LIVRE QUINZIME : AVANT LE DLUGE
LIVRE QUINZIME : AVANT LE DLUGEAyant trait, dans les quatre
livres qui prcdent, de lorigine des deux cits, saint Augustin en
expose le progrs dans les quatre livres qui suivent, et, pour cela,
il sattache aux principaux passages de lHistoire sainte o ce progrs
est indiqu. Dans le prsent livre, en particulier, il commente le
rcit de la Gense depuis Can et Abel jusquau dluge.
LIVRE QUINZIME : AVANT LE DLUGECHAPITRE PREMIER.DE LA SPARATION
DES HOMMES EN DEUX SOCITS, A PARTIR DES ENFANTS DADAM.CHAPITRE
II.DES FILS DE LA TERRE ET DES FILS DE PROMISSION.CHAPITRE IV.DE LA
PAIX ET DE LA GUERRE DANS LA CIT TERRESTRE.CHAPITRE V.DU PREMIER
FONDATEUR DE LA CIT DE LA TERRE, QUI TUA SON FRRE; EN QUOI IL FUT
IMIT DEPUIS PAR LE FONDATEUR DE ROME.CHAPITRE VI.DES LANGUEURS
AUXQUELLES SONT SUJETS, EN PUNITION DU PCH, LES CITOYENS MMES DE LA
CIT DE DIEU, ET DONT ILS SONT ENFIN DLIVRS PAR LA GRACE.CHAPITRE
VII.LA PAROLE DE DIEU NE DTOURNA POINT CAN DE TUER SON
FRRE.CHAPITRE VIII.QUELLE RAISON PORTA CAN BTIR UNE VILLE DS LE
COMMENCEMENT DU MONDE.CHAPITRE IX.LES HOMMES VIVAIENT PLUS
LONGTEMPS ET TAIENT PLUS GRANDS AVANT LE DLUGE QUE DEPUIS.CHAPITRE
X.DE LA DIVERSIT QUI SE RENCONTRE ENTRE LES LIVRES HBREUX ET LES
SEPTANTE QUANT AU NOMBRE DES ANNES DES PREMIERS HOMMES.CHAPITRE
XI.IL FAUT, DAPRS LAGE DE MATHUSALEM, QUIL AIT ENCORE VCU QUATORZE
ANS PR5 LE DLUGE.CHAPITRE XII.DE LOPINION DE CEUX QUI CROIENT QUE
LES ANNES DES ANCIENS NTAIENT PAS AUSSI LONGUES QUE LES
NTRES.CHAPITRE XIII.SI, DANS LA SUPPUTATION DES ANNES, IL FAUT
PLUTT SARRTER AUX TEXTES HBREUX QUA LA TRADUCTION DES
SEPTANTE.CHAPITRE XIV.LES ANNES TAlENT AUTREFOIS AUSSI LONGUES QU
PRSENT.CHAPITRE XV.SIL EST PRSUMABLE QUE LES HOMMES DU PREMIER AGE
AIENT PERSVR DANS LABSTINENCE JUSQU LPOQUE OU LON RAPPORTE QUILS
ONT EU DES ENFANTS.CHAPITRE XVI.DES MARIAGES ENTRE PROCHES, PERMIS
AUTREFOIS A CAUSE DE LA NCESSIT.CHAPITRE XVII.DES DEUX CHEFS DE
LUNE T LAUTRE CIT ISSUS DU MME PRE.CHAPITRE XVIII.FIGURE DE
JSUS-CHRIST ET DE SON GLISE DANS ADAM, SETE ET NOS.CHAPITRE XIX.CE
QUE FIGURE LE RAVISSEMENT DNOCH.CHAPITRE XX.COMMENT LA POSTRIT DE
CAN EST RENFERME EN HUIT GNRATIONS, ET POURQUOI NO APPARTIENT A LA
DIXIME DEPUIS ADAM.CHAPITRE XXI.LCRITURE NE PARLE QUEN PASSANT DE
LA CIT DE LA TERRE, ET SEULEMENT EN VUE DE CELLE DU CIEL.CHAPITRE
XXII.LE MLANGE DES ENFANTS DE DIEU AVEC LES FILLES DES HOMMES A
CAUS LE DLUGE QUI A ANANTI TOUT LE GENRE HUMAIN, A LEXCEPTION DE
HUIT PERSONNES.CHAPITRE XXIII.LES ENFANTS DE DIEU QUI, SUIVANT
LCRITURE, POUSRENT, LES FILLES DES HOMMES, DONT NAQUIRENT LES
GANTS, TAIENT-ILS DES ANGES?CHAPITRE XXIV.COMMENT IL FAUT ENTENDRE
CE QUE DIEU DIT A CEUX QUI DEVAIENT PRIR PAR LE DLUGE : ILS NE
VIVRONT PLUS QUE CENT VINGT ANS .CHAPITRE XXV.LA COLRE DE DIEU NE
TROUBLE POINT SON IMMUABLE TRANQUILLIT.CHAPITRE XXVI.TOUT CE QUI
EST DIT DE LARCHE DE NO DANS LA GENSE FIGURE JSUS-CHRIST ET
LGLISE.CHAPITRE XXVII.ON NE DOIT PAS PLUS DONNER LES MAINS A CEUX
QUI NE VOIENT QUE DE LHISTOIRE DANS CE QUE LA GENSE DIT DE LARCHE
DE NO ET DU DLUGE, ET REJETTENT LES ALLGORIES, QU CEUX QUI NY
VOIENT QUE DES ALLGORIES ET REJETTENT LHISTOIRE.CHAPITRE PREMIER.DE
LA SPARATION DES HOMMES EN DEUX SOCITS, A PARTIR DES ENFANTS
DADAM.On a beaucoup crit sur le paradis terrestre, sur la flicit
dont on y jouissait, sur la vie quy menaient les premiers hommes,
sur leur crime et leur punition. Et nous aussi, nous en avons parl
dans les livres prcdents, selon ce que nous en avons lu ou pu
comprendre dans lEcriture; mais un examen dtaill de tous ces points
ferait natre une infinit de questions qui demanderaient tre traites
avec plus dtendue, et qui passeraient de beaucoup les bornes de cet
ouvrage et de notre loisir. O en trouver assez, si nous prtendions
rpondre toutes les difficults que nous pourraient faire des esprits
oisifs et pointilleux, toujours plus prts former des objections que
capables den comprendre les solutions? Jestime toutefois avoir dj
clairci les grandes et difficiles questions du commencement et de
la fin du monde, de la cration de lme et de celle de tout le genre
humain, qui a t distingu en deux ordres, lun compos de ceux qui
vivent selon lhomme, et lautre de ceux qui vivent selon Dieu. Nous
donnons encore ces deux ordres le nom mystique de Cits, par o il
faut entendre deux socits dhommes, dont lune est prdestine vivre
ternellement avec Dieu, et lautre souffrir un supplice ternel avec
le diable. Telle est leur fin, dont nous traiterons dans la suite.
Maintenant, puisque nous avons assez parl de leur naissance, soit
dans les anges, soit dans les deux premiers hommes, il est bon, ce
me semble, que nous en considrions le cours et le progrs, depuis le
moment o les deux premiers hommes commencrent engendrer jusqu la
fin des gnrations humaines. Cest de tout cet espace de temps, o il
se fait une rvolution continuelle de personnes qui meurent, et
dautres qui naissent et qui prennent leur place, que se compose la
dure des deux cits.
Can, qui appartient la cit des hommes, naquit le premier des
deux auteurs du genre humain ; vint ensuite Abel, qui appartient la
cit de Dieu. De mme que nous exprimentons dans chaque homme en
particulier la vrit de cette parole de lAptre, que ce nest pas ce
qui est spirituel qui est form le premier, mais ce qui est animal
1, do vient que nous naissons dabord mchants et charnels, comme
sortant dune racine corrompue, et ne devenons bons et spirituels
quen renaissant de Jsus-Christ, ainsi en est-il de tout le genre
humain. Lorsque les deux cits commencrent prendre leur cours dans
ltendue des sicles, lhomme de la cit de la terre fut celui qui
naquit le premier, et, aprs lui, le membre de la cit de Dieu,
prdestin par la grce, lu par la grce, tranger ici-bas par la grce,
et par la grce citoyen du ciel. Par lui-mme, en effet, il sortit de
la mme masse qui avait t toute condamne dans son origine ; mais
Dieu, comme un potier de terre (car cest la comparaison dont se
sert saint Paul 2, dessein, et non pas au hasard), fit dune mme
masse un vase dhonneur et un vase dignominie 3. Or, le vase
dignominie a t fait le premier, puis le vase dhonneur, parce que
dans chaque homme, comme je viens de le dire, prcde ce qui est
mauvais, ce par o il faut ncessairement commencer, mais o il nest
pas ncessaire de demeurer; et aprs vient ce qui est bon, o nous
parvenons par notre progrs dans la vertu, et o nous de. vons
demeurer. Il est vrai ds lorsque tous ceux qui sont mchants ne
deviendront pas bons; mais il lest aussi quaucun ne sera bon qui
nait t originairement mchant. LEcriture dit donc de Can quil btit
une ville4; mais A bel,
1. I Cor. XV, 46.
2. Saint Paul emprunte cette comparaison Isae (XLV, 9) et Jrmie
(XVIII, 3 et seq.)
3. Rom. IX, 21. 4. Gen. IV, 17.
(309)
qui tait tranger ici-bas, nen btit point. Car la cit des saints
est l-haut, quoiquelle enfante ici-bas des citoyens en qui elle est
trangre ce monde, jusqu ce que le temps de son rgne arrive et
quelle rassemble tous ses citoyens au jour de la rsurrection des
corps, quand ils obtiendront le royaume qui leur est promis et o
ils rgneront ternellement avec le Roi des sicles, leur
souverain.
CHAPITRE II.DES FILS DE LA TERRE ET DES FILS DE PROMISSION.Il a
exist sur la terre, la vrit, une ombre et une image prophtique de
cette cit,
pour en tre le signe obscur plutt que la reprsentation expresse,
et cette image a t
appele elle-mme la cit sainte, comme le symbole et non comme la
ralit de ce qui
doit saccomplir un jour. Cest de cette image infrieure et
subordonne dans son contraste
avec la cit libre quelle marquait, que lAptre parle ainsi aux
Galates: Dites-moi, je
vous prie, vous qui voulez tre sous la loi, navez-vous point ou
ce que dit la loi? Car il
est crit quAbraham a eu deux fils, lun de la servante et lautre
de la femme libre. Mais
celui qui naquit de la servante naquit selon la chair, et celui
qui naquit de la femme libre naquit en vertu de la promesse de
Dieu. Or, tout ceci est une allgorie. Ces deux femmes sont les deux
alliances, dont la premire, qui a t tablie sur le mont Sina et qui
nengendre que des esclaves, est figure par Agar. Agar est en figure
la mme chose que Sina, montagne dArabie, et Sina reprsente la
Jrusalem terrestre qui est esclave avec ses enfants, au lieu que la
Jrusalem den haut est vraiment libre, et cest elle qui est notre
mre; car il est crit : Rjouissez-vous, striles qui nenfantez point
; poussez des cris de joie, vous qui ne concevez point; car celle
qui tait dlaisse a plus denfants que celle qui a un mari. Nous
sommes donc, mes frres, les enfants de la promesse, ainsi quIsaac.
Et comme alors celui qui tait n
selon la chair perscutait celui qui tait n selon lesprit, il en
est encore de mme aujourdhui. Mais que dit lEcriture? Chassez la
servante et son fils; car le fils de la servante ne sera point
hritier avec le fils de la femme libre. Or, mes frres, nous ne
sommes point les enfants de la servante, mais de la femme libre; et
cest Jsus-Christ qui nous a acquis cette libert 1 . Cette
explication de lAptre nous apprend comment nous devons entendre les
deux Testaments. Une partie de la cit de la terre est devenue une
image de la cit du ciel. Elle na pas t tablie pour elle-mme, mais
pour tre le symbole dune autre; et ainsi la cit de la terre, image
de la cit du ciel, a en elle-mme une image qui la reprsentait. En
effet, Agar, servante de Sarra, et son fils taient en quelque faon
une image de cette image, une figure de cette figure; et comme,
larrive de la lumire, les ombres devaient svanouir, Sarra, qui tait
la femme libre et signifiait la cit libre, laquelle figurait
elle-mme la Jrusalem terrestre, dit: Chassez la servante et son
fils; car le fils de la servante ne sera point hritier avec mon
fils Isaac , ou, comme dit lAptre: Avec le fils de la femme libre .
