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Marcel Bois Au fil des années soixante dix : émergence du roman algérien d'expression arabe In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°26, 1978. pp. 13-34. Citer ce document / Cite this document : Bois Marcel. Au fil des années soixante dix : émergence du roman algérien d'expression arabe. In: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°26, 1978. pp. 13-34. doi : 10.3406/remmm.1978.1822 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1978_num_26_1_1822
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Roman Algerien de Langue Arabe

Jan 16, 2016

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Roman Algerien de Langue Arabe
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Marcel Bois

Au fil des années soixante dix : émergence du roman algériend'expression arabeIn: Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, N°26, 1978. pp. 13-34.

Citer ce document / Cite this document :

Bois Marcel. Au fil des années soixante dix : émergence du roman algérien d'expression arabe. In: Revue de l'Occidentmusulman et de la Méditerranée, N°26, 1978. pp. 13-34.

doi : 10.3406/remmm.1978.1822

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/remmm_0035-1474_1978_num_26_1_1822

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AU FIL DES ANNEES 70 EMERGENCE DU ROMAN ALGERIEN DE LANGUE ARABE

par Marcel BOIS

I. - ENTREE DU ROMAN DANS LA LITTERATURE EN LANGUE NATIONALE

L'Algérie indépendante procède au recouvrement de ses richesses, et cette récupération s'accompagne d'un travail de création. Parmi les quêtes poursuivies, il y a celle d'une littérature en langue arabe. Le pays la voudrait à la mesure de ses besoins, à la mesure aussi des aspirations, conscientes ou inconscientes, d'une jeunesse nombreuse et largement scolarisée.

Dans le domaine littéraire, les années 70 resteront peut-être celles de l'éclosion d'un genre nouveau : le roman algérien de langue arabe. En effet, la poésie et la nouvelle ont une histoire plus ancienne, aux étapes moins nettement marquées ; mais le roman ne fait son apparition que plusieurs années, presque une dizaine, après l'indépendance.

Le seul roman paru avant 1970, Sawt al-garam ("La voix de la passion") ne mérite d'être cité que pour mémoire. Le véritable point de départ peut être situé en 1971, avec Rih aî-ganïib ("Le Vent du Sud") de Benhedouga. Fin 78, malgré des problèmes d'édition et de diffusion, l'ouvrage en est à sa troisième édition en arabe et à sa troisième édition dans sa traduction française : 40.000 exemplaires en tout. Un article récent sur les tirages de la SNED en fait un best-seller rivalisant avec les livres sur la cuisine algérienne ! Il existe des traductions en polonais et en néerlandais ; d'autres sont envisagées en allemand, en espagnol et en anglais. Un film a été tiré du roman ; un feuilleton télévisé est en projet.

Voici le bilan (1), pour la période qui va de 1971 à l'automne 78 :

• 7 romans ont été édités, et parfois réédités : - Rih al-ganûb ("Le Vent du Sud"), 1971, 1975, 1976. - MâLà tadruhu-l- ("Ce que les vents ne peuvent effacer"), 1972. - al-Lâz ("L'As"), 1974, 1977. - al-zilzâl ("Ez-Zilzel"), 1974, 1976. - Nihâyatul-ams ("La Fin d'Hier"), 1975, 1978. - Nâr wa-nUr ("Feu et Lumière"), 1975. - al-Tamûh ("L'Ambitieux"), 1978.

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• 3 autres romans ont été publiés en feuilleton dans des quotidiens ou des hebdomadaires :

— al-Qasr wa-l-hawwât ("Le Palais et le Pêcheur"), 1975. — af-Èams tusriqu li-l-gami ("Le Soleil brille pour tout le monde"), 1977. — Dïrria wa-dumû' ("Sang et Larmes"), 1977-78.

• 5 autres romans sont à l'état de manuscrits (parfois polycopiés) et sont annoncés comme devant paraître dans un avenir proche :

— lurs bagl ('TSÏoces de mulet" (2)) • Gamïla Dyalna ou al-Lâzfaq (La revanche de l'As"). — al-Agsâd al-matimuma ("Les corps enfiévrés"). — al-ôisr al-mustahil ("Mirages"). — al-Hanazïr ("Les Sangliers").

Le coup d'envoi semble donné !

On peut se demander pourquoi ce coup d'envoi a tant tardé.

Une première explication s'inscrit dans le contexte de la littérature arabe où le roman moderne est un genre relativement jeune : il est né en Egypte au début du siècle (1914).

Une seconde explication est à chercher dans les 132 ans d'occupation coloniale par la France. Cette domination, en particulier aux moments où des tentatives d'assimilation ont vu le jour, a favorisé la langue française au détriment de l'arabe mis en veilleuse et victime de multiples interdits. D'où la prédominance de la littérature algérienne de langue française au cours des dernières décades, surtout dans l'univers du roman. Parallèlement, les lecteurs en langue arabe, moins nombreux que les lecteurs en français, étaient moins bien préparés à accueillir le genre romanesque. L'ambiance était plus favorable à la poésie.

Dans la même ligne, il faudrait ajouter les difficultés matérielles, l'absence de personnel qualifié et assez nombreux en ce qui concerne l'édition et la diffusion des ouvrages ; autant d'obstacles renforcés par les tracasseries administratives.

Enfin l'avance prise tant par la littérature algérienne de langue française que par la littérature arabe du Proche-Orient a parfois engendré un préjugé défavorable (ignorance des uns, condescendance des autres) renforcé encore par l'inévitable faiblesse des premières tentatives.

Mais certaines des difficultés évoquées sont aujourd'hui surmontées ; d'autres sont en voie de l'être.

La parution de quelques œuvres de valeur, parfois traduites en d'autres langues ou portées à l'écran, commence à renverser les préjugés.

Sur le plan de l'édition, la mise en route (à Reghïa, dans la zone industrielle de l'Algérois) d'un complexe graphique moderne, à la mesure des besoins du pays, évitera progressivement les délais et les aléas que comportait l'impression de la plupart des ouvrages à l'étranger.

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Le remarquable effort de scolarisation et d'arabisation entrepris depuis l'indépendance commence à porter ses fruits ; le nombre de lecteurs potentiels en arabe augmente chaque année de plusieurs dizaines de milliers.

Les orientations nouvelles que prend le pays après un siècle et demi d'une histoire mouvementée provoquent de profonds bouleversements, et l'accélération qui caractérise les changements actuels leur donne un relief favorable à l'éclosion d'œuvres romanesques. Ces œuvres seront plus directement nourries aux sources de la vie et auront des résonances plus profondes si elles sont écrites en arabe.

IL - DE LA NOUVELLE AU ROMAN

De la nouvelle au roman. La formule s'applique à l'histoire de la littérature algérienne moderne, comme elle s'applique à plusieurs de ses romanciers, en particulier aux deux plus connus, Abdelhamid Benhedouga et Tahar Ouettar.

Si la nouvelle offre de temps à autre un chef-d'œuvre avec des auteurs chevronnés, elle tente surtout les jeunes auteurs : plus facile à publier qu'un roman, elle demande moins de souffle. Aujourd'hui en Algérie, la nouvelle de langue arabe concerne une bonne centaine d'auteurs, jeunes pour la plupart.

Au cours du demi-siècle écoulé, ce genre littéraire, plus ou moins inspiré de l'Occident, a eu du mal à se faire une place au soleil. De timides essais sont tentés. Mais, jusqu'en 1940, un seul nom est à retenir, celui de Muhammed Benabed Al Djilali, qui publie quelques nouvelles dans le journal "al-&hab", en 1935-1936.

Le mouvement prend de l'ampleur quelques années après la deuxième guerre mondiale. Les mentalités ont évolué et le journal des Oulémas —"Al BaSiPir— ouvre largement ses colonnes à des écrivains comme Zhour Ounissi, Ahmed Benachour, et surtout Reda Houhou. La plupart de leurs nouvelles abordent des problèmes sociaux, en particulier le problème de la femme. Une prise de conscience politique commence à s'affirmer. Quelques recueils paraissent :

- "Avec l'écrivain de l'éternité", 1953, de Saadallah. - "Mon ami m 'a dit", 1954, d'Abdelmajid Chafii. - GâJa Umm al-qurâ ("La Belle de La Mecque"), 1947, que l'on considère

parfois comme un roman, ("L'Inspiratrice"), Maea himâr al-Hakîm ("Avec l'âne de Hakim"), 1953, Sahiba al-wahy, 1954, et Namadig Gaïariyya* ('Types Humains"), 1955, de Réda Houhou. Ce dernier, trop tôt disparu, fait figure de pionnier.

