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Revue du Nord 410 Histoire Nord de la France . Belgique . Pays-Bas Tome 97-Avril/Juin 2015 Février 2016 UNIVERSITÉ LILLE 3 SCIENCES HUMAINES, LETTRES, ARTS . VILLENEUVE-D'ASCQ Les représentations de l’autorité épiscopale au XI e siècle : Gérard de Cambrai et les Gesta episcoporum Cameracensium (Textes réunis par Charles Mériaux)
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Réformes monastiques et gestion épiscopale des communautés religieuses dans les Gesta Episcoporum Cameracensium

Mar 12, 2023

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Sophie Dufays
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Revuedu Nord 410

HistoireNord de la France . Belgique . Pays-Bas

Tome 97-Avril/Juin 2015Février 2016

UNIVERSITÉ LILLE 3SCIENCES HUMAINES, LETTRES, ARTS . VILLENEUVE-D'ASCQ

Les représentations de l’autorité épiscopale au XIe siècle :Gérard de Cambrai et les Gesta episcoporum Cameracensium

(Textes réunis par Charles Mériaux)

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Les efforts déployés par Gérard Ier de Cambrai-Arras (1012-1051) dans lescommunautés religieuses de son diocèse sont à première vue impression-nants1. Impliqué dans la réforme ou la fondation d’une quinzaine d’institu-tions au moins, son palmarès fait de l’ombre à tous les évêques qui se sontsuccédés à la tête de la province ecclésiastique de Reims aux xe et xIe siècles.Notre connaissance de ses actions repose principalement sur les Gesta epis-coporum Cameracensium, complétés par des sources hagiographiques etdiplomatiques. De ce fait, le chercheur est bien mieux renseigné sur la poli-tique de Gérard jusqu’en 1025 que sur la seconde moitié de son épiscopat.Mais notre dépendance vis-à-vis des Gesta pose un problème plus préoccu-pant. Ce document, en grande partie rédigé par Foulques, chapelain deGérard, avait pour but d’étayer son autorité épiscopale. L’auteur insiste doncparticulièrement sur l’importance de son patron dans les restaurations monas-tiques en cours2. Une réévaluation de ces réalisations et de leur impact à longterme s’impose. Cet article poursuit un quadruple objectif. Une première par-tie sera consacrée à l’identification des principales tendances de l’historiogra-phie dans le domaine. Ensuite, je ferai part de quelques considérations géné-rales sur la politique monastique de Gérard en tentant de trouver le lien entrel’obtention progressive des attributions comtales par les évêques de Cambraiet leur emprise sur les activités religieuses. Dans la partie qui suivra, je melivrerai à une comparaison régionale entre les réformes hennuyères et fla-

*. – Ortwin HUysMANs, doctorant, Katholieke Universiteit Leuven, [email protected]. – Cet article a été réalisé dans le cadre du projet OT Reform and the Bishop sous la direction duProf. Brigitte Meijns (Katholiek Universteit Leuven). Je remercie vivement Charles Mériaux,steven Vanderputten et Brigitte Meijns, organisateurs du colloque Mémoire et identité enLotharingie au début du XIe siècle, de m’avoir invité à prendre part à cette rencontre particulière-ment intéressante.2. – s. VANDERPUTTEN, Monastic reform as a process. Realities and representations in MedievalFlanders (900-1100), Ithaca, 2013, p. 100-104.

ORTWIN HUYSMANS*

Réformes monastiques et gestion épiscopaledes communautés religieuses

dans les Gesta episcoporum Cameracensium

REVUE DU NORD, TOME 97 - N° 410, AVRIL-JUIN 2015, P. 263-281

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mandes. Au fil de l’article, je proposerai aussi quelques pistes pour de futuresrecherches concernant la politique monastique de Gérard Ier.État de la question

Au début des années 1950, Milo Hendrik Koyen a dressé un portrait élo-gieux des évêques Erluin, Gérard et Lietbert comme précurseurs de laRéforme grégorienne du xIe siècle3. Tout comme Rudolf schieffer, il insistaittoutefois sur le conservatisme de l’idéologie religieuse de Gérard, qui nes’oppose à aucun moment à l’investiture impériale des abbés et à l’autoritéexercée par l’empereur sur les institutions religieuses4. Cette dichotomieentre d’une part, des prélats « démodés » qui supportent l’immixtion des laïcset de l’autre, des évêques « proto-grégoriens », novateurs, a notamment étécontestée par Theo Riches5. Heinrich sproemberg, Jean-Marie Duvosquel etErik Van Mingroot voient également dans la politique monastique interven-tionniste de Gérard l’exécution d’un mouvement réformateur à grandeéchelle qu’il ne faut néanmoins pas nécessairement considérer comme le pré-lude de la réforme de la fin du xIe siècle6. En tant que représentant royal de laReichskirche, Gérard aurait ainsi contribué à un projet élaboré à la cour del’empereur Henri II (1002-1024). Heinrich sproemberg relie en outrel’évêque Gérard à un mouvement régional d’opposition dirigé contre unordre de Cluny centralisateur et revendiquant l’exemption. Ce courant,auquel les abbayes regroupées autour de Gorze adhéraient aussi, prônait uneétroite collaboration entre autorités ecclésiastiques et séculières7. On trouvecette même hypothèse dans le travail de Rudolf schieffer et de Diane Reilly8.

Outre les Gesta, les Vies de saints rédigées à la demande de Gérard nouspermettent de mieux cerner sa pensée. Charles Mériaux a ainsi étudié dansdeux excellents articles les Vitae des évêques mérovingiens Géry et Aubert,récemment rééditées par steven Vanderputten et Diane Reilly9. selon lui, ces

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3. – M.-H. KOyEN, De prae-gregoriaanse hervorming te Kamerijk (1012-1067), Tongerlo, 1953.4. – T. sCHIEFFER, « Ein deutscher Bischof des 11. Jahrhunderts : Gerhard I. von Cambrai (1012-1051) », Deutsches Archiv, t. 1, 1937, p. 351-358.5. – T. M. RICHEs, Bishop Gerard of Cambrai (1012-1051) and the representation of authority in theGesta episcoporum Cameracensium, thèse de doctorat inédite, King’s College London, 2007, p. 4-5.6. – E. VAN MINGROOT, « Gérard Ier de Florennes, évêque de Cambrai » dans Dictionnaire d’histoireet de géographie ecclésiastiques, t. xx, 1984, p. 743-745 ; H. sPROEMBERG et J.-M. DUVOsqUEL,« Gérard Ier, évêque de Cambrai » dans Biographie nationale de Belgique, t. xxxV, Bruxelles,1970, p. 286-299.7. – H. sPROEMBERG, Mittelalter und demokratischen Geschichtsschreibung. AusgewählteAbhandlungen, Berlin, 1971, p. 113-115.8. – T. sCHIEFFER, « Ein deutscher Bischof », op. cit. (n. 4), p. 351-358 ; D. J. REILLy, The Art ofreform in eleventh-century Flanders : Gerard of Cambrai, Richard of Saint-Vanne, and the Saint-Vaast Bible, Leyde, 2006, p. 119.9. – C. MéRIAUx, « Hagiographie et réforme à Cambrai au début du xIe siècle : la Vita Autberti et sonauteur  », dans Zwischen Niederschrift und Wiederschrift. Hagiographie und Historiographie imSpannungsfeld von Kompendienüberlieferung und Editionstechnik, éd. R. CORRADINI,M. DIEsENBERGER et M. NIEDERKORN-BRUCK, Vienne, 2010, p. 335-352 ; ID., « Une Vitae mérovin-

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deux Vies ont été écrites à la demande de Gérard dans le but, notamment, delégitimer l’ingérence épiscopale dans les abbayes et les chapitres. Une réécri-ture de l’histoire des débuts de l’abbaye de saint-Vaast devait permettre dejustifier l’autorité épiscopale sur cette institution10. Anne-Marie Helvétius aconstaté que les saints patrons des communautés déjà réformées avaient faitleur apparition dans la biographie d’Aubert, selon elle pour forcer la subordi-nation à l’épiscopat11. En se fondant sur les circonstances politiques et lesallusions au débat relatif à la Paix de Dieu, Charles Mériaux situe la rédactionde ce texte aux alentours de 1023-1025. Il reste que l’activité de Gérardconcernant les reliques des saints offre de nouvelles perspectives à ce champde recherche. La découverte de reliques dans la cathédrale d’Arras ou encorele rôle des reliques dans la fondation du Câteau-Cambrésis n’ont guère étéexploités jusqu’ici.

