Les sciences humaines et la pense occidentale.
Les sciences humaines et la pense occidentale. Tome II.
(1967)2
Georges GUSDORFProfesseur lUniversit de Strasbourg
(1967)
Les sciences humaines et la pense occidentale
Tome IILes origines des sciences humaines
(Antiquit, Moyen Age, Renaissance)
Un document produit en version numrique par Pierre Patenaude,
bnvole,
Professeur de franais la retraite et crivain, Chambord,
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Georges GusdorfLes sciences humaines et la pense
occidentale.
Tome II. Les origines des sciences humaines. (Antiquit, Moyen
Age, Renaissance)Paris: Les ditions Payot, 1967, 503 pp.
Collection: Bibliothque scientifique. 1re dition,
1966.[Autorisation formelle le 2 fvrier 2013 accorde par les
ayant-droit de lauteur, par lentremise de Mme Anne-Lise
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Michel Bergs:[email protected], Universits
Montesquieu-Bordeaux IVet Toulouse 1 CapitolePolices de caractres
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lautorisation de diffuser en accs ouvert et gratuit tous luvre de
cet minent pistmologue franais.
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tout spcial mon ami, le Professeur Michel Bergs, professeur,
Universits Montesquieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour
toutes ses dmarches auprs de la famille de lauteur et spcialement
auprs de la fille de lauteur, Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses
nombreuses dmarches auprs de la famille ont gagn le cur des
ayant-droit.
Courriel:
Michel Bergs: [email protected], Universits
Montesquieu-Bordeaux IV
et Toulouse 1 Capitole
Avec toute notre reconnaissance,
Jean-Marie Tremblay, sociologue
Fondateur des Classiques des sciences sociales
Chicoutimi, le 4 avril 2014.
DU MME AUTEUR
CHEZ LE MME DITEUR
SIGNIFICATION HUMAINE DE LA LIBERT, 1962.
POURQUOI DES PROFESSEURS? 1963.
L'UNIVERSIT EN QUESTION, 1964. 2e d., 1966.
LES SCIENCES HUMAINES ET LA PENSE OCCIDENTALE
I.DE L'HISTOIRE DES SCIENCES A L'HISTOIRE DE LA PENSE, 1966.
II.LES ORIGINES DES SCIENCES HUMAINES, 1967.
III.LA RVOLUTION COPERNICIENNE.
IV.LA SCIENCE DE L'HOMME AU SICLE DES LUMIRES.
V.ROMANTISME, POSITIVISME, SCIENTISME.
CHEZ D'AUTRES DITEURS
LA DCOUVERTE DE SOI, 1948, puis.
L'EXPRIENCE HUMAINE DU SACRIFICE, P.U.F., 1948.
TRAIT DE L'EXISTENCE MORALE, 1949, puis.
MMOIRE ET PERSONNE, 2 volumes, P.U.F., 1951.
MYTHE ET MTAPHYSIQUE, Flammarion, 1953.
LA PAROLE, P.U.F., 1953.
TRAIT DE MTAPHYSIQUE, A. Colin, 1956.
SCIENCE ET FOI AU MILIEU DU XXe SICLE, Socit Centrale
d'vanglisation, 1956.
LA VERTU DE FORCE, P.U.F., 1957.
INTRODUCTION AUX SCIENCES HUMAINES, Publications de la Facult
des Lettres de Strasbourg, Belles-Lettres, 1960.
DIALOGUE AVEC LE MDECIN, Genve, Labor et Fides, 1962.
KIERKEGAARD, Introduction et choix de textes, Seghers, 1963.
LES SCIENCES DE L'HOMME SONT DES SCIENCES HUMAINES, Publications
de la Facult des Lettres de Strasbourg, Belles-Lettres, 1967.
Georges GUSDORFProfesseur lUniversit de Strasbourg
Les sciences humaines et la pense occidentale.
Tome II.Les origines des sciences humaines.(Antiquit, Moyen Age,
Renaissance)
Paris: Les ditions Payot, 1967, 503 pp. Collection: Bibliothque
scientifique. 1re dition, 1966.[7]
Table des matiresQuatrime de couvertureNote liminaire
[15]PREMIRE PARTIEL'homme et le monde dans la culture antique
[17]Chapitre I.Le domaine de la culture antique [17]L'Antiquit
classique comme schma canonique de la culture occidentale. Critique
des ides reues. Particularismes pistmologiques et gographiques.
L'espace-temps rel du millnaire antique.
Chapitre II.Le dialogue du muthos et du logos [23]La culture
grecque transforme l'univers vcu traditionnel en un univers du
discours. Le modle astrobiologique. Les Sophistes, matres de la
premire Aufklrung. Naissance d'une philosophie de la culture;
rvlation du phnomne humain; fondation de la pdagogie. Le programme
de l'enkuklios paideia. Retour du Muthos refoul l'ge alexandrin.
Les apports de la priode hellnistique. Implications et rcurrences
du Muthos et du Logos.
Chapitre III.Cosmos [41]L'tablissement de la ralit humaine dans
l'espace-temps. Normes et valeurs descendent du ciel sur la terre.
Le schma du cosmos comme synthse ontologico-religieuse domine la
culture hellnique d'Aristote Ptolme. L'astronomie indissociable de
l'astrobiologie.
Chapitre IV.Cosmobiologie, anthropologie, mdecine [49]Solidarit
de l'anthropologie et de la cosmologie. La cosmobiologie fondement
de l'induction pour le savoir antique. Mdecine et astrologie:
Galien. La mdecine hippocratique comme science de l'homme total.
Raison et exprience dans la biologie et l'anthropologie d'Aristote.
L'Histoire Naturelle de Pline.
Chapitre V.L'espace-temps vcu [61]La prsence au monde des
Anciens, en sa spontanit prrflchie, nous chappe. La nature fonction
de la culture. L'espace vcu distingu de l'espace vrai. Topos,
Locus, Cosmos, Mundus. Le temps vcu avant le chronomtre. Sens de la
divination, comme anticipation de l'espace-temps solidaire.
Chapitre VI.La synthse cosmopolitique [71]L'intelligibilit comme
ordonnancement du rel total. L'Apothose d'Homre. De la Grce des
cits aux empires hellnistiques. Alexandre fait passer le monde
antique du rgime de la Polis celui de la Cosmopolis. L'utopie
stocienne de la Cit du Ciel, synthse eschatologique de
l'espace-temps universel, et modle ontologique de l'Imperium
Romanum.
Chapitre VII.La gohistoire antique [79]A.Situation et origines
de l'historiographie grecque [79]
La gohistoire des Anciens est l'image de leur espace mental. Les
Anciens sont mal outills pour ressaisir l'intelligibilit du devenir
historique; d'o le retard chez eux de cette discipline.
B.L'historiographie grecque classique [83]
Hrodote, contemporain des Sophistes, dcouvreurs de la ralit
humaine, historien, gographe, ethnologue. Thucydide ou la lumire
froide de la raison clairant la dchance de la cit. La Politique
d'Aristote comme histoire naturelle des faits sociaux. Le stocisme
fonde une intelligibilit nouvelle de la gographie et de
l'histoire.
C.La gographie des anciens [90]
De la gographie du Muthos la gographie du Logos. La Sphrique
pythagoricienne et le dveloppement de la gographie mathmatique.
Dcouverte de la terre et dcouverte de l'homme. L'apport alexandrin.
ratosthme, Hipparque, Ptolme. Le stocisme: Posidonius. La synthse
gographique de Strabon, science du concret et inventaire de
l'espace-temps antique.
D.L'histoire centre suit Rome [101]
La rvolution spirituelle du second sicle ou le miracle romain.
L'uvre de Polybe rsume dans le style stocien l'idologie romaine;
elle prsente la premire tentative d'histoire universelle. Les
continuateurs de Polybe. Les historiens latins classiques:
propagande et rhtorique. Tite-Live. Tacite.
DEUXIME PARTIEL'homme et le monde dans la culture mdivale
[115]Chapitre I.La priode mdivale [115]Le Moyen Age n'est pas le
temps perdu de la culture, mais l'origine commune de l'Europe.
Origines du concept de Moyen Age dans l'historiographie: Cellarius.
Lectures en continuit ou en discontinuit de la perspective
historique. Les renaissances mdivales: renaissance carolingienne,
ottonienne (Sylvestre II); le XIIe et le XIIIe sicle (Frdric II).
Mais le Moyen-Age n'est pas une illusion d'optique; il y a un
espace-temps de la culture mdivale.
Chapitre II.La culture mdivale [131]A.La culture est un bien
d'glise [131]
La dgradation intime de l'Imperium Romanum suscite un vide
culturel que vient combler la Romania mdivale. Le triomphalisme
ecclsiastique post-constantinien. La culture mdivale labore par des
clercs pour des clercs, dveloppe une axiomatique chrtienne du
savoir, dont la foi chrtienne primitive ne paraissait pas
capable.
B.La source hbraque [136]
La foi d'Isral en conflit avec la sensibilit intellectuelle des
Grecs. Le monothisme, discontinuit entre Dieu et l'homme. La notion
de cration. La notion de Rvlation. La notion d'lection et
d'Alliance. L'histoire du salut: prophtie et messianisme.
C.La transposition chrtienne [144]
De Jsus au christianisme: paradoxe du triomphe de l'glise en
dehors du milieu hbraque. La rupture entre la Synagogue et l'glise.
Le christianisme comme rapport de l'individuel l'universel. Les
prsupposs chrtiens: l'Incarnation fonde un nouveau sens de
l'histoire.
D.Athnes et Jrusalem [119]
L'affirmation judo-chrtienne oppose l'intellectualisme
hellnique. Le christianisme ralise une rhabilitation ontologique de
la condition humaine et sacralise le temps, dsavou par l'hellnisme.
La spiritualit nouvelle inspire une nouvelle philosophie. Celse
critique du christianisme l'opposition des valeurs: thologie,
anthropologie.
E.Le compromis patristique [159]
Hostilit des premiers chrtiens pour la culture antique et
paenne. Les Pres de l'glise promoteurs de l'aggiornamento culturel.
La tradition judo-chrtienne absorbe la totalit de l'histoire de
l'humanit. Justin, Clment d'Alexandrie, Saint Jrme, Augustin
rcuprent les richesses d'une culture en perdition. Du latin antique
au latin scolastique. La rhtorique. Le programme pdagogique des
arts libraux.
F.L'invention de l'universit et la scolastique [170]
L'Universit ou la pdagogie institue. mancipation de la fonction
enseignante partir du XIIe sicle. Ablard. Des coles piscopales aux
universits. L'Universit comme type idal et schma rgulateur de la
culture. Bologne et les tudes juridiques. La culture occidentale
revt un caractre intellectuel et axiomatis. La scolastique codifie
l'espace mental de l'universit sous la prsidence de la thologie et
selon la mthode d'autorit. L'ge des commentateurs. Grandeur et
dcadence de la scolastique.
Chapitre III.L'intelligibilit mdivale [187]A.Le procs de la
science mdivale [187]
La thse traditionnelle de la strilit pistmologique du Moyen Age,
et la dfense traditionnelle du savoir mdival. Le positivisme ne
peut avoir valeur rtroactive. Notre science, phnomne de mentalit,
n'existe pas au Moyen Age.
B.La mentalit symbolique [194]
La science mdivale se dveloppe comme un commentaire du donn rvl.
