Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l'argumentation
Welcome message from author
This document is posted to help you gain knowledge. Please leave a comment to let me know what you think about it! Share it to your friends and learn new things together.
Transcript
LES FORMES DE LA CONTESTATION. SOCIOLOGIE DESMOBILISATIONS ET THÉORIES DE L'ARGUMENTATION Juliette Rennes BSN Press | A contrario 2011/2 - n° 16pages 151 à 173
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Rennes Juliette, « Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l'argumentation »,
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Loin d’être incompatible avec une visée typologique, ce
genre d’approche vise précisément à faire ressortir des
formes de stabilité et de récurrence à l’intérieur de périodes
historiquement déterminées, qui peuvent relever de la
longue durée. C’est le cas, par exemple, dans Deux siècles de
rhétorique réactionnaire d’Albert Hirschman (1991), dans les
153
No 16, 2011 a contrario
Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation Articles }
3 Inspirées de la théorie des topoïissue de l’ancienne rhétoriquearistotélicienne, les métaphorespour penser les régularités argu-mentatives sont plus souventspatiales que temporelles. Parexemple, la métaphore de la«carte argumentative» renvoieaux arborescences argu men ta -tives types d’un conflit (à telargument répond en général telargument qui se trouve ensuiteréfuté par un autre argumenttype, etc.). L’intérêt du terme de«répertoire» et de la référence aujazz par rapport à l’image de lacartographie d’un débat est préci-sément de pouvoir intégrer cettemodulation temporelle desusages argumentatifs.
4 Sur les typologies formellesdepuis Aristote, voir Plantin2010.
travaux de Marc Angenot sur les grands récits militants des XIXe et XXe siècles (2000),
sur la rhétorique pamphlétaire de 1868 à 1968 (1995), ou encore dans les analyses de
Raphaël Micheli (2010) sur les débats parlementaires relatifs à l’abolition de la peine de
mort depuis la fin du XVIIIe siècle en France.
Dit autrement, au sein des typologies argumentatives, on peut distinguer deux
approches légèrement différentes qui s’alimentent mutuellement et peuvent d’ailleurs
coexister au sein d’une même étude. D’un côté, on cherche en priorité à définir des
structures formelles de raisonnement et d’argumentation transversales à la plus
grande variété de corpus et de situations de communication. De l’autre, on tend plutôt
à rendre compte de modes de raisonnement et d’argumentation propres à des posi-
tionnements, des arènes et/ou des genres discursifs historiquement déterminés. Dans
cette seconde approche, on renonce à la perspective trans- (ou a-) historique pour
coller à l’historicité des idéologies, des «discours», des «formations discursives».
Mais à la différence de la perspective ouverte par Michel Foucault (1969), une histoire
discursive, dès lors qu’elle se constitue à travers un prisme argumentatif, implique la
prise en compte des phénomènes d’orientation et de réorientation de ces discours dans
des dispositifs de persuasion, de réfutation, de ralliements, bref une focalisation sur
les processus de conflictualité sociale.
Or, bien que cette seconde approche – que Marc Angenot qualifie de «rhétorique
historique» – ait souvent porté sur des corpus contestataires, ses apports sont peu
mobilisés en sociologie des mobilisations5. Dans le champ des travaux d’histoire argu-
mentative des idéologies, l’étude de Hirschman est certes connue au-delà des spécialis-
tes de l’argumentation et du discours, mais dans la mesure où elle est circonscrite à
l’analyse de trois types d’arguments contre l’égalité ou la démocratisation, elle ne pré-
tend rendre compte ni de l’ensemble des répertoires argu-
mentatifs conservateurs/réactionnaires de ces deux der-
niers siècles, ni a fortiori de l’ensemble des répertoires
«progressistes» et de fait, elle est plus souvent articulée à
une sociologie des mobilisations des groupes dominants
qu’à une sociologie des mouvements contestataires. Et s’il
existe certaines études de cas qui mettent en lumière pour
telle ou telle mobilisation à la fois ses discours et ses for-
mes d’actions, rares sont les tentatives d’analyse des rela-
tions dialectiques entre ces deux niveaux de lutte, à
l’exception de quelques travaux, comme celui de Marc
Steinberg (1995) concernant les mobilisations des ouvriers
154
a contrario No 16, 2011
{ Articles Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation
5 Si l’on trouve une entrée«répertoire d’actions» et «ana-lyse des cadres» dans Le diction-naire des mouvements sociaux éditéaux Presses de Sciences Po en2009, on notera par exemple l’ab-sence d’entrée pour «argument»,«argumentation», «argumen-taire» ou «discours», ce qui nesaurait être considéré comme un«manque» ou un oubli, dans lamesure où ce dictionnaire a pré-cisément vocation à rendrecompte des approches et desconcepts les plus utilisés ensociologie des mobilisations(Fillieule et al. 2009).