Beaucoup d’études ont envisagé la politique monastique de Gérard sousl’angle régional. En 1983, Jacques Nazet a décrit le paysage ecclésiastique ducomté de Hainaut au haut Moyen Âge. Ce faisant, il a d’ailleurs trop souventrepris le discours stéréotypé des sources narratives sur l’alternance de phasesde déclin et de phases de réforme, ainsi que sur l’influence dommageable deslaïcs12. La thèse de doctorat d’Anne-Marie Helvétius, précise et exemplaire, apermis d’affiner ces découvertes. En dépouillant minutieusement des dos-siers mineurs et assez obscurs, et en prenant en compte des Vies de saints etdes chartes falsifiées pratiquement inexploitées jusque-là, elle a pu obtenirdes résultats éclairants, encore très pertinents aujourd’hui. En ce qui concernel’évêque Gérard Ier, elle souligne que ses efforts étaient en général intime-ment liés au mouvement réformateur dont Richard de saint-Vanne était leprincipal représentant13. Plus récemment, Nicolas Ruffini-Ronzani a analyséla fondation de Florennes, dans l’évêché de Liège, comme élément de la stra-tégie politique de la famille de Gérard14. Dans sa thèse, il relativise à raison le

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9. – (suite) gienne et ses lectures du Ixe siècle au xIe siècle : le dossier de saint Géry deCambrai  »  dans L’hagiographie mérovingienne à travers ses réécritures, éd. M. GOULLET,M. HEINzELMANN et C. VEyRARD-COsME, Ostfildern, 2010, p. 161-192 ; Gerardi Cameracensis Actasynodi Atrebatensis, Vita Autberti, Vita tertia Gaugerici. Varia scripta ex officina Gerardi exstantia,éd. s. VANDERPUTTEN et D. J. REILLy, Turnhout, 2014 (Corpus Christianorum. ContinuatioMediaeualis, 270).10. – C. MéRIAUx, « Hagiographie et réforme », op. cit. (n. 9), p. 349.11. – A.-M. HELVéTIUs, Abbayes, évêques et laïques. Une politique du pouvoir en Hainaut au MoyenÂge (VIIe-XIe siècle), Bruxelles, 1994, p. 287.12. – J. NAzET, « Crises et réformes dans les abbayes hennuyères du Ixe au début du xIIe siècle »,dans Recueil d’études d’histoire hainuyère offertes à Maurice A. Arnould, éd. J.-M. CAUCHIEs etJ.-M. DUVOsqUEL, t. I, Mons, 1983, p. 461-496.13. – A.-M. HELVéTIUs, Abbayes, évêques et laïques, op. cit. (n. 11), p. 289.14. – N. RUFFINI-RONzANI, « Enjeux de pouvoir et compétition aristocratique entre sambre et Meuse (finxe-milieu xIe siècle). Retour sur les fondations de saint-Gengulphe et de saint-Jean-Baptiste deFlorennes », Revue bénédictine, t. 122-2, 2012, p. 294-330; H. H. JONGBLOED, « Autour d’un millénaire:le psautier manuscrit 54 de la Médiathèque de Cambrai, son propriétaire l’évêque Gérard Ier (1012-1051)et le calendrier-nécrologe dit ‘de Florennes’ », Revue du Nord, t. 95, n° 339, 2013, p. 11-56.

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rôle de Gérard, prétendument primordial, dans les réformes intervenues enLotharingie. Il le décrit surtout comme un «  catalyseur  » et pointe sonabsence dans de nombreuses restaurations initiées par Richard de saint-Vanne en Flandre. Il dévoile également quelques stratégies politiques fonda-mentales dans les interventions monastiques de Gérard15.

Gérard de Cambrai se trouve également cité dans de nombreuses publica-tions centrées sur le développement de la vie monastique en Flandre auxIe siècle16. Les réformes y sont toutefois surtout décrites dans la perspectivedes abbés réformateurs ou de leurs institutions respectives, rarement danscelle de l’évêque. steven Vanderputten a montré que le programme deréforme monastique de Richard de saint-Vanne était fondé sur le renforce-ment des liens entre la communauté et les autorités séculières ou ecclésias-tiques17. En raison de son intelligence politique, de ses relations et de sa capa-cité à s’adapter aux particularités régionales, Richard était un allié intéressantpour le comte de Flandre comme pour l’évêque de Cambrai-Arras18. L’idéeselon laquelle Richard était porteur d’un idéal favorable à une autorité épis-copale forte a également été soulignée par Jean-François Lemarignier, KarineUgé, David C. Van Meter et Diane Reilly19. selon cette dernière historienne,la Bible de saint-Vaast, écrite sous l’abbatiat de Richard, reflèterait toutautant l’idéologie que Gérard et son entourage souhaitaient promouvoir enmatière d’ordre social et de hiérarchie ecclésiastique. Partant d’une rechercheinterdisciplinaire minutieuse et inventive, Diane Reilly constate que les enlu-minures de ce manuscrit illustrent le rôle christologique de l’évêque et dusouverain ainsi que la pensée augustinienne de la collaboration entre pou-voirs temporel et spirituel.

Toutefois, nous ne devons pas surestimer le rôle de Richard comme défen-seur d’une autorité épiscopale forte. À ce propos, les historiens se fondentsurtout, voire exclusivement, sur des passages des Gesta, qui étaient précisé-ment conçus pour promouvoir l’autorité épiscopale. Comme l’a pertinem-

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15. – N. RUFFINI-RONzANI, Église et aristocratie en Cambrésis (fin IXe-milieu XIIe siècle). Le pouvoirentre France et Empire au Moyen Âge central, thèse de doctorat inédite, Université de Namur, 2014,p. 194-195.16. – H. DAUPHIN, Le bienheureux Richard, abbé de Saint-Vanne de Verdun († 1046), Louvain/Paris,1946.17. – s. VANDERPUTTEN, Monastic Reform, op. cit. (n. 2), p. 93-95.18. – ID., « Oboedientia. Réforme et discipline monastique au début du xIe siècle », Cahiers de civi-lisation médiévale, t. 53, 2010, p. 263-264.19. – J.-F. LEMARIGNIER, « Paix et réforme monastique autour de l’année 1023 » dans Droit privé etinstitutions régionales. Études historiques offertes à Jean Yver, Rouen, 1976, p. 443-468, ici p. 456 ;K. UGé, Creating the monastic past in medieval Flanders, york, 2005, p. 7 ; D. J. REILLy, The Art ofreform, op. cit. (n. 8), p. 118-119 ; D.C. VAN METER, « Eschatological order and the moral argumentsfor clerical celebacy in Francia around the year 1000 » dans Medieval Purity and Piety. Essays onmedieval clerical celibacy and religious reform, éd. M. FRAssETTO, New york, 1998, p. 160-161.

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ment montré steven Vanderputten, le succès et le prestige croissant de l’abbéréformateur contrecarraient les intérêts de l’évêque dont les interventionsvisaient surtout à renforcer son pouvoir personnel sur les institutions monas-tiques. De plus, il est probable que la démission de Richard à saint-Vaast(1020) puis à Lobbes (1032) eut lieu sous la pression respective des évêquesGérard de Cambrai et Réginard de Liège. Et même si Richard défendit effec-tivement l’autorité épiscopale, il ne transmit pas ce principe à ses disciples.steven Vanderputten et Brigitte Meijns ont montré que l’activité de Léduin,successeur de Richard à saint-Vaast et, selon les Gesta, proche collaborateurde celui-ci dans la mise en œuvre des réformes au sein des communautés reli-gieuses flamandes, avait au fil du temps servi des ambitions de plus en pluspersonnelles20. D’autres épigones de Richard, comme Roderic de saint-Bertin et Malbold de saint-Amand, exécutèrent des réformes monastiques encollaboration directe avec le comte de Flandre sans y impliquer l’évêque dio-césain. si Richard collaborait étroitement avec l’évêque de Cambrai, c’était,selon moi, davantage par pragmatisme politique que pour défendre le régimeépiscopal. La nomination de Richard à saint-Vaast en 1008 fut, selon DavidC. Van Meter, imposée au comte Baudouin par l’évêque Erluin et ses puis-sants alliés21. sans doute l’auteur des Gesta a-t-il utilisé la renommée et leprestige acquis plus tard par Richard pour le présenter comme un partenairedévoué de l’évêque et soutenir de cette façon l’autorité épiscopale. si toute-fois cette image de docilité correspond en partie à la réalité, je pense qu’elleétait inspirée à Richard par les circonstances politiques, en l’occurrence laposition temporairement renforcée de l’évêque Erluin. La future collabora-tion avec Gérard, un ancien condisciple, reposait à l’origine sur les liens per-sonnels et les opportunités offertes dans le comté de Hainaut – nous en repar-lerons –, plutôt que sur la doctrine partagée d’une autorité épiscopalerenforcée. La perspicacité politique de Richard s’exprimait dans son aptitudeà coopérer avec les autorités locales, que celles-ci soient ecclésiastiques ouséculières. Comme dans le cas de ses disciples, il faut également soulignerl’importance de ses ambitions personnelles et de celles des institutions qu’ildirigeait. L’obtention d’une bulle pontificale pour saint-Vaast peu avant sonabdication en 1021 le montre clairement22.

