Enfin mentionnons lrsquoadmiration de Fontenelle pour lrsquohistorien et astronome italien
Francesco Bianchini qui fut membre de la Royal Society de Londres au deacutebut du XVIIIe
siegravecle Si Bianchini fut davantage connut pour ses travaux drsquoastronomie il eacutetait lrsquoauteur
drsquoune Istoria Universale œuvre de reacuteflexion sur les premiegraveres nations antiques Lrsquoauteur
en se fondant sur une seacuterie de sources notamment archeacuteologiques478 avait eacutetudieacute les
mouvements de populations antiques et Fontenelle lui a attribueacute le concept de
Il est aiseacute de voir quels sujets suivent le deacuteluge Partout crsquoest un grand spectacle raisonneacute
appuyeacute non-seulement sur les teacutemoignages que le savoir peut fournir mais encore sur des
reacuteflexions tireacutees de la nature des choses amp fournies par lrsquoesprit seul qui donne la vie agrave ce
grand amas de faits inanimeacutes Rien nrsquoest mieux manieacute que les Etablissemens des premiers
peuples en diffeacuterens pays leurs transmigrations leurs colonies lrsquoorigine des monarchies
ou des reacutepubliques les navigations ou de marchands ou de conquerans amp sur ce dernier
article M Bianchini fait toujours grand cas de ce qursquoil appelle la Thalassocratie lrsquoempire
ou du moins lrsquousage libre de la mer En effet lrsquoimportance de cette thalassocratie connue amp
sentie degraves les premiers temps lrsquoest aujourdrsquohui plus que jamais amp les nations drsquoEurope
srsquoaccordent asseacutes agrave penser qursquoelles acquirent plus de veacuteritable puissance en srsquoenrichissant
par un commerce tranquille qursquoen agrandissant leurs Etats par des conquecirctes violentes
Selon M Bianchini ce nrsquoetoit point du ravissement drsquoHeacutelene qursquoil srsquoagissoit entre les
Grecs amp les Troyens crsquoeacutetoit de la navigation de la mer Eacutegeacutee amp du Pont Euxin sujet
beaucoup plus raisonnable amp plus inteacuteressant amp la guerre ne se termina point sur la prise
478 A MOMIGLIANO Essays in Ancient and Modern Historiography Middletown 1977 pp 282-285 479 B de FONTENELLE Eacuteloges de M Bianchini in Œuvres de M de Fontenelle t 6 Paris 1752 pp 406-407 Cf Fr BIANCHINI La istoria universale provata con monumenti e figurata con simboli degli antichi Veacuterone 1697 pp 525-558 Voir aussi B MARTIN Biographia philosophica being an account of the Lives writings and Inventions of the most eminent philosophers and mathematicians Londres 1764 p 523
116
Le recours au mythe de la guerre de Troie (que Bianchini interpregravete comme un conflit
commercial) de mecircme qursquoagrave lrsquoHistoire de lrsquoAthegravenes classique fournirent agrave lrsquoauteur un bon
sujet de comparaison Lrsquooeuvre de Bianchini teacutemoigne drsquoune maicirctrise de lrsquoHistoire
grecque qui augurait des premiers ouvrages geacuteneacuteralistes sur le sujet Srsquoil integravegre des extraits
drsquoœuvres mythiques dans ses reacuteflexions sur la thalassocratie Bianchini se sert eacutegalement
drsquoexemples comme ceux de la Crecircte ou de la Pheacutenicie
E dasse occasione a Rodiani di spacciarsi per autori delle fondazione di Eliopoli la quale
apparteneva agrave gli Arabo suoi nazionali Comunque sia la ferie del fatto la somma risponde
alle pruove della lega de Egitto Perciocchegrave le superstizioni introdotte e le posate del
viaggio di Danao e di Camo dallrsquoEgitto e dalla Fenicia con gli Arabi di suo seguito sanno
conoscere che in que principi dellrsquoarte marinaresca si tevevano affai prossimi a lidi del
Mediterraneo e passavano di Egitto in Fenicia e quinci agrave Rodi e nella Caria per tragittare
lrsquoEgeo e dar fondo nellrsquoAttica e in Egialea onde vediamo instituite nersquosuddetti luoghi le
prime Talassocrazie dapoi che lrsquoesempio di Creta dimostro la utilitagrave del dominio
marittimo Rodi que dopo Candia agrave il passo piu celebre per imbroccare dal Mediterraneo
nellrsquoArcipelago pretese diritto di sovranitagrave in quella costa Diodoro scrive che Altemene
figliuolo di Crateo regrave di Creta ivi regnasse poco prima della guerra di Troja si come vuole
che gran parte di Caria da uno de gli Eliadi e Rodiani per nome Triopa fosse ridotta in sua
potestagrave le quali cose dimostrano che la Talassocrazia de Rodiani propria di questo secolo
(giusta i racconti di Eusebio) seguisse lrsquoesempio de Cretesi si come qualche secolo inanzi
gli acquisti di Caria e del Chersoneso avevano communione drsquointersse e di esempio con
gli stessi dominatori di Candia Intorno alla guerra Trojana introducono gli Scrittori amistagrave
e ospizio de Pelasgi e de Tessali cosi nellrsquouna come nellrsquoaltra di queste due isole e
impegnano i principi delle edisime ora agrave ricettarli ora agrave portarsi agrave difenderli480
Bianchini avait donc deacuteveloppeacute le concept de thalassocratie en lrsquoappliquant aux temps
archaiumlques Lrsquoauteur se sert de reacutefeacuterences historiques ou mythiques bien que la reacuteflexion
sur les causes de la guerre de Troie deacutenote une forme drsquoanalyse critique Lrsquoauteur
srsquointeacuteressait agrave toutes les formes de thalassocraties antiques qursquoelles soient grecques ou
non Son admiration pour ce type de systegraveme seul agrave mecircme de permettre les eacutechanges agrave
longue distance sous lrsquoAntiquiteacute est manifeste En outre Bianchini preacutesente les diviniteacutes
480 Fr BIANCHINI Op cit p 527
117
de lrsquoeacutepopeacutee homeacuterique comme des alleacutegories des Eacutetats de lrsquoeacutepoque leurs interactions
renvoyant aux rapports geacuteopolitiques des temps archaiumlques481 Si la notion de thalassocratie
ne connut de reacuteelles reacutecupeacuterations que dans le courant du XIXe siegravecle482 elle beacuteneacuteficia
drsquoun certain eacutecho degraves le XVIIIe siegravecle Ce concept avait convaincu Fontenelle qui deacutefendait
le principe drsquoune similitude entre le monde des anciens et celui de son temps La fin du
XVIIe siegravecle vit la naissance de plusieurs concepts centraux pour lrsquohistoriographie des
colonies grecques Outre la thalassocratie drsquoautres notions comme celle de
Commonwealth furent deacuteveloppeacutees agrave cette eacutepoque Ces preacutecisions terminologiques en
rapport avec les colonies antiques ou modernes teacutemoignaient drsquoune attention accrue des
penseurs et historiens europeacuteens vis-agrave-vis de la colonisation et du commerce international
La creacuteation de liens de proximiteacute entre des ports autrefois eacuteloigneacutes impliqua une
redeacutefinition de ces diffeacuterents concepts Ainsi la domination croissante de la Grande-
Bretagne sur le commerce international commenccedila dans la premiegravere moitieacute du XVIIe
siegravecle avec la fondation en Inde de villes portuaires comme Calcutta483 Les grands empires
coloniaux eacutetaient eacutegalement des empires marchands En effet des nations comme le
Portugal et lrsquoEspagne et plus tardivement la Grande-Bretagne la France ou les Pays-Bas
deacuteveloppegraverent des reacuteseaux de transport agrave lrsquoeacutechelle mondiale De fait la maicirctrise des mers
impliquait non seulement la supeacuterioriteacute militaire sur mer mais aussi celle des produits et
celle de la marine marchande484 Agrave cet eacutegard la Meacutediterraneacutee constitue un preacuteceacutedent
inteacuteressant puisqursquoil est possible drsquoy retracer lrsquoeacutevolution des rapports de forces depuis
lrsquoAntiquiteacute archaiumlque jusqursquoagrave lrsquoeacutepoque contemporaine Ce pheacutenomegravene de supreacutematie
maritime est perceptible depuis les balbutiements de la colonisation corinthienne en
Meacutediterraneacutee orientale avec selon les sources une premiegravere bataille navale entre Corinthe
et Corcyre en 664 avant J-C De mecircme les guerres incessantes entre la France et
lrsquoAngleterre depuis la fin du XVIIe siegravecle jusqursquoen 1815 et leur impact sur la politique en
Meacutediterraneacutee donnent un aperccedilu de ce qursquoeacutetaient les thalassocraties aux Temps
481 Ibidem pp 453-460 482 Notamment sous lrsquoimpulsion du theacuteoricien ameacutericain Alfred Mahan Cf W F LIVEZEY Mahan on seapower Norman 1981 ou J B HATTENDORF The influence of History on Mahan Newport 1991 483 R K HOME Of planting and planning the making of british colonial cities New York 2013 p 65 484 Cf H COUTAU-BEacuteGRIE Seapower in the Mediterranean from the Seventeenth to the Nineteenth Century in Naval policy in the Mediterranean past present and future Abingdon ndash New York 2000 pp 30-31
118
modernes485 Les thegraveses de Bianchini et de Fontenelle reacutesultaient des modifications
geacuteopolitiques de leur eacutepoque et des importantes redeacutecouvertes des sources antiques En
effet la fin du XVIIe siegravecle correspondait agrave la reacutecupeacuteration des colonies ameacutericaines par le
pouvoir britannique486 Du reste la proximiteacute de Bianchini avec les milieux britanniques
de mecircme que ses eacutechos aupregraves drsquoauteurs comme Benjamin Martin permettent un
rapprochement de ses theacuteories avec la politique appliqueacutee par la Grande-Bretagne au
XVIIIe siegravecle
485 Ibidem pp 30-47 Cf aussi C R PHILIPS Navies and the Mediterranean in the Early Modern Period in Naval policy in the Mediterranean past present and future Abingdon ndash New York 2000 pp 3-29 486 E NELLIS An Empire of Religions A brief History of colonial British America Toronto 2010 pp 111 et suiv
119
5) les teacutemoins de la colonisation en Nouvelle-France Lescarbot Lahontan et
les religieux
Le XVIe siegravecle marqua en France une redeacutecouverte de la mythologie greacuteco-latine qui
influenccedila la plupart des œuvres litteacuteraires produites agrave cette eacutepoque notamment dans le
cadre de la propagande royale487 Si au deacutebut du XVIIe siegravecle peu de gens en France
connaissaient le grec la poeacutesie grecque avait connu un regain drsquointeacuterecirct dans les derniegraveres
deacutecennies du XVIe siegravecle notamment par le biais de lrsquoeacutepopeacutee homeacuterique qui fit lrsquoobjet
drsquoune premiegravere traduction en franccedilais en 1577488 Lrsquoattrait des auteurs des XVIe et XVIIe
siegravecles pour les odes grecques reacutesultait drsquoun inteacuterecirct estheacutetique mais aussi religieux489 et
politique Drsquoun point de vue estheacutetique le style drsquoHomegravere connut plusieurs imitations dans
le courant du XVIe siegravecle
Le deacutebut du XVIIe siegravecle vit lrsquoeacutetablissement des premiegraveres colonies franccedilaises au Canada
et en Acadie Parmi les premiers colons se trouvaient quelques lettreacutes religieux ou hommes
de loi Ces auteurs compilegraverent et publiegraverent les premiers rapports sur les territoires
coloniseacutes ainsi que sur les indigegravenes peuplant les alentours des colonies Le rapport aux
indigegravenes et les efforts deacuteployeacutes par les auteurs europeacuteens pour tenter de les appreacutehender
initiegraverent un discours encore ineacutedit qursquoAndreas Motsch assimila agrave une premiegravere forme
drsquoeacutetudes ethnographiques490 La plupart de ces premiegraveres eacutetudes veacutehiculegraverent une image
positive des indigegravenes selon une logique relevant du concept du laquo bon sauvage raquo491 Cette
notion preacutesente dans les reacutecits de voyage depuis lrsquoAntiquiteacute connut une diffusion
importante dans les milieux humanistes du XVIe siegravecle notamment suite agrave la conquecircte
espagnole du Mexique et aux ouvrages critiquant la politique coloniale des Europeacuteens de
487 Notamment sous les regravegnes drsquoHenri II et Charles XI sous la plume drsquoauteurs comme Pierre Ronsard ou Eacutetienne Jodelle Cf Fr JOUKOVSKY-MICHA Poeacutesie et mythologie au XVIe siegravecle Paris 1969 pp 141-160 488 N HEPP Homegravere en France au XVIIe siegravecle Paris 1968 p 34 489 N HEPP Les interpreacutetations religieuses drsquoHomegravere au XVIIe siegravecle in Revue des sciences religieuses vol XXXI Strasbourg 1957 pp 34-50 La theacuteologie drsquoHomegravere et ses inspirations potentielles firent lrsquoobjet de diverses theacuteories allant de lrsquoillumination divine agrave un plagiat des textes heacutebraiumlques 490 A MOTSCH Lafitau et lrsquoeacutemergence du discours ethnographique Paris-Queacutebec 2001 pp 263-264 491 Cf St CRO The Noble Savage Waterloo 1989 pp 13-38 Lrsquoimagerie du bon sauvage influenccedila eacutegalement les missionnaires jeacutesuites et reacutecollets degraves le deacutebut des entreprises drsquoeacutevangeacutelisation Cf J WARWICK Humanisme chreacutetien et bons sauvages in XVIIe siegravecle n 97 Paris 1972 p 33
120
mecircme que les traitements infligeacutes par les colons aux indigegravenes modegraveles de vertu et de
liberteacute492
De ces premiegraveres entreprises colonisatrices naquit aux XVI-XVIIe siegravecles un nouveau
genre dans la litteacuterature franccedilaise les relations de voyages descriptions dramatiseacutees des
deacutecouvertes et des voyages par les premiers explorateurs493 Le nom sera par la suite utiliseacute
comme intituleacute pour les rapports annuels des jeacutesuites Parmi les premiegraveres relations citons
celles publieacutees par Samuel de Champlain Lrsquoauteur fondateur des premiegraveres habitations agrave
Queacutebec et agrave Port-Royal baptisa drsquoabord Arcadie la terre nouvellement deacutecouverte mais
modifia ensuite le nom pour Acadie494
Du costeacute de lrsquoEst est une isle qui srsquoappelle Sainct Laurens ougrave est le Cap-Breton amp ougrave une
nation de sauvages appelez les Souricois hyuernent Passant le destroit de lrsquoisle Sainct
Laurens costoyant la coste de lrsquoArcadie on vient dedans une baye qui vient ioindre ladite
mine de cuiure Allant plus outre on trouve on trouue une riviegravere qui va quelques soixante
et quatre vingts lieueumls dedans les terres laquelle va proche du lac des Irocois par ougrave lesdicts
sauuages de la coste drsquoArcadie leur vont faire la guerre495
Cette reacutefeacuterence pose la question drsquoune connaissance au moins superficielle de lrsquoHistoire de
lrsquoAntiquiteacute par Champlain drsquoautant que lrsquoon ignore lrsquoampleur de son eacuteducation
classique496 Cette reacutefeacuterence agrave lrsquoArcadie peut impliquer que Champlain ait voulu inteacutegrer
sa deacutecouverte dans un registre antiquisant bien qursquoelle ait pu eacutegalement reacutesulter drsquoune
deacuteformation drsquoun nom ameacuterindien voire drsquoune erreur drsquoorthographe de la part de
Champlain qui ne recourut plus au terme laquo Arcadie raquo par la suite497 Ainsi lrsquoavocat
Lescarbot est connu pour sa piegravece Le theacuteacirctre de Neptune en la Nouvelle-France piegravece
492 Agrave cet eacutegard lrsquoexemple de Pierre Martyr meacuterite drsquoecirctre citeacute P MARTYR De orbo novo VII 4 Cf St CRO Op cit p 33 493 R OUELLET Qursquoest-ce qursquoune relation de voyage in La recherche litteacuteraire objets et meacutethodes Montreacuteal1993 pp 235-252 494 S de CHAMPLAIN Des Sauvages Texte eacutetabli preacutesenteacute et annoteacute par A BEAULIEU et R OUELLET Montreacuteal 1993 p 81 495 S de CHAMPLAIN Œuvres texte eacutediteacute par C-H LAVERDIEgraveRE vol1 Queacutebec 1870 p 51 496 Sur lrsquoeacuteducation de Champlain lrsquohistoriographie en est reacuteduite agrave des supputations Il fut peut-ecirctre baptiseacute comme un protestant reccedilut une eacuteducation protestante et se convertit ensuite au catholicisme Sa formation classique fut toutefois peu eacutelaboreacutee en atteste son peu de connaissances en latin et en grec Cf D H FISHER Champlainrsquos dream New York ndash Londres 2008 pp 24-25 497 Cf S de CHAMPLAIN Œuvres texte eacutediteacute par C-H LAVERDIEgraveRE vol1 Queacutebec 1870 p 51 note 3
121
eacutecrite et joueacutee agrave Port-Royal durant lrsquoautomne 1606498 mettant en scegravene le dieu Neptune et
ses tritons et relatant leurs interactions avec des Ameacuterindiens La piegravece teacutemoigne drsquoune
penseacutee colonialiste la France ayant inteacuterecirct agrave srsquoeacutetablir dans les territoires reacutecemment
exploreacutes Lrsquoauteur fait ainsi parler le troisiegraveme Triton en ces termes
France tu as occasion
De louumler la devotion
De tes enfans dont le courage
Se montre plus grand en cet acircge
Qursquoil ne fit onc eacutes siecles vieux
Estants ardement curieux
De faire eclater tes louumlanges
Jusques aux peuples plus etranges
Et graver tou les immortel
Meme souz ce monde mortel
Aide doncques amp favorise
Une si louumlable entreprise
Neptune srsquooffre agrave ton secours
Qui les tiens maintiendra toujours
Contre toute lrsquohumaine force
Si quelqursquoun contre toy srsquoefforce
laquo il ne faut jamais rejetter
498 P CARILE Le regard entraveacute Litteacuterature et anthropologie dans les premiers textes sur la Nouvelle-France Sillery 2000 pp 83-85
122
laquo Le bien qursquoun Dieu nous veut preter499
Lescarbot agissait dans une logique de contre-reacuteforme Lrsquoauteur revint en France avec une
perception positive des terres nouvellement conquises et de leurs habitants Les
Ameacuterindiens eux-mecircmes eacutetaient destineacutes agrave la conversion au catholicisme et agrave devenir sujets
de la couronne de France500 Lescarbot fait parler un sauvage en ces termes
De la part des peuples sauvages
Qui environnent ces paiumls
Nous venons rendre les homages