L'univers mdival est augustinien. Le Dieu de la Bible comme
fondement de l'induction. Signes et symboles: tout est figure. Le
monde est un livre crit par le doigt de Dieu. Le dchiffrement des
significations.
C.Le dbat de la raison et de la foi [202]
Choc en retour de l'intellectualisme hellnique sur le prsuppos
chrtien. mergence du pouvoir rationnel. Ablard et le concept de
thologie. La science arabe et le retour aux sources antiques.
L'aristotlisme et les synthses doctrinales. La distinction entre
philosophie et thologie: la perspective albertino-thomiste.
L'autonomie de la raison: Ablard. Averroes et l'averrosme; un
aristotlisme de stricte observance. Les polmiques du XIIIe sicle et
la condamnation de 1277. La tradition averroste: Padoue.
L'averrosme politique et la dsacralisation du rel la fin du Moyen
Age.
Chapitre IV.L'espace-temps du savoir mdival
[223]A.L'espace-temps vcu [223]
L'anthropologie mdivale sous prdominance religieuse. La
civilisation mdivale, systme de scurit rfrence thologique;
civilisation rituelle, ordonne selon la perspective eschatologique.
Le retour ternel de la liturgie scande l'espace-temps. Le temps
avant la chronomtrie; l'espace avant la topomtrie; la conscience
avant l'exactitude. Civilisation rurale et civilisation urbaine. Le
rapport au monde et la question des techniques mdivales. Le concept
de modernus.
B.La science de la nature [239]
Science et savant au Moyen Age. L'ide de nature. Mundus. Science
grecque et rvlation chrtienne. Rationalisme totalitaire et dductif.
Les limites du naturalisme mdival. L'influence d'Aristote. Mais la
science mdivale est d'abord une philologie. Les encyclopdies. Les
mdivaux sont-ils les prcurseurs de la science moderne? Le cas de
Roger Bacon: Frdric II. La biologie mdivale s'inscrit dans les
cadres scolastiques. L'uvre d'Albert le Grand. La mdecine
mdivale.
C.La gohistoire mdivale [252]
Le sens de l'histoire existe-t-il dans la culture mdivale?
1La thologie de l'histoire [255]
Primat de la trans-histoire chrtienne. L'histoire du salut
commande une nouvelle dimension temporelle. L'histoire sainte
judo-chrtienne situe la vrit dans le temps. L'historiographie
chrtienne et la patience de l'glise. Histoire et Rvlation: Flavius
Josphe, Eusbe de Csare et la rcupration de l'histoire universelle
par l'glise. Du triomphalisme d'Eusbe au pessimisme d'Augustin. Les
deux cits et le contresens de l'augustinisme mdival.
2Mythistoire et mythogographie [267]
L'historiographie mdivale est une apologtique et une prdication.
Le vrai, le faux, l'allgorie: la donation de Constantin. Historia,
Estoire, Legenda. L'pope profane et les vies des saints. Histoire
et eschatologie: la croisade. Romania et respublica christiana.
L'avenir de l'humanit et la monarchie universelle: Bacon, Lulle. Le
dbat entre la thocratie pontificale et la monarchie impriale. La
dsacralisation du pouvoir politique: Marsile de Padoue.
3Les historiens au Moyen Age [279]
La chronologie chrtienne. Le schma apocalyptique des quatre
Empires. L'histoire est une remmoration d'un pass non contest.
Annales monastiques; annales royales. La typologie chrtienne modle
les vnements et les hommes. Rle de la mentalit symbolique. Otto de
Freising. Apparition d'une historiographie sculire et d'une
mythistoire royale. L'historiographie en langue vulgaire: histoire
des croisades, histoire narrative.
TROISIME PARTIELe renouvellement des significations l'ge
renaissant [293]Chapitre I.La priode renaissante [293]Le concept de
Renaissance recouvre un ensemble de jugements de valeur qui portent
la marque de l'Aufklrung. Choc en retour de la Rforme, du
romantisme, du libralisme. Diversit historique et gographique,
caractre international de la Renaissance. Son caractre
interdisciplinaire et son ambigut. L'adolescence europenne. Un
nouveau sens de la vie. La Renaissance est un tat de l'me qui
s'affirme travers trois sicles de culture. La vertu de style et la
nouvelle esprance.
Chapitre II.La nouvelle anthropologie: l'espace-temps vcu
[307]Premire rvolution copernicienne: l'homme devient un centre. La
Renaissance se situe encore en de de l'univers de la prcision.
Indtermination de l'espace-temps. L'astrologie, les sorciers.
Inscurit du rapport au monde. Confusion du rel, de l'irrel et du
surrel; possible et impossible. Exprience magique de l'univers.
Sensations et perception dans la prsence au monde. L'imprimerie, la
gravure et la rvolution de l'image. Prdominance de l'imagination en
tant que fonction magique. L'esprit de curiosit. Le Muse.
Chapitre III.La nouvelle dimension temporelle [331]A. Le
remembrement du champ temporel [331]
La restitution des bonnes lettres correspond une nouvelle
attitude spirituelle. Le nouveau sens du pass: le temps retrouv de
l'Antiquit ouvre une neuve esprance, qui rpudie le Moyen Age. Non
plus le temps de la Rvlation, mais le temps des hommes et de
l'humanit.
B.La philologie des humanistes [338]
Humanisme et humaniste. De l'idal formel au style de vie.
Philologie. L'ontologie grammaticale, dans la scolastique mdivale,
commande une dogmatique du discours. Du latin technique et vivant
au latin langue morte des humanistes. Le nouvel idal pdagogique du
classicisme cicronisant. La sacralisation humaniste de la culture.
La nouvelle science philologique, art de l'interprtation et
recherche du sens. La science des antiquits. Le renouveau des tudes
grecques. L'cole d'Athnes. L'humanisme redcouvre la forme et le
fond. Le syncrtisme pagano-chrtien et la philosophia Christi.
L'humanisme est une nouvelle patristique. Les tudes hbraques.
Incidence de la Rforme. L'mergence des parlers nationaux. La
philologie applique aux langues modernes. La philologie, premire en
date des sciences humaines.
C.L'historiographie renaissante [357]
L'historiographie rfrence judo-chrtienne fait place une
historiographie rfrence grco-latine. La fascination des Anciens.
Mythistoire humaniste et critique philologique fondent une nouvelle
pistmologie. Les historiens italiens dsacralisent la connaissance
historique. Ralisme, pragmatisme, civisme. Bruni, Machiavel,
Guichardin. Histoire et politique. La Rforme suscite l'histoire de
l'glise, protestante et catholique. La rflexion mthodologique: Jean
Bodin et la Mthode de l'Histoire. L'explication en histoire. Bodin
gographistorien; lments rgressifs de sa pense. La Popelinire.
D.L'histoire du futur: progrs, utopie [373]
Le bond en avant de la culture et de la civilisation suscite le
sens du progrs. Bodin, les Anciens et les Modernes. Ramus, le Roy,
Bacon. L'utopie ou la revendication de l'avenir. Thomas More.
L'urbanisme de la citta ideale.
Chapitre IV.Le nouvel espace [381]A.L'espace du ciel [381]
L'espace du ciel comme espace de projection: de la rverie au
calcul. Le ciel renaissant se lacise et se spcialise. La rvolution
astronomique ne s'explique pas par la seule astronomie. La nouvelle
physique prpare par l'aristotlisme padouan et par l'humanisme. La
cosmologie de Nicolas de Cues. pistmologie de la docte ignorance.
L'espace comme fonction remplace l'espace comme substrat. Le systme
de Copernic s'inscrit dans la perspective traditionnelle; Copernic
n'est pas copernicien. Tycho Brah et l'cole de l'observation.
Kepler: rationalisme scientifique et occultisme, pit cosmique, La
rvolution copernicienne sera le choc en retour de la vrit
astronomique sur les vrits non astronomiques au XVIIe sicle.
B.L'espace gographique [396]
Mythistoire de Colomb. Les gographies nouvelles prolongent les
anciennes: gographie mathmatique, gographie physique, gographie
descriptive. L'largissement de l'horizon: Henri le Navigateur et la
conqute mthodique. Portugais et Espagnols. La gographie, discipline
dominante, modifie l'image du monde et suscite le progrs des
sciences, jusques et y compris thologie et mtaphysique. Gographie
et religion. Gographie et techniques; la cartographie: Mercator,
Atlas. Les guides. Vers la gographie humaine et l'ethnologie. La
Cosmographie de Sbastien Mnster. Jean Bodin et la thorie des
climats.
C.L'espace politique [412]
Les problmes nouveaux de l'amnagement de l'espace. La cration
d'un ordre juridique pour l'Outre-Mer et les origines du droit
international moderne. La respublica christiana mdivale: Potestas
impriale et auctoritas du Saint-Sige; le mythe du Prtre Jean. Le
pape arbitre et rpartiteur pour les Terres Neuves. Les lignes de
partage et le droit de conqute. L'espace plantaire moderne: droit
de la terre et droit de la mer. Problmes humains du Nouveau Monde.
Avnement du droit international: Vitoria. La Rformation, dissociant
la chrtient, dtruit les principes de l'ordre mdival et renforce
l'autorit positive des tats. Le problme de la tolrance: la paix
d'Augsbourg et l'dit de Nantes. Vers la dconfessionnalisation de
l'tat. La science politique indpendante de la thologie: Machiavel,
Bodin. Le grand dessein d'Henri IV.
D.L'espace de l'art [427]
Primat renaissant de l'art et de l'artiste. L'espace de l'art,
espace de la maitrise, est une forme symbolique. Espace structur
par des valeurs. De l'espace absolu de la liturgie la relativit
gnralise de la perspective. La gomtrisation de l'espace commence
dans l'ordre de la peinture, de l'architecture et de l'urbanisme.
L'espace est dans la pense. L'artiste crateur et centre d'univers.
L'humanisme architectural et les harmonies cosmiques. La
perspective manifeste une intelligibilit ontologique. Vers les arts
classiques.
Chapitre V.Les nouvelles valeurs [441]A.La nature [441]
1La philosophie de la nature [441]
Le contenu du savoir ne se modifie gure, mais une conversion de
l'attention s'effectue, de la transcendance l'immanence de la
natura naturans. Une physique vitaliste et prmcaniste.
Aristotliciens et occultistes. Prdominance de l'astrologie: Ficin,
Cardan, Campanella. Les polmiques autour de l'astrologie, de Pic de
la Mirandole Calvin. Le rationalisme aristotlicien de Pomponazzi et
ses limites. La mdecine de Paracelse. Le systme des
correspondances. La magie naturelle de Porta Cardan et Francis
Bacon.
2Les sciences de la nature [453]
L'analogie biologique forme un obstacle pistmologique. Les
sciences de la terre: Agricola. Les progrs de l'histoire naturelle
comme science d'observation. Jardins, herbiers et ouvrages
illustrs. Les dbuts de la botanique moderne: Brunfels, Fuchs,
Bauhin. La zoologie: Rondelet, Belon. Les synthses de Gesner et
d'Aldrovandi. L'anthropologie: Ramus pour un nouvel esprit mdical.
L'anatomie positive: Vsale franchit le seuil critique de
l'exactitude. La rflexion biologique: Csalpin. Le problme de la
circulation.
