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La guérison dans les temples (Égypte, époque tardive) Françoise Dunand Les cures pratiquées dans les temples égyptiens, à époque tardive, pourraient-elles être considérées comme une forme de « médecine parallèle », ou « alternative », en regard d’une médecine « laïque », rationnelle, pratiquée par des médecins professionnels ? C’est une vision que des historiens ont proposée 1 , et qui dans l’antiquité même a pu avoir ses défenseurs. C’est ainsi que des écrits astrologiques opposent les « traitements (therapeiai) opérés par des médecins à base de régime et de pharmacopée » aux guérisons obtenues « à la suite d’oracles et grâce à la sollicitude des dieux » 2 . Une opposition de ce type a peut-être fonctionné en Grèce, à partir du moment où se développait la médecine hippocratique, qui affirme l’origine naturelle des maladies : dans cette perspective, la « maladie sacrée » elle-même – l’épilepsie - ne doit pas être considérée comme d’origine divine, contrairement à l’opinion courante 3 . Pourtant, Hippocrate et les médecins de son école ont bien dû fréquenter le milieu « médico-religieux » de l’Asklepieion de Cos, sinon même y acquérir leur formation… Et à l’époque même où en Grèce le savoir médical devenait plus « rationnel », la consultation des oracles et des sanctuaires guérisseurs demeurait bien vivante : en témoigne le nombre des malades fréquentant l’Asklepieion d’Épidaure pendant toute la période 1 Cf. G. Lefebvre, Essai sur la médecine égyptienne à l’époque pharaonique, Paris, PUF, 1956 ; Dr. F. Jonckheere, Les médecins de l’Égypte pharaonique. Essai de prosopographie, Bruxelles, Fondation Égyptologique Reine Élisabeth, 1958. 2 Rhétorios (astrologue égyptien qui aurait écrit au VI e siècle de notre ère), Cat. Cod. Astrol. VIII, IV, 193, 24, cité par F. Cumont, L’Égypte des astrologues, Bruxelles, Fondation Égyptologique Reine Élisabeth, 1937, réimpr. Paris, Pardès, 1999, p. 171. 3 Traité hippocratique Sur la maladie sacrée, VI L. 362 : «Je ne pense pas que le corps de l’homme soit souillé par un dieu, le plus mortel par le plus pur», trad. J. Pigeot, Folie et cure de la folie chez les médecins de l’Antiquité gréco- romaine, Paris, Belles-Lettres, 1987, p. 52. 1
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Sens et fonction de la fête dans la Grèce hellénistique: Les cérémonies en l'honneur d'Artémis Leucophryén

Feb 03, 2023

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La guérison dans les temples(Égypte, époque tardive)

Françoise Dunand

Les cures pratiquées dans les temples égyptiens, àépoque tardive, pourraient-elles être considéréescomme une forme de « médecine parallèle », ou« alternative », en regard d’une médecine « laïque »,rationnelle, pratiquée par des médecinsprofessionnels ? C’est une vision que des historiensont proposée 1, et qui dans l’antiquité même a pu avoirses défenseurs. C’est ainsi que des écritsastrologiques opposent les « traitements (therapeiai)opérés par des médecins à base de régime et depharmacopée » aux guérisons obtenues « à la suited’oracles et grâce à la sollicitude des dieux » 2. Uneopposition de ce type a peut-être fonctionné en Grèce,à partir du moment où se développait la médecinehippocratique, qui affirme l’origine naturelle desmaladies : dans cette perspective, la « maladiesacrée » elle-même – l’épilepsie - ne doit pas êtreconsidérée comme d’origine divine, contrairement àl’opinion courante 3. Pourtant, Hippocrate et lesmédecins de son école ont bien dû fréquenter le milieu« médico-religieux » de l’Asklepieion de Cos, sinonmême y acquérir leur formation… Et à l’époque même oùen Grèce le savoir médical devenait plus« rationnel », la consultation des oracles et dessanctuaires guérisseurs demeurait bien vivante : entémoigne le nombre des malades fréquentantl’Asklepieion d’Épidaure pendant toute la période

1 Cf. G. Lefebvre, Essai sur la médecine égyptienne à l’époque pharaonique, Paris,PUF, 1956 ; Dr. F. Jonckheere, Les médecins de l’Égypte pharaonique. Essai deprosopographie, Bruxelles, Fondation Égyptologique Reine Élisabeth, 1958.2 Rhétorios (astrologue égyptien qui aurait écrit au VIe siècle de notreère), Cat. Cod. Astrol. VIII, IV, 193, 24, cité par F. Cumont, L’Égypte desastrologues, Bruxelles, Fondation Égyptologique Reine Élisabeth, 1937,réimpr. Paris, Pardès, 1999, p. 171.3 Traité hippocratique Sur la maladie sacrée, VI L. 362 : «Je ne pense pas quele corps de l’homme soit souillé par un dieu, le plus mortel par le pluspur», trad. J. Pigeot, Folie et cure de la folie chez les médecins de l’Antiquité gréco-romaine, Paris, Belles-Lettres, 1987, p. 52.

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hellénistique et jusqu’à l’époque impériale 4. Letraitement rationnel des maladies – qu’il soitscientifiquement fondé ou purement empirique – a dû enfait coexister longtemps avec un traitement « magico-religieux », comme on le voit déjà dans un textehomérique 5. Pourtant, on peut admettre qu’il s’agitde deux démarches différentes et pas nécessairementassociées. En Égypte, c’est bien différent.

Qu’il ait existé en Égypte, à l’époque pharaonique,des médecins savants, voire spécialisés, c’est unechose bien connue, et cela a même frappé les voyageursgrecs 6. Leur réputation était telle qu’ils pouvaientmême être appelés « en consultation » hors d’Égypte 7.Mais ces médecins pouvaient, ou non, faire partie dupersonnel des temples. Il existe au sein de cepersonnel, depuis l’Ancien Empire, une catégorie deprêtres désignés par le titre de « prêtre-ouâb (= pur)de Sekhmet » 8. Ils tiennent leur nom de Sekhmet, ladéesse-lionne, qui a un double aspect, destructeur etbénéfique ; « immunisés» par leur pureté contre lesdangers qu’elle représente, ils connaissent lesrituels qui permettent de l’apaiser9. Ils paraissentavoir été partout présents dans les temples auxépoques ptolémaïque et romaine, depuis Tanis, dans leDelta, en passant par Crocodilopolis, au Fayoum,4 Textes rassemblés par R. Herzog, Die Wunderheilungen von Epidauros,Philologus Suppl. XXII, III, Leipzig, 1931, et par E.J. et L. Edelstein,Asclepius, Collection and Interpretation of the Testimonies, Baltimore, John HopkinsPress, 1945, réimpr. 1998. Cf. A. Krug, Heilkunst und Heilkult, Munich, 1985.5 Odyssée XIX, 455-458 : les fils d’Autolykos soignent Ulysse, blessé à lajambe au cours d’une chasse au sanglier, en bandant la plaie et en mêmetemps en récitant une incantation (epaoidè) pour arrêter le sang.6 Cf. Odyssée IV, 229-232 : l’Égypte est présentée comme un pays où laterre produit des pharmaka en quantité et où «chaque médecin est plussavant que tous» ; cf. surtout Hérodote, Histoires, II, 84 : « Tout estplein de médecins ; les uns sont médecins pour les yeux, d’autres pour latête, pour les dents, pour la région abdominale, pour les maladies delocalisation incertaine » (trad . Ph.E. Legrand, Belles-Lettres).7 Hérodote, Histoires, III, 1 : Cyrus aurait envoyé chercher auprès dupharaon Amasis un médecin pour les yeux, « le meilleur qu’il y eût enÉgypte ».8 F. von Känel, Les prêtres-ouâb de Sekhmet et les conjurateurs de Serket, Paris, 1984.La catégorie des sa-Serket,« conjurateurs de Serket », serait constituée despécialistes du traitement des piqûres et morsures d’animaux venimeux.9 Cf. l’inscription du sarcophage d’Onnôphris à Saqqara (époque deNectanébo II, v. 340 a.C.), qui le désigne comme « directeur des prêtres-ouâb de Sekhmet dans Hetepet », « celui qui apaise la Grande (=Sekhmet)lorsqu’elle est en colère » ; F. von Känel, op. cit., p. 235-236.

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jusqu’aux grands temples de Haute Égypte, Dendéra,Esna, Edfou. Or les recherches de F. von Känel ontmontré que ces prêtres étaient de véritables médecins,tout autant que ceux que les textes dénomment swnw etqui, eux, en principe, n’appartiennent pas au milieusacerdotal. Une série de textes, dont les plus anciensremontent au Moyen Empire, se rapportent à despersonnages qui, tout en ayant le titre de prêtre-ouâb, se définissent comme « médecin » (swnw). Ainsi,à Deir el-Bahari, sous la XVIIIe dynastie, une stèleérigée par Nefer, prêtre-ouâb de Sekhmet, lui faitdire « Je suis un médecin véritable, habile de sesdoigts, possédant de nombreuses qualifications,auscultant les maladies du corps » 10. À Assiout, sousla XIXe dynastie, Amenhotep, directeur des prêtres-ouâbde Sekhmet, est en même temps « chef des médecins »(wrswnw) 11. Par ailleurs, un texte du Papyrus médicalEbers relatif à l’examen de l’activité cardiaque metexplicitement sur le même plan « tout médecin, toutprêtre-ouâb de Sekhmet, tout sa (-Serqet) » à qui il estprescrit de prendre le pouls du malade à différentsendroits de son corps 12. Et des textes médicauxavaient leur place dans les bibliothèques des temples13.