selon moi, tant l’apport personnel de Gérard que l’impact de ses réformessont souvent surestimés. Il y a deux raisons à cela. D’abord, les historienssont unanimes à dire que les Gesta sont une œuvre de propagande, destinée à

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20. – s. VANDERPUTTEN et B. MEIJNs, « Realities of reformist leadership in early eleventh-centuryFlanders : the case of Leduin, abbot of saint-Vaast », Traditio, t. 65, 2010, p. 47-74.21. – D. C. VAN METER, « Count Baldwin IV, Richard of saint-Vanne, and the inception of monasticreform in eleventh-century Flanders », Revue bénédictine, t. 107, n° 1-2, 1997, p. 135-138.22. – L. VOET, « étude sur deux bulles de Benoît VIII pour saint-Vaast d’Arras », Bulletin de laCommission royale d’histoire, t. 109, 1944, p. 231-232.

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mettre en exergue l’autorité et les réalisations de l’évêque Gérard, notammentses nombreuses interventions dans les abbayes et les chapitres de son dio-cèse. Pourtant, plusieurs auteurs ont repris à leur compte, de façon peu cri-tique, l’image probablement déformée de ce prélat «  réformateur  ». Dansbien des réformes ou des fondations mentionnées par les Gesta, le rôle deGérard se limite à une approbation ou à un avis. De plus, le livre II recense denombreuses institutions soi-disant sur le déclin qui ne bénéficièrent pas de lapolitique réformatrice de Gérard, nous y reviendrons. Cette façon de voir leschoses doit donc être nuancée. Par ailleurs, si Gérard de Cambrai cherchaiteffectivement, comme beaucoup d’historiens le prétendent à juste titre, à ren-forcer son pouvoir sur les communautés religieuses, cela ne signifie pas pourautant que ses interventions furent fructueuses. Il est difficile de se faire uneidée à ce sujet étant donnée la rareté des sources relatives aux vingt dernièresannées de son épiscopat. Un examen méticuleux de tous les témoignagesconservés devrait permettre de montrer si son influence fut ou non durable etsi ce renforcement temporaire de l’autorité épiscopale concerna aussi lesgénérations suivantes d’abbés.

Dans sa thèse de doctorat, Nicolas Ruffini-Ronzani se refuse, tout commeCharles Mériaux, à interpréter les interventions de Gérard dans la sphèremonastique comme une simple exécution de la politique impériale23. Ilaffirme à cet égard qu’à travers ces actions, Gérard, comme Léduin, cher-chaient surtout à asseoir leur propre autorité. Effectivement, nous devonsenvisager chaque intervention non pas en fonction d’un modèle descendant(top-down), mais du point de vue de chaque acteur impliqué : l’évêque, lesouverain germanique, l’abbé à qui la mise en œuvre d’une réforme a étédéléguée, et les comtes de Hainaut, de Flandre ou le seigneur de Florennes.Plutôt que d’assimiler les intérêts des différents protagonistes, le chercheurdoit étudier l’interaction des motifs personnels, épiscopaux, de l’évêqueGérard avec les intérêts familiaux du lignage de Florennes, ses obligationsenvers son suzerain et sa marge de manœuvre dans le comtés de Flandre et deHainaut. Jusqu’ici, aucune étude n’a abordé sous cet angle spécifique lesmesures prises par Gérard dans le cadre de sa politique monastique. Cetarticle a pour but d’amorcer une telle recherche et de définir les axes géné-raux de cette politique.Exercice du pouvoir monastique et droits comtaux

Aucun évêque de la province ecclésiastique des xe et xIe siècles ne sembleégaler Gérard en termes d’activités dans la sphère monastique et canoniale.Ce dynamisme s’explique en partie par la forte concentration de communau-

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23. – C.  MéRIAUx, «  La parole d’un évêque d’Empire au xIe siècle : Gérard de Cambrai(1012 † 1051) » dans Parole et lumière autour de l’an Mil, éd. J. HEUCLIN, 2011, p. 137-152.

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tés religieuses dans cet immense diocèse double et l’information, particuliè-rement riche pour l’époque, fournie par les Gesta. Mais en quoi Gérard dif-fère-t-il de ses confrères des évêchés voisins de Noyon-Tournai et deThérouanne? L’apport de ces prélats semble très restreint en ce qui concerneles réformes contemporaines exécutées par les disciples de Richard de saint-Vanne et le comte Baudouin IV à saint-Amand, saint-Bertin, saint-winnocet saint-Pierre de Gand. Je pense que l’explication se situe avant tout dansl’évolution particulière de Cambrai, unique diocèse de la province ecclésias-tique qui relevait entièrement de la juridiction impériale. Au cours duxe siècle et au début du xIe, les souverains allemands transmirent progressive-ment les pouvoirs comtaux du Cambrésis à l’épiscopat de Cambrai24. Lesévêques cherchèrent alors, avec plus ou moins de succès, à convertir cescompétences dans la pratique pour les opposer à celles des comtes de Flandreet de Hainaut, des seigneurs de Lens, des aristocrates de la ville épiscopale etde l’abbaye de saint-Vaast25. Le transfert de ces compétences séculières sedéroula en deux temps : d’abord dans les années 941-948, lorsque l’évêqueFulbert acquit successivement l’immunité, le tonlieu, le droit de monnaie etl’ensemble des droits publics sur cité de Cambrai ; puis dans les années 995-1007, période culminant avec la charte d’Henri II (1007) qui délégua lesdroits comtaux de la totalité du Cambrésis à l’évêque Erluin.

L’évêque étienne (901-934), qui prit part au concile réformateur de Trosly(909), fut au début des années 930 impliqué dans la fondation de l’abbaye desaint-Ghislain26. La nature de cette contribution diffère selon les sources. Ildélégua très probablement un archidiacre pour la reconnaissance du corps del’obscur saint Ghislain et joua ensuite les médiateurs entre les moines et lacommunauté voisine de Maubeuge lorsque ces reliques furent contestées.L’auteur des tardifs Miracula Sancti Ghisleni, rédigés vers 1050, prétend enoutre que le comte de Hainaut (erronément identifié comme un Régnier) etl’évêque étienne persuadèrent l’abbé Gérard de Brogne († 959) de prendre ladirection d’une nouvelle communauté monastique. Il est cependant impro-bable que ce prélat ait joué un rôle décisif dans le processus de réforme et defondation qui fut, selon toute vraisemblance, déterminé par le duc Gislebert

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24. – L. JéGOU, « L’évêque entre autorité sacrée et exercice de pouvoir », Cahiers de civilisationmédiévale, t. 47, 2004, p. 45-46 ; O. GUyOTJEANNIN, Episcopus et comes. Affirmation et déclin de laseigneurie épiscopale au Nord du royaume de France (Beauvais-Noyon, Xe-début XIIIe siècle),Genève/Paris, 1987, spéc. p. 59 ; R. KAIsER, Bischofsherrschaft zwischen Königtum undFürstenmacht. Studien zur bischöflichen Stadtherrschaft im westfränkisch-französischen Reich imfrühen und hohen Mittelalter, Bonn, 1981.25. – T. RICHEs, « Episcopal historiography as archive. some reflections on the autograph of theGesta episcoporum Cameracensium (Ms Den Haag KB 75 F 15) », Jaarboek voor middeleeuwseGeschiedenis, t. 10, 2007, p. 10-12.26. – A.-M. HELVéTIUs, Abbayes, évêques et laïques, op. cit. (n. 11), p. 223-225 et 286 ; K. UGé,Creating a monastic Past, op. cit. (n. 19), p. 74.