B.L'humanit [468]
La dcouverte renaissante de l'humanit. Le dialogue avec le
sauvage, connaissance d'autrui et connaissance de soi. Les monstres
et la dlimitation du rgne humain. La bulle Sublimis Deus. Las Casas
et le combat pour la justice: l'humanit est une. Les dbuts de
l'ethnologie et de la philosophie de la culture. Barbares et
civiliss. La leon des sauvages Montaigne. La relativisation des
vidences. Questions poses la thologie, la philosophie. Chine, Inde,
Japon: l'Occident se dcouvre lui-mme. Vers une catholicit de la
raison. Le De Pace Fidei de Nicolas de Cues. Postel cosmopolite. La
tolrance: Castellion, Bodin.
C.L'individu [484]
La transformation des rapports au monde fait de l'homme le
centre des significations et des valeurs. Primat renaissant de
l'anthropologie. Autonomie de l'ordre humain: Nicolas de Cues. La
sphre et le centre. Uomo unicersale. Les portraits. Ptrarque au
Mont Ventoux. L'homme se prend pour objet parce qu'il s'est reconnu
comme sujet. La conscience foyer de vrit. Psychologie et ontologie
de la personnalit. Clbration de l'homme: N. de Cues, Manetti,
Ficin, Pie. Une anthropologie titanique. Orphe, Hercule, Promthe.
Les esprances dues. Montaigne, Charron.
Conclusion.La renaissance ou l'ge des ambiguts [499]Les sciences
humaines et la pense occidentale.
Tome II. Les origines des sciences humaines.
QUATRIME DE COUVERTURE
Retour la table des matiresD'ingnieux esprits de notre temps
prononcent que l'homme est mort, la tche des sciences dites
humaines tant dsormais de hter la dissolution du cadavre exquis de
l'humanit perdue.
Avant que les valeurs humaines ne sombrent ainsi dans la drision
gnrale du nouvel obscurantisme, peut-tre est-il encore temps de
remmorer la longue marche de la dcouverte de l'homme dans la
tradition de l'Occident. Si nous sommes ce que nous sommes, c'est
grce au labeur acharn des gnrations spirituelles, dont les essais
et les erreurs ont permis la conqute mthodique de la vrit, en
passant par l'organisation de la terre et du ciel. L'aventure
millnaire de la connaissance a permis de dfinir les horizons de
l'espace et du temps, de constituer l'univers en un paysage dou
d'un sens qui se rvlait la foi ou la raison.
Peut-tre le caractre fondamental de ces sagesses primes se
trouvait-il dans une certaine amiti fondamentale pour l'homme et
pour le monde. Aujourd'hui les hros suicidaires de l'absurdit
universelle ne voient en la ralit qu'un miroir o contempler avec
dlectation leurs propres grimaces.
Ce livre n'est destin qu' ceux qui s'intressent encore l'humanit
de l'homme.
[15]
Les sciences humaines et la pense occidentale.
Tome II. Les origines des sciences humaines.
NOTE LIMINAIRERetour la table des matiresCe volume consacr
l'histoire des sciences humaines jusqu' la fin du XVIe sicle n'tait
pas prvu dans le programme initial. Mais il apparut, l'usage, qu'il
tait impossible de prsenter l'essor de la culture moderne sans
rechercher l'tymologie des grandes penses qu'elle a mises en uvre.
La conscience occidentale est fille du temps.
Sans doute tait-il prsomptueux, l'ge de la spcialisation
outrance, de prsenter ainsi une vue cavalire de trois grandes
priodes, dont chacune est la chasse garde de comptences reconnues,
qui d'ailleurs, en rgle gnrale, se contentent d'explorer un petit
compartiment de l'espace mental en question.
Les spcialistes ne manqueront pas, j'imagine, de me faire savoir
qu'ils savent ce que je ne sais pas. S'il leur plat, ils mettront
en pices ce travail, comme les requins qui ne laissent que le
squelette du gros poisson, dans le roman d'Hemingway, le Vieil
Homme et la Mer.
Mais si, comme je l'admets, ils savent ce que j'ignore, je me
fais fort mon tour, de leur montrer qu'ils ne savent pas ce qu'ils
savent. Un savoir born est toujours un savoir incomplet et
incertain. Les dtails ne trouvent leur sens que grce leur mise en
place dans l'ensemble.
Ce livre voudrait tre l'bauche d'une thorie des ensembles du
savoir.[16][17]
Les sciences humaines et la pense occidentale.
Tome II. Les origines des sciences humaines.
Premire partie
Lhomme et le mondedans la culture antique
Retour la table des matires[17]
Tome II. Les origines des sciences humaines.
Premire partie.Lhomme et le monde dans la culture antique
Chapitre I
Le domaine dela culture antiqueRetour la table des matiresDepuis
Charlemagne jusqu'aux dmocraties du XXe sicle, les rvolutions
pdagogiques se suivent et se ressemblent; la rforme des programmes
se situe obstinment dans un horizon spirituel qui est dj celui des
Sophistes du temps de Pricls, et des rhteurs qui continuent leur
uvre sans aucune interruption pendant les huit sicles qui sparent
Pricls de Saint Augustin. La pdagogie des grands docteurs de l'ge
mdival, puis celle des humanistes renaissants, celle des ducateurs
Jsuites, revue et corrige par les hommes politiques du XIXe sicle,
reste fidle un systme de valeurs souvent combattu, mais jamais
remplac. Le drame de l'humanit moderne, en dpit de toutes ses
victoires, pourrait se rsumer dans cette incapacit de trouver une
hypothse de rechange pour l'dification de l'homme dans un univers
compltement transform, et dont l'ordre de grandeur n'est plus le
mme.
Cette fidlit traditionnelle au schma rgulateur de l'antiquit
repose sur la fiction pdagogique du classicisme. Ce que retiennent
les programmes scolaires, ce sont quelques lments prlevs en
certains lieux et certaines poques. Ces donnes disparates servent
constituer un dcor en trompe-l'il, l'abri duquel se droulent
paisiblement les exercices rituels de la civilisation scolaire.
L'Antiquit en toile peinte et en carton-pte, lieu d'lection de la
tragdie ou du grand opra, dissimule l'Antiquit vritable, laquelle
parat peu connue, et d'ailleurs difficilement connaissable.
Le modle canonique de la culture classique est centr sur
certains moments privilgis, le sicle de Pricls, o s'accomplit le
miracle grec, et le sicle d'Auguste, foyer de l'authentique
latinit. Quelques grandes figures, mergeant de l'ombre, font
escorte, de prs ou de loin, aux grands sicles en question; grce un
recul suffisant, elles paraissent se confondre avec eux. Homre,
Socrate, Platon, Aristote, Alexandre peuplent l'horizon hellnique;
Jules Csar et [18] Cicron, Tacite corroborent la bonne latinit. La
gographie du classicisme situe Athnes et Rome les deux foyers de
son ellipse.
Ce schma puril et honnte impose aux hommes cultivs une
falsification systmatique de la ralit. La priode antique de
l'histoire de l'humanit se dploie tout au long d'une dure
considrable, dont l'chelonnement en profondeur nous chappe tel
point que nous nous comportons d'ordinaire comme des gens qui ne
sauraient pas au juste si Jeanne dArc vient avant FranoisIer, ou si
Napolon n'a pas rgn avant Saint Louis.
La composition des pomes homriques remonte au milieu du IXe
sicle avant Jsus-Christ. Au milieu du VIIIe sicle, Hsiode est le
contemporain de la fondation de Rome. La science de Thals de Milet
fleurit au dbut du VIe sicle, et la sagesse de Pythagore vers 530.
Le combat de Marathon est de 490, et Xerxs est vaincu Salamine en
480. Enfin vient Pricls, qui rgit de 446 429 l'Athnes du Parthnon
et des penseurs sophistes, de Sophocle, d'Euripide, d'Hrodote et de
Thucydide. Mais l'ge d'or de la philosophie grecque, dcal par
rapport celui des arts et de la politique athnienne se situe dans
le temps qui spare la mort de Socrate (399) de la mort d'Aristote
(322). lve de ce dernier penseur, Alexandre rgne de 336 323, et ce
bref espace de temps suffit son gnie pour transformer le monde
d'une manire plus dcisive que n'avait pu le faire la sagesse
harmonieuse et mesure, mais d'un rayon d'action plus court, de
Pricls.
Au cours du second sicle avant notre re s'effectue la translatio
imperii qui fait passer la direction du monde des mains des
successeurs d'Alexandre dans celles des hommes d'tat romains. Cette
rvolution politique et spirituelle est gnralement mconnue, dans la
mesure o elle apparat, au jugement de la culture scolaire, comme
une priode creuse, faute de gnies de grand format dans l'ordre
littraire, artistique ou philosophique. L'intrt se reporte, pour
des raisons de convenance, sur la priode axiale qui trouve son
centre dans la naissance du Christ. Jules Csar et Cicron, Pompe,
Auguste, Virgile, Tite-Live et Horace figurent au palmars de la
latinit universitaire. Ensuite de quoi l'Empire Romain connat des
fortunes diverses. Malgr quelques figurants brillants, un Trajan,
un Hadrien, un Marc Aurle, l'intrt des lettrs faiblit lorsque le
Bas Empire succde au Haut Empire; de dgradation en dgradation, la
grandeur romaine s'effiloche dans la nuit des temps. Et, comme il
faut bien faire une fin, on est convenu de fixer le dernier moment
de l'Empire l'an 476 o le titulaire momentan d'un pouvoir plus ou
moins lgitime, Romulus Augustule, est dpos par Odoacre, chef des
auxiliaires barbares.
Ce modeste putsch men bien par un colonel de la Lgion trangre ne
paraissait pas mriter d'tre promu la dignit d'une grande coupure de
l'histoire universelle. Le caractre arbitraire de ce relief accord
un vnement minuscule n'a pas chapp aux historiens. Certains, jadis,
situaient la priptie beaucoup plus tt, au moment o, [19] sous
Constantin, l'Empire devient chrtien; d'autres placent la limite au
temps de Thodose (378-395); Henri Pirenne reculait la priode de
dmarcation jusqu' la nouvelle figure du monde qui se dessine sous
les patronages antagonistes de Mahomet et de Charlemagne. Autrement
dit, on ignore quand la priode antique a commenc, et on ignore,
trois ou quatre sicles prs, quand elle a fini.
Le domaine de la culture antique couvre plus d'un millnaire de
l'histoire de l'humanit. Pour Saint Augustin, mort en 430, en
lequel s'affirme une fois encore la parfaite culture latine, le
temps de Pricls est aussi loign que peuvent l'tre pour nous
l'humiliation de l'empereur HenriIV devant le pape GrgoireVII
Canossa (1077), la conqute de l'Angleterre par les Normands, ou les
hauts faits du Cid Campeador dans une Espagne en majeure partie
musulmane. Au second sicle de notre re, Pausanias, contemporain des
empereurs Antonins, compose une Description de la Grce, sorte de
guide touristique demeur un document de premier ordre pour les
savants d'aujourd'hui. Or le regard du lydien Pausanias sur la Grce
classique est dj celui d'un amateur d'antiquits, visiteur de villes
ruines. Selon J.G. Frazer, Pausanias s'intressait par-dessus tout
aux monuments du pass qui, bien que trop souvent dgrads par le
temps ou mutils par la violence, se trouvaient encore rpandus
profusion dans toute la Grce. Ce contemporain de l'empereur
archologue Hadrien, qui reconstituait, dans sa villa de Tibur, les
monuments antiques, tait lui-mme un archologue. Sa prfrence pour
l'art ancien, pour les uvres des Ve et IVe sicles avant notre re,
dit encore Frazer, tait fonde et se trouve partage par les
meilleurs juges de tous les temps.