Les textes grecs d’Égypte ne donnent qu’assez peu derenseignements sur la nature des cures effectuées dansles temples 14. Cependant, ils utilisent le termetherapeia, qui indique bien qu’il y avait

10Ib., n° 16.11 Ib., n° 20-21.12 Le Papyrus Ebers, daté d’environ 1550 a.C., contient des observationset des prescriptions dont certaines peuvent remonter à l’Ancien Empire ;il témoigne de ce qu’on a pu appeler « la naissance d’une réflexionphysiologique » chez les anciens Égyptiens, quelles que soient leserreurs dont elle est entachée ; cf. T. Bardinet, Les papyrus médicaux del’Égypte pharaonique, Paris, Fayard, p. 81 sq. sur le « traité du cœur ».13 Il y en avait dans la bibliothèque du temple de Tebtynis, cf. S.Sauneron, Les prêtres de l’ancienne Égypte, Paris, Seuil, 1957, p. 159 ; il yavait un « livre d’apaiser Sekhmet » dans celle d’Edfou, ib., p. 136.14 Le terme correspondant à celui de « prêtre-ouâb » est le termeμοσχσφραγίστης, littéralement « celui qui marque les veaux », c'est-à-dire les animaux susceptibles d’être utilisés pour les offrandesrituelles, parce que c’était le prêtre-ouâb de Sekhmet qui présidait àl’abattage rituel des taureaux ; l’équivalence est bien attestée dans desdocuments bilingues, démotique et grec ; cf. P.Genève 32, Chrest. 89 (tousdeux de Socnopéonèse et datés de 148*149 p.C.).

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« traitement » . À Kerkéosiris, au IIe siècle a.C., lefermier Haryotès dit se trouver « en traitement (epitherapeiai) dans le grand temple d’Isis à cause de lamaladie qui [lui] est survenue » 15 ; à Akôris, unnommé Alexandros, qui apparemment souffrait de mauxdivers, fait une dédicace en remerciement pour latherapia holou sômatos dont il a bénéficié 16. Il est clairen effet que ce que les malades allaient chercher dansles temples, ce n’est pas tant un « miracle » qu’unerecette susceptible de les soulager, voire untraitement effectué sur place. Et les dieuxdistribuent des recettes… Un correspondant de Zénon,Dromon, lui écrit pour lui demander de lui procurer« un cotyle de miel attique », dont il a besoin « pourses yeux, selon l’ordre du dieu » 17. Sarapis, àCanope, guérit un nommé Chrysermos, atteint deconsomption, en lui faisant boire du sang de taureau ;à un Crétois, Basilis, atteint d’un « terriblemal »(non précisé), il prescrit de manger de la vianded’âne 18. Le divin guérisseur Amenhotep fils de Hapou,très invoqué dans la région thébaine à l’époqueptolémaïque, donne dans un oracle à la fois lediagnostic et le traitement du mal dont souffre unconsultant : il est atteint de « fièvre », il luifaudra mélanger du jus de figues et du pain (?) et enabsorber pendant quatre jours 19. Le texte le plusclair, concernant le mode d’opération des dieux, setrouve chez Artémidore : « Les prescriptions desdieux, on les trouvera simples et dépourvuesd’ambiguïté : baumes, cataplasmes, régimes solides ouliquides, les dieux les désignent sous les noms quenous leur donnons. Ou bien, quand ils parlent parallusion, ils le font en toute clarté…Pour n’importequelle cure (prescrite par un dieu) tu découvriras, situ cherches bien, qu’il s’agit de traitements

15 P.Teb 44 (= Chrest. 118), 114 a.C.16 SB 1537 b.17 P Cair Zen 59426 ; ce miel doit probablement entrer dans la compositiond’un collyre ; l’ »ordre du dieu » se réfère manifestement à uneprescription reçue, probablement de Sarapis.18 Élien, De la personnalité des animaux, XI, 35.19 H. Thompson, « A demotic ostracon », PSBA, 35, 1913, p. 95-97. IIesiècle a.C. Le dieu par ailleurs donne au malade une amulette qu’il devraattacher à son bras.

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parfaitement médicaux,et qui ne s’écartent pas desrègles de l’art » 20.

Entre la médecine des temples et la médecine « deville », si l’on peut dire, en Égypte, il n’y amanifestement pas de concurrence : on peut mêmedemander conseil à un dieu guérisseur surl’opportunité ou non de consulter un médecin« laïque »…21. Tout au plus peut-on penser que, danscertains cas,on s’adressait aux dieux en dernierrecours, après que les médecins « laïques » aientéchoué. Ce thème est présent dans le texte de Diodoresur les pouvoirs guérisseurs d’Isis : « Combien dontles médecins avaient désespéré vu la gravité de leuraffection sont sauvés par elle !» 22. La même idée estclairement exprimée dans le récit d’un malade guéripar l’intervention « miraculeuse » d’Asklépios-Imhotep : bien des gens, dit-il, sont guéris par ledieu « après que la médecine ait échoué face à leursmaladies » 23. Mais le même texte nous apprend que lamère du « miraculé » a été précédemment guérie par lemême dieu « au moyen de remèdes ordinaires ». C’est cecaractère « normal », familier, de la médecinepratiquée dans les temples qui permettra à Arnobe,dans un texte assez étonnant, d’opposer l’action desdieux guérisseurs « païens » au miracle de guérisonchrétien : « Si (les dieux) ont parfois, comme on leraconte, accordé à certains la guérison, c’est ou bienen leur prescrivant de prendre tel aliment, ou deboire une potion ayant quelque vertu, ou d’appliqueraux endroits douloureux des sucs de plantes etd’herbes, de prendre de l’exercice ou du repos, ou des’abstenir de telle ou telle chose nuisible…Lesmédecins aussi guérissent de cette façon…ce n’est pasun miracle de repousser le mal par des remèdes » 24.20 Artémidore de Daldis, Oneirocritique, IV. Il se réfère, dans ce texte, auxguérisons qui s’opèrent à Alexandrie (Sarapis) et à Pergame (Asklépios).21 P Oxy 3078 (IIe siècle p.C.) : un consultant interroge Sarapis poursavoir si le dieu lui « conseille d’avoir recours à Herminos, le médecind’Hermopolis spécialisé dans les soins des yeux » …22 Diodore de Sicile, Bibliothèque Historique, I, 25, 5 (trad. M. Casevitz, Laroue à livres, Les Belles-Lettres, Paris, 1991)23 P Oxy 1381 (IIe siècle p .C.).24 Arnobe, Contre les Gentils, I, 48, 4-6. Ce texte est cité dans le beau livred’A. Rousselle, Croire et guérir. La foi en Gaule dans l’Antiquité tardive, Paris, Fayard,1990, p. 106.

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Qu’en Égypte les mêmes hommes aient pu soigner dansles temples ou hors des temples, qu’ils aient pratiquéles mêmes traitements, cela paraît peu contestable. Etces traitements, sans aucun doute, font appel à lamagie. L’opposition affirmée par Lucien 25 entretraitement « religieux » et traitement « magique » desmaladies ne tient pas – pas davantage qu’entretraitement « religieux » et traitement « laïque »…Lespapyrus médicaux égyptiens contiennent bon nombre dedescriptions intéressantes et justes concernant telleou telle affection ; les médecins étaientmanifestement de bons observateurs. Cette qualitéapparaît également dans le papyrus d’époque tardivequi inventorie vingt-quatre sortes de serpents etdécrit de façon très précise les signes cliniquesprésentés par les sujets mordus 26. Mais si lediagnostic pouvait être pertinent, les remèdesproposés, eux, relèvent d’une bizarre pharmacopée oùles plantes jouent un grand rôle, mais aussi quantitéd’autres matériaux, souvent excrémentiels, choisisprobablement en vertu d’un système de concordances etd’oppositions entre les parties du corps et leséléments matériels, système dont il est souventdifficile de comprendre la logique. Il semble bien queces remèdes étaient élaborés dans les « laboratoires »des temples ; une recette du Papyrus Ebers « pourchasser le gonflement chefout en n’importe quel endroitdu corps d’un homme » est indiquée comme « unexcellent remède, trouvé pendant un inventaire dans letemple d’Ounnefer (Osiris) » 27. S’agissant desplantes, une grande importance est attachée au momentoù doit s’effectuer la cueillette ainsi qu’aux ritesaccompagnant la préparation et l’absorption du remède28. 25 Lucien, Philopseudès, 9-10.26 Papyrus de Brooklyn (XXXe dynastie ou début de l’époque ptolémaïque),publié et traduit par S.Sauneron, Un traité égyptien d’ophiologie. Papyrus du BrooklynMuseum n° 47.218.45 et 85, Le Caire, IFAO, 1985.27 P. Ebers 589; sur ce texte daté d’environ 1550 a.C., une des plusriches d’informations sur la médecine égyptienne, cf. T. Bardinet, op. cit.,p. 335.28 Cf. un bon exemple dans A.J. Festugière, Un opuscule hermétique sur lapivoine, Hermétisme et mystique païenne, Paris, Aubier-Montaigne, 1967, p. 181-201 ; cf. surtout A. Delatte, Herbarius. Recherches sur le cérémonial usité chez lesanciens pour la cueillette des simples et des plantes magiques, Bruxelles, 1961.

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On aurait trop tendance à qualifier de « magique »l’état d’esprit qui a présidé à l’élaboration de cesremèdes. Il est vrai que les incantations et lesexorcismes, caractéristiques des opérationsspécifiquement magiques 29, ont également leur placedans le traitement des maladies. L’introduction duPapyrus Ebers comporte plusieurs textes destinés àassurer la protection du médecin lui-même contre tousles maux qui pourraient l’atteindre en invoquant ledieu Rê qui le protège et Thot qui est son guide.L’une de ces formules est dite « à réciter au momentde placer une médication sur tout endroit souffrant ducorps d’un homme ; véritablement efficace, un millionde fois » ; une autre, intitulée « Formule pour boireun remède », qui évoque la querelle d’Horus et deSeth, accompagne la prise du médicament ; une autreencore doit être utilisée pour enlever un pansement 30.Le papyrus Hearst, autre papyrus médical qui date luiaussi du Nouvel Empire, donne une formule accompagnantla préparation d’un remède à l’aide d’huile : « Jesuis ce Thoth, le médecin de l’œil d’Horus, celui quia lutté pour (son père) Osiris…» 31 Une autre formulede ce même papyrus doit être prononcée lorsqu’on pèseles ingrédients nécessaires à la préparation d’unremède à l’aide de la mesure appelée oipè : « Cetteoipè, c’est l’œil d’Horus après qu’il ait été mesuré etexaminé. Isis l’a apporté à son fils Horus pour purgerson ventre, pour enlever le mal qui était dans sonventre » 32 Un papyrus médical du British Museum, quidate de la fin du Nouvel Empire, présente toute unesérie de formules « médico-magiques » de ce type : oninvoque, pour arrêter une hémorragie, les mainsd’Horus et de Seth (ensanglantées au cours de leurcombat), ou Anubis, « qui a arrêté l’inondation » ;pour soigner des maux d’yeux, on récitera, tout en

29 Cf . K. Preisendanz, Papyri Graecae Magicae : Die griechischen Zauberpapyri, I-II, Leipzig, 1928-1931, rééd. 1973-74, et leur traduction sous ladirection d’H.D. Betz, The Greek Magical Papyri in Translation, The University ofChicago Press, 1986.30 Elle invoque Isis “grande de magie”, qui a libéré Horus du mal que luiavait fait Seth. T. Bardinet, op. cit., p. 39-46.31 Cf. J.F. Borghouts, Ancient Egyptian Magical Texts, Leyde, Brill, 1978, n°° 8032 Ib., n° 78-79.