adverse par une action collective, les acteurs eux-mêmes établissaient ainsi des rela-
tions argumentatives entre les formes verbales et non directement verbales des enjeux
du conflit.
Dans le domaine plus spécifique des revendications égalitaires, les actes de déso -
béis sance civile, lorsqu’ils consistent à refuser de se plier à une loi dénoncée comme
inégalitaire, peuvent être élaborés par leurs initiateurs comme le déploiement empi-
rique d’un raisonnement, même si cela n’exclut pas que le choix de ce mode d’action
puisse aussi traduire la prise en compte par les acteurs d’un certain nombre de
contraintes (par exemple l’impossibilité à mobiliser un nombre important de personnes
pour soutenir la cause et/ou l’absence de relais partisan, associatif, professionnel ou
syndical) qui rendent d’autres modes d’actions plus traditionnels, tels la grève ou la
manifestation, plus difficilement réalisables10. Dans les années 1880, alors que le suf-
fragisme ne constituait pas encore un mouvement organisé en France, la féministe
Hubertine Auclert cessa de payer l’impôt pour dénoncer publiquement l’exclusion des
femmes du droit de vote. Elle présentait son acte comme la conclusion d’un syllogisme
juridique: tous les contribuables sont électeurs, or je suis contribuable, donc je dois
être électrice. Et, ajoutait-elle, sous la forme d’un raisonnement a contrario: si on me
refuse le droit de vote, on ne doit pas exiger que je paye l’impôt («je ne vote pas, je ne
paye pas»)11. Implicitement, en rappelant l’appartenance des hommes et des femmes à
une catégorie commune, celle de contribuable, elle convoquait ce que Chaïm Perelman
a identifié comme l’argument de la règle de justice, soit l’exigence d’«application d’un
traitement identique à des êtres ou à des situations que l’on intègre à une même caté-
gorie» (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958: 294).
Prolongement empirique d’un raisonnement, un acte
désobéissant peut simultanément viser à réfuter un raison-
nement adverse. Se présenter à une élection sans être élec-
teur ni éligible pour réclamer le droit de vote et d’éligibi-
lité, telles les militantes suffragistes durant la Belle
Époque; occuper individuellement et collectivement, en
tant que Noirs, des espaces publics réservés aux Blancs
pour dénoncer la ségrégation raciale, comme le firent les
Noirs américains du civil rights movement à partir de la fin
des années 1950; marier illégalement des personnes de
même sexe pour réclamer l’universalisation du droit au
mariage comme aux États-Unis (San Francisco) et en France
(Bègles) en 200412; faire participer des élus étrangers
158
a contrario No 16, 2011
{ Articles Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation
10 Voir aussi sur ce point Ogien etLaugier 2010.
11 Elle s’appuyait notamment surl’article 14 de la Déclaration desdroits de 1791, reprise dans uneloi de 1832: «Tous ceux qui paientl’impôt ont le droit d’en contrôlerpar eux-mêmes ou leurs repré-sentants la nécessité […], de leconsentir librement, d’en suivrel’emploi» (Auclert 2007: 127).
12 De telles cérémonies demariage à l’initiative de maires etd’associations ont aussi eu lieupar la suite en Grèce en juin 2008,en Argentine en décembre 2009ou en Chine en novembre 2010.
