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Mlanges de la Casa deVelzquez40-1 (2010)Lobjet de main en
main
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Octave Debary et Philippe Gabel
Seconde main et deuxime vieObjets, souvenirs et
photographies................................................................................................................................................................................................................................................................................................
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Rfrence lectroniqueOctave Debary et Philippe Gabel, Seconde main
et deuxime vie, Mlanges de la Casa de Velzquez [En
ligne],40-1|2010, mis en ligne le 15 avril 2012, consult le 23 mars
2015. URL: http://mcv.revues.org/3343
diteur : Casa de
Velzquezhttp://mcv.revues.orghttp://www.revues.org
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Seconde main et deuxime vie
Objets, souvenirs et photographies
Octave DebaryUniversit Paris Descartes, LAHIC, CNRS-EHESS
Philippe GabelPhotographe
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dossier lobjet de main en main
Fabienne Wateau et Pierre Rouillard (coord.), Lobjet de main en
main
Dossier des Mlanges de la Casa de Velzquez. Nouvelle srie, 40
(1), 2010, pp. 123-142.
ISSN : 0076-230X. Casa de Velzquez.
Les objets ont plus de chance que nous. Tirs dun grenier, dune
cave, voire dun dbarras, on les expose parfois au grand jour et ils
bnficient du soleil, du vent, de la pluie. Qui dentre nous peut se
vanter davoir joui dune seconde existence sinon le Christ et encore
la seconde fut-elle, pour lui, bien brve (Sansot, 2006, p. 39).
Les objets en tout genre sollicitent un lendemain sur les
vide-greniers : vaisselle, livres, couvre-lits, vases, catalogues
de mode, tableaux, armoires, cendriers, fusils de chasse, disques
vinyle... tous se prsentent en fin de vie, au bord de lusage1. Ces
objets domestiques ne sont pas seulement dau-thentiques occasions ;
la plupart ont galement accompagn lexistence de ceux qui sen
sparent. Lhtroclisme de ces rassemblements se conjugue avec leur
entremlement. Des corps dsarticuls samassent, souvent d-poss mme le
sol comme pour signifier leur proximit avec une fin. Ils attendent
un repreneur qui ne les assimile pas des dchets mais des
op-portunits saisir. lintrieur de ce dfil, certains seront choisis,
relevs, pour tre rachets, parfois rpars. Ils gagneront lespoir dun
nouvel ave-nir, dune retraite comme objets de dcoration ou de
souvenir. Aujourdhui, lengouement pour les vieilleries se mle au
got pour les objets banals, lesthtique dpasse, la fonction dtourne,
voire inutiles. Leurs diff-rences suscitent la curiosit. Les signes
daltration dun vieil objet (pa-tine, usure, dformation, coupure),
causs par son histoire, lui garan-tissent son unicit. Le dsir de
distinction se cultive dans une socit de la reproduction o tout se
fabrique en srie, lidentique. Toutes les grandes
1 Les photographies prsentes dans cet article, runies en un
ensemble intitul Amours bizarres. Portraits de vide-greniers, sont
luvre du photographe Philippe Gabel et sont extrai-tes de
lexposition Vl aut chose . Imaginez une histoire lobjet que vous
venez dacqurir (France, 2008).
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capitales ont leurs marchs aux puces. Marchs de la seconde main,
de la seconde chance. Ceux de Paris reoivent plus de 11 millions de
visiteurs par anne2, prs dun million de personnes se retrouvent
chaque premier week-end de septembre Lille. Pendant trois jours, la
ville devient le plus grand march doccasions dEurope, plusieurs
centaines de milliers dobjets schangent, passent de main en
main.
Lattirance pour lusag est galement devenue un des ressorts de
lart contemporain, une partie de son histoire se confond avec un
art du recy-clage3. ct de linterpellation du ready made (y a-t-il
quelque chose ou rien ?) ou de la performance dune mise en prsence
de linvisible (Carr noir sur fond blanc de Malevitch), lart
daccommoder les restes djoue lar-rogance monumentale en
collectionnant les dchets. Lart contemporain questionne notre
rapport au monde en sopposant une vie asservie la prsence dune
matrialit dfinie par lvidence de la plnitude. Lart pr-fre le
recouvrement (Christo), la mise en bote (Manzoni), la compression
(Csar), la recomposition (Pons) ou la disparition (Gerz). Le reste
expose la force de sa vitalit sous toutes ses formes4. Il rsiste ce
que la socit lui promet : la condamnation et le bannissement.