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appliquant le remède, « l’œil d’Horus est venu… » 33.Des textes particulièrement intéressants concernent laguérison des brûlures 34. La formule à réciter met enscène l’enfant Horus, qui a été brûlé alors que samère était absente. Dans un de ces textes, Isisappelle à son secours sa sœur Nephthys, pour« éteindre (la brûlure) avec (son) lait ». La formuleest à prononcer sur une pâte faite de diversessubstances (résine d’acacia, farine, caroube,coloquinte, excréments), cuite et mélangée à du laitde femme (le texte précise : une femme ayant mis aumonde un enfant mâle) ; cette pâte sera appliquée surla brûlure et maintenue en place par un bandage. Cetteévocation de la légende isiaque, déjà utilisée à desfins curatives dans des formules médicales du P Ebers,au Nouvel Empire35, le sera encore, sous des formesdiverses, jusqu’à l’époque romaine.

Si les formules magiques sont bien présentes dansles textes médicaux accompagnant l’administration d’unremède, il semble par ailleurs qu’elles aient pu êtreemployées seules, sans application d’un traitement.Des papyrus magiques comme les papyrus de Leyde I 348et 349 en présentent toute une série : il s’agit deconjurer un mal de ventre, de guérir les maux de tête,de faciliter un accouchement 36. On ne sait pas, dansce cas, si le malade devait aller dans un temple, ousi la récitation de la formule pouvait éventuellements’effectuer à la maison. Dans le cas du malade guéripar Asklépios-Imhotep 37, c’est chez lui, dans sachambre, que se produit l’apparition du dieu, promessede sa guérison.

Ce qui explique qu’il n’y ait pas de différencefondamentale entre la médecine « des temples » et lamédecine « de ville », c’est que l’origine de lamaladie n’est jamais considérée comme naturelle. C’estun dieu, ou un démon, ou éventuellement un mortmécontent, qui est la source du mal ; et c’est, bien

33 Ib., n° 30-32.34 Ib., n° 34-36.35 P.Ebers 499 (69, 3-5) et 500 (69, 6-7) ; cf. T. Bardinet, op. cit., p.323.36 Ib., n° 26, 37-45, 47-49, 60-63.37 P Oxy 1381

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sûr, la raison pour laquelle il faut, au moyen desformules rituelles, apaiser la colère du dieu ouempêcher le démon de nuire. La nature du mal importepeu ; même s’il y a une cause physique apparente,morsure de serpent, piqûre de scorpion, chuteaccidentelle, l’accident est de toutes façons imputé àune puissance malfaisante, dont la bête venimeuse estl’agent ou l’incarnation. Mais il se peut aussi quel’homme se sente responsable du mal qui lui arrive.Deux textes du Nouvel Empire ont conservé les prièresd’un certain Neferabou, « serviteur de la Place deVérité » (le villages des artisans de Deir elMedineh), qui par deux fois est tombé malade en raisonde fautes qu’il avait commises. Ptah l’a « puni » enle rendant aveugle, apparemment parce qu’il avaitprêté un faux serment en invoquant le nom du dieu 38 ;une autre fois c’est Meresger, la déeesse cobra de laCîme thébaine, qui lui a envoyé une maladie : « Commej’avais commis une transgression contre la Cîme, elleme donna une leçon. J’étais assis sur les briquescomme une femme en gésine. J’appelais le souffle et ilne venait pas… » 39. De tels textes sont rares.Pourtant, des auteurs latins du Ier siècle évoquentencore les aveugles qu’Isis a punis, en leur envoyantcette infirmité, d’une faute commise à son égard 40. Ona même un écho de cette croyance en la maladie commepunition divine dans une curieuse histoire que raconteÉlien 41. Un cavalier nommé Leneos possédait un trèsbeau cheval, qui accidentellement devint borgne del’œil droit. Il l’amena alors au temple de Sarapis(apparemment celui de Canope) dans l’espoir d’obtenirsa guérison – ce qui se produisit. Or la raison quedonne Leneos pour justifier sa demande est que soncheval « n’avait absolument rien fait de mal…leshommes sont responsables des maux qui les frappent parles impiétés qu’ils commettent ou les blasphèmesqu’ils prononcent, alors qu’un cheval (disait-il),38 Stèle du British Museum n° 589 ; traduction dans A. Barucq et F.Daumas,Hymnes et prières de l’Égypte ancienne, Paris, Cerf, n° 119.39 Stèle de Turin n° 50558 ;.A. Barucq et F.Daumas, n° 143. Neferabou apeut-être fait le mal sans le savoir : « J’étais un ignorant, qui nedistinguait pas le bien du mal… »40 Ovide, Pontiques, I, 1, 50-54 ; Juvénal, Satires, XIII, 92-93.41 Élien, Personnalité des animaux, XI, 31.

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quel sacrilège, quel meurtre peut-il commettre ? dequelle manière et par quel moyen peut-ilblasphémer ? »

Si l’emploi conjugué de recettes et de formulesrituelles pour traiter les maladies remonte à uneépoque très ancienne en Égypte, aux époquesptolémaïque et romaine de nouveaux procédés apparus aucours du Ier millénaire prennent un développementconsidérable dans le cadre des temples. L’un d’eux estl’incubation. Cette pratique est bien attestée dansdivers sanctuaires guérisseurs : à Canope, auSarapieion, à Memphis, au temple d’Asklépios-Imhotep,à Abydos, dans l'"oratoire" de Bès, probablement àDeir el Bahari, au sanctuaire des trois dieuxguérisseurs, Imhotep, Amenhotep et Hygie. À Canope,selon Strabon, les fidèles "vont dormir pour leurpropre guérison, ou bien en envoient d'autres y dormirà leur place" 42. Selon Artémidore, plusieurs auteurs,dont Démétrios de Phalère, lui-même guéri de sa cécitéà Canope, auraient relaté de nombreux récits de songesenvoyés par Sarapis 43. On peut admettre que ces récitsétaient du type de ceux qui ont été consignés àl'Asklepieion d'Épidaure et qui suivent un schémaquasiment invariable : un homme se présente, affectéde telle ou telle maladie; s'étant endormi dans letemple, il voit en songe le dieu, ou un de sesacolytes, lui apparaître; soit le dieu lui indique unremède, soit il intervient immédiatement pour leguérir. Il peut y avoir des variantes à ce schéma, parexemple lorsque le fidèle hésite à suivre laprescription reçue; en ce cas évidemment la guérisonest différée. Quelques cas de songes guérisseursenvoyés par Sarapis sont rapportés par Artémidore;curieusement, ils ne tournent pas toujours àl'avantage du malade : ainsi un homme lui ayantdemandé s'il avait intérêt à se faire opérer, le dieului conseilla en songe de se faire opérer sanscrainte, l'opération le guérirait 44; or l'homme

42 Strabon, Géographie, XVII, 17.43Artémidore, Oneirocritique, II, 44, citant, outre Démétrios de Phalère,Géminos de Tyr et Artémon de Milet. Sur la guérison de Démétrios, cf.aussi Diogène Laërce, Philosophes illustres, V, 76.44Artémidore, Oneirocritique, V, 94.

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mourut. Mais le résultat était normal, selonArtémidore, car Sarapis est un dieu des morts, et saprédiction signifiait que le malade serait délivré dela douleur...

À Memphis, l'incubation guérisseuse a certainementété pratiquée dans le cadre du Sarapieion; une stèlefigurant Apis émane d'un personnage qui se dit crétoiset interprète des songes "sur l'ordre du dieu" (kataprostagma tou theou45. Et c'est peut-être un rôled'interprète que Ptolémée fils de Glaukias, a jouépendant sa réclusion au Sarapieion 46. Mais à Memphisd'autres lieux ont pu servir de cadre à l'incubationguérisseuse. Au IIe siècle a.C., le prêtre Hor, qui aquitté sa ville de Sébennytos et le culte d'Isisauquel il était attaché pour entrer au service duTemple de l'Ibis (=Thoth) à Saqqara 47, fait souventétat de rêves où divers dieux lui apparaissent,particulièrement Thoth et Isis. Il relate avoir passédeux jours en prière dans la "Place des repos desibis" (= la nécropole des oiseaux momifiés), au termedesquels il a reçu la vision en songe qu'il espérait48. Un texte malheureusement très mutilé de cesarchives paraît bien impliquer une consultation(probablement par incubation) pour le compte d'untiers : il semble qu'on ait consulté Isis pour laReine (Cléopâtre II) et que la déesse ait donné uneprescription à son intention - mais la prescriptionn'aurait pas été suivie...49 Il est tout à fait clair,par ailleurs, que l'incubation était pratiquée autemple d'Asklépios-Imhotep de Saqqara. L'inscriptionfunéraire de Taimhotep, épouse du grand-prêtre de Ptahde Memphis Pacherinptah, relate comment le couple,n'ayant "que des filles", implore Imhotep pour obtenirla naissance d'un garçon; le dieu apparaît en songe à45Ce monument a très souvent été reproduit ; cf., par exemple, D.J.Thompson, Memphis under the Ptolemies, Princeton University Press, 1988, pl.VII. Le terme prostagma désigne manifestement la prescription du dieu;c'est le terme employé par le correspondant de Zénon, cf. supra n.46 Archive publiée par U. Wilcken, Urkunden der Ptolemäerzeit, I, Berlin-Leipzig, 1927. D.J. Thompson, op. cit., p. 212-265.47 J.D. Ray, The Archive of Hor, Londres, Egypt Exploration Society, 1976.48 Archive of Hor, n° 13. Cf. aussi la longue invocation, n° 18, adressée àtout une série de dieux suivie de la formule "venez dans un songe".49Archive of Hor, n° 28 : "Her (ou : our) mistress Isis made a remedy for theQueen. They did not make this remedy..." (trad. J. Ray.

