Le Soir mai 2015 2 REPORTAGE Leur vie, c’est la foire ! u De février à novembre, les forains écument les ker- messes du pays sans interruption. u Si la vie de forain n'est pas toujours à la fête, rares sont ceux qui quitteraient la profession. u Leur stabilité d’em- ploi est particulière. La concordance entre leur vie sociale et leur vie professionnelle s’expliquent par plu- sieurs raisons. N e faites pas l’erreur de demander à un forain depuis quand il est dans le métier, il vous rira au nez. « On ne devient pas forain. On nait forain ! On est tombé dedans étant petit » s’exclame Anthony Mastrovalério derrière sa pêche aux canards. L’homme sait de quoi il parle. Depuis 2008, il est le président wallon des industriels forains. Comme il l’explique, la plupart d’entre eux sont nés sur un champ de foire et comptent y res- ter tant que la santé leur permet- tra de faire les routes. « Dans la famille, nous sommes forains depuis six générations. Depuis quelques années mes enfants m’aident aus- si. Un jour, ils reprendront l’af- faire familiale » poursuit Bernard en lançant un regard complice à son fils. Il gère un carrousel pour enfant depuis plus de vingt ans. Chez les forains, le patrimoine familial et les relations avec la communauté sont des ressources essentielles. Un mode de vie Vivre dans les foires, c’est un style de vie particulier. Avant même les premiers bourgeons du printemps, ces véritables parcs d’attractions itinérants prennent la route. Et jusque fin novembre, les foires se succèdent. Elles durent deux ou trois week-ends pour les plus courtes, et plus de six week-ends pour les foires du Midi, de Liège, ou d’Anvers. Et pas question de prendre congé ou de tomber malade. Pendant près de dix heures par jour, il s’agit de rester au poste. Le chiffre d’af- faires de l’année en dépend. En d’autres termes, il faut être né là dedans. Rares sont les forains qui ont pratiqué une autre profes- sion. Et rares sont d’ailleurs ceux qui la quittent, comme l’explique l’un d’eux : « je connais quelques personnes qui ont décidé d’arrê- ter les fêtes foraines. Après quelques mois, elles sont revenues. Quand on a vécu sur les routes, il est qua- siment impossible de reprendre un mode de vie normal. Et dans le sens contraire, nous sommes un monde très fermé. Sauf par mariage, je ne connais personne qui est devenu forain ». En effet, le monde forain est très fermé. Et il est rendu d’au- tant plus mystérieux qu’il est l’ob- jet d’un grand nombre de stéréo- types. Une carrure imposante et toujours prêt à en découdre, un français pas des plus raffiné et un régime alimentaire composé exclusivement de frites et de lacquemants. Sans oublier les roulottes indispensables à un mode de vie itinérant. Les nombreux clichés sur les forains jouent évidemment sur le mystère qui entoure la profession. Comme le poursuit aussi Anthony Mastrovalério « Je pense que les gens nous conf èrent une dimen- sion fantasmatique, comme pour les cirques. C’est probablement dû à notre mode de vie ambulant. D’ailleurs depuis une dizaine d’an- nées, on est victime de l’amalgame avec les gens du voyage et les Roms, ce qui n’améliore pas notre image ! Au final, on est des gens comme tout le monde. On remplit des papiers administratifs pour s’ins- taller dans une ville, on travaille près de douze heures par jour pour gagner notre vie et on a tous été à l’école ! » Bien que conscient d’une telle image, les forains ne cher- chaent pas non plus à l’amélio- rer. Ils sont souvent peu loquaces et méfiants des questions sur leur profession… Une éducation particulière L’éducation contribue égale- ment aux particularités du monde forain. Loin des idées préconçues, l’enseignement des jeunes forains reste une priorité. Pour les plus petits, lors des tournées locales, une école fixe est souvent privi- légiée. Mais si les parents écu- ment les grandes foires du pays, les bancs de l’école se résument souvent à une caravane au sein même de la kermesse. Dans ce cas là, leur éducation se fait donc par eux aussi. Pour les plus grands, le pensionnat constitue l’alternative idéale. Impossible pour les parents de faire des allers retours quoti- diens pour aller chercher les reje- tons à l’école. Trois internats réser- vés aux forains existent d’ailleurs en Belgique. En plus d’une éduca- tion générale, ils sont aussi formés au métier de forain. Mais évidem- ment, le savoir pratique ne s’étudie dans aucune école. Les forains en herbe apprennent beaucoup sur le tas, avec leurs parents. Les années en pensionnat tissent des liens entre des jeunes forains qui partageront un même style de vie. Plus tard, au fil du temps, au gré des foires, plus que des collè- gues, ils deviennent une véritable communauté soudée et solidaire. Et comme le dit Louis Neders, le gérant du « Westpoint Tir » : « pas de frontière linguistique entre nous. On est presque tous bilingues fran- çais-néerlandais dès le plus jeune âge. Et même si on ne fait pas toutes les mêmes foires, on se connaît presque tous. De foires en foires on croise tout le monde. Nous sommes donc une véritable communauté ». Une transmission de valeurs Si la solidarité est grande entre eux, rien n’est plus important