Deuz aux sacreacutees fleur-de-lis
Es mains de toy qui de son Prince
Repreacutesente la Majesteacute
Attendans que cette province
Faces florir en pieacuteteacute
En mœurs civils amp toue chose
Qui sert agrave lrsquoetablissement
De ce qui est beau et repose
En un royal gouvernement501
Lrsquoœuvre de Lescarbot preacutesente lrsquoideacuteologie du bon sauvage dans un discours impeacuterialiste502
Lrsquoauteur deacutefend lrsquoautoriteacute du pouvoir franccedilais ainsi que sa vocation agrave srsquoimplanter en
499 M LESCARBOT Les muses de la Nouvelle-France Paris 1609 pp 14-15 500 Eacute THIERRY Op cit pp 92-112 et B EMONT Marc Lescarbot Mythes et recircves fondateurs de la Nouvelle-France Paris 2002 pp 246-256 501 M LESCARBOT Op cit p 17 502 Lescarbot admirait les coutumes des Ameacuterindiens notamment la chasse agrave laquelle tous les hommes srsquoadonnaient alors qursquoil srsquoagissait en France drsquoun privilegravege reacuteserveacute agrave lrsquoAristocratie Cf M-Ch PIOFFET M Lescarbot Voyages en Acadie (1604-1607) suivis de la description des meours souriquoises compareacutees agrave celles drsquoautres peuples eacutedition critique de M -Ch Pioffet Leacutevis 2007 pp398-409 Cf T ELLINGSON The Myth of the Noble Savage Berkeley ndash Los Angeles ndash Londres 2001 pp 21 et suiv
123
Ameacuterique Au contraire des auteurs espagnols du siegravecle preacuteceacutedent Lescarbot eacutecrivait agrave une
eacutepoque ougrave la colonisation entreprise par son pays nrsquoen eacutetait qursquoagrave ses deacutebuts Degraves lors
lrsquoavocat soutenait lrsquointeacuterecirct drsquoun eacutetablissement franccedilais en Acadie au nom de ce que les
indigegravenes pourraient apporter aux Europeacuteens
Le theacuteacirctre de Neptune fut la premiegravere piegravece eacutecrite et joueacutee au Canada Srsquoil srsquoagissait drsquoune
œuvre destineacutee agrave divertir les explorateurs agrave la veille de lrsquohiver elle preacutesentait neacuteanmoins
une dimension de propagande destineacutee agrave reacuteaffirmer la loyauteacute des membres de lrsquoexpeacutedition
agrave la monarchie503 Paolo Carile a vu dans la piegravece de Lescarbot un emprunt baroque destineacute
agrave rappeler le faste des joyeuses entreacutees des souverains dans les villes de France504 Ce
faisant Lescarbot aurait conccedilu son spectacle comme une simulation de prise de pouvoir
sur les terres de Nouvelle-France En effet le personnage de Neptune fit deacutejagrave partie de la
symbolique deacuteployeacutee par Charles IX lors de ses entreacutees505 La terminologie employeacutee par
Lescarbot teacutemoigne drsquoune influence des odes de la poeacutesie grecque Lrsquoauteur preacutesentait par
ailleurs une autre de ses compositions les Muses de la Nouvelle-France comme une ode
pindarique deacutedieacutee au roi
Neptune donne moy des vers
Propres agrave resonner la gloire
Du plus grand Roy que lrsquounivers
Ait produit de longue meacutemoire
Et puis que sur tes moites eaux
Tendent leurs ailes noz vaisseaux
503 J WASSERMAN Spectacle of Empire Marc Lescarbotrsquos Theatre of Neptune in New France Vancouver 2006 504 Cf P CARILE Op cit pp 89-93 et J WASSERMAN Op cit pp 25-28 Cf N HEPP Homegravere en France au XVIe siegravecle in Atti della Accademia delle scienze di Torino vol 96 Turin 1961-1962 p 85 Voir aussi N-Fr WAGNER Eacutecrire le roi au seuil de lrsquoacircge classique pouvoir et fiction des entreacutees royales De quelques fausses entreacutees in Lrsquoinvraisemblance du pouvoir Mise en scegravene de la souveraineteacute au XVIIe siegravecle Paris 2005 pp 137-160 505 J WASSERMAN Op cit pp 25-28
124
Fay qursquoavec eux ore ie vole506
Lescarbot recourt agrave une poeacutesie inspireacutee des odes antiques pour vanter la colonisation dans
une seacuterie drsquoouvrages de propagande La reacutecupeacuteration de theacutematiques mythologiques par
les rois de France et la populariteacute de la poeacutesie grecque dans les derniegraveres deacutecennies du
XVIe siegravecle poussegraverent lrsquoauteur agrave illustrer son colonialisme par une seacuterie de reacutefeacuterences
issues de la mythologie antique La theacutematique de lrsquoidentification aux grands voyages
drsquoexploration de lrsquoAntiquiteacute est manifeste chez Lescarbot Ce faisant lrsquoauteur fait remonter
la colonisation franccedilaise agrave un processus plus large remontant aux origines de lrsquoHistoire
antique bien que dans certaines circonstances il ait montreacute des scrupules agrave comparer sa
propre entreprise agrave la mythologie antique Faisant le reacutecit drsquoune traverseacutee peacuterilleuse dont
il attribue le succegraves agrave lrsquointervention divine lrsquoauteur conclut en disant
Apregraves beaucoup de peacuterils (que je ne veux comparer agrave ceux drsquoUlysse ni drsquoEacuteneacutee pour ne
souiller nos voyages saints parmi lrsquoimpureteacute) le sieur de Poutrincourt arriva au Port-Royal
le quatorziegraveme de Novembre507
Srsquoil recourait agrave lrsquoode antique et agrave la mythologie pour illustrer les ambitions coloniales de
la France Lescarbot refusait de les mecircler agrave lrsquoesprit de croisade que lrsquoexpeacutedition revecirctait agrave
ses yeux508 Degraves lors lrsquoauteur semblait faire une diffeacuterence fondamentale entre les
implications territoriales du projet et sa connotation religieuse
Outre les implications colonialistes de lrsquoœuvre de Lescarbot il convient drsquoattirer lrsquoattention
sur la maniegravere dont elle tenta drsquoappreacutehender les peuples indigegravenes et de les deacutepeindre au
public occidental Dans une seacuterie drsquoarticles deacutedieacutes agrave la litteacuterature sous les premiers
explorateurs Franccedilois Hartog et Reacuteal Ouellet concluaient que le recours aux figures
mythiques monstrueuses ou bibliques pour deacutecrire les Ameacuterindiens ou la faune du Canada
srsquoinscrivait dans un cycle de reacutefeacuterences communes aux Europeacuteens destineacutes agrave permettre au
506 M LESCARBOT Op cit p 1 507 M LESCABOT Voyages en Acadie (1604-1607) suivis de La description des mœurs souriquoises compareacutees agrave celles drsquoautres peuples eacutedition critique de M-Ch Pioffet Leacutevis 2007 p 203 508 M-Ch PIOFFET Lrsquoeacutepreuve de la traverseacutee dans les relations de voyage en Nouvelle-France entre reacutealiteacute et fiction in Essays in French literature n 38 Nedlands 2001 pp 134-135
125
lecteur de saisir lrsquoextrecircme diffeacuterence du pays exploreacute509 Ouellet rappelle que cette pratique
eacutetait deacutejagrave employeacutee par les historiens anciens notamment Heacuterodote510 Le recours agrave
lrsquoHistoire antique eacutetait eacutegalement destineacute agrave effacer les diffeacuterences et agrave permettre
drsquoappreacutehender la nouveauteacute Dans son Histoire de la Nouvelle-France Lescarbot deacutedie un
chapitre aux populations souriquoises deacutecrivant les diffeacuterentes facettes de leur civilisation
(Religion vecirctements mariage chasse et pecircche guerrehellip) Le deacutebut du chapitre XIV de
cette Description des mœurs souriquoises compareacutees agrave celles drsquoautres peuples extrait
destineacute agrave la danse et agrave la musique des Souriquois donne un bon aperccedilu de la meacutethode de
travail de son auteur
La danse est une chose fort ancienne entre tous les peuples Mais fut premiegraverement faite amp
institueacutee egraves choses divines comme nous en venons de remarquer un exemple amp les
Canaeacuteens qui adoraient le feu faisaient des danses alentour amp lui sacrifiaient leurs enfants
Or la faccedilon de danser nrsquoeacutetait de lrsquoinvention des idolacirctres ains du peuple de Dieu Car nous
lisons au livre des Juges qursquoil y avait une solenniteacute agrave Dieu en Silo ougrave les filles venaient
danser au son de la flucircte Et David faisant ramener lrsquoArche de lrsquoalliance en Jeacuterusalem allait
devant en chemise dansant de toute sa force
Quant aux Paiumlens ils ont suivi cette faccedilon Car Plutarque en la vie de Nicias dit que les
villes Grecques avaient tous les ans coutume drsquoaller en Deacutelos ceacuteleacutebrer les danses amp
chansons agrave lrsquohonneur drsquoapollon Et en la vie de lrsquoOrateur Lycurge le mecircme dit qursquoil en
institua une fort solennelle au Pireacutee agrave lrsquohonneur de Neptune avec un jeu de prix de la valeur
au mieux dansant de cent eacutecus agrave lrsquoautre drsquoapregraves de quatre-vingts amp au troisiegraveme de
soixante511
Marc Lescarbot appreacutehende la colonisation agrave lrsquoaune des preacuteceacutedents antiques Srsquoil ne traite
pas de colonisation grecque sa penseacutee est empreinte drsquoune culture antique mecirclant le mythe
et lrsquoHistoire dont il se sert pour eacutelaborer une nouvelle penseacutee ougrave une forme primitive
509 R OUELLET Sauvage drsquoAmeacuterique et discours heacuteteacuterologique in Eacutetudes litteacuteraires vol XXII n 2 Paris 1989 p 121 Cf Idem Le statut du reacuteel dans la relation de voyage in Litteacuteratures classiques n11 Paris 1989 pp 259-272 510 R OUELLET Les Histoires drsquoHeacuterodote et la relation de voyage en Ameacuterique in Cahiers des Eacutetudes Anciennes n 23 Montreacuteal 1990 p 159-168 Cf Fr HARTOG Le miroir drsquoHeacuterodote Paris 1980 p 19 et Idem Anciens Modernes Sauvages Paris 2005 pp 37-44 511 M LESCABOT Voyages en Acadie (1604-1607) suivis de La description des mœurs souriquoises compareacutees agrave celles drsquoautres peuples eacutedition critique de M-Ch Pioffet Leacutevis 2007 pp 355-356
126
drsquoanthropologie aurait preacutepareacute une expansion coloniale agrave plus large eacutechelle La vie au sein
des citeacutes grecques constitue un mode pratique de comparaison les Grecs et les
Ameacuterindiens recourant agrave des pratiques similaires dont lrsquoaspect archaiumlque simplifie
lrsquoassimilation Quant au mythe srsquoil sert depuis lrsquoAntiquiteacute agrave expliquer des faits
contemporains agrave la lumiegravere drsquoeacutevegravenements passeacutes son emploi eacutetait devenu reacutecurrent dans
le courant du XVIe siegravecle que ce soit pour la construction des identiteacutes nationales ou pour
lrsquoeacutelaboration de nouveaux courants de penseacutees512 Enfin la difficulteacute de lrsquoentreprise nrsquoavait
pas eacutechappeacute agrave Lescarbot en teacutemoigne lrsquoideacutee qursquoil se fait drsquoun chef drsquoexpeacutedition coloniale
Il nrsquoappartient pas agrave tout le monde de conduire des peuplades et des colonies Qui veut faire
cela il faut qursquoil soit populaire et de tous metiers et qursquoil ne se dedaigne de rien et sur tout
qursquoil soit doux et affable et eacuteloigneacute de cruauteacute513
Ces qualiteacutes drsquoun chef trouvent un eacutecho dans la preacuteface du chapitre consacreacute aux mœurs
souriquoises ougrave lrsquoauteur fait reacutefeacuterence aux qualiteacutes drsquoun personnage mythique comme
Ulysse
Or drsquoautant que crsquoest peu de chose de savoir que des peuples sont diffeacuterents de nous en
mœurs amp coutumes si nous ne savons le particulariteacutes drsquoicelles peu de chose aussi de ne
savoir que ce qui nous est proche ains est une belle science de connaitre la maniegravere de
vivre de toutes les nations du monde pour raison de quoi Ulysse a eacuteteacute estimeacute drsquoavoir
beaucoup vu et connu514
Le but de Lescarbot eacutetait de glorifier lrsquoinitiative individuelle des armateurs et des chefs
drsquoexpeacutedition515 La figure drsquoun fondateur de colonie est compareacutee agrave celle drsquoUlysse
512 Notamment par les critiques reacuteformistes de la papauteacute qui comparegraverent la pureteacute grecque agrave la deacutecadence des Romains Cf J MORGAN Myth expectations and the divide between disciplines in the study of classical Greece in Archaeology and Ancient History Londres ndash New York 2004 pp 86-87 513 M LESCARBOT Histoire de la Nouvelle France Paris 1611 p 228 Cf Fr LESTRIGNANT Champlain Lescarbot et la laquo confeacuterence raquo des histoires in Scritti sulla Nouvelle-France nel seicento Bari ndash Paris 1984 p 80 514 M LESCABOT Voyages en Acadie (1604-1607) suivis de La description des mœurs souriquoises compareacutees agrave celles drsquoautres peuples eacutedition critique de M-Ch Pioffet Leacutevis 2007 p 341 515 G-A VACHON Primitifs canadiens in Eacutetudes franccedilaises vol IV n 1 Paris 1968 p 59 Cette valorisation des particuliers eacutetait en partie due agrave une meacutefiance vis-agrave-vis des jeacutesuites que lrsquoauteur accusait drsquointoleacuterance vis-agrave-vis des pratiques autocthones Ibidem p 59 Cf M LESCARBOT Histoire de la Nouvelle-France Livre V Paris 1618 p 670 Cf M-Ch PIOFFET Introduction in Voyages en Acadie (1604-1607) suivis de La description des mœurs souriquoises compareacutees agrave celles drsquoautres peuples eacutedition critique de M-Ch Pioffet Leacutevis 2007 p 17
127
voyageur aux connaissances approfondies Si lrsquoavocat ne recourt pas agrave une notion grecque
preacutecise comme celle drsquooeciste la comparaison aux voyages de lrsquoAntiquiteacute voire aux
colonies antiques nrsquoen est pas moins explicite
Drsquoautres teacutemoignages firent eacutechos agrave ceux de Lescarbot agrave mesure que les missionnaires
arrivegraverent en Nouvelle-France pour eacutevangeacuteliser les Ameacuterindiens Dans un premier temps
les missions sont reacuteparties entre les membres de la Compagnie de Jeacutesus et les Reacutecollets
ordre issu du mouvement franciscain qui procircnait une observance stricte de la regravegle de
Saint-Franccedilois516 Le reacutecollet Gabriel Sagard se sert de lrsquoHistoire des citeacutes antiques pour
traiter des mœurs politiques des Hurons notamment lrsquoautoriteacute des assembleacutees et leur
influence dans les deacuteclarations de guerre517 Partant drsquoune eacutepitre de Pline le jeune agrave Fabatus
lrsquoauteur se penche sur le rocircle des anciens dans les deacutecisions politiques de la citeacute de Maserde
en Achaiumle518 comparant la situation de cette citeacute avec celle des villages hurons
Pline en une Epitre qursquoil escrit agrave Fabate dict que Pyrrhe Roy des Epirotes demanda agrave un
philosophe qursquoil menoit avec lui quelle estoit la meilleure Citeacute du monde Le philosophe
respondit la meilleure Citeacute du monde crsquoest Maserde un lieu de deux cens feux en Achaye
pour pour ce que tous les murs sont de pierres noires amp tous ceux qui la gouvernemnt ont
des testes blanches Ce philosophe nrsquoa rien dit (en cela) de luy-msme car tous les anciens
apres le Sage Salomon ont dit qursquoaux vieillard se trouvoit la sagesse amp en effect on voit
souvent la ieunesse drsquoans estre accompagnee de celle de lrsquoesprit Les capitaines entre nos
Sauvages sont ordinairement plutost vieux que ieunesm amp viennent par succession ainsi
que la Royauteacute par deccedilagrave ce qui srsquoentend si le fils drsquoun capitaine enfuit la vertu du pegravere
car autrement ils font comme aux vieux siegravecles lors que premierement ces peuples
efleurent des Roys mais ce Capitaine nrsquoa point entrrsquoeux authoriteacute absolueuml bien qursquoon luy
ait quelque respect amp conduisent le peuple plustost par prieres exhortation amp par exemple
que par commandement Le gouvernement qui est entrrsquoeux est tel que les anciens et les
principaux de la ville ou du bourg srsquoassemblent en un conseil avec le Capitaine ougrave ils
decident amp proposent tout ce qui est des affaires de leur Republique non par un
516 C GALLAND Pour la gloire de Dieu et du Roi Les reacutecollets en Nouvelle-France aux XVIIe et XVIIIe siegravecles Paris 2012 p 47 517 G SAGARD Le grand voyage du pays des Hurons Paris 1632 pp 196-224 518 L Calpurnius Fabatus chevalier romain grand-pegravere de la troisiegraveme eacutepouse de Pline le Jeune qui a entretenu avec lui une correspondance qui nous est en partie parvenue Cf PLINE LE JEUNE IV 1 V 11 VI 12 et 30 VII 11 16 23 et 32 et VIII 10
128
commandement absolu comme irsquoay dict ains par supplications amp remontrances amp par
pluraliteacute des voix qursquoils colligent avec de petits fetus de joncs519
Si Sagard attire lrsquoattention sur lrsquoinfluence des citoyens les plus acircgeacutes au sein de la tribu il
insiste sur lrsquoimportance drsquoun contre-pouvoir symboliseacute chez les Hurons par une assembleacutee
de citoyens plus fortuneacutes Cette assembleacutee avait la possibiliteacute de contrer les eacuteventuelles
mauvaises deacutecisions drsquoun chef ce qui permit agrave Jack Warwick drsquoaffirmer que Sagard
estimait davantage les deacutemocraties antiques qursquoun reacutegime dirigeacute par un ancien520 Lrsquoextrait
mentionneacute par Sagard nrsquoapparait cependant pas chez Pline de mecircme que la citeacute de
Maserde et il est vraisemblable qursquoil srsquoagissait drsquoune invention destineacutee agrave soutenir sa
theacuteorie Warwick attire ainsi lrsquoattention sur lrsquousage bancal que fait Sagard des sources
anciennes lagrave ougrave les jeacutesuites pourtant formeacutes aux lettres antiques ne les utilisaient pas pour
leurs comparaisons avec les Ameacuterindiens Warwick attribue cet eacutetat de fait agrave une volonteacute
de Sagard de rapprocher les diffeacuterents peuples lagrave ougrave les jeacutesuites insistaient davantage sur
la supeacuterioriteacute de lrsquohomme civiliseacute521 De fait le jeacutesuite Pierre Biard agrave la mecircme eacutepoque
