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Georges BALANDIER [1920 - ] Ethnologue et sociologue franais
professeur mrite de La Sorbonne, Directeur d'tudes au Centre
dtudes africaines l'HESS.
(1971)
Rflexions sur une anthropologie
de la modernit
Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay,
bnvole,
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 2
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 3
Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,
bnvole, profes-
seur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :
Georges BALANDIER
Rflexions sur une anthropologie de la modernit.
Un article publi dans les Cahiers internationaux de sociologie,
vol. 51, juil-
let-dcembre 1971, pp. 197-211. Paris : Les Presses
universitaires de France.
[Le 28 janvier 2008, M. Georges Balandier, par l'intermdiaire de
M. Jean
Benoist nous accordait sa permission de diffuser quelques-uns de
ses livres ainsi
que tous les articles publis dans les Cahiers internationaux de
sociologie. M.
Balandier n'a pas d'adresse de courrier lectronique, mais on
peut lui en adresser
un au Centre d'tudes africaines, Bd Raspail, Paris. On peut
contacter la secr-
taire de ce centre, Elizabeth Dubois, au 01 53 63 56 50 ou la
secrtaire des Ca-
hiers internationaux de sociologie, Christine Blanchard au 01 49
54 25 54.]
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M. Jean Benoist : [email protected]
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dition numrique ralise le 19 mai 2008 Chicoutimi, Ville
de Saguenay, province de Qubec, Canada.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 4
Georges BALANDIER [1920 - ] Ethnologue et sociologue franais
professeur mrite de La Sorbonne, Directeur d'tudes au Centre
dtudes africaines l'HESS.
Rflexions sur une anthropologie de la modernit.
Un article publi dans les Cahiers internationaux de sociologie,
vol. 51, juil-
let-dcembre 1971, pp. 197-211. Paris : Les Presses
universitaires de France.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 5
Table des matires
Introduction
I. Problmes dintitul II. Crises pratiques el thoriques de la
modernit
1) Le rapport nature-culture
2) Les essais de repersonnalisation du rapport social.
3) Les essais de restitution du sens.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 6
Georges BALANDIER
Rflexions sur une anthropologie de la modernit.
Un article publi dans les Cahiers internationaux de sociologie,
vol. 51, juil-
let-dcembre 1971, pp. 197-211. Paris : Les Presses
universitaires de France.
Introduction
Retour la table des matires
Les anthropologues ne sont pas ncessairement des
contempteurs
de l'histoire et des dserteurs de l' actuel . Les plus crateurs
d'entre
eux ont tent de lier leur discipline leur rflexion sur la vie
moder-
ne . Et cette articulation donne son titre un ouvrage mconnu
de
l'un des fondateurs rvrs de l'anthropologie amricaine, F.
Boas.
Dans Anthropology and modern life, l'affirmation du projet est
formu-
le, ainsi que ses implications pratiques : J'espre dmontrer
qu'une
claire comprhension des principes de l'anthropologie claire les
pro-
cessus sociaux de notre temps et peut nous indiquer, si nous
sommes
prts couter ses enseignements, ce qui doit tre fait et ce qui
doit
tre vit 1. Actuellement, l'une des plus clbres parmi les
anthro-
pologues - Margaret Mead -, poursuit sa carrire scientifique de
dou-
ble lecture - de l' actuel par l'clairage du traditionnel et
rci-
proquement. Son dernier livre traite de la coupure entre les
gnra-
tions, montre l'apparition d'une culture indite (dite
prfigurative) o
1 Franz BOAS, Anthropology and modern Life, New York, 1928.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 7
les jeunes occupent une position centrale parce qu'ils dtiennent
le
nouveau savoir fond sur l'exprience 2. Le passage s'est fait
d'une
anthropologie a-temporelle ou rtrospective une anthropologie
du
prsent et du futur 3.
L'anthropologie applique elle-mme, cette discipline
longtemps
reste marginale ou impure, se trouve soumise des impulsions
de
mme orientation ; elle ne peut plus tre l'alibi honorable des
politi-
ques de rserve indigne ou de colonisation rationnelle . R.
Bastide
vient de lui donner une dignit en la ractualisant ; il
l'envisage
comme science thorique de la pratique ; il l'estime capable
d'tu-
dier la pratique sociale en elle-mme, la manipulation des
choses
sociales et des cultures . Ainsi dfinie, l'anthropologie
applique
considre les projets d'action (au mme titre que les autres
institutions
sociales) et les consquences de ces entreprises de
transformation ;
elle tente de dcouvrir les lois de la transition sociale 4. Elle
d-
bouche de cette faon sur une conception de la socit qui est,
quel-
que degr, une conception gnrative ; et l'uvre des
planificateurs,
des innovateurs et des avant-gardes relve alors de sa
juridiction
scientifique.
Par ailleurs, la considration et l'tude empirique des
problmes
poss par les essais de modernisation des socits prdveloppes
conduisent des rvisions de mme sens. C'est par elles que les
questions relatives la coexistence de formations sociales d'ges
dif-
frents, au passage d'un systme structurel un autre se trouvent
po-
ses avec la plus grande nettet, et de manire pratique. Elles
mettent
en prsence de configurations continuellement en voie de se faire
el
de se dfinir. Leur problmatique prsente claire celle des
socits
les plus avances , et rciproquement. Dans un cas, les socits
ex-
2 Margaret MEAD, Culture and commitment, a study of the
generation gap,
New York, 1970. 3 Lors de la dernire runion de l'Association des
Anthropologues amricains
San Diego (1970), une section spciale traitait de ces problmes.
