélodies sur des poèmes d’Alexandre Pouchkine, pour voix
et piano, opus 73 (1936)
▸ Cantate pour le XXe anniversaire de la révolution d’octobre,
opus 74 (1936-1937)
-
15
IV. ROMÉO ET JULIETTE DE SERGE PROKOFIEV : DU BALLET AUX SUITES
SYMPHONIQUES
IV. 1. COMMANDE ET COMPOSITION DU BALLET ROMÉO ET JULIETTE
En 1934, alors qu’il est récemment revenu dans son pays natal,
Prokofiev reçoit la commande d’un grand ballet sur le drame de
Shakespeare de la direction du Théâtre Kirov (ancien Théâtre
National Académique de Leningrad). Dix ans après Le Fils prodigue,
dernière commande de Diaghilev sur le point de mourir, Prokofiev
renoue avec le monde de la danse.
Alors que William Shakespeare est très à la mode dans l’URSS de
l’entre-deux-guerres, le compositeur propose le sujet de Roméo et
Juliette. Mais, la direction du Théâtre Kirov refusant le sujet,
Prokofiev signe un contrat avec le Théâtre Bolchoï de Moscou pour
la représentation du ballet. Durant le printemps 1935, Prokofiev
élabore le livret en collaboration avec le metteur en scène Serge
Radlov, qui a déjà monté la pièce de Shakespeare, et Adrian
Piotrovski. Il envisage un temps de terminer son ballet de manière
optimiste avant d’y renoncer. Il se souvient :
« Il y eut un embarras à propos de nos tentatives de donner à
Roméo et Juliette une fin heureuse. Dans le dernier acte Roméo
arrive une minute plus tôt, trouve Juliette vivante et tout finit
bien. Les raisons de cette espèce de barbarisme étaient purement
chorégraphiques : les vivants peuvent danser, les morts non. La
justification était que Shakespeare lui-même n’était jamais tout à
fait certain des dénouements de ses pièces (Le Roi Lear) et
parallèlement à Roméo et Juliette avait écrit Les Deux
Gentilshommes de Vérone dans lequel tout finit bien. Assez
curieusement, alors que l’annonce que Prokofiev écrivait un ballet
sur le thème de Roméo et Juliette avec une fin heureuse fut reçut
tout à fait calmement à Londres, nos propres spécialistes de
Shakespeare se montrèrent plus royalistes que le roi et se ruèrent
à la défense de Shakespeare. »5
À l’automne 1935, alors que Prokofiev a pratiquement esquissé
tous les thèmes musicaux de l’ouvrage, le chorégraphe Léonid
Mikhaïlovitch Lavrovski, qui a régulièrement été consulté sur les
questions de technique du ballet mais a des conceptions
chorégraphiques plus traditionnelles, n’apprécie pas sa partition.
Les danseurs déclarent le ballet 5. Serge Prokofiev, Autobiographie
in La Musique soviétique (revue), 1941.
indansable, notamment à cause de la complexité rythmique et de
passages jugés inaudibles. Prokofiev refuse de se plier aux
exigences du maître de ballet et des danseurs : « J’ai écrit
exactement ce qu’il fallait et je n’y ajouterai pas une note […] Si
ça ne vous plaît pas comme c’est, laissez tomber. »6
Malgré les efforts de Prokofiev de proposer une musique adaptée
à la commande, la direction du Théâtre Bolchoï déclare le ballet
indansable et rompt son contrat. L’ami du compositeur, Miakovski,
l’avait pourtant prévenu : «Dans les cercles de l’Union des
compositeurs de Leningrad… on te craint terriblement et ils feront
ce qu’ils pourront pour t’écarter. »7Ainsi, même si, comme le
souligne Michel Dorigné, «Roméo et Juliette est surtout un hymne à
la jeunesse, une jeunesse chérie des régimes totalitaires qui
tentent de la modeler idéologiquement afin d’asseoir leur pouvoir
sur plusieurs générations»8 et que le compositeur a bien suivi les
préceptes en vigueur, son ballet est condamné à errer avant de
gagner la scène.
Le ballet est finalement créé, avec beaucoup de succès, en
décembre 1938 à Brno (Tchécoslovaquie). Une première représentation
est donnée en URSS au Théâtre Kirov le 11 janvier 1940 suivie d’une
représentation donnée par la troupe de ce théâtre à Moscou. Mais la
vraie consécration a lieu lors de la création très officielle de
1946 au Bolchoï. La prima ballerina assoluta, Galina Oulanova,
alors interprète du rôle-titre féminin, témoigne :
« Jamais je n’oublierai le soir de notre première à Moscou. La
représentation s’était bien passée. J’étais fatiguée et heureuse.
Je rentrai chez moi à l’Hôtel, mais je n’avais même pas eu le temps
de réfléchir et de me calmer que tout d’un coup j’entendis frapper
à la porte. J’étais étonnée de voir devant moi Serge Prokofiev. Il
disait d’un ton qui n’admettait aucune contradiction : « Il faut
que nous allions de suite à la Maison des écrivains. On nous attend
là-bas ! » Nous y allâmes. Dans une grande salle, il y avait
Williams Dimitriev et beaucoup d’autres visages connus. Sous les
applaudissements, nous nous assîmes à notre table. J’étais très
gênée lorsque Prokofiev m’invita à danser. C’était un fox-trot
assez habituel. J’avais l’impression que Sergueï Serguéïevitch
entendait son propre rythme. Il commençait son pas un peu en dehors
de la musique, comme s’il était en retard. Je ne savais quoi faire
! Je n’arrivais pas à le suivre ou à attraper son rythme. On va
raconter que je lui marche
6. Galina Oulanova, article daté du 1er avril 1954 cité in C.I.
Chlifstein, S.S. Prokofiev, Matériaux, documents, témoignages,
Éditions musicales de l’Etat, Moscou, 1956, p. 264-270.7. L’Union
des compositeurs était, comme dans les autres activités
culturelles, le relais entre le pouvoir et la corporation. Son
pouvoir était énorme sur l’activité musicale du pays.8. Michel
Dorigné, Serge Prokofiev, éd. Fayard, Paris, 1994, p. 450.
-
16
sur les pieds, et on dira que je ne sais pas danser ! Mais cela
finit par s’arranger, et peu à peu nous arrivons à danser. Je me
sentais plus libre, et à la fin j’attrapais le rythme inhabituel
mais assez extraordinaire de mon partenaire. »9
Depuis sa création moscovite, le ballet est l’un des plus beaux
fleurons du répertoire chorégraphique soviétique et même
international. Avec Roméo et Juliette puis Cendrillon (opus 87,
1941-1944), ballets dans lesquels l’élément dramatique est
essentiel, Prokofiev devient le grand rénovateur de la musique de
ballet soviétique. Grâce à ses ballets, Prokofiev a apporté de
nouvelles possibilités d’expression à l’art de la danse.
9. Galina Oulanova, article du 16 avril 1954 cité in C.I.
Chlifstein, S.S. Prokofiev, Matériaux, documents, témoignages,
Éditions musicales de l’Etat, Moscou, 1956, p. 264-270.