comparait les peacuteripeacuteties des navigateurs franccedilais agrave celles drsquoUlysse
La peine estoit de trouver quelque bon Aeole Roy des Autans Bursins qui les voulust
donner non comme ils le furent agrave Ulysses lieacutes dans le cuir pour ne souffler pas aons delieacutes
et de bon cours pour bouffer dans les voiles car sans cela point de navire ne sccedilauroit
avancer522
Un autre jeacutesuite Paul Lejeune premier supeacuterieur de lrsquoordre au Canada fut en charge des
Relations des jeacutesuites de 1632 agrave 1642 Lrsquoauteur se sert drsquoune seacuterie de topoi pour deacutecrire les
autochtones ou les colons Son œuvre laisse une place importante agrave lrsquoimage et au
vocabulaire militaire que ce soit pour deacutecrire la colonisation ou la conversion des
Ameacuterindiens Lrsquoauteur vante les meacuterites des soldats franccedilais qui refusent de fuir et
519 G SAGARD Op cit pp 196-197 520 Cf J WARWICK Op cit pp 30-32 521 J WARWICK LrsquoAntiquiteacute dans le cadre reacutefeacuterentiel du laquo sauvage raquo 1615-1642 in Figures de lrsquoIndien Montreacuteal 1995 p 126 522 Relations des Jeacutesuites contenant ce qui srsquoest passeacute de plus remarquable dans les missions des pegraveres de la Compagnie de Jeacutesus dans la Nouvelle-France anneacutee 1611 Tome 1 Queacutebec 1858 p 38
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affrontent un ennemi supeacuterieur en nombre au contraire des indigegravenes dont il fustige la
lacirccheteacute
Nos Franccedilois ne vouloient point aller avec eux pour ce disent-ils que les sauvages ne
sccedilauroient obeiumlr ny tenir pied ferme en guerre agrave la premiere fantaisie ils srsquoenvolent
comme des oyseaux si bien qursquoil faudroit aussi que nos Franccedilois estans un petit nombre
prissent la fuitte ce qui les rendroit fort honteux car on se moque parmy nous des fuyards
Les braves soldats tels que nous icy veulent vaincre ou mourir 523
Nous ne suivrons pas Marie-Christine Pioffet qui a vu chez Lejeune un recours agrave une
terminologie drsquoinspiration homeacuterique524 bien que le jeacutesuite se soit inspireacute drsquoune litteacuterature
heacuteroiumlque pour traiter des premiegraveres guerres coloniales qui permirent agrave la fois la survivance
de la colonie et lrsquoeacutetablissement des missions en Nouvelle-France525 Lrsquoheacuteroiumlsme chez
Lejeune est le plus souvent lrsquoapanage des Franccedilais bien que les Relations des anneacutees
ulteacuterieures aient transmis une image positive des Ameacuterindiens convertis Les Relations de
1644 deacutecrivent un noble ameacuterindien converti et devenu missionnaire sur ses terres en des
termes favorables inspireacutes de la repreacutesentation antique
En un mot il est de ces personnes qui portent sur le front ie ne sccedilay quoy de digne drsquoempire
et agrave le voir un arc ou une espeacutee en main on diroit que crsquoest un portait de ces anciens Cesars
dont nous ne voyons en Europe que des images toutes enfumeacutees la foy en a fait un
excellent chrestien526
Pour les Ameacuterindiens hostiles aux Franccedilais les auteurs des Relations se serviront agrave
nouveau de reacutefeacuterences antiques pour insister sur leur diffeacuterence ou illustrer leur cruauteacute
On le trouve estendu sur la terre transperceacute de coups drsquoespeacutee trempeacute dans son sang et
desia un petit endommageacute du bec des oiseaux La guerre des Sauvages nrsquoest non plus la
guerre des Franccedilois que la guerre des Parthes nrsquoestoit point la guerre des Romains527
523 Idem Anneacutee 1636 Tome 1 pp 61-62 524 M-Ch PIOFFET Lrsquoarc et lrsquoeacutepeacutee les images de la guerre chez le jeacutesuite Paul Lejeune in Rheacutetorique et conquecircte missionnaire le jeacutesuite Paul Lejeune Queacutebec 1993 pp41-45 525 M PARENT Restriction de validiteacute et heacuteroiumlsation du protagoniste dans Le Grand voyage du pays des Hurons de Sagard et la Relation de 1634 de Lejeune in Ibidem pp 67-87 526 Relations des Jeacutesuites contenant ce qui srsquoest passeacute de plus remarquable dans les missions des pegraveres de la Compagnie de Jeacutesus dans la Nouvelle-France Anneacutee 1644 Tome 2 p 96 527 Idem anneacutee 1645 Tome 2 Queacutebec 1858 p 19
130
Enfin le reacutecollet Chrestien Le Clercq agrave la fin du XVIIe siegravecle comparait la tenue des
Hurons agrave celle drsquoHercule apregraves avoir tueacute le lion de Neacutemeacutee
Quoique quelques-uns de nos sauvages se servent aujourdrsquohuy de couvertures capots
justrsquoau-corps amp des eacutetofes qursquoon apporte de France pour leur faire des habits il est
toutefois constant qursquoavant lrsquoeacutetablissement des Franccedilois dans ce nouveau Monde ils ne se
couvroient que de peaux drsquoorignac de castors de martes amp de loups marins dont sont
encore agrave presens vecirctus plusieurs de ces peuples La figure amp la representation drsquoHercules
qui a sur ses eacutepaules en forme de manteau la peau du lion qursquoil avoit genereusement vaincu
amp terrasseacute comme lrsquoHistoire rapporte est agrave peu pregraves celle drsquoun Sauvage dans sa cabanne
vecirctu agrave la mode de ses ancecirctreshellip528
La rheacutetorique missionnaire des religieux reposait donc sur la comparaison Ce systegraveme
srsquoinscrivait dans une logique rheacutetorique laquo la surimpression du comparant donne au
compareacute des traits qursquoil nrsquoavait pas et suggegravere en conseacutequence une tout autre interpreacutetation
que celle proposeacutee par les circonstancesraquo529 Lrsquoobjectif des religieux eacutetait drsquointeacutegrer cet
ensemble de peuples nouvellement soumis agrave lrsquouniversalisme catholique processus drsquoautant
plus indispensable que certains jeacutesuites comme Lejeune eacutetaient convaincus du deacuteisme des
Ameacuterindiens530 Par ailleurs si un jeacutesuite comme Lejeune eacutetablit une forte diffeacuterence entre
les indigegravenes et les Europeacuteens ce mode de penseacutee ne fut pas propre agrave tous les membres de
lrsquoordre au contraire de ce que pensait Warwick531
Les rapports des premiers explorateurs de la Nouvelle-France accordaient une part
importante aux reacutecits de voyage Degraves lors le recours agrave une personnaliteacute comme Ulysse
symbole du heacuteros voyageur et inventif eacutetait-il freacutequent dans la litteacuterature du deacutebut du
XVIIe siegravecle Les odes antiques servaient de comparaison destineacutee agrave permettre au public
europeacuteen drsquoappreacutehender la colonisation du nouveau-monde En cette eacutepoque drsquoinitiation
du processus colonial les auteurs se focalisaient sur le voyage en tant que processus mais
528 Ch LE CLERCQ Nouvelle relation de la Gaspeacutesie Paris 1691 pp 52-53 529 R FERLAND Les Relations des jeacutesuites un art de la persuasion Queacutebec 1992 pp 166-167 530 D DESLANDRES Le jeacutesuite lrsquo laquo intoleacutereacute raquo et le laquo sauvage raquo La fabrication par omission drsquoun mythe in Primitivisme et mythes des origines dans la France des Lumiegraveres 1680-1820 Paris 1988 pp 98-99 531 La reacuteticence de Lejeune agrave lrsquoeacutegard des Ameacuterindiens eacutetaient en partie ducirces agrave lrsquochec de ses propres tentatives pour les eacutevangeacuteliser Y LE BRAS LrsquoAutre dans les Relations de Paul Le Jeune in Figures de lrsquoIndien Montreacuteal 1995 pp 166-167
131
eacutegalement sur les reacutegimes politiques appliqueacutes par les indigegravenes reacutegime pouvant preacutesenter
certaines qualiteacutes aux yeux des observateurs (comme le contre-pouvoir des assembleacutees
chez Sagard)
Cette relation entre reacutecit de voyage et colonialisme fut perccedilue degraves le deacutebut du XVIIe siegravecle
et explique lrsquoimportance de ce recours agrave la mythologie Pour Lescarbot comme pour les
religieux la fondation de Port-Royal et les premiers efforts des missionnaires font partie
drsquoun processus proto-colonial similaire agrave celui de la Gregravece archaiumlque532 Ce processus
implique une inteacutegration des territoires mais aussi des populations autochtones sujets
susceptibles drsquoecirctre soumis agrave la fois catholique voire pour certains auteurs aux mœurs
franccedilaises533 La francisation des Ameacuterindiens comme meacutecanisme destineacute agrave faciliter leur
conversion eacutetait cependant plus freacutequente chez les Reacutecollets que chez les Jeacutesuites534 Une
personnaliteacute comme Lejeune avanccedilait au contraire que la civilisation condamnerait les
Ameacuterindiens agrave la deacutecadence535 Cette position proche de celle de Lescarbot contribue agrave
expliquer le recours agrave la mythologie pour attester du deacuteisme des Ameacuterindiens selon un
mode de penseacutee qui sera celui drsquoun Lafitau un siegravecle plus tard En effet celui-ci avanccedilait
que les Ameacuterindiens pouvaient ecirctre assimileacutes aux anciens Grecs et connaitraient par
conseacutequent un parcours religieux similaire536 En recourant aux odes antiques Lescarbot
et les missionnaires srsquoinscrivaient dans le processus drsquoemploi politique de lrsquoAntiquiteacute initieacute
532 Cf par ex W G THALMANN The Odyssey An epic of return New York Don Mills 1992 pp 7-8 et 81 I MORRIS Homer and the Iron Age in The new companion to Homer Leiden ndash New York ndash Cologne 1997 pp 535-559 I MALKIN The returns of Odysseus colonisation and ethnicity Berkeley 1998 pp 62-93 S SAIumlD Homer and the Odyssey Oxford 2011 pp 81 85 et 141-142 et J FREELY A travel guide to Homer on the trail of Odysseus through Turkey and the Mediterranean Londres ndash New York 2014 pp 5-7 Ces auteurs ont eacutetabli un paralleacutelisme entre lrsquoOdysseacutee et la proto-colonisation en Meacutediterraneacutee en se fondant notamment sur les deacutecouvertes archeacuteologiques qui attestent du deacuteveloppement de cultures grecques en Adriatique et en Italie en partant de lrsquoicircle drsquoIthaque Selon eux la mythologie homeacuterique serait un teacutemoignage des premiegraveres entreprises colonisatrices des Grecs Que lrsquoon suive leur raisonnement ou non la tentation drsquoavoir assimileacute la mythologie grecque et la colonisation semble remonter aux origines de lrsquohistoriographie voire de la colonisation 533 Notamment par le meacutetissage envisageacute tregraves tocirct Cf G HAVARD laquo Nous ne ferons plus qursquoun peuple raquo Le meacutetissage en Nouvelle-France agrave lrsquoeacutepoque de Champlain in Le Nouveau-Monde et Champlain Paris 2008 pp 89-110 534 Cf D DESLANDRES Croire et faire croire Les missions franccedilaises au XVIIe siegravecle (1600-1650) Paris 2003 pp 241-261 535 D DESLANDRES Le jeacutesuite lrsquo laquo intoleacutereacute raquo et le laquo sauvage raquo La fabrication par omission drsquoun mythe in Primitivisme et mythes des origines dans la France des Lumiegraveres 1680-1820 Paris 1988 pp 98-99 536 Cf A MOTSCH Lafitau et lrsquoeacutemergence du discours ethnographique Paris-Queacutebec 2001 p 85
132
depuis le XVIe siegravecle537 pheacutenomegravene observeacute chez Sagard et sa description des mœurs
politiques des Hurons Toutefois lrsquoessentiel des œuvres citeacutees renvoient au colonialisme
comme pheacutenomegravene nouveau davantage qursquoagrave des notions politiques comme la polis dont la
reacutecupeacuteration aux Temps modernes fut deacutecrite par Hartog538 La redeacutecouverte de lrsquoOdysseacutee
et son utilisation rheacutetorique aux preacutemisses de la colonisation franccedilaise marqua le deacutebut
drsquoune litteacuterature de propagande qui outrepassa le seul cadre religieux ou politique pour
deacutefendre une vision pragmatique du colonialisme tel qursquoil sera pratiqueacute par la France dans
les anneacutees qui suivirent
Le baron de Lahontan qui avait publieacute ses reacutecits de voyage aux Pays-Bas au deacutebut du
XVIIIe siegravecle539 eacutetait lrsquoun des chantres du mythe du bon sauvage agrave la fin du XVIIe siegravecle
Au contraire de ses preacutedeacutecesseurs il srsquoinspirait drsquoune perception heacuteriteacutee des auteurs
antiques comme Lucien et son Anacharsis ou le De Germania de Tacite540 Son dialogue
avec un sauvage publieacute en 1703541 srsquoinscrit dans la ligneacutee rheacutetorique de lrsquoAnacharsis ougrave
un sage scythe oppose sa seule logique agrave la rheacutetorique complexe de Solon qui tente de lui
deacutemontrer lrsquointeacuterecirct des gymnases dans la formation physique et civique des jeunes
Atheacuteniens
Solon Tels sont Anacharsis les exercices auxquels nous soumettons nos jeunes gens
convaincus quils deviennent ainsi de bons gardiens de la reacutepublique et que gracircce agrave eux
nous vivrons libres vainqueurs de nos ennemis sils nous attaquent et redoutables agrave nos
voisins agrave tel point que la plupart dentre eux trembleront devant nous et nous payeront
tribut En temps de paix aussi nous les trouverons beaucoup meilleurs car ils nont pas de
basse ambition et ne se livrent point par oisiveteacute agrave la licence mais ils passent leur temps
dans les exercices que jai dits et y consacrent tous leurs loisirs Cest lagrave ce bonheur public
dont jai parleacute cette suprecircme feacuteliciteacute de lEacutetat On peut dire quelle existe quand on voit la
537 Notamment par Machiavel Cf N MACHIAVELLI Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio Florence 1531 Livre I chap 4 Fr HARTOG Anciens Modernes Sauvages Paris 2005 pp 170-176 538 Ibidem Cf aussi Br SEITZ et Th THORP The Iroquois and the Athenians A political ontology Plymouth 2013 pp 1-15 539 L de LAHONTAN Nouveaux voyages en Ameacuterique Septentrionale La Haye 1704 et Idem Meacutemoires de lrsquoAmeacuterique Septentrionale La Haye 1704 540 N NOIRON Opcit Cf A MOMILGIANO Sagesses barbares Les limites de lrsquohelleacutenisation Paris 1979 p 154 541 L de LAHONTAN Dialogues de M le baron de Lahontan et drsquoun sauvage dans lrsquoAmeacuterique Amsterdam 1704
133
jeunesse bien dresseacutee pour la paix comme pour la guerre tourner son application vers le
bien
Anacharsis Alors Solon si jamais les ennemis vous attaquent vous irez agrave leur rencontre
frotteacutes dhuile et couverts de poussiegravere vous aussi et vous leur tendrez les poings et eux
naturellement trembleront devant vous et prendront la fuite dans la crainte que vous ne
jetiez du sable dans leur bouche ouverte par la stupeacutefaction ou que sautant derriegravere eux
pour les prendre agrave revers vous ne leur serriez le ventre entre vos jambes et ne les eacutetouffiez
en leur mettant le coude sous le casque Il est vrai par Zeus quils tireront de larc et vous
lanceront des traits mais les traits ne peacuteneacutetreront pas plus vos corps que si vous eacutetiez des
statues car ils sont tanneacutes par le soleil et ils ont fait une abondante provision de sang Vous
necirctes pas faits de paille et de barbes deacutepi pour ceacuteder vite aux coups et ce nest quagrave la
longue et agrave grand peine que perceacutes de profondes blessures vous laisserez voir quelques
gouttes de sang Voilagrave ce que tu as dit si jai bien entendu ta comparaison542
Dans ses Dialogues avec un sauvage le baron de Lahontan se met lui-mecircme en scegravene face
agrave lrsquoindien Adario sans doute inspireacute de Kondiaronk le chef des Peacutetuns mort agrave Montreacuteal en
1701543 Chez Lahontan Adario a toutefois conserveacute son mode de vie initial au contraire
de Kondiaronk qui fut converti par les jeacutesuites et qui fut inhumeacute agrave lrsquoeacuteglise de Montreacuteal La
figure drsquoAdario relevait donc davantage drsquoun phantasme inventeacute par le baron544 Dans cette
œuvre Lahontan tient le rocircle lrsquoEuropeacuteen convaincu de sa supeacuterioriteacute qui tente de
convaincre un sage parmi les Ameacuterindiens du bien-fondeacute de la colonisation et de
lrsquoimportation du christianisme en Nouvelle-France Les dialogues commencent ainsi
Lahotan Crsquoest avec beaucoup de plaisir mon cher Adario que je veux raisonner avec toy
de la plus importante affaire qui soit au Monde puis qursquoil srsquoagit de te deacutecouvrir les grandes
veritez du Christianisme
Adario Je suis precirct agrave trsquoeacutecouter mon cher fregravere afin de mrsquoeacuteclaircir de tant de choses que
les jeacutesuites nous precircchent depuis long temps amp je veux que nous parlions ensemble avec
autant de liberteacute que faire se pourra Si ta Creacuteance est semblable agrave celle que les Jeacutesuites
542 LUCIEN Anacharsis ou des exercices du corps 30-31 Traduction E CHAMBRY Paris 1934 543 R WHITE The middle ground Indians empire and republics in the great Lakes region 1650-1815 Cambridge 1991 p 144 544 Le laquo mythe de lrsquoIndien agrave la fois hyperlucide et non contamineacute raquo J-M APOSTOLIDEgraveS Lrsquoalteacuteration du reacutecit Les Dialogues de Lahontan in Eacutetudes Franccedilaise vol 222 Montreacuteal 1986 pp 81-82
134
nous precircchent il est inutile que nous entrions en Conversation car ils mrsquoont deacutebiteacute tant de
fables que tout ce que jrsquoen puis croire crsquoest qursquoils ont trop drsquoesprit pour les croire eux-
mecircmes545
Au fil du dialogue Lahontan multiplie les tentatives de convaincre Adario qui reacutefute les
arguments du Franccedilais
Adario Ces saintes Ecriture que tu cites agrave tout moment comme le Jeacutesuites font demandent
cette grande foy dont ces bons pegraveres nous rompent les oreilles or cette foy ne peut ecirctre
