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----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique
[Roman (134x204)] NB Pages : 136 pages
- Tranche : 2 mm + nb pages x 0,07 mm) = 11.52 ----------------------------------------------------------------------------
Rendez-vous avec soie
Pascale Maeck
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Eh, vous ! Là-haut !
Y a-t-il quelqu’un pour gérer les identités ?
Ou ne sommes-nous que le fruit du hasard ?
Au commencement de cette histoire, j’étais loin de
ces considérations existentielles.
Assoupi et oisif dans mes limbes d’éternité, comme
voué à la plus complète inexistence, je ne pensais pas
devoir répondre un jour, « présent », à l’appel du
destin.
Vous savez, cet élan qui consiste à vous arracher
du très haut vers le très bas, avec ou sans votre
consentement d’ailleurs.
Mais alors, pourquoi moi ?
Peut-être avais-je rêvé trop souvent, malgré moi,
d’une vie terrestre ?
Et comment l’ai-je su ?
D’abord à la somme de turbulences
météorologiques présentes dans mon ciel,
habituellement si calme. Puis au tourniquet infernal
que font les astres quand un grand craquement se
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prépare. Quand Vénus s’aligne sur Jupiter et que
Mars se met au grand galop pour couper la chique à
Pluton, toujours en lice dans la course au zodiaque…
Pour sûr quand le tourniquet s’emballe, ça promet
un beau charivari de pronostics interstellaires dans
les galaxies voisines !
Rien de très agréable en perspective pour nos
petites vies d’inexistants rompus au calme sidéral.
Que faire dans ce cas ?
J’ai bien supposé un dérèglement de l’horloge
cosmique, ce qui n’était pas faux… mais en réalité,
j’étais loin de me douter du reste…
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Paris, 1996, sept heures du matin.
Dans les rigoles, de grands jets d’eau courent sur le
béton rouge des terrasses : les serveurs évacuent les
excès de la nuit. Il fait frais en ce début avril. La ville
s’affaire, tentaculaire, grouillante, alors qu’on l’aurait
crue morte il y a deux heures à peine.
Pascal, le nez dans son écharpe, pousse sur la porte
vitrée d’un établissement aux boiseries mates trop
souvent repeintes.
Changement de température…
Une odeur de café et de croissant percute ses
narines et vient se noyer dans un estomac trop vide :
c’est qu’il ne mange plus depuis des jours, il est
inquiet.
Au bar, Bruno l’attend, son pote de toujours. Celui
du foot, du club de plongée et des plans dragues
depuis leurs seize ans. À l’âge où l’on songe tout
doucement à devenir les maîtres du monde.
Enfin ça, c’était avant qu’il y ait Laura… voilà
pour la version officielle.
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Pascal serre son portable dans sa poche gauche.
Pour rien au monde il ne manquerait le coup de
téléphone de sa femme. Quelque chose lui dit que ça
ne va pas tarder. Il a promis d’être là. Il le sera !
Bruno commande deux cafés et ils s’asseyent dans
un coin calme, loin de la télé et des nouvelles qu’elle
braille à tue-tête. Sale temps sur la planète…
– Alors ? dit Bruno impatient.
Pascal brandit son GSM en excuse implacable.
– Pas de plongée aujourd’hui, j’en ai peur.
Autour d’eux, les clients parlent fort, comme si le
fait d’augmenter le volume était directement
proportionnel à la certitude d’exister.
Est-ce pour abolir les peurs nocturnes et les
angoisses de fin de nuit ?
Ou pour bannir ces cauchemars qui vous collent
aux basques jusqu’en milieu de matinée comme des
répulsifs à bonheur ?
– Pas vrai, déjà ? réplique Bruno, ce ne devait pas
être avant trois semaines…
– Elle est partie chez sa mère ce matin, mais je
t’assure, vu sa tête, ça ne saurait tarder.
Bruno est incrédule, il tape sa cuillère sur le rebord
de sa tasse.
– Je ne voudrais pas te vexer mon vieux, mais tu
ne penses pas que tu exagères ? Tu ne vas pas
t’arrêter de vivre parce que ta femme décide toutes les
deux minutes qu’elle va accoucher.