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Pacherinptah et lui promet un fils, qui effectivementfera son apparition un peu plus tard, à la grande joiedes parents 50... La tradition littéraire elle aussifait l'éloge de cet Imhotep qui "donne un fils à quin'en a pas" : dans l'Histoire de Satni, c'est lui quiindique à Mehitouskhet, la femme de Satni, le remèdequi mettra fin à sa stérilité 51.

En revanche, dans le petit sanctuaire guérisseurqu'Imhotep partage avec Amenôthès (Amenhotep fils deHapou) et Hygie, installé dans une chapelle de laterrasse supérieure du temple d'Hatshepsout, à Deirel-Bahari, la pratique de l'incubation n'est pasattestée de façon certaine par les très nombreusesinscriptions de pèlerins 52. Elle est cependant trèsprobable. Le plus ancien témoignage de malade, unostracon grec qui peut dater de la fin du IIIe s.a.C., affirme que le dieu, ici en l'occurrenceAmenôthès, s'est rendu "visible" (phanerôs) à l'hommequ'il a guéri : cela ne peut guère signifier qu'uneapparition du dieu en songe 53. Les graffiti du templesont rarement explicites ; plusieurs mentionnentcependant la therapeia que les pèlerins sont venuschercher auprès des trois guérisseurs 54 ; l’un deux,dans son action de grâces, dit avoir été secouru parAménothès « le jour même » (authemeri) 55.

À Abydos, la tradition de l’incubation est bienattestée dans le cadre de la consultation de Bès. Letemple funéraire de Séthy Ier (le Memnonion des Grecs),probablement depuis longtemps désaffecté, restait trèsfréquenté à l’époque ptolémaïque, comme en témoignentles très nombreuses inscriptions, le plus souvent engrec, laissées par les visiteurs 56. Ce ne sont pasnécessairement des raisons religieuses qui les ont50 Stèle BM 147 ; traduction de ce texte dans M. Lichtheim, Ancient EgyptianLiterature, III, The Late Period, University of California Press, 1980, p.59-65. Il n’est cependant pas précisé où a lieu l’apparition d’Imhotep.51 Histoire de Satni II, PBM 604 verso ; M. Lichtheim, ib., p. 138.52 Sur cette chapelle, cf. E.Laskowska-Kuszal, Le sanctuaire ptolémaïque de Deir elBahari, Varsovie, 1984 ; les graffiti des pèlerins ont été publiés par A.Bataille, Les inscriptions grecques du temple de Hatshesout à Deir el-Bahari, Le Caire,IFAO, 1951.53 O. Guéraud, « Inscription en l’honneur d’Aménothès », BIFAO, 27, 1927,p. 121-124.54 A. Bataille, op. cit., n° 74, 86, 126. 55 Ib. n° 48.

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poussés à effectuer ce « pèlerinage ». Il y a parmieux de nombreux soldats, dont la présence peuts’expliquer autant par la curiosité à l’égard d’unmonument encore prestigieux que par le désir des’attirer la protection divine. Certains pouvaientêtre en garnison ou en déplacement dans la région,d’autres participaient sans doute à des opérationsmilitaires : l’un d’eux a daté son inscription de« l’an 6 » (probablement de Ptolémée V Épiphane), « àl’époque du siège d’Abydos » 57. Si beaucoup ontsimplement écrit leur nom, beaucoup d’autres l’ontaccompagné d’une formule de prière (proskunema) auxdieux du temple, dont ils pouvaient voir les imagessur les parois des chapelles. Et une demande expliciteest celle de guérison. Attikos « prie les dieuxd’Abydos afin d’avoir la santé » ; Démétrios est« venu auprès des dieux demander d’échapper à lamaladie tant qu’il vivrait » ; un anonyme demande toutsimplement « donne-moi la santé » (dos moi hugieian) 58.Plus intéressante est l’inscription d’un certain Sphèxqui dit être « venu, guéri, auprès d’Osiris » etl’avoir « contemplé à nouveau » 59. Il est clair qu’ils’agit d’une deuxième visite, de remerciement au dieuqui l’a guéri, mais est-ce à dire que Sphèx abénéficié d’une vision d’Osiris ? Ce n’est pas sûr ;il a pu simplement contempler l’image du dieu,plusieurs fois répétée sur les parois de la cella oùil a gravé son inscription. Une autre inscriptioncependant, malheureusement mutilée, paraît bienévoquer une vision 60. Et Osiris, dans un papyrus56 P. Perdrizet et G. Lefebvre, Les graffites grecs du Memnonion d’Abydos, Nancy,Berger-Levrault, 1919. Il y a également des graffiti cariens, chyprioteset phéniciens.57 P. Perdrizet et G. Lefebvre, op. cit., n° 32 et 32 bis. S’il s’agit bien del’an 6 d’Épiphane (199 a.C.), nous sommes à l’époque de la sécession de laThébaïde ; l’autorité des rois rebelles s’étendrait donc assez au nord deThèbes. Cf. A.E. Veïsse, Les « révoltes égyptiennes ». Recherches sur les troubles intérieurs enÉgypte du règne de Ptolémée III à la conquête romaine, Louvain, Peeters, 2004, p.17.58 P. Perdrizet et G. Lefebvre, op. cit., n° 114, 631, 156. Cf. aussi n° 467 :Asklépiadès, arrivé malade, a été rendu par les dieux « tout à faitbrillant » (lampron sphodrôs) ; n° 575 : Diophantos a été « apaisé »(paphtheis) ; il pourrait s’agir d’une maladie, éventuellement mentale(suggestion de Perdrizet).59 Ib., n° 107.60 Ib., n° 274 : Heraklas Aruôtou energea autis… Le terme enargès est employé pourdésigner la vision « en pleine lumière » du dieu qui se manifeste.

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magique, est appelé « celui qui donne des réponses àAbydos » 61.

Le Memnonion d’Abydos continue d’être fréquenté pardes pèlerins en quête de guérison, ou de réponse àleurs problèmes, jusqu’à une époque très tardive.C’est probablement à l’époque romaine que s’installedans une pièce à l’arrière du temple un oracle de Bès62 ; une série d’inscriptions sont concentrées sur lemur et autour de la porte qui permet d’accéderdirectement à l’« oratoire ». Plusieurs s’adressent audieu comme au « très véridique, donneur de songes,donneur d’oracles » 63 ; l’une d’elles émane d’uncertain Harpocras, qui se dit habitant de Panias(Césarée Panias, en Galilée), et proclame avoir« dormi fréquemment » en ce lieu et « eu des songesvéridiques », ce pourquoi il témoigne une« reconnaissance immense » à Bès, le « dieu des voixprophétiques » (panomphaios) 64. Il est donc clair quel’on venait dormir dans l’oratoire, après avoirprésenté sa demande, pour recevoir, en songe, lavision du dieu et entendre sa réponse. Nul doute queBès, protecteur du sommeil, était tout désigné pourdevenir un dieu de l’incubation guérisseuse. Sonpouvoir protecteur concernait en premier lieu lesaccouchées, particulièrement vulnérables à l’actiondes forces maléfiques, mais il était censé repousserces dernières en toute occasion. Or on sait que lesmaladies étaient souvent attribuées à des démonshostiles aux hommes. Les demandes adressées à Bèspouvaient donc concerner la santé, mais pasnécessairement. Un texte d’Ammien Marcellin nousapprend que, en plein IVe siècle, on venait encoreconsulter l’oracle, mais alors le mode de consultationest différent : on rédigeait des questions écrites,sur papyrus ou sur parchemin, on pouvait consulterl’oracle « directement ou par mandataire », et les

61 PGM IV, 4-9 (IVe siècle p.C. ?).62 Cf. F. Dunand, « La consultation oraculaire en Égypte tardive : l’oraclede Bès à Abydos », Oracles et prophéties dans l’Antiquité, éd. par J.G. Heintz, Paris,1997, p. 65-84.63 P. Perdrizet et G. Lefebvre, op. cit., n° 481, 488, 492, 493, 500, 503, 505,524.64 Ib., n° 528.

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questions posées pouvaient concerner la vie politique…65.

L’une des questions, non résolue, que posel’incubation est celle de son origine, égyptienne ouétrangère. L’inscription d’une stèle provenant dupetit sanctuaire rupestre de Meresger situé dans lamontagne, entre Deir el-Medineh et la Vallée desReines, pourrait indiquer l’existence, dès le NouvelEmpire, d’une pratique d’incubation ; le dédicant,Kenherkhepeshef, prêtre-ouâb d’Amon-Rê, déclare qu’ilest venu dormir en ce lieu : « mon corps a dormi àl’ombre de ta face, j’ai dormi dans ton parvis » 66.Mais plutôt que d’un pèlerin venu dormir dans lachapelle pour avoir un songe prophétique, il pourraits’agir d’un prêtre qui a passé sa vie au service de ladéesse, nuit et jour, d’autant qu’il se présente comme« né dans le parvis» d’un temple qui pourrait êtrecelui de Deir el-Bahari. Par ailleurs, on ne possèdepas d’indication claire sur une pratique de ce typedans le cadre des grands temples d’époque pharaonique.En revanche, elle est bien attestée dans diverssanctuaires oraculaires grecs, peut-être dès l’époquearchaïque à Dodone 67, en tout cas dès le IVe sièclea.C. dans les sanctuaires d’Asklépios à Épidaure et àCos, puis à Pergame68 et, à l’époque impériale, ausanctuaire d’Amphiaraos à Oropos 69. On peut penser quela pratique de l’incubation a été apportée, ou en toutcas répandue en Égypte par des Grecs qui, venus deGrèce propre ou d’Asie Mineure, connaissaientcertainement les sanctuaires d’Asklépios. Un mimed’Hérondas, probablement écrit à Alexandrie dans lapremière moitié du IIIe siècle, met en scène des femmes

65 Ammien Marcellin, XIX, 12. Ce qui paraît assez étonnant, c’est que despersonnages importants, hauts fonctionnaires, « intellectuels », allaientvisiter cet oracle « au fond de la Thébaïde » pour lui poser des questionsintéressant la politique, d’où l’affaire que relate Ammien Marcellin et quise serait passée sous Constance II, en 359 : des clients de l’oracle,soupçonnés de lui poser des questions indiscrètes et dangereuses(probablement sur la vie de l’empereur et sa succession), sont traînés enjustice, torturés et, pour certains, condamnés.66 Cf. B. Bruyère, Mert-Seger à Deir el Medineh, Le Caire, IFAO, 1929, p. 23-30.67 Où les interprètes de l’oracle « couchent sur le sol », Iliade, XVI, 234-235.68 Sur la consultation dans les sanctuaires d’Asklépios, cf. supra, n.69 Cf. Pausanias, I, 34, 5.