4 R. BASTIDE, Anthropologie applique, chap. XII, Paris, 1971.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 8
priment une revendication de modernit difficile satisfaire, dans
l'au-
tre, elles subissent un excs de modernit difficilement
contrlable.
Cette constatation contraint les envisager conjointement,
parvenir
par la confrontation une connaissance de la ralit sociale plus
exac-
te et moins affecte par le socio-centrisme. Elle fait saisir une
paren-
t qui tient au mode d'existence de la socit - aux conditions
et
contraintes que celle-ci rencontre pour se construire, se
maintenir, et
ragir aux assauts que lui imposent le dehors (les
environnements)
et le cours du temps 5. Ce rapprochement aide fonder le projet
d'la-
boration d'une anthropologie (au sens plein du terme) de la
modernit.
I) Problmes d'intitul.
Retour la table des matires
Les bibliographies dressant l'inventaire des nouvelles
publications
en sciences sociales rvlent que nombre de celles-ci sont
consacres
aux thmes de la modernisation et, plus rarement, de la
moderni-
t 6. L'abondance des tudes ne contribue pas encore la
clarifica-
tion des dbats, ne serait-ce qu'en raison de la confusion
frquente
dans l'usage des deux termes. Dans certains cas, la diffrence
entre ces
notions est celle d'un tal (ou ensemble de caractristiques) et
des
moyens (ou processus) permettant de parvenir ce dernier.
Modernit
est alors utilis pour dcrire les caractristiques communes aux
pays
qui sont les plus avancs en matire de dveloppement
technologique,
politique, conomique et social ; et modernisation sert dcrire
les
processus par lesquels elles se trouvent acquises 7. Ainsi,
certaines
socits sont-elles crdites du monopole de l'innovation, du
change-
5 Voir G. BALANDIER, Sens et puissance. Les dynamiques sociales,
Paris,
1971. 6 Citons celle de J. BRODE, The process of modernization,
an annotated bi-
bliography of socio-economic development, Cambridge (Mass.),
1967. 7 C.E. BLACK, The Dynamics of modernization, a study in
comparative histo-
ry, New York, 1966.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 9
ment cumulatif et autognr, et finalement de l'initiative
historique ;
dans la mesure o il n'est postul qu'une seule forme de modernit.
S.
Eisenstadt affirme ce point de vue sans ambigut :
Historiquement,
la modernisation est le processus de changement vers ces types
de
systmes sociaux, conomiques et politiques qui se sont
dvelopps
en Europe occidentale et en Amrique du Nord depuis le XVIIe
sicle
jusqu'au XIXe, et se sont ensuite rpandus dans d'autres pays 8.
La
modernit est vue comme l'ensemble des tentatives (et des
aspira-
tions qui les sous-tendent) qui visent raliser ces modles
occi-
dentaux ; et, d'une manire moins partisane, comme la
possibilit
d'laborer les structures institutionnelles capables d'absorber
des
changements nombreux, cumuls et durables. Cette dmarche
conduit
cependant ne rapprocher les socits ingalement ou diffremment
dveloppes que dans la rptition. Celles qui sont prdominantes
se
prsentent comme modle universel de la modernit, exemple qui
doit
tre reproduit sans fin - ce qui leur permet de prtendre tre
conti-
nuellement en avance .
Nettl et Robertson, tentant d'envisager la modernisation par
rf-
rence aux systmes internationaux (en introduisant donc des
lments
de comparaison), parviennent une saisie plus critique 9. Ils
consta-
tent que les notions de modernit et de modernisation souffrent
de
trois dficiences majeures : elles sont confuses et
imprcises,
comportent des implications idologiques et incitent postuler
un
tat final dfini de manire unique (la version occidentale ).
Ils
prcisent que les deux termes sont relatifs, requirent dans
chaque
tude de cas une mise en relation avec d'autres socits, reportent
aux
effets des rapports et comptitions entre socits diffrentes
cet
ordre de phnomnes que j'ai dsign par la formule : dynamique
du
8 S. EISENSTADT, Modernization : protest and change, Englewood
Cliffs,
1967. 9 J. NETTL et R. ROBERTSON, International systems and the
modernization
of societies, Londres, 1968.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 10
dehors . Cette dernire devient ainsi un des principaux agents
provo-
cateurs de modernit.
Les anthropologues, parce qu'ils centrent ncessairement leurs
re-
cherches sur la reconnaissance et l'lucidation des diffrences en
ma-
tire de formations sociales et d'agencements culturels,
apportent une
contribution utile la rsolution de ces problmes d'intitul et de
dfi-
nition. Pour J. Steward, le terme modernisation est neutre : il
ne
dsigne pas ncessairement un tat de choses suprieur ; il a
une
connotation volutionnaire en ce sens que les structures et
mod-
les fondamentaux sont qualitativement altrs - le caractre de
changement qualitatif est ainsi soulign ; mais il continue
dsigner
les transformations socio-culturelles qui rsultent des facteurs
et pro-
cessus distinctifs du monde industriel contemporain 10. Comme
si
les phnomnes auxquels il rfre n'avaient pas de prcdents !