Le bras de Pascal est retombé.
– Je voudrais t’y voir si c’était la tienne !
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Bruno, lui, n’a pas de femme, en tout cas pas une
attitrée, une pour la vie en somme.
– O.K., là tu marques un point, dit-il en reposant sa
cuillère. Pas de plongée… mais par pitié, détends-toi
un peu ou tu vas nous faire un infarc’. À trente ans, ce
serait dommage !
Au comptoir, entre les habitués et les clients
occasionnels, circulent les viennoiseries et les œufs
coque. C’est un petit marché où chacun a sa blague à
placer, bien sûr plus intéressante et plus palpitante
que celle de son voisin. Et puis, il faut couvrir le bruit
des machines qui crachent leur vapeur pour faire
mousser le lait dans les tasses tièdes, juste sorties du
lave-vaisselle. Bref, un matin comme tous les autres
Chez Marcel.
– Je n’en reviens pas qu’ils aient pensé à moi…
La grande femme brune qui vient de parler est à
demi-assise, jambes croisées sur un haut tabouret. De
sa jupe, passent un mollet fin et un avant-pied tendu
sur la barre inférieure. Elle se nomme Judith.
– Arrête, souffle Danièla, sa voisine. Tu étais
première en classe, t’as oublié ?
Celle-ci, par contre, est d’une blondeur à faire pâlir
toutes les jeunes filles. Elle est si mince et si menue
qu’on a du mal à comprendre comment elle peut, tout
en discutant, s’enfiler un gros beignet plein de sucre
glace.
Judith interrompt l’aspiration de son jus de tomate.
Du poignet qui prolonge ses doigts sur la paille, un
bracelet de métal vient de retomber lourdement sur
son avant-bras.
– Mais imagine ! dit-elle. Nous étions plus de
vingt à postuler.
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Danièla se met à rire, basculant en arrière ses
boucles blondes. Sur ses oreilles se découvrent de
petits pendants d’argent.
– Dans ce cas, dit-elle, je ne vois qu’une
explication : tu étais la meilleure !
Sceptique, Judith retourne au verre de tomate
qu’elle achève nerveusement, puis saisit son pull
blanc aux manches brodées de dentelle et regarde sa
montre.
– Cette fois, j’y vais. Souhaite-moi bonne chance !
Les amies s’embrassent et Judith quitte son
perchoir. La longue silhouette brune traverse la pièce
dans un sillage de chèvrefeuille. D’un bord de veste,
elle frôle la table de Pascal. Lui, ne l’a vue que du
coin de l’œil, juste le temps de noter qu’elle porte de
petites chaussures beiges très décolletées sur les
orteils, presque des sandalettes… presque trop légères
pour la saison.
Puis retour à la conversation avec Bruno. Moins
passionnant, mais plus réaliste…
Déjà la longue dame brune a franchi le sas de
l’entrée. Elle enroule prestement la soie de son
foulard à fleurs sur la naissance de sa gorge.
Dehors le soleil glisse quelques timides rayons sur
les bourgeons du parc, comme de blanches poursuites
sur cette scène printanière.
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Finalement, il est dix heures quand Bruno et Pascal
quittent le café. C’est samedi, pas de boulot, mais la
perspective de s’ennuyer, puisque Laura vient de
plomber leur rituelle sortie hebdomadaire au bassin
de natation. Le vent est froid, comme un long frisson
qui vous lèche le cou pour en hérisser les poils. Pascal
tape machinalement du pied sur les cailloux qu’il
voit.
Avec Laura, cela faisait plus de trois ans qu’ils en
parlaient : un bébé.
À l’annonce de sa grossesse, il avait été le plus
heureux du monde et maintenant qu’ils allaient être
trois, tout s’embrouillait dans sa tête. Garderait-il la
même Laura ? Serait-il un bon père ? À qui
ressemblerait cet enfant ?
– Pourquoi pas un ciné ? dit-il en relevant les yeux
des pavés.