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visitant un Asklepieion qui pourrait être celui de Cos70.

Il est probable que l’incubation guérisseuse étaitpratiquée à l’époque ptolémaïque au temple d’Hathor deDendéra. Un bâtiment en brique crue, installé dansl’enceinte, à l’Ouest du grand temple, comporte unesérie de onze chambres contiguës, ouvrant sur uncouloir ; l’espace central, en contre bas, est occupépar plusieurs bassins de dimensions inégales, l’unallongé, en forme de baignoire, deux autres en formede cuve carrée ; chacun est muni d’un troud’écoulement. Un conduit amenait l’eau dans une autrepetite cuve qui pouvait servir de réservoir.L’interprétation de cet ensemble comme un« sanatorium », où des malades pouvaient venir passerune ou plusieurs nuits et recevoir une therapeia à basede bains, paraît assez vraisemblable 71. À Pergame, auIIe siècle p.C., lorsque Aelius Aristide va consulterAsklépios dans son temple, le dieu, au cours devisions en songe, lui ordonne de prendre des bainsfroids (et même des bains de boue) 72 ; le malade dits’en trouver très bien, alors qu’il fait si froid quel’eau gèle lorsqu’elle jaillit hors du conduit…

Mais à Dendéra ce n’est pas la seule vertu de l’eauqui est censée guérir le malade. Une base de statue,retrouvée dans le couloir, est couverte sur troiscôtés d’inscriptions hiéroglyphiques. Il s’agit d’untexte « magique », qui place dans la bouche d’Osirisdes formules destinées à assurer la protection de sonfils Horus ; à la suite sont énumérées les parties ducorps, chacune étant placée sous la protection d’undieu : « ton nez est celui d’Horus…tes lèvres sontcelles de Ptah…ta poitrine est celle de Neith…tonventre est celui de Nout…ton phallus est celui deMin… » 73 Ce type de liste se retrouve sur des« statues guérisseuses » ; la statue qui devaitfigurer sur la base de Dendéra a été perdue, mais70 Hérondas, Mimes, IV.71 F. Daumas, « Le Sanatorium de Dendara », BIFAO, 56, 1957, p. 35-57.72 Aelius Aristide, Discours sacrés, II, 71-80, trad. A.J. Festugière, Paris,Macula, 1986.73 Il s’agirait, selon F. Daumas, des parties du corps d’Osiris, promis àla résurrection ; mais évidemment ces formules peuvent s’appliquer àn’importe quel malade, quel que soit le membre atteint.

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d’autres sont conservées. Il s’agit d’une pratiquecaractéristique des rituels de guérison effectués dansles temples à époque tardive : la statue, couverte deformules magiques, était aspergée d’eau, que l’onrecueillait ensuite, soit dans une cavité aménagéedans le socle de la statue, soit dans un bassin placédevant elle. Cette eau chargée de la vertu bénéfiquedes formules pouvait soit être bue par le malade, soitservir à des bains ; c’est probablement le cas àDendéra, où l’eau recueillie devait alimenter lesdifférents bains ; elle s’écoulait ensuite dans unpuisard au centre du bâtiment (car on ne pouvait sansdoute pas jeter à l’extérieur cette eau« sacralisée »).

L’exemple le plus caractéristique de cette pratiqueest celui de la statue de « Djed-Her-le-Sauveur », unprêtre du temple d’Hor Khenty Khety à Athribis, quivivait à l’époque de Philippe Arrhidée 74. Son corpstout entier est recouvert d’inscriptions, de même quele socle de sa statue ; une stèle d’« Horus sur lescrocodiles » est appuyée contre ses genoux, redoublanten quelque sorte sa puissance protectrice ; une cavitéoblongue destinée à recueillir l’eau est aménagée àses pieds. Des formules sont mises dans la bouched’« Horus le Justifié, celui qui dompte le scorpion »,qui proclame, parlant du malade : « J’ai donné dessoins à tous ses membres. J’ai donné des pansements àson corps. J’ai examiné toutes ses blessures. J’aicalmé toutes ses douleurs » 75 D’autres formulesadjurent les dieux de « rétablir le cœur de cet hommesouffrant » et de repousser le venin qui est dans soncorps comme ils ont écarté le « venin d’Apophis » ducorps de Rê 76. Comme dans de nombreux autres textesmagiques, le malheur survenu à tel ou tel dieu étaitutilisé comme « modèle » de la situation vécue par lemalade, et l’issue nécessairement favorable de74 Cf. E. Jelinkova-Reymond, Les inscriptions de la statue guérisseuse de Djed-Her-le-Sauveur, Le Caire, IFAO, 1956. La statue est conservée au Musée duCaire.Elle était placée dans le temple d’Athribis, et Djed-Her en avaitfait placer une réplique dans la nécropole.75 E. Jelinkova-Reymond, op. cit., p. 15-18.76 Ib., p. 35-36. Allusion au combat mythique du dieu solaire contre legrand serpent Apophis, incarnation des forces du chaos qui menacentl’univers ; ce combat est censé se renouveler chaque nuit.

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l’aventure divine représentait pour le malade lapromesse d’une issue analogue.

D’assez nombreuses statues de ce type ont étéretrouvées 77; il n’en reste parfois que la base, commec’est le cas de celle retrouvée dans la cour du templed’Opet à Karnak, qui a conservé un bassin et desrigoles où devait circuler l’eau 78. Le nom dupersonnage qui les a fait élever est généralementindiqué dans les inscriptions ; il s’agit en effet desimples particuliers, et il est probable qu’ilsdevaient « s’acquérir des mérites » en offrant à leursconcitoyens des monuments aussi utiles 79. La plupartde ces statues ne sont guère antérieures au IVe sièclea.C., pourtant leur origine pourrait être plusancienne. Une statue de Ramsès III, accompagné d’unereine ou d’une déesse, a été retrouvée dans le désertà l’Est du Caire ; le siège du roi était couvertd’inscriptions magiques, en particulier de formulescontre les serpents et les scorpions 80. Il estprobable que cette statue, placée dans un oratoire surune route du désert, avait une fonction de protectiondes voyageurs contre les animaux venimeux qu’ils nepouvaient manquer de rencontrer. Le motif de la statueguérisseuse – mais cette fois il s’agit d’une statuedivine - se retrouve dans le conte de « la princessede Bakhtan », qui pourrait remonter au milieu du Ier

77 Cf. P. Lacau, « Les statues guérisseuses dans l’ancienne Égypte »,Monuments Piot, 25, 1921/22, p. 189-209. L. Kakosy a publié une série destatues de ce type conservées dans des musées italiens ; cf. EgyptianHealing Statues in three Museums in Italy, Catalogo del Museo Egizio di Torino,Sera Prima, Mon. e Testi, IX, Turin, 1999.78 C. Traunecker, « Une chapelle de magie guérisseuse sur le parvis dutemple de Mout à Karnak », JARCE, 20, 1985, p. 65-92. Cf. aussi la base destatue dite « socle Behague » conservée au Musée de Leyde, A. Klasens,« A Magical Statue Base (socle Behague) in the Museum of Antiquities ofLeiden », OMRO, 33, 1952, p. 1-112.79 Cf. la statue du Louvre E 2540, où figure la formule « Pour celui quipratique le bien, Il (le dieu) fait le bien, pour celui qui pratique lemal, il fait de même ». Dans l’interprétation de R.K. Ritner, « Religionvs/magie. The evidence of the Magical Statue Bases », Studies Kakosy, StudiaAegyptiaca, 14, 1992, p. 495-501, la formule évoquerait les bienfaits quela femme qui a dédié la statue, Tsenminis, espère recevoir en récompensede sa “bonne action”; cf. aussi P. Vernus, La rétribution des actions, àpropos d’une maxime, GM, 84, 1985, p. 71-79.80 Cf. E. Drioton, « Une statue prophylactique de Ramsès III », ASAE , 39,1939.

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millénaire 81. La princesse Bentresh, fille du princede Bakhtan (Bactriane ?), dont la sœur a épousé lapharaon Ramsès II, est malade, possédée par un espritmalin ; son père envoie chercher en Égypte auprès deson gendre la statue du dieu Khonsou-qui-gouverne-dans-Thèbes. Lorsque le dieu arrive au palais, il« fait passer son fluide magique » dans le corps de laprincesse ; alors l’esprit qui la possédait se déclarevaincu et elle est guérie. Le prince de Bakhtan auraitbien voulu garder auprès de lui ce puissant dieu, maisen fin de compte, à la suite d’un rêve, il se sentiraobligé de le laisser partir…

Plus encore que les statues guérisseuses, pourlesquelles, si l’on voulait bénéficier de leurpouvoir, il fallait se rendre dans un temple, on a dûutiliser les stèles d’ « Horus sur les crocodiles »,qui existaient dans toutes sortes de formats, et quel’on pouvait conserver à la maison ou porter sur soicomme une amulette 82. Il en existait également desexemplaires de grandes dimensions, qui devaient êtreconservés dans des temples, comme la stèle deMetternich 83. Leur fonction était peut-être davantageprophylactique que guérisseuse : elles étaient censéesprotéger contre une « rencontre » avec un animaldangereux, une bête venimeuse, et de façon généraletoutes les forces mauvaises. Mais il est probable que,en cas de malheur, la morsure ou la piqûre étaientcensées guérir plus facilement si l’on s’était muni decette protection. Le jeune Horus est représenté surces stèles piétinant des crocodiles et tenant en mainsdes serpents, des scorpions, voire des lions et des81 G. Lefebvre, Romans et contes égyptiens de l’époque pharaonique, Paris,Maisonneuve, 1949, p. 221-232 ; cf. aussi The Literature of Ancient Egypt, ed. byW.K. Simpson, The American University in Cairo Press, 2003, p. 361-366.82 On en a retrouvé d’innombrables exemplaires, en Égypte et horsd’Égypte ; cf. Y. Koenig, Magie eSt magiciens dans l’Égypte ancienne, Paris,Pygmalion, 1994, p. 107 sq. Le catalogue de celles qui sont conservées auLouvre a récemment été publié par A. Gasse, Les stèles d’Horus sur les crocodiles,Musée du Louvre, Département des Antiquités Égyptiennes, RMN, 2004.83 C.E. Sander-Hansen, Die Texte der Metternich-stele, Analecta Aegyptiaca, 7,Copenhague, 1956. Conservée au Metropolitan Museum, elle a autrefoisappartenu à la famille Metternich. Sur cet important monument de la piététardive (elle date du IVe siècle a.C.), qui a suscité une abondantelittérature, cf. L. Kakosy, Metternichstele, LÄ, IV, 1980  et Zauberei imalten Ägypten, Budapest, 1989 ; Y. Koenig, Magie et magiciens dans l’Égypte ancienne,Paris, Pygmalion, 1994, p. 101-107.