qursquoune persuasion croire crsquoest ecirctre qursquoune persuasion croire crsquoest acirctre persuadeacute ecirctre
persuadeacute crsquoest voir de ses propres yeux une chose ou la reconnoiumltre par des preuves claires
amp solides Comment donc aurois-je cette foy puisque tu ne sccedilaurois ni me prouver ni me
faire voir la moindre chose de ce que tu dis Croi-moy ne jette pas ton esprit dans des
obscuriteacutes cesse de soucirctenir les visions des Ecriturees saintes ou bien finissons nos
entretiens546
La logique de Lahontan relevait donc drsquoun naturalisme en rupture avec la doctrine
catholique de son temps547 Le recours aux œuvres satiriques paiumlennes de mecircme que
lrsquoapparente valorisation de lrsquoimage du laquo sauvage raquo renvoient agrave cette logique de rejet de
lrsquoheacuteritage rheacutetorique catholique548 De fait Lahontan beacuteneacuteficiait de la redeacutecouverte du
lucianisme au siegravecle preacuteceacutedent549 Si Lucien critiquait les cultes et les superstitions de son
temps notamment par le dialogue satirique il servit drsquoinspiration agrave plusieurs auteurs
contestataires de la Renaissance notamment Eacuterasme ou Rabelais550 Le lucianisme servait
agrave la critique des courants religieux eacutetablis551 Toutefois Reacuteal Ouellet a estimeacute que les
Dialogues de Lahontan constituaient davantage une reprise des discours occidental et
545 L A de LAHONTAN Dialogues de M le baron de Lahontan et drsquoun sauvage dans lrsquoAmeacuterique Amsterdam 1704 p 1 546 Ibidem p 4 547 P HAZARD Op cit p 153 548 N DOIRON Op cit Cf Ibidem Rheacutetorique jeacutesuite de lrsquoeacuteloquence sauvage au XVIIe siegravecle Les Relations de Paul Lejeune (1632-1642) in XVIIe siegravecle n 116 Paris 1991 pp 375-402 Formeacute chez les Jeacutesuites Lahontan nrsquoavait pas accegraves agrave certaines sources antiques comme Homegravere ou Lucien Cf P BASILE Lahontan et lrsquoeacutevolution moderne du mythe du laquo bon sauvage raquo Montreacuteal 1997 pp 9-18 549 Ch LAUVERGNAT-GAGNIERE Lucien de Samosate et le Lucianisme en France au XVIe siegravecle Atheacuteisme et poleacutemique Genegraveve 1988 pp 133-196 550 C-A MAYER Lucien de Samosate et la Renaissance franccedilaise Genegraveve 1984 pp 35-38 551 Mecircme si lrsquoauteur connut un succegraves aupregraves des premiers auteurs chreacutetiens pour sa critique des cultes paiumlens comme chez Photios par exemple Cf C P JONES Culture and Society in Lucian Cambridge Mass ndash Londres 1984 p 33
135
ameacuterindien qursquoune ode agrave la supeacuterioriteacute ameacuterindienne552 Il est exact que le personnage
drsquoAdario eacutetait une invention satirique de Lahontan une laquo synthegravese entre la culture indienne
et le deacuteisme radical europeacuteen raquo553 qui inteacutegrait une part importante drsquoeuropeacuteanisme dans
sa logique Lahontan avait cependant deacuteveloppeacute une penseacutee deacuteiste et vouait une admiration
aux mœurs ameacuterindiennes admiration qui augmenta agrave mesure que lrsquoauteur se retrouvait
marginaliseacute au sein de sa propre socieacuteteacute en teacutemoigne drsquoautres de ses œuvres dont les
Nouveaux voyages554 Si lrsquoimage du sauvage chez Lahontan eacutetait une construction biaiseacutee
et artificielle il en eacutetait de mecircme pour la majoriteacute des auteurs de lrsquoeacutepoque (comme chez
Sagard ou Lejeune) comme il en eacutetait de mecircme chez Lucien ou Tacite Son hostiliteacute aux
mœurs franccedilaises reacutesultait drsquoun rejet du politique et du religieux A cet eacutegard lrsquoapproche
de Lahontan srsquoapparentait agrave celle de Fontenelle qui fustigeait lrsquoautoritarisme des
institutions catholiques pour se rapprocher drsquoune vision davantage deacuteiste du
christianisme555 Que le personnage drsquoAdario soit ou non lrsquoincarnation de la supeacuterioriteacute
ameacuterindienne sur la culture franccedilaise importe peu En le creacuteant Lafitau a donneacute corps agrave sa
vision personnelle du bon sauvage comme modegravele rheacutetorique opposeacute aux modegraveles
dominant agrave lrsquoeacutepoque Agrave cet eacutegard on peut suivre la thegravese de Reacuteal Ouellet qui consideacuterait
que la penseacutee du baron augurait de celle des Lumiegraveres mecircme si elle conservait une large
part drsquoinfluence de la Renaissance en teacutemoigne lrsquoinfluence du lucianisme556
LrsquoAntiquiteacute fut omnipreacutesente dans les divers rapports de voyages en Nouvelle France
depuis le deacutebut de la colonisation franccedilaise Nous avons constateacute lrsquoimportance de lrsquoode
antique et speacutecialement de lrsquoeacutepopeacutee homeacuterique dans le processus visant agrave rendre compte
des progregraves de la colonisation Ces reacutefeacuterences eurent pour but de stimuler lrsquointeacuterecirct variable
que les autoriteacutes franccedilaises vouegraverent au projet drsquoeacutetablissement de masse en Nouvelle-
France557 Si lrsquoassimilation des premiegraveres habitations en Ameacuterique du nord aux eacutepisodes
552 Ce que lrsquoauteur qualifie de laquo Parodie raquo Cf R OUELLET La fin du voyage Hasard et parodie chez Lahontan in Eacutetudes Franccedilaise vol 222 Montreacuteal 1986 p 90 et R FERLAND et R OUELLET Les sauvages de Lahontan enfants de la nature ou porte-parole des Lumiegraveres in Ibidem pp 204-210 553 G M SAYRE Les sauvages ameacutericains Repreacutesentations of native Americans in french and english colonial literature Chapel Hill ndash Londres 1997 p 38 554 R FERLAND et R OUELLET Les sauvages de Lahontan enfants de la nature ou porte-parole des Lumiegraveres in Figures de lrsquoIndien Montreacuteal 1995 p 196 555 Ibidem p 153 556 R FERLAND et R OUELLET Op cit p209-210 557 Fr LESTRIGNANT Les Indiens anteacuterieurs (1575-1615) Duplessis-Mornay Lescabot de Laet Claude drsquoAbbeville in Figures de lrsquoIndien Montreacuteal 1995 pp 75-82
136
de la mythologie grecque semble manifeste elle constituait agrave la fois un effort de
propagande et drsquoidentification aux terres et aux peuples reacutecemment conquis Lrsquoœuvre de
Lahontan bien plus tardive et plus axeacutee sur la contestation rejoint pour partie ces efforts
de vulgarisation deacutejagrave procureacutes par le passeacute Cette logique propagandiste explique lrsquoabsence
de recours agrave lrsquoHistoire coloniale grecque pourtant connue par les sources antiques Les
teacutemoins de la colonisation de la Nouvelle-France recouraient agrave un reacutepertoire poeacutetique
davantage susceptible de toucher leur public qursquoagrave une Histoire archaiumlque dont les premiers
efforts drsquointerpreacutetation ne se feront qursquoagrave lrsquoaube du XVIIIe siegravecle
137
b) La Nouvelle-Angleterre
Les colonies britanniques furent fondeacutees dans des circonstances politiques diffeacuterentes de
celles de la Nouvelle-France les territoires ameacutericains servant de refuges aux minoriteacutes
religieuses speacutecialement les puritains chasseacutees de la meacutetropole par le pouvoir de lrsquoeacutepoque
Dans lrsquoAngleterre du deacutebut du XVIIe siegravecle le puritanisme srsquoeacutetait attireacute lrsquohostiliteacute du
pouvoir royal par ses prises de position radicales (suppression des anciens cadres de la
religion catholique intervention plus active dans la guerre de Trente anshellip) Suite agrave cela
de nombreux puritains deacutecidegraverent de fonder une nouvelle nation dans le Massachusetts en
Nouvelle-Angleterre558 Les autoriteacutes de la colonie nouvellement creacuteeacutee prohibegraverent toute
forme de culte autre que le puritanisme sur leur territoire559 La Nouvelle-Angleterre
srsquoeacuterigea donc depuis le deacutebut en colonie religieuse au contraire de colonies eacutetrangegraveres
comme la Nouvelle-France de tradition catholique ougrave le rapport agrave la spiritualiteacute deacutependait
des ordres religieux preacutesents sur place Cet eacutetat de fait trouve un eacutecho dans la litteacuterature de
lrsquoeacutepoque qui consideacuterait les Ameacuteriques comme le jardin drsquoEden perdu ou comme un
monde sauvage agrave civiliser par le travail560 Lrsquounivers rude dans lequel les colons
srsquoeacutetablissaient srsquoaccordait avec lrsquoimagerie protestante qui valorisait le labeur et la
reacutesistance agrave lrsquoopposition jugeacutee diabolique que preacutesentait ce pays encore sauvage561
La Nouvelle-Angleterre fut aussi lrsquoune des premiegraveres reacutegions en Ameacuterique du nord ougrave
furent eacutetablis des eacutetablissements supeacuterieurs speacutecialiseacutes dans les eacutetudes classiques comme
la Boston Latin School et lrsquoUniversiteacute Harvard Srsquoil eacutetait consideacutereacute dans lrsquoesprit heacuteriteacute de
la Renaissance que tout individu aiseacute devait beacuteneacuteficier drsquoune culture classique certains
558 Fr BREMER The Puritan experiment New England society from Bradford to Edwards New York 1976 pp 33-39 559 Notamment le Quakerisme Cf K W F STAVELY Puritan Legacies Paradise Lost and the New England tradition 1630-1890 Itaca ndash Londres 1987 pp 108-109 St FOSTER The long Argument English Puritanism and the Shaping of New England Culture 1570-1700 Williamsburg 1991 pp 108 et suiv E NELLIS An Empire of Religions A brief History of colonial British America Toronto 2010 pp 111 et suiv 560 A HEIMERT Puritanism the wilderness and the frontier in The New England Quarterly vol 26 Baltimore 1953 pp 361-382 Cette ideacutee de paradis sur terre fut preacutesente chez certains parmi les premiers explorateurs franccedilais Cf M LESCARBOT Op cit p 670 561 P N CARROL Puritanism and the Wilderness The intellectual significance of the New England Frontier 1629-1700 New York ndash Londres 1969 pp 72-75
138
puritains radicaux srsquoinsurgegraverent contre lrsquoapprentissage drsquoune culture paiumlenne La
controverse ne prit cependant jamais drsquoampleur562 Lrsquoeacuteducation classique fut aussi
critiqueacutee pour son manque drsquoutiliteacute pratique critique qui perdura au siegravecle suivant
puisqursquoau XVIIIe siegravecle encore Benjamin Franklin la consideacuterait comme une perte de
temps563 Toutefois lrsquoenseignement classique eacutetait perccedilu de maniegravere positive degraves lors qursquoil
eacutetait utiliseacute comme reacutefeacuterence morale ou historique le but eacutetant drsquoen faire une base pour
lrsquoeacutetude religieuse564 La maicirctrise du grec eacutetait par ailleurs requise pour rentrer agrave Harvard et
de nombreuses villes disposaient de cours de grec565 Certains auteurs comme Plutarque
ou Homegravere jouirent drsquoune certaine populariteacute dans lrsquoAmeacuterique du XVIIe siegravecle la plupart
du temps pour deacutenoncer les abus des souverains566 Le puritanisme et lrsquoeacutetude des textes
anciens nrsquoeacutetaient donc pas incompatibles mecircme si dans un premier temps les auteurs
puritains se reacutefeacuteraient davantage aux textes bibliques Lrsquoautre colonie anglaise de lrsquoeacutepoque
la Virginie ne fut pas fondeacutee par des puritains et entretint des rapports plus proches avec
la meacutetropole notamment en matiegravere culturelle567
Richard Gummere analysa les diffeacuterentes œuvres publieacutees dans le Massachussetts et en
Virginie qui comparaient les deacutebuts de la colonisation britannique agrave diffeacuterents reacutecits de la
mythologie grecque La comparaison au mythe de la toison drsquoor et aux Argonautes venus
explorer de riches territoires fut reacutecurrente dans la litteacuterature de cette eacutepoque568 Les colons
assimilaient ainsi le profit commercial agrave une noble cause puisqursquoil eacutetait question de
christianiser les territoires soumis Citons ainsi lrsquoarmateur et homme drsquoaffaire William
Vaughan qui eacutecrivit son Golden Fleecehellip transoprted from Cabrioll Colchis by Orpheus
junior569 Dans cet ouvrage Vaughan met en scegravene Apollon recherchant le meilleur moyen
drsquoenrichir la Grande-Bretagne Pour se faire le dieu srsquoentoure des conseils de diverses
562 M REINHOLD Classica Americana Detroit 1984 p 117 563 B FRANKLIN Works of the late Doctor Benjamin Franklin consisting of his life written by himself together with essays humorous moral amp literary vol 2 Londres 1793 pp 230-231 564 P MILLER The New England mind the seventeenth century Londres 1982 p 98-99 565 S E MORISON The puritan pronaos Studies in the intellectual life of New England in the seventeenth century Londres ndash Oxford 1936 pp 103-104 566 M REINHOLD Op cit p 251 567 R M GUMMERE American Colonial Mind Cambridge Mass 1963 p 37-39 568 Ibidem p 24 569 W VAUGHAN Golden Fleecehellip transported from Cabrioll Colchis out of the Southermost Part of the Iland commonly called the Newfoundland by Orpheus junior 3 vol Londres 1626
139
personnaliteacutes comme les sept sages de la Gregravece mais aussi de personnages contemporains
comme Cromwell Chacun drsquoentre eux propose une solution pour enrichir le pays
Apollo not throughly contented with the proiects of the seuen wise men of Greece
commands others viz Cornelius Tacitus Cotildeminaeus the Lord Cromwell Sir Thomas
Chaloner Secretary Walsingham Sir Thomas Smith and William Lord Burleigh who
were knowne to be farre more Politicke Statesmen to deliuer their opinions how Great
Britaine might be inriched (hellip)
Lastly William Lord Burleigh570 brought forth his opinion and said that all the meanes
restoratives and good orders which hee had heard delivered would prove of no validity
nor ever come to perfection except his Maiesty of Great Britaine might find some zealous
ministers to execute the Lawes and statutes concerning the hindrance of Trade And further
he signified that one maine point for reformation and repaire of Trading consisted in
rewarding those vigilant spirits which like Sentinells awaked when others slept or
proiected for the comon benefit while others spent their time like belly-gods in bibbing of
sugred sack amp in pampring their guts with gluttonous fare In these two positively he laid
the foundation of Great Britaines well fare In the execution of these new Decrees and in
rewarding of the industrious571
Citant les Sept Sages de la Gregravece antique lrsquoauteur fait eacutegalement parler Peacuteriandre tyran de
Corinthe en ces termes
Periander after this speech produced his opinion Seeing we have like Moles begunne to
treat of earthly Commodities to inrich this decayed Countrie let me exhort them to plant
Orchards the benefits I dare well say will countervaile the French Vineyards if they be
rightly followed and need but small pruning and looking to after the first planting By this
way they shall have Cider which with a little helpe of some Spice will goe beyond most
of their Wines and consequently save above sixe hundred thousand pound a yeare which
now most lavishly are consumed by them even to the cutting and ending of their fatall
threed Already some discreet and circumspect Landlords have covenanted amp conditioned
570 William Cecil 1er Lord Burleigh Parlementaire britannique et conseiller drsquoEacutelizabeth I Il avait contribueacute agrave assainir et agrave moderniser lrsquoeacuteconomie du pays Il prit ainsi une seacuterie de mesures pour renforcer la flotte anglaise et assurer son ravitaillement et accroicirctre les exportations du pays en diminuant les imports notamment de vins franccedilais Cf M A R GRAVES Burghley William Cecil Lord Burghley Londres ndash New York 1998 pp 162-163 571 W VAUGHAN Op cit vol 3 p79
140
with their Tenants that they shall every yeare during their Leases plant fruit Trees which
if others will imitate not onely wines will grow in lesse use but malt will be spared out of
the superfluity of their store to furnish the needy and supply Navigations and Plantations
abroad572
Srsquoil est connu comme lrsquoun des sept sages de la Gregravece antique Peacuteriandre tyran de Corinthe
au tournant des VII et VIe siegravecle avant J-C est perccedilu par nombre drsquoauteurs actuels comme
lrsquoun des fondateurs de la colonisation corinthienne consideacutereacutee comme lrsquoune des plus
centraliseacutee de lrsquoeacutepoque En effet Plutarque ou Strabon nous apprennent que les tyrans
fondaient des colonies par lrsquointermeacutediaire de leurs enfants qursquoils nommaient comme
oecistes (chefs drsquoexpeacuteditions coloniales)573 De mecircme Heacuterodote insiste sur la mainmise
des tyrans surtout Peacuteriandre sur des colonies fondeacutees anteacuterieurement et rameneacutees dans le
giron corinthien574 Ces auteurs eacutetaient connus au XVIIe siegravecle et avaient une influence sur
nombre drsquoauteurs Vaughan avance dans son ouvrage qursquoune culture de la pomme
eacuteconomiserait le vin et le malt qui servirait agrave ravitailler les navires et les colonies Peacuteriandre
envisage lrsquoenrichissement du pays agrave travers le bon fonctionnement de la flotte et des
plantations qui devaient ecirctre fournies en biens par la meacutetropole Vaughan eacutetait un
commerccedilant qui fut parmi les premiers agrave monter des expeacuteditions vers Terre-Neuve pour
tenter de la coloniser La perspective drsquoun Lord Burleigh ou drsquoun Peacuteriandre se rapprochait
de sa perception de la prospeacuteriteacute via la colonisation puisque lrsquohomme drsquoaffaire gallois
percevait les colonies comme des deacuteboucheacutes potentiels pour ses produits Si lrsquointeacuterecirct
commercial des colonies corinthiennes fut reacutecemment mis en doute par certains auteurs575