Après l'indépendance, une nouvelle vague apporte son renfort. De nouveau des recueils sont publiés, entre autres :

- "Ames révoltée^" (1962), de Abdallah Rakibi. - Min galb al-lahib ("Au cœur de la fournaise"), 1964, de Muhammed Siddiq. - Daggat al-saca ("L'Heure a sonné"), 1968, de Bahi Foudala. - Buhayra al-zaytun ("L'Oliveraie"), 1966 ; Dïïr al-Uilâta wa qisas uhrâ ("La

maison des Trois et autres contes") 1971, de Aboulaïd Doudou.

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— al-a'sas al-mahdUma ("Les Nids brisés"), 1972, de Afnan Qassim. - 'Alâal-Szt, 'll-ahar ("Sur l'autre rivage"), 1974, de Zhour Ounissi — Anâwa-l-sams ("Moi ... et le Soleil"), 1976, de Laid Benarouss. - Ma gablal-ba'd ("Avant la suite"), 1978, de Ladraa Cherif. Sans parler de Merzak Bagtache, Abdelhamid Benhedouga et Tahar Ouettar, dont

il sera question plus loin. C'est dans la presse quotidienne et hebdomadaire, ainsi que dans les revues, que

sont accueillis les jeunes auteurs de nouvelles. La revue "Amal" (Promesses) fait même de cet accueil un objectif essentiel. Dans l 'avant-propos du premier numéro (avril 1969), Malek Haddad écrit : "Amal a d'abord pour but de permettre à de jeunes auteurs de publier leurs premières œuvres et de se faire connaître. Par là-même, cette revue se veut un encouragement aux talents nouveaux. Elle sera une pépinière d'espoirs qui s'affirmeront au creuset de l'effort et du métier. Parallèlement à ces talents nouveaux, nous nous ferons un devoir de publier des talents déjà consacrés".

De fait, dans les 46 numéros de la revue parus à ce jour, à côté de noms connus, nous retrouvons une bonne soixantaine de nouveaux auteurs ; et le nombre de nouvelles publiées dépasse très largement la centaine. Quelques écrivains voient même leurs nouvelles rassemblées dans un numéro spécial. C'est le cas d'Ahmed Benachour (qui écrit depuis 1940) dans le numéro de nov. 1971 ; d'Al Djilali Khelas dans le n° 36, de déc. 1976, et de Merzak Bagtache, dans le n° 45, de mai-juin 78.

Si l'on ajoute aux publications d'Amal celles des quotidiens, des hebdomadaires, des revues d'Algérie et du Proche-Orient, la moisson sera sans doute de plusieurs centaines de nouvelles.

Chacun des principaux auteurs mériterait une étude. Il faudrait parler de l'art de conter chez Aboulaïd Doudou, du style alerte de Ladras Cherif, du lien vivant établi par Moustapha Fassi entre ses personnages et leur milieu ... Le dernier numéro (46) de la revue AMAL, sous la plume d'un universitaire d'Oran, distingue, sur le plan de la technique artistique, trois catégories chez ces auteurs de nouvelles.

Il y a ceux qui se préoccupent peu du récit en lui-même : Omar Belahcène, Allaoua Ouahbi, Herzallah, Laradj Ounissi, Ladraa Cherif . . .

Il y a ceux qui, à l'opposé des précédents, s'appliquent à construire leur récit : Al Djilali Khelas, Sanah AI Habib, Bachir Khalef, Ahmed Boudchicha, Ahmed Menouar. . .

Il y a enfin, plus difficiles à distinguer, ceux qui s'efforcent de concilier l'art du récit et la recherche de voies nouvelles : Merzak Bagtache, Ismail Ghamouqat, Mustapha Fassi

Un de ces nouvellistes, Merzak Bagtache, retiendra notre attention. Il a obtenu en 1969 le prix Reda Houhou, qui couronnait la meilleure nouvelle en arabe, avec "La Faim des Hommes" (Amal n° 5). Son oeuvre majeure — Tuyûr fi al-zahîra ("Oiseaux en plein midi")- (Amal numéro spécial, 34, juillet-août 1976) a rencontré un très large écho. Enfin Amal, dans un nouveau numéro spécial (45) vient de rassembler quinze de ses nouvelles (les unes inédites, les autres déjà publiées dans des journaux) sous le titre Garâd al-bahr ("Les Langoustes").

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Merzak Bagtache, né le 13 juin 1945, a grandi et vit dans un quartier populaire : Fontaine-Fraîche, au-dessus de Bab-El-Oued ; entre la mer et la montagne, comme à Bejaia d'où son grand-père avait émigré vers la capitale au siècle dernier. Il fréquente très tôt une école établie par les Oulémas dans son quartier ; puis, de neuf à douze ans, l'école bilingue. Il revient ensuite à l'école des Oulémas jusqu'au début du secondaire et gardera de son enseignement moyen une solide formation en arabe. A dix-sept ans (1963), il entre dans la vie professionnelle comme télétypiste à Algérie Presse Service, où il deviendra journaliste, après avoir suivi avec succès les cours de l'Ecole Supérieure d'Interprétariat. Il a acquis une culture polyvalente, avec une ouverture sur les romanciers français, anglais, américains.

Il publie sa première nouvelle en 1963, dans "Al Cha'ab". D'autres publications (nouvelles, articles, traductions en arabe, comme "La Théorie du roman" de Lukàcs) se poursuivront dans les journaux et revues, en particulier dans Al Moudjahid hebdomadaire en arabe. La plupart du temps, les nouvelles de Merzak Bagtache ont pour cadre un quartier de la ville et reçoivent le souffle de la mer. L'auteur saisit à travers un flash ce qu'ont d'original un événement ou une personne à un moment donné ; il recrée une atmosphère, noue, avec un brin de suspense, une histoire où chaque détail a son importance. Adolescent pendant la guerre de Libération, entré dans sa vie d'homme au lendemain de l'indépendance, Merzak Bagtache perçoit et traduit l'affrontement entre l'ancien et le nouveau dans l'Algérie actuelle. Il est sensible au conflit des générations, au drame de l'émigration, à tous les visages de la misère physique et morale. Les enfants et les adolescents tiennent une grande place dans ses nouvelles.

Cette dernière caractéristique s'affirme particulièrement dans "Oiseaux en plein . midi", ce long récit largement autobiographique, où nous voyons un enfant de Bab-El- Oued s'ouvrir à l'adolescence en novembre 1954. L'univers de l'enfance est recrée avec beaucoup de naturel et de fraîcheur : jeux, escapades, bagarres, mais aussi affrontement de problèmes plus sérieux auxquels ni l'école ni la mosquée n'apporte de réponse satisfaisante ; premier éveil à l'amour, découverte du racisme et de la violence à travers des incidents comme le viol d'une Gitane par quatre jeunes gens. Dans le climat d'une guerre larvée dont il découvre peu à peu la véritable dimension, l'enfant regarde vivre les adultes, s'interroge sur la réalité, la légende, voit parfois poindre un rayon de lumière. L'ensemble, très suggestif, appelle une suite dont la rédaction est terminée.

Dans une préface élogieuse, Tahar Ouettar reconnaît à l'auteur le mérite de nous avoir introduits dans le monde de la ville : "(. . .) Houhou, Zahiri, Rakibi, Benhedouga, Doudou, Ounissi, . . . nous sommes tous originaires de la campagne, profondément marqués par une vision campagnarde de la vie. Jusqu'à maintenant, à ma connaissance, notre production reflète uniquement l'homme de la campagne aux prises avec les difficultés de la vie. Le domaine de la ville, en particulier de la grande ville, est à peine abordé. (. . .) Mais nous assistons à une naissance, et Merzak Bagtache a le mérite d'annoncer cette naissance. Les enfants de la ville se mettent à écrire, à nous parler d'eux- mêmes ; ils nous invitent à pénétrer dans le patio de leurs maisons, à escalader les terrasses et les balcons. Ds cassent les vitres à coups de pierres et shootent dans les ballons ; ils poursuivent les fous et les ivrognes, ils bravent les interdits . . .".

Les 120 pages de "Oiseaux en plein midi" représentent plus qu'une nouvelle, sans être véritablement un roman. Mais elles révèlent chez Merzak Bagatache les qua-

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lités qui feront un jour de lui un bon romancier : maîtrise de la langue, intuition des liens qui rattachent l'homme à son milieu, conscience des richesses du patrimoine et sens de l'évolution moderne, vision large et profonde de la réalité.

III. - QUELQUES AUTEURS DONT LES TENTATIVES ATTENDENT CONFIRMATION

l.MUHAMMED MUNI'

La Voix de la Passion (Sawt Al-Garâm) 262 p., Librairie Imprimerie Al Baat, Constantine 1967.