Ainsi le domaine antique, qui se dresse nos yeux dans une sorte
de contemporanit idale, a connu, au sein de sa dure, cet
chelonnement en profondeur que consacre la mise en perspective
archologique. Le dogmatisme esthtique de la pdagogie traditionnelle
confond les temps et les lieux dans une unit immobile sans rapport
avec les ralits de l'histoire. Il accorde aux uvres des artistes et
des crivains, celles du moins qui ont eu la chance de parvenir
jusqu' nous, une prminence exclusive, comme si les poques de
l'humanit ne devaient tre juges qu'en fonction de leur fcondit en
chefs-d'uvre littraires et philosophiques, plastiques ou
architecturaux. Encore faut-il ajouter que la dtermination des
chefs-d'uvre canoniques est fonction d'une certaine sensibilit
intellectuelle et esthtique, elle-mme sujette caution. L'humanisme
rfrence grco-romaine, en dpit de sa prtention l'ternit et
l'universalit, doit tre considr comme le produit d'une certaine
histoire, cristallis en fiction pdagogique et maintenu travers les
sicles par la force d'inertie du systme occidental
d'enseignement.
Notre comprhension du monde antique se heurte d'abord 1'obstacle
[20] des particularismes pistmologiques imposs par la division du
travail universitaire. Personne ne connat l'Antiquit dans son unit,
parce que les savants spcialiss se confinent dans le secteur de
leur spcialisation. Celui-ci tudie le monde gen, celui-l la Grce
classique, et cet autre le Bas-Empire, cependant que d'autres
encore se consacrent la littrature hellnistique, aux inscriptions
archaques ou l'volution du droit sous la Rpublique romaine. La
notion mme d'Antiquit, qui sert ici de commun dnominateur, n'est
qu'une abstraction, peut-tre vide de sens, et qui, en tout cas,
chappe la comptence des uns et des autres. L'archologue qui passe
dix ans de sa vie laborer une thse de doctorat sur les tuiles
grecques de Delphes risque fort de n'avoir qu'une vision troite de
cette Antiquit dont il est un minent spcialiste.
Les particularismes pistmologiques paraissent pourtant moins
lourds de consquences que les particularismes gographiques.
L'histoire telle qu'on la pratique depuis toujours en Occident est
une histoire mditerranenne, fascine par l'image familire du bassin
que coupe en son milieu la botte italienne. Le bleu de la mer hante
les intelligences et les imaginations, qui prouvent la plus grande
rpugnance franchir, l'Est comme l'Ouest, les colonnes d'Hercule.
Mme dans ce domaine restreint, comme il y a des priodes plus fastes
que les autres, il existe des emplacements privilgis. L'picentre de
l'histoire se situe Athnes ou Rome; et mme s'il est parfois
question de Milet ou de Jrusalem, de Carthage, de Syracuse,
d'Alexandrie, de Pergame ou de Constantinople, ces noms semblent
graviter autour des lieux fixs par la tradition. Ils ne sauraient,
sauf rare exception, tre pris leur tour comme des centres de
perspective.
C'est pourquoi nous nous passionnons pour les luttes d'Athnes et
de Sparte, et la guerre du Ploponnse clipse pour un temps le reste
de l'histoire universelle. Davantage, nous nous sentons tenus en
conscience d'pouser la cause athnienne, et s'il se trouve, de temps
autre, quelque non-conformiste pour se proclamer spartiate de cur,
c'est l une exception qui confirme la rgle. Au moment de Marathon
et de Salamine, c'est la Grce qui reoit le soutien de nos
sympathies, et les Perses ne seront jamais nos yeux que des
barbares justement chtis par le destin. On ne voit pourtant pas de
raison pour que les Perses n'aient pas une histoire eux, centre sur
la Perse et sur ses capitales propres, o ils apparatraient
autrement que comme les adversaires occasionnels de Thmistocle ou
d'Alexandre. De mme, l'gypte, la Palestine, la Phnicie et Carthage,
la Msopotamie, l'Asie Mineure, la Sicile, etc., etc. mriteraient
d'apparatre sur le thtre de l'histoire autrement que comme des
dcors accessoires ou des acteurs de complment. notre optique
centralise devrait se substituer une optique de la dcentralisation,
de la relativit et de la rciprocit des perspectives. Et, par del la
Perse, l'Inde et la Chine, le Japon, l'Asie Centrale, l'Afrique
seraient admises vraiment dans la communaut de l'histoire
universelle, encore fort loin d'tre entre dans les murs
intellectuelles de lOccident.
[21]Ces remarques donnent la mesure de nos ignorances en ce qui
concerne le domaine de la culture antique. Les origines de la
conscience occidentale sont dissimules par l'accumulation de clichs
et d'ides reues qui laissent dans l'ombre certains aspects
essentiels. Si mme l'on s'en tient l'enceinte traditionnelle de la
zone mditerranenne, il importe d'chapper la fascination exerce par
l'exclusive priorit accorde la littrature et aux beaux-arts dans la
rtrospective historique. La vertu de style qualifie les
chefs-d'uvre du got, mais le devenir de la pense et de la science,
le devenir des murs et des institutions, des attitudes
intellectuelles et spirituelles possde aussi une influence
dterminante dans le devenir de la culture. L'pope militaire et
politique d'Alexandre, bien qu'elle n'ait pas mobilis des gnies
artistiques, a jou un rle dcisif aux origines de l'Occident. Aprs
quoi, les foyers culturels d'Alexandrie et de Pergame furent les
lieux d'origine de la connaissance philologique et scientifique;
l'uvre sculaire des savants hellnistiques a constitu les
disciplines matresses de la culture europenne. Or les hommes
cultivs d'aujourd'hui, s'ils savent peu prs situer dans le temps
Eschyle et Phidias, Dmosthne, Cicron et Virgile, seraient
incapables de mettre en place Euclide et Ptolme, Galien, Archimde,
Polybe et Strabon, ou Aristarque, dont l'vocation ne signifie pour
eux rien de bien prcis.
De mme, lorsque vint le moment de l'expansion chrtienne, ce
furent les Pres de l'glise qui assurrent le transfert de la culture
traditionnelle sous le patronage de la spiritualit nouvelle. L'tude
de cette priptie dcisive est le domaine propre des patristiciens,
dont l'activit se trouve confine dans l'enceinte de la thologie.
Seul Saint Augustin, sauv par ses mrites littraires et
philosophiques, trouve place dans l'histoire gnrale de la pense. Si
pourtant la patristique reprsente aujourd'hui une spcialit parmi
toutes les autres, il est absurde de donner cette spcialisation une
validit rtrospective; car les Pres de l'glise n'taient pas en leur
temps des patristiciens, mais des hommes soucieux de sauver la
culture ancienne et paenne dans le contexte de la socit chrtienne.
Leur uvre constitue une tape matresse dans la conscience de
l'Occident. L'histoire intellectuelle et spirituelle de l'glise
chrtienne est alors le grand axe de l'histoire europenne; c'est
elle qui assure la continuit de l'poque antique l'poque mdivale.
Nos ignorances cet gard sont dplorables.
Une autre lacune dans notre reprsentation du monde antique tient
l'gocentrisme occidental, qui limite abusivement nos curiosits la
seule moiti du bassin mditerranen dont nous nous sentons
solidaires. Lorsque l'on admet que la dposition de Romulus
Augustule, en 476, consacre l'effondrement de l'Imperium Romanum,
submerg par les Barbares, on oublie que cet vnement ne concerne
qu'une partie du monde ancien. L'Empire romain tient tte contre les
envahisseurs dans le domaine de la Mditerrane orientale. La notion
mme du Moyen Age ne possde qu'une signification locale, [22] et
suppose qu'on abandonne Byzance aux byzantinologues, grce une
restriction mentale acquise la faveur de la paresse
intellectuelle.
Le 25 dcembre 537, l'empereur Justinien, mainteneur nergique de
l'unit gographique et politique du monde ancien, qui devait par
ailleurs attacher son nom l'uvre grandiose de systmatisation du
droit romain, inaugure la merveilleuse glise Sainte-Sophie,
Constantinople, et, devant tant de splendeur, s'crie: Je t'ai
vaincu, Salomon!. Cette poque est pour nous, en Occident, celle des
sicles obscurs du haut Moyen Age; un peu plus l'Est, pourtant
l'Imperium Romanum subsiste, plus brillant et plus puissant que
jamais. voquant ce moment privilgi, un historien crit: Le
Christianisme triomphait. Sur les bords du Bosphore et de la Corne
d'Or rgnait l'empereur de la seconde Rome, premier serviteur du
Christ-Roi, matre en droit de l'Univers. Partout les glises
s'levaient pour chanter les louanges du Dieu en trois personnes et
pour clbrer le sacrifice eucharistique. Des missions vanglisaient
des territoires de plus en plus lointains, dans les forts, les
steppes et les brumes du Nord comme au bord des mers chaudes o
circulaient de fabuleuses richesses et qui menaient l'Inde et la
Chine. Des Barbares, il est vrai, s'taient levs vers lOuest, contre
l'Empire, mais ces Francs, ces Burgondes, ces Goths, diviss, se
querellant entre eux, sauvages admirateurs de la grandeur romaine,
incapables de construire un tat solide, rentraient peu peu dans le
giron de l'Empire. Rome tait certes bien dchue de son antique
splendeur, avait souffert des coups des Barbares, mais Byzance
tenait, magnifique, blouissante, centre du monde, invaincue, sans
doute invincible.
Le monde byzantin maintient jusqu'en plein XVe sicle la
permanence de l'Antiquit vivante. La chute de Constantinople, et le
courant d'migration intellectuelle qui l'accompagna, furent
d'ailleurs parmi les influences dterminantes aux origines de la
Renaissance des Lettres en Occident. On sait aussi que Byzance
servit de relais pour la christianisation du monde slave: Moscou,
troisime Rome, Rome de l'orthodoxie, demeure le tmoin de ce report
d'une tradition millnaire.
L'espace-temps du monde antique a t largi, dmultipli et remembr
par les progrs des sciences historiques, archologiques et
pigraphiques depuis le dbut du XIXe sicle. Mais tout se passe comme
si, indpendamment des progrs du savoir, subsistait la fiction
pdagogique mise au point par les doctes matres italiens du
Quattrocento et les philologues allemands du XVIIIe sicle, et
vulgarise par l'enseignement des Collges. Le sicle de Pricls, la
vertueuse Rpublique romaine et le sicle d'Auguste, agrgats de
clichs et de lieux communs, survivent, en dpit de tous les dmentis,
pour l'dification des enfants des coles. Il faut tenter de
dissiper, c'est difficile, ce mirage scolaire qui dissimule la
ralit authentique de l'ancienne vision du monde.
[23]
Tome II. Les origines des sciences humaines.
Premire partie.Lhomme et le monde dans la culture antique
Chapitre IILe dialogue du muthoset du logosRetour la table des
matiresLe Ve sicle grec dans l'histoire de la culture occidentale
consacre la premire mise en uvre systmatique de la raison rflchie.