La tête moutonnée de Bruno acquiesce. Après tout,
là on ne risquait pas de manquer l’appel.
Ils passent alors par le parc, c’est un raccourci.
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Les arbres qui s’agitent sous le vent jettent leurs
ombres mobiles sur les pavés dans une grande partie
d’échecs matinale.
Interdit de marcher sur les pelouses, spécifie
l’écriteau.
Raison de plus pour le faire !
Ces mots suffisent à définir la devise des deux
lascars.
Soudain, entre les tulipes rouges aux antennes
superbes vernissées de pollen, les jambes de Pascal
tremblent… surtout la gauche… celle où se cache son
portable : mince, c’est Laura !
L’oreille du papa est attentive, celle de Bruno
inquisitrice. Le premier raccroche. Il est en proie à
une certaine panique.
– Elle est en route pour l’hôpital, elle a pris un
taxi… je le savais.
Qu’il est bon de pouvoir compter sur un ami ! Un
vrai. Celui à qui l’on confierait sa vie sans crainte, car
il nous mènerait assurément sur la bonne route, à bon
port, même dans la plus noire des tempêtes.
Tant mieux pour Pascal parce que là, tout de suite,
il ne sait plus que faire, ni où se rendre.
– Par ici Monsieur, vite, il était temps que vous
arriviez, elle est en salle de travail.
« Quel travail ? se dit Pascal perturbé. On est
samedi… »
Mais docile, il suit les consignes.
Le couloir mène à une pièce carrelée sur tous les
murs. Au centre, une grande table surmontée d’un
lustre aveuglant. Pascal n’est pas rassuré. Ni pour lui,
ni pour le bébé et surtout pas pour Laura.
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Pour cette femme qui l’attend en soufflant fort,
cette femme qui souffre pour deux, pour lui, pour que
perdure l’humanité.
Une gentille infirmière lui conseille de s’asseoir
sur un tabouret. Il refuse, veut être au plus près du
combat. D’ailleurs, il ne compte pas tomber dans les
pommes, pas encore…
Lorsqu’il croise le regard de Laura, bien au-delà de
la montagne nue de ses cuisses et de son ventre
gigantesque, il la sent soulagée… mais curieusement,
furieuse la seconde suivante. Pourtant il n’a rien fait
de mal. À part d’être légèrement en retard…
Soit, il est là, il l’avait promis !
Il prend sa main, il serre ses doigts, caresse son
front moite. Il la trouve belle, il est si fier.
Encore une contraction.
Pascal encourage ce petit bout de femme qui
bascule dans un monde qu’il ne peut mesurer mais
d’où, il le sait, l’on ne revient pas indemne. Cet
endroit inexplicable entre mort et vie, où lui en tant
qu’homme ne pourra jamais se rendre. Cette
antichambre de l’existant qui peut basculer à tout
moment dans des abysses inattendus.
Il sent les ongles de Laura se cramponner sur son
poignet jusqu’à l’extrême. Il lui semble que dans cette
défigure humaine, elle pourrait à jamais perdre la
raison.
Mais l’océan de douleur s’apaise, la vague passe.
La contraction fait place à la détente et dans le regard
de sa femme, Pascal retrouve celle qu’il aime. Il
veille auprès d’elle.
Combien de minutes habillent cette longue lutte ?
Plus personne dans la salle à présent ne le sait, à part
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la trotteuse qui impose son tic-tac par-dessus le
vacarme de la vie.
Puis vient l’instant ultime, le saut au pied du mur,
l’arrivée magique d’un être et l’adieu à l’enfance pour
ses parents. Sur le trottoir de l’hôpital Pascal est
maintenant seul. Bruno n’est pas resté : à chacun ses
accouchements… la maman se repose, avec dans les
bras et sur son sein clair, la tête gourmande d’un
affamé de naissance. Il paraît que c’est normal, que
c’est l’instinct qui prime avant le sourire…
Pascal est content, n’empêche qu’il se sent vide. Il
voudrait crier à la terre entière qu’il a le plus beau
bébé du monde. Le plus chevelu en tout cas… il doit
rire et pleurer à la fois. Tout s’entremêle, il ne voit
plus clair, il s’assied sur un muret et respire.