Pour
d'autres anthropologues, et de manire thoriquement plus
pertinente,
le dbat renvoie la dialectique de la continuit (voque sous le
ti-
tre : tradition) et de la discontinuit. Dans ce contexte, la
modernit et
la tradition n'apparaissent plus comme radicalement
contradictoires.
L. et S. Rudolph rejettent l' quation trop facile qui rend le
mo-
derne gal l'occidental ; elle permet simplement de se
rassurer
quant au caractre unique des ralisations occidentales (the
uni-
queness of the Western achievement). Ils abordent la question de
la
modernit partir des configurations latentes prsentes en toute
soci-
t, de ce qu'ils nomment potentialits alternatives existant en
tout
systme social ; dans certaines conditions historiques, de telles
al-
ternatives peuvent devenir la source d'identits, de structures
et nor-
mes nouvelles ou transformes 11. Ainsi, la modernit se
trouve-t-
elle associe au potentiel, aux possibles, aux choix que la socit
doit
constamment effectuer pour se faire et se dfinir.
10 J. STEWARD, Contemporary change in traditional societies, 3
vol., Urbana,
1967. 11 L. RUDOLPH et S. H0EBER RUDOLPH, The modernity of
tradition, politi-
cal development in India, Chicago, 1967.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 11
Les anthropologues et les historiens - c'est--dire les
spcialistes de
la diffrence exprime dans l'espace et/ou le temps - sont de plus
en
plus souvent appels la rescousse des interprtes les plus
modernis-
tes des socits estimes les plus avances . M. Mac Luhan a re-
cens, souvent sur le mode sensationnel, les consquences de
notre
entre dans l're lectronique (ou techntronique , comme on a
pu
dire aprs lui). Le globe devient un gigantesque village ,
l'vne-
ment et la prise d'information instantane dominent les
consciences,
les media provoquent un retour l' oral - si bien que le livre et
la
rationalit qu'il soutient sont frapps d'obsolescence (becoming
obso-
lete), l'apprentissage des nouveaux savoirs est une obligation
perma-
nente, etc. Dans tous les domaines, les cloisons (les murs )
s'effon-
drent. Les hommes contemporains entrent dans l'indit, le
non-
rptitif, sans y tre prpars ; ils sont des idiots au regard de la
si-
tuation nouvelle : leurs mots et leurs penses les trahissent en
rf-
rant l'existant antrieur, et non au prsent 12. De l,
l'obligation
inluctable de procder de nouvelles explorations. Les
anthropolo-
gues sont convis cette tche en tant que techniciens considrant
les
cultures inconnues ou mal connues, les totalits culturelles et
les sys-
tmes de pense o l' oralit (associe une vision globale) n'a
pas
encore cd la place aux dmarches analytiques ; et certains
d'entre
eux rpondent cet appel comme le montre leur participation
aux
verbi-voco-visual explorations 13.
Ces considrations rapprochent d'une interprtation plus
satisfai-
sante de la modernit, bien qu'encore provisoire. Elles
conduisent la
diffrencier de ces changements cumuls, irrversibles, qui
assurent
en quelque sorte la ralisation ou la croissance des systmes
sociaux
et culturels ; leur interprtation s'effectue souvent par
analogie avec
les tapes (ou phases) de croissance manifestes dans les
organis-
12 M. Mac LUHAN, Counterblast, New York, 1969. 13 M. Mac LUHAN
(et al.), Verbi-voco-visual explorations, New York, 1967.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 12
mes 14. La modernit n'apparat plus comme un stage inluctable
;
elle s'apprhende davantage sous l'aspect d' une tentative
vers... ,
d'un processus qualitatif de changement, d'un choix entre des
alterna-
tives ou des possibles - rsultant les uns et les autres de
facteurs la
fois internes et externes. Par elle, le rle de la libert et du
volonta-
risme social se trouve soulign, de mme que la ncessit d'une
conception gnrative des formations sociales. Toute
interrogation
sur la modernit, et non dans le seul cas des socits dites
avances,
conduit une mise en question de ce qui parat tre
authentiquement
nouveau, de ce par quoi les socits engendrent leur propre
dpayse-
ment.
Ce dernier terme justifierait lui seul le recours
l'anthropologie.
Dans la mesure o cette discipline a t grossirement dfinie par
le
fait qu'elle a transform en pratique scientifique le procd du
dcen-
trement, la connaissance de ce qui est culturellement distant.
Les mu-
tations actuellement l'oeuvre dans toutes les socits font que
celles-
ci, au moment o elles dtiennent les moyens de mieux s'informer
les
unes les autres et de se mieux connatre, scrtent l'exotique (le
d-
paysant ) en leur propre sein. J'ai dj not que notre
anthropologie
informe la connaissance actuelle et la prospective que nous
laborons
propos de nos socits 15. L'observation se banalise en se
gnrali-
sant. Mac Luhan l'exprime par une formule : Nous sommes tout
aus-
si engourdis dans notre nouveau monde lectrique que l'est
l'indigne
engag dans notre culture livresque et mcanicienne 16. Z.
