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1 Samim Akgönül La naissance du concept de minorité en Europe Colloque : Minorités religieuses dans l’espace européen Approches sociologiques et juridiques 4 – 5 novembre 2004 Strasbourg Introduction Le titre de cet article « la naissance du concept de minorité en Europe » pose en soi plusieurs problèmes : D’abord on part du postulat que les concepts « naissent », et en filigrane on accepte qu’ils ont une vie dans laquelle ils évoluent pour finir par … mourir. Ensuite, ce titre ne dit pas, délibérément, « la naissance des minorités en Europe » mais celle du concept qui les recouvre. Autrement dit, la question est de savoir si l’existence d’un concept, son vocabulaire et sa sémantique, est concomitante avec l’objet qu’il désigne. Après tout on peut très bien accepter que les minorités existaient bien avant la création de leur conceptualisation. Dans toute société, depuis que l’homme a conscience de soi-même il y a eu des groupes qui se sentaient différents de la majorité qui les entourait ou au contraire qui étaient stigmatisés par cette même majorité, minorisés si l’on peut dire, ou encore les deux. La minorité est dans cette optique le constat d’un entre soi entre les Autres, entre autres… et dans cette optique elle n’a pas besoin qu’on la conceptualise. Mais comme nous l’a magistralement appris Foucault, le langage est performatif 1 : les mots font les choses. Ainsi, nous 1 Dans cet article nous utilisons l’édition suivante : Foucault Michel, Les mots et les choses : archéologie des sciences sociales, Paris : Gallimard, 1996.
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Samim Akgönül

Oct 23, 2021

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Samim Akgönül

La naissance du concept de minorité en Europe

Colloque : Minorités religieuses dans l’espace européen

Approches sociologiques et juridiques 4 – 5 novembre 2004 Strasbourg

Introduction

Le titre de cet article « la naissance du concept de minorité en Europe » pose en soi plusieurs problèmes :

D’abord on part du postulat que les concepts « naissent », et en filigrane on accepte qu’ils ont une vie dans laquelle ils évoluent pour finir par … mourir.

Ensuite, ce titre ne dit pas, délibérément, « la naissance des minorités en Europe » mais celle du concept qui les recouvre. Autrement dit, la question est de savoir si l’existence d’un concept, son vocabulaire et sa sémantique, est concomitante avec l’objet qu’il désigne. Après tout on peut très bien accepter que les minorités existaient bien avant la création de leur conceptualisation. Dans toute société, depuis que l’homme a conscience de soi-même il y a eu des groupes qui se sentaient différents de la majorité qui les entourait ou au contraire qui étaient stigmatisés par cette même majorité, minorisés si l’on peut dire, ou encore les deux. La minorité est dans cette optique le constat d’un entre soi entre les Autres, entre autres… et dans cette optique elle n’a pas besoin qu’on la conceptualise.

Mais comme nous l’a magistralement appris Foucault, le langage est performatif1 : les mots font les choses. Ainsi, nous

1 Dans cet article nous utilisons l’édition suivante : Foucault Michel, Les mots et les choses : archéologie des sciences sociales, Paris : Gallimard, 1996.

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pouvons tout aussi bien accepter que la minorité existe depuis qu’on la nomme, depuis qu’elle se nomme ainsi.

Donc la naissance de la minorité serait en ce sens contemporaine à la naissance de sa nomination. A partir du moment où la société accepte, crée, entretient, stigmatise … minorise explicitement, la minorité naît.

Et enfin on peut dater la naissance de la minorité, dans un sens plus politique, à son organisation particularisante. L’organisation communautaire, et j’utilise ce terme avec sa définition la plus basique, c'est-à-dire la mobilisation des acteurs collectifs qui tendent à une régulation autonome du groupe où les individus considèrent qu’ils ont un point en commun, l’organisation communautaire donc est-elle avant tout la réponse de la minorité à la majorité2 ?

« Minorité » : un concept difficile à définir

C’est là où nous touchons à la question, ô combien

épineuse de la définition de ce qu’est une minorité et de ce qu’est une majorité. Il est inutile et infructueux d’entrer dans ce débat sans fin, certes, néanmoins il faut expliciter un certain nombre de données pour une compréhension plus aisée du texte qui suit.

Le sens donné au terme de « minorité » dans ces pages peut recouvrir deux états de fait :

Sociologiquement une minorité est un groupe d’individus, avec une conscience identitaire, numériquement faible par rapport à la majorité également dotée d’une conscience identitaire, dominée socio-économiquement ou se considérant en position de dominée et possédant des caractéristiques identitaires objectives différentes de celles de la majorité. On peut facilement mettre dans ce concept, selon les

2 Favreau Louis, Doucet Laval (eds.), Théorie et pratiques en organisation communautaire. Québec : Presses de l'Université de Québec, 1991.

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circonstances, les homosexuels, les femmes, une catégorie socioprofessionnelle, etc.

C’est sur la deuxième définition, plus restreinte, plus politique et juridique que nous allons insister dans cet article. Cette définition s’inspire de Capotorti3 devenue désormais classique :

a) Etre différent de la majorité de plusieurs manières ; ces différences sont souvent désignées dans les documents récents comme ethniques, religieuses et linguistiques. D’une manière plus générale on peut considérer une minorité un sous-groupe intégré géographiquement dans un groupe plus large (nation/société/peuple) dont les membres partagent les mêmes caractéristiques qui diffèrent du groupe environnant4.

b) Etre numériquement faible à l’intérieur des frontières d’un Etat reconnu donné. Il importe peu que la minorité soit majoritaire dans telle ou telle région de l’Etat. Ce critère également pose un certain nombre de problèmes dans la mesure où s’il s’applique facilement aux Etats-Nations unitaires, il n’en va pas de même pour les Etats fédéraux. Néanmoins, à peu près l’ensemble des documents internationaux et bilatéraux exigent une certaine concentration, sans préciser ni le nombre ni le taux, pour qu’une minorité puisse profiter des droits spécifiques.

c) Ne pas être dominant politiquement et économiquement. Le concept de domination doit être explicité. La terminologie de « majorité dominante » et « minorité dominée » recouvre des sens légèrement différents dans la sociologie américaine et la sociologie européenne5. Alors que dans la sociologie américaine le terme « minority » désigne tous 3 Capotorti Francesco, Study on the Rights of Persons Belonging to Ethnic, Religious and Linguistic Minorities, Nations Unies, 1979. 4 Fairchild Henry (ed.), Dictionary of Sociology, New York : Philosophical Library, 1944, p. 134. 5 Marden Charle, Minorities in American Society, New York : American Book Co., 1952, p. 26.