Transform, il passe dun statut de matire abandonne, sans valeur,
celui dun nouvel objet sou-vent digne des plus hauts prix.
Lhistoire musale et patrimoniale repose sur cette mme logique de
revalorisa-tion des restes de lhistoire. Les dynamiques
patrimoniales qui mergent la suite de situations de rupture
historique saccompagnent souvent dune politique de conservation de
ce qui disparat. Dominique Poulot a montr comment, ct des diffrents
modes de relgation du pass que sont la destruction et le recyclage,
le muse apparat au tournant de la Rvolution franaise comme un
instrument de conservation de ce que lon ne peut dtruire. dfaut de
sacrifier certains restes de lAncien Rgime, on les dplace, on les
range, on peut assister aussi une trans-formation partielle ou
densemble dun monument, son remplacement in situ, son transfert en
dautres lieux (dont le muse), son excration ritualise, et enfin, sa
destruction pure et simple ; en ce sens le geste conservateur et le
geste des-tructeur peuvent se renforcer mutuellement5 . Ds lors que
les objets passent le seuil dun muse et entrent dans son catalogue,
ils sont condamns mener une vie ternelle lie au statut
dinalinabilit des collections. Cette douce sentence est mise
excution par des conservateurs traquant la moindre variation
hydromtrique, craignant le sec comme lhumide, le feu comme leau.
Les muses dfient la finitude en promettant leurs occupants une
seconde vie comme patrimoine6 .
2 Sciardet, 2003.3 Vergine, 2007.4 Verlinden, 2000.5 Poulot,
1997, pp. 136 et 139.6 Kirshenblatt-Gimblett, 1998, p. 131.
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Mme nos actes quotidiens de consommation sont hants par ce refus
de la destruction. Verres, emballages, cartons, papiers, toute
matire exige dtre nettoye, conserve en vue dun recyclage. La lutte
contre le gaspillage devient la seconde morale dune conomie commue
en cologie, une fois ses biens de-venus des restes. La culpabilit
dune conscience non citoyenne guette celui qui rserve un mauvais
traitement ses dchets mnagers. Rien ne se perd. Au cur de Paris,
sur le pont Marie, une fois tous les deux mois, sorganise le Grand
Don . Des gens se retrouvent pour offrir aux passants leurs objets
: des livres, un tlphone, une noix, des pinces-pantalons pour vlo
Ici, on dmontise les choses7 . Au plaisir doffrir se mle la
possibilit de raconter lhistoire dun objet que lon refuse de jeter,
mme si lon ne souhaite pas le garder. Il sagit de le transmettre
et, par ce dtour, dchanger quelques mots, un regard.
Le trait commun lensemble de ces situations est de proposer un
nouvel avenir des objets doccasion, des objets qui ont t marqus par
un premier usage. La question de la requalification de leur valeur
dusage initiale se pose : quelle suite et travers elle, quel sens
donner cette premire main qui les a tou-chs et sen spare ? Ces
pratiques de rappropriation en seconde main inter-rogent le pouvoir
des objets, plus exactement la force dont ils se parent lorsquils
se trouvent proches de leur fin dusage. Si lon prte aux socits des
autres le penchant senfermer dans lillusion du ftichisme, cette
petite rflexion an-thropologique souhaite montrer que notre socit
entretient un rapport central la valeur biographique de ses objets.
Suivant cette perspective, il sagit de d-passer une conception qui
nous obligerait choisir entre le pouvoir des humains ou celui des
objets, choisir entre lanti-ftichisme (lexplication par le social)
ou le ftichisme (lexplication par les objets). Aporie dun dualisme
selon le-quel ou bien la cause est dans lobjet, ou bien elle est
dans les humains qui la projettent sur lobjet8 . linverse, la
notion de trajectoire biographique des objets9 vise exprimer le
lien entre des humains et des non-humains qui lon confie notre
existence, qui lon demande de vivre avec nous. Suivre des vies ou
des carrires dobjets implique dcarter la notion danthropomorphisme
afin de comprendre comment les objets sont des acteurs comme les
autres de la vie sociale10. Cet investissement social, cette
dlgation morale, charge les objets dhistoire, en particulier les
objets du quotidien, ceux qui accompagnent nos existences. Cette
opration est la base dun processus qui donne aux objets une
histoire, une vie. Au moment de disparatre, au seuil de ce passage,
cette histoire semble rsister sa finitude et signifier son attente
dun retour11.