son utilisation au XVIIe siegravecle srsquoaccordait au contexte drsquoune colonisation marchande Cette
reacutefeacuterence est eacutegalement lrsquoune des plus anciennes concernant la colonisation corinthienne
et son influence dans la maniegravere de percevoir le colonialisme moderne
De mecircme citons Thomas Morton dans son New Canaan (ouvrage satirique ougrave il met en
scegravene ses combats contre des seacuteparatistes puritains) ougrave il compare les prouesses de ses
572 Ibidem p 63 573 STRABON X 2 8 et PLUTARQUE Moralia 552E Voir aussi NICOLAS DE DAMAS FGrHist 90 F 57-90 Cf Ed WILL Korinthiaka Paris 1955 p 528 et J B SALMON Wealthy Corinth Oxford 1984 p 215 574 HEacuteRODOTE III 48 575 J B SALMON Op cit pp 216-217 Lrsquoauteur avance que la multiplication des colonies corinthiennes du cocircteacute drsquoAmbracie nrsquoavait eu que peu drsquoinfluence sur un trafic maritime qui existait depuis des siegravecles
141
adversaires qui eacutetaient parvenus agrave le capturer agrave celles Jason et ses hommes576 Le but de
lrsquoœuvre eacutetait de ridiculiser les puritains et leur rejet systeacutematique de toute influence
paiumlenne Morton avait creacuteeacute une colonie qursquoil avait ouverte aux autochtones577 mais srsquoeacutetait
opposeacute aux autoriteacutes puritaines de Salem qui reacuteclamaient des droits sur la traite des
fourrures Cela aboutit agrave son arrestation agrave la confiscation de sa plantation et agrave son exil578
Lrsquoauteur ideacutealisait les Ameacuterindiens et leurs habitudes austegraveres notamment en matiegravere de
possessions
They love not to bee cumbered with many utensilles an although every proprietor knowes
his owne yet all things (so long as they will last) are used in common amongst them A
bisket cake given to one that one breakes it equally into so many parts as there be persons
in his company and distributes it Platoes Commonwealth is so much practised by these
people According to human reason guided onely by the light of nature these people leades
the more happy and freer life being voyde of care which torments the minds of so many
Christians they are not delighted in baubles but in usefull things579
Pour Morton les indigegravenes eacutetaient les artisans drsquoun commonwealth similaire agrave celui
prodigueacute par Platon dans la Reacutepublique ideacutee reposant davantage sur la justice entre
individus au sein drsquoun Eacutetat Cette ideacutealisation de lrsquoesprit drsquoeacutequiteacute et du deacutenuement des
Ameacuterindiens trahissait un rejet du mateacuterialisme des autoriteacutes de la Nouvelle-Angleterre par
lesquelles lrsquoauteur fut deacutepouilleacute et exileacute Agrave cet eacutegard la logique de Morton augurait de celle
de Lahontan Lrsquoauteur recourait eacutegalement au mythe de la Toison drsquoor pour deacutecrire la
beauteacute des paysages nord-ameacutericains comme le Lac Champlain580
On peut mentionner drsquoautres auteurs drsquoeacutepoque qui justifiegraverent la colonisation anglaise en
Ameacuterique en se fondant sur les textes anciens Le capitaine Edward Johnson lrsquoun des
soldats partis coloniser le Massachusetts compare ainsi les conquecirctes des colons chreacutetiens
576 Th MORTON New English Canaan Amsterdam 1637 pp 145-147 577 D F CONNORS Thomas Morton New York 1969 pp 84-85 578 Ibidem pp 108-109 579 Th MORTON Op cit p 57 580 Ibidem p 100
142
(soldiers of Christ) agrave lrsquoOdysseacutee homeacuterique581 De mecircme il affirme les influences grecques
du commonwealth du Massachusetts sorte de meacutelange entre la deacutemocratie et lrsquoaristocratie
The chiefe court ot supreame power of this little commonwealth consists of a mixt
company part Aristocracy and part democracy of magistrates that are yearly chosen by
the major vote of the whole body of the free-men throughout the country and deputies
chosen by the severall townes they have hitherto hand about 12 or 13 Magistrates in the
colony of the Mattacusets the other colonies have not above five or six they have hitherto
been volunteers governing without pay from the people onely the governor of the
Mattacusets hath some yeares 100 l allowed him and some years lesse many of the
magistrates are already remembredhellip582
La nouveauteacute de la conquecircte coloniale de mecircme que la neacutecessiteacute de former de nouveaux
reacutegimes politiques mecircme religieux impliquegraverent le besoin de nouvelles reacutefeacuterences agrave des
reacutegimes preacuteexistants Si la comparaison agrave la mythologie antique fut reacutecurrente pour deacutecrire
les deacutecouvertes geacuteographique ou ethnologique le recours agrave des penseurs comme Platon fut
central dans le fondement politique des colonies Les auteurs se servaient des eacutepisodes de
la mythologie homeacuterique ou de la Reacutepublique comme autant drsquoinspirations pour deacutecrire la
nouveauteacute de maniegravere appreacutehendable par le lecteur ou le citoyen Le recours agrave lrsquoAntiquiteacute
fut par ailleurs tenteacute dans drsquoautres domaines notamment religieux Du point de vue des
puritains lrsquoutilisation de la litteacuterature classique dans le cadre religieux fit lrsquoobjet drsquoune
controverse qui opposa les theacuteologiens John Cotton et Roger Williams Selon Gummere
le premier procircnait un recours minimal aux sources anciennes lrsquoAncien Testament eacutetant la
seule source digne drsquoattention Le second importait une seacuterie de concepts heacuteriteacutes de la
litteacuterature antique dans ses theacuteories notamment la notion de lois naturelles heacuteriteacutees de
Ciceacuteron celle de deacutemocratie ou la vision aristoteacutelicienne de la famille comme centre de la
socieacuteteacute583 De tradition plus progressiste Williams avanccedilait que les lois naturelles eacutetaient
en vigueur chez drsquoautres peuples que les nations chreacutetiennes et que plusieurs grandes
nations du monde avaient connu leur apogeacutee agrave une eacutepoque ougrave le christianisme nrsquoexistait
581 Ed JOHNSON Wonder-working providence of Sions Saviour in New England Londres 1654 p 25 582 Ibidem pp 107-108 Cf R M GUMMERE Op cit p 39 583 R M GUMMERE Church state and classics the Cotton-Williams debate in Classical Journal Vol 54 Chicago 1959 pp 175-183
143
pas584 De fait Williams recourait agrave la notion de laquo lights of nature raquo pour deacutefinir lrsquoinfluence
divine sur les hommes
First if there be not a wonderful mistake a fallacie and snare in the term or expression
Light of Nature
lsquoTis true the Nature of Gods Children is Light Ephes 5 Ye are light in the Lord and Phil
2 They shin as Lights God is a Sun and shield unto them Christ Jesus is a Sun of
Righteousness shining on them The holy Scripture is a Light and Lanterne to them the
words of the prophets as a Light shining in a dark place until the Daystar Christ Jesus
arise spiritually in their hearts585
Lrsquoauteur fut par ailleurs connu pour ses prises de position en faveur de la deacutemocratie de la
liberteacute de culte ou de la seacuteparation entre lrsquoEacuteglise et lrsquoEacutetat 586 cette derniegravere reacutesultant pour
Williams drsquoun impeacuteratif religieux
Where did the Lord Jesus or his messengers charge the civill magistrate or direct christians
to petition him to publish declare or establish by his arme of flesh and earthly weapons
the religion and worship of Jesus Christ
I finde the Beast and false prophet (whose rise and doctrine is not from Heaven but from
the Sea and Earth) dreadfull and terrible by a civill sword and dignitie Rev 13 2587
Lrsquoauteur se servait de preacuteceptes bibliques pour srsquoopposer aux conversions forceacutees des
Ameacuterindiens dont les terres avaient eacuteteacute conquises illeacutegalement par les Europeacuteens588 Il
renvoie au Livre drsquoEsdras et agrave la politique de toleacuterance vis-agrave-vis des Juifs mise en place
par Artaxerxeacutes en lrsquoopposant au climat anti puritain qui reacutegnait alors en Grande
584 Ibidem p 179 Cf R WILLIAMS Christenings makes no Christians in Complete Writings vol 7 New York 1963 pp 31-38 et 240-242 585 Ibidem p 240 586 R WILLIAMS Bloudy tenent in Complete Writings vol 3 New York 1963 pp 259-264 Cf R CHUPACK Roger Williams New York 1969 pp 43-50 et Ed GAUSTAD Roger Williams Oxford 2005 pp 86-109 587 R WILLIAMS Opcit p 262 Le caractegravere progressiste de Williams fut contesteacute par certains auteurs arguant que sa doctrine reacutesultait davantage drsquoun puritanisme excessif et drsquoune volonteacute de seacuteparation totale de son eacuteglise de Salem par rapport aux autres eacuteglises puritaines jugeacutees corrompues L CREacuteTEacute John Cotton Au Coeur de lrsquoeacutemotion puritaine Genegraveve 2007 p 154 588 R WILLIAMS Op cit p 276 Cf J P BYRD The challenge of Roger Williams religious liberty violent persecution and the Bible Macon 2002 pp 3-7
144
Bretagne589 Si agrave lrsquoinstar de Richard Gummere on peut parler drsquoinfluence des lois
naturelles ciceacuteroniennes dans lrsquoœuvre de Williams il srsquoagissait drsquoune perception religieuse
de ces lois naturelles sous forme drsquoenseignements fournis par Dieu et dont les eacutecritures ne
seraient que le teacutemoignage Cette notion de lumiegraveres naturelles (natural lights) renvoie
chez le theacuteologien agrave lrsquoideacutee de raison inheacuterente agrave tous les hommes qursquoils aient eacuteteacute convertis
ou non
First that which is common to all mankinde in general to the people the lowest the vulgar
(hellip)
I ask whether these highest Lights and greatest candles can attaine by their utmost
activity to a true and saving and Gospel-knowledge even the place of Rom I They knew
God can amount unto more even in the Princes of natural knowledge Plato Seneca
Aristsotle ampc but unto a confession of a Deity a Goodhead above us in us about ushellip590
Les puritains et leurs opposants recouraient donc aux preacuteceacutedents antiques au mecircme titre
qursquoaux extraits bibliques pour eacutetayer leur penseacutee Chez les Britanniques le recours agrave
lrsquoAntiquiteacute srsquoinscrivait dans deux optiques
- La leacutegitimation du commerce et de lrsquoenrichissement de la classe marchande par
lrsquointermeacutediaire des premiegraveres mentions des colonies commerciales de lrsquoAntiquiteacute (Cf
Vaughan)
- Lrsquoeacutelaboration de la notion de lois naturelles et agrave travers elle de lrsquoideacutee de commonwealth
sous-jacente agrave leur vision de la colonisation Qursquoelle intervienne dans la construction des
nouveaux eacutetats coloniaux ou dans la description des nations ameacuterindiennes cette notion
eacutetait centrale
Bien que les puritains analysaient les sources antiques agrave la lumiegravere de leur sensibiliteacute
religieuse ils eacutemirent les premiegraveres reacuteflexions sur le commonwealth notamment agrave travers
589Idem p 68 Cf Esd 7 23 590 R WILLIAMS Christenings makes no Christians in Complete Writings vol 7 New York 1963 pp 241-242 Cf J C DAVIS The moral theology of Roger Williams Christian conviction and public ethics Louisville 2004 pp 60-62 Cette ideacutee deacutecoule de la notion de conscience telle qursquoenseigneacutee par Thomas drsquoAquin Cf Ibidem p 72 Voir aussi T BURNS Aquinasrsquos two doctrines of Natural Law in Political Studies vol 48 Oxford 2000 pp 929-946
145
sa vision platonicienne Le cas de Morton et des Ameacuterindiens est embleacutematique de ce mode
de penseacutee Ces nouvelles reacuteflexions auguraient drsquoune penseacutee plus approfondie sur la notion
drsquoEacutetat qui se deacuteveloppa dans le courant du XVIIe siegravecle en Grande-Bretagne
146
c) La Nouvelle-Hollande
Parmi les missionnaires neacuteerlandais qui partirent convertir les Ameacuterindiens dans la reacutegion
de la Nouvelle-Amsterdam citons le pasteur Johannes Megapolensis (1603-1670) qui eacutetait
en poste agrave la Nouvelle-Amsterdam ou le juriste Adriaen van der Donck (1618-1655) qui se
livregraverent aux premiegraveres observations sur les populations Mohawks preacutesentes sur place
Dans leurs comptes rendus sur les Iroquois les deux auteurs srsquointeacuteressent agrave la langue des
indigegravenes Megapolensis qui essayait de lrsquoapprendre pour faciliter les eacutechanges avec les
Iroquois la deacutecrivait en ces termes
Soo stae ick menigmael em kijcken weet niet hoe ickrsquot stelle ende dooz dien sy oock
declineren ende conjugeren oock haer augmenta hebben gelijck de Griecken so stae ick
of ick mai ben ende weet menichmael niet hoe ickrsquot daer mede hebbe ende daer is niemant
di my daer de rechte kan helpen ick moet alleen daer in speculeren om metter tijt eenen
Indiaenschen grammaticus te worden591
Alors je reste parfois agrave les regarder sans savoir comment mrsquoexprimer et ils deacuteclinent et
conjuguent et ont aussi des augments comme les Grecs et je ne sais parfois pas que faire
car il nrsquoy a personne pour me corriger Je dois parfois speacuteculer pour un jour devenir un
grammairien indien
Van den Donck traitait du sujet en des termes identiques
Dare Spraecken en Talen zijn seer verschijden en so veel van malkanderen verschillende
als Nederlandts Fransch Griecks hare Declinatien en Conjugatien reguleren haer meest
naer het Griecks want sy hebben in vominibuse en dualem en javerbis Augmenteren mede
als de Griecks hare Spraecke tot de eene oste andere hier landtsche Tale te reduceeren is
onmogelyjk 592
Leurs parlers et leurs langues sont tregraves diffeacuterentes autant que le sont le Neacuteerlandais le
Franccedilais ou le Grec Leurs deacuteclinaison et leur conjugaison ressemble agrave celles du Grec parce
591 J MEGAPOLENSIS Een kort ontwerp van de Mahakvase Indiaenen haer Landt Tale Statuere Dracht Godes-Dienst ende Magistrature Alkmaar 1644 p 7 592 A van der DONCK Bescryvingen van Nieuw-Nederlant Amsterdam 1656 p 67
147
qursquoils ont des deacuteclinaisons dans les noms et des augments dans les verbes comme en Grec
Reacuteduire leur parler agrave une langue europeacuteenne est impossible
Il est vraisemblable que Megapolensis et van der Donck tous deux notables de la Nouvelle-
Amsterdam aient partageacute leurs vues sur la langue des Ameacuterindiens Neacuteanmoins cette
comparaison des langues ameacuterindiennes au Grec fut perccedilue chez lrsquoauteur britannique Roger
Williams
They have often asked me if it bee so with women of other nations and whether they are
they are so separated and for their practice they plead Nature and Tradition Yet againe I
have found a greater affinity of their language with the Greek tongue593
Chez Megapolensis (qui voulait comprendre les Ameacuterindiens pour faciliter les eacutechanges
mateacuteriels)594 et chez Williams (qui rejetait en partie la socieacuteteacute puritaine) la comparaison
des langues ameacuterindiennes avec drsquoanciennes langues europeacuteennes reacutesultait drsquoun besoin
drsquoapprentissage et de compreacutehension drsquoune langue inconnue595 Joshua Bellin insiste sur la
volonteacute des protestants de faire remonter de la faccedilon la plus directe toutes les langues agrave la
langue commune initialement parleacutee par tous les hommes avant la tour de Babel596
Toutefois cette logique nrsquoeacutetait pas propre agrave lrsquoideacuteologie protestante puisqursquoelle connut ses
premiegraveres applications lors des deacutebuts de la conquecircte espagnole en Ameacuterique centrale Si
certains penseurs espagnols affirmegraverent la diffeacuterence absolue des Ameacuterindiens par rapport
aux colons drsquoautres dans un souci de convertir les populations autochtones et de les
inteacutegrer au domaine royal cherchegraverent au contraire agrave affirmer lrsquoeacutetroite similitude entre les
diffeacuterents peuples notamment par la langue597 Cette logique perdura dans le courant du
siegravecle suivant notamment dans les milieux missionnaires ou chez les Europeacuteens qui
vivaient parmi les indigegravenes Elle intervenait lors de tentatives pour appreacutehender les
593 R WILLIAMS Key into the language of America in Complete Writings vol 1 New York 1963 p 20 note 4 et p 24 Lrsquoauteur percevait eacutegalement des similitudes avec lrsquoHeacutebreux Cf Ibidem 594 J MEGAPOLENSIS Ibidem Cf D MERWICK The shame and the sorrow Dutch-Amerindian encounters in New Nederlands Philadelphie 2006 p 121 595 D MURRAY Forked Tongues speech writing and representation in North American Indian texts Bloomington ndash Indianapolis 1991 p 2 596 J D BELLIN ldquoA little I shall sayrdquo Translation and interculturalism in the John Eliot Tracts in Publications of the Colonial Society of Massachusetts vol 71 Boston 2003 pp 56-58 597 Le Requerimiento de 1513 fut conccedilu dans ce but Cf St J GREENBLATT Learning to curse aspects of linguistic colonialism in the sixteenth century in First images of America vol 2 Berkeley ndash Los Angeles ndash Londres 1976 pp 571-576
148
langues des peuplades nouvellement deacutecouvertes et dont lrsquoapproche eacutetait une question de
survie pour les colons Elle nrsquointervenait donc pas toujours dans un but drsquointeacutegration
Toutefois la freacutequence des comparaisons entre la langue mohawk et le grec ancien agrave travers
des deacutetails grammaticaux comme les augments ou les deacuteclinaisons teacutemoigne de cette
recherche de similitudes identiques agrave toutes les nations colonisatrices Elle pouvait reacutesulter
drsquoun rejet pour les valeurs occidentales comme en teacutemoigne lrsquoœuvre de Roger Williams