Galina Oulanova et Youri Zhdanov dans Roméo et Juliette
(1946)
-
17
III. 2. CONCEPTION ET ARGUMENT DE ROMÉO ET JULIETTE
L’argument du ballet conçu par Prokofiev, en collaboration avec
Serge Radlov et Adrian Piotrovski, respecte le foisonnement
d’intrigues de la pièce de William Shakespeare. L’ensemble des
intrigues, qui s’influencent les unes les autres, contribuent à la
progression dramatique. Ainsi, parallèlement à Roméo et Juliette,
les personnages de Mercutio, Pâris, Tybalt, Capulet, la Nourrice et
Frère Laurent sont importants. Ils ont chacun leur propre vie et
leur fonction dramatique, c’est pourquoi Prokofiev les dépeint
psychologiquement par la musique.Par ailleurs, Prokofiev a souhaité
interrompre l’évolution du drame par des divertissements, des
passages de danse pure (abstraite), inspirés en partie par le
folklore italien ou faisant appel aux prouesses les plus vaillantes
de la virtuosité, dans les variations de Mercutio, Benvolio et de
leurs amis.Tout au long du drame, Prokofiev a souhaité également
montrer la transformation de Roméo et Juliette : l’adolescent qui
devient homme et la jeune fille qui devient femme.
▸ Argument10
Les deux nobles familles des Capulets et des Montaigus
s’opposent en une haine implacable. La nourrice et un domestique
des Montaigus annoncent que les Capulets donnent une fête : Tybalt,
de la maison des Capulets y trouve l’occasion de nouvelles
querelles, si vives que seule l’intervention du prince peut éviter
l’effusion de sang. Juliette, fille des Capulets, se pare pour la
fête avec l’aide de sa nourrice. C’est son premier bal qui lui
permettra de se faire connaître des jeunes Véronais et de trouver
parmi eux son futur époux. Les parents de Juliette aimeraient
qu’elle porte son choix sur le jeune comte Pâris qu’ils lui
présentent avant même que la fête ne débute. Les invités entrent en
cortège dans la salle d’honneur du palais Capulet. Roméo et ses
amis, Mercutio et Benvolio, se mêlent discrètement aux festivités.
Il danse avec Juliette. Son amour naissant lui fait oublier toute
prudence et il ôte son masque. Tybalt le reconnaît et, ivre de
fureur, se prépare à l’attaquer. Le comte Capulet seul réussit à
apaiser sa colère. Roméo se cache dans les jardins sous la fenêtre
de Juliette qui, toute pénétrée du tendre sentiment que lui inspire
Roméo, quitte sa chambre. Les deux adolescents s’avouent leur
amour.
Dans les rues de Vérone se déroulent de turbulentes fêtes de
Carnaval. La nourrice est à la recherche de Roméo : elle est
chargée de lui remettre une lettre de Juliette qui l’invite à la
retrouver chez le frère Laurent. Frère Laurent, le moine, qui
espère réconcilier les deux maisons ennemies, célèbre le mariage
secret des deux jeunes gens. Les rues sont toujours en
effervescence. Tybalt rencontre Roméo et le provoque en duel. Mais
Roméo, qui ne veut pas se battre avec un parent de Juliette,
l’évite et c’est son ami Mercutio qui relève le défi. Il est
mortellement blessé au cours du combat. Pour venger sa mort, Roméo
défie et tue Tybalt.
Au lendemain même de leur mariage, les deux amants sont
contraints de se quitter car Roméo a été banni de Vérone. Les
parents de Juliette ont décidé de la marier sans plus tarder au
comte Pâris. Dans son désarroi, la jeune femme se confie au frère
Laurent. Le frère Laurent remet à Juliette un philtre qui doit la
plonger dans un sommeil semblable à la mort. Roméo la retrouvera
ensuite dans le caveau de famille : ainsi ils pourront fuir
ensemble. Par amour pour Roméo, Juliette surmonte sa peur et
absorbe le philtre. Juliette est étendue sur sa couche funéraire
dans le caveau. Les instructions du frère Laurent n’ont pas atteint
Roméo qui croit Juliette morte et se suicide.Juliette s’éveille,
voit son bien-aimé mourant et se donne la mort à son tour.
10. Argument repris de Louis Oster, Les ballets du répertoire
courant, éd. Gérard Billaudot, Paris, 1980, p. 201-202.
▸ Les personnages du drame :
MAISON PRINCIÈRE DE VÉRONEMercutio, ami de RoméoPâris,
gentilhomme que les Capulets aimeraient voir épouser Juliette
LES CAPULETSLe vieux CapuletLady Capulet, son épouseJuliette,
leur filleTybalt, neveu de Lady Capulet, jeune seigneur arrogantLa
nourrice de Juliette, personnage comique au franc-parler
salace.
LES MONTAIGUSLe vieux Montaigu, père de RoméoLady Montaigu, son
épouseRoméo, leur filsBenvolio, cousin et ami de Roméo.
AUTRES PERSONNAGESFrère Laurent, moine franciscain, confesseur
de Roméo et ami de la famille.Rosaline, premier amour de Roméo.
-
18
IV. 3. LA MUSIQUE DE ROMÉO ET JULIETTE
Afin de répondre aux attaques dont il est l’objet, Prokofiev
propose une harmonie plus simple et « plus souple dans Roméo et
Juliette que dans les ballets précédents » 11. Car, dit-il :
« Depuis que la Pravda a exposé les erreurs formalistes de
l’opéra Lady Macbeth du district de Mzensk, composé par
Chostakovitch, j’ai beaucoup réfléchi à mes processus particuliers
de création musicale et j’en ai conclu que cette méthode
compositionnelle était mal fondée. C’est pourquoi j’ai commencé à
essayer de trouver un langage évident et plus signifiant.
D’ailleurs, dans plusieurs de mes œuvres qui ont suivi cet article
comme Alexandre Nevski, Zdravitsa, Roméo et Juliette ou ma
Symphonie n°5, je me suis acharné à tenter de me dégager des
éléments formalistes et je crois bien y être arrivé, du moins en
partie. Cette présence du formalisme dans certaines de mes œuvres
pourrait sans doute s’expliquer par une certaine autosatisfaction
d’auteur et par la négligence du fait que notre peuple entend
demeurer totalement étranger au formalisme. »12
Par ailleurs, il propose un ballet de forme classique en suivant
le modèle de Piotr Ilitch Tchaïkovski et les grands ballets
classiques de l’ère Marius Petipa. Il adopte la structure du grand
ballet d’action, style Belle au bois dormant, ce qui est alors très
inhabituel pour lui. Le scénario de Roméo et Juliette suit avec
application la pièce de Shakespeare découpée en actes et nombreux
numéros, proposant ainsi de nombreux pas de deux, variations et
ensembles.En revanche, Prokofiev propose un pupitre des percussions
très riche avec les timbales, triangle, tambour de bois, maracas,
tambourin, tambour militaire, cymbales, grosse-caisse, cloche,
xylophone, clochettes, célesta. S’ajoutent aussi 2 harpes, 1 piano
et un orgue. Il propose par ailleurs 2 flûtes, 2 hautbois, 1 cor
anglais, 2 clarinettes, 1 clarinette piccolo, 1 clarinette basse, 1
saxophone ténor, 2 bassons, 1 contrebasson, 3 trompettes, 1 cornet
à pistons, 6 cors, 3 trombones et 1 tuba. Il propose enfin un
pupitre des cordes avec violons I, violons II, altos, violoncelles,
contrebasses et une viole d’amour ou alto solo.
