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Le genre humain Seuil 54 ALAIN FLEISCHER éCRIVAIN Le genre humain Seuil www.seuil.com Couverture : © Alain Fleischer ISBN : 978-2-02-112067-7/Imprimé en France 08.13 15,20 e Revue semestrielle publiée avec le concours de l’école des hautes études en sciences sociales, de la Maison des sciences de l’homme et du Centre national du livre. ALAIN FLEISCHER éCRIVAIN Depuis sa création, la revue Le Genre humain a publié plus d’une quarantaine de numéros thématiques. Peu de volumes ont été consacrés à l’œuvre d’un auteur : Charles Malamoud, Jacques Le Brun et récemment Jean-Pierre Vernant. À ces trois savants succède aujourd’hui un artiste dont l’œuvre a pu surprendre la critique par son ampleur, par sa dynamique plurielle. Cinéaste, plasticien, photographe, écrivain, auteur de romans et d’essais, Alain Fleischer collabore aussi régulièrement à des projets de l’architecte Jean Nouvel. Qu’il soit fondateur et directeur, depuis sa création en 1997, du Fresnoy-Studio national des arts contemporains, une institution dédiée à la création artistique audiovisuelle, permet de saisir autrement encore la cohérence structurelle d’une démarche en effet plurielle : institutionnelle et esthétique, politique et poétique. Ce volume s’efforce de déceler le fil rouge qui parcourt la cinquantaine de livres d’Alain Fleischer. On y retrouve les thèmes majeurs de son œuvre, avec ses « angles morts », le silence de l’écriture et l’impossible « saisie » d’un génocide : trou de mémoire, chargé d’un poids qui n’est pas soluble dans l’oubli, d’où résultera ce que l’histoire du genre humain pourra élaborer pour les générations à venir. Le lecteur est invité à découvrir des approches, à la fois littéraires et esthétiques, de l’œuvre d’Alain Fleischer, qui apportent des éléments de réflexion à ceux qui participent aujourd’hui au renouvellement de l’écriture des sciences sociales. Maurice Olender SOUS LA DIRECTION DE JUTTA FORTIN ET JEAN-BERNARD VRAY ELISA BRICCO STÉPHANE CHAUDIER HUBERT DAMISCH ISABELLE DANGY MAXIME DECOUT DANIEL DOBBELS ALAIN FLEISCHER LYDIA FLEM JUTTA FORTIN FABIEN GRIS JEAN-PIERRE MOUREY MAURICE OLENDER PIERRE OUELLET CATHERINE PERRET BRUNO RACINE ANNE ROCHE THIERRY SAINT-ARNOULT MARINELLA TERMITE JEAN-BERNARD VRAY PIERRE YANA Le genre humain Seuil sous la direction de Jutta Fortin et Jean-Bernard Vray ALAIN FLEISCHER éCRIVAIN
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Remémoration et ressassement (sur "Les Angles morts" d'Alain Fleischer)

Apr 20, 2023

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Elisa Tonani
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Le genre humainSeuil

www.seuil.com

couverture : © alain fleischer

iSBn : 978-2-02-112067-7/imprimé en france 08.13 15,20 e

revue semestrielle publiée avec le concoursde l’école des hautes études en sciences sociales,de la Maison des sciences de l’hommeet du centre national du livre.

aLain fLeiScher écrivain

Depuis sa création, la revue Le Genre humain a publié plus d’une quarantaine de numéros thématiques. Peu de volumes ont été consacrés à l’œuvre d’un auteur : charles Malamoud, Jacques Le Brun et récemment Jean-Pierre vernant. À ces trois savants succède aujourd’hui un artiste dont l’œuvre a pu surprendre la critique par son ampleur, par sa dynamique plurielle. cinéaste, plasticien, photographe, écrivain, auteur de romans et d’essais, alain fleischer collabore aussi régulièrement à des projets de l’architecte Jean nouvel. Qu’il soit fondateur et directeur, depuis sa création en 1997, du fresnoy-Studio national des arts contemporains, une institution dédiée à la création artistique audiovisuelle, permet de saisir autrement encore la cohérence structurelle d’une démarche en effet plurielle : institutionnelle et esthétique, politique et poétique.

ce volume s’efforce de déceler le fil rouge qui parcourt la cinquantaine de livres d’alain fleischer. On y retrouve les thèmes majeurs de son œuvre, avec ses « angles morts », le silence de l’écriture et l’impossible « saisie » d’un génocide : trou de mémoire, chargé d’un poids qui n’est pas soluble dans l’oubli, d’où résultera ce que l’histoire du genre humain pourra élaborer pour les générations à venir.

Le lecteur est invité à découvrir des approches, à la fois littéraires et esthétiques, de l’œuvre d’alain fleischer, qui apportent des éléments de réflexion à ceux qui participent aujourd’hui au renouvellement de l’écriture des sciences sociales.

Maurice Olender

sous la direction de jutta fortin et jean-bernard vray

elisa bricco

stéphane chaudier

hubert damisch

isabelle dangy

maxime decout

daniel dobbels

alain fleischer

lydia flem

jutta fortin

fabien gris

jean-pierre mourey

maurice olender

pierre ouellet catherine perret

bruno racine

anne roche

thierry saint-arnoult

marinella termite jean-bernard vray

pierre yana

Le genre humain Seuil

sous la direction de Jutta fortin et Jean-Bernard vray

aLain fLeiScherécrivain

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Sommaire

Jean-Bernard VRAY «L’identité, quelle prison!» 17

Alain FLEISCHER Quand l’auteur que je suis est un autre 21

Maxime DECOUT Des angles morts dans la mémoire 29

Pierre OUELLET Temps-témoin 45

Jean-Pierre MOUREY Jouet, collection, jouissance 69

Lydia FLEM Offrande photographique (hors-texte)

Jutta FORTIN La mère disparue: «Comment le monde peut-il continuer?» 81

Fabien GRIS «Les images me regardent, je suis pris dans leur filet»: Alain Fleischer et le paradigme cinématographique 95