Nous trouvons donc deux choses dans la cit de la terre, dabord la
figure delle-mme, et puis celle de la cit du ciel quelle
reprsentait. Or, la nature corrompue par le pch enfante les
citoyens de la cit de la terre, et la grce, qui dlivre la nature du
pch, enfante les citoyens de la cit du ciel; do vient que ceux-l
sont appels des vases de colre, et ceux-ci des vases de misricorde
2. Cest encore ce qui a t figur dans les deux fils dAbraham,
attendu que lun deux, savoir Ismal, est n selon la chair, de la
servante Agar, et lautre, Isaac, est n de la femme libre, en
excution de la promesse de Dieu. Lun et lautre la vrit sont enfants
dAbraham, mais lun engendr selon le cours ordinaire des choses, qui
marquait la nature, et lautre donn en vertu de la promesse, qui
signifiait la grce. En lun parat lordre des choses humaines, et
dans lautre clate un bienfait particulier de Dieu.
CHAPITRE III.
DE LA STRILIT DE SARRA QUE DIEU FCONDA PAR SA GRCE.
Sarra tait rellement strile; et, comme elle dsesprait davoir des
enfants, elle rsolut den avoir au moins de sa servante quelle donna
son mari pour habiter avec elle. De cette sorte, elle exigea de lui
le devoir conjugal, usant de son droit en la personne dune autre.
Ismal naquit comme les autres
1. Galat. IV, 21-31. 2. Rom. IX, 21, 23.
(309)
hommes de lunion des deux sexes, suivant la loi ordinaire de la
nature : cest pour cela que lEcriture dit quil naquit selon la
chair, non que les enfants ns de cette manire ne soient des dons et
des ouvrages de Dieu, de ce Dieu dont la sagesse atteint sans aucun
obstacle dune extrmit lautre et qui dispose toutes choses avec
douceur 1 , mais parce que, pour marquer un don de la grce de Dieu
entirement gratuit et nullement d aux hommes, il fallait quun
enfant naqut contre le cours ordinaire de la nature. En effet, la
nature a coutume de refuser des enfants des personnes aussi ges que
ltaient Abraham et Sarra quand ils eurent Isaac, outre que Sarra
tait mme naturellement strile. Or, cette impuissance de la nature
produire des enfants dans cette disposition, est un symbole de la
nature humaine, corrompue par le pch et justement condamne, et
dsormais dchue de toute vritable flicit. Ainsi Isaac, n en vertu de
la promesse de Dieu, figure trs-bien les enfants de la grce, les
citoyens de la cit libre, les cohritiers de lternelle paix, o ne
rgne pas lamour de la volont propre, mais une charit humble et
soumise, unie dans la jouissance commune du bien immuable, et qui
de plusieurs coeurs nen fait quun.
CHAPITRE IV.DE LA PAIX ET DE LA GUERRE DANS LA CIT
TERRESTRE.Mais la cit de la terre, qui ne sera pas ternelle (car
elle ne sera plus cit, quand elle sera condamne au dernier
supplice), trouvera-ici-bas son bien, dont la possession lui
procure toute la joie que peuvent donner de semblables choses.
Comme ce bien nest pas tel quil ne cause quelques traverses ceux
qui laiment, il en rsulte que cette cit est souvent divise contre
elle-mme, que ses citoyens se font la guerre, donnent des batailles
et remportent des victoires sanglantes. L chaque parti veut
demeurer le matre, tandis quil est lui-mme esclave de ses vices.
Si, lorsquil est vainqueur, il senfle de-ce succs, sa victoire lui
devient mortelle; si, au contraire, pensant la condition et aux
disgrces communes, il se modre par la considration des accidents de
la fortune, cette victoire lui est plus avantageuse; mais la
1. Sag. VIII, 1.
mort lui en te enfin le fruit; car il ne peut pas toujours
dominer sur ceux quil sest assujtis. On ne peut pas nier toutefois
que les choses dont cette cit fait lobjet de ses dsirs ne soient
des biens, puisque elle-mme, en son genre, est aussi un bien, et de
tous 1er biens de la terre le plus excellent. Or, pour jouir de ces
biens terrestres, elle dsire une certaine paix, et ce nest que pour
cela quelle fait la guerre. Lorsquelle demeure victorieuse et quil
ny a plus personne qui lui rsiste, elle a la paix que navaient pas
les partis contraires qui se battaient pour possder des choses
quils ne pouvaient possder ensemble. Cest cette paix qui est le but
de toutes les guerres et quobtient celui qui remporte la victoire.
Or, quand ceux qui combattaient pour la cause la plus juste
demeurent vainqueurs, qui doute quon ne doive se rjouir de leur
victoire et de la paix qui la suit? Ces choses sont bonnes, et
viennent sans doute de Dieu; mais si lon se passionne tellement
pour ces moindres biens, quon les croie uniques ou quon les aime
plus que ces autres biens beaucoup plus excellents qui
appartiennent la cleste cit, o il y aura une victoire suivie dune
paix ternelle et souveraine, la misre alors est invitable et tout
se corrompt de plus en plus.
CHAPITRE V.DU PREMIER FONDATEUR DE LA CIT DE LA TERRE, QUI TUA
SON FRRE; EN QUOI IL FUT IMIT DEPUIS PAR LE FONDATEUR DE ROME.Cest
ainsi que le premier fondateur de la cit de la terre fut
fratricide. Transport de jalousie, il tua son frre, qui tait
citoyen de la cit ternelle et tranger ici-bas. Il ny a donc rien
dtonnant que ce crime primordial et, comme diraient les Grecs, ce
type du crime, ait t imit si longtemps aprs, lors de la fondation
de cette ville qui devait tre la matresse de tant de peuples et la
capitale de la cit de la terre. Ainsi que la dit un de leurs potes
:
Les premiers murs de Rome furent teints du sang dun frre tu par
son frre .
En effet, lhistoire- rapporte que Romulus tua son frre Rmus, et
il ny a 1autre diffrence entre ce crime et celui de Can, sinon
1. Lucain, dans la Pharsale, au livre I, V. 95.
(310)
quici les frres taient tous deux citoyens de la cit de la terre,
et que tous deux prtendaient tre les fondateurs de la rpublique
romaine. Or, tous deux ne pouvaient avoir autant de gloire quun
seul; car une puissance partage est toujours moindre. Afin donc
quun seul la possdt tout entire, il se dfit de son comptiteur et
accrut par son crime un empire qui autrement aurait t moins grand,
mais plus juste. Can et Abel ntaient pas touchs dune pareille
ambition, et ce- ntait pas pour rgner seul que lun des deux tua
lautre. Abel ne se souciait pas, en effet, de dominer sur la ville
que son frre btissait; en sorte quil ne fut tu que par cette
malignit diabolique qui fait que les mchants portent envie aux gens
de bien, sans autre raison sinon que les uns sont bons et les
autres mchants. La bont ne se diminue pas pour tre possde par
plusieurs; au contraire, elle devient dautant plus grande, que ceux
qui la possdent sont plus unis; pour tout dire en un mot, le moyen
de la perdre est de la possder tout seul, et lon ne la possde
jamais plus entire que quand on est bien aise de la possder avec
plusieurs. Or, ce qui arriva entre Rmus et Romulus montre comment
la cit de la terre se divise contre elle-mme; et ce qui survint
entre Can et Abel fait voir la division qui existe entre les deux
cits, celle de Dieu et celle ds hommes. Les mchants combattent donc
les uns contre les autres, et les mchants combattent aussi contre
les bons; mais les bons, sils sont parfaits, ne peuvent avoir aucun
diffrend entre eux. Ils en peuvent avoir, quand ils nont pas encore
atteint cette perfection; comme un homme peut ntre pas daccord avec
soi-mme, puisque dans le mme homme la chair convoite souvent contre
lesprit et lesprit contre la chair 1. Les inclinations spirituelles
de lun peuvent ds lors combattre les inclinations charnelles de
lautre, et rciproquement, de mme que les bons et les mchants se
font la guerre les uns aux autres; ou encore, les inclinations
charnelles de deux hommes de bien, mais qui ne sont pas encore
parfaits, peuvent se combattre lune lautre, comme font entre eux
les mchants, jusqu ce que la grce victorieuse de Jsus-Christ les
ait entirement guris de ces faiblesses.
1. Galat. V, 12
CHAPITRE VI.DES LANGUEURS AUXQUELLES SONT SUJETS, EN PUNITION DU
PCH, LES CITOYENS MMES DE LA CIT DE DIEU, ET DONT ILS SONT ENFIN
DLIVRS PAR LA GRACE.Cette langueur, cest--dire cette dsobissance
dont nous avons parl au quatorzime livre 1, est la peine de la
dsobissance du premier homme, et ainsi elle ne vient pas de la
nature, mais du vice de la volont; cest pourquoi il est dit aux
bons, qui savancent
dans la vertu et qui vivent de la foi dans ce plerinage: Portez
les fardeaux les uns des
autres, et vous accomplirez la loi de Jsus- Christ 2 ; et dans
un autre endroit: Reprenez ceux qui sont turbulents, consolez les
affligs, supportez les faibles, et soyez dbonnaires tout le monde.
Prenez garde de ne point rendre le mal pour le mal 3 ; et encore :
Si quelquun est tomb par surprise en quelque pch, vous qui tes
spirituels, reprenez-le avec douceur, songeant que vous pouvez tre
tents de mme 4 et ailleurs: Que le soleil ne se couche point sur
votre colre 5 ; et dans lEvangile: Lorsque votre frre vous a
offens, reprenez-le en particulier entre vous et lui 6 . LAptre dit
aussi, loccasion des pchs o
lon craint le scandale: Reprenez devant tout le monde ceux qui
ont commis quelque
crime, afin de donner de la crainte aux autres 7. LEcriture
recommande vivement
pour cette raison le pardon des injures, afin dentretenir la
paix, sans laquelle personne
ne pourra voir Dieu . De l ce terrible jugement contre ce
serviteur que lon condamne
payer les dix mille talents qui lui avaient t remis, parce quil
nen avait pas voulu
remettre cent un autre serviteur comme lui. Aprs cette parabole,
Notre-Seigneur
Jsus-Christ ajouta : Ainsi vous traitera votre Pre qui est dans
les cieux, si chacun de vous ne pardonne son frre du fond du cur 9
. Voil comme sont guris les citoyens de la cit de Dieu, qui sont
voyageurs ici-bas et qui soupirent aprs le repos de la cleste
patrie. Mais cest le Saint-Esprit qui opre au dedans et qui donne
la vertu aux remdes quon emploie au dehors. Quand
1. Aux chap. I et II.
2. Galat. VI, 2. 3. I Thess. V, 14, 15. 4. Galat. VI, 11. 5.
Ephs. iv, 26. 6. Matt. XVIII, 15. 7. 1 Tim. V, 20. 8.Hbr. XII, 14.
9. Matt. XVIII, 35.
(311)
Dieu lui-mme se servirait des cratures qui lui sont soumises,
pour nous parler en songes ou de toute autre manire, cela serait
inutile, si en mme temps il ne nous touchait lme dune grce
intrieure. Or, il en use de la sorte lorsque, par un jugement
trs-secret, mais trs-juste, il spare des vases de colre les vases
de misricorde. Si, en effet, laide du secours quil nous prte par
des voies caches et admirables, le pch qui habite dans nos membres,
ou plutt la peine du pch, ne rgne point dans notre corps mortel,
si, domptant ses dsirs drgls, nous ne lui abandonnons point nos
membres pour accomplir liniquit 1, notre esprit acquiert ds ce
moment un empire sur nos passions qui les rend plus modres, jusqu
ce que, parfaitement guri et revtu dimmortalit , il jouisse dans le
ciel dune paix souveraine.
CHAPITRE VII.LA PAROLE DE DIEU NE DTOURNA POINT CAN DE TUER SON
FRRE.Mais de quoi servit Can dtre averti de tout cela par Dieu mme,
quand Dieu sadressa lui en lui parlant sous la forme dont il avait
coutume de se servir pour parler aux premiers hommes 2 ? En
accomplit-il moins le fratricide quil mditait? Comme Dieu avait
discern les sacrifices des deux frres, agrant ceux de lun parce
quil tait homme de bien, et rejetant ceux de lautre cause de sa
mchancet, Can, qui sen aperut sans doute par quelque signe visible,
en ressentit un vif dplaisir et en fut tout abattu. Voici comment
lEcriture sexprime ce sujet: Dieu dit Can: Pourquoi tes-vous triste
et abattu? Quand vous faites une offrande qui est bonne, mais dont
le partage nest pas bon, ne pchez-vous pas? Tenez-vous en repos.