11. Serge Prokofiev, « A quoi je travaille actuellement », Revue
interna-tional de musique, n°7, 1940.12. Autrocritique de Serge
Prokofiev publiée dans la revue Sovietskaïa Mouzika,
janvier-février 1948. Cité par Michel Dorigné, op. cit., p.
656.
La musique de Roméo et Juliette se distingue par son dramatisme,
son lyrisme et sa durée (deux heures et demie) qui font écrire à de
nombreux commentateurs qu’avec cet ouvrage, le ballet rejoint
l’opéra. Prokofiev s’est ainsi « appliqué à imprimer à chaque acte
un coloris particulier »13 :
« Le premier acte, qui a lieu dans le palais des Capulets, offre
le spectacle somptueux d’une fête de cette chevalerie féodale dont
les traditions surannées écrasent sans merci les germes d’un amour
jeune et pur.Pour le deuxième acte, j’ai pris comme fond une fête
populaire. La gaîté, la légèreté, l’insouciance qui y règnent en
font la contrepartie du premier acte.Tout le troisième acte a lieu
dans les intérieurs, dans l’intimité où se trame la collusion qui
amènera le dénouement tragique. C’est l’acte où se déroule le drame
passionnel. En conséquence, l’orchestration plutôt intime est celle
d’un orchestre de chambre.Enfin, le quatrième acte est si court que
je suis presque enclin à le désigner du nom d’épilogue. C’est
précisément dans cette brièveté, dans ce langage musical condensé
qu’il me semble voir la seule manière de rendre le sujet par des
moyens chorégraphiques. »14
Souhaitant présenter musicalement la psychologie et l’évolution
de ses personnages, Prokofiev n’hésite pas à recourir à des thèmes
s’apparentant à des leitmotivs. Ainsi, les personnages de Juliette
et Roméo sont dotés de plusieurs thèmes musicaux permettant de
suivre leur évolution psychologique. Juliette est toujours dotée de
thèmes, délicats ou passionnés, très mélodiques. Le thème de
Juliette enfant est plein de fraîcheur et d’espièglerie tandis
qu’il propose un thème extatique et très romantique au violoncelle
doublé d’un cor anglais pour la scène d’adieu à Roméo. L’évolution
de Roméo se manifeste également dans la musique. L’adolescent
impétueux se transforme en poète amoureux, en amant fougueux et
ensuite en combattant farouche plein d’amertume. Les autres
personnages, l’exubérant Mercutio, le sinistre Tybalt, la Nourrice
à la démarche de canard, ont également leurs thèmes musicaux
associés. Pour le compositeur Dmitri Kabalevski :
«Par l’ensemble de ses principes musicaux et chorégraphiques, ce
ballet [Roméo et Juliette] a joué un rôle énorme, mais, à ce qu’il
me semble, encore mal apprécié. Développant dans ce ballet les
meilleures traditions de l’art musical et chorégraphique russe,
combattant énergiquement les clichés conventionnels
13. Serge Prokofiev, « A quoi je travaille actuellement »,
op.cit.
14. Ibid.
-
19
et figés de l’ancien ballet, Prokofiev a proclamé avec une force
nouvelle le droit du ballet au réalisme, à la vitalité et à la
richesse psychologique des héros aux vastes thèmes sociaux. »15
Toutefois, si dans un contexte où l’art était soumis à une
interprétation surpolitisée, la haine des deux familles véronaises
pouvait symboliser une féodalité décadente honnie du régime
communiste, quelques années après la composition de l’ouvrage,
Prokofiev écrit :
«Bien sûr, certaines personnes essaieront de trouver des
complications et des sens cachés que je n’ai jamais eu l’intention
d’y mettre. Mais pour moi, c’est très simple. Il me fallait d’abord
écrire une musique qui soit dansante, ensuite il fallait développer
les caractères et particulièrement celui de Juliette. Si ces
personnes ne trouvent ni mélodie ni émotion dans mon œuvre, j’en
serai navré. Mais je suis sûr que tôt ou tard elles en trouveront.
»16
IV. 4. LES SUITES SYMPHONIQUES
En 1936, alors que son contrat avec le Bolchoï est rompu,
Prokofiev retravaille la partition de son ballet Roméo et Juliette
pour en tirer deux suites pour orchestre symphonique en sept
mouvements, opus 64 bis et ter, ainsi qu’une transcription pour
piano, pour que sa musique soit jouée au concert à défaut de l’être
comme musique de ballet. Il compose une troisième suite en 1944
(opus 101).Le 19 décembre 1936, Albert Wolff dirige la première
suite de Roméo et Juliette à Paris tandis qu’en 1937, année un peu
creuse pour Prokofiev du point de vue créatif, il dirige la
première mondiale de sa Suite n°2 de Roméo et Juliette à
Leningrad.
Les suites symphoniques proposées par Prokofiev reprennent des
numéros distincts du ballet, dans un ordre recomposé, ou condensent
plusieurs scènes. En concert, le chef d’orchestre est libre de
sélectionner des numéros parmi ces passages choisis ou d’en
extraire de nouveaux.
15. Commentaires recueillis dix-huit ans après la création du
ballet. Pochette du disque LDX A.8073 (Le Chant du Monde), cité par
Michel Dorigné, op. cit., p. 454.16. Serge Prokofiev, « A quoi je
travaille actuellement », op.cit.
Les suites symphoniques constituées par Prokofiev sont de
véritables suites à programme. La première regroupe les scènes les
plus lyriques de la partition, la seconde en propose des passages
plus psychologiques et la troisième est constituée de quelques
numéros moins évidemment populaires.
▸ Première suite :1. Danse folklorique2. Scène3. Madrigal4.
Menuet5. Masques6. Roméo et Juliette7. Mort de Tybalt
▸ Deuxième suite :1. Montaigus et Capulets2. Juliette enfant3.
Frère Laurent4. Danse5. Roméo et Juliette avant la séparation6.
Danse des jeunes filles des Antilles7. Roméo au tombeau de
Juliette
▸ Troisième suite1. Roméo près de la fontaine2. Danse du matin3.
Variation de Juliette4. La Nourrice5. Aubade6. Mort de Juliette
-
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IV. 5. LA DEUXIÈME SUITE SYMPHONIQUE OPUS 64 TER (1936)
- Année de composition : 1936- Première représentation : 15
avril 1937 à Leningrad sous la direction de Serge Prokofiev.- Année
de publication de la partition : 1938 (Moscou, Muzgiz, édition
musicale de l’Etat).
- Effectif orchestral :BOIS : 2 flûtes, 1 piccolo, 2 hautbois, 1
cor anglais, 2 clarinettes, 1 clarinette basse, 1 saxophone ténor,
2 bassons, 1 contrebassonCUIVRES : 4 cors, 2 trompettes, 1 cornet à
piston, 3 trombones, 1 tubaPERCUSSIONS : timbales, batterie,
maracas, triangle, tambourin, tambour militaire, cymbales, grosse
caisse, cloches, célesta1 harpe, 1 pianoCORDES : Violons I, violons
II, altos, violoncelles, contrebasses, un alto solo ou une viole
d’amour solo (ad libitum)
- Durée d’exécution : 28-29 minutes environ
- Composition :1. Montaigus et Capulets suivi de la Danse des
Chevaliers (Andante. Allegro pesante) (acte I)2. Juliette enfant
(Vivace) (Acte I)3. Frère Laurent (Andante espressivo) (Acte II)4.