A un genre de vie justifi par la seule rfrence l'autorit de la
tradition s'oppose dsormais la puissance d'une intelligence
soucieuse d'examiner, de confronter, et de soumettre les faits et
les normes l'arbitrage d'une pense distincte. Le passage de la
conscience mythique archaque la conscience intellectuelle avait pu
s'baucher ailleurs, et se raliser autrement, mais c'est Athnes que
nous voyons cette priptie, pour nous dcisive, s'accomplir d'une
manire exemplaire.
Lorsque s'ouvre, ds les origines humaines, l'aventure de la
connaissance, indissolublement lie pour notre espce l'aventure de
l'existence, le savoir s'affirme comme la recherche d'une
consolidation du rel. Il regroupe la diversit des tres et des
choses dans l'espace et dans le temps, de manire faciliter
l'tablissement de l'homme sur la terre. Pour que le milieu naturel
devienne un sjour, il faut qu' la donne brute du paysage immdiat se
substitue une image du monde, c'est--dire une ordination en pense.
Un statut de l'exprience devra tre mis au point, dsignant parmi la
multiplicit des aspects et des vnements certains lments stables
d'intelligibilit. L'univers du discours revu et corrig des
philosophes et des savants sera la transposition abstraite, au prix
d'une puration millnaire, de cette rudimentaire mise au point de
l'existence, grce laquelle les premiers groupements humains ont pu
mener bien leur lutte pour la vie.
La consolidation la plus rudimentaire de l'exprience suppose le
recours une ralit plus que relle, qui porte en elle-mme sa
garantie, et dont la commune reconnaissance fournit aux hommes les
premiers principes de l'objectivit. C'est ainsi qu'aux origines
prhistoriques, l'pistmologie de la conscience mythique ne comporte
pas de science ni de raison, au sens de prise de conscience rflchie
et formalise d'une dimension du monde.
Le mythe dfinit un savoir traditionnel, la fois unitaire et
diffus, rgle de vie en mme temps que rgle de connaissance, o les
motivations humaines ont la prpondrance sur les thmes naturels. La
norme mythique fonde les comportements usuels sur des conduites
exemplaires, inaugures par les dieux aux origines de l'univers.
[24] L'exacte rptition des prcdents divins garantit, par la vertu
du rite, l'efficacit des entreprises, assures d'un heureux
dveloppement pourvu qu'elles s'accordent sur les rythmes cosmiques.
Ainsi la nature ne s'oppose pas l'homme comme le non-moi au moi. Ce
qu'on a appel l'animisme primitif signifie que les choses inanimes,
les plantes, les animaux, sont compris comme titulaires d'une
existence du mme type que celle du vivant humain, saisie dans sa
liaison avec la destine des hommes. Les mythes justifient les
liturgies rituelles qui assurent l'installation de la communaut
dans le paysage, et la bonne marche de l'univers.
Le passage de la prhistoire l'histoire de la culture se ralise
lorsque la conscience prrflchie cde la place , une organisation
rflchie de la connaissance. Les thmes mythiques s'imposent
l'individu comme autant d'indications traditionnelles parses dans
le milieu; la synthse de ces thmes est assure sans problme par le
genre de vie. L'unit ne fait pas question, car la pense n'est pas
individualise; sous le rgime d'intgration communautaire, chacun
participe directement l'unanimit ambiante.
L'avnement de l'exigence rationnelle est corrlatif de la
formation d'un nouveau milieu de civilisation, lorsque s'largissent
les horizons, d'abord extrmement restreints, de la vie en commun.
L'existence grande chelle de l'ge des royaumes et des empires
suppose un remembrement de l'espace vital et ensemble de l'espace
mental. Le rassemblement des tribus diffrentes sous l'autorit d'un
mme souverain implique la dfinition de normes politiques et de
normes d'intelligibilit. Tout se passe comme si l'clatement des
frontires des petites communauts primitives se redoublait en
esprit, sous la forme d'une dmultiplication du rayon d'action de la
pense, oblige de prendre du recul par rapport ses objets et de leur
imposer des normes plus gnrales. La premire thologie formule la loi
d'un Dieu de plus en plus universel, au moment o la premire
lgislation s'applique codifier rationnellement la vie sociale, et
dfinir des normes administratives. la mme poque, le savoir
s'organise en dfinissant les premires lois de la nature, qui
prfigurent les futures lois scientifiques.
Alors se constitue, dans sa spcificit, l'ordre de la
connaissance. Le mythe est une pense incarne; on ne peut, sans le
dfigurer, le dgager de l'exprience vcue, dont il fournit le sens
immanent. Un mythe interprt, ou simplement racont, vid de sa
substance, n'est plus que l'ombre de lui-mme. Le savoir rflchi
s'affirme au contraire selon l'ordre du discours; il tend
s'organiser en explication systmatique.
Mais le chemin est long du concret l'abstrait, du vcu au pens.
Les premires rationalisations apparaissent comme des formes
intermdiaires; elles conservent la matire des reprsentations hrites
de l'ge mental prcdent. L'explication n'est d'abord qu'une mise en
forme du paysage mythique; les traditions trop nombreuses, et comme
miettes, se trouvent fdres en une image totalitaire de [25]
l'univers. Un mme rythme vital s'impose au ciel des dieux et la
terre des hommes, selon l'ordonnance grandiose d'une cosmobiologie,
dont le panorama ne perdra son autorit qu'avec l'avnement de la
science galilenne, et reprsente par consquent la plus ancienne et
la plus tenace de toutes les synthses du savoir que l'humanit ait
mises au point.
Ce schma totalitaire de la connaissance semble correspondre une
tape gnrale dans le dveloppement de l'esprit humain. Avant de
prvaloir en Occident, et de trouver dans la cosmologie grecque
l'une de ses formes les plus parfaites, il s'affirme en Orient et
en Extrme-Orient; on le retrouve mme dans l'Amrique prcolombienne.
Ce modle pistmologique se prsente comme une biologie universelle,
c'est--dire une ordonnance vitale, englobant dans ses cycles de
renouvellement l'ensemble des tres et des choses, le retour ternel
des saisons de l'anne comme celui de l'existence des hommes. La
solidarit organique du rel total reoit de haut en bas ses
impulsions directrices: les astres sont dieux; ils exercent la
causalit souveraine d'o procdent tous les vnements d'ici-bas.
Scande par les conjonctions et les oppositions, par les clipses, la
trajectoire des astres-dieux sur la vote du ciel reprsente la
premire figure de l'ontologie rationnelle. Le savoir consiste dans
la mise en lumire de cet ordre transcendant, qui se ralise en nous
et hors de nous, le microcosme humain se trouvant de ncessit accord
au macrocosme sidral, dont il subit la loi. L'astronomie, premire
connaissance rigoureuse, est insparable de l'astrologie.
L'avnement de la culture grecque doit tre compris en fonction
des traditions millnaires dont elle procde. L'gypte, la Palestine,
la Syrie, la Msopotamie, la Perse et, par del, les sagesses de
l'Inde, ont prcd la floraison hellnique, sur laquelle elles ont
exerc, travers l'Asie Mineure, et le monde gen, des influences qui,
pour n'tre pas aisment prcisables, n'en sont pas moins certaines.
Le miracle grec ne fut nullement celui d'une gnration spontane. Il
s'agit l d'une priptie dcisive aux origines de l'intelligence
occidentale, dont on ne peut imaginer ce qu'elle serait devenue
sans l'intervention de quelques potes, sages et savants,
philosophes, qui, en Ionie d'abord, puis Athnes, ont t les artisans
d'une vritable mutation de l'espace mental humain. Le mrite de la
pense grecque est d'avoir ralis une remise en question des vidences
tablies par la tradition, substituant au fondement du mythe
l'arbitrage de la raison.
Cette rvision des valeurs a mis en honneur l'ide d'une vrit de
pense, qui est la vrit de toute pense, et se trouve ainsi promue,
selon le mot de Husserl, la dignit d'une valeur absolue, suscitant
par l entre les hommes, par la reconnaissance d'une obligation et
d'une responsabilit qui les concerne tous, une nouvelle espce de
[26] communaut. La rflexion grecque fonde pour les temps venir une
supra-nationalit en laquelle se dessine la forme spirituelle de
l'Europe (die geistige Gestalt Europas).
Le contraste est saisissant entre l'importance incalculable de
cet pisode dans l'histoire de l'esprit humain, et les conditions
fort modestes de sa ralisation. Les hommes et les circonstances
demeurent envelopps d'une obscurit quasi lgendaire. Les Pres
Fondateurs de la pense, potes et penseurs d'Ionie, professeurs et
intellectuels Sophistes, ne sont connus que par quelques lambeaux
dmembrs de leur affirmation. Des formules lapidaires, pares des
prestiges de l'obscurit, des anecdotes traditionnelles, fournissent
les lments indfiniment-repris partir desquels les commentateurs
s'efforcent de reconstituer l'aventure initiale de l'intelligence
occidentale. La figure mme de Socrate, en dpit du nombre et de la
qualit des tmoignages qui perptuent sa mmoire, et peut-tre cause de
ce nombre et de cette qualit, demeure profondment nigmatique. Nous
ne savons peu prs rien de ce qu'enseignait au juste le hros ponyme
de la philosophie, le matre des matres. Ce qui parat certain, c'est
que le gnie de Platon et les mrites de Xnophon, ses lves et
vanglistes, ont donn au personnage de Socrate un relief quelque peu
exagr par rapport son milieu et son poque. La pit des disciples
pour le professeur mort en tmoin de la vrit a accentu l'opposition
entre Socrate et les Sophistes, ses contemporains et collgues. Car
cette opposition doit tre comprise comme une rivalit confraternelle
l'intrieur d'un mme ensemble.
Socrate a t poursuivi par la justice populaire d'Athnes, et il
est mort en tant que membre de ce groupe des Sophistes, dont la
libert intellectuelle dfiait les normes tablies et suscitait la
mfiance gnrale, en un temps o s'amoncelaient les prils contre la
cit. Le procs de Socrate est un procs parmi d'autres du mme genre,
que nous avons oublis parce qu'ils n'ont pas trouv en leur temps
des reporters, metteurs en scne et scnaristes, aussi dous que ceux
qui ont perptu la mmoire de l'affaire Socrate. La premire libration
de l'esprit humain, qui s'affirme matre des significations, la
premire Aufklrung, est l'uvre conjointe des matres Sophistes. L'ge
des Sophistes consacre une sorte de premire rvolution copernicienne
au cours de laquelle certains esprits privilgis parviennent la
pleine conscience d'un humanisme intellectualiste. Les
reprsentations ne gravitent pas autour d'une ralit extrieure ou
d'un destin transcendant; elles trouvent leur lieu d'origine et
leur foyer de signification dans la facult du jugement, qui est le
propre de l'homme assumant ses responsabilits la face du ciel.
Il ne convient pourtant pas d'accorder l'affirmation des
Sophistes la valeur d'une initiative radicale. Leur tentative se
situe dans le [27] prolongement du long chemin qui mne la
conscience hellnique, d'abord captive des thmes et traditions
archaques, jusqu' la pleine revendication de l'autonomie de
l'esprit. Le mythe est un sens qui ne sait pas dire son nom, et qui
se prononce dans la diversit bigarre des rituels et des lgendes. Le
passage du Muthos au Logos s'accomplit grce la reprise et
systmatisation des significations endormies dans l'immanence, et
qui mergent la lumire de la rflexion. La raison affleure comme une
conscience de la conscience premire, non pas rejet et dmenti, mais
lecture seconde qui lucide le mystre sans pour autant le dissoudre.