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les groupes qui se considèrent en position de dominés de quelque manière que ce soit, par la ou les majorités dominantes, en Europe le même terme est souvent appliqué à des groupes qui présentent des particularités « objectives » qui sont à l’origine d’une discrimination quelconque. C’est dans la sociologie de Bourdieu que ce rapport de dominé/dominant apparaît le mieux6. Le jeu social, quel que soit le champ que l'on observe, donc ceci est valable également pour les minorités, repose toujours sur des mécanismes structurels de concurrence et de domination. Ces mécanismes font partie de la socialisation même des individus et des groupes qui les reproduisent consciemment ou inconsciemment : ils sont devenus pour eux des habitus transmis principalement par l’école7. Ainsi la domination est considérée comme l’un des principaux critères de l’état minoritaire et les Afrikaners de l’Afrique du sud de l’époque de l’Apartheid ne peuvent être considérés comme constituant une minorité bien que numériquement faibles.

d) Etre citoyen de l’Etat en question, dans la mesure où si les membres d’un groupe donné ne sont pas des citoyens, ils entrent dans la catégorie d’étrangers. Il faut préciser que le critère de citoyenneté, bien qu’admis unanimement par les juristes, est difficilement opérationnel dans la mesure où sociologiquement parlant il existe beaucoup de communautés possédant l’ensemble des caractéristiques d’une minorité sans pouvoir profiter des droits qui en découlent. Les groupes sociologiquement minoritaires ne possédant pas la citoyenneté de l’Etat où ils résident peuvent être les résultantes de plusieurs faits historiques, politiques et sociologiques. Trois phénomènes sont les plus connus : succession d’Etat sans déplacement ou échange de populations complet comme ce fut le cas dans

6 Mucchielli Laurent, « Pierre Bourdieu et le changement social » in Alternatives économiques, 175, 1999, p. 64-67. 7 Bourdieu Pierre, Passeron Jean-Claude, La reproduction. Éléments pour une théorie du système d'enseignement, Paris : Minuit, 1970, p. 19.

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l’ancienne Yougoslavie8 ; déplacement forcé de populations ; mouvements migratoires contemporains. Sur ce dernier point il faut constater qu’en Europe, il est souvent possible de remarquer au sein d’une même population issue des migrations, une différence juridique entre citoyens et non-citoyens alors que cette différence ne se constate pas sociologiquement sur le terrain. Par ailleurs, il est difficile de ne pas accepter comme minorités nationales les groupes russophones des pays baltiques qui ne possèdent pas la citoyenneté de l’Etat où ils résident. Et enfin il ne faut pas négliger non plus les apatrides, nombreux au lendemain des deux guerres mondiales, qui ne correspondent pas à ce critère de citoyenneté. Et enfin on peut faire une dernière distinction selon ce critère de citoyenneté entre les « minorités nationales », c’est-à-dire des groupes qui se rattachent à un autre nation organisée en Etat (les Turcs de Bulgarie, les Grecs de Turquie, les Albanais de Yougoslavie9, etc) ; et les « minorités ethno-culturelles » c’est-à-dire des groupes à forte conscience identitaire sans Etat externe comme les Basques ou les Corses10. Alors que la lutte pour la reconnaissance de ces dernières a été relativement tardive, les minorités nationales ont été elles l’objet de luttes et de négociations dès l’instauration des Etats nations. Prises entre les sollicitations d’allégeance souvent incompatibles de la part de la nation externe et de la nation environnante, les minorités sont vite devenues des enjeux, des instruments voire des victimes

8 Decaux Emmanuel, Pellet Alain (dir.), Nationalité, minorités et succession d’Etats en Europe de l’Est, Paris : Montchrestien, 1996. 9 « […] la communauté albanaise de Yougoslavie appartient à ce type de minorité qui constitue le prolongement, sur le territoire d’un Etat, d’une nation qui possède par ailleurs son propre Etat. » Roux Michel, Les Albanais en Yougoslavie : minorité nationale territoire et développement, Paris : Editions de la Maison des Sciences de l’Homme de Paris, 1992, p. 18. 10 Eide Asbjorn, « National Movements, Protection of Minorities and the Prevention of Discrimination » in Eide Asbjorn, Helgesen Jan, The Futur of Human Rights Protection in a Changing World, Oslo : Norvegian University Press, 1991, p. 213-216.

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dans les conflits interétatiques qui les dépassent, l’exemple le plus connu de ce fait étant les Sudètes. Ainsi, d’un point de vue historique, la question minoritaire renvoie à un ensemble interactionnel de processus, caractéristique de l’Europe centrale et orientale, et à la succession d’une fragmentation politique à des unités impériales (Empires austro-hongrois et ottoman). C’est dans ce cadre que les premières minorités ayant la citoyenneté (et non la nationalité) de l’Etat de résidence apparaissent.

e) A ces quatre critères objectifs il faut en ajouter un cinquième, subjectif. Il s’agit de l’existence d’une conscience minoritaire. « Comme il n’y a pas de classe sans conscience de classe il n’y a pas de minorité sans conscience minoritaire »11. Cette conscience peut être une auto-identification, ou peut être créée ou même parfois imposée par la majorité. Dans les deux cas la minorité a la connaissance de son état minoritaire. C’est dans le cadre de la « Question d’Orient » que la notion « facteur ethnique » a été étroitement liée à la problématique minoritaire. Elle est formée sur la base de la compréhension que la minorité représente une communauté de citoyens dans un Etat qui diffèrent de la majorité et des autres minorités par leurs caractéristiques et qui expriment par leurs comportements sociaux généraux la conscience de leur particularité. La conscience de cette particularité est présente sous différentes formes dans le processus de la construction identitaire, mais en règle générale elle s’exprime par des tentatives de la part de la majorité qui domine le processus, de minimiser les effets de cette conscience, de renverser la tendance et en ce qui concerne les minorités nationales dans les pays avoisinants, au contraire, de garder intacte cette conscience sinon la stimuler.