7 Un donneur. Reportage France Inter, dcembre 2006.8 Hennion et
Latour, 1993, p. 9. Voir galement Latour, 1996.9 Kopytoff, 1986.10
Pour cette raison Bruno Latour prfre parler dactants (1995, p.
202). Dans un autre
style et pour un loge du matrialisme ftichiste , voir la revue
Documents (1929-1930).11 Dans sa philosophie du rejet (pour une
ontologie du minime et du banni) , Dagognet,
1997, p. 89, explique que le rsidu nest pas dtruire, il nest
quune ressource, dans lattente
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Ces objets qui reviennent
Je dambule rgulirement sur ces marchs o les objets saniment. Les
vide-greniers sont des thtres dobjets que jaffectionne, en
particulier ceux de ma rgion dorigine, la Picardie12. Le dimanche,
au cur des vil-lages, les gens se rassemblent. Ds le milieu de la
matine, les participants reproduisent la posture des objets mlangs
et serrs les uns contre les autres. Objets et personnes se
bousculent la recherche dune rencontre, dune occasion saisir. Le
principe des vide-greniers consiste sortir sur la voie publique et
proposer la vente les objets usags que des particuliers ne dsirent
plus conserver chez eux. Les particuliers sont invits devenir des
vendeurs, tout au moins y jouer. Cest l que rsident lattrait et le
plaisir. Cest un march aux objets doccasion avec des vendeurs
occasion-nels. Les objets proposs sont censs leur appartenir (avoir
vcu leurs c-ts) et arriver sur le march en fin de vie (aprs leur
passage au grenier). Le passage dobjets de main en main est au
centre de cette pratique dchange par laquelle sacquirent des objets
qualifis de seconde main ; objets oublis, curieux, casss, abms,
fls
Ce march propose une forme dchange fonde sur une conomie
do-mestique assimilable la vente de restes quil sagit de brader.
linverse des enjeux professionnels, il nest pas question de
senrichir en vendant mais de se dbarrasser13. De plus, il est de
rgle de ne pas afficher les prix. La population est laisse libre de
les fixer, ouvrant par l un espace de ngocia-tion qui ncessite une
prise de parole. Le prix est entendre comme accord sur la
transmission de lobjet. Au cur de cette ngociation se produit une
entente sur la valeur change. On change bas prix entre personnes
qui partagent une mme connaissance de lobjet, une connaissance
parle ou souvent manifeste par la manire de le manipuler. Mais si,
par le truche-ment de son objet, le vendeur nest pas reconnu pour
son histoire, alors il peut exiger un gain financier. Largent est
ici la contrepartie (le prix payer) dun non-partage de lhistoire.
Dune manire gnrale, la tendance aux bas prix vise introduire une
autre valeur dchange que montaire. Il arrive que cette tendance se
conjugue lenvie de donner ce qui pourrait tre
dun retour . Cette dimension fantomatique, ce retour de
lhistoire sous la forme dobjets est au cur de lexposition du Muse
dethnographie de Genve (Suisse) consacre au vodou hatien (2007).
Reprenant la trame du pome de Charles Baudelaire, Le Flacon (1857),
lex-position cherche comprendre la valeur spectrale des objets,
valeur contenue dans le vide dun flacon de parfum et comparable au
pouvoir de rsurrection des objets du vodou. Voir Hainard et Mathez,
2007.
12 Debary et Tellier, 2004.13 Les vide-greniers que lon trouve
en France et en Europe sont comparables aux pratiques
anglo-saxonnes ou nord-amricaines que recouvrent les termes de
car-boot sales, flea markets, swaop meet ou de garage sales. Ces
formes se distinguent des marchs caractriss par la pr-sence de
vendeurs professionnels, tels que les brocanteurs ou les
antiquaires.
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vendu. Les objets sont parfois donns, comme des cadeaux , ou
vendus des sommes assimiles des prix damis ou prix sacrifis . Dans
ce cas, lchange de paroles tend se substituer lchange montaire.