Brzezins-
ki, dans son tude de la grande transition, de la rvolution
techn-
tronique , parvient une conclusion parente : Il semble que la
vie
perde de sa cohrence... Tout semble plus passager, plus phmre :
la
ralit extrieure parat plus fluide que solide, l'homme plus
synthti-
que qu'authentique 17. Et M. Mead assimile trs justement
l'engage-
14 Voir R. NISBET, Social change and History, New York, 1970. 15
Se reporter Sens et puissance, Premire Partie : Dynamiques du
dedans
et du dehors . 16 Mac LUHAN, Understanding media, the extensions
of man, New York, 1964. 17 Z. BRZEZINSKI, La rvolution
techntronique, Paris, 1971.
TOSHIBATexte surlign
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 13
ment dans cette poque aux anciennes entreprises pionnires :
Au-
jourd'hui, quiconque naquit et a t lev avant la seconde
guerre
mondiale est semblable un immigrant dans le temps - la
manire
dont ses anctres le furent dans l'espace - tentant de s'attaquer
aux
conditions inconnues de l'existence dans une re nouvelle 18.
Des raisons supplmentaires doivent tre considres. Les
anthro-
pologues ont pu dire que si les socits (et les cultures)
soumises
leur observation ont toutes une personnalit, elles tombent dans
la
monotonie (la banalisation) lorsque leur ordre traditionnel se
dgrade.
Il n'y aurait en somme qu'une seule faon de mourir
culturellement.
La formule a sduit les esprits nostalgiques orients vers le
pass. Il
parat plus lgitime de dire que dans les priodes cruciales -
celles du-
rant lesquelles les problmes permanents de construction et de
dfini-
tion de la socit se posent avec acuit, sans possibilit d'esquive
- les
socits se trouvent confrontes des dfis de mme nature. Et ces
derniers sont tels, en nombre et en intensit, qu'elles sont
vritable-
ment engages dans de nouveaux commencements . Elles affron-
tent certaines difficults comparables, elles apportent certaines
rpon-
ses semblables. En ce sens, une anthropologie et une sociologie
rso-
lument actuelles n'ont d'autre issue que la coalition de leurs
efforts.
Dans la mesure o la premire a t mieux prpare l'interprtation
de la signification des cultures, la mise en vidence de ce qui
relve
de la qualit dans l'ordre des rapports sociaux, elle est non
seulement
ncessaire mais aussi prioritaire.
Il est une raison de porte plus limite, parce qu'elle concerne
les
seules socits dites avances. La rfrence anthropologique, le
re-
cours aux modles propres aux socits estimes plus
authentiques
(cette qualit rvre par les anthropologues intgristes ou
dvots),
deviennent un des moyens de la critique sociale ; et parfois
jusqu'au
point extrme o ils doivent engendrer une sorte de culpabilit
collec-
tive blanche . J'ai dj, et ailleurs, attir l'attention sur ce
type de
18 Voir Culture and commitment, chapitre intitul : The Future
.
-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 14
contestation 19. Dans le cas des socits nanties, le recours la
contre-
modernit se diffuse en tant que mode de protestation non
rvolution-
naire (au sens classique de ce qualificatif). Il se manifeste
par la r-
surgence, plus ou moins artificielle, et plus ou moins prcaire,
de for-
mes archaques de l'existence sociale. Toutes les
manifestations
qui contribuent l'mergence de cultures alternatives et/ou de
contre-cultures rvlent quelque degr ce processus. L'utopie
et
l'imaginaire sont exalts, les revendications existentielles
l'emportent
sur celles que nous avions coutume de dire rationnelles. T.
Roszak
voit cet ensemble comme la matrice dans laquelle un futur
alternatif,
mais encore fragile, est en train de prendre forme -en recourant
de
nombreuses sources exotiques 20.
L'tude des phnomnes dsigns par le terme modernit ne rsulte
pas simplement d'une mode, elle rpond une ncessit immdiate.
Toutes les socits prsentes, et pour la premire fois en mme
temps,
ont rsoudre les problmes qui naissent de ces mutations ; le dfi
est
donc pratique et il a l'aspect d'une preuve globale ou totale,
provo-
quant parfois des rponses totalitaires . Toutes les sciences
sociales
ont considrer ce problme de l'irruption de l'indit, des
alternatives
radicalement nouvelles, des discontinuits ; le dfi est donc
thorique.
Et dans la mesure o l'anthropologie se veut saisie globale,
diffren-
cie des dmarches plus analytiques, elle peut contribuer une
meil-
leure dfinition et une connaissance en profondeur de la
modernit.
19 Voir Sens et puissance, et notamment le texte repris l sous
le titre Tradition
et continuit . 20 T. ROSZAK, The making of a counter culture,
New York, 1969.
TOSHIBATexte surlign
-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 15
II) Crises pratiques el thoriques
de la modernit.