11 Oran Baskın, Türkiye’de azinliklar, Kavramlar, Teori, Lozan, Iç mevzuat, Içtihat, Uygulama, Istanbul : Iletisim, 2005, p. 26.

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Constructions nationales en Europe et naissance de la problématique minoritaire

Le concept étant explicité, nous pouvons nous livrer à

un petit examen historique12. Si la minorité existe depuis toujours, le concept est nouveau. Il a commencé à être forgé en Europe depuis le 16e siècle, depuis les mouvements de la Réforme. Dans l’Antiquité grecque le concept de minorité n’existait pas dans la mesure où les « citoyens » étaient formés d’hommes libres et étaient peu nombreux. S’il y avait une distinction de classe entre les hommes libres et les esclaves, on ne peut pas parler d’une division majorité/minorité. La question des groupes d’hommes « étrangers » par origine géographique ou par croyance religieuse n’était pas une des préoccupations de l’Empire romain. Non seulement les élites étaient païennes et prêtaient peu d’importance à l’existence d’autres types de croyances mais de plus le critère principal de romanité étant la loyauté envers Rome et l’Empereur, tant que ces communautés, en général dans les terres nouvellement conquises, ne se révoltaient pas, leur existence en tant que telle n’était pas menacée. Certes, chez l’élite romaine il y avait une méfiance envers les communautés juives mais qui ne se transformait pas en une menace pour leur existence. Une des grandes accusations contre les Juifs était celle de double allégeance,

12 Les ouvrages consultés pour cette partie sont : Baron, Salo, Ethnic Minority Rights: Some older and newer trends, Oxford: Oxford University Press, 1985 Cavusoglu Naz, Uluslararasi Insan Haklari Hukukunda Azinlik Haklari, Istanbul : Bilim, 1999 Fouques-Duparc Jacques, La protection des minorités de race, de langue et de religion, Paris : Librairie Dalloz, 1922 Macartney Carlile Aylmer, National states and national minorities, Londre : Oxford University Press, 1934 Modeen Tore, The international protection of national minorities in Europe, Åbo : Åbo Akademi, 1969 Pentassuglia Gaetano, Minorités en droit international, Strasbourg : Editions du Conseil de l’Europe, 2004.

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puisque outre l’empereur romain, ils reconnaissaient aussi le roi des Juifs13. Il est symptomatique de constater qu’à partir de la naissance des nations en Europe cette idée de double allégeance et son incompatibilité avec l’idée d’Etat-Nation est devenue une des accusations les plus récurrentes envers les minorités nationales, pas seulement les Juifs.

Cette tradition de pluralité religieuse tolérée a été en partie héritée par l’Empire Byzantin du moins jusqu’à la christianisation complète des élites. C’est seulement à partir du schisme de 1054 que cette tradition de tolérance laisse sa place à des persécutions surtout envers les hérétiques mais aussi envers les communautés musulmanes et juives. Malgré tout, la pluralité religieuse a pu se maintenir jusqu’à l’Empire ottoman après la conquête de Constantinople en 1453 dans lequel, du 13e siècle jusqu’à sa chute au 20e siècle le principe de cuius regio eius religio n’a jamais eu cours. Le système de millet (nation au sens confessionnel du terme), de catégorisation de la population était original mais évolutif et ne pouvait concerner une quelconque relation majorité à minorité, du moins jusqu’au 18e siècle.

Pendant le Moyen Age européen non plus nous ne pouvons parler de minorités. Certes, il existait une nucléarisation de la domination politique du continent mais pendant les âges de chaos dits obscurs, en gros entre le 5e et le 9e siècle, l’Église étant unie et seul lieu de protection, on peut parler d’une unicité de conscience. Il est évident qu’ici et là il y a avait des communautés juives mais elles n’étaient pas considérées comme des minorités en tant que telles. Certes, la situation des Juifs d’Europe occidentale et orientale, les organisations communautaires distinctes que ces groupes ont pu développer peuvent être considérées comme des exemples de minoration par la majorité catholique ou musulmane. Dans l’Espagne médiévale par exemple les communautés des trois religions sémitiques cohabitaient avec des tensions certes mais

13 Schafer Peter, Judeophobia : Attitudes toward the Jews in the Ancient World, Cambridge : Harvard University Press, 1997, p. 180 et passim

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avec des interactions quotidiennes14. Dans certaines régions les relations étaient à tel point bonnes que les communautés juives ont pu s’épanouir pour devenir des composantes à part entière de la société15.

Historiquement parlant, pour que le concept naisse, il a fallu que des organisations étatiques modernes apparaissent, et ces organisations commencent à voir comme une menace les groupes « différents » et par conséquent ces mêmes groupes sont considérés comme étant affiliés à d’autres organisations étatiques. Il est évident que cette impression que certains groupes constituent des entraves à l’unité est née avec la constitution des Etats plus ou moins centralisés dans la mesure où les Empires ne sont pas par nature centralisateurs et ne s’intéressent pas ou que secondairement aux divisions ethniques, religieuses ou linguistiques. L’important est la fidélité à l’Empire dans tous ces sens.

Par conséquent il faut regarder du côté des monarchies absolutistes pour constater que le concept de minorité s’esquisse. C’est surtout avec le 16e siècle, où la Réforme et la Guerre de Trente ans ont mis fin au monopole de l’Eglise catholique et appris aux Etats qu’une pluralité religieuse était maintenant incontournable, que la question des minorités surgit dans l’espace européen. Une sorte de vivre ensemble forcé s’étant établi, une tolérance religieuse s’est installée pour désamorcer les conflits potentiellement destructeurs16. Néanmoins, les rivalités religieuses, notamment entre catholiques et protestants, mais surtout l’instauration des Etats, où la population était obligée de d’appartenir à la religion du prince, empêcha l’élaboration d’une théorie générale de la

14 Cf. Barkaï Ron, Chrétiens, Musulmans et Juifs dans l´Espagne médiévale, Paris : Editions du Cerf, 1994. 15 « Les communautés juives d’Espagne et de France méridionale auraient eu une histoire exceptionnelle : elle aurait été heureuse. », Kriegel Maurice, Les juifs à la fin du Moyen-Âge dans l'Europe méditerranéenne, Paris : Hachette, 1979, p. 2. 16 Pentassuglia Gaetano, op.cit., p. 25.