A la veille des années soixante-dix, c'est, dans l'ordre chronologique, le premier roman algérien de langue arabe.

L'histoire est dédiée "à ceux qui de l'amour ont connu les joies et les tourments", et le romantisme de la dédicace se retrouve dans l'ensemble du roman. Le ton est donné dès les premières lignes : "Dans un village de l'Est algérien qui se caractérisait par son caractère arabe qu'il conservait jalousement dans toutes ses pratiques, comme une marque originelle, vivaient les familles des deux amoureux . . ." Et nous voilà partis dans une romantique, trop romantique histoire d'amour, où le berger tient d'une main son bâton et de l'autre sa flûte. La voix de la passion qui unit Fells et Lomri finira par triompher, au terme d'un récit naïf, où les personnages manquent de consistance et s'enracinent d'une manière vague dans un milieu plus ou moins intemporel. Le juge français à la dernière page couvre du manteau de la justice la victoire de l'amour ; mais cette démarche ne suffit pas à dissimuler les faiblesses du roman, qui demeure un coup d'essai.

A notre connaissance, l'auteur, professeur dans un lycée de la capitable, ne semble pas s'être lancé dans une nouvelle tentative littéraire.

2. 'AR 'AR MUHAMMED AL 'ALI

Ce que les vents ne peuvent effacer (Ma la tadrûhu al-riylh) 254 p., Ed. SNED, Alger, 1972.

Le thème abordé par ce roman ne manque pas d'intérêt sur le plan historique et sociologique. Il se rapporte aux tentatives de l'occupant pour effacer la personnalité algérienne. Il concerne toute une catégorie d'Algériens à qui des moyens de défense minés de l'intérieur et de l'extérieur n'ont permis qu'une résistance imparfaite.

Bachir vient de se marier quand les soldats français l'emmènent de force à la caserne, à Alger d'abord, puis dans la région parisienne. Il s'instruit, apprend le français si rapidement et si bien que Françoise, avec qui il a une liaison, mettra du temps à reconnaître en lui un de ces Arabes qu'elle méprise. Témoin et complice des mauvais

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traitements infligés à ses concitoyens, Bachir, qui se fait appeler Jacques, oublie son père, sa mère, son frère, sa femme et l'enfant qui est né après son départ. Il repousse toutes les tentatives faites par sa famille pour renouer les liens. Le héros se laisse séduire par toutes les tentations, jusqu'au jour où sa conscience se réveille. Pris de remords, il tombe malade et retrouve, au lendemain de l'indépendance, le chemin du retour, fidèle enfin à la voix du sang que rien ne saurait effacer ni faire taire.

Le filon était riche, mais il est mal exploité. Bachir, au départ paysan profondément enraciné dans sa terre natale, évolue d'une manière trop rapide, trop artificielle, trop déconcertante. Il manque une analyse juste des causes de l'évolution, qui aurait pu donner au caractère sa vraisemblance et au roman sa véritable dimension. Il faut relever aussi des maladresses d'écriture : détails inutiles, redondances, utilisation de procédés trop voyants. Ainsi, à de multiples reprises, l'auteur met en parallèle un épisode de l'action avec un épisode vécu par le héros dans son enfance ; le procédé devient lassant. L'expression fait parfois penser à un exercice scolaire, mais l'échec fondamental reste celui de l'analyse psychologique des personnages.

L 'Ambitieux (Al-Tamûh) 424 p., Ed. SNED, Alger, 1978 ;

Ce deuxième roman de 'Ar' Ar Muhammed Al' Ali est le dernier roman arabe sorti à Alger (automne 1978), et le plus volumineux.

Le héros principal, Khalifa, est un homme encore jeune, intelligent et tourmenté. Ayant quitté le hammam où ses cauchemars semaient la panique, il frappe vers minuit à la porte de son professeur (Khalifa est étudiant à l'Université). L'accueil du professeur Soleymane et de sa femme est très cordial. Khalifa leur conte ses malheurs, en particulier la mort de sa mère, et il échange des idées avec le professeur. Le héros a connu une enfance déchirée, il a été victime avec sa mère des brutalités d'un père odieux. Après ce rappel, nous retrouvons Khalifa plongé dans le milieu étudiant ; une idylle s'ébauche entre lui et une camarade comprehensive, Tayba ; il confie à celle-ci un cahier où il a consigné les grandes lignes de l'ouvrage magistral qu'il prépare : "L'homme seigneur de son univers".

Dans une deuxième partie, par un brusque flash-back, Khalifa est au maquis. Nouvel éclairage, aux reflets sanglants, sur la relation à son père et à sa mère. Un long épisode présente un nouveau personnage, Moustapha, dont la femme a été violée et tuée par des djounoud, et qui entre au maquis pour préparer et accomplir une terrible vengeance. Khalifa vit un grand amour avec Souad, engagée à ses côtés ; amour fait de délices et de tourments où se brûlent l'esprit et le corps. Après la mort dramatique de Souad, le héros est en prison ; il y reçoit la visite de sa mère qui lui annonce la prochaine indépendance du pays.

Le dernier chapitre renoue avec le début du livre, remettant en présence les uns des autres Khalifa, Tayba et le professeur Soleymane, dans des circonstances dramatiques.

Au terme des 424 pages, nous avons traversé le labyrinthe que suggère le dessin de la couverture. Mais le flou de la construction n'est qu'apparent et manifeste une volonté de sortir de la conception linéaire. Il faut relever parallèlement l'absence de loca-

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lisation précise : ni dates ni noms de lieu. La conception de l'espace est proche de celle de certains romans modernes : pas de lieux situés géographiquement avec précision, mais un cadre-ambiance : la ville, la rue, le café, le hammam, la villa, la station de taxis, la cuisine, la chambre, le bureau,la cabane isolée, la grotte, la forêt. D'une manière que la répétition fait paraître un peu artificielle, l'auteur, au début de chaque chapitre, met en place un décor, crée un climat matériel et psychologique.

Le héros central est une sorte de prince ténébreux et séduisant, parce qu'il exprime, avec un peu de démesure, l'ambition angoissée de tout homme ; il est animé par une curiosité insatiable ; il est en révolte contre les contraintes familiales, les institutions et autres formes d'autoritarisme écrasant l'individu ; il se présente par moments comme l'anti-héros. Il est sans cesse acculé à se réfugier dans son monde intérieur ou à rechercher une autre planète, loin de "ce monde où la vie se traîne comme une tortue" (derniers mots du texte).

Une impression dominante se dégage, celle de l'absurdité de la condition humaine, qui déçoit toutes les ambitions. Le héros principal, en révolte contre le père, est entraîné dans une relation ambiguë avec la mère ; il est traumatisé par la trahison d'un frère d'armes, déçu dans son grand amour pour Souad, frustré de l'amour qui naissait entre lui et Tayba. Il aboutit dans sa démarche au refus du groupe, au refus de l'amour, au refus de l'enfant à naître, au refus de l'engagement. Le roman ne voudrait-il pas intégrer au plan symbolique les bouleversements vécus par le pays depuis quelques dizaines d'années, traduire ce monde d'espérances et de déceptions, de problèmes qui attendent encore leur solution ? Un autre symbolisme ferait de Khalifa le fellah et d'Orkeyya la terre à libérer du féodalisme : un lien viscéral unit le fils à la mère, elle lui donne la vie et elle commande toutes ses relations, y compris la relation à la femme qu'il aime. Le roman paraît fourmiller de symboles et une recherche plus minutieuse conduirait sans doute à des découvertes.

Malgré tout il faut avouer que nous sommes passés à côté d'un grand roman. Sans doute le critique (un autre romancier) d'Al Moudjahid hebodmadaire est-il excessif quand il déclare que les trois quarts du récit sont de trop et nuisent à la qualité du roman. Mais, de fait, la faiblesse de l'ouvrage se situe sur le plan de l'expression et du style. La minutie de nombreuses descriptions, qui regorgent de détails inutiles, distrait du meilleur et fatigue le lecteur ; beaucoup d'éléments qui viennent naturellement à l'esprit sont explicités et cette explicitation est particulièrement intempestive quand elle coupe le fil des dialogues. En s'attardant sur des détails secondaires, l'auteur donne un peu l'impression de préparer des "morceaux choisis". De nombreux passages gagneraient à être traités d'une manière plus sobre : des redondances apparaissent au niveau des phrases et des paragraphes. Au lieu de multiplier les expressions binaires et ternaires, l'auteur aurait pu apporter plus de soin au choix du meilleur terme (il y a des impropriétés) ; il aurait pu sacrifier des parallélismes approximatifs et des oppositions faussement complémentaires.