laquelle procircnait une lecture libeacuterale de la bible ou drsquoun effort pour tenter drsquoeacutevangeacuteliser les
autochtones
149
d) La deacutefinition de la colonisation le commonwealth
Le caractegravere centraliseacute des impeacuterialismes espagnols et franccedilais avait empecirccheacute une reacuteflexion
approfondie sur le colonialisme comme concept Les colonies des deux nations eacutetaient
davantage perccedilues comme des provinces que comme des entiteacutes agrave part Mecircme leur
eacuteloignement par rapport agrave la meacutetropole nrsquoavait pas inciteacute les penseurs agrave leur donner une
deacutefinition politique speacutecifique
Le concept de commonwealth est deacuteriveacute drsquoun concept platonicien qui fut ensuite deacuteveloppeacute
par Ciceacuteron Il est lieacute chez Platon agrave lrsquoideacutee de justice et agrave la place de lrsquoindividu au sein drsquoune
socieacuteteacute en constante eacutevolution politique598 Au contraire Ciceacuteron lrsquoavait associeacute agrave
lrsquoeacutelaboration de lois inalieacutenables transcendant tous les individus599 Il fut relieacute par certains
auteurs modernes agrave la notion de bien commun davantage qursquoagrave la notion politique de
Πολιτεια civitas600
1) Thomas More
Aux temps modernes cette notion de bien commun fut reacutecupeacutereacutee pour traiter de la place
des Eacutetats entre eux La deacutefinition politique de lrsquoimpeacuterialisme europeacuteen connut cependant
ses premiers deacuteveloppements degraves le deacutebut du XVIe siegravecle avec lrsquoUtopia de Thomas More
et le discours sur la premiegravere deacutecade de Tite-Live de Machiavel601 Les auteurs qui le
deacutefinirent srsquoaccordegraverent sur la faiblesse de toute forme drsquoimpeacuterialisme trop centraliseacute
Machiavel situait lrsquoacircge drsquoor de la Rome antique agrave lrsquoeacutepoque reacutepublicaine jusqursquoagrave la chute
de Carthage qui avait attiseacute le deacutesir de luxure des Romains et amorceacute le deacutebut de la
598 PLATON Reacutepublique Cf L STRAUSS Eacutetudes de philosophie politique platonicienne Paris 1992 pp 197-198 et J-Y LACROIX LrsquoUtopia de Thomas More et la tradition platonicienne Paris 2007 pp 153-184 Voir aussi A PIGLIER La justice comme harmonie de lrsquoacircme in Eacutetudes sur la Reacutepublique de Platon vol 1 Paris 2005 pp 285-306 599 CICEacuteRON De Republica III 33 Le texte original a eacuteteacute perdu mais citeacute dans LACTANCE Des Institutions divines VI 8 6-9 Cf R M GUMMERE American Colonial Mind Cambridge Mass 1963 p 97 et J L TRELOAR Cicero and Augustine The ideal society in Augustinianum vol XXVIII Rome 1988 pp 571-573 600 I LUDLAM Platorsquos Republic as a philosophical drama on doing well Londres 2015 pp 1-3 601 Voir Th MORE Utopia Londres 1516 et N MACHIAVELLI Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio Florence 1531
150
deacutecadence politique et sociale602 Quant agrave More il percevait lrsquooccupation de terres
eacutetrangegraveres comme une prioriteacute lorsque la population drsquoUtopia devenait trop importante
pour ecirctre nourrie tout en procircnant la soumission par les armes des indigegravenes qui refusaient
drsquoaccueillir les colons
And if there is any increase over the whole island then they draw out a number of their
citizens out of the several towns and send them over to the neighbouring continent where
if they find that the inhabitants have more soil than they can well cultivate they fix a
colony taking in the inhabitants to their society if they will live with them and where they
do that of their own accord they quickly go into their method of life and to their rules and
this proves a happiness to both the Nations for according to their constitution such care is
taken of the soil that it becomes fruitful enough for both thorsquo it might be otherwise too
narrow and barren for any one of them But if the Natives refuse to conform themselves to
their laws they drive them out of those bounds which they mark out for themselves and
use force if the resist For they account a very just cause of war if any nation will hinder
others to come and possess a part of their soil of which they make no use but let it lie idle
and cultivated since every man has by the law of nature a right to such waste portion of
the earth as is necessary for his subsistence603
Dans lrsquoUtopia de More la colonisation est ineacutevitable Si sa conception du colonialisme est
heacuteriteacutee de lrsquoHistoire des colonies grecques qui eacutetaient eacutetablies lorsque la population
meacutetropolitaine devenait trop importante 604 la justification que More propose est empreinte
du concept de lois de la Nature heacuteriteacute de la penseacutee platonicienne et de celle de Ciceacuteron
602 MACHIAVELLI The Discourses vol II 2 Translated by L J WALKER edited by B CRICK Harmondsworth 1970 p 279 Cf J G A POCOCK The Machiavellian moment Florentine political thought and the Atlantic republican tradition Princeton 1975 pp 423-461 et K KUMAR Greece and Rome and the British Empire contrasting role models in Journal of British studies v51 ndeg1 Londres 2012 p 79 603 Th MORE Utopia Translated into English by Gilbert Burnet Dublin 1737 pp 60-61 604 Cf A PAGDEN Lords of all the World Ideologies of Empire in Spain Britain and France c 1500 ndash C 1800 New Haven ndash Londres 1995 p 76 Cf E NELSON The Greek Tradition in Republican Thought Cambridge-New York 2004 p 103
151
La veacuteritable loi cest la raison droite et conforme agrave la nature qui est reacutepandue dans le coeur
de tous les hommes qui est uniforme stable et eacuteternelle qui commande le bien et qui
deacutefend le mal On ne peut ni sy opposer ni y deacuteroger ni labolir605
Le droit pour les citoyens drsquoUtopia de coloniser de nouvelles terres au cas ougrave la meacutetropole
ne suffirait plus agrave les nourrir est pour More un droit naturel auquel les indigegravenes eux-
mecircmes ne peuvent srsquoopposer Le concept de lois de la Nature fut associeacute agrave celui de
Commonwealth depuis ses origines606et il connut au XVIIe siegravecle des interpreacutetations
divergentes
2) Hugo Grotius
Bien que la plupart des œuvres traitant du commonwealth aient eacuteteacute eacutecrites agrave des eacutepoques
de tentations autocratiques (le regravegne drsquoHenri VIII pour More celui des princes italiens pour
Machiavel)607 la reacutecupeacuteration colonialiste du concept ne connut pas de reacutepercussions
aupregraves des monarchies absolues des Temps modernes Agrave lrsquoinverse son emploi fut
important chez des auteurs neacuteerlandais et britanniques dont les colonies jouissaient au
XVIIe siegravecle drsquoune autonomie accrue par rapport agrave la meacutetropole608 De fait les auteurs
franccedilais favorables agrave la colonisation (comme La Mothe le Vayer) beacuteneacuteficiaient le plus
souvent des faveurs royales Ils soutenaient donc la politique royale en la matiegravere ne se
servant des preacuteceacutedents antiques que pour fustiger certaines deacuterives comme celles du
dogme catholique609 Quant aux auteurs hostiles aux projets coloniaux des rois de France
ils contestaient lrsquoentreprise coloniale en deacutemontrant sa cruauteacute Aucun drsquoentre eux
nrsquoapporte donc de reacuteflexion theacuteorique approfondie sur le colonialisme Les auteurs qui
deacuteveloppegraverent le concept du commonwealth cherchaient agrave justifier les entreprises
colonisatrices de leur pays de mecircme que la place de la colonie par rapport agrave la meacutetropole610
605 CICEacuteRON De Republica III 33 Voir LACTANCE Des Institutions divines VI 8 6-9 Cf R M GUMMERE American Colonial Mind Cambridge Mass 1963 p 97 606 G M LOGAN The meaning of Morersquos Utopia Princeton 1983 p 137 607 Cf F M CORNFORD Platorsquos Commonwealth in Greece and Rome vol 4 n 11 Cambridge 1935 pp 92-94 608 E NELLIS An Empire of Religions A brief History of colonial British America Toronto 2010 pp 111 et suiv 609 Fr LA MOTHE LE VAYER La politique du Prince in Œuvres vol1 Paris 1662 pp 891-916 610 A PAGDEN Op cit p 96
152
Cet eacutetat de fait ne se justifiait pas dans le cadre drsquoune monarchie absolue ougrave tout se faisait
au nom du souverain dont les ordres eacutetaient peu susceptibles drsquoecirctre contesteacutes
Lrsquoinvention du commonwealth comme modegravele colonial est attribueacutee agrave Hugo De Groot
(Grotius) dans son ouvrage de Iure belli et pacis dont la premiegravere publication eut lieu en
1625611 Ce dernier fut teacutemoin du deacutebut de la colonisation neacuteerlandaise au deacutebut du XVIIe
siegravecle et fut marqueacute par les reacutecits des cruauteacutes commises par les conquistadors Son œuvre
est marqueacutee par une perception humaniste de la colonisation en atteste son ouvrage Mare
liberum qui deacuteveloppait le concept de la libre circulation sur mer qui deviendrait zone
internationale612 Le de Iure belli est le fruit drsquoune reacuteflexion theacuteorique sur ce qui faisait
drsquoun conflit une guerre juste ou non sur le sort agrave reacuteserver aux prisonniers ou aux civils ou
sur le droit theacuteorique drsquoun souverain agrave faire la guerre Cet ouvrage reacutesulte drsquoune premier
livre sur le sujet le de Iure praedae eacutecrit par Grotius alors qursquoil travaillait pour la VOC
et dans lequel il leacutegitimait les prises de butins par des capitaines neacuteerlandais sous certains
conditions613 Lrsquoauteur integravegre la notion de droits naturels agrave sa reacuteflexion sur la guerre en
les deacutefinissant en ces mots
La meilleure division du droit ainsi entendu crsquoest celle que fait Aristote en droit naturel
amp droit volontairehellip Pour commencer par le droit naturel il consiste dans certains principes
de la droite raison qui nous font connoicirctre qursquoune action est moralement honnecircte selon la
convenance ou la disconvenance neacutecessaire qursquoelle a avec nature raisonnable amp sociable
amp par conseacutequent que Dieu qui est lrsquoAuteur de la Nature ordonne ou deacutefend une telle
action614
Les lois naturelles devaient dicter aux souverains leur conduite durant les guerres mais
aussi lors drsquoentreprise colonisatrice Chez Grotius le rapport entre les colonies et les
meacutetropoles fut inspireacute par Thucydide
On doit rapporter encore ici lrsquoeacutetablissement des anciennes colonies Car il se formoit par
lagrave drsquoune multitude de gens qui sortoient volontairement drsquoun Eacutetat amp avec son
611 H GROTIUS De jure belli ac pacis Amsterdam 1625 612 H GROTIUS Mare liberum Amsterdam 1609 613 H GROTIUS De Iure praedae Amsterdam 1604 Cf M J VAN ITTERSUM Profit and principle Hugo Grotius natural rights theories and the rise of dutch power in the East Indies 1595-1615 Leiden ndash Boston 2006 pp 25-43 614 H GROTIUS Le droit de la guerre et de la paix tome 1 Amsterdam 1724 pp 48-49
153
consentement un nouveau Peuple libre amp indeacutependant comme le dit Thucydide amp
comme le soutenoit Tullus Hostilius Roi des anciens Romains au rapport de Denys
drsquoHalicarnasse Ce qui doit srsquoentendre neacuteanmoins sans preacutejudice du respect que les colonies
doivent agrave leur ancienne patrie comme agrave leur Megravere615
Le mecircme historien (Thucydide) en parlant de la seconde colonie que les Corinthiens
envoyegraverent agrave Eacutepidamne dit qursquoils firent publier que ceux qui voudroient y aller auroient
les mecircmes droits amp les mecircme privilegraveges que ceux qui y reseroient616
Grotius plaidait pour une conception libeacuterale des colonies sur le modegravele connu des
colonies grecques Il plaidait aussi pour une reconnaissance de lrsquoeacutegaliteacute voire de
lrsquoautonomie des colons par rapport aux citoyens meacutetropolitains Sa conception du
commerce international et de la colonisation srsquoopposait aux vues impeacuterialistes des cours
drsquoEspagne ou de France617 La primauteacute du modegravele grec en matiegravere coloniale sera
cependant remise en cause par des auteurs successeurs de Grotius
3) Thomas Hobbes
Lagrave ougrave More percevait les lois naturelles comme garantes de la subsistance de chaque
individu Thomas Hobbes qui appreacutehendait la nature humaine de maniegravere plus pessimiste
les limitait au seul besoin drsquoautoprotection preacutesent chez chaque personne et agrave la neacutecessiteacute
de se tenir eacuteloigneacute des risques
A Law of nature (lex naturalis) is a precept or general rule found out by reason by which
a man is forbidden to do that which is destructive of his life or taketh away the means of
preserving the same and to omit that by which he thinketh it may be best preserved618
Chez Hobbes les lois de la Nature impliquaient la preacuteservation de lrsquoindividu et le maintien
de la paix dans la mesure ougrave personne ne peut nuire agrave autrui sans avoir agrave craindre
drsquoeacuteventuelles conseacutequences Ainsi en Grande-Bretagne la place drsquoune colonie au sein
drsquoun commonwealth a eacuteteacute deacutecrite par Thomas Hobbes dans le Leacuteviathan
615 Ibidem pp 381-382 616 Ibidem note 2 617 A PAGDEN Op cit p 52 618 Th HOBBES The moral and political works of Thomas Hobbes of Malmesbury Londres 1750 p 151 Voir aussi J LOCKE Two treatises of government vol II Londres 1689 sect 4-15
154
The procreation or Children of a Commonwealth are those we call Plantations or
Colonies which are numbers of men sent out from the commonwealth under a conductor
or gouvernor to inhabit a foreign country either formely void of inhabitants or made void
then by war And when a colony is settled they are either a commonwealth of themselves
discharged of their subjection to their sovereign thaht sent them (as hath been done by many
commonwealths of antient time) in which case the commonwealth from which they went
was called metropolis or mother and requires no more of them than fathers require of the
children whom they emancipate and make free from their domestic government which is
honour and friendship or else they remain united to their metropolis as were the colonies
of the people of Rome and then they are no commonwealths themselves but provinces
and parts of the commonwealth that sent them619
Si Hobbes percevait les lois de la nature comme une seacuterie de preacuteceptes imposeacutes par la
raison sa perception de lrsquoeacutetat de nature demeurait neacutegative puisqursquoil le deacutefinissait comme
lrsquoeacutetat de la guerre du laquo tous contre tous raquo ougrave le fort domine le faible620 Hobbes qui au
deacutebut de sa carriegravere avait travailleacute pour la Virginia Company une compagnie priveacutee
responsable de la colonisation et du peuplement de la Virginie fut teacutemoin des premiegraveres
entreprises britanniques de colonisation Noel Malcolm attribua lrsquointeacuterecirct de Hobbes pour
Thucydide (dont il publia une traduction en 1628) agrave ces premiegraveres anneacutees de formation621
De fait Hobbes deacuteveloppa une vision du colonialisme comme vecteur drsquoexpansion
culturelle theacuteorie influenceacutee par les sources anciennes622 et comme une faccedilon drsquoeacutetendre
la culture et la langue anglaise dans un contexte jusque-lagrave domineacute par les Espagnols Il
percevait aussi le Nouveau monde comme un eacutetat drsquoanarchie permanente car proche de
lrsquoeacutetat de nature ce qui leacutegitimait pour Hobbes la colonisation des Ameacuteriques Par cette
prise de position Hobbes deacuteniait aux autochtones le statut drsquohommes civiliseacutes car
619 Th HOBBES The moral and political works of Thomas Hobbes of Malmesbury Londres 1750 p 208 620 Ibidem pp 149-150 Cf St J FINN Thomas Hobbes and the politics of natural philosophy Londres ndash New York 2006 pp 51-52 621 N MALCOM Hobbes Sandy and the Virginia Company in Aspects of Hobbes Oxford 2002 p 72 Cf P ZAGORIN Hobbes and the law of nature Princeton 2009 p 88 622 Th HOBBES Op cit p 385 D JOHNSTON The Rhetoric of Leviathan Thomas Hobbes and the politics of cultural transformation Princeton 1986 p 197 Cf Ch WARREN Hobbesrsquos Thucydides and the colonial Law of Nations in The seventeenth century vol 242 Durham 2009 p 261
155
incapables drsquoeacutelaborer un Eacutetat viable et structureacute623 En outre la comparaison des relations
entre meacutetropoles et colonies aux relations familiales selon une approche inspireacutee des lois
de la nature fut reacutecurrente dans le courant du XVIIIe siegravecle Elle fut notamment perceptible
lors de la Reacutevolution ameacutericaine durant laquelle les auteurs cherchegraverent agrave deacutefinir les droits
naturels des colons624 Au contraire de la plupart de ses successeurs Hobbes eacutetait royaliste
et voyait dans lrsquoEacutetat qursquoil soit monarchique ou non la seule garantie possible des liberteacutes
individuelles625 En matiegravere de liberteacute Hobbes affirmait lrsquoeacutegaliteacute de la monarchie par
rapport aux reacutegimes reacutepublicains partant du principe qursquoun citoyen eacutetait libre de faire ce
qui nrsquoest pas interdit par le souverain et que la peur inspireacutee par ce dernier maintenait la
coheacutesion au sein du corps social Lrsquoauteur opposait cette theacuteorie agrave celle de la liberteacute par la
participation citoyenne chegravere aux reacutepublicains626 Pour Hobbes une monarchie peut
permettre davantage de liberteacutes qursquoun reacutegime reacutepublicain ougrave la loi est davantage