Danse (Vivo) (acte II) (version allégée de la Danse des cinq
couples)5. Roméo et Juliette avant la séparation (Lento.
Andante-Adagio. Adagio. Andante) (regroupement de plusieurs scènes
de l’Acte II)6. Danse des jeunes filles des Antilles (Andante con
eleganza) (Acte III)7. Roméo au tombeau de Juliette (Adagio
funebre) (épilogue)
Contrairement à la Première Suite symphonique, la Deuxième Suite
symphonique est davantage tournée vers les moments dramatiques de
l’action et vers la peinture psychologique des protagonistes. Elle
est la plus jouée, certainement en raison de la présence du thème
de la très célèbre Danse des Chevaliers, qui a fait l’objet de
nombreuses reprises dans des chansons (Muse, Deep Purple), des
musiques de film ou même dans une publicité pour le parfum Egoiste
de Chanel.
-
21
V. ROMÉO ET JULIETTE, SUITE N0 2 OPUS 64 TER - ANALYSE
N°1. MONTAIGUS ET CAPULETS - fichier audio 1La Deuxième Suite
symphonique s’ouvre en posant l’antagonisme des Montaigus et des
Capulets (n° 1).Dans ce mouvement, il y a trois thèmes importants
qui correspondent à trois thèmes majeurs de l’histoire de
Shakespeare :
a. Le Destin de Roméo et JulietteCe thème est composé d’un
arpège exposé en rythme pointé par les violons et la clarinette
tandis que les basses marquent les temps en proposant, pour la
plupart, une alternance de deux notes différentes sonnées de
manière très marquées. Ce thème sinistre omniprésent laisse planer
le danger au-dessus de Roméo et Juliette.
▸▸ Partie cordes et clarinette (mesures 19 à 22, à partir de
1’25 dans l’enregistrement)
b. La Guerre des familles Capulet et Montaigu.Ce second thème
est plus éclatant et plus marqué encore, il est joué par la famille
des cuivres (cors, trompettes, trombones et tuba). Le thème est
exposé une première fois aux cors :
▸▸ Parties de cor (n°4 de la partition, mesures 35-38,
enregistrement à partir de 2’01)
▸▸ Il est ensuite repris plusieurs fois, notamment par les
trompettes, trombones et tuba (mesures 45-48, enregistrement à
partir de 2’25)
-
22
c. L’ AmourCe thème est plus calme, il est interprété par la
flûte traversière et le triangle. Il est entendu pour la première
fois au moment de la danse du comte Pâris avec Juliette.
▸▸ Partie de flûte (n°7 de la partition, mesures 63 à 70,
enregistrement à partir de 3’08)
Les dissonances fracassantes de l’Andante (mesures 1 à 16,
enregistrement jusqu’à 1’19) évoquent l’Ordre du duc : mettant fin
à une bagarre entre les deux clans, le prince menace de mort celui
qui rompra à nouveau la paix.À partir de la mesure 17 (1’20 de
l’enregistrement), suit la Danse des chevaliers (bal chez les
Capulet), fatale et pesante avec son arpège en mi mineur en rythme
pointé (thème du Destin). Prokofiev y exprime la détermination, la
force abrupte et l’orgueil du clan.
La scène se déroule au château des Capulet : un bal est donné en
l’honneur de Juliette qui doit rencontrer son possible futur époux.
Roméo Montaigu et ses amis Benvolio et Mercutio se sont invités à
cette fête. La scène débute avec l’entrée des parents de Juliette
rejoints par les nombreux chevaliers Capulet qui ouvrent le bal
d’une manière assez inquiétante. L’atmosphère se radoucit lorsque
Juliette fait son apparition. Son père lui présente son futur époux
: le comte Pâris. Les deux danseurs entament un duo sur une musique
beaucoup plus calme (thème de l’Amour). Le trio central montre
Juliette dansant avec son prétendant Pâris (n°7 de la partition à
partir de la mesure 63, à 3’08 de l’enregistrement - Moderato
tranquillo). Les accords de la harpe renforcent encore le caractère
gracieux de Juliette. Les sons doux et cristallins du célesta
(mesure 87, 4’00 de l’enregistrement) qui se joignent à la harpe
apportent une note un peu enchanteresse, symbolisant certainement
la future rencontre de Juliette et Roméo par le regard.Après cette
rencontre interdite, le destin des deux jeunes gens change
irrémédiablement. C’est alors le retour du thème du Destin (n°9 de
la partition, mesure 94, à partir de 4’14 de l’enregistrement) avec
un solo du saxophone ténor, suivi de la clarinette. On réentend le
thème menaçant assuré à la fois par les cordes, les trombones et
les timbales. Les timbales sonnent un temps sur deux, donnant une
sensation de pesanteur tragique, de drame inéluctable avançant vers
les deux amants dès que Juliette croise le regard de Roméo.
N°2. JULIETTE ENFANT - fichier audio 2Dans Juliette enfant,
mouvement bondissant, tendre et nostalgique s’inscrivant dans
l’esprit du scherzo, la flûte et la clarinette suggèrent la
fraîcheur de l’adolescente pleine d’insouciance, de candeur naïve
et de vitalité.
À partir de la mesure 27 (0’42 de l’enregistrement), petit
changement d’atmosphère avec un solo de clarinette soutenu par les
cordes, évoquant la nature tendre et nostalgique de Juliette.Après
un bref retour de l’atmosphère bondissante du début, le climat
sonore change plus durablement : à partir de la mesure 43 (n°16 de
la partition, à 1’21 de l’enregistrement). Prokofiev propose un
passage plus tranquille et élégiaque avec des solos de flûtes et
clarinettes auxquels se mêle ensuite le violoncelle avant le solo
du saxophone ténor (à 2’00). Prokofiev peint le caractère tendre et
teinté de nostalgie de Juliette.
-
23
À partir de 2’46, retour du thème bondissant du début (n°19 de
la partition, mesure 72). Suit un nouveau passage plus langoureux,
Andante dolente (à partir de 3’00 de l’enregistrement, n°20 de la
partition, mesure 80). Il débute avec un solo de hautbois et achève
le mouvement avec une tenue de flûte, de clarinette et de saxophone
ténor (mesures 87-88, de 3’30 à la fin de l’enregistrement), sur un
sentiment tendre et nostalgique, suggérant déjà un peu le destin
tragique de la jeune fille.
▸▸ Thème de Juliette enfant, exposé pour la première fois aux
violons (n°11 de la partition, mesures 1 à 4 – thème
sautillant)
N° 3. FRÈRE LAURENT - fichier audio 3Dans Frère Laurent (n°3),
mouvement de forme A B A’, Prokofiev propose le portrait paisible
du moine marieur, empreint de noblesse et d’humanité, complice des
deux amants. Il utilise un tempo lent, des rythmiques en valeurs
longues et régulières et privilégie les instruments graves.