L'appel trop fréquent à la comparaison, à l'image, évoque le jeu littéraire et aboutit parfois à la préciosité. Curieusement ce roman sacrifie à une forme de classicisme désuet et traduit en même temps une volonté de renouvellement. L'auteur, qui semble avoir beaucoup à dire, s'en est trouvé gêné sur le plan de l'expression. Il est dommage que les lecteurs de son manuscrit ne lui aient pas signalé certaines défaillances.

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3. ABDELMALEK MURTAD

Feu et Lumière (Nâr wa-riûr) 154 p., Ed. "Riwayat Al-Hilal, Le Caire, novembre 1975 ;

La lumière éclaire les défenseurs d'une cause juste et les dresse contre le feu de l'oppresseur colonialiste. L'action se déroule à Oran ; de grands lycéens épris l'un de l'autre, font passer le devoir patriotique avant leur amour et s'engagent à corps perdu dans la lutte.

Sujet intéressant, mais périlleux. Devenu classique, il ne pouvait être abordé qu'à condition d'apporter du nouveau dans la forme et le fond. Or en l'occurrence le renou-- vellement n'a pas eu lieu. Les lieux communs abondent, les dialogues tournent facilement à la profession de foi ou au discours socio-politique. De ce fait la psychologie des personnages principaux devient plus ou moins inconsistante.

La critique a été sévère. L'ouvrage ayant paru dans une collection à fort tirage et à large diffusion à travers le monde arabe, certains Algériens ont reproché aux éditeurs du Proche-Orient d'avoir choisi cet ouvrage médiocre comme œuvre représentative d'une littérature algérienne naissante.

Sang et Larmes (Dimâ' wa Dumû ') (paru en feuilleton dans le quotidien de langue arabe "Al Djoumhouria" (Oran) : n°s du 2 nov. 1977 au 26 février 1978).

Cet ouvrage ressemble à une récidive. Au parallélisme des titres correspond un certain parallélisme dans le choix et le traitement du thème. On retrouve des héros qui dans un climat d'exaltation vont sacrifier leur amour à la lutte ; ils ont des sentiments nobles et s'expriment dans des réflexions sublimes ; ils ne connaissent pas d'autres faiblesse que l'hésitation devant deux aspirations généreuses incompatibles.

La composition offre un curieux mélange des genres qui tente d'allier le reportage et l'épopée, en y mêlant une dose de romantisme. Le dernier chapitre, où s'engage une gigantesque bataille est particulièrement révélateur. En le lisant, on ne peut s'empêcher de penser à la communication envoyée par Mostefa Lacheraf, en décembre 1968, au Colloque de Hammamet sur le roman maghrébin, où il déclare notamment : "... Il n'est nullement ,exagéré d'affirmer que l'héroïsme dans sa conception individualiste et fracassante et sa finalité souvent gratuite et romantique envahit de plus en plus l'espace littéraire maghrébin en voulant s'identifier aux manifestations majeures et à long terme des révolutions libératrices menées par nos peuples . . . ."

Les Sangliers (Al-HanâzTr)

Ce roman n'a pas encore paru.

Mais Abdelmalek Murtad, professeur de littérature à l'université d'Oran, annonce qu'il est écrit. Dans la page littéraire d'"Al Djoumhouria" où il fait cette annonce, (12 octobre 1978), l'auteur s'explique d'ailleurs sur son œuvre et sur sa conception du roman. •

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Abdelmalek Murtad avait gardé un silence presque complet lors des tempêtes sou vées par ses deux précédents ouvrages. D reconnaît ici que ses deux premières tem ives, empruntant des chemins classiques, se situent à un niveau de conscience in- suffi int et ne le satisfont pas lui-même. Il déclare que le Murtad de son nouveau roman "Les. Sangliers" n'a rien de commun avec le Murtad de "Feu et Lumière" et de "Sang et Lan >îs". Il annonce des dislocations et des éclatements au niveau de la langue, de la phrase, des personnages, des situations. (Et le journal publie une "bonne feuille" des "Sangliers" où la plupart des phrases se réduisent à un, deux ou trois mots). Ce nouveau roman (200 pages environ, trois personnages principaux, une action qui se déroule en trois semaines) aborde un sujet d'actualité : à travers les problèmes sociaux hérités du colonialisme, il fustige les profiteurs qui utilisent la responsabilité à eux confiée pour servir leurs intérêts personnels.

L'auteur élargit le débat en rappelant que le roman arabe, qui en est resté jusqu'à ce jour à la manière des "Mille et Une Nuits" a besoin de renouveler sa forme, ses méthodes, son style. Il rappelle aussi les recherches de formes nouvelles dans la littérature occidentale en se référant à Robbe-Grillet, à Butor et à Nathalie Sarraute. Il souligne à juste titre que l'histoire et l'évolution de l'Algérie offrent, quant aux sujets, une source d'une richesse inépuisable.

4. ISMAIL GHAMUQAT

Le soleil brille pour tout le monde (al-Sams tusriqu li-1-gami')

Ce court roman a été publié dans l'hebdomadaire de langue arabe "Al Moudjahid" au début de l'année 1977, (du n° 858, du 21/01/77 au n° 869, du 8/04/77).

Deux adolescents, lycéens en terminale, s'éveillent à un amour pur, sous les regards sympathiques ou malveillants de leur entourage. Rahma et Redouane affrontent chacun leurs problèmes familiaux. Viennent s'y ajouter pour Rahma les assiduités d'un surveillant général dépravé qui voudrait l'entraîner dans ses filets, en l'invitant aux surprises-parties qu'il organise chez lui. Finalement, la manière dont cet homme est démasqué rapproche les deux jeunes gens l'un de l'autre.

Les dialogues entre adolescents constituent la meilleure partie de l'ouvrage. L'auteur, né en 1951, est proche d'eux. Le dialogue entre parents et enfants, dans le milieu auquel appartiennent Redouane et Rahma, est moins bien réussi. Ainsi Rahma a tenté d'ouvrir son père à la révolution socialiste, et ce dernier, au moment de devenir bénéficiaire de la révolution dans un nouveau village, tient à sa fille un véritable discours social : "... Al Hadj Dahmane, qui passe pour un de nos plus grands docteurs en Islam, m'a assuré que l'Islam ne condamne pas ce à quoi nous invite la Révolution agraire. Il m'a assuré aussi que Omar Ibn Al Khattab —Dieux le bénisse ! — avait déjà lancé le slogan "La terre à celui qui la travaille". Vraiment j'ai été persuadé par ses paroles ; il faut que la terre appartienne effectivement à celui qui la travaille, aux pauvres qui n'ont rien d'autre en ce bas-monde, et non aux riches .qui se soucient peu de voir la terre porter des fruits ..." La dimension politico-sociale est insuffisante et maladroite. Mais

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les grandes lignes d'un vrai roman sont solidement esquissées et la qualité d l'écriture, parfois un peu trop précieuse, laisse espérer des œuvres de valeur.

Les corps enfiévrés (al-Agsâd al-Mahmûma)

La parution de ce roman aux éditions de la SNED est annoncée comme prochaine dans le quotidien de langue arabe "Al Cha'ab" (n° du 25 sept. 1978).

En annonçant sa publication, l'auteur de l'article déclare notamment : "Ce roman nous promène dans la conscience du jeune Algérien, personnifié par Ahmed. Il ne s'agit pas de réalisme photographique, comme l'ont cru certains lecteurs ayant eu le manuscrit entre les mains, mais d'une description tout à la fois intérieure et extérieure. La description réaliste rejoint l'analyse psychologique. L'action repose essentiellement sur une lutte intérieure, le conflit entre l'esprit et la chair. Le style renforce le caractère dramatique de l'action. C'est l'amour qui tient le premier rôle. Ahmed se trouve en face de deux jeunes filles : Ouarda, douée sur le plan de l'esprit mais d'une beauté toute ordinaire, et Naïma, une jeune fille splendide, mais à la tête légère ".

Affaire à suivre ! ... Malgré leurs insuffisances, ces romans restent le signe d'une fermentation littéraire

intéressante et laissent espérer d'heureux lendemains. Les défauts de jeunesse que sont l'excès de romantisme, les défaillances de l'analyse psychologique et les imperfections de l'écriture, peuvent être surmontés avec le temps. Ces défauts relèvent dans une certaine mesure des bouleversements de l'histoire auxquels a été soumis le pays. Mais, d'un autre côté, ces bouleversements peuvent susciter des œuvres originales.