«associés» aux conseils municipaux pour réclamer le droit de vote et d’éligibilité pour
tous les résidents quelle que soit leur nationalité comme ce fut le cas dans certaines
communes françaises entre 1985 et 199013, ces formes hétérogènes d’actions illégales
peuvent être analysées comme autant de moyens de montrer et de démontrer (de «per-
former», pourrait-on dire) l’égalité supérieure des personnes en enfreignant des dispo-
sitifs légaux inégalitaires.
Par la désobéissance, il s’agit ici d’invalider empiriquement l’argument adverse
relatif à l’incapacité du groupe discriminé en prouvant, au contraire, sa capacité à
réaliser des actes (participer à la décision politique, se marier, etc.) qui lui sont inter-
dits en vertu de son sexe, de son orientation sexuelle, de son origine, etc. Dans ce
contexte, la désobéissance civile constitue aussi un prolongement symbolique, sous la
forme publique et argumentative d’une revendication, des techniques infrapolitiques
et individuelles de fraude que tend à susciter tout système juridique et administratif
inégalitaire: si la situation de fraude peut impliquer pour un individu de masquer le
stigmate qui lui vaut une exclusion – par exemple en falsifiant son identité civile
pour épouser une personne de son sexe biologique14 ou en demandant une reconnais-
sance «frauduleuse» de paternité pour bénéficier des droits réservés aux étrangers
réguliers ou aux citoyens15, etc. – , l’acte de désobéissance implique en revanche de
s’approprier ces droits et d’affirmer son appartenance à la communauté des égaux en
dépit du stigmate dont il est porteur.
Quant aux adversaires de telles réclamations, ils n’ont
pas d’emblée à organiser des actions spécifiques pour faire
valoir leur position. En effet, l’ensemble des dispositifs juri-
diques, administratifs et politiques qui constituent les
minorités discriminées comme des catégories à part (n’étant
pas autorisées à accéder à certains lieux, à détenir certains
droits, à exercer certaines fonctions professionnelles ou
certains rôles sociaux) apportent dans une variété de situa-
tions de la vie sociale une confirmation visuelle de la «diffé-
rence» du groupe discriminé: les défenseurs du statu quo
peuvent donc prendre directement appui sur ces dispositifs
qui accréditent leur position relative à l’incapacité du
groupe discriminé à exercer les droits qui lui sont interdits.
Ainsi, à partir de l’analyse des relations entre formes
d’actions collectives et formes d’arguments, on rencontre
159
No 16, 2011 a contrario
Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation Articles }
13 Notamment Mons en Baroeulen 1985, Amiens en 1987, Longjumeau en 1990 qui virentces actions invalidées par leConseil d’État.
14 Se faire passer pour une per-sonne de l’autre sexe (par le chan-gement d’identité civile et/ou letravestissement) a parfois été unestratégie pour s’unir légalementavec une personne de son sexe,voir Murat 2006 et Tamagne2009.
15 Sur les demandes de reconnais-sance frauduleuse pour fairebénéficier des indigènes métisdes droits des citoyens, voirSaada 2007, sur les controversescontemporaines concernant lespaternités et les mariages de«complaisance», voir Lochak2010: 71-73.
la question de l’ancrage institutionnel des affrontements argumentatifs. Par exemple,
l’un des arguments centraux contre le discours égalitaire féministe en Europe au tour-
nant des XIXe et XXe siècles était un argument de cadrage ou de définition qui consis-
tait à assimiler les hommes et les femmes à des espèces différentes et incom men su -
rables, entre lesquelles la question de l’égalité n’était pas pertinente car «là où il n’y a
pas de commune mesure et donc d’identité, la question de la réalisation de la justice
n’a même pas à se poser»16. Si cet argument, qualifié postérieurement de «différentia-
liste», était reçu comme valable, c’était notamment parce qu’il pouvait prendre appui,
tout au long de la période, sur des dispositifs matériels qui – en contradiction avec
d’autres dispositifs égalitaires et méritocratiques – constituaient, attestaient et légi-
timaient une telle incommensurabilité: ainsi, en France, des formes de ségrégation
sexuée des espaces scolaires de l’école primaire au lycée; un certain nombre de diplô-
mes et de concours différents selon le sexe17; un système de reconnaissance du «mérite
féminin» qui, de façon parallèle au système méritocratique scolaire et professionnel
«universel-masculin», consistait à encourager et récompenser non pas tant une réus-
site professionnelle, académique ou artistique, que «le travail personnel et le mérite de
la femme qui a œuvré pour le bien de la famille» (prix Couronne, fondé en 1890), «les
mères de famille nombreuses méritantes» (médaille de la famille française, créée en
1920 et Légion d’honneur18), ou encore les femmes se distinguant par leur apparence
physique, à travers les concours de beauté qui, en partie calqués sur la logique mérito-
cratique de compétition et de travail sur soi, s’institutionnalisèrent entre les deux
guerres mondiales (Vigarello 2004:199-206).