susceptible de modification du fait de la participation citoyenne ce qui peut aboutir agrave une
anarchie
Liberty or freedom signifieth (properly) the absence of opposition (by opposition I mean
external impediments of motion) and may be applied no less to irrational and inanimate
creatures than to rational For whatsoever so tied or environed as it cannot move but
within a certain space Which space is determined by the opposition of some external body
we say it hath no liberty to go furtherhellip627
Fear and Liberty are consistent as when a man throweth his goods into the sea for fear the
ship should sink he doth it nevertheless very willingly and may refuse to do it if he will
it is therefore the action of one that was free So a man sometimes pays his debt only for
fear only for fear of imprisonment which becaue nobody hindered him from detaining
623 R L NICHOLS Realizing the social contract in Contemporary political theory n 4 Avenell 2005 p 46 et P MOLONEY Hobbes savagery and international anarchy in American political science review vol 105 n1 Cambridge ndash New York 2011 pp 202-203 624 Cf par ex J OTIS The Right of the British colonies asserted and proved Londres 1764 pp 38-40 625Idem p 213 Cf Q SKINNER Hobbes et la conception reacutepublicaine de la liberteacute Paris 2009 pp 203-207 626 Ph PETTIT Reacutepublicanisme une theacuteorie de la liberteacute et du gouvernement Paris 2004 pp 59-60 Cf A P MARTINICH Hobbesrsquos reply to republicanism in Rivista di Storia della filosofia vol 591 Milan 2004 pp 227-239 Ch MIQUEU En-deccedilagrave de la sujeacutetion Hobbes et le problegraveme de la citoyenneteacute in Hobbes nouvelles lectures Bordeaux 2008 pp 115 et Idem Les complexiteacutes de lrsquoheacuteritage reacutepublicain in Qursquoest-ce qursquoun heacuteritage Bucarest 2009 pp 78-79 627 Th HOBBES Op cit p 188
156
was the action of a man at liberty And generally all actions which men do in
commonwealths for fear of the law are actions which the doers had liberty to omit628
Et de conclure
Again if we take liberty for an exemption from laws it is no less absurd for men to demand
as they do that liberty by which all other men may be masters of their lives And yet as
absurd as it is this is it they demand not knowing that the laws are of no power to protect
them without a sword jn the hands of man or men to cause those laws to be put in
execution The liberty to buy and sell and otherwise contract with one another to chuse
their own abode their own diet their own trade of life and institute their children as they
themselves think fit and the like629
Le rejet du reacutepublicanisme par Hobbes renvoie agrave sa meacutefiance de la nature humaine Hobbes
se meacutefiait aussi des reacutegimes preacuteconiseacutes par des auteurs comme Aristote ou Ciceacuteron qursquoil
percevait davantage comme une reacutecupeacuteration des systegravemes politiques en vigueur agrave leur
eacutepoque que comme une theacuteorie novatrice ougrave les lois de la nature auraient une influence
preacutepondeacuterante Lrsquoinimiteacute de Hobbes vis-agrave-vis des deux auteurs srsquoexplique par les
convictions reacutepublicaines de ces derniers pour qui la monarchie relevait drsquoune forme de
tyrannie
And because the Athenians were taught (to keep them from the desire of changing their
government) that they were freemen and all that lived under monarchy were slaves
therefore Aristotle puts it down in his Politics (lib 2 Cap 2) In Democracy Liberty is to
be supposed for it is to be supposed for it is commonly held that no Man is free in any
government And as Aristotle so Cicero and other writers have grounded their civil
doctrine on the opinion of the Romans who were taught to hate monarchyhellip630
Srsquoil est admis que Hobbes percevait lrsquoEacutetat comme un remegravede agrave lrsquoeacutetat de nature et agrave la guerre
du tous contre tous sa perception des relations entre Eacutetats a fait lrsquoobjet de deacutebats Certains
auteurs dont Hedley Bull ont soutenu lrsquoideacutee que Hobbes nrsquoavait appliqueacute son
commonwealth et les lois de la Nature qursquoau seul niveau des Eacutetats limitant les relations
628 Ibidem p 189 629 Ibidem pp 189-190 630 Ibidem p 191
157
internationales agrave une hostiliteacute permanente Bull pointe ainsi lrsquoinfluence de la Guerre du
Peacuteloponnegravese de Thucydide et de lrsquoimportance de la guerre comme facteur drsquointimidation
entre citeacutes grecques dans lrsquoœuvre hobbesienne631 Agrave lrsquoinverse drsquoautres travaux plus reacutecents
ont attireacute lrsquoattention sur plusieurs formes de reacutegulations des rapports entre Eacutetats preacutesentes
dans lrsquoœuvre de Hobbes Celui-ci assimilait les lois des nations reacutegissant les rapports des
souverains entre eux aux lois de la Nature632 Outre le fait qursquoil creacuteait un parallegravele entre
individus et Eacutetats il mettait leurs preacuteoccupations (en lrsquoespegravece la seacutecuriteacute) sur un pied
drsquoeacutegaliteacute Partant de ce principe certains historiens affirmegraverent que la plupart des
preacuteoccupations individuelles preacutesentes chez Hobbes se retrouvaient eacutegalement agrave lrsquoeacutechelle
des Eacutetats Ainsi les inteacuterecircts mateacuterialistes et la coopeacuteration neacutecessaire entre individus
souhaitant accroicirctre leurs possessions pouvait servir agrave eacutelaborer une seacuterie de valeurs et
drsquointeacuterecircts communs entre Eacutetats633 De fait les relations internationales hobbesiennes
devaient faire lrsquoobjet de reacutegulations puisque lrsquoauteur insistait sur lrsquoobligation des
souverains de ne pas entreprendre de guerres en vain sous peine de ruiner leur
commonwealth et nuire au bien-ecirctre de leurs sujets
The last thing contained in that supreme Law salus populi is their defense and consisted
partly in the obedience and unity of the subjects of which hath been already spoken and
in which consisted the means of levying soldiers and of having money arms ships an
fortified places in readiness for defence and partly in the avoiding of unnecessary wars
For such commonwealths or such monarchs as affect war for itself that is to say out of
ambition or of vain-glory or that make account to revenge every little injury or disgrace
done by their neighbours if they ruin not themselves their fortune must be better than they
have reason to expect634
Si Hobbes traite du rocircle de la dissuasion dans la protection des peuples il insiste sur le
devoir de tout souverain drsquoeacuteviter de recourir aux armes Hobbes puisait dans les preacuteceacutedents
antiques des arguments soutenant ses penseacutees royalistes Il fustigeait notamment lrsquoattitude
631 H BULL Hobbes and the international anarchy in Social research vol 48 New York 1981 pp 718-721 632 Th HOBBES Op cit p 254 633 N MALCOLM Op cit pp 452-453 Cf aussi M C WILLIAMS The Hobbesian theory of international relations in Classical Theory in International Relations Cambridge ndash New York 2006 pp 268-269 634 Th HOBBES De corpore politico in Op cit p 91
158
drsquoAthegravenes dont il critiquait les institutions deacutemocratiques ougrave lrsquoeacutelecteur eacutetait sans cesse
manipuleacute ce qui aboutissait agrave des prises de deacutecisions deacutesastreuses pour le
commonwealth635 Mecircme srsquoil eacutetait conscient du peu drsquoascendant que la plupart des
meacutetropoles grecques avaient sur leurs colonies il avait perccedilu chez Thucydide les
conseacutequences des interactions entre deux politiques expansionnistes et celles de la lutte
pour la possession drsquoune colonie636 Conscient du danger drsquoune guerre coloniale agrave large
eacutechelle le philosophe avait deacutefini ses lois naturelles comme un moyen drsquoempecirccher la
propagation drsquoun conflit nuisible agrave toutes les parties
Enfin Hobbes affirmait la supeacuterioriteacute du commonwealth romain du fait de sa capaciteacute agrave
unifier les peuples soumis agrave une loi unique et agrave les inteacutegrer agrave la citeacute de Rome voire agrave ses
institutions637 La citeacute de Rome eacutetendait son commonwealth avec une efficaciteacute que nrsquoeacutetait
pas arriveacutee agrave atteindre lrsquoAngleterre notamment dans ses rapports avec lrsquoEacutecosse
4) James Harrington
La glorieuse reacutevolution et le reacutegime reacutepublicain de Cromwell stimulegraverent lrsquoeacutemergence
drsquoune penseacutee reacutepublicaine en Grande-Bretagne James Harrington est ceacutelegravebre pour son
Oceana une utopie inspireacutee notamment des reacutegimes grecs et romains Agrave la suite de
Machiavel Harrington srsquointeacuteresse aux lois agraires romaines et aux deacuteseacutequilibres sociaux
qursquoelles avaient creacuteeacutes au sein de la reacutepublique romaine malgreacute lrsquointervention des Gracques
Ces bouleversements le laquo moment machiaveacutelien raquo de Pocock aboutissent selon
Harrington agrave une rupture de lrsquoeacutequilibre au sein du commonwealth638 Cette rupture et
lrsquoanarchie qui en reacutesulte megravenent agrave lrsquoavegravenement de la tyrannie selon le principe de la
rotation des systegravemes politiques imagineacutee par Platon Le moment machiaveacutelien et ses
conseacutequences doivent donc ecirctre eacuteviteacutes par tout systegraveme politique senseacute maintenir un
635 J T ROBERTS Athens on Trial The antidemocratic Tradition in Western Thought Princeton 1994 p 143 636 Speacutecialement Potideacutee et Corcyre revendiqueacutees par Athegravenes ce qui conduisit agrave une guerre contre Corinthe qui about it agrave la guerre du Peacuteloponnegravese Th HOBBES Of the life and History of Thucydides in Op cit p 659 637 Th HOBBES Beacuteheacutemoth in Op cit p 504 638 La ldquobalancerdquo du commonwealth Cf J HARRINGTON The Oceana and other works of James Harrington Londres 1737 p 61 Cf C B MACPHERSON The political theory of possessive individualism Hobbes to Locke New York 1967 pp 162-174
159
eacutequilibre entre les citoyens Agrave cet eacutegard lrsquoauteur perccediloit la colonisation comme un moyen
drsquoeacutetendre le commonwealth romain
It has been said that national or independant Empire of what kind oever is to be exercisrsquod
by them that have the proper balance of Dominion in the Nation wherefore provincial or
dependant Empire is not to be exercisrsquod by them that have the balance of Dominion in the
province because that would bring the Government from provincial and dependant to
national and independent Absolute monarchy as that of the Turks neither plants its people
at home nor abroad otherwise than as Tenants for life or at will wherefore its national and
provincial government is all one But in governments that admits the citizen or subject to
Dominion in Lands the richest are they that share most of the power at home whereas the
richest among the provincials thorsquo native Subjects or citizens that have been transplanted
are least admitted to the government abroad for men like flowers or roots being
transplanted take after the soil wherein they grow Wherefore the commonwealth of Rome
by planting colonies of its citizens within the bounds of Italy took the best way of
propagating it self and naturalizing the country whereas if it had planting such colonies
without the bounds of Italy it would have alienated the citizens and given a root to liberty
abroad that might have sprung up foreign or savage and hostile to her wherefore it never
made any such dispersion of it self and its strength till it was under the yoke of the
Emperors who disburdening themselves of the people as having less apprehension of what
they could do abroad than at home took a contrary course639
De conviction reacutepublicaine Harrington critiquait le deacutedain de Hobbes pour les auteurs
anciens Pour Harrington le maintien drsquoune colonisation efficace passe par lrsquoeacutetablissement
de colonies au sein drsquoun territoire deacutejagrave controcircleacute Harrington preacuteconise lrsquoeacutetablissement drsquoun
reacutegime ougrave les colonies beacuteneacuteficieraient drsquoune autonomie conseacutequente par rapport agrave la
meacutetropole Ce systegraveme davantage fondeacute sur la preacuteeacuteminence morale drsquoune meacutetropole
(patrocinium) que sur un pouvoir absolu accapareacute par cette derniegravere (imperium) est inspireacute
du de Officiis de Ciceacuteron
This is a Common-wealth of the fabric that has an open ear and a public concern she is
not made for the vindication of common Right and the Law of nature Where says Cicero
639 J HARRINGTON Op cit p43
160
of the like that of the romans We have rather undertaken the patronage than the Empire
of the world640
Cette valorisation du patrocinium par Ciceacuteron teacutemoigne de la perception que ce dernier
avait de la Reacutepublique romaine au sens large car englobant tous les territoires conquis dans
le courant des derniers siegravecles Ciceacuteron fustigeait la politique meneacutee par des personnaliteacutes
comme Marius et Sylla qui au nom de leur imperium personnel avaient contribueacute agrave
lrsquoasservissement des provinces conquises et agrave leur soumission agrave leurs pouvoirs personnels
Cette influence ciceacuteronienne avait conditionneacute lrsquoutilisation du Commonwealth comme
reacutegime outrepassant le seul Eacutetat reacutepublicain pour inclure une seacuterie de territoires annexeacutes641
La perception de la colonisation dans lrsquoOceana srsquoinspirait agrave la fois des circonstances qui
poussaient les Grecs agrave fonder des colonies tout en incluant le reacutegime ciceacuteronien de
patrocinium Par opposition agrave lrsquoimpeacuterialisme romain qursquoil ideacutealisait lrsquoauteur traite de la
Gregravece antique comme drsquoune seacuterie de commonwealths de citeacutes en eacutetat de guerre permanent
I com in this chapter to resume the discourse where I broke off in the former making good
my assestion that a Commonwealth is the government which from the beginning of the
World to this day was never conquerersquod by any monarch for if the Commonwealths of
Greece came under the yoke of the Kings of Macedon they were first broken by
themselves642
Harrington perccediloit les commonwealths grecs antiques comme des ensembles heacuteteacuteroclites
unis par une conscience collective ou une seacuterie drsquointeacuterecircts communs davantage que par une
supreacutematie politique643 qui nrsquoarriva qursquoavec les dominations maceacutedonienne et romaine
Lrsquoeacutequilibre des commonwealths chez Harrington est destineacutee agrave ecirctre rompue que ce soit sur
initiative interne des pouvoirs qui faussent la balance et la reacutepartition des bien (comme les
640 Ibidem p 194 Cf A PAGDEN Op cit p 127 Cf CICEacuteRON De officiis II 27 Jaime mieux en pareille matiegravere emprunter des exemples agrave lhistoire des nations eacutetrangegraveres quagrave la nocirctre Observons-le cependant aussi longtemps que le peuple romain a maintenu sa domination non par linjustice mais par une conduite geacuteneacutereuse on faisait la guerre pour la protection des allieacutes ou pour reculer les limites de lempire les hostiliteacutes finies on nexerccedilait pas de rigueurs agrave moins de neacutecessiteacute le seacutenat de Rome eacutetait pour les rois pour les peuples pour les nations un refuge un abri le titre de gloire le plus estimeacute celui que recherchaient nos magistrats eacutetait davoir useacute de justice et de loyauteacute dans la deacutefense des provinces et des allieacutes Rome exerccedilait moins un empire quelle neacutetendait sa protection sur le monde Trad Ch APPUHN 1933 641 JGA POCOCK The political Works of James Harrington Cambridge 1977 p 72 642 J HARRINGTON Op cit p 284 643 L M JOHNSON Thucydides Hobbes and the interpretation of Realism DeKalb 1993 pp 67-68
161
lois agraires agrave Rome)644 ou sur initiative exteacuterieure pour forcer les diffeacuterents
commonwealths agrave srsquoaffronter (comme la guerre du Peacuteloponnegravese en Gregravece au cours de
laquelle les Perses financegraverent la rivaliteacute entre Athegravenes et Sparte) Chez Harrington le
commonwealth renvoie au concept de reacutepublique sa conception de lrsquoempire colonial se
rapprochant davantage de ce que James Pocock qualifiait de laquoprovincial empireraquo agrave lrsquoimage
du reacutegime ciceacuteronien de patrocinium645 Sa notion drsquounion de citeacutes a connu un eacutecho chez
drsquoautres theacuteoriciens comme Andrew Fletcher qui vantait les meacuterites de la ligue acheacuteenne646
De fait les theacuteories drsquoHarrington renvoyaient agrave des ensembles territoriaux vastes et en
continuelle extension647 qui appliquegraverent le reacutegime du commonwealth aux territoires
soumis
Pour les auteurs du XVIIe siegravecle le commonwealth peut donc se limiter au cadre drsquoune
citeacute ou lrsquooutrepasser dans le cas des ligues ou coalitions de citeacutes Ces auteurs appliquaient
donc la terminologie de commonwealth au gouvernement des citeacutes ou des ligues grecques
et celui drsquoun reacutegime comme celui de la Rome reacutepublicaine qui inteacutegra progressivement ses
provinces agrave lrsquoexercice du pouvoir En deacutepit de leurs diffeacuterences de vue Harrington et
Hobbes favorisaient cette forme de reacutegime drsquoinclusion qui srsquoapprochait davantage de leurs
conceptions humanistes648 Les auteurs britanniques vouaient toutefois davantage de creacutedit
au modegravele romain plus proche de lrsquoideacutee drsquoeacutequilibre social fondamental dans lrsquoœuvre