Car il se tournera vers vous, et vous lui commanderez 3 . Dans cet
avertissement que Dieu donne Can, il nest pas ais de bien entendre
ces mots: Quand vous faites une offrande qui est bonne, mais dont
le partage nest pas bon, ne pchez-vous pas? Cest ce qui a donn lieu
aux commentateurs den tirer divers sens. La vrit est que lon offre
bien le sacrifice, lorsquon loffre au
1. Rom. VI, 12, 13.
2. Voyez le De Gen. ad litt. , lib. VIII, n. 37 ; IX, n. 3 et
4.
3. Gen. IV, 6, 7, sec. LXX.
Dieu vritable qui seul il est d, mais on ne partage pas bien,
lorsquon ne discerne pas comme il faut ou les lieux, ou les temps,
ou les choses offertes, ou celui qui les offre, ou ceux qui lon
fait part de loffrande pour en manger. Ainsi, partage serait
synonyme de discernement, soit quand on noffre pas o il faut, ou ce
quil y faut offrir, soit lorsquon offre dans un temps ce quil
faudrait offrir dans un autre, ou quon offre ce qui ne doit tre
offert en aucun lieu ni en aucun temps, soit quon retienne pour soi
le meilleur du sacrifice au lieu de loffrir Dieu, soit enfin quon
en fasse part un profane ou quelque autre quil nest pas permis dy
associer. Il est difficile de dcider en laquelle de ces choses Can
dplut Dieu; toutefois, comme lAptre saint Jean dit, propos de ces
deux frres:
Nimitez pas Can qui tait possd du malin esprit, et qui tua son
frre. Et pourquoi le tua-t-il? parce que ses propres oeuvres ne
valaient rien, et que celles de son frre taient bonnes 1 ; nous en
pouvons conclure que les offrandes de Can nattirrent point les
regards de Dieu, parce quil ne partageait pas bien et se rservait
pour lui-mme une partie de ce quil offrait Dieu. Cest ce que font
tous ceux qui naccomplissent pas la volont de Dieu, mais la leur,
cest--dire qui, nayant pas le coeur pur, offrent des prsents Dieu
pour le corrompre, afin quil ne les aide pas gurir leurs passions,
mais les satisfaire. Tel est proprement le caractre de la cit du
monde, de servir Dieu ou les dieux pour remporter par leur secours
des victoires sur ses ennemis et jouir dune paix humaine, dans le
dsir non de faire du bien, mais de sagrandir. Les bons se servent
du monde pour jouir de Dieu, et les mchants au contraire veulent se
servir de Dieu pour jouir du monde; encore, je parle de ceux qui
croient quil y a un Dieu et quil prend soin des choses dici-bas,
car il en est mme qui ne le croient pas. Lors donc que Can connut
que Dieu navait point regard son sacrifice et quil avait regard
celui de son frre, il devait imiter Abel et non pas lui porter
envie; mais la tristesse et labattement quil en ressentit
constituent principalement le pch que Dieu reprit en lui, savoir de
sattrister de la bont dautrui, et surtout de celle de son frre. Ce
fut le sujet de la rprimande
1. I Jean, III, 12.
(312)
quil lui adressa, quand il lui dit: Pourquoi tes-vous triste et
abattu? Dieu voyait bien au fond quil portait envie son frre, et
cest de quoi il le reprenait. En effet, comme les hommes ne voient
pas le coeur, ils pourraient se demander si cette tristesse ne
venait pas de ce quil tait fch davoir dplu Dieu par sa mauvaise
conduite, plutt que du dplaisir de ce que Dieu avait regard
favorablement le sacrifice de son frre. Mais du moment que Dieu lui
dclare pour quelle raison il navait pas voulu recevoir son
offrande, et quil devait moins imputer ce refus son frre qu lui-
mme, il fait voir que Can tait rong dune secrte jalousie.
Comme Dieu ne voulait pas, aprs tout, labandonner sans lui
donner quelque avis salutaire : Tenez-vous en repos, lui dit-il;
car il se tournera vers vous, et vous lui commanderez . Est-ce de
son frre quil parle ? Non vraiment, mais bien de son pch, car il
avait dit auparavant: Ne pchez-vous pas? puis il ajoute :
Tenez-vous en repos; car il se tournera vers vous, et vous lui
commanderez . On peut entendre par l que lhomme ne doit sen prendre
qu lui-mme de ce quil pche, et que le vritable moyen dobtenir le
pardon de son pch et lempire sur ses passions, cest de se
reconnatre coupable; autrement, celui qui prtend excuser le pch ne
fera que le renforcer et lui donner plus de pouvoir sur lui. Le pch
peut se prendre aussi en cet endroit pour la concupiscence de la
chair, dont lAptre dit: La chair convoite contre lesprit 1 car il
met aussi lenvie au nombre de ses convoitises, et cest elle qui
anima Can contre son frre. Daprs cela, ces paroles: Il se tournera
vers vous, et vous lui commanderez , signifieraient que la
concupiscence nous sera soumise et que nous en deviendrons les
matres. Lorsque, en effet, cette partie charnelle de lme que lAptre
appelle pch dans ce passage o il dit: Ce nest pas moi qui fais le
mal, mais cest le pch qui habite en moi 2 , cette partie dont les
philosophes avouent quelle est vicieuse et ne doit pas commander,
mais obir lesprit; lors, dis-je, que cette partie charnelle est
mue, si lon pratique ce que prescrit lAptre: Nabandonnez point vos
membres au pch pour lui servir dinstruments mal faire 3 , elle se
tourne vers lesprit et se
1. Galat. V, 17. 2. Rom. VII, 17. 3. Rom VI, 13
soumet lempire de la raison. Cest lavertissement que Dieu donne
celui qui tait transport denvie contre son frre, et qui voulait ter
du monde celui quil devait plutt imiter Tenez-vous en repos , lui
dit-il, cest--dire : Ne commettez pas le crime que vous mditez; que
le pch ne rgne point en votre corps mortel, et naccomplissez point
ses dsirs drgls; nabandonnez point vos membres au pch pour lui
servir dinstruments mal faire; car il se tournera vers vous, pourvu
que, au lieu de le seconder, vous tchiez de le rprimer, et vous
aurez empire sur lui, parce que, lorsquon ne lui permet pas dagir
au dehors, il saccoutume ne se plus soulever au dedans contre la
raison. On voit au mme livre de la Gense quil en est peu prs de mme
pour la femme, quand, aprs le pch, le diable reut larrt de sa
condamnation dans le serpent, et Adam et Eve dans leur propre
personne. Aprs que Dieu eut dit Eve: Je multiplierai les sujets de
vos peines et de vos gmissements, et vous enfanterez avec douleur ,
il ajoute: Et vous vous tournerez vers votre mari, et il aura
empire sur vous 1 . Ce qui est dit ensuite Can du pch ou de la
concupiscence de la chair, est dit ici de la femme pcheresse, pour
montrer que le mari doit gouverner sa femme comme lesprit gouverne
la chair. Cest ce qui fait dire lAptre: Celui qui aime sa femme
saime soi-mme; car jamais personne ne hait sa propre chair 2 . Il
faut donc gurir ces maux comme tant vritablement en nous, au lieu
de les condamner comme sils ne nous appartenaient pas. Mais Can,
qui tait dj corrompu, ne tint aucun compte de lavertissement de
Dieu, et, lenvie se rendant matresse de son coeur, il gorgea
perfidement son frre. Voil ce qutait le fondateur de la cit de la
terre. Quant considrer Can comme figurant aussi les Juifs qui ont
fait mourir Jsus-Christ, ce grand Pasteur des mes, reprsent par
Abel, pasteur de brebis, je nen veux rien faire ici, et je me
souviens den avoir touch quelque chose contre Fauste le Manichen
3.
1. Gen III, 16 2. Ephes V, 28, 29.
2. Voyez le Contra Faust., lib. XII, cap. 9 et seq.
(313)
CHAPITRE VIII. QUELLE RAISON PORTA CAN BTIR UNE VILLE DS LE
COMMENCEMENT DU MONDE.Jaime mieux maintenant dfendre la vrit de
lEcriture contre ceux qui prtendent quil nest pas croyable quun
seul homme ait bti une ville, parce quil semble quil ny avait
encore alors que quatre hommes sur la terre, ou mme trois depuis le
meurtre dAbel, savoir: Adam, Can et son fils Enoch, qui donna son
nom cette ville. Ceux qui raisonnent de la sorte ne considrent pas
que lauteur de lHistoire sainte ntait pas oblig de mentionner tous
les hommes qui pouvaient exister alors, mais seulement ceux qui
servaient son sujet. Le dessein de lcrivain, qui servait en cela
dorgane au Saint-Esprit, tait de descendre jusqu Abraham par la
suite de certaines gnrations, et de venir des enfants dAbraham au
peuple de Dieu, qui, spar de tous les autres peuples de la terre,
devait annoncer en figure tout ce qui regardait la cit dont le rgne
sera ternel, et Jsus-Christ son roi et son fondateur, sans nanmoins
oublier lautre socit dhommes que nous appelons la cit de la terre,
et den dire autant quil fallait pour rehausser par cette opposition
lclat de la cit de Dieu. En effet, lorsque lEcriture sainte
rapporte le nombre des annes de la vie de ces premiers hommes, et
conclut toujours ainsi de chacun deux : Et il engendra des fils et
des filles, et un tel vcut tant de temps, et puis il mourut 1 ;
dira-t-on, sous prtexte quelle ne nomine pas ces fils et ces
filles, que, pendant un si grand nombre dannes quon vivait alors,
il nait pu natre assez dhommes pour btir mme plusieurs villes? Mais
il tait de lordre de la providence de Dieu, par linspiration duquel
ces choses ont t crites, de distinguer dabord ces deux socits: dune
part les gnrations des hommes, cest--dire de ceux qui vivaient
selon lhomme, et de lautre, les gnrations des enfants de Dieu, en
allant jusquau dluge o tous les hommes furent noys, except No et-
sa femme, avec leurs trois fils et leurs trois brus , huit
personnes qui mritrent seules dchapper dans larche cette ruine
universelle.
Lors donc quil est crit: Can connut sa femme, et elle enfanta
Enoch, et il btit une
1. Gen. V, 4, 5 et al.
ville du nom de son fils Enoch , il ne sensuit pas quEnoch ait t
son premier fils. LEcriture dit la mme chose dAdam, lorsquil
engendra Seth: Adam, dit-elle, connut Eve sa femme, et elle conut
et enfanta un fils quelle nomma Seth ; et cependant, Adam avait dj
engendr Can et Abel. Il ne sensuit pas non plus, de ce quEnoch
donne son nom la ville btie par Can, quil ait t son premier-n. Il
se pouvait quil laimt plus que ses autres enfants. En effet, Juda,
qui donna son nom la Jude et aux Juifs, ntait pas lan des enfants
de Jacob. Mais quand Enoch serait le fils an de Can, il nen
faudrait pas conclure quil ait donn son nom cette ville ds quil fut
n; car un seul homme ne pouvait pas faire une ville, qui nest autre
chose quune multitude dhommes unis ensemble par quelque -lien de
socit. Il faut croire plutt que, la famille de Can stant si fort
accrue quelle formait un peuple, il btit une ville et lappela du
nom de son an. Dans le fait, la vie de ces premiers hommes tait si
longue, quo celui qui a le moins vcu avant le dluge, selon le
tmoignage de 1Ecriture, a vcu sept cent cinquante-trois ans 2.
Plusieurs mme ont pass neuf cents ans , quoique aucun nait t jusqu
mille. Qui peut donc douter que, pendant la vie dun seul homme, le
genre humain nait pu tellement se multiplier quil ait t suffisant
pour peupler plusieurs villes? Cela se peut facilement conjecturer,
puisque le peuple hbreu, sorti du seul Abraham, saccrut de telle
faon, en lespace dun peu plus de quatre cents ans, qu la sortie
dEgypte lEcriture compte jusqu six cent mille hommes capables de
porter les armes 3, pour ne rien dire des Idumens qui sortirent
dEsa, petit-fils dAbraham, ni de plusieurs autres nations issues du
mme Abraham, mais non pas par sa femme Sarra 4.
CHAPITRE IX.LES HOMMES VIVAIENT PLUS LONGTEMPS ET TAIENT PLUS
GRANDS AVANT LE DLUGE QUE DEPUIS.Il nest donc point desprit
judicieux qui
1. Gen. IV, 17, 25.
2. Ce personnage est Lamech, du moins selon la version des
Septante; car la Vulgate porte sept cent soixante-dix-sept ans.3.