Le mouvement débute Andante espressivo, avec l’énonciation d’un
thème aux bassons, accompagné par une sorte d’ostinato de
l’orchestre avec notamment les cordes en pizzicati, évoquant la
sobriété et l’hiératisme du personnage, un moine (mesures 1 à 8,
enregistrement jusqu’à 0’43).Suit un passage plus chantant et
langoureux, qui débute avec les cordes jouées à l’archet
(enregistrement à partir de 0’44, mesure 9, n°22 de la partition).
Il permet peut-être d’évoquer la complicité de Frère Laurent avec
les deux amants.
À partir de 2’13 (n°24 de la partition, mesure 25), retour du
premier thème des bassons accompagné à nouveau par une sorte
d’ostinato de l’orchestre.
▸▸ Thème de Frère Laurent, exposé au basson (n°21 de la
partition, mesures 1 à 4)
N°4. DANSE - fichier audio 4Dans la Danse (n°4), rythmique et
percussive, on retrouve l’esprit d’ostinato du mouvement précédent.
Notons la présence importante du piano, entendu uniquement dans le
mouvement 1 (mesures 45-48, n°5 de la partition) depuis le début de
la suite. Le solo de hautbois (à partir du n°26 de la partition,
mesure 9, à partir de 0’05 de l’enregistrement) lui donne un
caractère pastoral et léger. L’introduction des autres bois
(flûtes, cor anglais, clarinettes, bassons, contrebassons) et du
cornet à piston apporte des notes d’ironie.
-
24
▸▸ Thème de la danse exposé au hautbois (n°26 de la partition,
mesures 9 à 19, à partir de 0’05 dans l’enregistrement)
N°5. ROMÉO ET JULIETTE AVANT LA SÉPARATION - fichier audio 5Ce
mouvement réunit plusieurs extraits du ballet. Tout d’abord la
Chambre de Juliette, baignée dans une atmosphère nocturne, puis la
Scène des adieux, passionnée et éminemment lyrique.Le mouvement
commence très lentement (Lento) avec un solo de flûte évoquant le
personnage de Juliette :
▸▸ Thème associé à Juliette exposé à la flûte (n°39 de la
partition, mesures 1 à 3, à 0’04)
À partir de 0’52, un thème exposé aux violons évoquant Roméo
suit immédiatement le thème de Juliette.
▸▸ Thème associé à Roméo exposé aux violons I (n°40 de la
partition, mesures 8 à 10, à partir de 0’52 dans
l’enregistrement)
La reprise du thème associé à Juliette avec la présence du
célesta (1’15 de l’enregistrement, mesures 11 à 13) évoque la danse
d’amour et la rêverie des deux jeunes amants.À partir de 1’45 (n°41
de la partition, mesure 16), c’est le début de la scène des adieux.
Prokofiev propose un changement d’atmosphère qui débute par une
légère accélération (Andante) et l’introduction de la clarinette
basse, des clarinettes solos, du basson et du contrebasson qui
apportent une couleur sombre et un peu inquiétante. Prokofiev
propose ensuite un long développement plein de contrastes alternant
les passages très lyriques aux cordes et aux bois qui évoquent les
adieux des
-
25
deux amants tandis que les passages dans lesquels les cuivres
s’affirment brillamment suggèrent la dernière étreinte et la
destinée inéluctable des deux amants. [Exemples : à partir de 5’01,
l’entrée en nombre des cuivres forte (n°46 de la partition, mesure
50). Thème aux cors, cornet à piston et trompettes. Utilisation du
piano et thème aux trompettes et aux cors. (5’58).]Prokofiev
introduit un passage avec viole d’amour (ou alto solo) déployant le
thème apparu dans la scène de la Danse d’amour qui succède à la
scène du balcon dans le ballet.
▸▸ Thème de la Danse d’amour exposé à l’alto solo ou à la viole
d’amour (à partir de 3’28 de l’enregistrement, n°44 de la
partition, mesures 34-36)
A partir de 7’05 (n°49 de la partition, mesure 71), on assiste
au dernier grand changement d’atmosphère du mouvement avec le
retour de l’idée d’ostinato, Andante. La répétition des quatre
notes obsédantes en mouvement ascendant symbolise Juliette restée
seule.L’instrumentation, avec le retour de la flûte accompagnée par
les hautbois et clarinettes, associés à Juliette, tandis que les
violons, associés plutôt à Roméo, se font plus discrets, confirme
le départ du jeune homme.L’importante présence des vents pour
terminer le mouvement piano, avec notamment introduction du basson
et du tuba qui donnent un caractère inquiétant, évoque une dernière
fois l’inévitable séparation et l’implacable destin.
N°6. DANSE DES JEUNES FILLES DES ANTILLES - fichier audio 6La
Danse des jeunes filles des Antilles (n°6) correspond à la Danse
des filles avec lys du ballet (tableau 8), moment de grâce et de
légèreté alors même que c’est le passage au cours duquel on emporte
le corps de Juliette que l’on croit morte. L’introduction de cette
danse dans la suite permet de faire une transition légère avant le
dernier mouvement qui constitue également la dernière scène
dramatique de la suite.Au tout début, les trois sonneries des cors
renforcées par les clarinettes et violoncelles en pizzicati
évoquent à la fois l’horloge, l’idée du temps qui passe et
l’implacable destin des amants, ainsi que les trois coups sonnés au
début des représentations théâtrales pour attirer l’attention des
spectateurs.La rythmique du thème et la présence du tambourin, du
tambour et parfois de la caisse claire pour marquer le rythme
permet de renforcer le caractère dansant de la scène tandis que les
cordes et les vents exposent tour à tour un extrait du chant.
▸▸ Thème exposé aux altos (N°52, mesures 4 à 8, à 0’07)
-
26
N°7. ROMÉO AU TOMBEAU DE JULIETTE - fichier audio 7Le dernier
mouvement débute, Adagio funebre, par la plainte déchirante de
Roméo au tombeau de Juliette. Seules, les cordes, molto espressivo
e dolente, proposent des évolutions mélodiques parallèles suggérant
les lamentations de Roméo.
▸▸ Tandis qu’à partir de 1’22 (n°59 de la partition, mesures
23-38), l’exposition de la mélodie aux cors rappelle à nouveau le
destin implacable.
À partir de 2’58 (n°62 de la partition, mesure 51), l’arpège de
la harpe introduit le thème de la Danse d’amour déjà entendu dans
le cinquième mouvement de la suite, à partir duquel Prokofiev
propose un développement alternant une nouvelle fois les passages
très lyriques ou au contraire très marcato pour créer des
contrastes dramatiques.
▸▸ Thème de la Danse d’amour aux altos et violoncelles (n°62 de
la partition, mesures 50-54, à 2’58)
-
27
À partir du n°64 de la partition (3’49, mesures 65), le
crescendo de la caisse-claire annonce le thème de la Mort exposé en
homorythmie (n°65 de la partition). C’est le paroxysme du drame, la
Mort implacable qui attend Roméo et Juliette.
▸▸ Thème des cors (n°65 de la partition, mesures 75-88, à
3’56)
La coda cite le début de la Mort de Juliette, avec sa mélodie
dans le suraigu, s’acheminant vers une fin transfigurée. Les
cuivres disparaissent totalement, laissant la place aux violons qui
« tissent un voile translucide éthéré, dans le suraigu, comme si
l’âme de Juliette se dissolvait dans une lumière supraterrestre (à
5’18). » La présence du tuba et du contrebasson dans leur registre
grave confirme que la mort est bien la destinée des deux amants (à
5’45). La présence du piccolo solo (à 6’00)en note tenue évoque la
dernière expiration de Juliette (mesures 100-103).