Maurice OLENDER Apprendre à lire et à écrire: l’invention d’un lieu 109

Bruno RACINE une étrange absence 125

Catherine PERRET Le cauchemar de Narcisse 131

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Thierry SAINT-ARNOULT Jouer les prolongations ou la tristesse européenne 135

Daniel DOBBELS L’aube de la Bibliothèque 149

Anne ROCHE «Les erreurs du copiste» 153

Stéphane CHAUDIER Imitation: la mimésis ré-enchantée 165

Elisa BRICCO Remémoration et ressassement 185

Isabelle DANGY Le mécanique et le vivant 201

Marinella TERMITE Empreintes et courts-circuits: la «langue fantôme» 217

Jean-Bernard VRAY Puissances de l’interface 229

Pierre YANA Sàndor et son double. Nommer la Shoah 255

Hubert DAMISCH et Alain FLEISCHER Circuits 263

*

Table des abréviations utilisées pour les livres d’Alain Fleischer 283

Bibliographie et filmographie d’Alain Fleischer 285

Études consacrées à Alain Fleischer 291

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Elisa Bricco

Remémoration et ressassement

Les Angles morts est un roman foisonnant dont la lecture fascine par la variété des thématiques et la complexité des dispositifs nar-ratifs utilisés.

Publié en 2003, le roman raconte le retour du narrateur dans les lieux de son enfance et de sa jeunesse, la Hongrie, Budapest et en général le Alte Heim, qu’il a quittés peu avant l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale et le commencement de la persécution des Juifs. La narration commence avec le récit du voyage en voi-ture que le héros entreprend au travers des territoires d’Europe de l’Est pour rejoindre la capitale hongroise où ses anciens camarades de classe l’attendent pour fêter un bien étrange anniversaire. Les festivités pour le trentième anniversaire de leur classe de terminale vont donc rassembler encore une fois ceux qui ont survécu aux persécutions, au temps et aux difficultés de la vie, et constituent le point de départ pour une aventure extraordinaire au cœur du territoire hungaro-polonais-biélorusse, à la recherche de l’essence de l’histoire et aussi d’une tentative d’explication de l’incompré-hensible de la Shoah.

Comme l’explication de l’inexplicable frôle l’impossible, l’écri-vain exploite plusieurs stratégies d’écriture et multiplie les pistes qui lui permettent de mettre en scène sa quête de la vérité. Si l’on voulait définir d’un point de vue stylistique la technique scriptu-rale que Fleischer utilise dans Les Angles morts, on n’aurait pas de doute à en indiquer le trait dominant dans l’amplification. Parmi toutes les figures de l’amplification, c’est la répétition qui domine dans le texte. Ce dispositif se transforme dans le livre en ressasse-ment quasi obsessionnel de quelques locutions particulières, qui ponctuent le récit et le transforment en une musique rythmée, une litanie, une lamentation. Compte tenu de sa fréquence et de son

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incidence sur la narration, l’étude de ce dispositif constituera mon angle d’approche pour une lecture en profondeur, à la recherche de la véritable signification du livre. Cette lecture va procéder d’une approche systématique centripète: de l’extérieur, en analy-sant le péritexte et la structure du texte, vers l’intérieur, en étu-diant quelques structures scripturales permettant de creuser dans une matière hétéroclite et en analysant le réseau thématique et ses développements.

La structure comme indice

De l’analyse des paratextes on peut tirer des informations per-tinentes sur le roman, sur son développement et sur les enjeux de l’histoire racontée. Le titre évoque en effet le problème de vision d’un conducteur de voiture et subsume la thématique princi-pale du roman: la réflexion sur la disparition des Juifs pendant la Shoah, qui pourrait presque être envisagée comme un simple problème de vision, de perception de la part des survivants. Nous reviendrons à la fin de notre analyse sur cette thèse exposée par le sage Jakub. Le titre du livre thématise donc le contenu, mais évoque aussi une circonstance particulière, celle de la conduite d’une voiture qui sera aussi l’un des axes thématiques porteurs du roman. On voit déjà que les éléments les plus simples, un titre formé de deux mots plus un article défini, convoquent plu-sieurs possibilités d’interprétation. En poursuivant l’examen du péritexte, la table de fin de volume donne la structure du roman: elle est divisée en quatre parties de longueur différente, cha-cune introduite par un titre. Cette division contribue à scander la narration tout en introduisant un questionnement sur la tem-poralité: «Passé sans avenir», «Présent indéfini», «Avenir sans passé» et «Page arrachée, feuille volante». il est clair que, plutôt que de donner des informations au lecteur, ces titres lui inspirent un sentiment de doute, d’indécision, d’indétermination qui l’accompagnera tout le long de la lecture. En plus, chaque chapitre est dominé par la forme verbale indiquée par le titre: au début on trouve donc la narration au passé, ensuite le présent entre en scène et enfin le futur, pour revenir à la toute fin à un présent intemporel où l’on évoque un épisode fondateur de la vie du narrateur en revenant à l’aube de son histoire. Ensuite, cha-cune des quatre parties est ultérieurement divisée en sous-parties dont les titres sont étroitement liés au contenu: ils en illustrent

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les mouvements et les éléments essentiels. On ne peut s’empê-cher de remarquer que ces sous-titres évoquent des réalités diffé-rentes: ceux de la première partie sont plus abstraits parce qu’ils sont liés à la présentation du «Passé sans avenir», c’est-à-dire: «Retour sans marche arrière», «Les catégories de la destruc-tion», «Annonciation», «Revenants»; tandis que les sous-titres de la deuxième partie, «Présent indéfini», ciblent l’attention sur un territoire, sur un parcours dans ce territoire et sur le temps de ce voyage: «En route vers la grande plaine hongroise», «Cinq jours et cinq nuits dans la puszta», «Suite et fin d’une collec-tion», «La septième nuit», «Séparation, retour». En les parcou-rant, on repère aisément les grandes lignes du développement thématique du roman, notamment celle de la collection et de ses multiples significations, ainsi que celle de la séparation et du retour aux lieux quittés auparavant. La troisième partie, «Avenir sans passé», représente par les sous-titres aussi cette rupture où l’avenir n’est plus lié au passé, ne s’y nourrit plus, n’en est plus une conséquence: «La huitième nuit», «La huitième image», «une lettre d’uncle Dad», «Promenade des Anglais», «Judit», «Soixantième anniversaire» et «Marche arrière retrouvée». Enfin la boucle est bouclée puisque le dernier sous-titre répond au premier: de la négation on passe à l’affirmation, de l’absence à la présence, ou mieux, aux retrouvailles. Si l’on place cette évolu-tion dans la perspective ouverte par le titre, on peut imaginer qu’il s’est produit un dépassement de l’impasse constituée par l’angle mort du titre, par le recouvrement de la vue, ou bien par l’apaise-ment du chercheur.