Retour la table des matires
Les premires sont gnralement associes, si l'on s'en tient aux
in-
terprtations superficielles, l'acclration des changements, des
pro-
cessus qui rgissent normalement la vie des socits. Il intervient
ainsi
un phnomne d'crasement dans le temps ; la coexistence des
forma-
tions sociales et culturelles d'ges diffrents s'effectue de
manire plus
rapide, devient plus apparente et plus problmatique. Dans ces
condi-
tions - qui provoquent une sorte d'exaspration de la normalit -
la
socit apparat davantage comme ce qu'elle est dans sa ralit
pro-
fonde. Elle ne peut plus tre apprhende comme un ensemble (un
tout) unifi qui se dfinit simplement par un type sociologique
(au
sens du type idal de Max Weber), ou un rgime (selon les
quali-
fications des politicologues et des conomistes) ; on la voit
plus ht-
rogne, plurale et mouvante. D'une certaine faon,
l'acculturation
rgissant les rapports tablis dans l'espace, entre socits et
cultures
diffrentes, s'ajoute l'acculturation dans le temps qui rsulte de
la
coexistence plus rapide des rapports sociaux et configurations
cultu-
relles d'ges diffrents.
Dans cette situation, la relation aux rfrents sociaux est
ressentie
comme ambigu ou dpourvue de sens. Et les acteurs sociaux
dfinis-
sent leurs fonctions, leur rle, avec plus de difficults. Les
ractions
comme les affrontements sont trs diversifis : le refus total du
sys-
tme , exprim soit par la violence (crdite de vertus salvatrices
en
elle-mme) soit par le retraitisme (moyen de vivre hors du
monde
moderne) ; l'exaltation de la spontanit oppose aux institutions
r-
pressives ; le conflit entre des gnrations qui tendent se
transfor-
mer en classes politiques ; l'affrontement des volontaristes
sociaux
TOSHIBATexte surlign
-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 16
exprimant une exigence rvolutionnaire, ou radicalement
rformiste,
et des couches sociales ne formulant que des revendications
quanti-
tatives , etc. Les mouvements contestataires actuels attaquent
tout
autant que le mode capitaliste de production des choses le mode
de
production des pouvoirs, des signes et des discours . La
contesta-
tion est globale, la crativit est oppose la production, le sens
la
puissance, la qualit la quantit (vue sous sa forme conomique
ou
matrialiste , comme il est souvent dit). K. Keniston,
tudiant
l'idologie des jeunes radicaux amricains, souligne le dgot
devant la notion de quantit et le refus de l'uniformit, de la
banalisa-
tion ; la demande du droit la qualit s'accompagne d'une demande
du
droit la diffrence 21.
Que les crises actuelles de la modernit s'expriment, au moins
par-
tiellement, en ce langage, est un fait reconnu par les
thoriciens de la
socit techntronique eux-mmes. Ils ne peuvent luder le pro-
blme de la signification. Z. Brzezinski constate que, dans la
partie la
plus avance du monde, la tension entre l'homme intrieur et
l'homme extrieur suscite une crise aigu de l'identit
philoso-
phique, religieuse et psychique 22. Et les travaux relatifs la
re-
cherche de l'identit constituent une part importante de
l'activit des
social scientists amricains. De mme, il importe de mentionner
l'at-
tention accorde aux niveaux de conscience qui dterminent une
saisie
plus ou moins adquate des ralits actuelles ; le concept de
niveau de
conscience tant vu comme une configuration qui faonne, en
tout
individu, la perception globale de la ralit. C. Reich, dans son
ouvra-
ge clbre : The greening of America, propose une interprtation
cen-
tre sur l'individu et la culture - et en dernier lieu sur le
politique - de
la rvolution en voie de se faire aux tats-Unis. Sa dmarche
re-
pose sur la dfinition de trois niveaux de conscience : I) La vue
tra-
ditionnelle , qui n'a plus prise sur le rel, forme au cours du
XIXe
21 K. KENISTON, Young Radicals : notes on committed youth, New
York,
1968. 22 Z. BRZEZINSKI, op. cit.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 17
sicle ; II) La configuration mentale et les valeurs associes une
so-
cit industrielle organisation pousse, qui apparurent durant
la
premire moiti de ce sicle ; III) La saisie globale qu'laborent
les
nouvelles gnrations : elle est mergente et a encore l'aspect
d'un
code secret indcryptable 23. La constatation (prsente sans
pr-
tention scientifique ) ne s'applique pas seulement au cas
amricain.
Durant les priodes o le processus historique subit une terrible
ac-
clration - selon la formule de J. Burckhardt - le mode
d'existence
de la socit devient plus apparent et les rvlateurs de sa
vritable
nature se multiplient. Dans ces circonstances, l'histoire lve
les mas-
ques.
Par rapport ce premier ensemble de considrations, l'utilit de
la
dmarche anthropologique commence se prciser. Cette dernire
aide non seulement une saisie globale qui restitue leur
complexit
aux rapports entre infrastructures et superstructures, entre
ralit so-
ciale et formes de la conscience, mais aussi une meilleure
interprta-
tion des situations rvlatrices (par le moyen de l'analyse
situationnel-
le) et des transitions (par les instruments faonns l'occasion
de
l'tude des socits traditionnelles en changement). Et cela, en
de-
hors du fait dj mentionn que l'anthropologie se construit de
plus en
plus comme une sociologie qualitative. Ce qui lui a donn une
comp-
tence suprieure pour traiter des transformations relevant de
l'ordre de
la qualit - celui o se constituent et se modifient les rapports
sociaux
fondamentaux.