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de Lotharingie. La Relatio du xe siècle suggère en effet un accord entre le ducet les puissants de l’endroit27. De plus, les Gesta ne renvoient à aucunmoment au rôle de l’évêque dans cette fondation.

étienne fut suivi par Fulbert (935-956) qui, comme on vient de le rappeler,fut investi des pouvoirs comtaux de la cité de Cambrai en 948. L’évêque reçutégalement deux institutions canoniales, saint-Géry à Cambrai et saint-Humbert à Maroilles, dans le sud du comté de Hainaut28. Les Gesta etd’autres sources diplomatiques suggèrent que ces nouvelles compétencess’accompagnèrent d’une politique plus active concernant les communautésreligieuses. Fulbert fonda ainsi les chapitres de Marœuil et du Mont-saint-éloi près d’Arras, ce qui, selon Brigitte Meijns, représentait pour un évêqueagissant dans la sphère de pouvoir du comte de Flandre un fait exceptionnel,visant à affirmer son autorité en dehors de Cambrai29. selon Anne-MarieHelvétius, Fulbert fabriqua aussi de fausses chartes pour légitimer ses préten-tions sur les abbayes de Maroilles et de Crespin30. Il trancha par ailleurs leconflit relatif à la dépouille de saint Hermès entre les abbayes d’Inden et deRenaix au profit de cette dernière31. Enfin, il autorisa l’élévation du corps deson successeur, saint Vindicien, et de bien d’autres reliques encore32. À encroire les Gesta abbatum Sithiensium contemporains, Fulbert ne fut enrevanche pratiquement pas impliqué dans la réforme de saint-Vaast d’Arraspar le comte Arnoul Ier de Flandre vers 95433.

Pour les décennies suivantes, il n’existe quasiment pas de témoignagesd’interventions épiscopales dans les communautés monastiques et canonialesou les fondations de nouveaux monastères. Cela tient peut-être à la succes-sion rapide des évêques parmi lesquels on compte en outre quelques person-nages controversés. Les Gesta indiquent que la population de Cambrai se

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27. – Relatio inventionis reliquiarum seu miraculorum beati Gisleni, éd. MGH, Scriptores, t. xV,p. 578.28. – MGH, Diplomata regum et imperatorum Germaniae, t.  I, p. 182-183 ; Gesta episcoporumCameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 473-475 ; cf. C. MéRIAUx, « Fulbert, évêque deCambrai et d’Arras (933/934 † 956) », Revue du Nord, t. 86, 2004, p. 525-542.29. – Recueil des actes de Lothaire et Louis V, éd. L. HALPHEN et F. LOT, Paris, 1889, p. 97-98 ;B. MEIJNs, « Deux fondations exceptionnelles de collégiales épiscopales à la frontière du comté deFlandre : Marœuil et le Mont-saint-éloi (milieu du xe siècle) », Revue du Nord, t. 88, n° 365, 2006,p. 251-273.30. – A.-M. HELVéTIUs, Abbayes, évêques et laïques, op. cit. (n. 11), p. 275.31. – B. MEIJNs, Aken of Jeruzalem? Het ontstaan en de hervorming van de kanonikale instellingenin Vlaanderen tot circa 1155, Louvain, 2000, t. I, p. 260-261.32. – C. MéRIAUx, « Fulbert, évêque de Cambrai et d’Arras », op. cit. (n. 28), passim ; P. BERTRANDet C. MéRIAUx, « Cambrai-Magdebourg : les reliques des saints et l’intégration de la Lotharingiedans le royaume de Germanie au milieu du xe siècle  », Médiévales, n°  51, 2000, p. 85-96 ;A.-M. HELVéTIUs, « La Passio de sainte Maxellende et la réforme d’une communauté féminine enCambrésis » dans Normes et hagiographie dans l’Occident latin (Ve-XVIe siècles), éd. M.-C. IsAïA etTh. GRANIER, Turnhout, 2014, p. 167-181.33. – Folcuin, Gesta abbatum Sithiensium, éd. MGH, Scriptores, t. xIII, p. 630.

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souleva violemment contre les évêques Bérenger (956-958) et Tetdon (972-978), tous deux originaires de Germanie et peu familiarisés avec les habi-tudes, le paysage ecclésiastique, les élites et la langue de l’endroit34. Il estprobable que les communautés canoniales de saint-Géry et de Marœuilfurent matériellement affectées par cette instabilité35. Ansbert (965-971/972),ancien moine du puissant monastère de saint-Vaast, fait exception parmi lesévêques de cette période troublée puisqu’il installa huit chanoines dansl’église saint-Aubert de Cambrai36.

Au tournant du siècle, Rothard (979-995) et Erluin (995-1012), deuxévêques recrutés dans la région liégeoise, tentèrent de faire valoir leur auto-rité sur l’institution monastique la plus puissante et la plus riche du doublediocèse : saint-Vaast d’Arras. selon Charles Mériaux, ils s’inscrivaient ainsidans la continuité de leur maître, l’évêque de Liège Notger. Les historiens ontsouvent interprété le conflit opposant ces évêques à l’abbé Fulrad, vilipendépar les Gesta, comme une réaction énergique face à un abbé rebelle à larecherche de l’exemption37. Cette vision des choses reste peut-être tropinfluencée par les Gesta. À l’époque où cette source fut rédigée, les relationsentre saint-Vaast et l’évêque s’étaient normalisées, mais, comme nousl’avons déjà signalé, les abbés Richard de saint-Vanne et Léduin se compor-taient plutôt en partenaires qu’en subordonnés de l’évêque Gérard. Dans leparagraphe consacré au différend, les Gesta justifient l’autorité épiscopalepar la reconnaissance due par la communauté aux évêques Thierry (831-863)et Dodilon (887-904) pour la protection et la translation des reliques du saintpatron. En outre, comme Charles Mériaux l’a relevé, la Vita Autberti écrite àla demande de Gérard avait notamment pour but de présenter saint-Vaastcomme une fondation épiscopale38. Le recours à un lointain passé en guised’argument, de même que le manque de chartes épiscopales pour saint-Vaastet de toute trace d’exercice de pouvoir épiscopal dans cette abbaye avantRothard, relativisent l’image d’un abbé occupé à s’émanciper, désireux de se

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34. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t.  VII, p.  430-432 et 438-442 ;C. MéRIAUx, « Dans l’ombre de Notger : les évêques de Cambrai à la fin du xe siècle » dans Évêqueet prince. Notger et la Basse-Lotharingie aux alentours de l’an mil, éd. A. wILKIN et J.-L. KUPPER,Liège, 2013, p. 181-203.35. – Le prétendu pillage de Marœuil par Tetdon de Cambrai s’explique peut-être par l’hostilité duroi Lothaire de Francie occidentale, à nouveau dirigée contre la Lotharingie dans les années 970. sadomination sur Arras et son soutien aux ennemis de Tetdon, dont Otton de Vermandois, Régnier V etLambert, incitèrent peut-être l’évêque à des confiscations dans les environs de cette ville. Cf.Recueil des actes de Lothaire et Louis V, éd. L. HALPHEN et F. LOT, Paris, 1889, p. 97-98. Gesta epis-coporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 430-432 ; B. MEIJNs, Aken of Jeruzalem,op. cit. (n. 31), t. I, p. 419.36. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 433.37. – D.  C. VAN METER, «  Eschatological order  », op. cit. (n. 19), p.  155-175 ; ID., «  CountBaldwin », op. cit. (n. 21), p. 135 ; C. MéRIAUx, « Dans l’ombre de Notger », op. cit. (n. 34), p. 204-205.38. – C. MéRIAUx, « La parole d’un évêque d’Empire », op. cit. (n. 23), p. 145.

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libérer du joug de l’évêque. En effet, cette influence avait toujours été trèslimitée – en témoigne la réforme de 954 – et de telles interférences étaientsans doute inhabituelles. Le conflit me semble donc plutôt causé par uneingérence épiscopale soudaine dans une configuration jusque-là relativementautonome ou soumise au pouvoir comtal.