Comme lexplique Gretchen Herrmann : les vendeurs valuent souvent le
prix des choses au regard de ce quils estiment tre les besoins des
acheteurs et de ce quils considrent comme un juste prix (par
opposition ce que valent les choses dans les magasins)14 . la
diffrence dun change marchand classique de produits neufs, ici les
vendeurs transmettent quelque chose deux-mmes travers les objets
quils vendent, parfois des histoires per-sonnelles ou des
sentiments provoqus par les objets15 .
Les vide-greniers offrent une thtralit en acte (on joue
explicitement aux marchands et aux acheteurs) au sein de laquelle
la rgle de lchange repose sur une symtrie entre ltat des
marchandises vendues et la manire de les cder. Il sagit dune
consommation alternative dobjets eux-mmes altrs, des junks vendus
par des junk dealers comme les termes anglais les dsignent16. Ils
sont la fois marqus par la dchance mais aussi par le dsir dtre
rachets. Cest cette altrit, cette transformation qui est signifie
par les termes dobjets ou de marchs de seconde main . Les objets
changent de main, autant au sens dune seconde acquisition que par
rfrence une redfinition de leur valeur initiale. Cest au regard de
ce quils ne sont plus (en premire main) et de ce quils peuvent
devenir (en seconde main) quils conservent une valeur. Seconde main
signifie la proximit dune fin de la valeur dusage comme le refus de
jeter. La volont de garder pour changer lintrieur dun dispositif
dans lequel la valeur conomique est incertaine (est-ce que cela
fonctionne toujours et pour combien de temps ?) questionne le
fondement possible dune autre valeur de rfrence. Mary et James
Maxwell avancent lide selon laquelle les marchs de seconde main
sont des lieux o lautorit de lhistoire se substitue la va-leur
marchande car les objets doccasion permettent dtablir une relation
matrielle avec le pass comme source possible de changement de
sens17 . En tant quobjets matriels (tangible) mais aussi altrs
(junk), ils permettent un passage de tmoin dont lindfinition (tant
altrs et venant dun autre) ouvre la redfinition possible du pass.
Ils fonctionnent ainsi comme les ponts dune mmoire collective ou
individuelle18.
14 Herrmann, 2006, p. 132.15 Ibid., p. 135.16 Maxwell et
Maxwell, 1993, pp. 57 et 59. Cette symtrie gagne parfois les
acheteurs comme
dans le cas de la Grande braderie de Lille. Cet vnement festif,
qui dure trois jours et deux nuits sans discontinuit, provoque une
fatigue extrme chez ses participants. Pour que la fte soit
com-plte, cet tat daltration est souvent accentu par une grande
consommation de bire.
17 Ibid., p. 61.18 Ce type de march, dont la socit marchande na
plus besoin du point de vue de sa rentabilit
conomique, est souvent cultiv comme une parenthse sociale qui
permet de capitaliser des for-mes de sociabilit alternatives. La
tentation den faire un lieu dconomie souterraine ou un espace
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Consigne
Au fil des ans, sur ces marchs, je rencontre toujours le mme
objet. Sur de nombreux tals, je retrouve une bouteille, vide. Elle
a beau changer de forme (petite, longue, fine, large), de couleur
(marron, verte, jaune, bleue), de noms (Jack Daniels, Pastis 51,
Rhum blanc de Trois Rivires), se prsenter seule ou en srie, sa
prsence nigmatique minterpelle : pourquoi des gens ont-ils conserv
leurs bouteilles vides ? Aprs les avoir emballes, mises dans leur
voiture, conduites parfois des dizaines de kilomtres puis dballes,
ils les exposent et les proposent la vente. Comment comprendre que
lon puisse accorder autant dgards quelque chose qui a disparu ? Une
autre question me vient aussitt : qui peut vouloir acheter des
bouteilles vides ? Ces bou-teilles ne sont-elles pas mortes comme
on lexprime couramment en les nommant des cadavres ? Pourquoi les
gens ramnent-ils leurs morts, les exhibent-ils ? Pour que lon
vienne les leur prendre ? Les en dbarrasser pour trois fois rien,
le prix dune consigne.
Parfois je devance lappel silencieux des vendeurs et des objets
et je les in-terpelle19. Jattrape lemballage dune bouteille de
whisky 10 ans dge . Je la soulve, pour valuer son tre. La bouteille
est-elle bien l, toujours l ? Mon geste dautopsie signore en tant
que tel. Dans la maladresse discrte de vrifier sa plnitude, je
secoue la bote pour sentir la vie dune bouteille. Elle est absente,
termine, bue. Le vendeur clate de rire : Vous ne croyez quand mme
pas quil y a la bouteille et quen plus, elle est pleine ! . Pour le
vendeur, le comique de la situation repose sur lignorance des rgles
du jeu : ici nous ne sommes pas dans un supermarch. On achte le
reste de ce qui nest plus, ce qui a t : une bote de whisky, vide.