Un second ensemble de donnes est compos par ce que
j'appelle-
rai la multiplication des alternatives. Cette dernire rsulte de
proces-
sus internes : les gnrateurs de changement, qu'ils relvent du
do-
maine technique, scientifique, organisationnel ou culturel,
deviennent
de plus en plus oprants ; par l'effet des transformations
cumules,
l'ordre social parat et est la fois plus problmatique et plus
ou-
vert ; la ncessit du choix entre les avenirs possibles et
l'obligation
23 C. REICH, The Greening of America, New York, 1970.
TOSHIBATexte surlign
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-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 18
constante de construire et dfinir la socit (et non de la
reproduire
purement et simplement) s'imposent de manire plus
contraignante.
Paralllement, les processus externes jouent un rle
d'importance
croissante. Pour la premire fois dans l'histoire, les diverses
socits et
cultures sont dsormais toutes communicantes, matriellement et
in-
tellectuellement - par les changes, les confrontations
politiques et les
images d'elles-mmes qu'elles se renvoient respectivement. Il
est
devenu possible de confronter toutes les expriences humaines,
au
moins en principe, et les rfrences externes ont une incidence
crois-
sante sur les choix fondamentaux effectus (ou subis) par les
nations,
les groupes sociaux et les individus. C'est au plan
international, l'qui-
valent du phnomne observ par les anthropologues dans leurs
rcen-
tes tudes d'acculturation portant sur les socits de petites
dimen-
sions : les relations l'entourage, la dynamique du dehors ,
favori-
sent l'apparition d'alternatives nouvelles 24. Enfin, il est
ncessaire
d'voquer les consquences d'une information gnralise et
rapide
par les media ; l'vnement qui envahit la vie quotidienne, les
infor-
mations relatives aux expriences en cours dans les divers pays,
en
mme temps qu'ils contribuent l'mergence de solidarits
nouvelles,
largissent le champ des alternatives. La comparaison s'impose
en
quelque sorte d'elle-mme et devient une force de transformation
- y
compris la transformation des projets rvolutionnaires. ce
niveau,
l'intervention de l'anthropologie, qui est une sociologie
comparative
tout autant qu'une sociologie qualitative, se trouve
scientifiquement
fonde.
Mais il est des domaines plus particuliers, des secteurs de la
mo-
dernit propres aux socits dites avances, o cette justification
appa-
rat presque comme une vidence. Ils sont le terrain ouvert
une
premire attaque anthropologique des problmes de la modernit
:
24 Voir G. BALANDIER, Sens et puissance, Premire Partie et
Conclusion.
TOSHIBATexte surlign
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-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 19
1) Le rapport nature-culture.
Retour la table des matires
Comme durant toutes les priodes de remise en cause globale,
cette
relation est soumise une critique qui engendre une philosophie
de la
nature diffrente. Les thmes, les mouvements, les initiatives
politi-
ques qui, aux tats-Unis notamment, concernent l'environnement et
la
pollution rvlent sur quelles bases celle-ci se constitue. La
bataille
pour l'cologie, le rejet d'un milieu dnatur par une croissance
tech-
no-conomique exacerbe, les tentatives de retour des formes
plus
simples et/ou plus naturelles de l'existence deviennent les
composants
trs actifs de la contestation pratique d'un certain type d'ordre
indus-
triel. Ce dernier est existentiellement prouv comme un
dsordre
mettant en danger de mort, et la revendication pour la qualit de
la
vie s'oppose la fuite en avant dans la production. Une
idologie
anti-industrialiste s'labore, figure inverse de l'optimisme
industria-
liste dominant au cours du XIXe sicle.
Les modifications du rapport nature-culture doivent aussi tre
ap-
prhendes sous un autre aspect. Il faut considrer celles qui
affectent
les relations fondamentales ou primaires rsultant du traitement
cultu-
rel des donnes de nature - sexe, union homme-femme, ge. Les
cons-
tituants primordiaux de toute socit deviennent les supports
d'une
contestation et d'une exprimentation qui peuvent tre dites
radicales,
en ce sens qu'elles portent sur les racines mmes de toute
existen-
ce sociale. Les animatrices des mouvements fministes ne
revendi-
quent pas seulement les moyens d'une gestion plus volontaire de
la
nature de la femme, mais aussi une nouvelle dfinition des
rapports
entre hommes et femmes et de la cellule familiale rsultant de
leur
union. Elles refusent le sexisme mle entretenu au long des
si-
cles. Pour elles, l'histoire sociale n'est pas d'abord celle de
l'exploita-
tion de l'homme par l'homme, mais celle de l'exploitation de la
femme
-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 20
par l'homme. Les relations entre groupes ou couches d'ge,
n'chap-
pent pas davantage aux turbulences actuelles, gnratrices de
trans-
formation. Des coupures se sont cres, dont la plus apparente est
cel-
le qui se manifeste par la formation d'une culture des jeunes -
la
youth culture -, objet d'tudes nombreuses aux tats-Unis, qui
com-
porte un rejet de l'ordre tabli . Mais il y a plus voir. Les
rapports
estims naturels entre gnrations antcdentes et gnrations
suivan-
tes ont t bouleverss. Les premires ont perdu une large part de
leur
capacit d'information et de formation, de leur autorit. Elles
sont
marques par le pass et effectuent leurs valuations en termes
de
continuit, alors que leurs descendants se situent dans le temps
des
changements incessants et expriment leurs valuations en termes
d'-
venir. Ceux-ci n'acceptent pas d'appartenir, selon une formule
rappor-
te par M. Mead, une gnration de la rptition 25.