IV. - DEUX ROMANCIERS, ABDELHAMID BENHEDOUGA et TAHAR OUETTAR

Deux écrivains qui ont fait leurs preuves et continuent à écrire. Ils donnent à lire des ouvrages où la jeune génération algérienne se reconnaît, et leur audience à l'extérieur du pays s'étend chaque jour. Implicitement et à travers leurs œuvres, ils se réclament d'une Algérie révolutionnaire, socialiste, pays arabe, africain et du Tiers-Monde. Ils s'appliquent à lire, traduire, éclairer et animer le quotidien. Ils attaquent avec une ironie parfois mordante le féodalisme, la réaction et toutes les formes d'exploitation ou d'aliénation. Ils s'efforcent de démystifier un certain nombre de tabous concernant par exemple la femme, la terre, la religion ; de faire entendre des accents nouveaux, d'explorer de nouvelles pistes. Ils apportent une contribution originale à la prise de conscience de l'homme d'aujourd'hui. Leurs œuvres affirment, à une période difficile, une volonté de vivre et de construire, même quand elles dénoncent ou interrogent. Par ces deux romanciers, l'Algérie, poursuivant la quête de son identité, prend une place plus large dans le concert des nations.

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ABDELHAMID BENHEDOUGA

Abdelhamid Benhedouga est né en 1929 (1925 à l'état-civil) â Mansourah (Wilaya de Sétif). Il a passé son enfance dans un petit village de montagne avec lequel il garde des attaches solides. Tout en fréquentant l'école primaire, il acquiert les rudiments de l'arabe classique auprès d'un père lettré dans cette langue. A la fin du primaire, il suit un premier cycle d'études à l'Institut d'El Kettania, à Constantine. Puis trois années passées à Marseille chez un oncle commerçant lui permettent d'aquérir une formation professionnelle (régleur-mouleur en matières plastiques).

De retour en Algérie, il fréquente de nouveau El Kettania. A la rentrée scolaire 1950, il rejoint l'université de la Zitouna à Tunis pour quatre années d'études dans la section littéraire. Il est en même temps élève de l'Institut d'art dramatique.

En 1954-55, il est professeur de littérature arabe à El Kettania. En novembre 1955, recherché par la police, il se rend en France, y travaille pendant deux ans, y est hospitalisé ; les médecins lui conseillent de changer de profession, ce qui renforce son goût pour la littérature. Entre 1955 et 1958, il compose des pièces radiophoniques en arabe pour l'O.R.T.F. et la B.B.C.

En 1958, par la Belgique, l'Allemagne et l'Italie, il rejoint Tunis où les circonstances l'appellent à se consacrer essentiellement à des activités littéraires et artistiques : émissions éducatives et littéraires à Radio-Tunis ; participation à "La Voix de l'Algérie"; nouvelles et articles dans l'édition arabe de l'organe du F.L.N. (Al Moudjahid). H participe également à la rédaction de la revue "Al Cha'ab Al Djezaaïrj". A la demande du GP.R.A., il rédige en 1958 son premier ouvrage, une étude de 50 pages : "L'Algérie entre Hier et Aujourd Tuii ".

A Alger depuis 1962, il exerce ses activités professionnelles à la R.T.A. et continue à écrire des pièces radiophoniques. Il a eu l'occasion, ces dernières années, d'être l'ambassadeur de la culture algérienne au Moyen-Orient, par des tournées de conférences dans le cadre de Semaines Culturelles.

Dans le domaine de la littérature, il a à son actif : • Trois recueils de nouvelles :

- Zilalgazâiiriyya, ("Ombres Algériennes"), Beyrouth, 1960. - al-AûVa al-sab' ("Les Sept Rayons") Tunis, 1962. - al-Katib ("L'Ecrivain"), Alger, SNED, 1974 ; réédité en 1977.

• Un recueil de poèmes :

"Les Ames Vacantes", Alger, SNED, 1967, réédité en 1978. • Deux romans :

- "Le Vent du Sud", Alger, SNED, 1971 ; réédité en 1975 et 1976, - "La Fin d'Hier", Alger, SNED, 1975 ; réédité en 1978. (L'auteur vient de terminer un troisième roman qui a pour titre en arabe Al Gisr

al-mustahil ("Le Pont des Mirages"). Benhedouga déclarait récemment : "Je crois que je suis devenu écrivain par obli-

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gation. Chaque fois que je pense que j'aurais pu aller ailleurs, il y a, comme lors de mon séjour en France entre 1945 et 1950, quelque chose qui me ramène à la littérature. Ainsi, avoir connu l'école d'art dramatique de Tunis m'a fait, je crois, définitivement choisir la voie que je cherchais comme une abeille aveugle pendant des années. Le reste a été en dernier lieu une question de détail puisqu'il s'est agi uniquement de parfaire les conséquences de ce choix".

Le Vent du Sud (RÏh al-ganub), 266 p., Ed. SNED, Alger, 1971, 1975, 1976.

Nous avons signalé l'impact de ce livre, traduit en plusieurs langues et porté à l'écran en 1975 par Slim Riadh. Le professeur Abdelmajid Meziane avait qualifié sa parution "d'événement culturel . . . répondant au besoin, éprouvé par la génération montante, d'une littérature réaliste et engagée". Et le regretté professeur Abdallah Mazouni écrivait dans la préface de la traduction française : "... Le lecteur est immanquablement pris dans cet engrenage complexe et multiple de drames renouvelés dont certains sont certainement les siens propres ou ceux d'une sœur ou d'un cousin ou d'une amie sinon de tous à la fois. D en saisit au fur et à mesure toute l'étendue, toute la profondeur et il n'en sort d'ailleurs pas à la fin du livre. Il n'y a pas de dénouement, les événements culminent en une ultime tragédie annonciatrice d'autres conflits peut- être plus douloureux encore".

Dans le cadre d'un village pauvre de la région de Bordj-Bou-Arreridj, le récit est centré sur la destinée d'une lycéenne de dix-huit ans, venue passer les vacances d'été chez ses parents. Le Père, pour sauver sa terre, décide d'interrompre les études de sa fille et de la marier à un personnage influent. Deux ans après l'indépendance, nous assistons à l'inauguration du cimetière des Martyrs, mais les problèmes essentiels ne sont plus ceux de la lutte armée.

L'auteur aborde deux thèmes majeurs, et il a le mérite de montrer que, dans des perspectives socialistes, ces deux thèmes —l'émancipation de la femme et la libération de la terre— sont inséparables, relèvent d'une même problématique.

Les aspirations de la jeune étudiante, la sagesse stimulante d'une vieille fabricante de poteries, la soif de justice d'un pauvre berger, et plus encore la générosité d'un ancien djoundi devenu maire font luire quelque espoir. Mais les forces rétrogrades pèsent lourd dans la balance : manœuvres d'un bourgeois de la terre pour échapper à la réforme agraire, chômage, misère, réclusion de la femme, superstitions, absence de conscience politique. Les personnages réagissent intensément aux problèmes de la vie quotidienne dans un univers limité où le guebli, le vent du sud, vient ponctuer les moments de crise.

Dans les conflits qui opposent la lycéenne à ses parents, le féodal à son berger et au maire, des craquements se font entendre, qui annoncent la naissance d'un monde nouveau, mais encore lointain. Le romancier restitue le quotidien avec beaucoup d'authenticité : il le doit sans doute à l'imprégnation de son enfance, enrichie par les cheminements de l'adolescence et de l'âge mûr. Il évite le conformisme révolutionnaire et l'optimisme béat. L'enracinement et l'ouverture qui caractérisent l'œuvre se fondent dans un réalisme progressiste, qui n'est pas sans influer sur l'expression. Pour Benhe- douga, "qui n'est pas réaliste, en Algérie, n'a pas à écrire". Et il ajoute : "On n'a pas mo-

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ralement le droit d'écrire dans une forme qui ne participe pas à une communicabilité directe et même quand ce grave problème est réglé, il me paraît clair que l'écrivain est partie prenante dans un combat et que par conséquent il ne peut communiquer des chimères. Il y va du propre respect qu'il se porte à lui-même" Algérie-Actualité, n° 677, 5-11 oct. 1978).

On a pu parler, à propos de cet ouvrage, d'une "ebullition qui porte l'empreinte de la Révolution". En mettant à nu les sentiments de ses personnages confrontés aux problèmes de l'heure présente, Benhedouga ne précède pas les événements, mais il fait confiance à l'histoire qui ne revient pas en arrière : il précise les questions vitales qui se posent et ouvre des perspectives.

Sur le plan de l'expression, le style est adapté au caractère et à la situation des personnages. La lenteur apparente de certains passages rejoint le mouvement de la vie rurale, accommodé au rythme naturel des jours et des saisons. L'auteur s'est livré à de minutieuses recherches pour aboutir à un texte simple et accessible, qui sauvegarde la justesse de l'expression et la pureté de la langue.