Fulrad de saint-Vaast se défendit d’une part en resserrant ses liens avec lescomtes de Flandre Arnoul II puis Baudouin IV, et d’autre part en fabriquantune fausse charte de saint Vindicien39, qui aurait dispensé la communauté deson obéissance à l’autorité épiscopale. Finalement, Fulrad dut reconnaîtrel’autorité de Rothard40. Il est possible que celui-ci eut temporairement le des-sus à la faveur de la mort d’Arnoul II, survenue en 987, alors que son succes-seur, Baudouin IV, était encore mineur41. Par la suite, les relations se détério-rèrent à nouveau avec l’évêque Erluin. Fulrad pouvait désormais compter surle soutien du nouveau comte. Baudouin remplaça finalement Fulrad parHéribrand, mais il fallut attendre 1008 pour qu’Erluin et ses alliés réussissentà imposer la nomination de Richard de saint-Vanne. Comme David VanMeter l’a montré, ceci s’explique peut-être par la défaite de Baudouin face aunouvel empereur Henri II (1002-1024)42. La position d’Erluin fut enrevanche renforcée. Il fut soutenu par l’empereur qui avait, l’année précé-dente, transmis à l’évêque l’ensemble des droits comtaux sur le Cambrésis.

Cet aperçu montre clairement que les évêques ne purent réellement exercerune politique monastique affirmée qu’avec le soutien des élites locales et depuissants alliés. Les historiens ont depuis longtemps souligné que lesréformes mises en œuvre au sein des institutions religieuses pouvaient fairepartie de stratégies politiques et territoriales. En revanche, on a trop peuinsisté sur le fait que le pouvoir personnel et le crédit politique étaient indis-pensables à de telles interventions. Les événements agitant le monde monas-tique étaient en effet bien souvent le reflet des rapports de force régionaux. siun aristocrate séculier puissant dominait la région entourant une institution,l’ingérence épiscopale restait limitée. L’évêque étienne ne joua guère qu’unrôle subsidiaire dans la fondation initiée et contrôlée par le comte Gislebert,bien plus puissant que lui. son successeur Fulbert ne put pas davantageinfluencer la réforme introduite par le comte de Flandre à saint-Vaastd’Arras. Grâce au soutien d’Otton Ier et aux droits et revenus comtaux récem-ment acquis, il put à d’autres endroits renforcer son pouvoir sur les abbayes et

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39. – J.-F. LEMARIGNIER, « L’exemption monastique et les origines de la réforme grégorienne », dansÀ Cluny. Congrès scientifique, fêtes et cérémonies liturgiques en l’honneur des saints abbés Odon etOdilon (9-11 juillet 1949), Dijon, 1950, p. 288-340.40. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 445-447.41. – D. M. NICHOLAs, Medieval Flanders, New york, 2014, p. 44-45.42. – D.  C. VAN METER, «  Count Baldwin  », op. cit. (n. 21), p. 138 ; Gesta episcoporumCameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 451-452.

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les chapitres du diocèse. Bien qu’ils aient été nommés par le souverain ger-manique, il manqua à Bérenger et à Tetdon le soutien des élites locales pouragir efficacement. Les Liégeois Rothard et Erluin eurent apparemment plusde succès. La conquête progressive des droits comtaux par ce dernier permitalors à son successeur d’intervenir plus activement dans les communautésreligieuses de son diocèse.Une réévaluation de la politique monastique de Gérard Ier

Jusqu’à Erluin, la politique monastique de l’évêque s’était presque exclusi-vement concentrée sur les cités d’Arras et Cambrai et leurs environs. Lerayon d’action de Gérard Ier s’étend en revanche jusqu’aux frontières de sonimmense diocèse et même au-delà. En tant que comte de Cambrésis, le prélatfut confronté aux deux princes territoriaux voisins : le comte de Flandre, quiavait autorité sur les pagi de l’Artois à l’ouest et de l’Ostrevant au nord, et lecomte de Hainaut au nord-est. La nature de la politique épiscopale vis-à-visdes abbayes diffère considérablement dans l’une et l’autre de ces régions.étant donné la supériorité militaire écrasante et l’étendue du territoire ducomte Baudouin IV, les premières interventions de Gérard furent dirigéesvers les institutions du comté de Hainaut.

Les actions de Gérard doivent être étudiées dans le contexte politique com-plexe de la Lotharingie du début du xIe siècle43. Peu après sa nomination, leprélat recommanda son oncle, Godefroid de Verdun, à l’empereur pourprendre la succession du duc Otton de Basse-Lotharingie (991-1012) quivenait de décéder. Cette succession fut contestée par les deux beaux-frèresd’Otton, le comte Lambert de Louvain et le comte Albert Ier de Namur. Lecomte Régnier V de Hainaut (1013-1039), cousin de Lambert, se joignit auxcontestataires44. son hostilité envers Godefroid s’expliquait probablementpar les prétentions de ce dernier, fils de Godefroid le Captif († vers 998), surle comté de Hainaut. selon sigebert de Gembloux, Godefroid pilla Mons en101545. Peu après, le 12 septembre 1015, l’alliance formée autour du comteLambert de Louvain fut défaite à Florennes par les forces réunies du ducGodefroid de Basse-Lotharingie, de son frère, le marquis Hermann d’éname,et de l’évêque Balderic II de Liège46. Lambert perdit la vie. Les Gesta fontmention de pertes importantes dans les deux camps. Dans la foulée, Régnier

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43. – M. DE wAHA, « Filii Ragineri in terra patrum suorum relocati sunt : pouvoir, opposition etintégration dans le Hainaut du xe siècle », dans Hainaut et Tournaisis. Regards sur dix siècles d’his-toire. Recueil d’études dédiées à la mémoire de Jacques Nazet (1944-1996), Bruxelles, 2000, p. 61-85.44. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 469-470.45. – sigebert de Gembloux, Gesta abbatum Gemblacensium, éd. MGH, Scriptores, t. VI, p. 355.46. – C. LAys, Étude critique sur la Vita Balderici episcopi Leodiensis, Liège, 1948, p. 101-103 ;Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 469-470 ; H. H. JONGBLOED,« Autour d’un millénaire », op. cit. (n. 14), p. 41-42.

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épousa Mathilde de Verdun, fille d’Hermann, en gage de paix – et cela, mal-gré les protestations initiales de Gérard47.

Il est très possible que Gérard ait saisi cette occasion et profité de la fai-blesse de Régnier et de la réconciliation temporaire avec la familled’Ardenne pour faire valoir son influence sur le comté de Hainaut48. La séried’interventions qui eurent lieu sur le territoire de Régnier semble le suggérer.Vers 1015-1017, Gérard transforma Hautmont, un Eigenkloster canonialsitué hors du Cambrésis, mais appartenant à son frère Godefroid III deFlorennes († 1031), en une institution bénédictine. Cette abbaye se trouvaitau nord-est de l’immense zone boisée entourant l’unique monastère épiscopaldu Hainaut, celui de Maroilles. Rothard y avait acquis le droit de chasse dès99549. Cette intervention à Hautmont permit à Gérard de pénétrer plus loindans les terres de Régnier. Comme l’a fait remarquer Anne-Marie Helvétius,il est difficile de savoir comment l’abbaye était arrivée aux mains de lafamille d’Ardenne et si ces prétentions étaient légitimes50. étant donnéesleurs relations tendues avec Régnier V, Gérard et Godefroid III avaient peut-être jusque-là échoué à exercer leur pouvoir sur l’institution. Les Gesta y fontpeut-être allusion : on y lit en effet que les guerres (subripientibus causis bel-lorum) empêchèrent le comte Arnoul de Florennes de réformer (reformare)l’institution. Le dénouement de la lutte, qui leur était favorable, leur offrit unechance de remédier à cette situation et de faire valoir leur influence. Les cha-noines, qui étaient peut-être liés à l’aristocratie locale, furent alors chasséspour faire place à des moines.

On remarque que les Gesta consacrent à cette transformation deux para-graphes distincts, dans les livres II (35) et III (6)51. Leur valeur apologétiquefournit deux arguments différents en faveur de l’exercice de l’autorité épisco-pale sur la communauté. Le premier extrait renvoie à la fondation de celle-cipar saint Vincent, un aristocrate repenti formé spirituellement par l’évêqueAubert. Le second approfondit le thème du droit de propriété de la famille deGérard sur l’abbaye. Les Gesta légitiment donc l’autorité de Gérard à la foispar la succession aristocratique et par la succession épiscopale. Le para-graphe du livre III souligne également l’apport fondamental de Gérard auprocessus de réforme, tant sur le plan de l’organisation que sur celui de la

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47. – L.  VANDERKINDERE, La formation territoriale des principautés belges au Moyen Âge, t.  I,Bruxelles, 1902, p. 87-90 ; ID., « Régnier V », Biographie nationale de Belgique, t. xVIII, Bruxelles,1905, p. 881-883.48. – La situation est comparable à la nomination de Richard de saint-Vanne comme abbé de saint-Vaast par l’évêque Erluin de Cambrai en 1008, peu après la capitulation du comte Baudouin IV,cf. D. C. VAN METER, « Count Baldwin IV », op. cit. (n. 21), p. 83-86.49. – A.-M. HELVéTIUs, Abbayes, évêques et laïques, op. cit. (n. 11), p. 273-274.50. – Ibid., p. 257-278.51. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 463 et 468.