Quant aux réclamations égalitaires adverses, elles tendaient à s’appuyer sur d’autres
dispositifs politiques, juridiques ou professionnels qui,
au contraire des précédents, constituaient les femmes et
les hommes comme appartenant à une seule et même
catégorie et donc mesurables et comparables les uns aux
autres: des «enfants de la République», élèves des écoles
laïques par opposition à celles et ceux dont l’éducation
était prise en charge dans les congrégations religieuses,
des «ayant droit» pour les bourses attribuées aux deux
sexes en fonction des résultats scolaires et de l’origine
sociale, des diplômés d’université, des titulaires de
concours de la fonction publique dont une partie était
ouverte aux deux sexes sans distinction, des salariés
détenteurs de droits sociaux, mais aussi des résidents, des
contribuables et, en vertu de la déclaration des droits de
160
a contrario No 16, 2011
{ Articles Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation
16 Tisset cité dans Perelman 1963:24.
17 Le baccalauréat est réservé auxgarçons jusqu’en 1924, les Écolesnormales supérieures et les agré-gations sont «féminines» ou«masculines» jusqu’aux années1970-1980.
18 Si les féministes réclamaient,dès les années 1890, une pluslarge ouverture de la Légiond’honneur en récompense de leurmérite professionnel, acadé-mique ou artistique, celle-ci futsouvent attribuée à des femmespour leur maternité féconde entreles deux guerres (Déon-Bessière2002).
initiateurs puis des chroniqueurs du mariage entre deux hommes célébré à Bègles
en 2004 :
«Toute la rhétorique, tous les arguments mobilisés jadis et naguère contre le droit de
vote des femmes (et auparavant contre leur droit au travail ou leur autonomie juri-
dique), contre le divorce, puis contre l’avortement, la contraception ou, pour ce qui
concerne les homosexuels, contre le PACS, ont été convoqués pour l’occasion en des termes
inchangés (…). Ces schèmes idéologiques ne sont jamais ruinés ou discrédités quand ce
contre quoi on les invoquait est devenu réalité: inusables, ils sont inlas sa blement res-
sortis des tiroirs où ils avaient été pro vi soi rement remisés
et réactivés pour faire barrage à des revendications nou-
velles.» (Eribon 2004: 10)19
À l’inverse, les adversaires de l’union légale des couples
de même sexe ironisent volontiers sur le topos progressiste
mentionné plus haut, qui consiste à présenter le progrès
vers toujours plus d’égalité comme une loi de l’histoire20.