La construction du roman demeure classique et peut même paraître par moments un peu artificielle, par exemple au cours du dernier chapitre. Le romantisme de quelques pages peut ne pas rallier tous les suffrages. Mais la valeur poétique et symbolique de bien des passages serait à souligner. L'inoubliable Rahma, la vieille potière, nous offre le visage d'une Algérie pétrie de l'argile ancienne, mais acceptant de voir la génération montante quitter les chemins battus, s'engager sur des voies nouvelles : "Les poteries que je voudrais fabriquer ! Vues de loin, elles ressembleraient aux poteries anciennes ; mais, en y regardant de près, on leur reconnaîtrait un air de nouveauté".

D'aucuns ont jugé la conclusion du roman trop pessimiste : l'écrivain aurait dû nous réserver un "happy end" ! Mais peut-on raisonnablement penser que les jeunes filles de la campagne s'émanciperont par des initiatives individuelles improvisées au gré des circonstances, sans faire appel à une mobilisation plus large, organisée ?

Pessimiste ou optimiste ? La question a été posée à Benhedouga. D a répondu que si la dernière page de son roman est pessimiste, l'écrivain, lui, ne l'est pas : "Celui qui écrit n'est jamais pessimiste".

La Fin d'Hier (Nihâyatu-1-Ams) 251 p., Ed. SNED, Alger, 1975, 1978.

Une traduction en français est sortie à la SNED en 1977. En accord avec l'auteur, la réalisation d'un film à partir du roman vient d'être confiée par FONCIC (organisme d'Etat responsable du cinéma algérien) au cinéaste égyptien Salah Abou Seif.

La première édition en arabe, fin 75, a été épuisée en quelques mois, à 5 000 exemplaires. La réédition s'est fait attendre près de trois ans.

C'est l'histoire de Bachir, un maquisard que la guerre conduit du djebel jusqu'en Allemagne orientale où il guérit ses blessures. Il retourne ensuite à Tunis où il fait des études universitaires, s'interrogeant déjà sur les lendemains de l'indépendance.

Quand il revient au village natal, qu'il trouve en ruines, sa femme a disparu dans

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la tourmente. Il rejoint Alger, où il est écœuré par toute une série de déboires et sombre dans la dépression. Une fois la crise surmontée, il décide de prendre un poste d'instituteur dans un de ces villages du bled où personne ne veut aller. Il est bien décidé à apprendre aux enfants non seulement l'alphabet de la langue, mais aussi l'alphabet de la vie. Quand il aura réveillé un village, il reprendra son bâton de pèlerin pour aller secouer de sa torpeur un autre douar.

Les problèmes soulevés dans "Le Vent du Sud" sont cette fois cernés de plus près. Nous sommes en 1969, et le pays a évolué. L'instituteur engage une lutte obstinée contre cette "vision fataliste du monde à travers laquelle la hiérarchie des groupes sociaux est conçue comme définitive : maîtres et serviteurs, exploiteurs et exploités, riches et pauvres, prépondérants et dominés" (Introduction de la Charte Nationale, 1976). Nous relevons une analyse vivante et impitoyable de certains rapports sociaux. Les perspectives révolutionnaires ne sont pas acceptées d'emblée par des gens pauvres, victimes d'une léthargie séculaire, à base d'ignorance, soigneusement entretetenue par ceux qui y trouvent leur intérêt. L'instituteur qui allume le feu nouveau et voit se profiler à l'horizon les futurs villages modernes, se heurte à l'incompréhension et à l'étroi- tesse d'esprit des villageois, à l'hostilité machiavélique du féodal secondé par son fils secrétaire de mairie et même â la mentalité rétrograde de l'imam. La lutte est difficile, parfois épuisante, d'autant plus que le conflit social, que Bachir affronte avec lucidité, se double d'un conflit personnel qui laisse notre héros désemparé. D lui est difficile d'opérer un choix dans l'alternative où il se débat entre deux fidélités. L'auteur aboutit au procédé d'une double conclusion, qui prend une valeur symbolique.

La simplicité du cadre ne doit pas faire illusion : dans ce village déshérité, aux maisons éparpillées, où l'action nous conduit de la source et des vergers à la mosquée, de l'école au café, se déroule un combat gigantesque, s'engage le processus d'une transformation profonde. L'auteur nous le révèle à travers de multiples épisodes où se fait sentir l'âpreté de la lutte.

A côté du thème majeur, et en symbiose avec lui, se dessinent d'autres lignes, également fidèles au mouvement de la vie. Ainsi l'auteur jette un regard positif sur les séquelles de la guerre, éclairant au passage des données relatives au drame des harkis. En quelques pages remarquables, il saisit l'évolution du sens de la patrie, des guerriers de l'Emir Abdelkader aux combattants de l'Armée de Libération. H stigmatise le formalisme, le caractère creux de certains discours politiques, certaines collusions entre coopérants et bourgeois de la capitable.

Le cadre du village éclate parfois, à la faveur du souvenir, du rêve, de la méditation. Mais le rêve n'est pas stérile ; la méditation interroge l'histoire et son devenir, elle enfante de solides projets comme l'adduction de l'eau à l'école, la création de la cantine scolaire ... Le rêve et le souvenir projettent une lumière crue, mais pleine de tendresse sur les rapports de l'homme et de la femme.

Les dialogues sont vivants, parfois incisifs. A plusieurs reprises, la souffrance et le désarroi des personnages nous introduisent dans un univers poétique, qu'il s'agisse du sacrifice des Martyrs, de la dereliction de l'orphelin ou encore du déchirement de deux époux devenus l'un pour l'autre des morts vivants. L'atmosphère est plus sombre que dans "Le Vent du Sud", écrit au soleil de l'été, tandis que "La Fin d'Hier" est le fruit des longues veillées de deux hivers successifs.

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Le réalisme et l'engagement de l'auteur s'affirment : volonté de lire le quotidien dans toute sa dimension et en même temps de l'ébranler ; volonté aussi d'ouvrir à la génération nouvelle la voie vers les objectifs pour lesquels les aînés se sont sacrifiés.

Mais ces orientations profondes ne font de l'ouvrage ni un essai didactique ni une thèse de sociologie, et c'est là que se révèle le romancier.

Mirages _ Titre original : "Al gisr 1-mustahil"

Le manuscrit de ce troisième roman a été présenté aux Editions de la SNED en novembre 1978. L'ouvrage devrait sortir au cours de l'année 1979 et la traduction, entreprise à partir du manuscrit, pourrait sortir presque simultanément.

La rédaction, entreprise en janvier 1977, a sommeillé pendant plus d'un an, mais le sujet demeurait bien vivant dans l'esprit de l'auteur, qui continuait à l'enrichir et à l'affiner, et qui a mené l'entreprise à bonne fin au cours de l'été 1978.

Benhedouga entre cette fois dans la ville, dans la ville d'Alger : quinze ans de vie active dans la capitale, quinze ans de relations et de patientes observations lui en donnent le droit, et il en use admirablement.

La recherche du titre a été laborieuse : "Les tabous", "A nu", "Impostures", "Le jour éclate", 'l'Effondrement de la Caserne", etc. et enfin "Mirages "(retenu au moins provisoirement pour la traduction française) et "Al gisr 1-mustahil".

Thème central : le conflit des générations à Alger en 1976 —l'année de la Charte nationale, qui a soulevé des débats passionnés— dans une famille sur laquelle règne un bon père de famille plutôt conservateur, qui travaille au Ministère de l'Enseignement Original et des Affaires Religieuses. Le "Général", comme l'appelle sa fille, pense que l'ordre règne dans la "caserne" (la bâtisse qu'il a agrandie, élevant un premier étage, puis un deuxième, en attendant le troisième, sur les murs de la villa récupérée en 1962). Mais, à la suite d'indiscrétions, il va voir éclater une série de conflits latents : avec une de ses filles, étudiante à l'université, qui se trouve enceinte et assume ses responsabilités ; avec son fils aîné, qui s'est lancé dans des affaires sans consulter le chef de famille ; avec le fils médecin d'abord rétif à un mariage nécessaire à "l'ascension" de la famille ; avec une fille déjà âgée et impossible à caser ; avec un frère ancien moudjahid dont l'honneur a été bafoué . . . Les mirages vont devoir se dissiper !

L'action se déroule essentiellement dans un milieu "bourgeois", avec des personnages qui s'expriment facilement. Mais le milieu plus humble, dont les membres commencent à ne plus vouloir être traités en mineurs, est bien présent : dans la rue, à l'université, au hammam, et à cinquante kilomètres d'Alger. Le roman constitue une bonne satire contre une certaine bourgeoisie.