Exod. XII, 37.
4. Saint Augustin veut parler des Ismalites, issue dIsmal, fils
dAbraham et dAgar.
(314)
doute que Can nait pu btir une ville, mme ort grande, dans un
temps o la vie des hommes tait si longue 1, moins quon ne veuille
encore discuter l-dessus et prtendre quil nest pas vrai quils aient
vcu aussi longtemps que 1Ecriture le rapporte. Une chose encore que
les incrdules se refusent croire, cest que les hommes fussent alors
beaucoup plus grands quils ne sont aujourdhui. Cependant le plus
clbre de leurs potes, Virgile, propos dune grosse pierre qui
servait de borne un champ et quun homme trs-robuste des temps
anciens leva dans le combat et lana en courant contre son ennemi,
sexprime ainsi :
A peine douze hommes de nos jours, choisis parmi les plus forts,
lauraient-ils pu porter 2
Par o il veut montrer que la terre produisait alors des hommes
bien plus grands qu prsent. Combien donc ltaient-ils encore
davantage dans les premiers ges du monde avant le dluge? Mais les
spulcres, dcouverts par la suite des annes ou par des dbordements
de fleuves et autres accidents, o lon a trouv des ossements dune
grandeur incroyable, doivent convaincre les plus opinitres. Jai vu
moi-mme, sur le rivage dUtique, et plusieurs lont vue avec moi, une
dent mchelire dhomme, si grosse quon en et pu faire cent des ntres
2 : elle avait appartenu, je crois, quelque gant ; car si les
hommes dalors taient gnralement plus grands que nous, ils ltaient
moins que les gants. Aussi bien, dans tous les temps et mme au
ntre, des phnomnes de ce genre nont pas cess de se produire. Pline,
ce savant homme, assure 4 que plus le temps avance dans sa marche,
plus les corps diminuent; et il ajoute que cest une chose dont
Homre se plaint souvent. Mais, comme jai dj dit, les os que lon
dcouvre quelquefois dans de vieux monuments peuvent justifier la
grandeur des
1. Sur la longvit des hommes primitifs, voyez Josphe, Ant.
Hebr., lib. I, cap. 3, 9, et Pline lAncien, Hist. nat. , lib. VII,
capp. 49, 50.
2. Virgile en cet endroit (Enide, livre XII, v. 899, 900) a
suivi Homre, mais en lexagrant. Voyez lIliade (chant V, v.
302-304), o le fils de Tyde lance une pierre que deux hommes
ordinaire, auraient eu de la peine soulever. Deux hommes nont pas
suffi Virgile, il en a mis douze, et de choix.
3. Cette dent prodigieuse tait, selon toute probabilit, une dent
dlphant fossile. Voyez mir ce point, comme aussi sur la taille et
la longvit des anciens hommes, la lettre de M. Isidore Geoffroy
Saint-Hilaire M. Poujoulat, auteur dune Histoire de saint Augustin
(tome III, pages 339 et suiv.) On consultera galement avec fruit le
livre rcent de M. Flourens: De la longvit humaine.
4. En son Histoire naturelle, au livre VII, ch. 16.
corps des premiers hommes, tandis que lon ne saurait prouver de
mme la dure de leur vie, parce que personne ne vit plus aussi
longtemps. Cependant cela ne doit pas empcher dajouter foi
lHistoire sainte, puisquil y aurait dautant plus dimprudence ne pas
croire ce quelle nous raconte du pass, que nous voyons de nos yeux
laccomplissement de ce quelle a prdit de lavenir. Le mme Pline dit
toutefois quil existe encore une nation o lon vit deux cents ans 1.
Si donc quelques pays qui nous sont inconnus conservent encore des
restes de cette longue vie dont nous navons pas dexprience,
pourquoi ne croirions-nous pas aussi quil y a eu des temps o lon
vivait autant que lEcriture le tmoigne ? Sil est croyable que ce
qui nest point ici soit ailleurs, pourquoi serait-il incroyable que
ce qui nest pas maintenant ait t autrefois?
CHAPITRE X.DE LA DIVERSIT QUI SE RENCONTRE ENTRE LES LIVRES
HBREUX ET LES SEPTANTE QUANT AU NOMBRE DES ANNES DES PREMIERS
HOMMES.Ainsi, bien quil semble quil y ait quelque diversit, quant
au nombre des annes, entre les livres hbreux et les ntres 2, sans
que je sache do elle provient, elle nest pas telle nanmoins quils
ne saccordent touchant la longue vie des hommes de ce temps-l. Nos
livres portent quAdam engendra Seth lge de deux cent trente ans, et
ceux des Hbreux lge de cent trente 3; mais aussi, selon les leurs,
il vcut huit cents ans depuis, au lieu que, selon les ntres, il nen
vcut que sept cents 4; et ainsi ils conviennent dans la somme
totale. Il en est de mme des autres gnrations; les cent annes que
les Hbreux comptent de moins que nous avant quun pre ait engendr un
tel quils nomment, ils les reprennent ensuite, en sorte que cela
revient au mme. Dans la sixime gnration, il ny a aucune diversit.
Pour la septime, il y a la mme que dans les cinq premires, et elle
saccorde aussi de mme. La huitime nest
1. Pline parle en effet de cette nation, qui est celle des Epens
dans lItalie, mais il nen parle pas en tmoin oculaire; il rapporte
un fait quil a lu dans un vieil historien, nomm Hellanicus. Voyez
Hist. nat., lib. VII, cap. 49.
2. Par nos livres, saint Augustin entend ceux dont lEglise de
son temps faisait usage, cest--dire une version du grec des
Septante, antrieure la Vulgate ou version de saint Jrme; il entend
par livres hbreux une autre version latine de lEcriture, faite sur
lhbreu mme.
3. Gen. V, 3. 4. Ibid. 4.
(315)
pas plus difficile accorder. Il est vrai que, suivant les
Hbreux, Enoch, lorsquil engendra Mathusalem, avait vingt ans de
plus que nous ne lui en donnons; mais aussi lui en donnent-ils
vingt de moins lorsquil leut engendr 1. Ce nest que dans La neuvime
gnration, cest--dire dans les annes de Lamech, fils de Mathusalem
et pre de No, quil se rencontre quelque diffrence dans la somme
totale ; encore nest-elle pas considrable, puisquelle se borne
vingt-quatre annes dexistence que les Hbreux donnent de plus que
nous Lamech ils lui attribuent six ans de moins que nous avant quil
engendrt No, et trente de plus que nous aprs quil let engendr 2; de
sorte que, rabattant ces six ans, restent vingt-quatre.
CHAPITRE XI.IL FAUT, DAPRS LAGE DE MATHUSALEM, QUIL AIT ENCORE
VCU QUATORZE ANS PR5 LE DLUGE.Cette diversit entre les livres
hbreux et les ntres a fait mettre en question si Mathusalem a vcu
quatorze ans aprs le dluge 3, tandis que lEcriture ne parle que de
huit personnes qui turent sauves par le moyen de larche 4, entre
lesquelles elle ne compte point Mathusalem. Selon les Septante,
Mathusalem avait soixante-sept ans lorsquil engendra Lamech, et
Lamech cent quatre-vingt-huit ans avant dengendrer No, ce qui fait
ensemble trois cent cinquante-cinq ans; ajoutez-y les six cents ans
de No avant le dluge 5, cela fait neuf cent cinquante-cinq ans
depuis la naissance de Mathusalem jusquau dluge. Or, Mathusalem
vcut en tout neuf cent soixante et neuf ans, cent soixante et sept
avant que dengendrer Lamech, et huit cent deux ans depuis 6 par
consquent, il vcut quatorze ans aprs le dluge, qui narriva que la
neuf cent cinquante-cinquime anne de la vie de Mathusalem. De l
vient que quelques-uns aiment mieux dire quil vcut quelque temps
avec son pre Enoch, que Dieu avait ravi hors du monde, que de
demeurer daccord quil y ait faute dans la version des Septante, qui
lEglise donne tant dautorit; et en consquence ils prtendent que
lerreur est plutt du ct des exemplaires hbreux. Ils allguent,
1.Gen. V, 25-27. 2.Ibid. 28-31.
3. Comparez saint Jrme. De quat hebr. in Genesim.
4. I Pierre, III, 20. 5. Gen. VII, 6. 6. Ibid. V, 25.27.
lappui de leur sentiment, quil nest pas croyable que les
Septante, qui se sont rencontrs mot pour mot dans leur version,
aient pu se tromper ou voulu mentir sur un point qui ntait pour eux
daucun intrt, et quil est bien plus probable que les Juifs, jaloux
de ce que la loi et les Prophtes sont venus nous par le moyen de
cette version, ont altr leurs exemplaires afin de diminuer lautorit
des ntres. Chacun peut croire l-dessus ce qui lui plaira ; toujours
est-il certain que Mathusalem ne vcut point aprs le dluge, mais
quil mourut la mme anne, si la chronologie des Hbreux est vritable.
Pour les Septante, jen dirai ce que jen pense, lorsque je parlerai
du temps auquel ils ont crit 1. Il suffit, en ce qui touche la
difficult prsente, que, selon les uns et les autres, les hommes
dalors aient vcu assez longtemps pour quil en soit n durant la vie
de Can un nombre capable de constituer une ville.
CHAPITRE XII.DE LOPINION DE CEUX QUI CROIENT QUE LES ANNES DES
ANCIENS NTAIENT PAS AUSSI LONGUES QUE LES NTRES.Il ne faut point
couter ceux qui prtendent que lon comptait alors les annes
autrement qu cette heure, et quelles taient si courtes quil en
fallait dix pour en faire une des ntres. Cest pour cette raison,
disent-ils, que, quand lEcriture dit de quelquun quil vcut neuf
cents ans, on doit entendre quatre-vingt-dix ans; car dix de leurs
annes en font une des ntres, et dix des ntres en font cent des
leurs. Ainsi, leur compte, Adam navait que vingt-trois ans quand il
engendra Seth, et Seth vingt ans et six mois quand il engendra
Enos. Selon cette opinion, les anciens divisaient une de nos annes
en dix parties, chacune valant pour eux une anne et tant compose
dun senaire carr, parce que Dieu acheva ses ouvrages en six jours
et se reposa le septimes. Or, le senaire carr, ou six fois six, est
de trente-six, qui, multiplis par dix, font trois cent soixante
jours, cest--dire douze mois lunaires. Quant aux cinq jours qui
restaient pour accomplir lanne solaire, et aux six heures qui sont
cause que tous les quatre ans nous avons une anne bissextile, les
anciens
1. Voyez plus bas, Livre XVIII, ch. 42-44
2. Voyez plus haut, livre XI, ch. 8
(316)
supplaient de temps en temps quelques jours afin de complter le
nombre des annes, et les Romains appelaient ces jours
intercalaires. De mme Enos, fils de Seth, navait que dix-neuf ans
quand il engendra Canan 1; ce qui revient aux quatre-vingt-dix ans
que lui donne lEcriture. Aussi, poursuivent-ils, nous ne voyons
point, selon les Septante, quaucun homme ait engendr avant le dluge
quil net au moins cent soixante ans, cest--dire seize ans, en
comptant dix annes pour une, parce que cest lge destin par la
nature pour avoir des enfants. A lappui de leur opinion, ils
ajoutent que la plupart des historiens rapportent que lanne des
Egyptiens 2 tait de quatre mois, celle des Acarnaniens de six, et
celle des Laviniens de treize. Pline le naturaliste 3, propos de
quelques personnes que certaines histoires tmoignent avoir vcu
jusqu huit cents ans, pense que cette assertion tient lignorance de
ces temps-l; attendu, dit-il, que certains peuples ne faisaient
leur anne que dun t et dun hiver, et que les autres comptaient les
quatre saisons de lanne pour quatre ans, comme les Arcadiens dont
les annes ntaient que de trois mois. Il ajoute mme que les
Egyptiens, dont nous avons dit que les annes ntaient composes que
de quatre mois, les rglaient quelquefois sur le cours de la lune,
tellement que chez eux on vivait jusqu mille ans.
Telles sont les raisons sur lesquelles se fondent des critiques
dont le dessein nest pas dbranler lautorit de lEcriture, mais plutt
de laffermir en empchant que ce quelle rapporte de la longue vie
des premiers hommes ne paraisse incroyable. Il est ais de montrer
videmment que tout cela est trs-faux; mais, avant que de le faire,
je suis bien aise de me servir dune autre preuve pour rfuter cette
opinion. Selon les Hbreux, Adam navait que cent trente ans lorsquil
engendra son troisime fils 4. Or, si ces cent trente ans ne
reviennent qu treize des ntres, il est certain quil nen avait que
onze ou peu davantage quand il eut le premier. Or, qui peut
engendrer cet ge-l selon la loi ordinaire de la nature? Mais, sans
parler de lui, qui peut-tre fut capable dengendrer ds quil fut cr,
car il
1. Gen. V, 9, sec. LXX.
2. Voyez Censorinus, De die nat., cap. 19; Macrobe, Saturn.,
lib. I, cap. 12, page 255, dit. Bip.; Solinus, Polyhist., cap.