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protection des minorités religieuses dans l’espace européen. En somme cette protection dépendait de la puissance d’un Etat tiers, garant des groupes religieux affilés à l’Etat d’en face. La paix instaurée à partir de Westphalie (1648) basée sur les Traités de Münster et d’Osnabrück signés entre la France et l’Empire Romain confirma le principe de cuius regio eius religio accepté depuis la paix d’Augsbourg (1955) mais permit la reconnaissance officielle des trois principales religions chrétiennes que sont le catholicisme, le luthérianisme et le calvinisme17. Ces trois communautés reçurent en outre des droits quant à la pratique religieuse mais aussi concernant la participation à la vie de la cité.

Ainsi, toute une série de traités de paix qui contiennent des solutions aux « problèmes » posés par des communautés religieuses non acceptées couvrent le 17e et le 18e siècles. La protection concernait surtout des communautés se trouvant sur le territoire d’un autre Etat suite à une redistribution des territoires étatiques (accords dans le cadre de la paix de Westphalie, 1648) ou sur les territoires cédés par un Etat à un autre (le Traité de Paris de 1763 entre la Grande Bretagne et la France où les garanties était prévues pour les catholiques vivant dans les régions cédées à la Grande Bretagne).

C’est surtout dans les relations entre les puissances occidentales et l’Empire ottoman que nous voyons apparaître la question de la protection des minorités dès la fin du 17e siècle. Il s’agit là du système des « protégés » qui devient un moyen pour ces mêmes puissances de s’introduire dans l’Empire ottoman déclinant18. La grande majorité des ambassadeurs des puissances occidentales recevaient des berats (certificat de garantie) qui étaient renouvelés à chaque changement d’ambassadeurs qui leur donnaient un droit de regard sur tel ou tel millet. Au départ il s’agissait de berat concernant uniquement

17 Ibidem. 18 Sonyel Salahi, Minorities and the Destruction of the Ottoman Empire, Ankara: The Historical Society Printing House, 1993, p. 109-111.

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les sujets étrangers, par la suite ils ont été élargis de facto d’abord et de jure ensuite au reaya, c'est-à-dire aux sujets non-musulmans du Sultan ottoman. Ainsi, les quartiers à forte concentration de non-musulmans de la capitale comme Péra ou Galata ont été au fur et à mesure peuplés par des communautés appelées beratli sous protection étrangère. C’est la France qui demanda en premier le droit de protection des communautés chrétiennes de l’Empire avec les « Capitulations » de 1673 et de 1740. Les traités de Carlowitz (1699), de Passarowitz (1718) et de Belgrade (1739) accordèrent le même type de droit à l’Autriche concernant la communauté catholique de l’Empire ottoman. De la même manière l’article 16 des Capitulations aux Anglais, l’article 40 des Capitulations aux Hollandais (1680) accordait à ces Etats un droit de regard sur les millets non musulmans. Enfin, la République de Venise a eu le même type de droit en 1718.

Il est intéressant de suivre l’évolution du système des « protégés » tout au long du 18e siècle. Alors qu’au début du siècle il s’agissait d’une protection individuelle, c’est-à-dire qu’un individu appartenant à un millet non-musulman considérant ses droits lésés pouvait faire appel à un ambassadeur étranger, au début du 19e siècle nous arrivons à une protection du groupe entier. Cette évolution est en fait naturelle dans le système ottoman des millets dans la mesure où dans ce système l’individu n’a d’existence légale que dans une « nation ». Ainsi d’une protection individuelle, le système des « protégés » a évolué vers une protection « nationale » jetant en quelque sorte les bases de la « question d’Orient ».

Tout au long du 18e siècle ce système de « protégés » fut tellement attractif qu’au fur et à mesure les sujets non-musulmans du Sultan ont commencé à solliciter la protection des Ambassades étrangères individuellement ou communautairement allant jusqu’à demander la citoyenneté des Etats en question. A la fin du 18e siècle ces berats étaient devenus une source de revenu pour les Ambassades qui les

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vendaient aux non-musulmans19. La dégénération du système a atteint son paroxysme avec l’obtention par des puissances occidentales du droit de protection pour l’ensemble des millets. Ainsi la Russie est devenue la protectrice du millet grec-orthodoxe, ainsi que du millet arménien au 19e siècle. La France était la protectrice des Catholiques et la Grande Bretagne et la Prusse protectrices de la petite communauté protestante.

Ainsi c’est ce système de « protégés » qui a fait que le concept de minorité est entré de facto dans le régime ottoman sans qu’il y a ait une transformation rapide de la nature du régime contrairement aux Etats occidentaux. En effet, en dernière analyse, malgré les périodes de constitutionnalisation suivant la période de Tanzimat (1839-1878), le régime ottoman ne changeait pas dans son essence, en revanche c’est durant cette période que nous sommes témoins de la renaissance du régime des millets ayant muté en un régime de protection des minorités20. Alors que durant la même période, une transformation profonde du concept de l’Etat en Europe occidentale était en marche, surtout depuis la révolution française qui a donné un nouveau sens à la « nation ». C’est ainsi que les constructions nationales ont amené avec elles des constructions minoritaires. En somme, pour l’Europe occidentale, il est possible de défendre une sorte de darwinisme politique où le besoin créé l’organe. Au risque de donner l’impression d’une catégorisation marxisante forcée et précisant qu’il s’agit là d’un idéal type, on peut proposer, avec Oran, une lecture linaire du processus21.