Cet examen permet de révéler comment la charpente du roman se met au service de la narration en l’ordonnant (apparemment) et en révélant ses enjeux principaux. Cela représente, peut-être, le côté barthésien, qu’Alain Fleischer évoque souvent dans les entre-tiens: «il y a probablement en moi une structure mentale récur-rente qui fait que même si je ne l’ai pas prévu, c’est comme ça que ça se structure. Je suis sans doute obsédé par certains aspects for-mels. J’ai été l’élève de Barthes, de Greimas et de Lévi-Strauss1.» il faut replacer cette citation dans son contexte: les profanes que nous sommes pourraient imaginer qu’écrire en dictant2 rende dif-

1. Jérôme Goude, «La singerie collective», Le Matricule des anges, no 116, septembre 2010, p. 35.

2. Depuis 1995 (écriture de La Nuit sans Stella), Fleischer recourt à la dictée pour composer ses livres.

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ficile de suivre un fil conducteur, d’organiser les fils de l’intrigue et de ne pas divaguer ou de perdre le sens du discours. Pourtant Alain Fleischer explique que ce n’est pas le cas:

Dans le processus de la dictée, l’écriture est entièrement émancipée non seulement de la graphie et du dessin, mais de la main elle-même et de toute la matérialité physique et mécanique de l’inscription. Le texte dit, prononcé à haute voix, est en même temps moulé et pro-jeté dans un espace virtuel sans résistance, sans pesanteur. Les mots, les formes langagières de la pensée, se déplacent directement depuis le cerveau où ils sont stockés en empilements paradigmatiques, et depuis la bouche qui les moule sous une forme sonore, jusqu’au lieu où ils se déposent, et cette projection du texte s’opère sans frottement, sans usure, sans accident, sans compromission par l’image3.

Au-delà de la structure explicite, un troisième élément participe à la construction du roman: c’est le début, l’incipit, qui ne cor-respond pas aux premières lignes, mais à la première portion du texte où un véritable contrat de lecture se met en place. Comme l’a expliqué Andrea Del Lungo4, l’incipit est un «lieu stratégique du texte», et dans Les Angles morts ce lieu commence avec une phrase lapidaire, très évocatrice: «Comment le monde peut-il continuer?» (AM 11). Cette interrogation – qui semble faire écho au questionne-ment d’Adorno sur la poésie après Auschwitz – rythme la réflexion de Mór, le narrateur homodiégétique, puisqu’au début elle revient quatre fois en neuf pages, jusqu’au moment où il tranche en disant: «Je restais sans réponse, mais avec la satisfaction ambiguë d’avoir posé la question» (AM 19). Or, c’est justement le fait de poser la question, d’assumer qu’elle ne soit pas résoluble mais qu’elle nous accompagnera pourtant tout le long du récit, qui scelle définiti-vement le début de la narration; elle nous situe, en tant que lec-teurs, dans l’attente de découvrir quelles seront les tentatives pour aller de l’avant, au-delà de l’impasse constitutive de la démarche du narrateur. Cette même démarche s’achève dans la dernière page du roman où, significativement, la question revient une dernière fois, un peu changée, quand le narrateur évoque la scène de son départ définitif de Hongrie sous la menace nazie, en 1943, et revoit sa sœur au moment des dernières salutations. Dans ce contexte, il reprend la question: «Je me demande: “Sans elle, comment le

3. Alain Fleischer, «Écrire: la main et la voix», in Matteo Majorano (sous la dir.), Le Jeu des arts, Bari, B. A. Graphis, coll. «Marges critiques/Margini critici», 2005, p. 35-36.

4. Andrea Del Lungo, L’Incipit romanesque, Paris, Seuil, coll. «Poétique», 2003.

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monde peut-il continuer?” Mais je passe le coin de la rue et, lorsque je me retourne encore, déjà ce monde dont je m’éloigne pour tou-jours est passé dans un angle mort» (AM 409). L’étroite correspon-dance de l’incipit avec l’explicit illustre «un souci de former un tout unique, un encadrement parfait, un désir de fermer le récit par la reprise des informations concernant la diégèse et la fiction pré-sentes dans l’incipit5». Cela renforce l’impression de grande cohé-sion du roman, en révèle les profondes correspondances insérées dans sa structure et met aussi en relief sa particularité intrinsèque, c’est-à-dire la présence de plusieurs fils conducteurs qui ne sont jamais délaissés par l’auteur, qui reviennent sans cesse et contri-buent à relancer indéfiniment ses questionnements et à tisser un texte aussi composite que fascinant.

Ressassement et mémoire: un style talmudique?