Pour expliquer cette hétérogénéité entre la temporalité
courte des acteurs aux prises avec les enjeux spécifiques
d’un conflit, celle, bien plus longue, des arguments qui y
sont actualisés et celle, encore différente, des rapports
sociaux dans lesquels s’inscrivent ces conflits argumenta-
tifs, plusieurs éléments peuvent être convoqués. Dans le
sillage des théories de la connaissance d’inspiration mar-
xiste des années 1920-193021, on peut faire valoir que l’iner-
tie de raisonnements et d’arguments qui semblent nier les
évolutions sociales effectives est en partie la retraduction
d’une «fausse conscience» ou d’une «méconnaissance»:
d’un côté, les groupes dominants ont intérêt à croire et à
faire croire à certains raisonnements qui justifient leur
domination quand bien même certains faits sociaux
semblent, aux yeux de leurs adversaires (ou aux yeux du
chercheur), les invalider, et, ajouterait-on, au sein de tra-
vaux postérieurs issus des Cultural Studies ou de la Critical
Discourse Analysis, ces croyances tendent à se diffuser
sous forme de «discours hégémoniques», qui imposent
certaines clôtures de la signification, fabriquant de
162
a contrario No 16, 2011
{ Articles Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation
19 Dans un court ouvrage d’inter-vention en faveur du droit de votedes résidents étrangers, SaïdBouamama (2000) met lui aussien parallèle tous les argumentscontre le droit de vote avec lesarguments anti-suffragistes de lapremière moitié du XXe siècle. Et l’on retrouve cette stratégiesous une forme moins dévelop-pée dans les interventions parle-mentaires pour le droit de votedes résidents étrangers aux élec-tions locales (voir par exemple leRapport N° 379 de BernardRoman, Assemblée nationale,9 novembre 2002), comme danscelles pour l’union civile des per-sonnes de même sexe (voirAssemblée nationale, débats par-lementaires, 7 novembre 1998).
20 Christine Boutin dénonce larhétorique des défenseurs duPACS qui consiste selon elle àprésenter celui-ci comme «l’expres sion la plus parfaite de ladémocratie, du progrès, de l’intelligence, du droit, de laconstitutionnalité, de la justice,et ainsi de suite» et à martelerque «les opposants au PACS[sont] en dehors du sens de l’histoire, et de ce fait quasimentillégitimes à faire valoir la moindreréserve sur cette proposition»(intervention à l’Assemblée natio-nale, débat du 7 novembre 1998).
21 Par exemple Lukacs 1960[1923], Guterman et Lefebvre1936, ou Mannheim 1936.
l’impuissance sociale à raisonner en dehors de ces cadres22. De l’autre, les groupes dis-
sidents et hétérodoxes engagés dans l’action collective ont intérêt à croire et faire
croire que leurs projets de transformation sociale sont ajustés à une loi de l’histoire, ce
qui détermine leur usage récurrent du naturalisme historiciste mentionné, un «biais
systématique en faveur de l’optimisme» qui stimule les forces militantes23. Cette inter-
prétation – que l’on peut qualifier de fonctionnaliste au sens où l’on attribue à la sta-
bilité des régimes argumentatifs un rôle, celui de légitimer la perpétuation de certains
rapports sociaux ou de donner à espérer qu’ils sont voués à se transformer – a été très
largement mobilisée depuis le début du XXe siècle pour expliquer aussi bien la longé-
vité de cet argument causal d’opposition aux réclamations d’égalité qu’est l’argument
naturaliste de type différentialiste (entendu comme le fait de justifier la discrimina-
tion que subit un groupe social par sa «nature» intrinsèque24) que la récurrence du
naturalisme historiciste dans les «grands récits militants»25.
Pour rendre compte de la force d’inertie des arguments
et des discours, une seconde explication, qui à la fois com-
plète et recoupe la précédente, porte sur la spécificité des
contraintes normatives qui pèsent sur la formulation
publique des positionnements. Dans tout débat public, les
locuteurs sont contraints non seulement par les hégémo-
nies et les cadres doxiques déjà mentionnés (par exemple
le raisonnement selon lequel la situation d’un groupe dis-
criminé est justifiée par sa nature intrinsèque) qui tend à
délimiter un espace du pensable et du dicible, mais aussi
par des normes politico-argumentatives, qui produisent
une rareté des arguments acceptables. Par exemple, défendre
frontalement une mesure inégalitaire est irrecevable dans
le champ discursif démocratique sauf si on peut montrer
que cette mesure s’appuie sur une différence de situation
entre les groupes ainsi distingués et/ou qu’elle est justifiée
par l’intérêt général26. Ainsi, les adversaires de l’égalité
insistent non seulement, comme on l’a vu à travers
l’exemple de l’argument différentialiste, sur le lien de
cause à effet entre la différence «naturelle» du groupe dis-
criminé et sa situation sociale, mais aussi, comme l’a fort
bien montré Hirschman, sur les conséquences contraires
à l’intérêt général de la mesure égalitaire: en invoquant ses
effets pervers (perversity), le péril que la mesure fait porter
163
No 16, 2011 a contrario
Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation Articles }
22 Parmi les usages contempo-rains de la notion gramscienned’hégémonie, voir par exempleFairclough 2003: 45-47, et sur lanotion de «politique de la signifi-cation», voir par exemple Hall2008 [1982]: 129-168.