19 Ibid, p. 110. 20 Dumont Paul, « La période des Tanzîmât » in Mantran Robert (dir.), Histoire de l’Empire ottoman, Paris : Fayard, 1989, p. 497 et passim. 21 Oran Baskın, op.cit., p. 18

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Royauté et bourgeoisie → État central → Violence légitime et unicité juridique → Échanges commerciaux territoriaux → Marché commun territorial → Conscience identitaire et culturelle → conscience nationale et minorités (16e s.) → Nationalismes (18e s.) → État-Nation → assimilation unificatrice en interne et impérialisme externe.

Ainsi dans cette proposition la conscience nationale

créatrice de conscience minoritaire se montre au 16e siècle, suivie d’idéologies nationalistes au 18e s’achevant (pour l’instant) par l’instauration des Etats-Nations au 19e.

Ce modèle ne s’applique pas bien évidemment à toutes les nations et à toutes les minorités. Par exemple le Grand Duché de Lituanie garantissait dès le 14e siècle une protection spécifique aux Juifs, aux Karaïtes et aux Tatars. Par ailleurs, il existe des Etats-Nations, comme la Turquie où la construction nationale est tardive et même postérieure à la construction étatique. Le problème dans ce genre de cas est que les minorités qui apparaissent possèdent leurs consciences nationales donc minoritaires avant la conscience majoritaire. On y reviendra.

Revenons au processus proposé. Les monarchies absolutistes naissent à la fin du Moyen Age avec la corrélation, entre autres, de deux conjonctures parallèles :

• la formation d’une bourgeoisie marchande qui voulait élargir son champ d’action et qui réclamait plus de sécurité et plus d’unité juridique.

• le Roi, c’est-à-dire le plus puissant des seigneurs féodaux, qui désirait élargir ses territoires22.

Cette nouvelle entité politique fut le foyer dans lequel

s’est développée ce qu’on appelle aujourd’hui la nation. C’est à partir de ce moment flou que l’unicité de la langue, de la juridiction et de la confession sont apparues comme ciments incontournables d’une nation. Mais ce renforcement de la royauté qui visait l’unicité des sujets a eu également des

22 Oran Baskın, op.cit., p. 18.

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conséquences inverses. Non seulement les gens différents, les hérétiques des régions particularistes, en somme les minorités, sont apparus au grand jour, mais de surcroît, l’Eglise catholique ayant confirmé fermement sa suprématie, la bourgeoisie naissante a senti le besoin de s’affranchir à la fois de l’emprise de l’Eglise et de celle du Roi mais aussi de s’éloigner de l’aristocratie catholique dont la culture était de consommer sans produire. Cette même bourgeoisie a cherché et a trouvé une nouvelle somme de valeurs. En renversant la logique de Weber on peut situer la naissance du protestantisme à ce moment-là. Avant Luther il y avait eu beaucoup d’autres Luther mais la base de contestation, la bourgeoisie n’était pas assez formée comme entité à part pour les accueillir. C’est ainsi qu’en Europe occidentale est née une nouvelle minorité religieuse, persécutée : les protestants. Et c’est ainsi qu’en Europe occidentale, d’une manière concomitante avec le concept de « millet » dans l’Empire ottoman d’ailleurs, fut construit le concept de minorité religieuse.

En se plaçant du côté de la majorité et du pouvoir catholique on peut dire que ces minorités religieuses étaient considérées comme les entraves principales à la constitution des États centralisés. Les attitudes envers ces groupes ont varié selon les circonstances. La croisade des Albigeois (début 13e

siècle) restant comme un signe avant coureur du caractère insupportable des particularismes religieux, c’est au 16e siècle que les réactions ont été les plus nombreuses, tantôt répressives comme la Saint Barthélemy (1572) tantôt conciliantes comme l’Edit de Nantes (1589). Inutile de dire que ces relations entre majorité et minorités ont été semblables dans les pays à majorité protestante et minorités catholiques.

Les développements extra-européens ont eu également une influence dans ce processus. Par exemple, la révolution américaine de la fin du 18e siècle a eu des conséquences sur l’évolution du concept national en Europe de deux manières : d’une part en mettant en avant les droits individuels et en affirmant que l’individu est le degré zéro de la société et non les

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groupe particularisants, et d’autre part en affirmant l’idée du contrat entre les gouvernés et les gouvernants c'est-à-dire l’Etat. Ainsi, afin que ce « plébiscite de tous les jours »23 puisse se réaliser le plus facilement possible, l’idée des populations homogènes s’est installée dans toute l’Europe. Dans cette transformation le monarque apparaissait dès lors non comme le descendant d’une dynastie qui imposerait son pouvoir à des sujets mais comme le représentant par excellence de la nation24. Avec les révolutions de 1848, la perception de la pertinence de l’idée de la nation a été renforcée et cette idée s’est avérée puissamment mobilisatrice, créant dans chaque Etat-Nation des minorités.

Systématisation de la protection des minorités

Après cette clarification conceptuelle et cette

contextualisation, il faut terminer avec des considérations géopolitiques pour utiliser un terme anachronique.

Ce sont d’abord les « traités à minorité » signés entre les pays catholiques et protestants qui furent les principaux outils de développement du concept de minorité en le plaçant dans le droit international et les relations internationales. Parce que ces États qui possédaient des minorités apparentées à d’autres États et qui étaient liés à des minorités qui se trouvaient dans les territoires des États rivaux se sont sentis obligés de mettre en place un système de protection. Les guerres de

23 « Nation, comme l'individu, est l'aboutissement d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime [...]. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire, voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. L'existence d'une nation est un plébiscite de tous les jours. » Renan Ernest, Qu'est-ce qu'une Nation ?, Paris : Helleu, 1934 [1882]. 24 Thiesse Anne-Marie, La création des identités nationales : Europe 18e - 25e siècle, Paris : Editions du Seuil, 1999, p. 15.

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religion qui ont duré tout au long de la deuxième moitié du 16e siècle (1562 - 1598) mais qui se sont véritablement achevées en 1648 par le traité de Westphalie, avaient fait comprendre à tous les pays de l’Europe occidentale qu’il était impossible de convertir l’Autre à sa cause, et qu’il valait mieux protéger ses coreligionnaires dans les États rivaux.