Dans le titre de ma communication j’ai mis l’accent sur le res-sassement, parce que c’est un des effets de style majeurs du roman. Par ressassement, j’entends le fait de répéter plusieurs fois quelques éléments particuliers, de faire revenir, de manière obses-sionnelle, les mêmes phrases comme si la narration voulait mimer une litanie. il y a probablement un rapport étroit entre la répéti-tion, l’effet musical qu’elle engendre et la dictée génératrice du texte; pourtant, j’estime que la répétition dans Les Angles morts est redevable d’une autre règle (du latin regula), qu’elle est le symp-tôme d’une pulsion frustrée, c’est-à-dire de la recherche d’une ou de plusieurs réponses au questionnement initial. Tout le long du texte trois phrases reviennent constamment, comme un refrain, au point qu’on ne peut s’empêcher de penser qu’elles relèvent de nœuds thématiques irrésolus. La première phrase se réfère à un indice topographique: «la ville de Tabor, en Bohême», où le prota-goniste achète la voiture Daimler Light Straight 8 qui le conduira dans son périple au milieu du Alte Heim juif, ce Yiddishland qu’évoquera son ami Jakub. La deuxième désigne le personnage le

5. C’est une tendance que j’avais évoquée, il y a quelques années, dans un article sur le rapport entre le début et la fin dans le roman français contemporain, en motivant cette pratique par le goût du retour au récit après l’époque textualiste, in Elisa Bricco, «Le début et la fin: évolution d’une relation textuelle dans le roman contemporain?», in Andrea Del Lungo (sous la dir.), Le Début et la Fin: une relation critique, mis en ligne le 30 octobre 2007, http://www.fabula.org/colloques/document727.php.

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plus sibyllin du roman: «Gabriela, l’ange Gabriel, comme l’appe-lait son oncle Tibor»; et la troisième concerne cet autre person-nage, assez obscur, l’oncle Tibor, jumeau identique de Gabor père de Gabriela, frère aimé avec qui il a toujours tout partagé, absent à l’ouverture du roman lors de la rencontre des anciens camarades de lycée, à cause d’un problème de santé. L’indécision sur l’iden-tité de Tibor/Gabor est l’un des leitmotive du roman et concourt à affirmer l’absolue instabilité du narrateur-protagoniste.

En analysant de près ces locutions récurrentes, il est possible d’en dégager une signification profonde. Le nom de la ville de Tabor en Bohême a deux significations: la première dérive du fait que Jurdain est le nom de la retenue d’eau qui bordait anciennement le château fort sur l’emplacement duquel la ville avait été fondée, et, par analogie, les habitants avaient également choisi un nom biblique pour la ville; l’autre, beaucoup plus révélatrice, à mon avis, est la signification tchèque de tabor, c’est-à-dire «camp». J’ai évoqué plus haut la Shoah comme étant le «problème» en creux de tout le roman; le mot Tabor, répété au moins une centaine de fois dans le livre, renvoie forcément à cela, à quelque chose que l’on ne peut pas exprimer mais qui est toujours présent.

La deuxième répétition, ou bien le ressassement d’une phrase concernant la jeune Gabriela, personnage énigmatique et source d’inquiétude pour le héros, mais aussi instrument de sa quête personnelle, est de même très intéressante. Gabriela est pré-sentée d’abord comme la réincarnation de sa mère morte en couches, Judit, femme aimée sans succès par le protagoniste dans ses jeunes années. un voile de mystère entoure la jeune fille dès sa première apparition, puisqu’il la confond avec sa mère, et elle ne cherche en aucune manière à le détromper. Ensuite, jeune fille peu bavarde, elle réapparaît et son oncle Tibor Wildenstein la présente officiellement à ses amis. La description de cette scène apparaît révélatrice en raison des impressions différentes et contrastées qu’elle provoque chez le narrateur. D’abord, la jeune fille est ainsi aperçue et évoquée: «Mais un détail faisait obstacle à notre installation: dans la lueur d’une des chandelles, nous avions découvert une jeune fille assise là, qui nous regardait sans broncher, sans esquisser un mouvement» (AM 87). Ensuite, des détails inquiétants sont ajoutés: «Elle-même semblait un fantôme de jeune fille […] spectre fragile qui craint les lumières trop vives» (AM 87). La réaction des hommes est emblématique et anticipe sur la substance du rapport de Mór avec la jeune fille, que nous lirons ensuite: «Nous restions médusés, hésitants […]

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je ne parvins pas à détacher le regard pendant plus d’une ou deux secondes de ce visage si pâle, dont les yeux à leur tour finirent par me fixer» (AM 88). Remarquons au passage que l’homme est «médusé», d’autant plus que le regard de la jeune fille se fixe, se rive sur lui, ce qui renforce son image d’enchanteresse. À la fin de cette scène, l’oncle de Gabriela la présente à ses compagnons en prononçant la phrase fatidique: «Gabriela… […] Ma nièce, l’ange Gabriel…» (AM 88). À partir de ce moment-là, Gabriela devient un personnage fondamental du roman parce qu’elle joue le rôle du réactif et de l’adjuvant de la quête de Mór. Elle res-tera jusqu’à la fin indéfinissable, une personnalité indiscernable qu’il s’attachera à dévoiler et à plier à sa volonté. En effet, la jeune fille présente dès le début «une ambiguïté du sexe», elle a un côté androgyne qui lui «donn[e] l’allure d’un page efféminé, d’un damoiseau du Moyen Âge dans les contes de fées, d’un ange dans la peinture de la Renaissance italienne, et encore celle, gar-çonne, d’une femme-poupée synthétique de la bande dessinée» (AM 98). Elle est désignée aussi comme l’ange de l’Annonciation et, pendant tout le roman, elle est nommée «l’ange Gabriel», en même temps qu’elle garde une personnalité assez trouble et trou-blante, aux penchants et aux réactions difficiles à saisir: «À ce moment, je sens la présence de Gabriela se retirer d’un pas, alors qu’elle ne bouge pas, flottant plutôt en deçà d’elle-même. Je me tourne vers elle et, pendant une seconde ou deux, dans l’obscu-rité […] j’ai l’impression de voir une double image» (AM 129). Ces «illusions d’optique» sont très fréquentes chez le narrateur, surtout lorsqu’il se trouve en présence de la jeune fille, peut-être cela contribue-t-il à mettre en relief la profonde insécurité qu’il éprouve avec elle, personnage insaisissable qui se dissimule facilement. En effet, elle a l’habitude de disparaître, de passer les journées en solitaire dans la puszta hongroise: «[…] après le déjeuner, l’ange Gabriel disparaît tout à fait, ce qui, dans un tel lieu, constitue une vraie prouesse et en tout cas un mystère» (AM 163). Toute action menée par Gabriela est interprétée de manière presque obsédante par Mór qui est attiré et repoussé par elle qui semble jouer avec lui à un jeu qui la dépasse. Le jeu de la jeune fille, une sorte d’«allumeuse» malgré elle, finira par exciter l’homme mûr qu’est Mór au point qu’il décidera de jouer le jeu et de profiter de ses provocations, dans un tourbillon d’attraction fatale et de vengeance secrète.