-
28
VI. L’ORCHESTRE SYMPHONIQUE, LE CHEF D’ORCHESTRE, LA PARTITION
D’ORCHESTRE
V. 1 L'ORCHESTRE SYMPHONIQUE
L’orchestre symphonique est un ensemble d’instrumentistes divisé
en plusieurs groupes, ou pupitres, selon la famille et le timbre de
leurs instruments : les vents, eux-mêmes divisés en bois et
cuivres, les percussions et les cordes frottées.
Depuis le XIXe siècle, les différentes familles n’ont cessé de
s’enrichir. Parmi les bois, on distingue les piccolo, flûtes,
hautbois, cor anglais, bassons, contrebasson, clarinettes,
clarinette basse et saxophones. Dans les cuivres, on distingue les
cors, cornets à piston, trompettes, trombones et tubas. Les cordes
frottées correspondent aux violons, altos, violoncelles,
contrebasses. Dans le pupitre des percussions, nous trouvons de
nombreux instruments parmi lesquels les plus utilisés sont les
timbales, cymbales, triangles, caisse-claire, grosse-caisse,
tambour militaire, cloches, castagnettes et autres xylophones. À
ces pupitres, nous pouvons ajouter la harpe et le piano.
Les familles d’instruments d’un orchestre symphonique
LES CORDES FROTTÉES
LES INSTRUMENTS À VENTLES PERCUSSIONSLES BOIS LES CUIVRES
Violons Flûtes Cors Timbales
Altos Hautbois Trompettes Tambours, caisse claire,
grosse-caisse,…
Violoncelles Clarinettes Trombones Cymbales, Triangle, cloches,
castagnettes, …
Contrebasses Bassons Tubas Xylophone, vibraphone, célesta….
Au XVIIIe siècle, l’orchestre comprend entre 35 et 40 musiciens.
Le pupitre des cordes compte environ 25 musiciens et celui des
vents entre 4 et 10 musiciens selon les compositeurs.
Entre le XVIIIe siècle et la fin du XIXe, la taille de
l’orchestre est multipliée par deux et peut atteindre une centaine
de musiciens chez des compositeurs comme Gustav Mahler.
Mannheim (vers 1750) : le berceau de l’orchestre
symphonique.
C’est dans cette ville allemande, dès les années 1720, que la
musique connaît un essor important. Karl Theodor, Electeur palatin
de la Chapelle princière, réunit vers 1750, un ensemble de
musiciens sous la direction de Johann Stamitz (1717-1757). Ce
cercle musical devient une véritable école où des compositeurs
comme Mozart viendront se former.
Les compositeurs de l’Ecole de Mannheim, Stamitz et Christian
Cannabich, développent une écriture musicale comprenant des nuances
et des coups d’archets notés avec précision, ce qui n’était pas le
cas auparavant. Ils installent la forme de la symphonie classique
en quatre mouvements avec l’ajout de quelques instruments à vent :
le hautbois, le basson, et le cor.
-
29
Symphonie, « symphonia » en latin ou « sumphônia » en grec, veut
dire accord de sons.
La symphonie est une œuvre musicale jouée par de nombreux
exécutants ; généralement entre 26 et 30 violonistes, de 10 à 12
altistes, de 10 à 8 violoncellistes, de 6 à 8 contrebasses, plus
les bois, les cuivres, les percussions, parfois une ou plusieurs
harpes, un célesta, un orgue.... Le nombre de musiciens sur scène
atteint généralement 85 à 90, parfois moins, notamment pour les
symphonies de Haydn ou de Mozart, ou parfois davantage comme pour
certaines symphonies composées plus récemment.La symphonie est, à
partir du XVIIIe siècle, le genre orchestral le plus important de
la musique occidentale. Elle se caractérise par :
▸ l’emploi de l’orchestre comme ensemble-masse, sans qu’il y ait
comme dans un concerto, dialogue permanent entre l’ensemble des
instruments et
un soliste ;
▸ un plan en 4 mouvements généralement constitué comme suit : un
mouvement allant et rythmé, dit « allegro » ; un mouvement lent,
dit « adagio » ou « andante » ; un troisième mouvement plutôt
dansant, aussi appelé « scherzo », et un finale, mouvement rapide
et brillant ;
▸ des proportions qui, après Haydn, « fondateur » de la
symphonie au sens moderne, et à partir de Beethoven, tendent à être
du plus en plus importantes. En effet, une symphonie dure
généralement 45 à 50 minutes, mais certaines sont plus longues,
jusqu’à lh30 chez Gustav Mahler, ou même 2h pour certaines œuvres
d’Olivier Messiaen
L'organisation de l'Orchestre sur scène
La disposition des instruments de l’orchestre privilégie des
considérations acoustiques au profit de la clarté du discours
musical. Un instrument comme le triangle, bien que de taille
petite, est installé au fond car son timbre traverse la salle, on
dit qu’il projette le son. En somme, plus un instrument a un timbre
perçant et un potentiel dynamique
puissant, plus il est au fond de l’orchestre. Ainsi, les
instruments à cordes se situent devant, puis les bois, les cuivres
et les percussions.Sur une partition, au début de chaque ligne
appelée portée, il y a une « clé » qui est spécifique pour chaque
instrument.
Sur la page suivante, on voit l’implantation d’un orchestre
symphonique sur scène :
Il y a en tout 30 violonistes, 12 altistes, 10 violoncellistes,
8 contrebassistes, 3 flûtistes, 3 hautboïstes, 3 clarinettistes, 3
bassonistes (soit 12 bois), 4 cornistes, 3 trompettistes, 3
trombonistes, 1 tubiste, (soit 11 cuivres), 6 percussionnistes, 2
harpistes + 1piano et un célesta. Au total, 93 musiciens
s’apprêtent à jouer une symphonie qui sera dirigée par une seule
personne, le chef d’orchestre.
clé de FA pour les instruments graves
clé d’UT pour les instruments medium
clé de SOL pour les instruments aigus
-
30
LES VIOLONS ILES VIOLONS IILES ALTOSLES VIOLONCELLESLES
CONTREBASSES
LES PERCUSSIONS (derrière les vents)LES BOIS (entre les
contrebasses et les violons II)LES CUIVRES (derrière les bois)LES 2
HARPES (derrière les violons II)
• De quelle couleur sont représentés le piano ? Le chef
d'orchestre ? Le célesta ?