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oryx. Il est généralement surmonté d’une tête de Bès,qui constitue une protection supplémentaire.

Il est clair cependant que c’est dans le cadre destemples que les rituels de guérison ou de protectionavaient le maximum d’efficacité. Une « chapelle demagie guérisseuse », située sur le parvis du temple deMout à Karnak, a été reconstituée et étudiée par C.Traunecker 84. Il s’agit d’un tout petit édifice,comprenant une seule pièce exiguë (0,90 x 0,90 m) dontles parois étaient couvertes d’inscriptionshiéroglyphiques correspondant au chapitre XIV du grandtexte qui figure sur la stèle de Metternich. Le thèmecentral est la guérison par Isis de son fils Horusmordu par un serpent ; le texte foisonne en formulesde conjuration du poison et d’affirmations qu’il s’estécoulé du corps du dieu 85. La fonction thérapeutiquede cet édifice paraît évidente ; mais étant donné sesdimensions restreintes, il ne pouvait certainement passervir à l’incubation. Il est plus probable qu’il yavait là une statue guérisseuse et que le traitements’opérait par l’eau comme dans le cas de Djed-Her, oucomme à Dendéra. C’est dans des chapelles de ce type,édifiées sur le parvis ou à l’intérieur de l’enceinte,ou encore dans le temple lui-même, mais dans une cour,c'est-à-dire des lieux accessibles aux fidèles, quedevaient s’effectuer les rituels de guérison. Ondevait bien prévoir aussi des chambres destinées àl’incubation ; mais à l’exception des petites cellulesdu « sanatorium » de Dendéra, on n’a pas retrouvé debâtiments destinés à l’hébergement des malades quisoient comparables aux portiques de l’Asklepieiond’Épidaure ou aux xenodochia du sanctuaire de saintMénas, dans la Maréotide 86.84 C. Taunecker, art . cit. (cf. N. 75). L’édifice, dont il ne reste quequelques blocs, pourrait dater des XXVe – XXVIe dynasties.85 C.E. Sander-Hansen, op. cit.;traduction partielle de ce texte dans J. F.Borghouts, Ancient Egyptian Magical Texts, n° 91.86 Le sanctuaire de Ménas, un important ensemble de bâtiments dont laconstruction a dû s’échelonner entre le Ve et le VIIIe siècle, attiraitde nombreux pèlerins ; des récits de miracles, y compris de guérison, ontété conservés en grec, en copte et en éthiopien, cf. J. Drescher, ApaMena. A selection of coptic texts relating to Saint Menas, Publications de la Sociétéd’Archéologie Copte, Textes et documents, 4, Le Caire, 1946 ; P.Grossmann, « Recenti resultati degli scavi di Abu Mina », XXVIII Corso diCultura sull’arte ravennate e bizantina, Ravenne, 1981, p. 125-176.

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Dans cette société « multiculturelle » qui étaitcelle de l’Égypte ptolémaïque, puis romaine 87, despratiques spécifiquement égyptiennes ont pu coexisteravec des pratiques caractéristiques des milieux grecs,dans le domaine médical comme dans d’autres, et on nedoit pas s’en étonner. Il est probable que, quelle quesoit leur origine « ethnique », les malades allaientdans les temples soit pour y recevoir en songe la« visite » du dieu qui leur apporterait ou tout aumoins leur promettrait la guérison, soit pourbénéficier de la puissante protection que leurapporteraient des statues chargées de puissance« magique ». La demande de guérison pouvaits’effectuer en tout lieu et auprès de tout dieu : lesprières de malades à Amon, Ptah ou Meresger, au NouvelEmpire, le montrent bien. Et c’est encore vrai auxépoques ptolémaïque et romaine.

On s’adresse à Sarapis, et pas seulement dans sonsanctuaire de Canope. En 158 a.C., dansl’Hérakléopolite, un certain Apollonios écrit à sonfrère Sarapion « je prie pour toi auprès de Sarapis etd’Isis, afin que tu guérisses » 88. À Oxyrhynchos, àl’époque impériale, un homme consulte Zeus HéliosSarapis au sujet de ses maux d’yeux 89. On peutégalement le faire lorsqu’on se trouve à l’étranger :sur une inscription de Mytilène, un nommé Isidôros,qui se dit alexandrin, rend grâce à « Zeus Hélios legrand Sarapis et la souveraine Isis » de l’avoir guéridans sa maladie 90. À Délos, un couple remercie lesdieux égyptiens, Sarapis et Isis, d’avoir guéri leurfils ; on apprend à cette occasion qu’il y a dans letemple égyptien de Délos, le Sarapieion A, auprès duprêtre, un Égyptien, Horos, fils d’Horos, originairede Kasion, qui est chargé de « demander les guérisons(ou les traitements : tas therapeias aitountos) » 91 Dans un

87 Cf. Life in a multicultural society, ed. by J.H. Johnson, The Oriental Instituteof the University of Chicago, Chicago, 1992.88 SB 7618.89 P Oxy 3078.90 L. Vidman, Sylloge Inscriptionum Religionis Isiacae et Sarapiacae (SIRIS), Berlin,De Gruyter, 1969, n° 261 (IIe siècle p.C.).91 P. Roussel, Les cultes égyptiens à Délos du IIIe au Ier siècle av. J.C., Paris-Nancy, 1916,n° 15 et 15bis.

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document des Archives de Zénon, Zoïlos consulteSarapis au sujet de la santé du ministre Apollonios 92.

Souvent associée à Sarapis dans les prières desmalades, Isis est aussi invoquée seule. Il semble bienqu’à époque tardive la fonction guérisseuse représenteune part importante de ses attributions 93. Elle estappelée « le médecin du dieu, qui apaise le dieu »(c‘est à dire son fils Horus, mais éventuellement toutautre dieu) dans un papyrus médico-magique de Berlin94. Diodore, prétendant rapporter une opinion couranteen Égypte, lui attribue une compétence particulièredans la « science médicale » ainsi que l’invention denombreux remèdes ; elle intervient la nuit, dit-il,dans des songes, procurant aux malades « des secourscontre les affections », au point de guérir même desinfirmes « totalement privés de la vue ou d’une autrepartie du corps » 95. Ces affirmations sont confirméespar l’un des hymnes en grec trouvés dans le temple deNarmouthis, où la déesse est associée au dieucrocodile Sokonopis : « tous ceux qui ont reçu du sortdes maladies mortelles, lorsqu’ils te prient,retrouvent rapidement la vie que tu donnes » 96.Associée à un autre dieu crocodile Socnopaios, le dieude Dimè (Socnopaiou Nèsos, sur la rive Nord du lacQaroun), elle aurait « sauvé », au cours d’unemaladie, le stratège Apollonios 97. Mais il arrive quedes malades redoutent que la déesse elle-même ne leurait envoyé leur maladie, crainte que l’on a vus’exprimer dans des prières du Nouvel Empire : dans unbillet de consultation oraculaire provenant del’Arsinoïte, un homme demande à Isis « si c’est de toique vient ma maladie (ponos) et si tu me donne(ra)s letraitement (ou la guérison ? therapeia) » 98. D’autresdemandes concernant la maladie sont adressées à

92 P Cair Zen 59034.93 Cf. F. Dunand, Isis, mère des dieux, Paris, Errance, 2000, p. 86-88.94 P Berlin 3038, trad. J.F. Borghouts, op. cit., n° 74, qui fait cependantremarquer que cette épithète est rarement appliquée à Isis.95 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, I, XXV, 2-6.96 Narmouthis (Madinet Madi, Fayoum), Hymne II, 7-8 (1er siècle a.C.); E.Bernand, Inscriptions métriques de l’Égypte gréco-romaine, Paris, Belles Lettres,1969, p. 633-636.97 P.Amh. II, 35 (132 a.C.).98 P. Mich. Inv. 1258 (IIe- IIIe siècle p.C.).

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Socnopaios et Socnopieios, les dieux crocodiles deDimè 99, à Harpsenesis 100, à la déesse hippopotameTouéris, associée à d’autres dieux : dans ce cas lademande concerne une femme et le pathos dont ellesouffre pourrait être une grossesse ou un accouchementdifficile, Touéris étant tout spécialement laprotectrice des femmes enceintes 101.