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Tout en elle semble répondre à l’instinct, tout semble réflexe en réac-tion à une situation donnée mais, contradictoirement, tout peut aussi bien chez elle prendre l’apparence du calcul, de la préméditation, de la maîtrise absolue d’un jeu dont elle règle chaque partie pour le genre de victoire qu’elle escompte (AM 226).

Et la jeune fille, avec son comportement mystérieux et double, stimule aussi la réflexion de Mór qui voit en elle l’ange du destin, un être envoyé avec un dessein précis, se situant dans la continuité historique qui le hante: «[…] je ne peux pas […] déterminer si l’ange Gabriel est là pour réparer, soigner une ancienne douleur du monde, consoler un malheur lointain ou provoquer une nou-velle crise qui rappellerait une prédestination du monde au pire, et finalement à sa propre perte» (AM 227). Au fond, «Gabriela est double» (AM 253), et cette affirmation, répétée quatre fois sur la même page, explique son essence et la difficulté pour le narrateur de la saisir entièrement. Mais, justement, son rôle est celui de stimuler en lui des sentiments vitaux et de raviver sa recherche, puisqu’il est certain que quelqu’un a poussé la jeune fille dans ses bras: «Quel projet a-t-il en tête pour nous, ou quel dessein souhaite-t-il voir réussir, dont la mission lui aurait été confiée?» (AM 160).

La troisième phrase, ou bien le troisième élément ressassé qui a une place importante dans le parcours du protagoniste, est celle qui concerne l’identité de son camarade Tibor. Celui-ci se pré-sente comme étant Tibor, mais rien n’atteste qu’il n’est pas son frère jumeau Gabor, et le doute plane tout le long du roman. Si au début Mór accepte de croire à l’identité de son ami, progressive-ment l’indécision s’empare de lui: il commence à se questionner parce que Tibor et Gabor ont été toujours interchangeables et en ont bien profité. La mention de Tibor est tour à tour suivie de deux explications ou précisions différentes; quand c’est Gabriela qui est impliquée dans le discours, il est «Tibor, uncle Dad, comme elle l’appelle»; quand le narrateur commence à douter sérieu-sement de son identité parce qu’il a l’impression de voir Gabor plutôt que Tibor, il devient «Tibor – mais peut-être est-ce Gabor?» (AM 246). L’incise placée à côté du nom varie dans la forme mais pas dans la substance, on peut trouver: «Tibor – à moins que ce ne soit pas Gabor?» (AM 254), et aussi, le plus souvent «Tibor (ou Gabor)». Cette formule est très présente dans la partie centrale du roman, jusqu’au moment où la tendance s’inverse. En effet, le narrateur commence à voir Gabor en Tibor: «Tibor se tient raide, le dos cambré dans une attitude qui me rappelle celle de Gabor»

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(AM 262); aussi, lorsque le groupe d’amis entreprend un ultérieur voyage en voiture «au cœur du Yiddishland», le renversement s’opère tout à fait, mais dans une scène imaginée plutôt que vécue:

Dans mon rêve, je retrouve mes compagnons qui sont à la fois eux-mêmes et leurs doubles. Nous sommes bien en voyage à quatre à travers l’Europe centrale, mais c’est celle des années trente […]. Tout doute levé, Tibor est bien Gabor, son frère jumeau […] d’autant que Gabriela est Judit, cette mère disparue dont elle est la réincarnation. Jakub est bien Jakub, mais notre position dans le temps inverse la tournure de ses pensées… (AM 303).

Le doute reste ainsi intact et le narrateur ne recevra jamais de réponse. Voici donc que le ressassement est véritablement au service du discours et de la narration, qu’il a la fonction de poser de nouveau les grandes questions que le narrateur ne doit pas ou ne peut pas oublier, et qu’il n’arrive pas à résoudre. En outre, le discours ressassant est très proche du style des lamentations, des litanies religieuses et des discours et allocutions que Jakub Lebenstein prononce dans le roman. il est évident que le ressassement est présent dans le livre à deux niveaux: celui de la macrostructure illustré ci-dessus, et celui du discours ponctuel de Jakub qui pose les problèmes de manière incisive et sans appel pour parvenir à ébranler les consciences de ses auditeurs. Jakub, le camarade resté en Hongrie, celui qui a non seulement survécu à la tragédie de la Shoah mais qui en a aussi été le témoin, joue le rôle de gardien du souvenir et, lui aussi, est un réactif par rapport à la quête de Mór. Dans le roman, comme dans les discours, chaque personnage joue un rôle, le même qu’il s’était forgé pendant la jeunesse:

Dans le club des Stein, Jakub a toujours été notre leader intellectuel, le libre penseur, le freye denker, comme on disait en yiddish, Gabor et Tibor, les artistes de la bande mais aussi les apprentis talmudistes, tou-jours prêts à relancer une discussion quand ils ne s’entraînaient pas entre eux à la palabre, et l’un finissant toujours le propos commencé par l’autre, et moi le capitaine de commando, prêt à entraîner les autres à l’assaut des citadelles concrètes de l’existence (AM 296-297).