Les dialogues, en particulier les dialogues entre femmes, sont encore plus vivants que dans les deux précédents romans.

Enfin l'auteur fait revivre à ceux qui l'ont connue, découvrir aux autres, l'atmo- phère de l'année 1976, l'année de la Charte, où les prises de parole se sont multipliées sur des sujets comme la femme, l'Islam, l'arabisation.

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II est difficile de juger un ouvrage avant sa parution. Mais les quelques lecteurs i ont eu en mains le manuscrit de "Mirages" l'ont dévoré d'une seule traite. qui

TAHAR OUETTAR

Tahar OUETTAR, journaliste, nouvelliste et romancier, trouve naturellement sa place parmi les fondateurs de l'avenir littéraire de l'Algérie en langue arabe. Animateur infatigable, il apporte la même fougue aux soirées littéraires que dans ses écrits. Observateur perspicace et impitoyable, il multiplie les contacts aussi bien autour d'une table de café qu'en parcourant le pays de long en large. Et son art d'écrivain qu'il compare à celui du céramiste, transfigure le fruit de ses observations.

Son enfance s'est déroulée dans un canton de l'Est algérien où il a vu le jour en 1936. Ecoutons-le parler lui-même de ses premières années dans le petit village de Sedrata, près de M'daourouch, entre Annaba et Tebessa : "Je suis né dans un douar de la campagne, d'une famille qui comptait quatre garçons ; mon père en a mis deux à l'école de langue française, deux à l'école de langue arabe. J'ai vécu dans la pureté, pureté de l'existence, pureté de l'âme, nourri du spectacle des collines sur lesquelles tombait le crépuscule, jouant de la flûte derrière les brebis et les oies. J'ai été témoin de l'héroïsme : ma mère accouchant toute seule ; ma mère encore montant la garde la nuit sur le toit. J'ai saisi le sérieux de la nature et des hommes qui m'entouraient. Dans le Coran que j'apprenais par cœur j'ai reconnu l'éloquence et la beauté. Ceci se passait avant la Révolution ; depuis d'autres facteurs sont venus enrichir ma personnalité".

Les changements d'univers qui jalonnent son adolescence représentent chaque fois pour lui un choc. Il passe d'abord du douar au village pour entrer à l'école de M'daourouch. Ses études le conduiront successivement à l'Institut Ben Badis (Constan- tine), puis à la Zitouna de Tunis (au début de l'année 1954)'.

Ces dépaysements le poussent à se réfugier dans la lecture : "Je retenais par cœur les œuvres de Jibran Khalil Jibran, de Mikhaïl Nu'yma, Rayhani, ainsi que les poèmes d'Dya Abu Madî". Parmi les auteurs qui l'ont beaucoup influencé dans la suite, Tahar Ouettar cite Gorki, Sartre, Shakespeare, Hemingway, Bernard Shaw, Malraux, Mauriac, Nazim Hikmet. Devenu à son tour écrivain, il déclare prendre en considération toutes les écoles, sans s'inféoder à aucune d'elles.

Vers 1955, à Tunis, Tahar Ouettar commence à publier dans les journeaux des nouvelles sur la Révolution et sur lui-même. Son premier recueil, "Fumées de mon cœur", paraît à Tunis en 1962. (Une des nouvelles — "Noua" — revêt une importance particulière : d'une part elle a donné naissance à un film ; d'autre part, l'auteur date son adhésion à l'idéologie socialiste du jour où il l'a écrite ; et depuis il n'a plus jamais séparé sa tâche d'homme et d'écrivain de son engagement politique).

Un deuxième recueil, "Les Coups" est édité à Alger (SNED) en 1971, réédité en 1976.

Un troisième recueil "Les Martyrs reviennent cette semaine" paraît à Bagdad en 1974. La nouvelle qui donne son titre au recueil aborde les problèmes d'après-guerre

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avec beaucoup d'audace ; on peut en dire autant de "La noire et l'officier", dans le même recueil : elle illustre symboliquement les difficultés rencontrées par le peuple algérien dans sa marche vers un avenir meilleur.

Tahar Ouettar a écrit aussi une pièce de théâtre, éditée en 1969 par la SNED : "Le Fugitif".

Le quotidien "Al Cha'ab" a publié en feuilleton (du 16/9 au 12/1 1/75) un conte- roman : "Le Palais et le Pêcheur". Selon l'auteur, la légende renvoie en filigrane à des événements qui se sont déroulés au Chili, en Egypte ... et ailleurs.

En 1974 paraissent deux romans, "l'As", qui sera réédité en 1976, et "Ez-Zilzel" qui sera réédité en 1976 en même temps qu'une traduction en français.

L'auteur a deux autres romans écrits, mais non encore édités.

— "Noces de Mulet", où l'on voit la tradition et la métaphysique peser sur le quotidien, où des citoyens qui ont les pieds sur terre affrontent les doctes qui ont perdu le sens du réel.

— "Djamila Dyalna " ou "La Revanche de l'As ".

Ce dernier roman est une suite de "l'As" et accomplit le désir que formulait l'écrivain dans la préface de "l'As" : "Peindre un jour un beau tableau de mon pays révolutionnaire, le pays de l'autogestion et de la révolution agraire, le pays qui aura récupéré ses richesses naturelles et maîtrisé son commerce extérieur, le pays industrialisé, cultivé, qui se tiendra debout aux côtés de tous les partisans de la liberté, de la paix et de la justice".

Signalons encore les tentatives de Tahar Ouettar dans le journalisme. En 1962-63, avec des amis, il fonde successivement deux périodiques -"Al Djamahir", puis "Al Ahrar" — qui vivront chacun sept mois. Plus tard (de juin 72 à avril 74) il anime le supplément culturel hebdomadaire d'"Al Cha'ab" et y publie quelques nouvelles.

Exerçant depuis 1956 des responsabilités au sein du Parti FLN, Tahar Ouettar sillonne fréquemment le pays pour donner des conférences. En février 1976, il a fait une communication au Congrès des Ecrivains Arabes : "Premières manifestations de la conscience de classes dans le roman arabe". Il s'y réfère en particulier à Mohammed Dib dans sa trilogie.

Dans l'ensemble de son œuvre, Tahar Ouettar, tout en visant à la clarté dans le contenu et dans la forme, s'efforce de saisir le réel dans toute sa complexité, sous tous ses aspects : économique, social, politique, historique, mythologique, culturel, psychologique, biologique ... Il passe avec aisance du registre réaliste au registre symbolique. Sa force vient sans doute d'une sincérité profonde et de ses convictions idéologiques.

Bien que n'écrivant qu'en arabe, il rejette les complexes que l'on prête à Malek Haddad ou à Kateb Yacine devant l'écriture en français : quand il s'agit des querelles de langue, il prend ses distances avec ceux qui posent les problèmes en termes abstraits. Les discussions qui touchent les 10 % de lettrés ne l'intéressent guère. Ce qui le préoccupe, c'est la lutte contre l'analphabétisme, contre la médiocrité, contre tout ce qui prive 90 % de la population de l'accès à la culture et à une vie moderne. A ses yeux, la

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purification à opérer est celle qui libère de l'esprit réactionnaire. Cette purification a dépendu à un moment de la Révolution armée ; elle dépend aujourd'hui d'une plongée dans la vie réelle de la société, en s'efforçant de faire intervenir les facteurs décisifs pour son avenir. Cette vision des choses a d'ailleurs valu à Tahar Ouettar de solides inimitiés de la part d'esprits conservateurs qui ont vite fait de taxer son progressisme de communisme.

L'As(M-Uz) 277 p., Ed. SNED, Alger, 1974, réédition en 1977.

A ce roman, le premier de Tahar Ouettar, l'auteur avait songé depuis 1958 ; il reprit son projet en 1965 et termine l'ouvrage en 1972. L'impression devait demander deux ans.

Nous sommes replongés dans les débuts de la guerre de libération, au fil d'un récit dur et inquiétant, audacieux et brutalement réaliste. La courbe de vie des personnages est capricieuse, déroutante. Elle met en relief les contradictions qui déchirent les individus et la société. Une sorte de volcan en éruption, ou plutôt toute une série de volcans fait éclater des traits de lumière en charriant des monceaux de scories. Des êtres complexes, forts et vulnérables, se montrent tour à tour d'une pureté étonnante et d'une cruauté impitoyable ; ils nous introduisent dans un monde d'horreur et de violence qui reste cependant profondément humain.

Deux figures dominent le récit.