3.
3. Hist. nat., lib. VII, cap. 49.
4. Gen. V, 3.
nest pas croyable quil ait t cr aussi petit que nos enfants
lorsquils viennent au monde, son fils, daprs les mmes Hbreux,
navait que cent cinq ans quand il engendra Enos 1, et par consquent
il navait pas encore onze ans, selon nos adversaires. Que dirai-je
de son fils Canan qui, suivant le texte hbreu, navait que soixante
et dix ans quand il engendra Malalhel 2 ? Comment engendrer sept
ans, si soixante et dix ans dalors nen font rellement que sept de
nos jours?
CHAPITRE XIII.SI, DANS LA SUPPUTATION DES ANNES, IL FAUT PLUTT
SARRTER AUX TEXTES HBREUX QUA LA TRADUCTION DES SEPTANTE.Je prvois
bien ce que lon me rpliquera: que cest une imposture des Juifs qui
ont falsifi leurs exemplaires, comme nous lavons dit plus haut, et
quil nest pas prsumable que les Septante, ces hommes dune renomme
si lgitime, aient pu en imposer. Cependant, si je demande lequel
des deux est le plus croyable, ou que les Juifs, qui sont rpandus
en tant dendroits diffrents, aient conspir ensemble pour crire
cette fausset, et quils se soient privs eux-mmes de la vrit pour
ter lautorit aux autres, ou que les Septante, qui taient aussi
Juifs, assembls en un mme lieu par Ptolme, roi dEgypte, pour
traduire lEcriture, aient envi la vrit aux Gentils et concert
ensemble cette imposture, qui ne devine la rponse que lon fera ma
question? Mais Dieu ne plaise quun homme sage simagine que les
Juifs, quelque mchants et artificieux quon les suppose, aient pu
glisser cette fausset dans un si grand nombre dexemplaires disperss
en tant de lieux, ou que les Septante, qui ont acquis une si haute
rputation, se soient accords entre eux pour ravir la vrit aux
Gentils. Il est donc plus simple de dire que, quand on commena
transcrire ces livres de la bibliothque de Ptolme, cette erreur se
glissa dabord dans un exemplaire par la faute du copiste et passa
de la sorte dans tous les autres. Cette rponse est assez plausible
pour ce qui regarde la vie de Mathusalem et pour les vingt-quatre
annes qui se rencontrent de plus dans les exemplaires hbreux. A
lgard des cent annes qui sont dabord en plus dans les Septante,
et
1. Gen. V, 6.- 2. Ibid. 12.
(317)
ensuite en moins pour faire cadrer la somme totale avec le
nombre des annes du texte hbreu, et cela dans les cinq premires
gnrations et dans la septime, cest une erreur trop uniforme pour
limputer au hasard.
Il est plus prsumable que celui qui a opr ce changement, voulant
persuader que les premiers hommes navaient vcu tant dannes que
parce quelles taient extrmement courtes et quil en fallait dix pour
en faire une ds ntres, a ajout cent ans dabord aux cinq premires
gnrations et la septime, parce queu suivant lhbreu, les hommes
eussent encore t trop jeunes pour avoir des enfants, et les a
retranchs ensuite pour retrouver le compte juste des annes. Ce qui
porte encore plus croire quil en a us de la sorte dans ces
gnrations, cest quil na pas fait la mme chose dans la sixime, parce
quil nen tait pas besoin, et que Jared, selon les textes hbreux,
avait cent soixante et deux ans 1 lorsquil engendra Enoch,
cest--dire seize ans et prs de deux mois, ge auquel on peut avoir
des enfants.
Mais, dun autre ct, on pourrait demander pourquoi, dans la
huitime gnration, tandis que lhbreu donne cent quatre-vingt-deux
ans Mathusalem avant quil engendrt Lamech, la version des Septante
lui en retranche vingt, au lieu quordinairement elle en donne cent
de plus que lhbreu aux patriarches, avant que de les faire
engendrer, On pourrait penser peut-tre que cela est arriv par
hasard, si, aprs avoir t vingt annes Mathusalem, il ne les lui
redonnait ensuite, afin de trouver le compte des annes de sa vie.
Ne serait-ce point une manire adroite de couvrir les additions
prcdentes de cent annes, par le retranchement dun petit nombre
dautres qui ntait pas dimportance, puisque, malgr cela, Mathusalem
aurait toujours eu cent soixante-deux ans, cest--dire plus de seize
ans, avant que dengendrer Lamech? Quoi quil en soit, je ne doute
point que, lorsque les exemplaires grecs ou hbreux ne saccordent
pas, il ne faille plutt suivre lhbreu, comme loriginal, que les
Septante, qui ne sont quune version, attendu surtout que quelques
exemplaires grecs, un latin et un syriaque saccordent en ce point,
que Mathusalem mourut six ans avant le dluge 2 .
1. Gen. V, 18.
2. Comp. Quaest. In Gen., quaest. 2.
CHAPITRE XIV.LES ANNES TAlENT AUTREFOIS AUSSI LONGUES QU
PRSENT.Je vais maintenant prouver jusqu lvidence que durant le
premier ge du monde les annes ntaient pas tellement courtes quil en
fallt dix pour en faire une des ntres, mais quelles galaient en
dure celles daujourdhui que rgle le cours du soleil. Voici en effet
ce que porte lEcriture: Le dluge arriva sur la terre lan 600 de la
vie de No, au second mois, le vingt-septime jour du mois . Comment
sexprimerait-elle de la sorte si les annes des anciens navaient que
trente-six jours? Dans ce cas, ou ces annes nauraient point eu de
mois, ou les mois nauraient t que de trois jours, pour quil sen
trouvt douze dans lanne. Nest-il pas visible que leurs mois taient
comme les ntres, puisque, autrement, lEcriture sainte ne dirait pas
que le dluge arriva le vingt-septime jour du second mois? Elle dit
encore un peu aprs, la fin du dluge: Larche sarrta sur les
montagnes dArarat le septime mois, le vingt-septime jour du mois.
Cependant les eaux diminuaient jusqu lonzime mois; or, le premier
jour de ce mois, on vit paratre les sommets des montagnes 2 . Que
si leurs mois taient semblables aux ntres, il faut tendre cette
similitude leurs annes. Ces mois de trois jours nen pouvaient pas
avoir vingt-sept; ou si la trentime partie de ces trois jours
sappelait alors un jour, un si effroyable dluge qui, selon
lEcriture, tomba durant quarante jours et quarante nuits, se serait
donc fait en moins de quatre de nos jours. Qui pourrait souffrir
une si palpable absurdit? Loin, bien loin de nous cette erreur qui
ruine la foi des Ecritures sacres, en voulant ltablir sur de
fausses conjectures ! Il est certain que le jour tait aussi long
alors qu prsent, cest--dire de vingt-quatre heures, les mois gaux
aux ntres et rgls sur le cours de la lune, et les annes composes de
douze mois lunaires, en y ajoutant cinq jours et un quart, pour les
ajuster aux annes solaires, et par consquent ces premiers hommes
vcurent plus de neuf cents annes, lesquelles taient aussi longues
que les cent soixante-quinze que vcut ensuite Abraham 3,
1. Gen. VII, 10, 11, sec. LXX. 2. Gen. VIII, 4, 5. 3. Ibid. XXV,
7.
(318)
que les cent quatre-vingts que vcut Isaac 1, que les cent
quarante ou environ que vcut Jacob 2, que les cent vingt que vcut
Mose 3, et que les soixante-dix ou quatre-vingts que les hommes
vivent aujourdhui et dont il est dit: Si les plus robustes vont
jusqu quatre-vingts ans, ils en ont dautant plus de mal 4 .
Quant la diffrence qui se rencontre entre les exemplaires hbreux
et les ntres, elle ne concerne point du tout la longueur de la vie
des premiers hommes, sur quoi les uns et les autres conviennent;
ajoutez cela que, lorsquil y a diversit, il faut plutt sen tenir la
langue originale qu une version. Cependant, ce nest pas sans raison
que personne na encore os corriger les Septante sur lhbreu, en
plusieurs endroits o ils semblaient diffrents. Cela prouve quon na
pas cru que ce dfaut de concordance ft une faute, etje ne le crois
pas non plus; mais, la rserve des erreurs de copiste, lorsque le
sens est conforme la vrit, ou doit croire que les Septante ont
chang le sens du texte, non en qualit dinterprtes qui se trompent,
mais comme des prophtes inspirs par lesprit de Dieu. De l vient
que, lorsque les Aptres allguent quelques tmoignages de lAncien
Testament dans leurs crits, ils ne se servent pas seulement de
lhbreu, mais de la version des Septante. Comme jai promis de
traiter plus amplement cette matire au lieu convenable, o je
pourrai le faire plus commodment, je reviens mon sujet, et dis quil
ne faut point douter que le premier des enfants du premier homme
nait pu btir une cit une poque o la vie des hommes tait si longue:
cit, au reste, bien diffrente de celle que nous appelons la Cit de
Dieu, pour laquelle nous avons entrepris ce grand ouvrage.
CHAPITRE XV.SIL EST PRSUMABLE QUE LES HOMMES DU PREMIER AGE
AIENT PERSVR DANS LABSTINENCE JUSQU LPOQUE OU LON RAPPORTE QUILS
ONT EU DES ENFANTS.Est-il croyable, dira-t on, quun homme, qui
navait pas dessein de garder le clIbat, se soit contenu cent ans et
plus, ou, selon lhbreu, quatre-vingts, soixante-dix ou soixante
ans, et quil nait point eu denfants
1. Ibid. XXXV, 28.- 2. Ibid. XLVII, 28. 3. Deut. XXXIV, 7. 4.
Ps. LXXXIX, 10.
auparavant ? Il y a deux rponses cela. Ou lge davoir des enfants
venait plus tard en ce temps-l, proportion des annes de la vie; o,
ce qui me parat plus vraisemblable., IEcriture na pas fait mention
des ans, mais seulement de ceux dont il fallait parler selon lordre
des gnrations, pour parvenir No et ensuite Abraham, et pour marquer
le progrs de la glorieuse Cit de Dieu, trangre ici-bas et qui
soupire aprs la cleste patrie. En effet, on ne saurait nier que Can
ne soit le premier fils dAdam, puisque Adam naurait pas dit, comme
le lui fait dire lEcriture: Jai acquis un homme par la grce de Dieu
, si cet homme navait t ajout en naissant nos deux premiers
parents. Abel vint aprs, qui fut tu par son frre Can, en quoi il
fut la premire figure de la Cit de Dieu, exile en ce monde et
destine tre en butte aux injustes perscutions des mchants ,
cest--dire des hommes du sicle attachs aux biens passagers de la
cit de la terre; mais on ne voit pas quel ge Adam les engendra lun
et lautre. Ensuite sont rapportes les deux branches dhommes, lune
sortie de Can, et lautre de Seth, que Dieu donna Adam la place
dAbel. Ainsi ces deux ordres de gnrations, lune de Seth et lautre
de Can, marquant distinctement les deux cits dont nous parions,
lEcriture sainte ne dit point quel ge avaient ceux de la race de
Can quand ils eurent des enfants, parce que lesprit de Dieu na jug
dignes de cet honneur que ceux qui reprsentaient la Cit du ciel. La
Gense, la vrit, marque quel ge Adam engendra Seth, mais il en avait
engendr dautres auparavant, savoir: Can et Abel; qui sait mme sil
navait engendr que ceux-l? De ce quils sont nomms seuls cause des
gnalogies quil fallait tablir, ce nest pas dire quAdam nen ait
point eu dautres. Aussi bien, lorsque lEcriture sainte dit en gnral
quil engendra des fils et des filles quelle ne nomme pas, qui
oserait sans tmrit en dterminer le nombre? Ce quAdam dit aprs la
naissance de Seth: Dieu ma donn un autre fils au lieu dAbel , il a
pu fort, bien le dire par une inspiration divine, en tant que Seth
devait imiter la vertu dAbel, et non en tant quil fut n
immdiatement aprs lui. De mme, quand il est crit: Seth avait deux
cent cinq ans , ou, selon lhbreu, cent cinq, (319) lorsquil
engendra Enos, qui serait assez hardi pour assurer quEnos ft son
premier-n? Outre quil ny a point dapparence quil se soit contenu
pendant tant dannes, nayant point dessein de garder la continence.