23 Gamson et Meyer 1996: 285-286, cités par Contamin 2010: 65.
24 Par exemple, Myrdal 1996[1944], Geertz 1964 et pos té rieu -rement Guillaumin 1992. D’unpoint de vue fonctionnaliste, lenaturalisme différentialiste per-met aux groupes dominants delégitimer leurs privilèges en lesréférant à un déterminisme nonsocial ou pré-social (l’inférioriténaturelle du groupe dominé),inflexible et indépendant de toutevolonté humaine.
25 Sur la «fausse conscience» desgroupes sociaux intéressés auchangement, voir par exempleGabel 1962.
26 Sur ces deux arguments admisen droit pour justifier des inégali-tés légales mais aussi courantsdans la plupart des raisonne-ments profanes tenus publi -quement, voir par exempleLochak 2010: 59-116.
en surmonter certaines difficultés: l’hétérogénéité structurelle entre formes verbales
et non verbales de la protestation n’en coexiste pas moins avec des processus d’intrica-
tion et d’interdépendance, dès lors que toute action est conçue et reçue à travers un
horizon interprétatif qui la dote d’une portée argumentative dans un conflit; l’hétéro-
généité temporelle entre formations discursives, topoï, rapports sociaux et répertoires
d’actions mis en jeu dans un conflit constitue un second obstacle à l’analyse, mais
aussi une richesse pour la compréhension des pratiques contestataires: elle invite à ne
jamais caractériser une mobilisation comme «nouvelle» ou comme «classique» dans
sa totalité, des rhétoriques anciennes pouvant être intriquées avec des formats d’ac-
tions plus récents et viser à exprimer des revendications dont les enjeux sont inédits.
Car on ne saurait confondre ancienneté des arguments et immobilité de l’histoire:
si les stratégies de dénonciation d’injustice se ressemblent alors qu’elles concernent
des acteurs fort hétérogènes, des secteurs différents, réclamés dans des contextes dif-
férents, c’est notamment parce que les protagonistes de ces luttes s’appuient sur cer-
tains évènements et certaines transformations des rapports sociaux pour mettre en
équivalence leurs propres revendications avec des luttes antérieures. Tel est l’un des
paradoxes des pratiques argumentatives protestataires que la sociologie et l’histoire
nous permettent d’explorer: rompre la légitimité d’un ordre social implique bien
souvent, pour des acteurs mobilisés, de donner à voir leur situation comme analogue à
d’autres situations historiquement injustes, et de redonner vie à des formes anciennes
de contestation.
RéférencesANGENOT, Marc (1995 [1982]), La parole pamphlétaire, Paris, Payot.
ANGENOT, Marc (2000), Les grands récits militants des XIXe et XXe siècles. Religions de l’humanité et sciences de l’histoire, Paris, L’Harmattan.
ANGENOT, Marc (2008), Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits.
ARISTOTE (1990), Organon V. Les topiques, Paris, Vrin.
ARISTOTE (2003), Rhétorique, Paris, Tel Gallimard.
AUCLERT, Hubertine (2007), Hubertine Auclert, pionnière du féminisme: textes choisis,préface de G. Fraisse, présentation de S. C. Hause, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu Autour.
BALIBAR, Étienne (2010), La proposition d’égaliberté: essais politiques, Paris, PUF.
CEFAÏ, Daniel (2007), Pourquoi se mobilise-t-on?,Paris, La Découverte.
CHAMPAGNE, Patrick (1990), Faire l’opinion, Paris, Minuit.
CONTAMIN, Jean-Gabriel (2010), «Cadrages et luttes de sens», in Penser les mouvementssociaux, O. Fillieule, E. Agricoliansky & I. Sommier (dir.), Paris, La Découverte.