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protection ou des travaux de construction. Les « assauts » des exilés, que leprélat dut selon les Gesta repousser personnellement, ont peut-être conduitl’auteur à insister particulièrement sur la légitimité de ces actions. CommeMaroilles, Hautmont représenta effectivement l’un des rares endroits oùGérard eut la liberté de diriger la totalité du processus de réforme.

En 1018, Gérard se concentra sur l’abbaye de saint-Ghislain, qui était,malgré son statut d’abbaye royale, dominée depuis toujours par le comte deHainaut52. Gérard s’immisça profondément dans le territoire de ce dernier,situé entre les localités de Crespin et de Mons53. Les Gesta présententl’évêque comme le gardien de l’influence royale sur cette institution54. Cesprétentions entrèrent probablement en conflit avec celles que Régnier avaiten qualité de successeur direct du fondateur, Gislebert de Lotharingie.L’ingérence de Gérard se traduisit d’une part par l’installation d’abbés qu’ilavait fait nommer par l’empereur, de l’autre par la lutte contre les usurpationsde propriétés monastiques par les laïcs. Il se heurta, semble-t-il, à la résis-tance de Régnier sur les deux plans. Après la gestion prétendument calami-teuse de l’abbé simon, Gérard nomma wenric afin de redresser l’abbaye,dépeuplée et affaiblie55. Les Gesta racontent que Régnier refusa de prêtermain-forte à l’évêque lors de la poursuite d’Aldon, un brigand qui sévissaitdans les environs de l’abbaye, et le traitent au passage lui-même de raptor.Le récit stéréotypé de la mort d’Aldon, qui vient ensuite, était peut-être faitpour dissuader le comte de commettre d’autres abus à l’encontre de la com-munauté. De plus, le rédacteur utilise probablement la défection de Régniercomme justification de l’ingérence épiscopale dans la région, censée garantirla sécurité de l’abbaye. Après la mort de wenric, le comte nomma deux abbéssuccessifs que Gérard refusa de reconnaître. Ensuite, l’évêque installa, à nou-veau avec l’approbation impériale, un candidat nommé Héribrand. Malgré lesnombreux méfaits que le nouvel abbé eut, selon les Gesta, à subir de la partdu comte, Gérard remporta finalement la mise. Très probablement était-ilsoutenu par Poppon et le protecteur de celui-ci, l’empereur Conrad II, commele suggère une charte impériale de 103456.

Les réformes de Maroilles et de Maubeuge sont principalement connuespar des écrits hagiographiques. Comme les Gesta n’en disent rien, on pré-sume qu’elles sont postérieures à 1025. L’abbaye de saint-Humbert de

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52. – MGH, Diplomata regum et imperatorum Germaniae, t.  III, p.  490-493 ; A.-M. HELVéTIUs,Abbayes, évêques et laïques, op. cit. (n. 11), p. 232.53. – T. sNIJDERs, « Handschriftelijke productie in tijden van hervorming : de kloosterbibliotheekvan sint-Gislenus in het tweede kwart van de elfde eeuw », Jaarboek voor middeleeuwse geschie-denis, t. 13, 2010, p. 6-32.54. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 472.55. – A.-M. HELVéTIUs, Abbayes, évêques et laïques, op. cit. (n. 11), p. 232 et 295-302.56. – MGH, Diplomata regum et imperatorum Germaniae, t. IV, p. 285-286.

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Maroilles se trouvait à la frontière entre le Cambrésis et le Hainaut. Vers 946,Otton Ier l’avait confisquée au comte Isaac de Cambrai et offerte à l’évêqueFulbert57. La période d’instabilité consécutive à cet épiscopat avait probable-ment affaibli l’emprise de l’évêque. Jacques Nazet suppose que la proximitédes seigneurs d’Avesnes eut des conséquences néfastes sur le patrimoine del’abbaye. L’autorité comtale acquise en 1007 permit cependant à Gérardd’accroître son autorité. Comme à Hautmont, il eut toute liberté d’expulser desa propre initiative les chanoines et d’installer une nouvelle communauté, à latête de laquelle il plaça Eilbert, son frère. L’évêque parvint ensuite à récupé-rer par la négociation les reliques du saint patron local. Les chanoines expul-sés, mécontents, avaient en effet volé ces reliques58. En 1033, enfin, il fit vali-der la réforme de Maroilles ainsi que la fondation du Cateau-Cambrésis, parune charte impériale59. Nos connaissances au sujet de Maubeuge reposent surla Vita, datée de la fin du xIe siècle, de l’abbé Thierry de saint-Hubert(† 1086), qui fut formé en tant qu’oblat dans l’abbaye. Celle-ci suggère quel’abbesse Ansoalde, sœur de Thierry, prit l’initiative de rétablir la règle,semble-t-il avec la caution à la fois de Régnier et de Gérard60. Ces informa-tions posent problème en raison de leur date tardive, mais il est possible qu’ilfaille concevoir la réforme de Maubeuge comme un compromis symboliquefaisant suite aux différends concernant saint-Ghislain.

Comparé à ses actions unilatérales dans le Hainaut, l’apport de Gérard auxcinq réformes intervenues dans les comtés d’Arras et d’Ostrevant, qui dépen-daient de Baudouin IV, apparaît plutôt limité. Les réorganisations dans lesabbayes et les chapitres permirent surtout à saint-Vaast d’élargir soninfluence. En fait, vers 1023-1024, Gérard négocia activement avec l’abbayenormande de Jumièges en vue d’échanger le prieuré d’Haspres contre unepossession de saint-Vaast près de Beauvais61. La charte rédigée à la demandede Léduin et souscrite par le duc Richard de Normandie et l’archevêqueRobert de Rouen confirme à ce propos le récit des Gesta62. D’après celui-ci,Gérard avait menacé de faire chasser les moines par le comte Baudouin sousprétexte qu’ils n’observaient pas la règle de saint Benoît. Après la conclusiond’un accord, l’abbé Léduin se chargea d’introduire la réforme à Haspres,devenu désormais un prieuré dépendant de saint-Vaast63.

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57. – A.-M. HELVéTIUs, Abbayes, évêques et laïques, op. cit. (n. 11), p. 284-285.58. – J.-M. DUVOsqUEL, « La ‘vita’ de saint Humbert, premier abbé de Maroilles (première moitié duxIe siècle) », Le Moyen Âge, t. 78, 1972, p. 41-53.59. – MGH, Diplomata regum et imperatorum Germaniae, t. IV, p. 269-271.60. – Vita Theodorici abbatis Andaginensis, éd. MGH, Scriptores, t. xII, p. 40.61. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t.  VII, p. 461-462 ;s. VANDERPUTTEN, Monastic reform, op. cit. (n. 2), p. 106.62. – Chartes de l’abbaye de Jumièges, éd. J.-J. VERNIER, Rouen/Paris, 1916, t. I, n° x, p. 25-26.63. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 461-462.

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La fondation du monastère saint-sauveur à Billi-Berclau, entre 1021et 1025, était une initiative de l’abbé Léduin. Cela devait permettre à l’ab-baye de gérer plus efficacement le domaine de Berclau, propriété éloignée desaint-Vaast et, selon les Gesta, extrêmement appropriée à l’élevage du bétail.De plus, la nouvelle institution pouvait aussi profiter de l’impulsion donnéepar les moines à saint-Vaast. Les Gesta répètent à plusieurs reprises queLéduin avait besoin de l’approbation de l’autorité épiscopale et qu’il la reçutau cours d’un synode. Gérard consacra ensuite le nouveau complexe claus-tral64. steven Vanderputten suppose qu’il s’agissait d’un sanctuaire privé,fondé sur un allodium de Léduin. À Denain, Baudouin IV remplaça les cha-noines de saint-Martin par une communauté de religieuses et restaura lemonastère dans son état antérieur. selon les Gesta, il fut conseillé en cela parGérard et Léduin (consilio domni Gerardi episcopi et Leduwini abbatis). Àpropos de la fondation du chapitre saint-Martin à Hénin-Liétard par Robert,avoué d’Arras, les Gesta se contentent à nouveau de signaler que Gérarddonna son accord65.