Une autre fois, la scne relve de lillusion. Un vendeur, assis sur
sa chaise, attend derrire son tal sur lequel il a dispos plus dune
trentaine de bouteilles dalcool juxtaposes, ordonnes, les tiquettes
tournes en direction des passants. Reconstitution dun bar o lon ne
peut rien boire, toutes ces bouteilles sont vides. Je linterroge :
Vous pensez que vous pouvez les vendre ? . Bien sr, me rpond-il
lair heureux, il y a des collectionneurs .
Le reste nest pas rien, car si toutes ces bouteilles sont
conserves et proposes la vente, cest quelles possdent encore
quelque chose. Que contiennent ces objets vides ? Ils reclent ce
que lon vend deux : le peu et labsence donnent un sens la prsence
de ces objets, en tant quils consignent lhistoire. Ce type de march
relve dun commerce relatif aux emballages que lon rend vides contre
remboursement. Lobjet garde en lui une histoire que lon vient
reprendre.
de capitalisation de sociabilits pures (excluant laspect
financier) est illusoire. Le sociologisme est le pendant de
lconomisme. Comme le note Michle de La Pradelle, il faut vaincre
cette sorte de rsistance irrflchie qui pousse croire que l o les
enjeux conomiques sont importants les rapports sociaux se diluent
ou seffacent et que l o ils sont limits spanouit au contraire
libre-ment une sociabilit qui devient elle-mme sa propre fin (La
Pradelle, 1996, pp. 12-13).
19 Debary et Tellier, 2004, p. 119.
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Montrouge, octobre 2006. Module utilis par les astronautes
helvtes lors de leur premier voyage sur Uranus en 1959
et demi. Bruno Vasseur ( Philippe Gabel).
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Paris, rue Saint-Denis, septembre 2006. Le fil est rompu, Lucie
ne maime plus, dans sa chambre coucher ma prsence nest plus dsire.
Un jour ou une nuit dt, le tonnerre a teint la lumire, toute cette
lumire est passe dans mon corps moi, en acier, tout sest teint.
Alors Lucie ma dcroch, dessoud, dficel et emport au vide-grenier.
Pour moi, plus rien attendre que de mourir rouill sur le trottoir.
Jaurais pu la regarder toute une vie, toute ma vie et maintenant
voil, la pluie, jappelle doucement ma Lucie.
Sophie Merceron ( Philippe Gabel).
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Paris, rue de la Villette, septembre 2006. Sacha Popovic (
Philippe Gabel).
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Paris, rue Botzaris, novembre 2006. Casier en fer de ma
grand-mre bien oxyd comme mon grand-pre.
Corine Rosaenz ( Philippe Gabel).
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Corbigny (58), aot 2007. Je suis heureux davoir t choisi par ce
monsieur, cest un collectionneur, je vais retrouver plein de petits
amis, au calme, protg, choy, admir. Cest vrai, je suis petit et mon
visage est celui dun bb mais jai 50 ans, et jen ai vu des enfants
durant ma vie. Oh l-l, je nai pas bonne mine, mes yeux et mes
articulations ont bien souffert, cest peut-tre ce qui la sduit ?
Enfin, tout a est maintenant oubli, mon rve enfin ralis. Je lai ma
retraite, Monsieur Nicolas, avant 60 ans.
Claude Gautheron ( Philippe Gabel).
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Son rachat est index sur leur valeur rsiduelle. Lobjet rsiduel
nous rflchit par son pouvoir de dire lhistoire et lhumanit dont il
a t investi et qui de-meure, irrductible, comme reste. Cest l que
rside la possibilit du tmoi-gnage comme preuve dexistence. Par
cette souverainet du vide, lobjet se prte lchange. Bouteille dont
le vide retient sa fte, sa mlancolie ? Il y a bien des
collectionneurs de restes. Le peintre Henri Cueco voue une passion
aux pierres anonymes, petits cailloux, gravillons, pierres
calcaires, clats dardoise, grains de sable, petits crayons, bouts
de ficelle, pommes de terre, noyaux de cerise, de pche Ce
collectionneur de collections est un gardeur : Lge venant, je
regarde avec compassion mes chaussures uses, cules, dfonces,
billantes, vieux soufflets mchoires, requins dents, moules fidles
des difformits. Pourquoi les jeter ? Pourquoi se dfaire de mes
pieds, pourquoi brler mes racines, ma mmoire ?20 . Les
collectionneurs de vide ou de peu conservent le temps qui passe, le
temps qui revient travers ce qui demeure attach lobjet.