que la famille. En 2015, rares sont les métiers qui se transmettent de générations en générations. Pourtant c’est très souvent le cas des forains. Beaucoup d’entre eux sont fiers de dire que parents, grands-parents et arrière-grands- parents parcouraient déjà les villes et les villages pour divertir leurs habitants. La question de la reprise du manège familial se pose d’ail- leurs rarement. Depuis leur tendre enfance, les jeunes forains savent qu’ils vont reprendre le manège ou le stand de leurs parents. « Je n’ai jamais pensé ou eu envie de faire autre chose » confie à 22 ans le fils d’un gérant de Luna Park, « pour nous, c’est naturel de continuer l’af- faire familiale. Être forain c’est bien plus qu’un métier. » ■ THOMAS DUFRANE « Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il gèle,… » B éret vissé sur la tête et blouson rembourré, Louis Neders est der- rière son stand de tir. Il faut dire qu’il ne fait pas chaud en cette fin d’après- midi du mois de mars. Depuis plus de 30 ans, il écume les foires de Belgique. En 1997, il a acheté sa première attrac- tion. Aujourd’hui il en gère deux avec sa femme. Non sans charisme, un sourire amical permanent et un accent bruxellois à couper au couteau, Louis Neders est fier d’être forain. C’est quoi être forain en 2015 ? Comme depuis toujours, notre métier dépend d’un calendrier. On com- mence souvent mi-février et on est occupé toutes les semaines jusque fin novembre. Mais ce qui change c’est que le métier est plus difficile qu’avant. Tout devient plus cher. La marchan- dise, les emplacements, l’électrici- té,… Malheureusement, on ne peut pas autant augmenter nos prix, ça ferait fuir les clients. Depuis 2006, nous avons un véritable statut de forain. Et comme tout indé- pendant, on ne sait pas combien on va gagner chaque mois, tout dépend du temps, des vacances scolaires,… Qu’a changé l’obtention d’un statut ? On en a d’abord pensé beaucoup de bien. Même s’il défend véritablement nos intérêts et nous considère légalement comme forain, on a aussi déchanté. Notre activité est soumise à de plus en plus de règles. Par exemple, on ne peut mettre de la musique que certaines heures de la journée. On est aussi soumis à des horaires fixes. Si l’on ne respecte pas ça, le contrat est rompu. Et d’un point de vue administratif, tout est beaucoup plus compliqué qu’avant. Bien que légalement indépendant, il y a toujours une instance supérieure qui fixe les limites de la pro- fession. Beaucoup de ces règles contrai- gnantes sont apparues en 2006 avec l’ob- tention de ce statut de forain. Comment gérez-vous la vie de famille avec la vie sur les foires ? J’ai un fils de 14 ans. Pendant la semaine, il est à l’internat forain, et le week-end, il revient chez nous. Il voit donc ses amis à l’école pendant la semaine mais également le week-end à la foire. Ca crée de bons contacts. On profite de l’hi- ver pour partir en vacances. Pas question de partir en été. Avec ma femme, parfois c’est plus compliqué. Comme elle tient un autre stand, on n’est pas toujours sur la même foire. Mais c’est notre vie et on est habitué à faire comme ça. Voulez-vous que votre fils reste forain plus tard ? Oui j’aimerais, mais je ne l’oblige pas. J’ai conscience que le métier devient de plus en plus diffi- cile et il s’en rend aussi bien compte. Evidemment, je préfère que les stands restent dans la famille. Il y a quelques jours, je lui ai justement demandé ce qu’il voulait faire plus tard. Même s’il n’a que quatorze ans, il faut déjà y réfléchir. Je dois savoir s’il faut ianvestir pour lui acheter un manège. Vivez-vous toute l’année dans une cara- vane ? Non ! Comme la plupart des forains d’ailleurs. Nous, nous avons une maison à Alost. C’est d’ailleurs là qu’on vit la majorité de l’année. Seulement, lorsque les foires sont éloignées de la maison et que les trajets deviennent longs, c’est plus facile d’utiliser la caravane. Quels liens entretenez-vous avec les autres forains ? Heureusement, on est très solidaires entre nous. Mais il y a évidemment aus- si de la concurrence. On a chacun nos stands à gérer, qu’il pleuve, vente ou gèle, qu’on soit malade ou avec une jambe cas- sée. Nos revenus en dépendent. Mais on sait aus- si qu’en cas de gros problème, la famille et la communauté seront là pour nous aider. C’est un gros avantage. Et quand il s’agit de défendre une foire, on sait très bien qu’ensemble, on est plus fort. Les temps sont durs pour les forains et cette solidarité permet de faire pression pour nos intérêts, par exemple lorsqu’une commune veut supprimer une kermesse. Les foires existent depuis des siècles, et pour nous, c’est plus que jamais vital de les faire subsister. ■ T. Du. "L'obtention d'un statut ? On en pensait beaucoup de bien mais on est aussi soumis à de plus en plus de règles" FOLKLORE En Belgique, plus de 2500 familles vivent des fêtes foraines, un style de vie hors du commun Samedi 14 février sur la Grand-Place de Nivelles. Il fait froid mais les forains sont prêts. C'est le premier jour de la première foire de l'année © T.Du Louis Neders gère deux stands de tir. De février à novembre, il fait la tournée des foires de Belgique, comme ici à Wavre. © T.Du.