Ce système de protection qui commence par des édits unilatéraux et qui se poursuit par des traités bilatéraux ont mis fin, provisoirement, aux conflits de minorités en Europe occidentale comme la Guerre de Trente ans (1618 - 1648). C’est ainsi que les États de l’ouest-européen ont pu s’intéresser, petit à petit, aux minorités chrétiennes, catholiques, protestantes et orthodoxes en Europe orientale.

En effet, tout le processus décrit ci-dessus concerne surtout l’Europe occidentale où on avait été témoin d’un passage du système féodal à un État centralisé. Or l’Europe orientale présentait un visage totalement différent avec l’existence de deux Empires rivaux : l’Empire ottoman et l’Autriche-Hongrie. C’est sur le premier que je vais m’attarder.

Lorsqu’on a une vision globale sur les minorités il n’est pas difficile de dire qu’à l’époque moderne l’épanouissement de la question minoritaire se trouve surtout dans cette fameuse question d’Orient, ouverte avec le déclin de la puissance ottomane, jamais refermée.

Il est difficile de parler en interne de minorités dans la société ottomane dans la mesure où dans le système des millets, l’ensemble de la société à tiroirs est soit en situation minorisée par rapport à l’élite ottomane, soit les différents millets qui composent la société sont dans une position d’autodétermination interne où le pouvoir appartient aux instances religieuses.

Attardons-nous quelques instants sur ce terme de millet qui désigne en turc actuel le concept de nation. C’est un glissement de sens, souvent constaté entre l’usage ottoman et la forme turque. Il faut préciser que ce glissement de sens date de la période de Tanzimat où il désignait, comme son acception

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actuelle, une « communauté religieuse non-musulmane »25. Même s’il n’a pas été utilisé de manière exclusive avant le 19e siècle, le terme n’est pas nouveau. Dans les textes officiels ottomans de la fin du 16e siècle et du début du 17e siècle on le rencontre avec une gamme de significations assez large comme « religion », « peuple » ou même « nation ». Signalons au passage que le terme ne désigne pas exclusivement les communautés non musulmanes et le groupe « dominant », les musulmans forment aussi un millet.

La question minoritaire dans l’Empire ottoman est concomitante avec la naissance des « nations » dans l’Europe balkanique. Le terme ottoman ekalliyet n’est entré dans l’usage qu’à partir du moment où les puissances occidentales ont commencé à désigner les non-musulmans avec la dénomination de minorité. Sinon la notion était étrangère au système ottoman. Il s’agit en somme d’une intériorisation du vocabulaire de l’adversaire.

Ce sont les traités de paix qui, lorsque l’Empire ottoman était vaincu, et cela arrivait souvent à partir de la fin du 17e siècle, imposent petit à petit cette terminologie et ce concept à l’Orient ottoman. Il s’agissait pour les vainqueurs de mettre un pied dans cet Orient par le biais des coreligionnaires, parfois pour les protéger sincèrement parfois en les instrumentalisant. Par exemple le traité Karlofça en 1699 donnait la possibilité aux Polonais d’intervenir en faveur des catholiques de l’Empire ottoman.

Mais c’est surtout le 19e siècle qui constitue un tournant dans le système de protection des minorités non-musulmanes dans l’Empire ottoman par les puissances occidentales. Le traité de Paris de 1856 qui a clos la guerre de Crimée a donné la possibilité de « protéger » les populations chrétiennes de l’Empire au Concert européen afin de dessiner la

25 Strauss Johann, « Ottomanisme et ‘ottomanité’ le témoignage linguistique » in Kieser Hans-Lukas, Aspects of the political language in Turkey (19th – 20th centuries), Istanbul : Isis, 2000, p. 20.

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carte prénapoléonienne de l’Europe. Ainsi nous sommes passés à un système de protection collectif.

Toujours au 19e siècle il y eut deux développements importants pour l’entrée du concept de minorité dans l’espace ottoman. D’une part, après la Révolution française un net passage s’opéra du concept de minorité religieuse vers le concept de minorité nationale et par conséquent les non-musulmans de l’Empire ottoman ont commencé à ne plus se satisfaire des droits religieux et à réclamer des droits politiques.

Deuxièmement la construction des nations et des idéologies nationalistes comme ce fut le cas pour les Jeunes-Turcs a eu tendance à créer une supra-identité dans laquelle les infra-identités devaient se dissoudre. Ces tentatives de dissolution ont ravivé les sentiments d’altérité chez les non-musulmans mais aussi chez les musulmans non-turcs de la société ottomane.

A cela il faut ajouter le fait que la révolution industrielle a amené en Europe une grande concurrence entre les nations notamment sur la demande de matières premières ce qui a engendré, entre autres, une accélération de la colonisation, créant de nouvelles minorités majoritaires. Dans cette concurrence, aucun des pays européens n’ayant réussi à assurer sa suprématie et le monopole dans la « question d’orient », il a fallu intervenir d’une manière collective. Ainsi les traités bilatéraux qui comportaient des clauses concernant telle ou telle communauté ont laissé place petit à petit à des accords multilatéraux, transformant la question minoritaire en une affaire de droit international.

D’ailleurs c’est cette internationalisation des relations conflictuelles bilatérales qui a permis la création de la Société des Nations, qui à son tour a technicisé la protection des minorités. Hélas cette technicisation concernait quasi exclusivement les États vaincus de la Première Guerre mondiale et était loin d’être universelle. Le traité de Lausanne de 1923, qui scelle la succession de l’Etat turc à l’Etat ottoman, n’est que

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le dernier maillon d’une série de traités à minorités sous la houlette de la Société des Nations.

C’est seulement à partir du Traité de Vienne en 1815, que nous pouvons parler d’un « système » de protection de minorités en Europe et ce s’agissant principalement de l’Europe de l’Est. La confirmation des « identités nationales » à partir de cette date provoqua la nécessité des garanties accordées à des « nations » dans le cadre de la partition de la Pologne entre l’Autriche, la Prusse et la Russie. Mais ce système se présentait assez vague et donnait quasiment entièrement le soin de protéger ses minorités à la discrétion des Etats souverains. En revanche c’est le Congrès de Berlin de 1878 qui fut à l’origine du renforcement des nouveaux Etats dans l’Europe de l’Est avec toute une série de garanties pour les minorités.