Objet et ethnologie
Lethnologie a compris cette valeur archivistique du reste et de
lobjet doc-casion. Ds son mergence, en se dfinissant par la crainte
de leur disparition, la discipline sest propose de sauver dans
lurgence les cultures qui allaient disparatre. Le prsent
ethnologique, comparable une forme darchologie culturelle, a rendu
ses voyages dans lespace synonymes dune remonte dans le temps. En
faisant de sa recherche un tmoignage vivant du pass, elle a vou une
fascination la collecte de la culture matrielle. Lexigence dun
compl-ment musologique est devenue le lieu privilgi de la
sauvegarde matria-lise du savoir ethnologique. Ce dernier sexposait
en exposant le traitement quil rservait aux socits dorigine des
objets. Ainsi, par lintermdiaire des muses, lethnologie se mettait
en reprsentation en mettant en scne et en sens ses objets de
prdilection21 .
Si la plupart des collectes ethnographiques se sont droules dans
des contextes coloniaux les rendant comparables des vols (avec ou
sans permis de capture scientifique ) ou lacquisition de butin22 ,
elles ont t menes dans une double logique. La reconnaissance de la
valeur des objets a t marque par une tension entre le bel objet et
le bon objet eth-nographique, entre sa valeur esthtique et sa
valeur historique. Cette ten-sion fondatrice est rvlatrice du sens
et de la contradiction que connaissent encore aujourdhui les muses
dethnographie. Si les objets ont une valeur
20 Cueco, 1995, p. 11. Henri Cueco sest mis peindre ses
collections, petits tableaux inspi-rs par la prsence de restes.
Parmi ses autres collections, il en possde une particulire : celle
de ses tableaux invendus (ibid., p. 99).
21 Jamin, 1989, p. 110.22 Jamin, 1996, p. 16.
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Paris, rue Lecourbe, mai 2006 ( Philippe Gabel).
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dhistoire pour lethnologue, cest au sens o elle y est consigne.
Cest condition davoir suffisamment vcu une histoire, au point
parfois dy perdre sa valeur dusage, quun objet peut se constituer
en tmoin convaincant. Lobjet ethnographique doit avoir suffisamment
vcu pour pouvoir raconter une histoire23. Lorigine du faux dbat
entre une prsentation contextuali-se par lhistoire ou lethnologie
ou une prsentation artistique repose sur loubli que la valeur
dhistoire dun objet permet moins de tmoigner de son pass originel
(voire authentique) que de son pouvoir de transmettre une nouvelle
histoire. Lobjet est tmoin en tant que passeur dhistoire, pour
re-prendre lide de Philippe Descola. Lors de son passage, tout
objet change de statut et gagne une nouvelle histoire : Tout
artefact, ds quil est extrait du cadre spatio-temporel de son usage
originel, devient ncessairement autre chose que ce quil tait
auparavant, au moins par destination. Du moment que la situation
pour laquelle il tait fabriqu cesse dexister, il entre dans un
nouvel usage et un nouveau contexte, perdant de ce fait la plus
grande part de son identit pralable ; il peut endosser alors une
nouvelle identit24 .
Comme la not Jean Bazin, lethnographe a dvelopp son got de
lar-chive par une attirance pour lusag :
Sil achte, lethnographe nachte que de loccasion vritable, du
se-conde main certifi, du garanti usag [] Do lintrt du
collection-neur-ethnographe pour les tas dordures ou les vieux
greniers. Si lon a jet ou dlaiss ces objets, cest parce quils
taient usags au point mme dtre devenus hors dusage25.