LEcriture dit aussi de lui : Et il engendra des fils et des filles,
et Seth vcut en tout neuf cent douze ans 1 . LEcriture, qui ne se
proposait, comme je lai dj dit, que de descendre jusqu No par une
suite de gnrations, na pas marqu celles qui taient les premires,
mais celles o cette suite tait garde.
Jappuierai ces considrations dun exemple clair et indubitable.
Saint Matthieu, faisant la gnalogie temporelle de Notre-Seigneur,
et commenant. par Abraham pour venir dabord David: Abraham, dit-il,
engendra Isaac . Que ne dit-il Ismal, qui fut le fils an dAbraham?
Isaac, ajoute-t-il, engendra Jacob . Pourquoi ne dit-il pas Esa,
qui fut son an? Cest sans doute quil ne pouvait pas arriver par eux
David. Poursuivons Jacob engendra Juda et ses frres . Est-ce que
Juda fut lan des enfants de Jacob? Juda , dit-il encore, engendra
Phars et Zaram 2 . Et cependant il avait dj eu trois enfants avant
ceux-l. Voil lunique et irrcusable solution quil faut apporter ces
difficults de la Gense, sans aller sembarrasser dans cette question
obscure et superflue, si les hommes avaient en ce temps-l des
enfants plus tard quaujourdhui.
CHAPITRE XVI.DES MARIAGES ENTRE PROCHES, PERMIS AUTREFOIS A
CAUSE DE LA NCESSIT.Le besoin quavait le monde dtre peupl, et le
dfaut dautres hommes que ceux qui taient sortis de nos premiers
parents, rendirent indispensables entre frres et soeurs des
mariages qui seraient maintenant des crimes normes, cause de la
dfense que .a religion en a faite depuis. Cette dfense est fonde
sur une raison trs-juste, puisquil est ncessaire dentretenir lamiti
et la socit parmi les hommes; or, ce but est mieux atteint par les
alliances entre trangers que par celles qui unissent les membres
dune mme famille, lesquels sont dj unis par les liens du sang. Pre
et beau-pre sont des
1. Gen. V, 4, 8. Matt. I, 2, 3.
noms qui dsignent deux alliances. Lors donc que ces qualits sont
partages entre diffrentes personnes, lamiti stend et se multiplie
davantage 1. Adam tait oblig de les runir en lui seul, parce que
ses fils ne pouvaient pouser que leurs soeurs; Eve, de mme, tait la
fois la mre et la belle-mre de ses enfants, comme les femmes de ses
fils taient ensemble ses filles et ses brus. La ncessit, je le
rpte, excusait alors ces sortes de mariages.
Depuis que les hommes se sont multiplis, les choses ont bien
chang sous ce rapport, mme parmi les idoltres. Ces alliances ont
beau tre permises en certains pays 2 , une plus louable coutume a
proscrit cette licence, et nous en avons autant dhorreur que si
cela ne stait jamais pratiqu. Vritablement la coutume fait une
merveilleuse impression sur les esprits; et, comme elle sert ici
arrter les excs de la convoitise, on ne saurait la violer sans
crime. Sil est injuste de remuer les bornes des terres pour envahir
lhritage dautrui, combien lest-il plus de renverser celles des
bonnes moeurs par des unions illicites? Nous avons prouv, mme de
notre temps, dans le mariage des cousins germains, combien il est
rare que lon suive la permission de la loi, lorsquelle est oppose
-la coutume. Bien que ces mariages ne soient point dfendus par la
loi de Dieu, et que celles des hommes nen eussent point encore parl
3, toutefois on en avait horreur cause de la proximit du degr, et
parce quil semble que ce soit presque faire avec une soeur ce que
lon fait avec une cousine germaine. Aussi voyons-nous que les
cousins et les cousines ce degr sappellent frres et soeurs. Il est
vrai que les anciens patriarches ont eu grand soin de ne pas trop
laisser loigner la parent et de la rapprocher en quelque sorte par
le lien du mariage, de sorte quencore quils npousassent pas leurs
soeurs, ils pousaient toujours quelque personne de leur famille 4.
Mais qui peut douter quil ne soit plus honnte de nos jours de
dfendre le mariage entre cousins germains, non-seulement pour les
raisons que nous avons allgues, afin de multiplier les alliances et
nen pas
1. Comp. saint Jean Chrysostome, Homlies, hom. XXXIV, n.
3,4.
2. Par exemple chez les Perses et les Egyptiens.
3. Suivant Aurlius Victor, ce fut lempereur Thodose qui, le
premier, interdit les mariages entre cousins.
4. Voyez la Gense, XXIV, 3, 4; XXVIII. 1, 2.
(320)
mettre plusieurs en une seule personne, mais aussi parce quune
certaine pudeur louable fait que nous avons naturellement honte de
nous unir, mme par mariage, aux personnes pour qui la parent -nous
donne du respect.
Ainsi lunion de lhomme et de la femme est comme la ppinire des
villes et des cits; mais la cit de la terre se contente de la
premire naissance des hommes, au lieu que la Cit du ciel en demande
une seconde pour effacer la corruption de la premire. Or, lHistoire
sainte ne nous apprend pas si, avant le dluge, il y a eu quelque
signe visible et corporel de cette rgnration 1, comme fut depuis la
circoncision 2 . Elle rapporte toutefois que les premiers hommes
ont fait des sacrifices Dieu, comme cela se voit clairement par
ceux de Can et dAbel, et par celui de No au sortir de larche 3 ; et
nous avons dit ce sujet, dans les livres prcdents, que les dmons
qui veulent usurper la divinit et passer pour dieux nexigent des
hommes ces sortes dhonneurs que parce quils savent bien quils ne
sont dus quau vrai Dieu.
CHAPITRE XVII.DES DEUX CHEFS DE LUNE T LAUTRE CIT ISSUS DU MME
PRE.Comme Adam tait le pre de ces deux sortes dhommes, tant de ceux
qui appartiennent la cit de la terre que de ceux qui composent la
Cit du ciel, aprs la mort dAbel, qui figurait un grand mystre 4, il
y eut deux chefs de chaque cit, Can et Seth, dans la postrit de qui
lon voit paratre des marques plus videntes de ces deux cits. En
effet, Can engendra Enoch et btit une cit de son nom, laquelle
ntait pas trangre ici-bas, mais citoyenne du monde, et mettait son
bonheur dans la possession paisible des biens temporels. Or, Can
veut dire Possession, do vient que quand il fut n, son pre ou sa
mre dit: Jai acquis 5 un homme parla grce de Dieu 6 ; et Enoch
signifie Ddicace, cause que la cit de la terre est ddie en ce monde
mme o elle est fonde, parce que ds ce monde elle atteint le but de
ses dsirs et de ses esprances. Seth, au contraire, veut dire
1. Voyez lcrit de saint Augustin, Contra Julian., n. 45.
2. Gen. XVII, 10, 11. 3. Ibid. VIII, 20.
4. Ce mystre est sans doute la mort du Christ.
5. La Vulgate porte possedi, je suis entr en possession.
6. Gen. VI, 1.
Rsurrection, et Enos, son fils, signifie Homme, non comme Adam
qui, en hbreu, est un nom commun lhomme et la femme, suivant cette
parole de lEcriture : Il les cra homme et femme, et les bnit et les
nomma Adam 1 ; ce qui fait voir quEve sappelait aussi Adam, dun nom
commun aux deux sexes. Mais Enos signifie tellement un homme, que
ceux qui sont verss dans la langue hbraque assurent quil ne peut
pas tre dit dune femme; Enos est en effet le fils de la
rsurrection, o il ny au-ra plus de mariage 2 ; car il ny aura point
de gnration dans lendroit o la gnration nous aura conduits. Je
crois, pour cette raison, devoir remarquer ici que, dans la
gnalogie de Seth, il nest fait nommment mention daucune femme 3, au
lieu que, dans celle de Can, il est dit: Mathusalem engendra
Lamech, et Lamech pousa deux femmes, lune appele Ada, et lautre
Sella, et Ada enfanta Jobel. Celui-ci fut le pre des bergers, le
premier qui habita dans des cabanes. Son frre sappelait Jubal,
linventeur de la harpe et de la cithare. Sella eut son tour Thobel,
qui travaillait en fer et en cuivre. Sa soeur sappelait Noma 4 . L
finit la gnalogie de Can, qui est toute comprise en huit gnrations
en comptant Adam, sept jusqu Lamech, qui pousa deux femmes, et la
huitime dans ses enfants, parmi lesquels lEcriture fait mention
dune femme. Elle insinue par l quil y aura des gnrations charnelles
et des mariages jusqu la fin dans la cit de la terre; et de l vient
aussi que les femmes de Lamech, le dernier de la ligne de Can, sont
dsignes par leurs noms, distinction qui nest point faite pour
dautres que pour Eve avant le dluge. Or, comme Can, fondateur de la
cit de la terre, et son fils Enoch, qui nomma cette cit, marquent
par leurs noms, dont lun signifie possession et lautre ddicace, que
cette mme cit a un commencement et une fin, et quelle borne ses
esprances ce monde-ci, de mme Seth, qui signifie rsurrection, tant
le pre dune postrit dont la gnalogie est rapporte part, il est bon
de voir ce que lHistoire sainte dit de son fils.
1. Gen. V, 2. 2.Luc, XX, 35.
3. Camp. Thodoret in Genesim, quaest. 47.
4. Gen. IV, 18-22.
(321)
CHAPITRE XVIII.FIGURE DE JSUS-CHRIST ET DE SON GLISE DANS ADAM,
SETE ET NOS. Seth , dit la Gense, eut un fils, quil appela Enos;
celui-ci mit son esprance invoquer le nom du Seigneur 1 . Voil le
tmoignage que rend la Vrit. Lhomme donc, fils de la rsurrection,
vit en esprance tant que la Cit de Dieu, qui nat de la foi dans la
rsurrection de Jsus-Christ, est trangre en ce monde. La mort et la
rsurrection du Sauveur sont figures par ces deux hommes, par Abel,
qui signifie deuil, et par Seth, son frre, qui veut dire
rsurrection. Cest par la foi en Jsus ressuscit quest engendre
ici-bas la Cit de Dieu, cest--dire lhomme qui a mis son esprance
invoquer le nom du Seigneur. Car nous sommes sauvs par lesprance,
dit lAptre: or, quand on voit ce quon avait espr voir, il ny a plus
desprance; car qui espre voir ce quil voit dj? Que si nous esprons
voir ce que nous ne voyons pas encore, cest la patience qui nous le
fait attendre 2 . En effet, qui ne jugerait quil y a ici quelque
grand mystre? Abel na-t-il pas mis son esprance invoquer le nom du
Seigneur, lui dont le sacrifice fut si agrable Dieu, selon le
tmoignage de 1Ecriture? Seth na-t-il pas fait aussi la mme chose,
lui dont il est dit : Dieu ma donn un autre fils la place dAbel 3 ?
Pourquoi donc attribuer particulirement Enos ce qui est commun tous
les gens de bien, sinon parce quil fallait que celui qui naquit le
premier du pre des prdestins la Cit de Dieu figurt lassemble des
hommes qui ne vivent pas selon lhomme dans la possession dune
flicit passagre, mais dans lesprance dun bonheur ternel? Il nest
pas dit: Celui-ci espra dans le Seigneur; ou: Celui-ci invoqua le
nom du Seigneur; mais: Celui-ci mit son esprance invoquer le nom du
Seigneur. Que signifie: Mit son esprance invoquer si ce nest
lannonce prophtique de la naissance dun peuple qui, selon llection
de la grce, invoquerait le nom de Dieu? Cest ce qui a t dit par un
autre prophte; et lAptre lexplique de ce peuple qui appartient la
grce de Dieu: Tous ceux qui invoqueront le nom du Seigneur seront
sauvs 4 . Ces paroles de lEcriture : Il
1. Gen. IV, 26 .- 2. Rom. VIII, 24, 25. 3. Gen. IV, 25. - 4.
Rom. X, 15 ; Joel, 71, 32.
lappela Enos, cest--dire lhomme , et ensuite: Celui-ci mit son
esprance invoquer le nom du Seigneur , montrent bien que lhomme ne
doit pas placer son esprance en lui-mme. Comme il est crit ailleurs
Maudit est quiconque met son esprance en lhomme 1 ; personne par
consquent ne doit non plus la mettre en soi-mme, afin de devenir
citoyen de cette autre cit qui nest pas ddie sur la terre par le
fils de Can, cest--dire pendant le cours de ce monde prissable,
mais dans limmortalit de la batitude ternelle.