Tous ses discours ne sont que le ressassement du premier au début du roman, dont le titre «Les catégories de la destruction» a posé de manière indéfectible le sujet principal de ce qui le hante. La thématique du roman est ainsi reprise et développée par l’intel-lectuel qui veut d’une certaine manière instruire ses compagnons, les rendre conscients des effets de la destruction par excellence. Les

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quatre discours plus un – la traduction du Driver’s guide trouvée à l’intérieur de la Daimler – que Jakub prononce à ses camarades se situent dans la deuxième partie du roman, pendant les cinq jours qu’ils passent dans sa tanya dans la puszta hongroise. Le retour aux origines et les diverses et étranges expériences qu’ils vivent donnent à ce séjour les caractéristiques d’un voyage initiatique: une plongée dans le passé qui permettrait de découvrir sa véritable signification; et Jakub est le facilitateur de cette prise de conscience. La reprise des thématiques de son premier discours et les réflexions sur le rapport de l’homme à l’Histoire, au temps et à la notion de destruc-tion, suscitent des mouvements de pensée divers chez Mór. De plus, une véritable dialectique s’établit entre Jakub et Tibor qui propose un contre-chant à ses paroles: «Comme à son habitude, Tibor tient prêts des arguments contraires […]» (AM 177). Cependant, cette pratique, qui rappelle les bonnes règles de l’argumentation et de la discussion intellectuelle, est assez habituelle à l’intérieur du groupe d’amis: «Et comme d’habitude au Club des Stein, aux théories optimistes de Jakub répondent les constats pessimistes de Tibor, et aux doutes pessimistes de Jakub réplique l’optimisme raisonnable de Gabor: car, d’une façon ou d’une autre, Gabor est parmi nous» (AM 315).

Pour en revenir aux thématiques des discours de Jakub et à ses effets sur Mór, il faut mettre l’accent sur le fait que le vieil intellectuel, habitué à vivre seul, n’est pas toujours très clair dans ses allocutions:

La pensée de Jakub a depuis toujours sur moi un effet troublant, perturbant, plus encore et mieux encore que convaincant. […] Ses raisonnements produisent sur moi non pas l’effet d’une révélation et d’une certitude nouvelles, mais une sorte d’enchantement qui impose, juste à côté du monde réel, ou par-dessus lui, un monde magique (AM 176-177).

Cette notation, dont la cause est attribuée à la teneur des dis-cours de son ami, révèle aussi une caractéristique de l’état d’esprit de Mór pendant son séjour hongrois et de son appréhension de la réalité où dominent l’indétermination et l’indécision – que l’on a vues accolées au sexe incertain de Gabriela, mais aussi à l’iden-tité de Tibor/Gabor. La fin du roman, le dénouement de l’intrigue et la dissolution de la bande n’apporteront aucune réponse aux énigmes. Mór, le personnage dont le nom évoque très facilement la Mort, les gardera en lui comme les morts qu’il cherchait dans

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son voyage. Les angles morts perturbant sa vision pourraient ainsi être considérés comme des angles de Mór, liés à sa vue intime, à sa manière de voir la réalité toute personnelle et fantasque.

Hypothèse: structure en rhizome?

Ce roman est très composite et il est possible d’y appliquer plu-sieurs grilles d’analyse, grâce à la richesse des contenus et à la pro-fondeur de la réflexion sur l’Histoire et sur son recouvrement de la part des «survivants». Pourtant, il est difficile de cerner ce texte dans son ensemble. Même s’il s’agit du voyage-retour du narrateur sur les lieux de son origine et qu’il cherche une réponse à la tra-gédie de la disparition des Juifs, l’art de l’auteur réside néanmoins dans la création d’un texte complexe où plusieurs fils de nature différente concourent au tissage de l’ouvrage, mais ces fils, comme la trame et la chaîne, s’entrecroisent et ne se conjuguent jamais. C’est à partir de ce constat, l’impossibilité à cerner le texte dans son ensemble, que j’ai tenté de trouver un modèle pour le recomposer. J’ai d’abord pensé au puzzle, mais ce roman ne recèle pas des mor-ceaux épars et désordonnés qu’il serait possible de replacer afin d’obtenir un tout ordonné, il s’agit plutôt de fils indépendants, de lignes de fuite renouvelées et reprises par l’éternel ressassement de la narration. Voilà pourquoi j’en suis arrivée à l’image du rhizome, un modèle épistémologique dont les caractéristiques intrinsèques s’adaptent parfaitement aux Angles morts.

Dans l’introduction à Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, on trouve une définition du rhizome qui s’adapte à la matière roma-nesque que nous étudions: «[…] le rhizome connecte un point quelconque avec un autre point quelconque, et chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature, il met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non-signes6.»

Envisager le roman sous cet angle, totalement acentré, mort, permet de trouver une nouvelle optique pour envisager le texte dans son ensemble, justifiant le fait que les innombrables pistes de lecture résistent à être rassemblées autour d’une idée centrale. Pris en compte la question initiale, «Comment le monde peut-il continuer?», et assumé le fait qu’on a progressé et qu’on l’a bien ou

6. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et Schizophrénie, t. ii: Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 33.

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mal dépassée, les différents plans thématiques, les lignes porteuses de la narration, peuvent être envisagés dans leur hétérogénéité fondatrice et aussi dans l’amalgame ponctuel et en même temps désordonné qui les distingue. La réponse au questionnement n’arrivera pas, mais, à sa place, on aura goûté au foisonnement de la vie et à sa complexité paradoxale.

Parmi toutes les lignes formant le rhizome qu’est Les Angles morts, j’en distingue cinq qui me semblent les plus révélatrices du parcours du protagoniste: le voyage et le rapport à la géographie des territoires parcourus, la réflexion sur le temps, le rôle du sou-venir et de la mémoire, l’appréhension de la réalité, la Shoah. La liste de ces plans thématiques ne suit aucun ordre, car, en voulant établir une hiérarchie, on n’arriverait pas à trancher sur la place de l’un ou de l’autre car, dans la structure rhizomique de la narration, ils sont tout aussi présents et importants. Toutefois, il est possible de montrer comment s’établissent quelques entrecroisements et comment ils contribuent à former la texture du roman.