Il n’y a pas, dans le monde des dieux égyptiens,d’équivalent de l’Asklépios grec, au sens où un dieuserait quasi exclusivement chargé de la fonctionmédicale et guérisseuse. Le qualificatif de « bonmédecin » a pu être attribué à divers dieux, Horus,Amon ou Min. Dans un hymne à Amon datant de la XIXedynastie, le dieu est invoqué comme « celui qui délieles maux, qui chasse les maladies, médecin qui guéritl’œil, sans remède...» 102. Min est celui « qui rendbien portant celui qui souffre, qui fait vivre lemalade, médecin bon pour celui qui lui donne soncœur » 103. À l’époque pharaonique, c’est surtout Horusqui est appelé « le médecin qui calme le dieu », « lemédecin chef dans la maison de Rê » 104. À l’époqueptolémaïque, c’est « Horus le Grand », Haroëris, quiest invoqué dans son temple de Kom Ombo comme lemédecin qui guérit les yeux de Rê ; il est « le bonmédecin de celui qui l’a engendré (Rê), qui guérit lemal de son créateur en façonnant ses yeux en celieu », et aussi « le médecin véritablement bon qui

99 BGU 229 (IIe-IIIe siècle p.C.).100 P. Carlsberg 24 (provenance inconnue) ; ici, le consultant voudraitsavoir du dieu « s’il va mourir »… mais on ne sait pas de qui il s’agit.101 PSI Inv. 15, Oxyrhynchos (IIe-Ier siècle a.C.). Sur une stèle de Deir el-Medineh (TR 057, A2), Taouret est appelée « celle qui fait se retirerl’eau » ; une interprétation intéressante d’A. Sadek, Popular Religion in Egyptduring the New Kingdom, HÄB 27, Hildesheim, 1987, p. 125-127, serait de voirdans cette épithète une allusion à son rôle lors des accouchements.102 P.Leiden I-350, dit « Hymne à Amon de Leyde » (en fait, une collectiond’hymnes et de prières), trad. dans A. Barucq – F. Daumas, Hymnes et prièresde l’Égypte ancienne, Paris, Cerf, 1980, p. 219 ; cf. aussi J. Assmann,Ägyptische Hymnen und Gebete, Artemis Verlag, Zürich und München, 1975, p.395. Le « sans remède » met l’accent sur la puissance d’Amon, qui n’a pasbesoin de médecine pour guérir…103 K. Sethe, Urkunden, II, 65, 10-14, cité par Dr. F. Jonckheere; Lesmédecins de l’Égypte pharaonique, p. 143.104 Textes du Nouvel Empire, Jonckheere, op. cit., p. 141-142 ; le premierest une inscription de la statue « magique » de Ramsès III, cf. W.Spiegelberg, « Horus als Arzt », ZÄS, 57, 1922, p. 70.

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prodigue ses soins aux dieux et aux déesses » 105. Letemple qu’il partage avec Sobek à Kom Ombo étaitcertainement visité par des malades venus chercher laguérison, en particulier de leurs maux d’yeux, même sil’interprétation d’un fameux relief du temple, censéreprésenter des instruments chirurgicaux, est peut-être sujette à caution.

Si tout dieu peut guérir, une sorte despécialisation s’est dessinée, aux époques ptolémaïqueet romaine, autour de deux figures d’intercesseurs,celle d’Imhotep et celle d’Amenhotep fils de Hapou, engrec Imouthès et Aménôthès, qui ont tous deux laparticularité d’être des personnages historiquementconnus. Imhotep, vizir et architecte de Djéser, étaitdevenu sous la XXXe dynastie un dieu guérisseur, avecun centre de culte à Memphis. Les documents démotiqueset grecs décrivent son temple et l’inscription de labase d’une statue qui lui est dédiée donne lecalendrier des six fêtes annuelles célébrées en sonhonneur 106. « Imhotep fils de Ptah, qui vient auprès dequiconque l’implore, qui traite la maladie, qui guéritles membres » 107, qui « guérit toute maladieconformément à sa nature » 108, avait à l’époqueptolémaïque des lieux de culte dans toute l’Égypte,depuis le Delta jusqu’à la Nubie. Dans le templed’Isis de Philae, une chapelle lui a été dédiée parPtolémée V Épiphane, sa femme Cléopâtre I et leur fils109 ; peut-être était-ce en remerciement pour lanaissance de l’enfant, le futur Ptolémée Philomètor,survenue après sept ans de mariage. On a vu qu’Imhotepétait particulièrement invoqué pour obtenir unenaissance ; un texte de l’hypostyle de Philael’appelle « Maître de la santé, qui guérit les

105 Textes de Kom Ombo cités par Jonckheere, op. cit., p. 142-143 ; cf. aussiH. Junker, Der sehende und blinde Gott, Munich, 1942.106 H. Gauthier, BIFAO, 14, 1918, p. 33-49. Cf. D. Wildung, Imhotep undAmenhotep, Berlin, 1977 et Egyptian Saints. Deification in Pharaonic Egypt, New YorkUniversity Press, 1977.107 Inscription de la statue de Psenptaïs, D. Wildung, Egyptian Saints, p. 44et fig. 31.108 Texte d’Esna cité par D. Wildung, ib., p. 66.109 D. Wildung, ib., p. 70-72. La dédicace, en grec, le désigne sous le nomde son équivalent grec, Asklépios.

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membres, qui fait revivre les gens au seuil de lamort, qui amène l’œuf dans le ventre ».

Quant à Amenhotep, on sait que, haut fonctionnairesous Amenhotep III, il avait déjà un statutexceptionnel, car il avait obtenu l’autorisation deplacer ses statues dans le temple de Karnak et de sefaire édifier un temple funéraire ainsi qu’une tombede même plan que les tombes royales. Dès cette époqueil était vénéré et probablement invoqué commeguérisseur, mais un des premiers documents quil’attestent date de la XXVIe dynastie. C’est une fillede Psammétique Ier, la princesse Merit-Neith, quil’invoque : « Viens, bon médecin ! Vois, je souffredes yeux. Puisses-tu faire que je sois guérie, tout desuite ! » 110. La figure d’Amenhotep est peut-êtreplutôt celle d’un « saint homme » que d’un dieu àproprement parler. Pourtant, à l’époque de PtoléméeVI, il est appelé « le grand dieu » dans un documentdémotique ; une dédicace en grec s’adresse au « trèsgrand dieu Aménôthès » (Amenôthès theos megistos) 111 ; un« synode d’Aménôthès le dieu très grand » estmentionné sur un ostracon de Thèbes à l’époqueimpériale 112. Par ailleurs, son culte paraîtrelativement localisé : la plupart des documents leconcernant viennent de la région thébaine. Mais ilssont particulièrement nombreux : dans les graffiti dela chapelle de Deir el-Bahari, Aménôthès est plussouvent mentionné qu’Imouthès.

L’association d’Aménôthès à Imouthès a dû êtreparticulièrement efficace. Outre Deir el-Bahari, oùils reçoivent un culte depuis l’époque ptolémaïque,ils sont présents à Deir el-Medineh, dans le templeptolémaïque dédié à Hathor, à Medinet Habou, au Qasrel Agouz, et même à Karnak. Ils sont représentés dansdes salles du grand temple d’Amon, et surtout ils sontinstallés dans leur fonction de dieux guérisseurs dansle temple de Ptah érigé dans l’enceinte d’Amon de110 D. Wildung, Egyptian Saints, p. 92.111 J.G. Milne, CGC, Greek Inscriptions, p. 37-38. La dédicace est faitepar un couple huper paidiou euchèn : en remerciement pour une naissance, oula guérison d’un enfant ?112 A.H. Gardiner, H. Thompson, J.G. Milne, Theban Ostraca, Oxford, 1913, 142(IIe siècle p.C.), cité par A. Bataille, Les Memnonia, Le Caire, IFAO,1952, p. 102.

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Karnak. Il a dû exister au dos de ce temple, selon S.Sauneron, un « sanatorium » où on pratiquaitl’incubation 113. Deux hymnes, l’un adressé à Imhotep,l’autre à Amenhotep, sont inscrits sur une des portesdu temple de Ptah. Imhotep est appelé « dieu [au cœur]charitable » ; « les hommes t’exaltent, les femmes tecouvrent de louanges, et tous, absolument, célèbrentta charité, car [tu le]s guéris, c’est toi qui faisqu’ils vivent, renouvelant (ainsi) l’acte créateur deton père »114

L’hymne à Imhotep de Karnak est un témoignage, parmibien d’autres, de la confiance des Égyptiens en leursdieux, de leur certitude que ces dieux leurporteraient secours. Cette confiance est manifestedans les documents démotiques généralement désignéspar l’expression « self-dedications », ou actes deconsécration volontaire, dont toute une série a étéretrouvée, provenant de divers sanctuaires du Fayoum,en particulier Tebtynis, et généralement datés du IIe

siècle a.C. 115. Il s’agit de contrats par lesquels unindividu, homme ou femme, s’engage à l’égard d’un dieupour obtenir la protection de ce dernier sa viedurant. Le fidèle sera le serviteur (bik) du dieu etversera au temple une somme mensuelle (généralementpeu élevée, 1 kite ¼ à 2 kite, soit de 2,5 drachmes à5 drachmes 116), moyennant quoi le dieu le « maintiendraen bonne santé » et le protègera contre tous lesdangers qui pourraient l’atteindre. Il est probableque ces hommes et ces femmes demeuraient désormais àvie dans le temple, où ils rendaient sans doutequelques services aux prêtres. Les textes de cettesérie devaient provenir, pour une bonne part, dutemple de Socnebtynis à Tebtynis ; d’autres sont descontrats d’engagement à l’égard d’Anubis et pourraientprovenir de Philadelphie ; un autre viendrait de Dimê,

113 S. Sauneron, « Un hymne à Imouthès », BIFAO, 63, 1969, p. 73-87.114 Imhotep est fils de Ptah, dieu créateur dans la théologie de Memphis. 115 Cf. H. Thompson, “Two Demotic self-dedications”, JEA, 26, 1940, p. 68-78; H.J. Thyssen, Hierodulie-Urkunden, dans Griechische und Demotische Papyri derUniversitätsbibliothek Freiburg, hrsg.R.W. Daniel, M. Gronewald und H.J. Thyssen,Bonn, 1986, n° 72-73, add. 1-2 ; W. Clarysse, « A demotic self-dedicationto Anubis », Enchôria, 16, 1988, p. 7-10.116 La somme est faible ; à l’époque (fin IIIe- début IIe siècle a.C.),selon Clarysse, un travailleur gagne entre 5 et 50 drachmes par jour.