Cette valeur de lusage repose sur la reconnaissance de lautorit
de lhis-toire. Sy ajoute lintrt pour lobjet sans clat, indiffrenci,
pour nim-porte quoi . Lide de Marcel Mauss selon laquelle on en
apprend autant sur une socit partir dune bote de conserve quavec
son bijou le plus somp-tueux est prendre au srieux26. Ce parti pris
permet dasseoir une des carac-tristiques de lethnologie en
signifiant que lintrt de connaissance na pas
23 De ce point de vue, la mthode de documentation des missions
ethnographiques, comme celles menes par Marcel Griaule (entre 1931
et 1939), a tendu le modle de des-cription des objets matriels la
connaissance des faits sociaux. Dans les deux cas, le travail
ethnographique consiste littralement mettre en fiche lensemble de
la socit tudie (LEstoile, 2007, p. 147).
24 Descola, 2007, p. 147.25 Bazin, 2002, pp. 281-282.26 Une bote
de conserve, par exemple, caractrise mieux nos socits que le bijou
le plus
somptueux ou le timbre le plus rare. Il ne faut donc pas
craindre de recueillir les choses mme les plus mprises []. En
fouillant un tas dordures, on peut reconstituer toute la vie dune
socit : Instructions sommaires pour les collecteurs dobjets
ethnographiques, brochure dite par Marcel Griaule, non signe
(1931). Selon Jean Jamin, ce mot serait tir des cours de Mar-cel
Mauss. Cit par Bazin, 2002, pp. 282-283.
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Mlanges de la Casa de Velzquez. Nouvelle srie, 40 (1), 2010, pp.
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Fig.
9.
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2006
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rpondre une hirarchie des objets quil serait digne ou indigne
dtudier. Il sagit de dfaire la hirarchie sociale dans laquelle les
hommes et les objets sont pris pour la reconsidrer, la recomposer,
par le dtour de lanalyse eth-nographique. Une ethnographie du peu
sattache comprendre comment, par la description de dtails
inessentiels socialement parlant, le rel peut tre apprhend et
compris. Comment dcrire le vcu ordinaire27 ? Le peu tant porteur de
la mmoire des choses, une ethnographie de linessentiel confre
lobjet sans importance, dlaiss, une valeur darchive non
intentionnelle. En lui ne sont prjuges ni valeur historique, ni
dfinition slective de lhistoire. Il consigne lhistoire sans jamais
avoir t pens en tre un jour le tmoin. Du temps de son usage, aucune
intention, aucune rserve navait t pose pour le jour o il devrait
tmoigner. Cest ainsi quil dispose de toute son pais-seur
historique. Cette prsence de lhistoire donne lusag sa valeur. Les
objets uss du quotidien portent leurs altrations comme autant de
parures qui signent la richesse de leur existence. La puissance de
la vie saperoit dans leurs failles, dans leurs dchirures et jusque
dans les imperfections de leurs rparations. Cette capacit de
saltrer, de devenir autre que soi, signifie leur force et leur
puissance de vie au moment mme o ils sapprtent la quitter. Saltrant
au point de se perdre. De soublier ?
Lobjet usag dit quelque chose en mme temps quil convoque ce qui
chappe, le pass. Lhistoire inatteignable en tant que pass originel
satteint toujours comme mmoire revisite au prsent. De ce point de
vue, le pass est toujours authentiquement refait28 , ressuscit par
le prsent. Cest dans la limite de la matrialit de lobjet que surgit
positivement son immatrialit, une immatrialit que lon peut dfinir
par un mot : lhistoire entendue comme reste nocturne29 . Un reste
nocturne dont le rveil la conscience donne sa valeur la notion de
travail de mmoire. La valeur et le pouvoir de lobjet rveillent une
mmoire involontaire, cache, prsente dans le vide dune bouteille,
tapie dans le verre dun flacon beaudelairien. Loccasion dsigne
autant un objet du pass quun moment prsent. La va-leur spectrale de
lobjet me ramne ce que je suis, ou plutt ce que je ne suis plus. Ce
que je ne suis plus qu travers un objet, devenu reste, qui objecte
la disparition et loubli. Rendant ainsi prsent ce qui est absent.
Comment nommer ce pouvoir de rsurrection ? Un souvenir. Souvenir
que lon va chercher, fouiller et sortir de la mmoire dun
vide-grenier comme dans celle dun muse dethnographie. Un souvenir
repris aux autres et que lon fabrique pour soi.
27 Comment, demande Howard Becker, rendre compte de ce qui se
passe quand il ne se passe rien ? . Becker, 2002, p. 69
28 Clifford, 2007, p. 113.29 Didi-Huberman, 1992, p. 145.
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