DENARDO, James (1985), Power in Numbers. The Political Strategy of Protest and Rebellion,Princeton, Princeton University Press.
DEON-BESSIERE, Danièle (2002), Les femmes et la Légion d’honneur, Paris, Éditions de l’Officine.
DESMONS, Éric & Marianne PAVEAU (dir.) (2008), Outrages, insultes, blasphèmes et injures. Violences du langage et polices du discours, Paris, L’Harmattan.
DOURY, Marianne (1997), Le débat immobile. L’argumentation médiatique dans les débatssur les parasciences, Paris, Kimé.
DOURY, Marianne (2004), «La classification des arguments dans les discours ordi naires», Langages, N° 154, pp. 59-73.
ERIBON, Didier (2004), Sur cet instant fragile… Carnets, janvier-août 2004, Paris, Fayard.
FAIRCLOUGH, Norman (2003), Analysing Discourse. Textual Analysis and Social Research,Londres, Routlege.
FASSIN, Éric (2005), L’inversion de la question homosexuelle, Paris, Amsterdam.
FESTY, Patrick (2006), «La légalisation des couples homosexuels en Europe», Population, vol. 61, N°4, pp. 493-531.
FILLIEULE, Olivier (2010), «Tombeau pour Charles Tilly, répertoires, performances et stratégies d’actions», in Penser les mouvements sociaux, O. Fillieule, E. Agricoliansky & I. Sommier (dir.), Paris, La Découverte.
FILLIEULE, Olivier, Lilian MATHIEU & Cécile PÉCHU (2009), Dictionnaire des mouve-ments sociaux, Paris, Presses de Sciences Po.
FOUCAULT, Michel (1969), L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard.
GABEL, Joseph (1962), La fausse conscience, Paris, Minuit.
GAMSON, William & David MEYER (1996), «Framing Political Opportunity», in Comparative Perspectives on Social Movements, D. McAdam et al. (éds), Cambridge,Cambridge University Press.
GARDEY, Delphine & Llana LÖWY (dir.) (2000), L’invention du naturel: les sciences et lafabrication du féminin et du masculin, Paris, Éditions des Archives contemporaines.
GEERTZ, Clifford (1964), «Ideology as a Cultural System», in Ideology and Discontent,D. Apter (éd.), Glencoe, Free Press, pp. 47-76.
GOSSELIN, André (1995), «La rhétorique des conséquences non-prévues», Hermès,N° 17-18, pp. 301-319.
GUILLAUMIN, Colette (1992), Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris,Côté Femmes.
171
No 16, 2011 a contrario
Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation Articles }
GUTERMAN, Norbert & Henri LEFEBVRE (1936), La conscience mystifiée, Paris, Gallimard.
HALL, Stuart (2008), Identité et culture. Politique des cultural studies, Paris, Amsterdam.
HAUSE, Steven C. & Anne R. KENNEY (1984), Women’s Suffrage and Social Politics in theFrench Third Republic, Princeton, Princeton University Press.
HIRSCHMAN, Albert O. (1991), Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard.
LACALMONTIE, Séverine (2010), «Se saisir de l’Europe comme ressource d’action: la carrière militante du droit de vote des étrangers», in L’Europe sous tensions, A. Crespy& M. Petithomme (dir.), Paris, L’Harmattan.
LOCHAK, Danièle (2010), Le droit et les paradoxes de l’universalité, Paris, PUF.
LUKACS, George (1960 [1923]), Histoire et conscience de classe, Paris, Minuit.
MAINGUENEAU, Dominique (1984), Genèses du discours, Liège, Mardaga.
MANNHEIM, Karl (1936), Ideology and Utopia: an Introduction to the Sociology of Knowledge, Londres, Routledge & Kegan Paul.
MATHIEU, Lilian (2006), La double peine: histoire d’une lutte inachevée, Paris, La Dispute.
MICHELI, Raphaël (2010), L’émotion argumentée. L’abolition de la peine de mort dans ledébat parlementaire français, Paris, Cerf, coll. «Humanités» .