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un autre peut-être de Narmouthis 117. Dans les contratsde Tebtynis, H. Thompson a relevé que, dans 23 cas surune cinquantaine inventoriés, les fidèles sont desjeunes garçons ou des jeunes filles, « libres », « nésdans l’enceinte (du temple) », dont figure seulementle nom de la mère, le nom du père étant donné comme« inconnu ». Pour H. Thompson, cela prouveraitl’existence de prostitution sacrée dans le temple,mais l’hypothèse n’est guère vérifiable. De toutesfaçons, pour nombre de ces contractants, le nom dupère et le nom de la mère sont indiqués. Un cas estparticulièrement intéressant, celui d’Onnophris, aliasNeoptolemos, fils de Stratippos et d’Haunchis ; ils’engage auprès d’« Anubis, le grand dieu », auquel ilpromet une « rente de service » de 2 kite ½ par mois.Or cet homme est le petit-fils d’un autre Neoptolemos,Macédonien, détenteur d’un cléros à Philadelphie sousle règne de Ptolémée II Philadelphe 118. Issu d’uneunion mixte, il a, comme bien d’autres Grecs d’Égypte,adopté les usages locaux. Comment faut-il comprendreces contrats ? Pour W. Clarysse, ils représenteraientune sorte d’« assurance-maladie » ; en payant unepetite somme mensuelle, le contractant serait assuréde recevoir un traitement s’il tombe malade. Maisc’est peut-être une vision trop moderne…Les formulesde contrat spécifient que le dieu protègera le fidèle« contre tout esprit mâle, tout esprit femelle, (tout)homme endormi, (tout) épileptique (?), tout noyé, toutincube (?), tout mort, tout homme du fleuve, toutfurieux (?), tout démon, toute chose rouge, toutmonstre… » Il me semble que ce que ces textesexpriment, ce n’est pas seulement le souci d’êtresoigné en cas de maladie ; ils révèlent tout un mondede peurs diffuses, le sentiment que des forceshostiles, dangereuses, sont présentes dansl’environnement quotidien. En ce sens, la seulesécurité possible était de vivre dans le temple, sousla protection constante du dieu.

Il est clair que, pour la plupart de ceux quifréquentaient les sanctuaires, la protection du dieu117 Cf. la liste donnée par H.J. Thyssen, op. cit., p. 86.118 W. Clarysse, art. cit.  et, depuis, « Some Greeks in Egypt”, dans Life in aMulticultural Society, p. 51-56.

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ne pouvait être efficace que pendant quelques heures,au mieux quelques nuits passées à attendre la visionen songe. Mais on pouvait espérer, au cours d’unesimple visite, que le fait de laisser son nom inscritsur un mur du temple, si possible auprès d’une imagedivine, vous permettrait de demeurer sous laprotection du dieu ; c’est peut-être bien le sensqu’il faut donner au proskunèma, formule qu’on retrouvesi souvent dans les sanctuaires de pèlerinage, avecparfois l’injonction « que personne ne l’efface » 119.L’état d’esprit du malade qui repartait confiant en lapuissance divine semble bien s’exprimer dans ungraffito du sanctuaire des trois dieux guérisseurs deDeir el-Bahari : « Je suis venu et j’ai repris courage(tetharrèka) » 120.

Par ailleurs, le secours du dieu devait bien semonnayer… Les actes de consécration stipulent que lefidèle doit payer une rente mensuelle au temple.Lorsqu’on s’y rendait pour passer la nuit, ou mêmepour une simple visite, il est probable qu’il fallaitdéposer une offrande. Sur un graffito de Deir el-Bahari, les consultants déclarent : « Nous avons faitun don…pour remercier (les dieux) de (leur)bienveillance » 121. Lorsqu’un cheval de prix est guéripar Sarapis 122, son maître offre « des sacrificesd’actions de grâce et des offrandes ». Il semble qu’ils’agissait parfois d’un véritable marché avec le dieu.Une lettre adressée à Aménôthès par le prêtreOuserouer, « prophète d’Amonrasonter de Karnak », luipromet, si sa femme Taïpe devient enceinte, de luidonner 1 deben d’argent, et, si elle met l’enfant aumonde, 1 autre deben, « au total 2 deben d’argent pourles frais »…123 119 Cf. les inscriptions en l’honneur de Bès à Abydos, Perdrizet–Lefebvre,op. cit., n° 495, 560, 641. Sur l’interprétation du proscynème commesubstitut de la personne, cf. C. Geraci, Ricerche sul proskynema, Milan, 1971.120 A. Bataille, Inscriptions grecques du temple d’Hatshepsout, n° 131. Le texte estmutilé, mais la restitution de Bataille paraît convaincante.121 A. Bataille, ib., n° 182 :dôron apedomen…eis charin eunoias.122 Cf. supra p. et n.123 M. Malinine, « Une lettre démotique à Aménôthès, fils de Hapou », RdE,14, 1962, p. 37-43. Malinine faisait remarquer que la demande adressée audieu prend ici l’aspect d’une « affaire commerciale ordinaire ». Mais lesactes de consécration à un dieu sont bien rédigés sous forme légale, avectémoins…Cela ne veut pas dire pour autant que la piété soit absente.

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L’usage de « payer » les consultations dans lestemples a été relevé et stigmatisé par les auteurschrétiens, qui l’opposent aux pratiques dessanctuaires guérisseurs chrétiens, lieux où s’effectueune « cure véritable et non commerciale » 124. On peutse demander évidemment si la pratique de l’offrande audieu, dans l’attente ou en remerciement d’uneguérison, s’était perdue à l’époque où, dans l’Égyptedevenue chrétienne, de grands sanctuaires attiraientdes foules de malades. Ceux qui allaient demander uneguérison à saint Ménas, dans la Maréotide, ou auxsaints Cyr et Jean, à Aboukir, devaient bien laisserau sanctuaire un témoignage de leur piété 125. Selon unrécit de miracle de Ménas, des pèlerins qui serendaient à son église pour prier, chacun d’eux ayantemporté un cochon « pour en faire une oblation »,furent attaqués par un crocodile, au bord du lac ;mais ils furent sauvés par une apparition du saint,qui même ramena à la vie l’un d’eux déjà à demimassacré par le crocodile. Le miraculé « donna cequ’il possédait à l’église du martyr » et y demeurapour le servir jusqu’à la fin de ses jours… 126. Lescures effectuées par Cyr et Jean à Aboukir sontdétaillées dans le gros recueil du moine Sophrone deJérusalem (70 récits de miracles) 127. Si l’aspectmiraculeux de leurs interventions est souligné,certaines pratiques évoquent celles qui avaient coursdans les sanctuaires d’Aklépios, et probablement dansceux de Sarapis ou d’Imouthès. Ainsi la guérison d’uncertain Isidoros, qui souffrait des poumons : lessaints martyrs, touchés par sa foi, lui apparaissent« non pas dans un songe, mais en plein jour (ouk onar

Quant aux « frais » mentionnés, s’agit-il d’un « traitement » que devraitrecevoir Taïpe ?124 Homélie sur le transport des reliques de Cyr et Jean à Ménouthis,pseudo-Cyrille d’Alexandrie, PG 77, 105.125 Sur les pèlerinages à ces sanctuaires guérisseurs, cf. P. Maraval,Lieux saints et pèlerinages d’Orient, Paris, Cerf, 1985, p. 317-322.126 Le miracle du pèlerin, du cochon et du crocodile (versionéthiopienne), P. Devos, « Un récit des miracles de S.Ménas en copte et enéthiopien », Analecta Bollandiana, 78, 1960, p. 154-160.127 PG 87/3, 3423-3676 ; le texte a dû être rédigé vers 610-620. Jeremercie vivement J. Gascou de m’avoir donné accès à son étude de cestextes, Les origines du culte des saints Cyr et Jean, suivie d’une traductioncommentée des récits des miracles.

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all’hupar) » et lui donnent un morceau de citron en luiordonnant de le manger – ce qu’il fait, et aussitôt ilvomit, expulsant le ver qui rongeait ses poumons 128.C’est un schéma tout à fait analogue à celui denombreux récits de guérison à Épidaure. Dans un autrecas, Cyr et Jean guérissent un malade en luiprescrivant de saupoudrer ses plaies à vif d’unmélange de sel et de cumin broyé 129. Bien que Sophroneprenne soin d’indiquer que les remèdes ordonnés parles saints martyrs n’ont rien de commun avec ceux queprescrivent les médecins, la parenté des processus estévidente ; le recours fréquent des deux saintsguérisseurs aux médications, si simples soient-elles,fait en tout cas mentir le texte d’Arnobe selon lequel« ce n’est pas un miracle de repousser le mal par desremèdes…» 130

D’autre part, il est assez frappant que le procédéemployé dans de nombreux textes à usage médico-magique, à savoir le rappel d’une histoire sacréedevant servir de parallèle à l’histoire du malade, seretrouve en milieu chrétien. Ainsi, l’histoire des« trois Hébreux dans la fournaise » est utilisée dansun texte copte pour éteindre la fièvre qui brûle unmalade 131. Plus étonnant, pour enlever « toutesouffrance qui est dans le ventre » d’un malade, uneformule évoque à la fois « Horus fils d’Isis », qui amal au ventre et appelle au secours, et « le SeigneurJésus, qui apporte la guérison » 132.

Il serait tout à fait vain de s’interroger surl’efficacité de la médecine pratiquée dans les templesou autres sanctuaires guérisseurs. Faut-il rappelerque, jusqu’à une époque très récente (et de nos joursencore) de nombreux malades y ont recours ? Ce que cesdocuments nous enseignent, c’est, d’une part, que lasanté et la maladie sont une préoccupation essentielle– ce qui n’a rien de surprenant – et d’autre partqu’il est essentiel d’avoir des recours, seraient-ils

128 PG 87/3, 3431-3432.129 Ib., 3473-3475.130 Cf. supra p.131 P.Heidelberg Kopt.564, trad. dans Ancient Christian Magic, Coptic Texts of RitualPower, ed. by M. Meyer and R. Smith, San Francisco, Harper, 1994, n° 53.132 P.Berlin 8313, ib., n° 49.

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imaginaires. Ce qu’écrit un correspondant, dans unelettre privée du IIIe siècle p.C., aurait sans doute pul’être par la plupart des hommes et des femmes de sontemps : « avec l’aide des dieux, notre sœur va mieux,et notre frère Harpocration est en bonne santé, carnos dieux ancestraux nous assistent continuellement,nous donnant santé et sécurité » 133.

133 P. Oxy. 935.

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