Ce système fut institutionnalisé au lendemain de la Première Guerre Mondiale par la Société des Nations. Là encore il s’agit au départ d’une problématique de frontières et de souveraineté. Constatant l’impossibilité de permettre la création d’un Etat souverain à chaque nation qui se réclamait comme telle, il a fallu établir un régime protecteur, uniquement dans les Etats vaincus, il est vrai, pour désamorcer les conflits à venir. Ainsi un nouveau système fut mis sur pied bien qu’il ne soit pas explicitement intégré dans le pacte de la Société des Nations26. La clef de voûte de ce système, composé de traités spécifiques et de sections insérées dans d’autres traités plus généraux résidait dans la garantie qui n’était plus assurée par des Etats tiers mais par la SDN elle-même. En effet, le régime donnait au Conseil de la SDN et à la Cour Permanente de Justice International le droit d’intervenir dans les affaires internes des Etats, ce qui était une première dans le droit international.

Plusieurs documents ont été préparés dans le cadre de ce régime donnant une cohérence interne au système. Si on prend en compte la totalité des documents préparés dans le

26 Pentassuglia Gaetano, op.cit., p. 26.

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cadre de la SDN, on peut y dénombrer quatre catégories selon la nature des documents :

1. Les traités spéciaux consacrés aux minorités, signés entre les puissances alliées et d’autres pays comme les suivants :

Les minorités en Pologne : Traité entre les Alliés et la Pologne, Versailles, juin 1919

Les minorités dans « l’Etat des Serbes, Croates et Slovènes » : Traité entre les puissances mentionnées et l’Etat des Serbes, Croates et Slovènes, Saint-Germain-en-Laye, septembre 1919

Les minorités en Tchécoslovaquie : Traité entre les Puissances et la Tchécoslovaquie, Saint-Germain-en-Laye, septembre 1919

Les minorités en Bulgarie : Traité entre les Puissances et la Bulgarie, Neuilly-sur-Seine, novembre 1919

Les minorités en Roumanie : Traité entre les Puissances et la Roumanie, Paris, décembre 1919

Les minorités en Hongrie : Traité de paix entre les Puissances et la Hongrie, Trianon, juin 1920

Les minorités en Grèce : Traité concernant la protection des minorités en Grèce, Sèvres, août 1920

Les minorités dans la ville libre de Danzig : Convention entre la Pologne et Danzig, Paris, novembre 1921

Préservation des traditions suédoises dans les îles Aaland : Accord entre la Suède et la Finlande enregistré et approuvé par une résolution de la Société des Nations, juin 1921

2. Des sections spéciales inclues dans les traités de paix signés avec les pays vaincus comme les suivants :

Les minorités en Autriche : Traité de paix entre les Alliés et l’Autriche, Saint-Germain-en-Laye, septembre 1919

Les minorités en Turquie et en Grèce : Traité de paix entre l’Empire britannique, la France, l’Italie, Le Japon, la Grèce, la Roumanie, l’Etat des Serbes, Croates et Slovènes et la Turquie à propos de la protection des minorités en Turquie et en Grèce, Lausanne, juillet 1923

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3. Des conventions spéciales concernant certains territoires comme la Haute Silésie : (Convention germano-polonaise relative à la Haute Silésie, Genève, mai 1922) ou le territoire de Memel (Klaipèda, Paris, 1934)

4. Et enfin des déclarations spécifiques adoptées devant le Conseil de la Société des Nations, condition sine qua non à l’adhésion adhésion à la SDN :

Les minorités en Albanie, Lituanie, Lettonie, Estonie et Irak : Déclarations faites à la Société des Nations par l’Albanie (octobre 1922), la Lituanie (mai 1922), la Lettonie (juillet 1923), l’Estonie (septembre 1923) et l’Irak (mai 1932)

C’est ce système de protection des minorités de la Société des Nations qui exprime officiellement pour la première fois le triple critère « des minorités de race (ethniques), linguistiques et religieuses ». Il s’agissait d’un système à double objectif, l’un négatif ou passif, autrement dit la prévention des discriminations, et l’autre positif ou actif, c’est-à-dire la protection des minorités reconnues.

Ce régime des minorités repose sur deux principes contradictoires (du moins en apparence) : le principe d’unicité et d’indivisibilité de l’Etat souverain et celui de continuité et de protection des minorités au sein de ce même Etat. Il s’agit là d’un équilibre extrêmement fragile, tellement fragile que lorsque l’un de ces deux principes est en danger, de graves crises internes et externes menacent le pays en question. Nous disons externes parce qu’un autre facteur que nous n’avons pas mentionné jusqu’ici entre en jeu. La grande majorité de ces minorités (pas toutes) sont attachées à des nations qui ont déjà formé un Etat qui naturellement revendique un droit de regard sur la situation des groupes de même origine restés à l’extérieur. Et parfois ce sont ces mêmes minorités qui sont instrumentalisées par les « mères-patries » pour des revendications territoriales, politiques ou autre ce qui crée des situations d’ingérence. Mais les problèmes entre les minorités et les Etats souverains ne peuvent être réduits à l’ingérence des Etats tiers. Autant il est vrai que la notion de minorité est

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subséquente à la notion de nation et de nationalisme, autant nous ne pouvons pas négliger la naissance d’un nationalisme minoritaire parfois plus violent que le nationalisme des peuples dominants27. Les cas dans le passé mais aussi dans le présent ne manquent pas pour le confirmer. Cet état des choses contribue fortement à la naissance d’une sorte de suspicion générale des Etats souverains à l’égard des minorités qu’ils abritent. Cette suspicion se transforme dans certains cas en oppression, en étouffement, en une volonté d’assimilation qui renforcent justement le nationalisme minoritaire. Dans ce genre de cas bien connus il n’est pas rare que les Etats en question se retrouvent dans un cercle vicieux : oppression, séparatisme, plus d’oppression, plus de séparatisme, etc. D’autant plus que la meilleure arme contre ce nationalisme minoritaire étant le nationalisme majoritaire, par réaction les deux nationalismes se radicalisent pour donner lieu à des problèmes sans issue28. Cette situation se transforme en un cercle vertueux dans les Etats de type fédéraliste (mais cela ne suffit pas) ou dans les Etats qui optent de plus en plus pour le régionalisme. Malgré tout, les paramètres de rivalité entre minorités et Etat souverain sont suffisamment nombreux et complexes pour pouvoir dire que chaque cas est unique et qu’une modélisation serait hasardeuse.