À Marchiennes, toujours selon les Gesta, l’abbé Léduin de saint-Vaastchassa personnellement les religieuses de l’abbaye saint-Rictrude aux envi-rons de 1024. La même source mentionne que cela se fit « sur les encourage-ments » ou « grâce aux efforts » de l’évêque et du comte Baudouin (Gerardoepiscopo et marchione Balduino satagentibus). L’évêque y installa ensuiteune communauté de moines66. Les Annales Marchianenses nous apprennenten outre que Gérard consacra le bâtiment en 102967. Les autres sourcesconservées ne permettent pas de reconstituer de façon fiable l’histoire del’institution au cours du xIe siècle, mais suggèrent que l’implication épisco-pale resta limitée aux cérémonies liturgiques. La succession à la tête de l’ins-titution de cinq abbés originaires de saint-Vaast témoigne d’une influence àlong terme de cette dernière abbaye68. Le rôle joué par l’évêque dans la trans-formation du petit monastère de Hamage en prieuré de Marchiennes sembleégalement minime69. La fonction d’advocatus de Marchiennes était assuréepar le comte de Flandre qui délégua en 1038 cette tâche à son vassal Huguesd’Aubigny. En 1047, le comte Baudouin V y nomma Poppon de stavelot autitre d’abbé. Ici non plus, rien n’indique que la juridiction épiscopale fut

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64. – Ibid., p. 460.65. – Ibid. ; E. VAN MINGROOT, « Kritisch onderzoek omtrent de datering van de Gesta episcoporumCameracensium », Revue belge de philologie et d’histoire, t. 53, 1975, p. 281-332, à la p. 325.66. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 461.67. – Annales Marchianenses, éd. MGH, Scriptores, t. xVI, p. 614.68. – Ibid., p. 614.69. – K. UGé, Creating the monastic past, op. cit. (n. 19), p. 111-112 ; s. VANDERPUTTEN, Monasticreform, op. cit. (n. 2), p. 97.

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appliquée70. sans doute la communauté de Marchiennes était-elle dirigée parun condominium réunissant le comte de Flandre et l’abbaye saint-Vaast.

Face à cet ensemble de faits, nous sommes frappés par la différence dedegré d’implication de Gérard dans les réformes flamandes et hennuyères. Cen’est pas un hasard si le livre III des Gesta, intitulé De rebus gestis Gerardiepiscopi, ne mentionne que les interventions à Hautmont et à saint-Ghislainet ne signale aucune initiative de l’évêque dans une communauté du diocèsed’Arras. En outre, seuls les saints patrons des abbayes hennuyères deHautmont (Vincent-Madelgaire), Maroilles (Humbert), Maubeuge(Aldegonde), Celles (Ghislain) et Lobbes (Landelin) apparaissent dans laVita Autberti71. Dans sa description des activités réformatrices de Gérard, leChronicon Sancti Andreae ne nomme, outre les fondations du Cateau-Cambrésis, que les abbayes hennuyères de Hautmont, Maroilles et saint-Ghislain72. Dans ces institutions, Gérard pesa fortement sur la nomination del’abbé et protégea la communauté et ses intérêts séculiers. Cette divergenced’engagement s’explique en partie par l’infériorité du comte Régnier V sur leplan militaire et matériel par rapport à Baudouin IV. Pour faire valoir ses pré-tentions dans le Hainaut, Gérard put en outre s’appuyer sur l’autorité de sonsuzerain, Henri II ou Conrad II. Il en va de même pour la fondation de saint-André au Cateau-Cambrésis en 1025. Gérard fonda cette première institutionmonastique du comté de Cambrésis à proximité du château que son prédéces-seur Erluin avait fait édifier. Les actions de Gérard en Artois et en Ostrevent,dans le royaume de Francie occidentale, se limitèrent en revanche à des vali-dations, à des approbations et à des avis. De surcroît, nous ignorons dansquelle mesure nous pouvons faire confiance aux Gesta. En mentionnant l’ap-probation épiscopale, l’auteur indique que celle-ci était indispensable, confir-mant ainsi l’autorité exercée par Gérard dans le diocèse. selon les annalesrédigées par les abbayes elles-mêmes, la contribution de Gérard aux réformesde Marchiennes et de Lobbes resta limitée à la consécration des nouvelleséglises73.

Milo Hendrik Koyen a prétendu que Gérard tolérait l’influence laïque deBaudouin IV en Flandre parce qu’il ne la jugeait pas néfaste pour la viemonastique74. selon moi, il ne pouvait rien faire d’autre qu’accepter – àcontrecœur – la domination comtale. Mais il y avait au sein du diocèsed’Arras un troisième acteur, particulièrement puissant : l’abbé de saint-Vaast.

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70. – Vita Popponis, éd. MGH, Scriptores, t. xI, p. 310-311 ; B. DELMAIRE, L’histoire-polyptyque del’abbaye de Marchiennes (1116-1121) : étude critique et édition, Louvain-la-Neuve, 1985, p. 97-98 ;K. UGé, Creating the monastic past, op. cit. (n. 19), p. 113-114.71. – A.-M. HELVéTIUs, Abbayes, évêques et laïques, op. cit. (n. 11), p. 287.72. – Chronicon Sancti Andreae Castri Cameracesii, éd. MGH, Scriptores. t. VII, p. 528.73. – Annales Marchianenses, MGH, Scriptores, t. xVI, p. 614.74. – M.-H. KOyEN, De prae-gregoriaanse hervorming, op. cit. (n. 3), p. 81.

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De nombreux écrits, dont les Gesta et la Vita Autberti, ont tenté de justifierles prétentions épiscopales sur saint-Vaast. Il faut sans doute voir là les mani-festations d’une aspiration qui, en pratique, se trouvait rarement réalisée. Onpeut supposer que, dans la seconde moitié de son épiscopat, l’évêque Erluinexerça effectivement une forte influence sur saint-Vaast. Mais cette subordi-nation fut éphémère. Ce pouvoir reposait sur de puissants alliés, parmi les-quels les rois Henri II et Robert II, mais aussi et surtout sur la faiblesse tem-poraire du comte de Flandre. Dès que Baudouin rétablit son autorité et putétendre son pouvoir, et que l’évêque de Cambrai connut à nouveau des diffi-cultés, la mainmise épiscopale diminua à nouveau75. L’immunité très largeaccordée à saint-Vaast par Gérard en 1031 représentait peut-être une recon-naissance de iure d’un statut d’autonomie déjà acquis dans les faits. DavidC. Van Meter a prétendu que l’évêque avait signé cette charte sous lacontrainte76. steven Vanderputten préfère considérer les avantages qu’elleprésentait pour l’évêque qui put, grâce à l’interdiction d’exercice du pouvoirséculier au sein de la communauté, contenir l’influence comtale77.Effectivement, Gérard souhaitait sans doute, à travers cette validation symbo-lique, nouer des liens privilégiés avec saint-Vaast et tenter d’obtenir le mono-pole de sa protection.

L’abbé Léduin œuvra tout autant que l’évêque à l’élargissement de soninfluence sur le diocèse. Comme dans le cas de saint-Remi dans le diocèse deReims ou de saint-Bertin dans celui de Thérouanne, on peut se demander sic’est l’évêque qui pilotait les actions de l’abbaye ou l’inverse. La rivalitéopposant Gérard et Baudouin créait une sorte d’équilibre entre l’influencerespective des deux protagonistes et permettait à Léduin de gérer l’abbaye defaçon autonome. L’évêque collaborait régulièrement avec le comte deFlandre, mais à en croire les remarques implicites et explicites des Gesta,leurs relations étaient souvent tendues78. En même temps, l’abbé bénéficiait,en tant qu’administrateur d’une communauté puissante et prospère, de l’es-time et des faveurs à la fois de l’évêque et du comte79. Tous deux firent appelà saint-Vaast pour la réorganisation des communautés religieuses des envi-rons. Ils espéraient ainsi se lier l’abbaye, en l’occurrence en lui permettantd’étendre son influence à la quasi-totalité des institutions monastiques dudiocèse d’Arras. Finalement, c’est peut-être à l’abbaye elle-même que cettestratégie profita le plus. Au sein du diocèse de Cambrai, à Maroilles et au

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75. – D. REILLy, The Art of reform, op. cit. (n. 8), p. 112-113 ; T. RICHEs, Gerard of Cambrai, op. cit.(n. 5), p. 12.76. – D. C. VAN METER, « Eschatological order », op. cit. (n. 19), p. 161.77. – s. VANDERPUTTEN, Monastic reform, op. cit. (n. 2), p. 109.78. – Voir le paragraphe suivant pour quelques exemples tirés du livre II.79. – À propos du poids économique de l’abbaye saint-Vaast, voir T. RICHEs, « Episcopal historio-graphy », p. 8-12 ; R. KAIsER, Bischofsherrschaft, op. cit. (n. 24), p. 607-610.