-
31
VI. 2 LE CHEF D’ORCHESTRE
Le rôle du chef d’orchestre est essentiel. Il doit veiller à la
cohésion sonore du groupe (env. 80 personnes, parfois plus..) et à
ce que chaque musicien respecte bien les signes écrits sur la
partition (notes, nuances, vitesse...). Pour cela il existe des
codes. Ce sont les gestes du chef appelés « la battue » qui donnent
ces indications.Chaque chef d’orchestre a sa propre lecture de
l’œuvre qu’il dirige. Avec ses gestes et/ou sa baguette, il
transmet cette sensibilité aux musiciens en leur demandant de faire
des nuances ou des changements de tempi qui ne sont pas
forcément
indiqués sur la partition d’orchestre.Lorsque l’orchestre était
de petite taille, dans la première moitié du XVIIIe siècle, c’était
le premier violon solo qui dirigeait avec son archet. A la fin du
XVIIIe siècle, le rôle du chef d’orchestre s’est séparé de celui du
premier violon solo ; la mèche blanche de l’archet qui était un
repère pour l’ensemble des musiciens a été matérialisée en baguette
blanche, plus visible. D’ailleurs, Edouard Deldevez, chef
d’orchestre français du XIXe siècle, appelle la baguette « l’archet
du chef d’orchestre »; il différencie l’archet du bâton du chef qui
lui, est de plus grosse facture.
La battue du chef d'orchestre
Chaque chef d’orchestre lit la partition qu’il dirige avec sa
propre sensibilité…
Aujourd'hui, les orchestres ont généralement un chef attitré
nommé pour quelques années. A l’Orchestre de Paris il s’agit de
Daniel Harding. Le métier de chef d’orchestre est devenu très
spécialisé, et les études sont longues et difficiles. Il faut en
effet avoir, entre
autres, des connaissances musicales appronfondies, connaître
tous les instruments de l’orchestre et savoir en jouer plusieurs.
D’excellentes qualités humaines sont également requises pour
fédérer l’énergie du groupe.
mesure à 2 temps mesure à 3 temps mesure à 4 temps
Daniel Harding©Orchestre de Paris_William Beaucardet
-
32
VI. 3 LA PARTITION D’ORCHESTREOU "CONDUCTEUR"
Pour un orchestre symphonique d’une centaine de musiciens, la
partition ne dispose pas de cent portées car certains
instrumentistes jouent la même chose. On regroupe ainsi les
instruments par pupitre.
En tête de la partition d’orchestre, on trouve les bois, des
plus aigus au plus graves du haut vers le bas, puis les cuivres en
commençant par les cors et
ensuite l’ensemble des autres cuivres des plus aigus aux plus
graves en partant des cornets à piston et trompettes jusqu’aux
tubas. Pour l’ensemble des instruments à vents, chaque instrument
différent est écrit sur une portée distincte mais les voix de deux
instruments sont écrites sur une même portée, les notes du haut
sont alors jouées par les uns et celles du bas par les autres.
Parfois, pour distinguer les deux voix, les hampes (ou queues) des
notes sont vers le haut pour la première voix et vers le bas pour
la seconde. S’il y a trois ou quatre instruments, deux portées sont
nécessaires.
Viennent ensuite les percussions, dont l’essor s’ef-fectue
principalement à partir de la fin du XIXe siècle et au XXe siècle
avec l’utilisation des percussions à clavier (xylophone, célesta,
glockenspiel…). Étant donné la variabilité des percussions
présentes, chaque compositeur utilisant ses instruments de
prédilection en fonction du son qu’il veut faire en-tendre, leur
organisation sur la partition n’est pas aussi déterminée que pour
les autres instruments d’autant plus qu’un même percussionniste
peut jouer dans la même œuvre aussi bien de la cais-se-claire que
du célesta et du tambourin. En théorie,
on a un musicien, le timbalier, qui ne joue que les timbales,
tandis que plusieurs autres percussionnis-tes se répartissent le
reste des instruments. Pour la notation, on distingue les
percussions à hauteur dé-terminée, c’est-à-dire celles qui peuvent
jouer des notes, comme les timbales, le xylophone, le célesta ou le
glockenspiel, écrites sur une ou deux portées, des percussions à
hauteur indéterminées qui sont écrites sur une simple ligne car
seul le rythme est pris en compte, la hauteur des sons émise
n’étant pas précise.
Piccolo
2 flûtes
2 hautbois
cor anglais
contrebasson
Cors 1 et 2
Cors 3 et 4
Cornet à pistons
2 trompettes
Trombones 1 et 2
Trombone 3
Tuba
-
33
Le bas de la partition est consacré aux cordes sur cinq portées,
celles-ci étant généralement réunies en premiers violons et seconds
violons, altos, violoncelles et contrebasses. Les cordes frottées
sont plutôt des instruments monodiques, c’est-à-dire qu’ils
émettent un son à la fois, mais en jouant sur plusieurs cordes en
même temps (double, triple ou quadruple cordes) ils sont capables
d’émettre plusieurs sons simultanément. Par ailleurs, comme il y a
plusieurs instruments par pupitre, on peut également scinder les
parties de cordes en deux. Ainsi, s’il n’y a rien mentionné, tous
les instruments joueront des doubles cordes, si on voit la mention
« div. » qui est l’abréviation de « divisées », on divise le
pupitre en deux, une moitié jouera la note du haut
et l’autre la note du bas. L’expression « tous » ou « unis »
annule le « div » précédent. Quand la division devient plus
complexe, on ajoute des portées pour chaque groupe différent. Les
instrumentistes à cordes peuvent jouer en pizzicato « pizz », ce
qui signifie que les cordes sont pincées avec le doigt, ou avec
l’archet « arco ». Les différents modes de jeu « arco » sont le
martellato, le staccato, le legato, le détaché, le jeté, « sul
tasto » (sur la touche) ou « sul ponticello » (sur le chevalet).
L’instrumentiste peut par ailleurs ajouter une pièce, la sourdine,
que l'on fixe sur le chevalet pour atténuer le son de l’instrument.
On prend alors soin d'indiquer sur la partition : « con sord. »
(avec la sourdine), puis « senza sord. » (sans la sourdine).
L’ensemble des instruments a la possibilité de jouer suivant des
intensités, ou nuances, identiques ou différentes. Celles-ci sont
notées sous chacune des portées selon les codes suivants :
Timbales
Tambour militaire
Grosse caisse
Cymbales
↑Sans sourdine
↑Avec sourdine
Violons I
Violons II
Altos
Violoncelles
Contrebasses
4 ←←
Violons I, Violons II et Altos, divisés en 2 groupes
Pianississimo (ppp) : très très faiblePianissimo (pp) : très
faiblePiano (p) : faibleMezzo-piano (mp) : moyennement
faibleMezzo-forte (mf) : moyennement fortForte (f) :fort
Fortissimo (ff) : très fortFortississimo (fff) : très très
fort
: Crescendo (Cresc.) : en augmentant progressivement le son
: Decrescendo (Decresc.) : en diminuant progressivement le
son
-
34
Les cors 3 et 4 : forte, puis crescendo (f cresc.) →
←
←
←
←
←
← L'ensemble des vents et des percussions : fortissimo (ff)
←
←
←
←
←
←
←
←
←
Les cors 1 et 2 : mezzo-forte, puis crescendo (mf cresc.)