MOUFFE, Chantal (1994), Le politique et ses enjeux. Pour une démocratie plurielle, Paris, La Découverte.
MURAT, Laure (2006), La loi du genre. Une histoire culturelle du «troisième sexe», Paris,Fayard.
MYRDAL, Gunnar (1996 [1944]), An American Dilemma: the Negro Problem and ModernDemocracy, New Brunswick, N. J. Transaction.
OFFERLE, Michel (2008), «Retour critique sur les répertoires de l’action collective(XVIIIe-XXIe siècles)», Politix, N° 81, pp. 181-202.
OGIEN, Albert & Sandra LAUGIER (2010), Pourquoi désobéir en démocratie?, Paris, La Découverte.
PERELMAN, Chaïm (1963), Justice et raison, Bruxelles, Presses de l’Université de Bruxelles.
PERELMAN, Chaïm & Lucie OLBRECHTS-TYTECA (1992 [1958]), Traité de l’argumenta-tion. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Presses de l’Université de Bruxelles.
PLANTIN, Christian (2002), «Argument», in Dictionnaire d’analyse du discours, P. Charaudeau & D. Maingueneau (dir.), Paris, Seuil.
PLANTIN, Christian (2010), «DdA. Document 6: Première liste provisoire des entréesTopos – Enthymème – Types et typologie – Familles d’arguments», Atelier Argumentation, dir. Marianne Doury, Paris, 14 janvier 2010.
POLLAK, Michael (1993), «L’homosexualité masculine ou le bonheur dans le ghetto?»,in Une identité blessée: études de sociologie et d’histoire, M. Pollak (dir.), Paris, Métailié,pp. 179-200.
RANCIERE, Jacques (1998), Aux bords du politique, Paris, La Fabrique.
172
a contrario No 16, 2011
{ Articles Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation
RENNES, Juliette (2007a), Le mérite et la nature. Une controverse républicaine: l’accès desfemmes aux professions de prestige (1880-1940), Paris, Fayard.
RENNES, Juliette (2007b), «L’invocation des Lumières dans l’histoire de la République.Des discours sous contrainte», in L’esprit des Lumières est-il perdu?, N. Weill (dir.), Rennes, PUR.
RENNES, Juliette (2007c), «Les controverses d’égalité de droit en régime républicain.Catégories cognitives et répertoires argumentatifs», in Le temps de l’État, B. Badie et Y. Déloye (dir.), Paris, Fayard.
SAADA, Emmanuelle (2007), Les enfants de la colonie. Les métis de l’Empire français entresujétion et citoyenneté, Paris, La Découverte.
STEINBERG, Marc (1995), «The Roar of the Crowd: Repertoires of Discourse and Collective Action among the Spitalfields Silk Weavers in Nineteenth Century London», in Repertoires and Cycles of Collective Action, M. Traugott (éd.), Durham/Londres, Duke University Press.
TAMAGNE, Florence (2009), «Le marié était une femme», L’Histoire, N° 348, pp. 30-31.
TILLY, Charles (1986), La France conteste, de 1600 à nos jours, Paris, Fayard.
TILLY, Charles (2006), Regimes and Repertoires, Chicago, University of Chicago Press.
TILLY, Charles (2008), Contentious Performances, Cambridge, Cambridge UniversityPress.
VAN DIJK, Teun (2009), «Texte, contexte et connaissance», Semen, N° 27, pp. 127-155.
VIGARELLO, Georges (2004), Histoire de la beauté. Le corps et l’art d’embellir de la Renais-sance à nos jours, Paris, Seuil.
VOGEL, Ursula (2000), «Private Contract and Public Institution. The Peculiar Case ofMarriage», in Public & Private: Legal, Political and Philosophical Perspectives, M. Passerind’Entreèves & U. Vogel (éds), Londres/New York, Routledge, pp. 177-199.
WALTON, Douglas (1992), Slippery Slope Argument, Oxford, Clarendon Press.
173
No 16, 2011 a contrario
Les formes de la contestation. Sociologie des mobilisations et théories de l’argumentation Articles }