Les ombres ont tourné sur les trottoirs. Un enfant
joue à la balle dans le square d’en face, puis passe
devant lui pour récupérer son bien qui a roulé en
dehors de la pelouse…
Comme ça va mieux, Pascal se rend chez le
fleuriste le plus proche.
À la jeune dame en tablier vert, tout étonnée de
constater son exaltation, il indique :
– Je voudrais une salade, la plus belle que vous
ayez, la plus grosse. Vous comprenez… je suis papa !
– Mais bien sûr monsieur, répond gentiment la
fleuriste.
Quand on devient père, on perd un peu le nord.
Oh ! Juste un instant… le temps de grandir
prématurément.
17 h 30. Pascal a fait un somme.
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Dans les draps bleus de sa couette, des vagues de
coton emprisonnent son corps alangui. Il bouge un
orteil vers l’extérieur, puis ose l’ouverture d’une
paupière. La pièce est plongée dans la pénombre.
Il tend un bras. Du côté gauche, la couette est
froide. Laura n’est pas là… mais non, évidemment !
La maternité… le petit. Son cœur s’anime, il se sent
vivre : peut-être même plus qu’il y a vingt-quatre
heures.
« J’ai une putain d’envie de faire la fête ! » songe-
t-il, soudain éveillé.
Ses pieds s’enfoncent dans la moquette joufflue de
la chambre et il se lève. Il se dirige vers la salle de
bain pour se raser. De ses doigts engourdis il repère
sur l’étagère les ustensiles établis comme à la parade,
en ordre serré pour le défilé.
D’abord la mousse que l’on badigeonne à tâtons
comme se farde le clown avant le spectacle. Puis la
lame fine qu’il faut appliquer avec soin, parce qu’on
le veut bien, et enfin la claque piquante de l’after-
shave qui vous rappelle que vous êtes un homme et
que tout cela sera à refaire, dès le lendemain.
« Bon pour le service », se dit Pascal devant le
miroir.
Après un brossage en règle, il range sagement le
dentifrice dans son gobelet de verre et repose le tout
sur le meuble en bois brut.
C’est Laura qui a choisi le mobilier de la salle de
bain.
Pour sa part il aurait préféré plus sombre, plus
design, plus salon de coiffure, avec des lumières qui
font presque croire que vous pourriez changer de peau
tous les jours, rien qu’en vous mirant dans la glace.
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Ce genre d’endroit où la magie du spectacle corporel
peut avoir lieu en toute impunité. Un peu comme le
font les filles avec leur batterie de cosmétiques et
d’accessoires pour se rendre la vie belle…
Pascal inspecte son visage au millimètre.
« Allons, se gronde-t-il, redescends sur terre mon
vieux ! »
Vrai qu’il lui arrive de laisser filer ses pensées.
C’est son côté créatif, imaginaire, hérité de
l’enfance d’aussi loin qu’il s’en souvienne :
« Alors Pascal, tu rêves ? » lui disait l’institutrice.
Le petit de l’école maternelle vivait le plus souvent
le nez en l’air avec les oiseaux, dans le grand azur…
loin, très loin des soucis des hommes.
Pour habiller ce corps de vingt-cinq ans, il prend
une chemise dans l’armoire murale coulissante. Pas
de cravate, c’est trop sérieux. Il enfile un pantalon
beige et dévale quatre à quatre l’escalier de
l’immeuble. Puis il enclenche le verrou de la porte
d’entrée qui cliquette à n’en plus finir. Dans nos
prisons modernes, on se verrouille volontiers soi-
même, pour s’isoler des fous du dehors ou pour les
empêcher d’entrer… détenu ou geôlier, on passe de
l’un à l’autre sans sourciller.
Bruno sera au café de Marcel où il a convié tous
leurs amis.
Dès que Pascal pose un pied dans la cohue
enfumée du bar, s’abat sur lui un déluge de
félicitations et de tapes dans le dos.
– Un garçon en plus ! dit l’un. Sacré gaillard ! Tu
en as, de la veine.