CHAPITRE XIX.CE QUE FIGURE LE RAVISSEMENT DNOCH.Cette ligne,
dont Seth est le pre, a aussi un nom qui signifie ddicace dans la
septime gnration depuis Adam, en y comprenant Adam lui-mme. En
effet, Enoch, qui signifie ddicace, est n le septime depuis lui;
mais cest cet Enoch, si agrable Dieu, qui fut transport hors du
monde , et qui, dans lordre des gnrations, tient un rang
remarquable, en ce quil dsigne le jour consacr au repos. Il est
aussi le sixime, compter depuis Seth, cest--dire depuis le pre de
ces gnrations qui sont spares de la ligne de Can. Or, cest le
sixime jour que lhomme fut cr et que Dieu acheva tous ses ouvrages.
Mais le ravissement dEnoch marque le dlai de notre ddicace; il est
vrai quelle est dj faite en Jsus-Christ, notre chef, qui est
ressuscit pour ne plus mourir et qui a t lui-mme transport; mais il
reste une autre ddicace, celle de toute la maison dont Jsus-Christ
est le fondateur, et celle-l est diffre jusqu la fin des sicles, o
se fera la rsurrection de tous ceux qui ne mourront plus. Il
nimporte au fond quon lappelle la maison de Dieu, ou son temple, ou
sa cit; car nous voyons Virgile donner la cit dominatrice par
excellence le nom de la maison dAssaracus, dsignant ainsi les
Romains, qui tirent leur origine de ce prince par les Troyens. Il
les appelle aussi la maison dEne, parce que les Troyens, qui
btirent dans la suite la ville de Rome, arrivrent en Italie sous la
conduite dEne 2. Le pote a imit en cela les saintes lettres qui
nomment le peuple nombreux des Isralites la maison de Jacob.
1. Jrm. XVII, 5.
2. nide, livre I, v. 284; livre III, v. 97.
(322)
CHAPITRE XX.COMMENT LA POSTRIT DE CAN EST RENFERME EN HUIT
GNRATIONS, ET POURQUOI NO APPARTIENT A LA DIXIME DEPUIS
ADAM.Quelquun dira : Si celui qui a crit cette histoire avait
lintention, dans le dnombrement de ces gnrations, de nous conduire
dAdam par Seth jusqu No, sous qui arriva le dluge, et de No
Abraham, auquel lvangliste saint Matthieu commence les gnrations
qui mnent Jsus-Christ, roi ternel de la Cit de Dieu, quel tait son
dessein dans le dnombrement de celles de Can, et jusquo
prtendait-il aller? Je rponds : jusquau dluge, o toute la race des
habitants de la cit de la terre fut engloutie, mais rpare par les
enfants de No. Quant cette socit dhommes qui vivent selon lhomme,
elle subsistera jusqu la fin du sicle dont Notre-Seigneur a dit :
Les enfants de ce sicle engendrent et sont engendrs 1 . Mais, pour
la Cit de Dieu qui est trangre en ce sicle, la rgnration la conduit
un sicle dont les enfants nengendrent ni ne sont engendrs. Ici-bas
donc, il est commun lune ou lautre cit dengendrer et dtre engendr,
quoique la Cit de Dieu ait ds ce monde plusieurs milliers de
citoyens qui vivent dans la continence; mais lautre en a aussi
quelques-uns qui les imitent en cela, bien quils soient dans
lerreur sur tout le reste. A cette socit appartiennent aussi ceux
qui, scartant de la foi, ont form diverses hrsies, et qui, par
consquent, vivent selon lhomme et non selon Dieu. Les
gymnosophistes des Indes qui, dit-on, philosophent nus au milieu
des forts, sont de ses citoyens; et nanmoins ils sabstiennent du
mariage 2. Aussi la continence nest-elle un bien que quand on la
garde pour lamour du souverain bien qui est Dieu. On ne voit pas
toutefois que personne lait pratique avant le dluge, puisque Enoch
mme, ravi du monde pour son innocence, engendra des fils et des
filles, et entre autres Mathusalem qui continue lordre des
gnrations choisies.
Pourquoi compte-t-on un si petit nombre dindividus dans les
gnrations de Can, si elles vont jusquau dluge et si les hommes
en
1. Luc, XX, 34.
2. Voyez plus haut, livre XIV, ch. 17. Comp. Apule, Florides, p.
343 de ldit. dElmenhorst; Porphyre, De abst. anim., livre iv, cap.
17.
ce temps-l taient en tat davoir des enfants daussi bonne heure
quaujourdhui ? Si lauteur de la Gense navait pas eu en vue quelquun
auquel il voult arriver par une suite de gnrations, comme ctait son
dessein lgard de celle de la postrit de Seth, quil voulait conduire
jusqu No, pour reprendre ensuite lordre des gnrations jusqu
Abraham, qutait-il besoin de passer les premiers-ns pour arriver
Lamech, auquel finit cette gnalogie, cest--dire la huitime gnration
depuis Adam, et la septime depuis Can, comme si de l il et voulu
passer quelque autre gnalogie pour arriver ou au peuple dIsral, en
qui la Jrusalem terrestre mme a servi de figure la Cit cleste, ou
Jsus-Christ comme homme, qui est le Dieu suprme lev au-dessus de
toutes choses 1, bni dans tous les sicles, et le fondateur et le
roi, de la Jrusalem du ciel; qutait-il besoin, dis-je, den user de
la sorte, attendu que toute la postrit de Can fut extermine par le
dluge? Cela pourrait faire croire que ce sont les premiers-ns qui
sont nomms dans cette gnalogie. Mais pourquoi y a-t-il si peu de
personnes, si, comme nous lavons dit, les hommes avaient des
enfants en ce temps-l daussi bonne heure quils en ont prsent?
Suppos quils eussent tous trente ans quand ils commencrent en
avoir, comme il y a huit gnrations en comptant Adam et les enfants
de Lamech, huit fois trente font deux cent quarante ans. Or, est-il
croyable quils naient point eu denfants tout le reste du temps
jusquau dluge? Et, sils en ont eu, pourquoi lEcriture nen fait-elle
point mention? Depuis Adam jusquau dluge, il sest coul deux mille
deux cent soixante-deux ans 2, selon nos livres, et mille six cent
cinquante-six, selon les Hbreux. Lors donc que nous nous arrterions
ce de?nier nombre comme au vritable, si de mille six cent
cinquante-six ans on retranche deux cent quarante, restent mille
quatre cents ans et quelque chose de plus. Or, peut-on simaginer
que la postrit de Can soit demeure pendant tout ce temps-l sans
avoir des enfants?
Mais il faut se rappeler ici ce que nous
1. Rom. IX, 5.
2. Eusbe, saint Jrme, Bde, et dautres encore qui se fondent sur
la version des Septante, comptent vingt ans de moins que saint
Augustin. Peut-tre, selon la conjecture de Vivs, ny a-t-il ici
quune erreur de copiste, le signe XL pouvant tre aisment pris pour
le signe LX.
(323)
avons dit, lorsque nous demandions comment il se peut faire que
ces premiers hommes, qu navaient aucun dessein de garder la
continence, se soient pu contenir si longtemps. Nous avons en effet
montr quil y a deux moyens de rsoudre cette difficult : ou et
disant que, comme ils vivaient si longtemps ils ntaient pas sitt en
ge dengendrer, et que les enfants dont il est parl dans ces
gnalogies ne sont pas les ans, mais ceux qu servirent perptuer
lordre des gnration, jusquau dluge. Si donc dans celles de Can
lauteur de la Gense na pas eu cette intention comme dans celles de
Seth, il faudra avoir recours lautre solution, et dire quen ce
temps-l les hommes ntaient capables davoir des enfants quaprs cent
ans. Il s peut faire nanmoins que cette gnalogie de Can naille pas
jusquau dluge, et que lEcriture sainte, pour quelque raison que
jignore, ne lait porte que jusqu Lamech et ses enfants.
Indpendamment de cette rponse que les hommes avaient des enfants
plus tard en ce temps-l, il se peut que la cit btie pat Can ait
tendu au loin sa domination et ail eu plusieurs rois de pre en
fils, les uns aprs les autres, sans garder lordre de primogniture.
Can a pu tre le premier de ces rois; son fils Enoch, qui donna le
nom au sige de cet empire, le second; le troisime, Gadad, fils
dEnoch; le quatrime, Manihel, fils de Gadad; le cinquime, Mathusal,
fils de Manihel; et le sixime, Lamech, fils de Mathusal, qui est le
septime depuis Adam par Can. Il ntait pas ncessaire que les ans
succdassent leurs pres; le sort, ou le mrite, ou laffection du pre
appelait indiffremment un de ses fils la couronne. Rien ne soppose
ce que le dluge soit arriv sous le rgne de Lamech et lait fait prir
avec les autres. Aussi voyons-nous que lEcriture ne dsigne pas un
seul fils de Lamech, comme dans les gnrations prcdentes, mais
plusieurs, parce quil tait incertain quel devait tre son
successeur, si le dluge ne ft point survenu.
Mais de quelque faon que lon compte les gnrations de Can, ou par
les ans, ou par les rois, il me semble que je ne dois pas passer
sous silence que Lamech, tant le septime en ordre depuis Adam,
lEcriture, qui lui donne trois fils et une fille, parle dautant de
ses enfants quil en faut pour accomplir le nombre onze, qui
signifie le pch. En effet, comme la loi est comprise en dix
commandements, do vient le mot dcalogue, il est hors de doute que
le nombre onze, qui passe celui de dix, marque la transgression de
la loi, et par consquent le pch. Cest pour cela que Dieu commanda 1
de faire onze voiles de poil de chvre dans le tabernacle du
tmoignage, qui tait comme le temple portatif de son peuple pendant
son voyage, attendu que cette toffe fait penser aux pchs, cause des
boucs qui doivent tre mis la gauche. Aussi, lorsque nous faisons
pnitence, nous nous prosternons devant Dieu couverts dun cilice,
comme pour dire avec le Psalmiste : Mon pch est toujours prsent
devant moi 2 . La postrit dAdam par le fratricide Can finit donc au
nombre de onze, qui signifie le pch; et ce nombre est ferm par une
femme, dont le sexe a donn commencement au pch par lequel nous
avons tous t assujtis la mort. Et ce pch a t suivi dune volupt
charnelle qui rsiste lesprit; do vient que le nom de cette fille de
Lamech signifie volupt. Mais le nombre dix termine les gnrations
descendues dAdam par Seth jusqu No. Ajoutez ce nombre les trois
fils de No, dont deux seulement furent bnis, et lautre fut rprouv
cause de ses crimes, vous aurez douze: nombre illustre dans les
Patriarches et dans les Aptres, et compos des parties du nombre
sept multiplies lune par lautre, puisque trois fois quatre et
quatre fois trois font douze. Dans cet tat de choses, il nous reste
voir comment ces deux lignes, qui, par des gnrations distinctes,
marquent les deux cits, lune des hommes de la terre, et lautre des
lus, se sont ensuite tellement mles ensemble que tout le genre
humain, la rserve de huit personnes, a mrit de prir par le
dluge.