Le passage de l'tat thologique l'tat mtaphysique, pour reprendre le
vocabulaire d'Auguste Comte, ne signifie pas que la pense efface
tout pour tout recommencer; elle nat elle-mme en devenant matresse
de ses orientations profondes.
Le privilge de la culture grecque tient, pour beaucoup, dans le
fait qu'elle nous permet de suivre le progrs d'une odysse jalonne
par les textes des potes et des philosophes, en laquelle se rvle
une promotion continue de la connaissance. Plutt que d'un avnement
de la raison, il faudrait parler d'une rationalisation grce
laquelle s'opre le passage du concret l'abstrait. Selon Werner
Jaeger, il n'est pas possible de tracer une ligne de dmarcation
partir de laquelle interviendrait la pense rationnelle: une telle
frontire passerait en plein milieu de l'pope homrique; et la
compntration des lments rationnels et de la pense mythique est
encore si intime qu'il serait peu prs impossible de les dissocier
(...). La philosophie ionienne de la nature prolonge sans rupture
l'pope. L'inspiration mythique demeure vivante chez les premiers
physiciens; il n'y a pas grande diffrence de ton ou de conception
entre certaines vues d'Empdocle et la Thogonie d'Hsiode. Le
commencement de la philosophie objective ne correspond exactement
ni au dbut de la pense rationnelle, ni la fin de la pense
mythique.
La valeur exemplaire de la culture hellnique tient l'troite
correspondance entre l'affirmation de la pense et le dveloppement
des genres littraires et artistiques. L'pope, l'historiographie, le
thtre, et plus particulirement la tragdie, l'loquence attestent la
mme prise de conscience dont les philosophes donnent des formules
abstraites. Une telle unit organique ne se retrouve pas, selon la
juste remarque de Werner Jaeger, entre l'pope mdivale et la
philosophie ou la thologie rgnantes. On peut parler, en Grce, d'une
connaissance mytho-potique, dont les physiologues prolongeront les
intuitions premires. [28] Les normes d'intelligibilit apparaissent
d'abord en forme de divinits, prsidant l'ordre du monde: Thmis,
Dik, Moira, Nmsis sont des tres avant de dsigner des principes,
lorsque la dsincarnation intellectualiste aura fait son uvre.
Anaximandre et Solon, selon Werner Jaeger, discernaient dans la
vie de l'univers la manifestation d'une norme suprme, laquelle ils
croyaient cet univers soumis. L'ide de la justice (dik) tait le
seul concept qui s'offrit eux pour illustrer cette interprtation,
car c'tait la norme la plus leve dans le monde de l'homme, et rien
ne pouvait chapper sa loi. La dik d'Anaximandre donne un sens et un
ordre l'univers et le sauve du chaos. Le concept d'ordre et
d'harmonie permet la pense d'assurer une liaison anthropo-cosmique,
grce laquelle est garantie la scurit du domaine humain. Au sicle
suivant, cette mme ide intervient dans la mdecine hippocratique:
les termes et les analogies juridiques jouent un rle important dans
l'explication des phnomnes naturels; sant et maladie sont comprises
comme des quilibres, ou des dsquilibres, raliss grce un systme de
compensations, dans l'conomie desquels peut intervenir l'action
thrapeutique.
L'intellectualisme grec est l'aboutissement d'une srie de
cheminements grce auxquels la conscience, immerge dans les
prnotions mythiques, se dgage de son substrat, pour devenir
conscience de la conscience, et affirmation de l'autonomie du
jugement. Sans vouloir diminuer l'importance de la rvolution
socratique, crit Ren Schaerer, reconnaissons cependant qu'elle rige
en mthode et transpose sur le plan rationnel certaines dmarches qui
s'effectuent depuis longtemps dj sur le plan du mythe avec toute la
rigueur intuitive des associations potiques. Le mrite reste acquis
Socrate, ou plus exactement aux Sophistes, d'avoir opr, leurs
risques et prils, le passage la limite d'un mouvement qui n'a
atteint que grce eux sa pleine signification.
Tout se passe comme si la tradition occidentale ne leur avait
jamais pardonn leur audace. Le nom qui les dsigne, et qui les
qualifiait, en leur temps, comme hommes de sagesse et de raison, a
pris depuis Platon une signification pjorative, qui perptue la
mauvaise querelle de Socrate contre ses confrres ennemis. Si les
Sophistes, par esprit de provocation, furent hommes de scandale,
hommes scandale, ce scandale en dernire analyse renvoie au scandale
que suscite toujours la proclamation sans compromission de la vrit
sur la terre des hommes. La rupture avec les conformismes est
comprise comme un dfi aux bonnes murs intellectuelles et morales.
Le pacte social parat remis en cause, et les tenants de l'ordre ne
manquent pas d'entamer des poursuites pour crime de lse-majest
publique.
[29]L'affirmation sophiste peut tre rsume par la formule de
Protagoras: l'homme est la mesure de toutes choses, dont le prcepte
socratique dgage la consquence: Connais-toi toi-mme. Autrement dit,
selon la parole admirable de Hegel: la conscience de soi est la
terre natale de la vrit. Toute affirmation de l'homme est en
dernire analyse une affirmation humaine. Elle doit faire retour
l'homme dont elle est partie; alors seulement elle aura acquis la
plnitude de son sens. Le jugement humain possde un droit de
juridiction universel; son devoir est de remettre en question tout
ce qui paraissait ne pas faire question, de refuser l'vidence qui
n'est qu'apparence. La vrit n'est pas dans le repos d'un dogmatisme
quel qu'il soit; la vrit se trouve d'abord et surtout dans la
recherche mme de la vrit.
Il ne s'agit pas l, comme l'observe Wilhelm Nestle, de
l'initiative arbitraire de quelques personnalits frivoles. La cit
grecque se jugea menace dans l'ensemble de ses fondements
traditionnels. C'tait le combat entre l'ancien et le nouveau, entre
le conservatisme et le progrs, entre la praxis et la thorie, entre
l'instinct et la raison, entre la communaut et l'individu. Et,
comme la sophistique s'adressait particulirement la jeunesse,
c'tait un combat entre les gnrations, les vieux contre les jeunes,
les pres contre les fils. L'enjeu tait considrable. Les autorits
anciennes, l'tat, la religion, la famille devaient s'affirmer
contre la revendication passionne de l'autonomie spirituelle et
morale de l'individu; elles devaient mettre l'preuve la force des
coutumes traditionnelles contre un idal ducatif et culturel nouveau
et apparemment suprieur.
L'Aufklrung de la sophistique occupe peine deux gnrations
humaines; on peut estimer qu'elle est acheve avec la mort de
Socrate, en 399; mais son retentissement emplit un domaine culturel
beaucoup plus vaste. Les aspects du dbat se trouvent terniss moins
par les rares fragments des matres sophistes que par les uvres de
Sophocle et d'Euripide ou d'Aristophane, d'Hrodote, de Thucydide,
de Xnophon et de Platon, tous tmoins des titres divers de ce
renouvellement de la conscience qu'illustrent, aussi les figures
exemplaires d'un Socrate et d'un Pricls.
L'ge des Sophistes a t, dans l'histoire de la culture, le
premier moment o se trouvrent runies les conditions de possibilit
d'une connaissance positive de l'homme par l'homme. Ce n'est pas
par l'effet d'un hasard que le moment d'Hrodote et de son enqute
historique correspond au moment de la mdecine hippocratique.
Pendant un bref intervalle, le schma rgulateur du Cosmos,
desserrant sa pression transcendante, laisse l'tre humain le
privilge de constituer le centre de la perspective pistmologique.
Auparavant, les cosmogonies des potes, les physiologies des
penseurs dIonie, s'taient efforces de dgager le sens de la totalit
naturelle; ces [30] bauches d'une philosophie de la nature s'oppose
maintenant la possibilit d'une rflexion sur la culture. Car l'ordre
humain est ce qu'il est non pas en vertu de la nature (Physis),
mais en vertu de la coutume, de la convention ou de la loi (Nomos),
qui peuvent varier d'une cit l'autre, mettant ainsi en lumire la
responsabilit de l'homme, ordonnateur de son espace vital, par
l'intermdiaire de la tradition, de la lgislation et de
l'ducation.
On a relev que la plupart des Sophistes, s'ils exercent Athnes,
y sont venus d'ailleurs. Anaxagore (500-428), originaire de
Clazomnes, en Asie Mineure, fondateur de la philosophie Athnes,
s'efforce dj de donner une explication physique et mcaniste des
phnomnes astronomiques et biologiques. Sa pense rationnelle,
cartant le voile des mythes, ralise une sorte de dsacralisation de
la ralit, analogue celle dont un Gassendi ou un Bayle, mditant sur
la Comte, seront, beaucoup plus tard, les artisans. Anaxagore, li
d'amiti avec Pricls, et matre d'Euripide, n'appartient pas,
proprement parler, au groupe des Sophistes. Mais il leur est
apparent par son hrosme intellectuel et son exigence de lucidit.
Diogne Laerce rapporte que lorsqu'on lui demandait quelle tait sa
patrie, il se contentait de montrer le ciel, qui est le mme pour
tout le monde. Victime, bien avant Socrate, de sa libert d'esprit,
il fut d'ailleurs banni d'Athnes, ce qui lui fit dire qu'Athnes le
perdait, mais non lui Athnes. Comme il allait mourir, on lui
demanda s'il dsirait que ses restes reposent dans sa terre natale;
il rpondit que cela lui tait indiffrent, le chemin de l'Hads tant
partout identique.
Anaxagore prfigure le type du Sophiste, homme de partout parce
qu'il est un homme de nulle part; il refuse l'enracinement dans les
limites troites de la cit traditionnelle, dont les horizons
intellectuels, moraux et spirituels sont aussi restreints que les
limites territoriales. La sagesse nouvelle est prise d'universalit.
Platon, dans l'Hippias mineur, met en scne le sophiste Hippias
d'Elis, qui se prtend galement comptent dans tous les ordres de
connaissances, en calcul, en gomtrie, en astronomie, etc., si bien
que le Socrate platonicien peut lui dire, non sans malice tu es
entre tous les hommes tout fait le plus savant dans les disciplines
les plus nombreuses. Le mme homme se prtendait aussi pote et
littrateur, et mme habile en tous les ordres d'artisanat: Tu disais
tre une fois venu Olympie, ayant ouvr toi-mme tout, sans exception,
ce que tu avais sur le corps: vtements, chaussures, et mme les
bijoux. Et ce savant, cet artiste et cet artisan se veut aussi le
crateur d'une technologie intellectuelle et d'une pdagogie fonde
sur une mthode mnmotechnique mise au point par ses soins.
Ce portrait mme s'il est, ou plutt parce qu'il est, une
caricature n'en parat que plus rvlateur d'une prtention un
humanisme totalitaire qui voque, par anticipation, celui d'un Pic
de la Mirandole, [31] ou les fringales pistmologiques des gants de
Rabelais. Les Sophistes sont des hommes d'universalit parce que
rien d'humain ne leur est tranger; le relativisme dont on leur a
fait reproche n'est que l'envers, ou la contrepartie, de leur
universalisme. La ralit humaine, somme de tous ses aspects, ne peut
tre connue que par l'tude du prsent et du pass, de l'ici et de
l'ailleurs; le contraste, le dpaysement sont rvlateurs de vrits qui
chappent aux prisonniers du sommeil dogmatique entretenu par les
vidences illusoires de la cit traditionnelle.