27 Williams Howard, « Rights and minority nationalism » in Watson Michael (éd.), Contemporary minority nationalism, New York : Routledge, 1990, p. 166-173. 28 « Cela aboutit à l’exclusion du nationalisme d’autrui » nous dit Sanguin André-Louis, « Quelles minorités pour quels territoires ? » in Sanguin André-Louis (dir.), Les minorités ethniques en Europe, Paris : L’Harmattan, 1991, p. 7.

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Conclusion

L'ancien régime minoritaire de la SDN comportait quatre principes fondamentaux : l'égalité de tous devant la loi et la prohibition de la discrimination pour cause de race, de langue ou de religion; la reconnaissance de certains droits spéciaux, dont le libre usage de la langue; la reconnaissance de certains droits fondamentaux de l'homme; le droit à la voie légale internationale de pétition et de plainte à la Société des Nations reconnu aux personnes appartenant à des minorités29.

Depuis le labeur de la SDN, nous avons été témoins de grands efforts en matière de définition, de codification, de déclaration et de garanties et mécanismes de contrôle. Mais le système de la SDN souffrait d'un certain nombre de faiblesses d'ordre théorique et pratique qui sont hors de mon propos.

Malgré tout le système de la Société de Nation a eu le mérite d’inscrire pleinement la question minoritaire dans le droit international à travers une série de textes forts instructifs. Joseph Yacoub recense30

- cinq traités spéciaux, dits de « minorités », protégeant ces groupes en Pologne, en Tchécoslovaquie, en Yougoslavie, en Roumanie et en Turquie;

- quatre chapitres spéciaux insérés dans les traités de paix signés avec l'Autriche, la Bulgarie, la Hongrie et la Turquie;

- six déclarations faites par la Finlande, l'Albanie, la Lituanie, la Lettonie, l'Estonie et l'Irak, s'engageant à assurer les droits de leurs minorités respectives;

- dix chapitres spéciaux insérés dans six conventions et un accord (la Convention germano-polonaise relative à la Haute-Silésie; la Convention de Memel sur le territoire de Memel et son statut en Lituanie; la Convention entre la Grèce et la Bulgarie traitant de l'émigration réciproque entre ces deux

29 Yacoub Joseph, « Genèse et évolution d’un concept » in Confluences méditerranées, 4, automne 1992. 30 ibidem.

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pays; la Convention de Varsovie entre la Pologne, l'Estonie, la Finlande et la Lettonie; la Convention gréco-turque relative à l'échange obligatoire des ressortissants turcs de religion gréco-orthodoxe établis sur les territoires turcs et des ressortissants grecs de religion musulmane établis sur les territoires grecs; la Convention germano-polonaise concernant le choix de la nationalité; l'Accord roumano-yougoslave concernant la question scolaire des deux parties roumaine et yougoslave du Banat.)

Les droits et garanties assurés par ces engagements internationaux aux minorités de race, de langue et de religion, étaient :

- droit à l'acquisition d'une nationalité; - droit à la vie, à la liberté individuelle et à la liberté du

culte; - droit à l'égalité devant la loi : à l'égalité des droits

civils et politiques, à l'égalité de traitement et de garanties en droit et en fait ;

- libre usage de la langue dans certains domaines - droit de créer, diriger et contrôler, à leurs frais, des

institutions charitables, religieuses ou sociales; - droit à une part équitable des fonds publics affectés

par l'État aux fins d'éducation, de religion ou de charité. La pratique fut en revanche peu fructueuse, les États

se montrant souvent assez lents, si ce n'est réticents à toute matérialisation de ces dispositions. Pour finir il faut revenir à la question initiale : sommes nous témoins de la mort du concept de minorité dans l’Europe d’après 1990 ? Dans cette nouvelle configuration, la structuration sans précédent du supranational et de l’infranational conduirait-elle à une « millétisation » de la société européenne, c’est-à-dire à la formation de communautés plus ou moins grandes, dotées d’une autonomie large en interne et rattachées à une nébuleuse institutionnelle en externe ? En effet, il est possible de constater une différence d’approche de taille entre le système établi par la SDN après la Première

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Guerre Mondiale et celui instauré par l’ONU après la Deuxième Guerre Mondiale. Après 14-18, à cause des frontières entièrement redessinées avec la désintégration des trois empires multiethniques qu’étaient l’Autriche-Hongrie, la Russie et l’Empire ottoman, la protection des minorités a été considérée comme un problème général de l’Europe31. Les traités spécifiques et les chapitres d’autres traités visaient à préserver les particularités ethniques des minorités au sein de majorités tendant souvent à homogénéiser l’Etat-Nation32. Néanmoins ces protections concernant uniquement les pays vaincus de la Première Guerre Mondiale, il est difficile de parler d’un système universel. Alors qu’après la Deuxième Guerre Mondiale les droits des minorités étaient assimilés aux droits individuels ; c’étaient les membres de ces minorités en tant qu’individus qui étaient bénéficiaires de cette protection33. Ainsi, l’attention n’était plus attirée par les problèmes minoritaires mais par les droits individuels et ce jusqu’aux années 1990, jusqu’à la réapparition des conflits ethniques dans l’Europe de l’Est.

31 Thornberry Patrick, International law and the Rights of Minorities, Oxford : Clarendon Press, 1991, p. 38 et passim. 32 Cavusoglu Naz, Uluslararasi Insan Haklari Hukukunda Azinlik Haklari, Istanbul : Bilim, 1999, p. 14. 33 Klein Eckart, « The Protection of Minorities : conception and Implementation » in Law and State, 44, 1991, p. 79.

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