La notion d’angle mort, par exemple, est très significative parce qu’elle provoque divers changements de perspective selon les dif-férentes situations où elle apparaît. En effet, depuis la première fois que le héros a entendu les deux mots prononcés par celle qu’il pense être Judit, mais qui n’est que Gabriela ou peut-être le même Jakub qu’il est en train d’écouter en sommeillant, ceux-ci rentrent dans sa conscience de manière déterminante et persistante. La deuxième occurrence de la locution advient dans la traduction du yiddish du Driver’s guide que Jakub énonce le premier soir dans la puszta. ici, le problème des angles morts rentre dans le contexte technique de l’automobile: «La vision à l’intérieur de la voiture est peu propice aux manœuvres de recul: les angles morts sont si gênants qu’on pourrait, en marche arrière, faire plus de cadavres encore qu’en marche avant» (AM 144). Ce contexte d’utilisation de la notion d’angle mort est le plus fréquent dans le roman, cepen-dant, c’est dans un autre discours de Jakub que celle-ci acquiert une signification bien plus profonde autant qu’énigmatique: «Mon hypothèse est que ces abeilles, capables de franchir, en les igno-rant, nos frontières géographiques et politiques, explorent aussi ces pliures du temps qui, formant des angles morts, nous dérobent ce dont le temps a permis l’apparente destruction, la disparition dans l’espace visible» (AM 196).

Voici esquissé un autre croisement de lignes thématiques: un simple problème de vision pourrait être connecté à celui de l’oubli. Mais – à la manière de Jakub qui pose des affirmations et ne les

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développe jamais – cette hypothèse n’est pas reprise pour être cla-rifiée. Les angles morts reviennent donc plusieurs fois comme un leitmotiv désignant un problème de visibilité mais aussi le creux où s’enfuit parfois une conscience meurtrie: «Dans ses paroles silen-cieuses, que je déchiffre aux expressions de son visage, je vois d’un instant à l’autre, dans un accéléré, Gabriela revenir à elle, parce qu’elle revient à moi. Et ce récit silencieux de son retour du fond d’un angle mort […]» (AM 364).

un autre développement du rhizome concerne la réflexion sur la vue, qui est très sollicitée dans le roman. Évidemment, il est naturel qu’un artiste polymorphe comme Alain Fleischer, cinéaste, photographe, plasticien et écrivain, réfléchisse sur la vue et sur les problématiques liées à la vision, à la visibilité et donc à la perception du réel. On a vu plus haut comment l’angle mort peut engendrer des lectures différentes, se transformer en instance au fur et à mesure qu’il est repris. De plus, le changement de perspective peut englober n’importe quel autre élément de la réalité. une première réflexion sur la vue et la visibilité est formulée lorsque le narrateur visite l’ancien quartier de Budapest où il avait vécu avant son exil. L’émotion lui cause peut-être une perte d’assurance, trouble sa vision si bien qu’il lui semble que le passé et le présent coexistent. Voici comment il raconte la scène:

Mais, par le plus grand des mystères, les six personnages qui ren-traient chez eux […] passèrent devant nous, nous frôlant, non seule-ment sans nous prêter attention […] mais absolument sans nous voir, comme si nous avions été transparents, invisibles, réduits à l’état de fantômes par des fantômes, dans un renversement des rôles et du temps, dans une inversion de l’équilibre entre perception et mémoire, au cœur du moment vécu. Lorsque ainsi des êtres vivants se croisent en s’ignorant, sans se voir, chacun peut se demander s’il est vraiment visible et si, dans l’espace où il se voit lui-même et voit les autres il est réellement présent […] (AM 115).

Chez Fleischer, une donnée n’est jamais fixée et étanche, elle englobe en elle-même aussi son contraire, ainsi la vue est-elle donc une affaire de perception et ne concerne pas seulement la réalité tan-gible, mais aussi celle que nous avons vécue, autant que nous nous en souvenons et/ou que nous la fantasmons, ainsi que Jakub l’ex-plique à ses camarades: «Quand je dis la vue, cela ne concerne pas seulement l’espace visible […], je parle aussi de la vision des choses cachées, non plus dans l’espace mais dans le temps» (AM 195). Et les phénomènes naturels liés à la vision rentrent dans cette pers-pective où la vision accompagne l’expérience. Par exemple, lors de

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leurs pérégrinations dans la puszta, les personnages ont l’occasion de voir une fata morgana7. La description du phénomène est très belle, mais ce qui nous intéresse c’est la discussion sur ses caracté-ristiques où s’engagent deux personnages: Jakub affirme le carac-tère optique et physique de la vision, Tibor par contre démontre que «dès qu’il s’agit de la perception et d’événements ou d’objets inscrits dans le champ du visible, il n’y a aucune pertinence à dis-tinguer le naturel du surnaturel» (AM 200). À la fin, Jakub est convaincu par l’argumentaire de son ami et affirme qu’«il suffira que nous soyons tous les trois ensemble convaincus d’avoir vu la même chose au même moment, pour que cette chose ayant eu pour lieu la totalité des regards présents, et non plus un regard indivi-duel seul face à sa vision, elle soit réputée tout simplement avoir eu lieu» (AM 201). Les enjeux cachés dans cette affirmation sont très importants puisqu’ils mettent en cause la notion de vérité et de réalité. En approfondissant cette problématique, on peut suivre les trois hommes visiter un village fantôme, ou mieux, «un village abandonné depuis la guerre et la déportation de sa population, en majorité juive, mais où des Tziganes continuent à vivre» (AM 260). Comme dans un western, et la référence au cinéma est bien inscrite dans le texte, nous voyons les personnages avancer dans ce village. La description de leur progression est très visuelle: «Nous restons silencieux […] comme dans une scène de cinéma muet» (AM 262). À partir de cette affirmation, et parce que l’exacte perception de l’aventure est mise en doute – « j’ai la sensation que nous sommes tous les trois endormis, que nous sommes entrés dans un paysage de sommeil» –, on entre dans une sorte de mise en scène, dont le narrateur est bien conscient: «J’éprouve ce sentiment d’être pris dans les artifices de mise en scène et dans ces trucages optiques qu’on appelle transparences d’un tournage en studio» (AM 263). Après cette remarque, c’est toute la réalité qui est remise en ques-tion: «Elle est devenue aussi irréelle que si elle n’avait jamais existé, et les événements que je crois y avoir vécus, et dont je garde le souvenir, pourraient bien n’être que fantasmes et fictions, pro-jetés par mon imagination dans une mise en scène dont je suis à la fois le protagoniste, le scénariste et le réalisateur» (AM 263). La scène est racontée comme si c’était du cinéma: la lumière «tient de la projection de cinéma en plein air», et l’aventure se déroule

7. La fata morgana est un phénomène optique qui résulte d’une combinaison de mirages (perturbations des rayons lumineux à travers un gradient thermique dans l’atmosphère).