Cymbales : piano puis crescendo (p
-
35
VII. CAHIER D’ACTIVITÉS
1. AUTOUR DE SERGE PROKOFIEV P. 36Activité 1 : Compléter une
biographie de Serge ProkofievActivité 2 : Compléter une frise
chronologique
2. AUTOUR DE ROMÉO ET JULIETTE SUITE N°2 OPUS 64 TER P.
37Activité 3 : Les Montaigus et les Capulets (exercice d’écoute)
Activité 4 : La Danse des chevaliers (exercice de chant) Activité 5
: Étude de la partition de la Suite symphonique n°2 opus 64
terActivité 6 : Relier chaque mouvement de la suite au tempo qui
lui correspondActivité 7 : Reconnaissance d’écouteActivité 8 :
Exercice de théâtre
3. AUTOUR DU THÈME DE ROMÉO ET JULIETTE P. 43Activité 9 :
Comparer Roméo et Juliette de Prokofiev et West Side Story de
BernsteinActivité 10 : Chanter ou apprendre la chanson de West Side
Story « Tonight »Activité 11 : Autres adaptations à découvrir sur
le thème de Roméo et JulietteActivité 12 : Roméo et Juliette en
peinture
4. JEU : MOTS MÊLÉS P. 48Activité 13 : Mots mêlés
-
36
1. AUTOUR DE SERGE PROKOFIEV
▸▸ Activité 1 : Compléter une biographie de Serge Prokofiev
SOLUTION :
Russie – 1891 – Saint-Pétersbourg – Rubinstein – États-Unis –
Amour des trois oranges – Serge Diaghilev – Pierre et le Loup –
Roméo et Juliette – Eisenstein – Jdanov – Staline.
Serge Prokofiev est né en _ _ _ _ _ _ en _ _ _ _. Très doué pour
la musique, il a des facilités
pour le piano et la composition, écrivant son premier opéra à
l’âge de neuf ans. Trois ans plus
tard, il entre au conservatoire de S_ _ _ _-_ _ _ _ _ _ _ _ _ _
_, où il étudie avec le célèbre
compositeur Nicola Rimski-Korsakov. En 1914, il est diplômé du
conservatoire et obtient le prix
Anton _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ avec son premier Concerto pour piano.
Il fait une tournée comme
pianiste en Europe avant de revenir en Russie au début de la
Grande Guerre.
Bien que favorable aux idées révolutionnaires, en 1918, il
obtient l’autorisation de quitter la
Russie soviétique pour se rendre aux _ _ _ _ _-_ _ _ _, où il
espère travailler en paix. Il devient
célèbre comme le « pianiste aux doigts d’acier » et compose son
célèbre opéra
L’A_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ pour l’opéra de
Chicago. Déçu par l’accueil mitigé des
Américains, il revient en Europe, où il se rapproche du
directeur de la Compagnie des Ballets
russes de S_ _ _ _ D _ _ _ _ _ _ _ _, pour qui il compose Chout
(1915-1920) et Le Fils prodigue
(1929).
En 1936, revenu définitivement dans sa patrie, il compose le
célèbre conte symphonique pour
enfants, _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _ ainsi que le ballet _ _ _ _
_ _ _ _ _ _ _ _ _ _ _. En 1937,
il devient citoyen soviétique et à partir de l’année suivante,
compose plusieurs musiques de
films, notamment pour Alexandre Nevski (1938) et Ivan le
Terrible (1942-1946) du cinéaste
Serge _ _ _ _ _ _ _ _ _ _. Après avoir été favorisé par le
régime soviétique, en 1948, il est
officiellement censuré dans le « rapport _ _ _ _ _ _ ».
Il meurt le 5 mars 1953, le même jour que _ _ _ _ _ _ _.
-
37
▸▸ Activité 2 : Compléter une frise chronologique
Sur cette frise chronologique, inscrire :- les dates de
naissance et de mort de Serge Prokofiev (1891-1953)- la date de
composition de Roméo et Juliette, Suite symphonique n°2 opus 64 ter
(1936)
2. AUTOUR DE LA SUITE SYMPHONIQUE N°2 OPUS 64 TER ROMÉO ET
JULIETTE
▸▸ Activité 3 : Les Montaigus et les Capulets (exercice d’écoute
: plage 1 de l’enregistrement)
• Quels sont les trois thèmes principaux de ce mouvement ? Les
repérer et/ou les rechanter.RÉPONSES :- L’Amour- Le Destin- La
Guerre entre les deux familles Capulet et Montaigu.
• Quels instruments jouent ces 3 thèmes ? RÉPONSES :L’Amour :
Mélodie calme interprétée par la flûte traversière accompagnée par
le triangle. Elle est jouée pendant la danse de Juliette et le
comte Pâris.
Le Destin : Mélodie plus dramatique jouée essentiellement par
les cordes frottées (violons, violoncelles...) accompagnée par les
basses. Elle est omniprésente et clôture cette scène, avec le
saxophone ténor, lorsque Juliette croise le regard de Roméo.
La Guerre : Mélodie plus marquée et éclatante jouée par les
cuivres (trompettes, trombones...). On l’entend notamment lorsque
les chevaliers Capulet «dansent». Elle est complémentaire de la
mélodie du Destin car le Destin de Roméo et Juliette est lié à la
Guerre entre les deux familles.
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▸▸ Activité 4 : La Danse des chevaliers (exercice de chant :
plage 1 de l’enregistrement)
LE THÈME DU DESTIN
• Chanter l’accompagnement rythmique en ostinato des trombones
et tuba :Partie des trombones et du tuba (n°2 de la partition,
mesures 16 à 22)
• Chanter la mélodie du thème du Destin.Partie violon-clarinette
(mesures 19 à 22, à partir de 1’25 dans l’enregistrement)
• Diviser la classe en deux. L’un des groupes chante la mélodie
du thème du Destin, l’autre réalise l’accompagnement en
ostinato.
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▸▸ Activité 5 : Étude de la partition de Roméo et Juliette,
Suite symphonique n°2 opus 64 ter
• Observer la partition du premier mouvement et répondre aux
questions :
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• 1. Quel est le titre de ce mouvement ?
• 2. Quelle est l’indication de mouvement ?o Allegroo Andanteo
Adagio assai
• 3. À quel tempo ce mouvement correspond-il ? o Lento Rapideo
Très rapide
• 4. Ecris à côté de chaque nom d’instrument sa traduction en
français
• 5. Colorie :- en rouge les instruments de la famille des Bois-
en jaune les instruments de la famille des Cuivres- en bleu les
instruments de la famille des Percussions- en vert les instruments
de la famille des Cordes.
• 6. Quels instruments débutent le mouvement ?
• 7. Que font les cymbales entre les mesures 1 et 3 ?
SOLUTIONS :
1. Les Montaigus et les Capulets
2. Andante
3. Lent
4. Piccolo, 2 Flûtes, 2 Hautbois, Cor anglais, Contrebasson,
Cors 1 et 2, Cors 3 et 4, Cornet à piston, 2 Trompettes, Trombones
1 et 2, Trombone 3, Tuba, Timbales, Tambour militaire,
Grosse-caisse, Cymbales, Violon I, Violon II, Alto, Violoncelle,
Contrebasse.
5. Instruments en rouge : Piccolo, 2 Flûtes, 2 Hautbois, Cor
anglais, Contrebasson ; instruments en jaune : Cors 1 et 2, Cors 3
et 4, Cornet à piston, 2 Trompettes, Trombones 1 et 2, Trombone 3,
Tuba ; instruments en bleu : Timbales, Tambour militaire,
Grosse-caisse, Cymbales ; instruments en vert : Violon I, Violon
II, Alto, Violoncelle, Contrebasse.
6. Les cors 1 et