Cet ensemble de phnomnes met en prsence d'une critique radi-
cale qui ne s'attaque plus seulement au mode de production
capitalis-
te ; et qui, du mme mouvement, transforme la conception de
l'entre-
prise rvolutionnaire. Dans cette perspective, Marx et Freud se
trou-
vent partiellement rcuss : l'un pour son industrialisme (sinon
son
socialisme), l'autre pour son sexisme (sinon sa dmystification
de
la conscience).
2) Les essais de repersonnalisation du rapport social.
Retour la table des matires
Dans la socit industrielle avance (ou postindustrielle ou
techn-
tronique - c'est une affaire de conventions) oprent des
tendances
contradictoires. D'une part, les communications rduisent les
isole-
ments dus la distance, les media confrent l'vnement une
sorte
d'ubiquit, et ces moyens conjoints assurent une connaissance
directe
25 Margaret MEAD, op. cit., chapitre consacr aux cultures
prfiguratives .
-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 21
des autres . Mais d'autre part, le dveloppement des socits
de
masse et des vastes agglomrations qui sont d'une certaine faon
des
anti-communauts, celui des larges organisations complexes o
la
fonction occulte la personne, contribuent la solitude
individuelle
(thme prsent par D. Riesman comme celui de la foule solitaire
)
et l'uniformisation des individus. La modernit actuelle
apparat
ses critiques comme celle d'une socit sans style(s). Les
ractions
qu'elle provoque sont la fois orientes contre l'in-diffrence 26
et
la sous-personnalisation (si l'on me permet la formule), et
contre les
coupures traces entre les personnes.
des degrs divers, la recherche de nouvelles formes d'identit,
la
diffusion des nouveaux styles par les cultures alternatives,
l'expri-
mentation tentant de crer des units sociales chaudes , la
multipli-
cation des modes d'engagement personnel sont des essais de
rponse
cette situation. Les signes ne trompent pas et ils sont
nombreux. Par
exemple : la rencontre de l' autre organise dans des groupes
visant
cette fin (encounter groups) essaie de remdier aux consquences
de
la solitude urbaine ; la connaissance participante, celle qui
s'acquiert
par la pratique et/ou l'activisme social, est valorise par
rapport celle
qui s'acquiert en des lieux spcialiss, spars, et qui isole ;
les
communes , qui se veulent communauts vritables, les groupes
qui se constituent l'image des sectes ont d'abord pour premire
fonc-
tion de donner une identit et d'assurer une insertion. Tous ces
ph-
nomnes manifestent l'exigence de reconstruction de rapports
sociaux
directs, personnaliss ; de ces relations qui sont justement une
des ca-
ractristiques du domaine anthropologique.
26 Selon l'expression de Henri LEFEBVRE, Le manifeste
diffrentialiste, Paris,
1970.
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Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 22
3) Les essais de restitution du sens.
Retour la table des matires
Les techntroniciens eux-mmes ne peuvent viter de poser le
problme du sens de la socit techntronique ; assez navement,
ils croient que le philosophe peut apporter la solution et ils
le convient
tre parmi eux un spcialiste parmi d'autres 27. Je ne
m'attacherai pas
ici aux raisons de la perte du sens, mais certaines des rponses
ce
dfi inluctable. Toutes ont pour caractristique commune de
proposer
une dfinition du rapport social par l'idologie, les symboles et
les
langages, les rituels ; par ce que j'ai qualifi comme cration
per-
sonnalisante ou culturelle . Une fois encore, l'anthropologie
peut se
trouver l en terrain de connaissance.
L'expression la plus volontaire, et la plus minoritaire, de ces
rpon-
ses, est constitue par la culture d'avant-garde - si l'on admet
cette
formulation imprcise. R. Poggioli a tent de lui donner plus de
ri-
gueur. Il considre cette culture en fonction de quatre caractres
do-
minants ; elle est activiste (associant la joie l'action),
antago-
niste (exaltant le fait d'tre contre ), nihiliste (dtruisant
tou-
tes les barrires) et agonistique (engendrant sa propre
destruction).
Et Poggioli ajoute : l'avant-garde recherche la solidarit au
sein de la
communaut des rebelles et des libertaires ; elle s'efforce de
trans-
former la catastrophe en miracle - on pourrait presque dire, le
non-
sens en sens 28.
La rponse la plus globale est recherche par les entreprises
rvo-
lutionnaires ou/et utopiques qui visent ractualiser le temps
des
commencements, ou de la vritable jeunesse du monde selon la
27 Ainsi, Z. BRZEZINSKI dans l'ouvrage dj cit. 28 R. POGGIOLI,
The theory of the Avant-garde, Cambridge (Mass.), 1968.
-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 23
formule de Rousseau. La modernit ne trouve lors son sens que
dans
le changement radical, dans l'adhsion a un projet de
re-faonnage
total de la socit o le politique se fait croyance. Le mouvement,
par
lequel le projet tente de se raliser, devient gnrateur de dogmes
et
critique de la tolrance pure 29. Il se charge pour une part de
ce
dynamisme que constitue le religieux prsent l'tat diffus
dans
les socits modernes dites avances.