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dans une ambiance de rêve éveillé où le décor sent la ruine, la dis-parition et l’absence. La rencontre avec un cheval sans cavalier est des plus étonnantes et bouleversantes, et lorsque les deux visi-teurs interrogent leurs amis sur cet accident, la réponse est des plus énigmatiques: «il fait partie de ces animaux qui annoncent une faille dans notre perception du monde et conduisent notre regard, si nous savons les suivre, vers les accès fugaces à une autre vision…» (AM 273). Quelle est cette nouvelle vision qui se produit dans les failles de la perception? Pas de réponse dans le roman, mais seulement une piste esquissée, une ligne de fuite infinie pour un questionnement toujours ressassé.

Les failles de la perception et l’hésitation persistante éprouvée par le narrateur par rapport à sa propre vue et aux situations qu’il perçoit rentrent dans une autre catégorie de remarques dont le texte est parsemé. La référence au cinéma joue un rôle important dans la construction de cette réalité indécidable et parfois le narrateur y fait référence pour mettre en doute ce qu’il vient de raconter et qu’il a d’abord cru être vrai: «Peut-être sommes-nous dans un film que des spectateurs verront un jour» (AM 133). L’incertitude vis-à-vis de la réalité le pousse d’ailleurs au doute permanent, il lui arrive d’avoir l’impression d’être dans les mains d’un marionnettiste: «Silence d’un moment de suspens, d’un temps vierge, d’une page blanche, mais peut-être aussi – je le comprendrai bientôt – silence choisi d’une dramaturgie, conçue pour faire apparaître et mettre en scène un événement» (AM 149). il se méfie de sa mémoire: «Parfois, je me demanderai si ma mémoire ne me trahit pas, com-plice de mes fantasmes» (AM 372).

*Je voudrais terminer sur cette impression, sur cette remise en

doute de la vérité de la mémoire et de la réalité du souvenir. Le voyage à travers le temps et à travers la Hongrie a permis enfin au narrateur de recouvrer sa mémoire, de faire resurgir de l’angle mort de l’oubli sa famille disparue. Et la scène de l’éloignement définitif, sur laquelle se clôt le texte, remonte enfin à la surface de sa conscience. Pour opérer cette entreprise de remémoration, le narrateur a utilisé des stratégies d’écriture et d’élocution. J’ai évoqué précédemment le ressassement, mais le roman est parcouru d’autres dispositifs textuels déclencheurs: par exemple la description de sa passion pour les objets mécaniques désuets, dont il se plaît à remettre en marche les engrenages, qu’il fait revivre dans leur mouvement figé et toujours pareil. On peut encore mentionner un

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dispositif narratif très efficace: la chasse au trésor qu’il s’applique à renouveler chaque jour lorsqu’il démonte des parties de sa vieille voiture pour la réviser. Dans les cachettes les plus improbables, il trouve des objets mécaniques qui deviennent des instruments de remise en cause des problématiques et des thématiques du roman. Comme s’il y avait un dessein inscrit dans les épisodes survenus au narrateur, chaque jour un engin sort de la voiture et relance sa quête: au début c’est le guide pour l’automobile que j’ai évoqué; ensuite c’est un gramophone de voyage à manivelle avec quatre disques dont le dernier présente une face enregistrée mais sans son. La non-musique que dégage cette huitième face est des plus bouleversantes et pousse à imaginer mille circonstances possibles:

[…] c’est un silence que l’on entend: aucune voix, aucun instrument de musique […] seulement des bruits indistincts […] murmure d’un monde englouti qui se mêle aux bruits de la surface, celle du disque […]. Par moments, du silence criblé de brisures en poussière remonte un lointain fracas, détonation sourde, coup de tonnerre, martèlement de pas, grincements métalliques de lourdes machines […] (AM 245).

Comment ne pas imaginer le lieu et les circonstances où se sont produits ces non-bruits? Le narrateur n’est pas dupe, il sait que la voiture, avec ses trésors cachés, est un moyen pour réactiver quelque chose en lui: «Décidément, cette automobile d’avant-guerre est en mesure de nous transporter au-devant des événements les plus lointains» (AM 256). Enfin, le dernier objet troublant et significatif est un appareil photo qui contient une pellicule avec huit vues dont la dernière n’a pas été utilisée. Le découvreur aime avoir dans ses mains un appareil ayant appartenu à des inconnus, dont la pellicule est encore utilisable et en partie déjà impressionnée. C’est quelque chose d’extraordinaire pour quelqu’un qui aime le mystère et se plaît à révoquer le passé: «[…] l’émulsion sensible impressionnée peut garder pendant des années cette trace, cette empreinte, cette mémoire d’une image latente, virtuelle» (AM 257). C’est «le récit d’autres vies, dans un autre temps» qu’il apprécie et qu’il pourrait utiliser «dans chaque occasion où [son] destin personnel pour-rait apporter une réponse à une question plus générale, pourrait procurer une image singulière à une communauté des destins» (AM 385). La huitième image pourrait alors constituer le chaînon manquant à l’histoire qu’il est en train de chercher; et cela pourrait lui permettre d’aboutir à une réponse où il aurait une place: «la possibilité de laisser ma propre empreinte au bout d’une histoire qui aura ressemblé à la mienne» (AM 385).

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