Ainsi devient possible, pour la premire fois sans doute, une
investigation rationnelle et systmatique du phnomne humain, dlie de
tout prsuppos mythique ou religieux. La nature humaine nous est
plus directement accessible que la nature physique, et d'ailleurs
cette nature humaine se rvle l'examen non pas simple et unitaire,
mais indfiniment varie selon les conditions de temps et de lieu. Le
mot de Merleau-Ponty selon lequel l'homme a pour nature de n'avoir
pas de nature correspond assez bien l'tat d'esprit de l'humanisme
sophiste, attach entreprendre une science des murs et coutumes, des
religions et des lgislations: l'histoire, la gographie,
l'ethnologie sont les produits naturels de cette nouvelle
intelligence; de mme, la mdecine, rompant avec les magies
millnaires, trouve ses lettres de noblesse dans les traits de la
collection hippocratique.
Si les premiers monuments de la nouvelle science de l'homme ne
sont pas l'uvre des Sophistes eux-mmes, on doit leur rendre cette
justice que leur esprit les a inspirs, en justifiant une nouvelle
attitude de l'homme l'gard du monde et de lui-mme. Hrodote n'achve
pas l'histoire ni l'ethnographie, pas plus que Hippocrate ne mne la
science mdicale jusqu' son achvement. Mais ces exemples prestigieux
maintiendront dsormais le sens d'une exigence. Pour leur part, les
Sophistes se sont contents de communiquer un lan neuf aux esprits
de leur poque, dont ils ont voulu tre les initiateurs. Les
Sophistes, observe Marron, ne relvent pas proprement parler de
l'histoire de la philosophie ou des sciences. Ils ont agit beaucoup
d'ides (...) mais ils n'ont pas t proprement parler des penseurs,
des chercheurs de vrit. C'taient des pdagogues: duquer les hommes,
telle est la dfinition que, chez Platon (Protagoras 317 b),
Protagoras donne lui-mme de son art. (...) Ils n'ont eu en commun
que leur mtier de professeur. Saluons ces grands anctres, les
premiers professeurs d'enseignement suprieur, alors que la Grce
n'avait connu que des entraneurs sportifs, des chefs d'atelier et,
sur le plan scolaire, d'humbles matres d'cole.
L'affirmation de cette vocation professorale est elle-mme un
signe des temps. Le dveloppement de la connaissance trouve son
origine dans une conversion de l'esprit; la rforme du savoir doit
tre d'abord une rforme de l'entendement, qui constitue proprement
parler le commencement du commencement. En faisant [32] profession
de pdagogie, les Sophistes ont commenc par le commencement. Leur
initiative suffirait leur assurer une place d'honneur dans
l'histoire de la culture.
L'art pdagogique se donne pour but la formation de l'homme et du
citoyen, ou plus exactement la formation de l'homme politique,
appel assumer des responsabilits publiques. Le maniement des hommes
suppose la matrise intellectuelle sur le domaine humain. Il ne
s'agit plus d'une ducation lmentaire qui se contente de transmettre
aux enfants le rudiment indispensable. L'ide de Paideia, telle
qu'elle apparat chez les Sophistes, dsigne une ducation librale,
dont l'ambition est l'dification de la personnalit adulte. La
matrise de soi passe par la communication avec autrui, et le
rapport de l'homme avec l'homme, en un temps o n'existent pas les
facilits de la diffusion de masse et de l'imprimerie, met en uvre
avant tout les disciplines oratoires.
L'ducation nouvelle s'appuiera sur la correction grammaticale et
sur la rigueur intellectuelle de la dialectique. Son expression
plnire s'affirmera au niveau de la rhtorique, l'art du discours
tant celui qui confre l'excellence l'homme politique et l'avocat. A
Athnes, disait Fnelon, tout dpendait du peuple, et le peuple
dpendait de la parole. Les Sophistes furent les premiers le
comprendre; ils ont dfini l'idal du Vir bonus dicendi peritus, qui
s'est impos la culture antique dans son ensemble, jusques et y
compris l'apologtique chrtienne et les Pres de l'glise, un Saint
Augustin par exemple. L'art oratoire est le couronnement et la
consommation de ce que nous appellerions aujourd'hui la formation
littraire.
Mais cet art est surtout formel: la matrise de l'expression est
lie l'quilibre des structures de la personnalit. Ces qualits de
forme doivent tre appliques un contenu, compris, lui aussi, pour la
premire fois, comme un programme systmatique du savoir. La
tradition pythagoricienne avait constitu un ensemble de disciplines
revtues d'une dignit transcendante, parce qu'elles taient censes
mettre en lumire les structures mmes de l'univers: arithmtique,
gomtrie, musique, astronomie apportent l'esprit les notions
scientifiques fondamentales, qui viennent parachever l'institution
proprement oratoire, base de grammaire, de dialectique et de
rhtorique. Les Sophistes ont t ainsi les organisateurs d'un
programme complet d'ducation, le premier et peut-tre le seul que
l'humanit d'Occident soit parvenue dfinir.
Ce programme, recueilli et maintenu par les gnrations
successives de rhteurs et de professeurs du monde antique, a reu le
nom d'enkuklios paideia. L'ducation est dite circulaire, car la
forme du cercle est la fois acheve et parfaite. Quintilien
transcrira la formule en latin, et parlera d'orbis doctrinae;
l'orbe de la connaissance assemble les disciplines dans une unit
harmonieuse qui n'a rien voir avec la totalit additive de nos
encyclopdies. Le savoir veut tre la fois forme et fond, culture
gnrale et dification de la personnalit, non pas accumulation de
connaissances vaines, mais [33] recherche de cette matrise
intellectuelle et morale qui est jamais l'enjeu d'une ducation
librale.
S'il y a eu en France, jusqu'au seuil du XXe sicle, une classe
de rhtorique et des classes de grammaire, c'est parce que l'idal
pdagogique des Sophistes demeurait vivant. Les exigences de la
civilisation contemporaine, en France et ailleurs, ont fait
disparatre ces vestiges d'un systme incompatible avec les bonnes
murs de l'ge industriel. Nous avons renonc la conception de
l'enkuklios paideia, mais l'exprience oblige reconnatre qu'il n'a
pas t possible de dcouvrir une formule de remplacement. L'anarchie
culturelle de notre temps met en relief la sagesse ducative des
instituteurs Sophistes.
Si le programme pdagogique des Sophistes apparat comme leur plus
haute contribution la culture occidentale, ce programme peut tre
considr comme le rsum et l'accomplissement de leur humanisme
militant. D'eux tous, il est juste de dire ce qui fut dit de
Socrate, qu'ils ont ramen la pense du ciel des dieux sur la terre
des hommes. C'est pourquoi leur initiative d'une conversion
radicale des significations est le point origine de toutes les
tudes venir qui se donneront pour objet le phnomne humain.
Mais, si les Sophistes fondent ainsi la tradition de la
connaissance de l'homme par l'homme, cette tradition n'a pas russi
prvaloir; elle a t trs vite interrompue. Le Logos ne parvint jamais
supplanter le Muthos, dont la rsistance se traduisit par les procs
d'impit intents d'abord Aspasie, amie des philosophes et compagne
de Pricls, vis travers elle, puis Anaxagore, Protagoras, Socrate,
entre autres, et par la suite encore des philosophes comme Aristote
et Thophraste. Le procs de Socrate a clips tous les autres; il a
fauss la perspective historique dans la mesure o Socrate, sophiste
et poursuivi comme tel, apparat, dans le tmoignage de ses
vanglistes, comme l'adversaire le plus acharn de ses confrres. Ce
sont les vainqueurs qui crivent l'histoire; les Sophistes ont t
deux fois vaincus en la personne de Socrate, dont le procs tait
dirig contre eux tous, et qui a fini par triompher en appel devant
la conscience universelle, mais sans eux et contre eux.
L'Aufklrung sophistique ne fut qu'un intermde dans la longue
histoire de la culture antique, laquelle doit survivre de nombreux
sicles la mort de Socrate. L'intellectualisme radical, objet de
contestation, ne parvint jamais s'imposer. Les Sophistes
s'efforaient de nettoyer le champ pistmologique de toutes les
significations transcendantes, afin de donner libre carrire un
empirisme organisateur. Or la philosophie classique de la Grce se
constituera, dans la postrit de Socrate, sous l'inspiration du gnie
de Platon. [34] La transcendance reprend ici tous ses droits, et la
mtaphysique abandonne nouveau la terre des hommes pour dcouvrir son
lieu naturel dans le ciel des Ides. L'intelligible clipse le
sensible; le philosophe est anim d'une ferveur quasi religieuse et,
au besoin, recourt au mythe pour faire entendre son enseignement.
L'inspiration platonicienne dfinira l'un des grands axes de la
culture occidentale; elle sera le recours de tous les mysticismes.
Quant Aristote, second matre de l'Occident, le Philosophe par
excellence, il est vrai que son uvre de biologiste, de sociologue
et de thoricien politique ou de critique littraire prolonge
l'empirisme des Sophistes par son souci d'observation et de
rflexion sagace sur le donn. Seulement c'est surtout comme
mtaphysicien que s'est impos celui dont l'uvre devait donner
occasion, par accident de classement, au nologisme mta-physique. Le
naturaliste de gnie, qui ne trouvera pas d'gal avant Linn et
Darwin, sera clips, dans le jugement de la postrit, par le
philosophe de la nature, dont la logique s'articule une saisie des
essences intelligibles.
La pense hellnique, en son plus haut accomplissement, sera voue
la spculation ontologique. Et si cette spculation garde, chez
Aristote et chez Platon, un caractre hautement rationnel, on
assiste bientt aprs au dclin progressif de cette rationalit. Le
Logos avait refoul le Muthos, mais il ne s'agissait que d'un succs
prcaire, bientt remis en question par le retour du refoul. De l une
incontestable rgression qui pse sur les uvres de l'esprit. Comme
l'crit un historien des sciences, depuis le IIIe sicle avant
Jsus-Christ, et surtout au dbut de l're chrtienne, les forces
irrationnelles se dployrent dans tout le monde grco-romain sous des
formes varies: tandis que l'esprit d'investigation mthodique tait
menac par les progrs du scepticisme ou inversement par ceux du
dogmatisme philosophique, les mes se laissaient peu peu envahir par
des aspirations de caractre affectif ou mystique (...). Partout on
voit se manifester la mme prtention d'expliquer les secrets de la
cration grce un message rvl aux lus par la divinit ou son prophte
(...). Les qualits requises pour parvenir au savoir ne sont plus
l'intelligence, l'esprit d'observation et l'objectivit, mais un cur
pur, une foi aveugle, sans compter du moins chez les animateurs de
ces sectes, une imagination dlirante.