Ce dernier point appelle l'attention, il renvoie un important
en-
semble de donnes. Dans la mesure mme o la crise moderne
affecte toutes les institutions, elle touche aussi les glises,
et non seu-
lement les croyants. Le religieux tend ainsi ne plus tre
principa-
lement investi dans les organisations qui ont la charge de sa
gestion ;
il leur chappe et reste en quelque sorte diffus ou sauvage . Il
rede-
vient en partie disponible pour de nouvelles dfinitions ; et ces
dfini-
tions doivent tre formules, car le niveau religieux - si l'on
donne
ce qualificatif l'acception la plus large - est celui du sens o
s'organi-
sent certaines des forces qui contribuent la cohsion du systme
so-
cial et l'adhsion des individus. Les batailles conduites sur le
terrain
de la modernit, pour la justifier, la faonner ou la nier, ont
ncessai-
rement des implications religieuses. La vie quotidienne
redevient plus
permable au sacr : les nouveaux langages thologiques se
crent
(souvent par syncrtisme) et se diffusent, les manifestations
rituelles
se multiplient dans le cadre des exprimentations sociales et
culturel-
les et le thtre ritualis (comme l'Open Theater de New York)
des-
cend dans la rue 30, les communes amricaines retrouvent
souvent
l'exigence spirituelle des premires expriences communautaires
dont
elles sont les hritires, les religions alternatives ou de
remplacement
se rpandent. Il est possible de considrer ces faits comme des
essais
29 Exemple d'expression thorique de cette critique : R. WOLFF,
B. MOORE et
H. MARCUSE, A critique of pure tolerance, Boston, 1965. 30 Quant
ce premier ensemble de phnomnes, je signalerai l'importante
com-
munication de B. NELSON la douzime runion annuelle de l'American
So-
ciety for the Study of Religion : Re-Presentations of the Sacred
in our Ti-
mes , et les stimulantes contributions d'E. GOFFMAN l'tude du
rituel.
-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 24
de sacralisation des entreprises de re-faonnage de la socit
moderne.
Sous leurs formes les plus contestantes , elles conservent les
m-
mes caractristiques. Les contre-cultures mobilisent le sacr et
les lea-
ders de la contestation font figure de Matres ou de Gourous, les
reli-
gions d'importation contribuent exprimer au plus haut niveau le
re-
fus de l'ordre industriel, le religieux lmentaire (la magie et
la
sorcellerie) et le recours l' occulte 31 servent contrecarrer
les
cultures officielles, le retour offensif du satanique avec son
orga-
nisation cultuelle propre aux tats-Unis 32 s'associe l'intention
de
dtruire les structures existantes, la rapparition du rebelle
ache-
v 33.
L'ensemble des considrations prcdentes ne constitue qu'un
pre-
mier reprage, traant un domaine o l'intervention de
l'anthropologie
apporterait une contribution dcisive l'interprtation de la
modernit,
telle qu'elle s'exprime dans les formes, les crises, les
problmes ac-
tuels des socits dites avances. Paralllement aux recherches
de
mme orientation qu'elle poursuivrait dans les socits qui
relvent
traditionnellement de sa comptence et qui lui permettraient de
donner
une assise large (vritablement anthropologique ) l'tude des
mo-
dernits. Les problmes recenss sont ceux de notre vcu immdiat
et
ils s'imposent avec une vigueur qu'voque la formule : le choc
du
futur 34 ; parce qu'ils sont pratiques un haut degr (et parfois
dfi-
nis en termes de survie), ils posent inluctablement des
questions de
thorie et de mthode pour lesquelles nous sommes
intellectuellement
sous-prpars. L'exigence est reconnue. Z. Brzezinski,
annonciateur
de l' re techntronique , envisage les nouveaux rapports
propres
celle-ci et affirme : L'homme doit encore en dcouvrir une
dfinition
31 E.A. TIRYAKIAN consacre ses recherches actuelles l'laboration
d'une
sociologie de l'occulte . 32 Description sommaire de cette
organisation dans le magazine Newsweek, Au-
gust 16, 1971 (article intitul : Evil, anyone ?). 33 Voir H.
MURRAY, The Personnality and Career of Satan, in Journal of So-
cial Issues, 18, oct. 1962. 34 Alvin TOFFLER, Future Shock, New
York, 1970.
-
Georges Balandier, Rflexions sur une anthropologie de la
modernit. (1971) 25
thorique et, par l mme, se les rendre comprhensibles lui-
mme 35. Mais il y a loin de l'exigence la rponse. Celle-ci ne
peut
rsulter que d'une orientation radicalement diffrente des
sciences so-
ciales 36. C'est maintenant que doit se vrifier l'assertion
philosophi-
que de G. Bachelard : seul le prsent peut provoquer le
rajeunissement
de la pense - un prsent qui n'exclut pas le futur ds l'instant o
l'on
reconnat que le changement est l'irruption de ce dernier en
son
sein 37.
Sorbonne.
35 Op. cit., Premire Partie : Le choc de l're techntronique. 36
Voir mon ouvrage Sens et puissance, Premire Partie et Conclusion.
37 Ces rflexions n'expriment que le premier tat d'une recherche
conduite en
tant que Visiting research professer (1970-1971) Duke
University
(U.S.A.), grce l'aide financire de la Ford Foundation.
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