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Cateau-Cambrésis, la collaboration entre Léduin et l’évêque prit fin toutefoiset Gérard préféra nommer son frère Eilbert.

Theodor schieffer et Milo Hendrik Koyen ont à tort qualifié Gérard de« conservateur » parce que, selon eux, l’évêque ne voyait pas d’inconvénientà l’exercice d’une influence laïque dans le monde monastique80. sans faire deGérard un précurseur de l’idéologie « grégorienne » du xIe siècle, une lectureattentive des Gesta nous apprend que le prélat s’opposa bel et bien à la domi-nation des seigneurs séculiers. La compétence d’intervention dans les com-munautés religieuses était en pratique limitée par les circonscriptions territo-riales comtales. L’auteur des Gesta prône au contraire un régime épiscopalenglobant toutes les institutions religieuses du diocèse, avec à sa tête l’empe-reur comme unique autorité temporelle légitime. Littéralement, il conseille delimiter l’exercice du pouvoir séculier à la fonction d’advocatus. Par deuxfois, il répète que « personne, excepté l’empereur et l’évêque, n’a le droit dedispenser les abbayes  »81. Le titre même du second livre, De monasteriisquae infra episcopium constant, est en soi une expression de cette conceptionde l’autorité épiscopale. Outre quelques institutions réformées avec succès,ayant soi-disant bénéficié de l’aide de l’évêque, la liste comprend de nom-breux monastères et chapitres encore en proie au déclin et à l’appauvrisse-ment. L’auteur blâme systématiquement la négligence ou la cupidité du sei-gneur laïque. Par exemple, il reproche explicitement au comte de Flandre lasituation que connaissent le chapitre Notre-Dame d’Arras et celui de Douai ;il impute la responsabilité du déclin d’Hasnon et du Mont-saint-éloi auxmilitares viri, vivant tous dans le comté d’Arras. selon les Gesta, le monas-tère de Crespin avait également été injustement donné en bénéfice, à nouveauà des militares viri, alors qu’il appartenait à l’origine à l’église de Cambrai82.Il s’agit ici d’un reproche non déguisé à l’adresse de Régnier V qui contrôlaitla communauté83. Les formules péjoratives utilisées de façon constante àl’égard des seigneurs laïques investis de la charge d’abbayes et de chapitrescorrespondent en tout point à l’idéologie de Gérard, exposée plus haut. Denouvelles recherches devraient permettre de vérifier le rapport de cette doc-trine avec les idées de l’évêque concernant la division tripartite de la société.Néanmoins, les propos des Gesta trahissent déjà la volonté d’introduire dansson diocèse de Francia occidentalis les principes de gestion ecclésiastiquequ’il avait su imposer avec un succès relatif dans son diocèse impérial deCambrai.

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80. – T. sCHIEFFER, « Ein deutscher Bischof », op. cit. (n. 4), p. 351-358 ; M.-H. KOyEN, De prae-gregoriaanse hervorming, op. cit. (n. 3), p. 127-132.81. – Gesta episcoporum Cameracensium, éd. MGH, Scriptores, t. VII, p. 468 et 472.82. – Ibid., p. 459-460.83. – J. NAzET «  Crises et réformes  », op. cit. (n. 12), p. 473-475 ; A.-M.  HELVéTIUs, Abbayes,évêques et laïques, op. cit. (n. 11), p. 292-293.

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ConclusionDans le passé, de nombreux historiens ont repris à leur compte l’image

donnée par les Gesta de Gérard, à savoir celle d’un prélat extrêmement réfor-mateur. Il est incontestable que l’évêque chercha activement à élargir sonpouvoir sur les institutions religieuses de son diocèse. sa contribution et soninfluence doivent toutefois être relativisées. Dans les pagi du Hainaut et duCambrésis, Gérard parvint effectivement à développer sensiblement sonautorité. Il y agit de manière indépendante, allant jusqu’à diriger les proces-sus de transformation ou de restauration des communautés, et conserva engénéral une forte emprise sur la nomination de l’abbé. L’évêque put en effetprofiter des compétences comtales obtenues par son prédécesseur et des reve-nus liés à celles-ci ainsi que de la relative faiblesse du comte Régnier V deHainaut. Dans la sphère de pouvoir de Baudouin IV de Flandre, prince sécu-lier nettement plus puissant, son rôle resta en revanche limité. Les interven-tions tournèrent surtout à l’avantage du comte ou de l’abbé de saint-Vaast,qui finirent par contrôler la plupart des monastères du diocèse d’Arras. Bienque les Gesta tentent de légitimer l’autorité épiscopale sur saint-Vaast, lesnombreuses faveurs accordées par Gérard à cette abbaye, de facto autonomeet particulièrement puissante, visaient avant tout au maintien de rapportsétroits et privilégiés. Beaucoup d’institutions restèrent en outre en dehors durayon d’action de l’évêque, comme en témoignent les nombreuses commu-nautés qui, selon les Gesta, déclinèrent en raison de la domination de virimilitares. Même si Gérard fut remarquablement actif dans la sphère monas-tique, il reste illusoire de penser que son idéal d’un diocèse placé directementsous son autorité se concrétisa. Le chercheur ne doit en effet jamais perdre devue le fait que les Gesta ne représentent pas seulement le récit, mais aussil’instrument de propagande de sa politique monastique.

Mots-clés : autorité épiscopale, réforme monastique, évêque Gérard Ier deCambrai, Richard de saint-Vanne, droits comtaux, Cambrai-Arras, égliseimpériale, comte de Flandre, comte de Hainaut.

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Revue du Nord

No 410 - Avril-Juin 2015Les représentations de l’autorité épiscopale au XIe siècle :

Gérard de Cambrai et les Gesta episcoporum Cameracensium(Textes réunis par Charles Mériaux)

Avant-propos.                                                                                                                                Charles Mériaux 225

ArticlesLes Gesta pontificum (sive episcoporum) Cameracensium : une approche typologique.                       Michel Sot 229Les Gesta des évêques de Cambrai ou la consolidation littéraire d’un discours épiscopal.           Pieter Byttebier 245Réformes monastiques et gestion épiscopale des communautés religieuses dans les Gesta episcoporum Cameracensium.                                                                             Ortwin Huysmans 263Les Gesta des évêques de Cambrai, le droit et les élections épiscopales.                           Jelle Lisson          283La Paix de Dieu dans les Gesta episcoporum Cameracensium.                                   Sam Janssens         301Liturgical handbooks as tools for promoting bishops’ ideologicaland political agendas : the example of Cambrai/Arras in the eleventh century.                               Julia Exarchos 317Châtelains et évêques de Cambrai autour de l’an mil : réalités et représentations.      Nicolas Ruffini-Ronzani        337De la conversion monastique au châtiment divin : l’exemple du comte Albert IIde Vermandois (début du xIe siècle).                                                                             Paul Chaffenet         357

DocumentMaryvonne Brasme, Isabelle Brousselle, François-Xavier Caillet, Paul Chaffenet, Boris Dutant, Michèle Gaillard, La Vie de sainte Eusébie de Hamage (Nord) Klaus Krönert, Charles Mériaux 385

Comptes rendusActualitésColloqueSophie HuEgLIN, Alban gAuTIER, Le monachisme du haut Moyen Âge autourde la mer du Nord : à propos d’un colloque récent. 421

Soutenance de thèse- DoctoratJean-Charles BéDAguE, « Ecclesia alterius conditionis ». La collégiale Notre-Dame de Saint-Omer jusqu’à la fin duXIIIe siècle : histoire et archives, Présentation par l’auteur et compte rendu de la soutenance par Matthieu Fontaine. 431

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