La monte des prils mystiques est lie au remembrement des
significations dont Alexandre, l'lve d'Aristote, fut le gnial
artisan. Le monde troit des cits traditionnelles a disparu jamais;
l'aventure du conqurant a ralis l'ouverture l'Est, suscitant le
brassage des hommes et des spiritualits. La pense, la culture
doivent changer d'chelle, comme la politique; devant la rvlation de
l'immensit, l'individu connat une inscurit nouvelle, spirituelle
autant que matrielle. Mais la disproportion est telle, entre le
nouvel espace mental et les ressources de l'intelligence, que le
recours s'impose [35] la tension de la volont et aux ressources de
l'irrationnel. Alexandre introduit dans la pense de l'Occident
l'exigence de l'universalisme, qui ne cessera plus de s'affirmer
dans les tentatives de monarchie universelle, de connaissance ou de
religion universelles. La vocation d'universalit impose la
conscience ne pourra prvaloir que lentement, aprs des essais et des
erreurs qui attestent le caractre dmesur des nouvelles
responsabilits de la culture. Rien ne sera chang lorsque Rome
prendra le relais de la puissance politique, le cadre spirituel
restant celui de l'hellnisme alexandrin.
Festugire, historien de cette dgnrescence de la culture antique,
y voit une sorte de dmission de l'esprit: peu peu, l'ancien
rationalisme grec qui, depuis les premiers Ioniens, avait libr la
pense scientifique de la gangue du mythe, et de l'apocalypse, cdait
la place une disposition bien diffrente, o tout la fois on se
dfiait de la raison et se confiait en des moyens de connaissance
trangers la raison. La clef de ce qui s'est pass dans le domaine
des sciences et de la philosophie ne doit pas tre recherche
l'intrieur mme de ces disciplines. Comme le fait observer
Festugire, l'hermtisme n'est pas un phnomne isol. Il s'insre dans
un grand courant d'esprit et d'me qui est peut-tre le fait le plus
considrable de l'histoire humaine aux premiers sicles de notre
re.
Il faudrait admettre, selon Festugire, un dprissement de
l'intelligence, une diminution de vie dans l'hellnisme lui-mme. Il
est comme un corps bless, qui a perdu beaucoup de sang. Cette perte
de substance justifierait, en dpit de quelques rmissions passagres,
une diminution ininterrompue du potentiel culturel jusqu'aux sicles
obscurs du haut Moyen Age. Sur le plan philosophique, crit
Festugire, le rationalisme grec s'est comme dvor lui-mme. Du fait
prcisment que la raison se donnait libre jeu sans rencontrer son
frein normal dans une meilleure observation du donn concret, il
tait invitable que cette mme puissance dialectique, chez le Grec
particulirement souple et subtile, qui avait servi difier, servt
aussi ruiner l'difice. Cette prodigieuse aventure, la pense
grecque, offre, au terme, le spectacle assez mlancolique d'une
logomachie.
L'extraordinaire richesse de la brve priode athnienne de la
culture, sa densit en chefs-d'uvre de premire grandeur, peut en
effet faire apparatre le reste de l'histoire du monde ancien comme
une immense priode peu prs perdue pour la culture. Nanmoins, en
dpit de l'autorit de Festugire, on peut se demander si son jugement
ne reflte pas une svrit excessive, due peut-tre au fait que
l'historien se proccupe avant tout de l'exprience religieuse et de
l'volution spirituelle, en fonction de l'avnement du christianisme.
Or cet aspect de l'affirmation humaine ne recouvre pas la totalit
de la vie [36] intellectuelle. On ne peut soutenir que le
patrimoine culturel de l'humanit n'ait connu aucun enrichissement,
entre la mort d'Alexandre, en 323 avant Jsus-Christ, ou celle
d'Aristote en 322, et la fin du monde antique, marque, si l'on
veut, par la mort de Saint Augustin en 430.
Dans le domaine de la pense pure, tout d'abord, la priode en
question, en dehors des logomachies dnonces par Festugire, voit
s'affirmer les sagesses nouvelles, d'ambition universelle, incarnes
par le Stocisme et l'picurisme. Il s'agit l d'un type
d'intelligence et de spiritualit appel traverser les millnaires. Le
stocisme propose une conception de la nature et de l'homme qui
devient trs vite un instrument pistmologique dans le domaine de la
logique et de la physique, et plus encore dans l'ordre des sciences
humaines, o l'influence de l'universalisme stocien sera dcisive. De
mme, l'picurisme n'est pas seulement une sagesse pratique; il est
solidaire de l'atomisme, qui joue un rle capital dans la
constitution de la physique scientifique. L'apparition de la
science moderne, aux XVIe et XVIIe sicles est lie une renaissance
picurienne. Enfin, dans l'ordre des ides, le noplatonisme fonde,
lui aussi, au cours de la priode considre, une tradition
d'avenir.
L'image d'un corps bless qui a perdu beaucoup de sang, employe
par Festugire, est trompeuse, dans la mesure o elle voque une
dperdition de substance. Si l'on songe la prodigieuse expansion du
cadre gographique, on doit admettre que les responsabilits de
l'esprit taient beaucoup plus lourdes dans les grandes monarchies
hellnistiques et dans l'Empire romain que dans le domaine restreint
du rayonnement athnien. Ce qui parat un flchissement peut alors
apparatre, l'inverse, comme une expansion particulirement mritoire,
dont on doit faire honneur la civilisation alexandrine.
Il s'agit l d'un dplacement du centre de gravit de la culture La
cit monarchique d'Alexandrie prit la place de la dmocratique
Athnes, en tant que centre des tudes dans le monde grec. Le
changement de lieu va de pair avec un changement d'esprit. Socrate,
Hrodote, Thucydide, Platon lui-mme, comme d'ailleurs les Sophistes,
sont des hommes seuls et sans grands moyens, mme s'il leur arrive
d'tre lis avec les puissants du jour. Les matres ont autour d'eux
quelques disciples, auxquels ils rservent la confidence de leur
enseignement. La monarchie d'Alexandrie ou de Pergame organise la
science et la culture comme un service patronn et subventionn par
les finances publiques. Pour la premire fois dans l'histoire de
l'Occident, la connaissance est centralise, dote d'un statut et
d'institutions permanentes, dont le Muse d'Alexandrie, sorte de
prototype d'un collge d'Oxford ou de Cambridge, demeure l'exemple
mmorable. Le Mouseion, la maison des Muses, n'est pas seulement une
universit, avec ses matres appoints et ses dpartements spcialiss.
C'est aussi une immense bibliothque o s'accumulent les trsors de la
culture antique; c'est un ensemble architectural, o les portiques
[37] alternent avec les jardins; la station botanique voisine avec
la mnagerie et avec le thtre d'anatomie. Le rve d'un rgne de la
connaissance s'est incarn ici pour la premire fois; l'utopie de la
culture a t difie en pierres, en hommes et en livres, prs de deux
mille ans avant que Francis Bacon ne songe dcrire la Nouvelle
Atlantide, utopie de l'Ile au Trsor de la recherche
scientifique.
Alexandrie est reste une capitale de la culture pendant sept
sicles au moins. Le temps est pass des inventeurs gniaux et
solitaires; voici venu l'ge des rudits, savants et professeurs en
tous genres, bibliothcaires, scoliastes et archivistes de l'esprit
humain, critiques et lexicographes. Mais il serait absurde de
refuser la priode hellnistique, dont Alexandrie reprsente le
symbole et l'accomplissement, une place d'honneur dans l'histoire
du savoir. Les lments d'Euclide, composs Alexandrie vers 300 avant
Jsus-Christ dominent l'histoire de la gomtrie, comme l'Almageste de
Ptolme, mise au point Alexandrie de 135 150 aprs Jsus-Christ,
s'impose tous ceux qui spculent sur le systme plantaire jusqu'au
seuil des temps modernes. Galien (130-200), n Pergame, a visit et
dcrit Alexandrie; son uvre inspire l'histoire de la mdecine
jusqu'au moment de la renaissance hippocratique, et jusqu'aux
recherches de Vsale.
Au palmars des savants, mathmaticiens et astronomes, on doit
inscrire le nom de Strabon (63 avant J.-C.-env. 20 aprs), rudit et
voyageur qui travaille, lui aussi, Alexandrie et dont l'uvre
gographique est la plus complte que l'Antiquit nous ait laisse.
D'autre part, les tudes littraires, telles qu'elles se sont
perptues jusqu' nos jours sont nes Alexandrie et y ont brill d'un
clat exceptionnel. Si le nom d'Aristarque, qui vcut de 220 143
avant notre re et occupa les fonctions de bibliothcaire en chef,
brille d'un clat exceptionnel, il ne doit pas faire oublier le
bataillon des crateurs de la grammaire, de la philologie et de la
prosodie, de l'tude minutieuse et du commentaire des grands textes
canoniques de la culture d'Occident, qui prennent alors leur figure
dfinitive. ces titres et travaux d'Alexandrie, il convient
d'ajouter la version grecque de l'Ancien Testament hbraque, dite
version des Septante, ralise dans la mme ville, au IIIe sicle avant
notre re, la demande, selon la tradition, du roi Ptolme
Philadelphe. L'immense labeur de l'rudition s'organise pour la
premire fois; c'est au Mouseion d'Alexandrie que la culture se
dfinit comme un muse imaginaire des grandes uvres consacres,
inlassablement commentes par les matres, dont la sollicitude
vigilante veille sur la correction du libell et sur l'exactitude de
l'interprtation.
Cet aspect philologique de luvre alexandrine, bien connu des
spcialistes, n'est gnralement pas estim sa valeur. L'activit des
grammairiens et des scoliastes est suspecte de pdantisme aux yeux
de ceux qui ne sont pas capables de reconnatre dans l'hermneutique
une forme privilgie de la connaissance de l'homme par l'homme. Une
indispensable rvision des valeurs devrait accorder la philologie la
place d'honneur qui lui revient parmi les sciences humaines. Le
[38] milieu alexandrin est le lieu de naissance, en Occident, de
l'idal du classicisme, en tant qu'attitude de respect et de dvotion
l'gard des textes canoniques de la culture. Et, dans la mesure o
cette activit intellectuelle est un travail d'cole, men selon les
rgles et procdures d'un rituel communautaire, on peut y voir aussi
l'origine de la scolastique occidentale.
Ces acquisitions scientifiques et littraires, sont compltes par
l'apport mcanique et technique du sicilien Archimde (287-212), qui
fut, lui aussi, tudiant Alexandrie, et dont les travaux trouvrent,
au premier sicle avant notre re, un continuateur en la personne de
Hron d'Alexandrie. Ces noms sont associs une vaste expansion du
gnie civil et militaire, elle-mme corrlative du dveloppement de la
vie conomique et de l'urbanisme. La littrature proprement dite, la
posie, le roman, les beaux arts ont aussi leur place dans
l'affinement gnral du dcor de la vie.
La civilisation hellnistique ne mrite donc nullement le jugement
ddaigneux que certains portent sur elle. Comme le souligne Charles
Picard, peu de priodes de religion et d'art apparaissent, en
comparaison de l're hellnistique (...) comme formant un ensemble
important, homogne, tmoin d'un temps d'preuves qui a, au vrai,
prpar la transition entre l'ancien et le moderne (...) Des colonnes
d'Hercule et de Gads lInde et l'Extrme-Orient, l'cho du nom
d'Alexandre a t partout triomphalement entendu (...) L'unit
idologique des nouvelles tendances victorieuses, le caractre
indiscutablement rnov, et progressif, et ardent, des ides-forces
mises en usage urbanisme, architecture, peinture, sculpture,
glyptique , l'volution enfin des influences scientifiques projetes
l'extrieur, si dcisives et prolonges, permettent de considrer comme
une entit historique brillante ce que l're hellnistique a reprsent
pendant troi