CHAPITRE XXI.LCRITURE NE PARLE QUEN PASSANT DE LA CIT DE LA
TERRE, ET SEULEMENT EN VUE DE CELLE DU CIEL.Il faut considrer
dabord pourquoi, dans le dnombrement des gnrations de Can, aprs que
lEcriture a fait mention dEnoch, qui donna son nom la ville que son
pre -btit, elle les continue tout de suite jusquau
1. Exod. XXVI, 7. 2. Ps. L, 5.
(324)
dluge, o finit entirement toute cette branche, au lieu quaprs
avoir parl dEnos, fils de Seth, elle interrompt le fil de cette
gnalogie, en disant: Voici la gnalogie des hommes. Lorsque Dieu cra
lhomme, il le cra son image. Il les cra homme et femme, les bnit,
et les appela Adam 1 . Il me semble que cette interruption a eu
pour objet de recommencer le dnombrement des temps par Adam; ce que
lEcriture na pas voulu faire lgard de la cit de la terre, comme si
Dieu en parlait en passant plutt quil nen tient compte. Mais do
vient quaprs avoir dj nomm le fils de Seth, cet homme qui mit sa
confiance invoquer le nom du Seigneur, elle y revient encore, sinon
de ce quil fallait reprsenter ainsi ces deux cits, lune descendant
dun homicide jusqu un homicide, car Lamech avoue ses deux femmes
quil a tu un homme 2, et lautre, fonde par celui qui mit sa
confiance invoquer le nom de Dieu? Voil, en effet, quelle doit tre
lunique occupation de la Cit de Dieu, trangre en ce monde pendant
le cours de cette vie mortelle, et ce quil a fallu lui recommander
par un homme engendr de celui en qui revivait Abel assassin. Cet
homme marque lunit de toute la Cit cleste, qui recevra, un jour son
accomplissement, aprs avoir t reprsente ici-bas par cette figure
prophtique. Do le fils de Can, cest--dire le fils de possession,
pouvait-il prendre son nom, si ce nest des biens de la terre dans
la cit de la terre qui il a donn le sien? Il est de ceux dont il
est dit dans le psaume : Ils ont donn leurs noms leurs terres 3 ;
aussi tombent-ils dans le malheur dont il est parl en un autre
psaume: Seigneur, vous anantirez leur image dans votre cit 4 . Pour
le fils de Seth, cest--dire le fils de la rsurrection, quil mette
sa confiance invoquer le nom du Seigneur; cest lui qui figure cette
socit dhommes qui dit : Je serai comme un olivier fertile en la
maison du Seigneur, parce que jai espr en sa misricorde 5 . Quil
naspire point la vaine gloire dacqurir un nom clbre sur la terre;
car heureux celui qui met son esprance au nom du Seigneur, et qui
ne tourne point ses regards vers les vanits et les folies du monde
6 . Aprs avoir propos
1. Gen. V, 1, 2 .- 2. Ibid. IV, 23 .- 3. Ps. XLVIII, 12. 4.
Ibid. LXXII, 20. 5. Ibid. LI, 10.- 6. Ibid. XXXIX, 5.
ces deux cits, lune tablie dans la jouissance des biens du
sicle, lautre mettant son esprance en Dieu , mais toutes deux
sorties dAdam comme dune mme barrire pour fournir leur course et
arriver chacune sa fin, IEcriture commence le dnombrement des
temps, auquel elle ajoute dautres gnrations en reprenant depuis
Adam, de la postrit de qui, comme dune masse juste-ment rprouve,
Dieu a fait des vases de colre et dignominie, et des vases dhonneur
et de misricorde 1 traitant les uns avec justice et les autres avec
bont, afin que la Cit cleste, trangre ici-bas, apprenne, aux dpens
des vases de colre, ne pas se fier en son libre arbitre, mais
mettre sa confiance invoquer le nom du Seigneur. La volont a t cre
bonne, mais muable, parce quelle a t tire du nant : ainsi, elle
peut se dtourner du bien et du mal; mais elle na besoin pour le
niai que de son libre arbitre et ne saurait faire le bien sans le
secours de la grce.
CHAPITRE XXII.LE MLANGE DES ENFANTS DE DIEU AVEC LES FILLES DES
HOMMES A CAUS LE DLUGE QUI A ANANTI TOUT LE GENRE HUMAIN, A
LEXCEPTION DE HUIT PERSONNES.Comme les hommes, en possession de ce
libre arbitre, croissaient et saugmentaient, il se fit une espce de
mlange et de confusion des deux cits par un commerce diniquit; et
ce mal prit encore son origine de ha femme, quoique dune autre
manire quau commencement du monde. Dans le fait, les femmes de la
cit de la terre ne portrent pas les hommes au pch, aprs avoir t
sduites elles-mmes par lartifice dun autre; mais les enfants de
Dieu, cest--dire les citoyens de la cit trangre sur la terre,
commencrent les aimer pour leur beaut 2, laquelle vritablement est
un don de Dieu, mais quil accorde aussi aux mchants, de peur que
les bons ne lestiment un grand bien. Aussi les enfants de Dieu
ayant abandonn le bien souverain qui est propre aux bons, se
portrent vers un moindre bien commun aux bons et aux mchants, et
pris damour pour les filles des hommes, ils abandonnrent, afin de
les pouser, la pit quils gardaient dans la sainte socit. Il est
vrai, comme je viens de le dire,
1. Rom. IX, 23. 2. Gen. VI, I et seq.
(325)
que la beaut du corps est un don de Dieu; mais comme cest un
bien misrable, charnel et prissable, on ne laime pas comme il faut
quand on laime plus que Dieu, qui est un bien ternel, intrieur et
immuable. Lorsquun avare aime plus son argent que la justice, ce
nest pas la faute de largent, mais celle de lhomme; il en est de
mme de toutes les autres cratures: comme elles sont bonnes, elles
peuvent tre bien ou mal aimes. On les aime bien quand on garde
lordre, on les aime mal quand on le pervertit. Cest ce que jai
exprim en ces quelques vers dans un loge du Cierge:
Toutes ces choses, Seigneur, sont vous et sont bonnes, parce
quelles viennent de vous, qui tes souverainement bon. Il ny a rien
de nous en elles que le pch, qui fait que, renversant lordre, nous
aimons, au lieu de vous, ce qui vient de vous 1 .
Quant au Crateur, si on laime vritablement, cest--dire si on
laime lui-mme sans aimer autre chose la place de lui, on ne le
saurait mal aimer. Nous devons mme aimer avec ordre lamour qui fait
quon aime comme il convient tout ce quil faut aimer, si nous
voulons tre bons et vertueux. Do je conclus que la meilleure et la
plus courte dfinition de la vertu est celle-ci : lordre de lamour.
Lpouse de Jsus-Christ, qui est la Cit de Dieu, chante pour cette
raison dans le Cantique des cantiques : Ordonnez en moi la charit 2
. Pour avoir confondu lordre de cet amour 3, les enfants de Dieu
mprisrent Dieu et aimrent les filles des hommes. Or, ces deux noms,
enfants de Dieu, filles des hommes, distinguent assez lune et
lautre cit. Bien que ceux-l fussent aussi enfants des hommes par
nature, la grce avait commenc les rendre enfants de Dieu. En effet,
lEcriture sainte, dans lendroit o elle parle de leur amour pour les
filles des hommes, les appelle aussi anges de Dieu; ce qui a fait
croire plusieurs que ce ntait pas des hommes, mais des anges.
1. Cest sans doute pour une crmonie en lhonneur du Cierge pascal
que saint Augustin avait compos ces vers. Il est propos, de
rappeler ici que parmi les crits indits de saint Augustin publis
par Michael Denis, Vienne, en 1792, il sen trouve un, le premier,
qui a pour sujet le cierge pascal, ce qui fait que lditeur la
intitul: De Cereo paschali, au lieu des mots In sabbato sancto que
porte le manuscrit. Au surplus, ce petit crit, tout sem de
comparaisons puriles, nest probablement pas de saint Augustin.
2. Cant, II, 4.
3. Sur lamour bien ordonn, voyez saint Augustin, De doct.
christ., n. 28.
CHAPITRE XXIII.LES ENFANTS DE DIEU QUI, SUIVANT LCRITURE,
POUSRENT, LES FILLES DES HOMMES, DONT NAQUIRENT LES GANTS,
TAIENT-ILS DES ANGES?Nous avons touch, sans la rsoudre, au troisime
livre de cet ouvrage 1, la question de savoir si les anges, en tant
quesprits, peuvent avoir commerce avec les femmes. Il est crit en
effet : Il se sert desprits pour ses anges , cest--dire que de ceux
qui sont esprits par leur nature, il en a fait ses anges, ou, ce
qui revient au mme, ses messagers 2; mais il nest pas ais de dcider
si le Prophte parle de leurs corps, lorsquil ajoute : Et dun feu
ardent pour ses ministres 3 ; ou sil veut faire entendre par l que
ses ministres doivent tre embrass de charit comme dun feu
spirituel. Toutefois lEcriture tmoigne que les anges ont apparu aux
hommes dans des corps tels que non-seulement ils pouvaient tre vus,
mais touchs. Il y a plus: comme cest un fait public et que
plusieurs ont expriment ou appris de tmoins non suspects que les
Sylvains et les Faunes, appels ordinairement incubes, ont souvent
tourment les femmes et content leur passion avec elles, et comme
beaucoup de gens dhonneur assurent que certains dmons, qui les
Gaulois donnent le nom de Dusiens 4, tentent et excutent
journellement toutes ces impurets 5, en sorte quil y aurait une
sorte dimpudence les nier, je noserais me dterminer l-dessus, ni
dire sil y a quelques esprits revtus dun corps arien qui soient
capables ou non (car lair, simplement agit par un vantail, excite
la sensibilit des organes) davoir eu un commerce sensible avec les
femmes. Je ne pense pas nanmoins que les saints anges de Dieu aient
pu alors tomber dans ces faiblesses, et que ce soit deux que parle
saint Pierre, quand il dit: Car Dieu na pas pargn les anges qui ont
pch, mais il les a prcipits dans les cachots obscurs de lenfer, o
il les rserve pour les peines du dernier
1. Au chap. 5.
2. Le mot grec angelos, remarque saint Augustin, signifie
messager.
3. Ps. CIII, 5.
4. Ces Dusiens, des Gaulois font penser aux Dievs, divinits
malfaisantes de la mythologie persane. Sur les Faunes, comp.
Servius (ad , Aeneid., lib. VI, V. 776), Isidore (Orig., lib. VIII,
cap. 11, 103) et Cassien (Collat., VII, cap. 32).
5. Sur les dmons mles et femelles, incubes et succubes, voyez le
commentaire de Vivs sur la Cit de Dieu (tome II, page 157) et le
livre de Psellus, De natura daemonum.
(326)
jugement 1 ; je crois plutt que cet aptre parle ici de ceux qui,
aprs stre rvolts au commencement contre Dieu, tombrent du ciel avec
le diable, leur prince, dont la jalousie dut le premier homme sous
la forme dun serpent. Dailleurs, lEcriture sainte appelle aussi
quelquefois anges les hommes de bien 2, comme quand il dit de saint
Jean: Voil que jenvoie mon ange devant vous, pour vous prparer le
chemin 3 . Et le prophte Malachie est appel ange par une grce
particulire 4.
Ce qui fait croire quelques-uns que les anges, dont lEcriture
dit quils pousrent les filles des hommes, taient de vritables
anges, cest quelle ajoute que de ces mariages sortirent des gants;
comme si dans tous les temps il ny avait pas eu des hommes dune
stature extraordinaire 5 ! Quelques annes avant le sac de Rome par
les Goths, ny vit-on pas une femme dune grandeur dmesure? et ce qui
est plus merveilleux, cest que le pre et la mre ntaient pas dune
taille gale celle que nous voyons aux hommes trs grands. Il a donc
fort bien pu y avoir des gants, mme avant que les enfants de Dieu,
que lEcriture appelle aussi des anges, se fussent mls avec les
filles des hommes, cest--dire avec les filles de ceux qui vivaient
selon lhomme, et que les enfants de Seth eussent pous les filles de
Can 6. Voici le texte mme de lEcriture : Comme les hommes se furent
multiplis sur la terre et quils eurent engendr des filles, les
anges de Dieu 7, voyant que les filles des hommes taient bonnes,
choisirent pour femmes celles qui leur plaisaient. Alors Dieu dit:
Mon esprit ne demeurera plus dans ces hommes; car ils ne sont que
chair, et ils ne vivront plus que cent vingt ans. Or, en ce
temps-l, il y avait des gants sur la terre. Et depuis, les enfants
de Dieu ayant commerce avec les filles des hommes. Ils engendraient
pour eux-mmes, et ceux quils engendraient taient ces gants si
renomms 8 - Ces paroles marquent assez
1. Pierre, II, 4.
2. Mme remarque dans Tertullien (Contra . Jud, lib. II, cap. 9)
et dans saint Jean Chrysostome (Hom. 21 in Genes.)
3. Marc, I, 2. 4. Malach. II, 7.
5. Voyez plus haut, ch. 9.
6. Comp. Qust. in Gen., qu. 3.
7. Lactance, Sulpice Svre et beaucoup dautres ont cru, daprs ces
paroles de lEcriture, un commerce entre les anges proprement dits
et les filles des hommes, opinion quon trouve fort rpandue pendant
les premiers sicles de lEglise, Voyez Lactance ( Inst. lib. II,
cap. 15) et Sulpice Svre ( Hist. sacr., lib. I, cap. 1).
8. Gen, VI, 1, 4.
quil y avait dj des gants sur la terre, quand les enfants de
Dieu pousrent les filles des hommes et quils les aimrent parce
quelles taient bonnes, cest--dire belles; car cest la coutume de
lEcriture dappeler bon ce qui est beau. Quant ce quelle ajoute,
quils engendraient pour eux-mmes, cela montre quauparav