La première est celle de l'As, un jeune homme, enfant naturel, tête brûlée. Méchant, apparemment pervers, il incarne en fait la misère de tous ceux qui ont supporté trop longtemps le poids des forces oppressives. "Ils ne m'ont jamais considéré et ne me considéreront jamais comme un membre de la communauté susceptible de travailler un jour pour le bien de tous . . ." Pourtant, après avoir été soupçonné de complicité avec les forces d'occupation, à cause d'une amitié douteuse avec un capitaine français, l'As trouvera sa place dans la Révolution qui comme l'embryon en train de se former, a besoin de toutes ses cellules, 'les blanches, les rouges, et même les noires".

L'autre personnage essentiel est Zaydane, responsable d'un groupe armé, et qui s'acquitte admirablement de sa tâche. Zaydane est en fait le père de l'As, qui l'ignorait jusque là. La reconnaissance entre le père et le fils est bouleversante : une véritable résurrection pour le jeune homme qui découvre la tendresse et la camaraderie. Zaydane est aussi un des principaux militants du Parti Communiste Algérien. Quand il sera sommé, par un responsable venu de l'extérieur, de renier solennellement son parti, il choisira de mourir en compagnie de cinq autres communistes (un républicain espagnol et quatre Français) engagés avec lui dans les rangs de l'ALN. L'As, témoin de leur égorgement, en perd la raison et s'en va répétant, dans une sorte de folie prophétique : "L'oued emporte tout, sauf les rocs de son lit".

Les premiers développements de la lutte armée transforment en profondeur, mais souvent avec brutalité, les rapports entre les individus. Cette lutte agit comme un révélateur : le cas le plus éclatant est celui de l'As, mais il n'est pas le seul ; les prises de conscience se succèdent. Le déroulement des faits est tel que les personnages ne

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peuvent esquiver les vrais problêmes. Ces hommes, dont beaucoup sont illettrés, se comprennent souvent à demi-mot, à la faveur d'un geste ou d'un regard. Le dialogue cède parfois la place à la méditation, les débats intérieurs révèlent des richesses insoupçonnées chez des êtres aux apparences frustes ou même odieuses.

Ce récit violent, parfois écœurant, constitue une plongée extraordinaire dans le cœur de l'homme où se côtoient le sordide et le sublime. Il est aussi un hommage rendu à une poignée d'hommes qui acceptent le sacrifice et mesurent les difficultés de la longue marche entreprise par eux et par tout un peuple.

Au-delà de l'histoire des individus à une période donnée de la lutte, le roman invite clairement à une lecture et à une recherche sur le plan du symbole.

Al-Zihal 224 p. lèré éd., Beyrouth pour le compte de la SNED, 1974 ; 2eme éd., Alger, SNED, 1976, avec une nouvelle couverture un dessin du peintre Khadda, que l'on retrouve sur l'édition de la traduction française (Alger, SNED 1977) qui garde le titre arabe, avec, en sous-titre, "Le séisme" .

En écrivant "al-Zilzal", Tahar Ouettar se place en face d'une société tout à la fois en train de crouler et de renaître. Le contraste entre les deux mouvements se retrouve d'un bout à l'autre : à travers les scènes de rue et les monologues intérieurs, à travers l'évolution d'une famille et le déroulement de l'histoire. Ce contraste donne son unité au roman.

D'un côté, le héros principal, Abdelmajid Boularouah, se raccroche à des souvenirs, accepte l'alliance de la religion avec les superstitions si elle lui permet de mieux exploiter ses ouvriers, envisage avec angoisse le bouleversement de "l'ordre établi", auquel ne saurait succéder que le chaos, le tremblement de terre —al-zilzal— annoncé pour les derniers temps. Pour lui, la terre appartient irrévocablement à ceux que Dieu a jugés dignes de la recevoir en héritage. Pour lui, en face de la Révolution agraire qui s'annonce, une seule question se pose : comment soustraire 3 000 hectares de bonne terre aux convoitises du gouvernement qui envisage de la distribuer à des pouilleux ?

En face de cet esprit rétrograde, frotté de culture superficielle, et qui rencontre quelques oreilles complaisantes, se dresse une génération nouvelle représentant la vie en train de renaître. Cette génération avance à travers bien des tâtonnements, mais pour un lecteur averti la ligne est bien définie : il s'agit d'élever le niveau de vie, d'établir l'égalité des droits et des devoirs, la démocratie totale dont le peuple a été si longtemps sevré, de sortir d'un état de sous-alimentation et de sous-emploi.

Le récit vivant nous présente Boularouah qui s'égare de plus en plus dans la ville de Constantine, fièrement campée sur son rocher et qui semble narguer notre héros, avec son demi-million d'habitants. Fatigué par la chaleur écrasante, écœuré par les odeurs pestilentielles, balloté par. les forces contraires, hanté par de sombres souvenirs où se retrouvent pêle-mêle Juifs et femmes égorgées, assailli par les quolibets des enfants qui réclament justice, il n'a plus d'autre ressource que d'appeler la vengeance du ciel sur la ville et de sombrer dans la folie. Il est retenu de justesse au moment où il va se précipiter dans les gorges du Rhummel qui le fascinent et l'attirent irrésistiblement.

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La première partie du roman nous entraîne au cœur de la cité. Avec une verve éblouissante, l'écrivain malmène son héros, faisant flèche de tout bois, ne se privant pas de quelque impertinence. Il a le don de saisir dans la scène de rue la pointe qui ouvre une éclaircie, fait jaillir un rayon ; il dit à voix haute ce que l'on chuchote tout bas.

La seconde partie nous offre une vision hallucinante, où les drames de l'histoire se mêlent à la fiction â travers les obsessions de Cheikh Boularouah : peut-être une illustration du combat intérieur qui déchire l'homme arabe ou l'homme tout court ?

L'art du romancier a été d'harmoniser ces deux parties.

V. - CONCLUSION

Parlant —en français— du roman algérien de langue arabe, on ne peut s'empêcher en conclusion de dire un mot de la traduction littéraire et de son importance dans l'Algérie d'aujourd'hui.

Les vicissitudes de l'histoire ont abouti dans ce pays à la création de deux publics pour les œuvres littéraires : il y a ceux qui lisent en arabe et ceux qui lisent en français, les vrais bilingues ne représentant qu'une faible minorité. Cet éclatement linguistique de la communauté sera sans doute encore une réalité pendant de nombreuses années. C'est un drame pour l'écrivain, qui souhaite se faire entendre de l'ensemble du peuple auquel il appartient. C'est un drame aussi pour ses lecteurs, et c'est précisément le public privé de l'accès direct à l'œuvre écrite dans une langue qui a le plus grand besoin de connaître cette œuvre. L'échange intérieur au sein d'un peuple est d'une importance capitale, surtout à certaines étapes de son histoire. Une forme d'aliénation ne consiste- t-elle pas à privilégier le dialogue avec l'extérieur par rapport au dialogue intérieur ?

Des esprits avertis ont déjà attiré l'attention sur ce problème que nous ne faisons qu'esquisser ; entre autres Abdallah Mazouni, lui-même traducteur, qui écrit (in Culture et Enseignement en Algérie et au Maghreb) : "H faudrait promouvoir la culture arabe chez ceux qui l'ignorent et parfois la méprisent, sans attendre qu'ils aient appris l'arabe".

Le mouvement de traduction littéraire est amorcé, dans les deux sens. Quelques nouvelles, dans revues et journaux, ont été traduites de l'arabe au français et du français à l'arabe. En ce qui concerne le roman, nous relevons, parmi les traductions du français à l'arabe : la trilogie de Mohammed Dib, "Les Chemins qui montent", de Mouloud Feraoun, les romans de Malek Haddad . . . Parmi les traductions de l'arabe au français ; les deux premiers romans de Benhedouga, et bientôt le troisième al-Zihâl de Tahar Ouettar (de l'As il existe une traduction polycopiée qui a besoin d'être revue).

L'éclosion du roman algérien de langue arabe apportera sans aucun doute sa part aux échanges culturels avec les autres pays. Par des œuvres de qualité elle doit contribuer aussi à la désaliénation d'un public étranger, français d'abord, puis africain ou

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autre. En effet l'histoire telle qu'elle s'est déroulée et l'enseignement tel qu'il a été dispensé ont bien souvent enfermé ce public dans une forme d'ignorance ou dans une vision étriquée de la civilisation et de la culture arabo-islamique.

NOTES

(1) La suite de l'article permettra de faire plus ample connaissance avec ces romans dont seuls les titres figurent ici.

(2) D'après "al-Djoumhovria", quotidien d'Oran, numéro du 9/11/78, ce roman serait effectivement sorti à Beyrouth, Dar Ibn-Rusd. Le journal, rappelant le précédent de al-Suhada" ya'Tidûna hada al-usbW, paru en 1974 à Bagdad et jamais mis en vente ici, se demande s'il sortira sur le marché algérien.