drsquoHarrington et plus proche de lrsquoideacutee drsquoun commonwealth efficace pour Hobbes Les
relations entre meacutetropole et colonies seraient reacutegies par un reacutegime inspireacute de son contrat
social ougrave les citoyens deacutelegraveguent leur pouvoir au souverain649 Hobbes a cependant vanteacute
les meacuterites des colonies grecques comme moyen de diffusion de la culture grecque Drsquoun
644 Ibidem p 248 Cf C B MACPHERSON Op cit pp 161-162 Voir aussi Fr TRICAUD Les lois de la nature pivot du systegraveme in Thomas Hobbes Philosophie premiegravere Theacuteorie de la science et politique Paris 1990 pp 265-274 645 J G A POCOCK The Machiavellian moment Florentine political thought and the Atlantic republican tradition Princeton 1975 p 139 646 A FLECTHER Letter to the Marquis of Montrose in A FLETCHER An account of a conversation concerning a right regulation of governments for the good of Mankind in The political Works of A FLETCHER Londres 1737 p436 647 J HARRINGTON Op cit p 195 648 L BOROT La raison drsquoEacutetat chez James Harrington in Raison et deacuteraion drsquoEtat Theacuteoriciens et theacuteories de la raison drsquoEtat aux XVIe et XVIIe siegravecles Paris 1994 pp 313 et 324 Les auteurs britanniques srsquoopposaient notamment au reacutegime autocratique appliqueacute par les Espagnols en Ameacuterique 649Ch MIQUEU Les complexiteacutes de lrsquoheacuteritage reacutepublicain in Qursquoest-ce qursquoun heacuteritage Bucarest 2009 pp 79-80
162
point de vue royaliste la colonisation elle-mecircme ne pouvait connaicirctre de succegraves que par la
deacuteleacutegation des pouvoirs des colons et des indigegravenes agrave lrsquoautoriteacute royale seule agrave mecircme
drsquoeacuteliminer lrsquoeacutetat drsquoanarchie permanent en Ameacuterique du nord650
La notion de loi de la Nature si elle demeure un concept variable selon les auteurs servit
agrave lrsquoeacutelaboration drsquoune penseacutee colonialiste en justifiant lrsquoassimilation de la colonie voire de
lrsquoindigegravene au commonwealth651 Hobbes et Harrington bien que de convictions opposeacutees
procircnaient lrsquoeacutetablissement drsquoune colonisation libeacuterale sur laquelle la meacutetropole conserverait
cependant une supeacuterioriteacute morale Les deux auteurs partageaient une vision expansionniste
du commonwealth tant qursquoelle nrsquoimpliquait pas le deacuteclenchement drsquoune guerre
drsquoagression envers un autre commonwealth Cette conception srsquoapparente agrave lrsquoideacutee que ces
auteurs se faisaient de la Rome antique lagrave ougrave un reacutegime inspireacute des citeacutes grecques aboutirait
agrave une trop forte deacutecentralisation voire agrave une anarchie qui nuirait agrave la meacutetropole et aux
colonies agrave lrsquoinstar de ce qui srsquoeacutetait passeacute lors de la guerre du Peacuteloponnegravese652
5) Samuel von Pufendorf
En reacuteaction agrave lrsquoœuvre de Hobbes parut en 1672 le de Iure naturae et gentium du philosophe
allemand Pufendorf (1632-1694) Ce dernier contestait la vision neacutegative que Hobbes avait
de lrsquoeacutetat de nature en arguant que chaque personne ne peut que srsquoopposer agrave une trop grande
licence si la raison la leur deacuteconseille653 Pufendorf tente drsquoeacuteriger la raison comme une
faculteacute individuelle que chaque homme peut deacutevelopper et exercer en marge de tout
systegraveme coercitif654 Chez Pufendorf la liberteacute notamment se traduit par la capaciteacute drsquoun
commonwealth agrave eacutevoluer en se scindant ou en srsquounissant agrave drsquoautres commonwealths Agrave
lrsquoinstar de Grotius lrsquoauteur se sert du preacuteceacutedent des colonies grecques pour illustrer sa
theacuteorie sur les scissions de commonwealths Pufendorf rappelle que les colonies grecques
650 S ARAVUMUDAN Hobbes and America in The postcolonial enlightenment eighteenth-century colonialism and postcolonial theory Oxford 2009 p 55 et P MOLONEY Op cit p 189 651 Lrsquointeacutegration des autochtones par la force pouvait se justifier dans lrsquointeacuterecirct du commonwealth Cf J HARRINGTON Op cit p43 Voir J Y HENDERSON The context of the State of nature in Reclaiming indigenous voice and vision Vancouver 2000 pp 11-38 652 Th HOBBES Op cit p 208 et J HARRINGTON Op cit p 284 653 S von PUFENDORF De iure naturae et gentium II 2 3 Cf S GOYARD-FABRE Puffendorf et le droit naturel Paris 1994 p 67 654 P LAURENT Pufendorf et la loi naturelle Paris 1982 pp 87-93
163
eacutetaient drsquoabord fondeacutees par les eacuteleacutements indeacutesirables du commonwealth les pauvres ou les
marginaux655
But colonies may be and often are settled in different methods For either the colony
continue the colony continues a part of the commonwealth and to be in a readiness to
defend and vindicate its honour and so is united to it by a sort of unequal confederacy or
lately is erected into a separate commonwealth and assumes the same rights with the state
it is descended from656
Different commonwealths may be formed out of one by common consent by sending out
colonies in the manner usual in old Greece For the Romans afterward (who are followrsquod
now by the nation f Europe) when they sent a colony abroad continued it under the
jurisdiction of the mother commonwealth or greater country But the colonies planted by
the Greeks and after their method constituted particular commonwealths were obligrsquod
only to pay a kind of deference and dutiful submission to their mother commonwealth657
Pufendorf insistait davantage sur lrsquoautonomie voire lrsquoindeacutependance des colons grecs par
rapport agrave leur meacutetropole Ce processus de creacuteation de commonwealths nrsquoexistait ni dans la
Rome antique ni agrave lrsquoeacutepoque de lrsquoauteur ougrave la creacuteation de colonies eacutetait fondeacutee sur le modegravele
romain Le but de Pufendorf eacutetait de contrer lrsquoideacuteologie hobbesienne qui voulait que les
individus ne srsquounissaient en socieacuteteacutes que par inteacuterecirct ou par crainte theacuteorie qui selon
lrsquoauteur allemand ne se veacuterifiait pas au cours de lrsquoHistoire humaine Pour Pufendorf la
multiplication des commonwealths srsquoest faite sur base volontaire et non en reacuteponse agrave une
obligation externe Cet eacutetat de fait teacutemoigne pour lrsquoauteur drsquoun besoin sociable chez
lrsquohomme lequel fait partie inteacutegrante de sa vision du droit naturel658 Chez Pufendorf crsquoest
la dimension morale qui preacutevaut dans la constitution drsquoun Eacutetat659 Les colonies grecques
furent eacutetablies agrave des distances consideacuterables de leurs meacutetropoles et les colons nrsquoentretinrent
655 S von PUFENDORF De iure naturae et gentium VIII 11 6 et VIII 12 5 656 S von PUFENDORF The law of nature and nations or a general system of the most important principles of morality jurisprudence and politics Londres 1749 pp 877 657 Ibidem p 880 658 S GOYARD-FABRE Pufendorf adversaire de Hobbes in Hobbes studies n2 Assen 1989 p 74 et Idem Puffendorf et le droit naturel Paris 1994 pp 160-163 659 H DENZER Moralphilosophie und Naturrecht bei Samuel Pufendorf Eine geisteswissenschaftliche Untersuchung zur Geburt des Naturrechts aus der Praktischen Philosophie Munich 1972 et M NUTKIEWICZ Samuel Pufendorf obligation as the basis of the state in Journal of the History of philosophy vol 21 Berkeley 1983 p 17
164
plus de rapports de soumission avec leur anciens dirigeants Toutefois les colons
srsquoassociegraverent spontaneacutement et formegraverent de nouveaux commonwealths qui srsquoils
reacutepondaient agrave leurs besoins individuels de seacutecuriteacute ne reacutesultaient pas de la peur inspireacutee
par un quelconque souverain
6) John Locke
Agrave la fin du XVIIe siegravecle John Locke soutenait lrsquoideacutee que les lois naturelles avaient eacuteteacute
dicteacutees par Dieu pour garantir lrsquoeacutegaliteacute des hommes entre eux660 Locke preacutesentait la
particulariteacute drsquoinclure la proprieacuteteacute priveacutee au sein sa conception des lois naturelles661 Pour
le philosophe le droit agrave la possession est un droit naturel au mecircme titre que le droit agrave la
vie ou agrave la liberteacute Au contraire de Hobbes il ne percevait pas lrsquoEacutetat de nature comme un
eacutetat de guerre permanente Il le perccediloit comme une sorte drsquoacircge drsquoor dont les hommes ne
sortent qursquoagrave partir du moment ougrave ils commencent agrave amasser des proprieacuteteacutes et qursquoils doivent
se preacutemunir contre la convoitise et la cupiditeacute des autres662 Dans lrsquoideacuteologie lockeacuteenne le
but de lrsquoEacutetat est de garantir ce droit agrave la proprieacuteteacute et drsquoen empecirccher les abus663
Lrsquoeacutegalitarisme de Locke eacutetait donc un eacutegalitarisme eacuteconomique plus que deacutemocratique Il
srsquoagissait avant tout drsquoune eacutegaliteacute devant lrsquoEacutetat et dans la liberteacute drsquoentreprendre664
Barbara Arneil srsquoest speacutecialiseacutee dans les influences lockeacuteennes de la colonisation des
Ameacuteriques et notamment lrsquoimpact de la notion de proprieacuteteacute priveacutee sur lrsquoeacuteconomie
coloniale Elle arrive agrave la conclusion que Locke eacutetait un penseur colonialiste665 Si Locke
660 Ces lois eacutetaient destineacutees agrave Adam et Egraveve et se transmettaient agrave leur descendance J LOCKE Two treatises of government vol II Londres 1689 sect 56-57 Contrairement agrave Spinoza Locke recourait agrave la theacuteologie dans la deacutefinition de ses lois naturelles et sa conception de la liberteacute humaine eacutetait teinteacutee de libeacuteralisme Cf Ch MIQUEU Spinoza Locke et lrsquoideacutee de citoyenneteacute Paris 2012 pp 46 et 74 661 J LOCKE Op cit vol II sect 4-15 Cf B ARNEIL John Locke and America The defence of english colonialism Oxford 1996 pp 132-167 et C J RICHARD The Founders and the Classics Greece Rome and the American Enlightenment Cambridge Mass-Londres 1994 pp 174-175 662 W BATZ The historical anthropology of John Lock in Journal of the History of ideas Baltimore vol 354 1974 pp 663-670 663 N WOOD The politics of Lockersquos philosophy Londres 1983 pp 37-39 et M H KRAMER John Locke and the origins of private property Philosophical explorations of individualism community and equality Cambridge 1997 pp 46-48 664 Neal Wood parlait drsquo laquo eacutegalitarisme bourgeois raquo Cf N WOOD John Locke and agrarian capitalism Berkeley ndash Los Angeles- Londres 1984 p 101 665 B ARNEIL Trade plantations and property John Locke and the economic defense of colonialism in Journal of the History of ideas vol 554 Baltimore 1994 p 609
165
nrsquoavait jamais traiteacute directement de colonisation son œuvre fait plusieurs reacutefeacuterences aux
Ameacuteriques qursquoil est de la responsabiliteacute des hommes civiliseacutes de conqueacuterir et de
rentabiliser dans la mesure ougrave cela ne nuit pas aux indigegravenes Locke qui travaillait pour
des compagnies commerciales consideacuterait le continent nord-ameacutericain comme un territoire
encore vierge preacutesentant de nombreuses perspectives drsquoextension notamment
commerciales et agricoles666 Cet extension ne rentre cependant pas en concurrence avec
celle des Ameacuterindiens les besoins de ceux-ci (qui eacutetaient des chasseurs-cueilleurs) eacutetant
diffeacuterents de ceux des colons Le droit naturel srsquoapplique donc agrave tout le monde selon des
modaliteacutes diffeacuterentes667
For supposing a man or family in the state they were at first peopling of the world by the
children of Adam or Noah let him plant in some in-land vacant places of America we
shall find that the possessions he could make himself upon the measures we have given
would not be very large nor even to this day prejudice the rest of mankind or give them
reason to complain or think themselves injured by this manrsquos encroachment though the
race of men have now spread themselves to all the corners of the world and do infinitely
exceed the small number which was at the beginning668
Drsquoun point de vue politique Locke opposait le commonwealth agrave drsquoautres formes de
reacutegimes dont la monarchie absolue forme primitive de gouvernement heacuteriteacutee du
patriarcat669 Lrsquoauteur compare la situation dans les Ameacuteriques agrave celle de la Gregravece
homeacuterique
And one may as well prove that the patriarchs were all absolute monarchs that the power
both of patriarchs and kings was only paternal and that this power descended to them from
Adam I say all these propositions may be as well proved by a confused account of a
multitude of little kings in the West-Indies out of Ferdinando Soto or any of our late
histories of the Northern America or by our authorrsquos 70 kings of Greece out of Homer as
by any thing he brings out of Scripture in that multitude of kings he has reckoned up670
666 N WOOD John Locke and agrarian capitalism Berkeley ndash Los Angeles- Londres 1984 p 22 667 B ARNEIL John Locke and America The defence of english colonialism Oxford 1996 pp 16-138 668 J LOCKE Two treatises of government vol II Londres 1689 sect 36 669 R W GRANT John Lockersquos liberalism Chicago 1987 p 57 670 J LOCKE Op cit vol 1 sect 153
166
Locke percevait la liberteacute comme deacutecoulant de lrsquoeacutegaliteacute lrsquoeacutegaliteacute eacutetant une conseacutequence
de la loi naturelle poussant les hommes agrave srsquoorganiser en Eacutetat Cette theacuteorie et son
application au reacutegime colonial connut un succegraves important lors de la Reacutevolution
ameacutericaine notamment sous lrsquoeacutegide de James Otis671 Les colonies grecques eacutetaient
perccedilues comme des commonwealths indeacutependants par les auteurs du XVIIe siegravecle et par
leurs successeurs du XVIIIe La notion lockeacuteenne drsquoeacutegaliteacute par la proprieacuteteacute priveacutee fut
appliqueacutee au contexte antique agrave travers lrsquoexemple des rapports des citeacutes grecques agrave leurs
meacutetropoles Si le modegravele romain convenait mieux aux perceptions hobbesienne ou
harringtonienne du commonwealth la notion drsquoeacutegaliteacute et de libeacuteralisme eacuteconomique trouva
davantage drsquoeacutecho dans lrsquohistoriographie de la Gregravece antique672 Le deacuteveloppement
theacuteorique du libeacuteralisme et la redeacutecouverte des sources antiques et de lrsquoHistoire des
colonies grecques permettront agrave une nouvelle forme drsquohistoriographie de voir le jour
davantage axeacutee sur la notion drsquoempire colonial heacuteriteacutee du commonwealth et de ses
applications au monde grec antique
Locke agit en opposition au reacutegime patriarcal soutenu par Aristote Selon ce dernier le
modegravele de la famille comme entiteacute eacuteconomique ougrave tout serait geacutereacute par le pegravere de famille
(domination drsquoun mari sur son eacutepouse du pegravere sur ses enfants du maicirctre sur son esclave)
servirait de modegravele au reacutegime politique drsquoune citeacute puisque la citeacute est composeacutee de
familles673
Maintenant que nous connaissons positivement les parties diverses dont lEacutetat sest formeacute
il faut nous occuper tout dabord de leacuteconomie qui reacutegit les familles puisque lEacutetat est
toujours composeacute de familles Les eacuteleacutements de leacuteconomie domestique sont preacuteciseacutement
ceux de la famille elle-mecircme qui pour ecirctre complegravete doit comprendre des esclaves et des
individus libres Mais comme pour se rendre compte des choses il faut soumettre dabord
671 J OTIS The Right of the British colonies asserted and proved Londres 1764 pp 38-40 Cf N WOOD et M H KRAMER Ibidem 672 K KUMAR Greece and Rome and the British Empire contrasting role models in Journal of British studies v51 ndeg1 Londres 2012 p 85 673 Bien que Locke ait entretenu un rapport ambigu avec lrsquoesclavage Srsquoil le condamnait dans son second Treatise of Gouvernement (sect 22-23) il le leacutegitimait dans certains cas de figure notamment en temps de guerre seul cas de figure ougrave un homme pouvait ecirctre reacuteduit en esclavage (Idem sect 24) W Glausser y a vu la difficulteacute pour le philosophe de faire coiumlncider sa vision de lrsquoeacutetat de nature et la neacutecessiteacute de rentabiliteacute de son modegravele libeacuteral Cf W GLAUSSER Three approaches to Locke and the slave trade in Journal of the history of ideas vol 512 Baltimore 1990 pp 199-216
167
agrave lexamen les parties les plus simples et que les parties primitives et simples de la famille
sont le maicirctre et lesclave leacutepoux et la femme le pegravere et les enfants il faudrait eacutetudier
seacutepareacutement ces trois ordres dindividus et voir ce quest chacun deux et ce quil doit ecirctre674
Pour le philosophe anglais le commonwealth doit outrepasser ce type de reacutegime chaque
individu eacutetant libre de poursuivre son enrichissement personnel et agrave travers lui son droit
agrave la liberteacute individuelle675 Locke fut lrsquoun des fondateurs du reacutepublicanisme moderne sa
theacuteorie sur lrsquoeacutegaliteacute ayant influenceacute les reacutevolutions libeacuterales notamment la reacutevolution
ameacutericaine En effet la constitution des Eacutetats-Unis garantit lrsquoeacutegaliteacute en droit de ses
citoyens sans remettre en cause les diffeacuterences de fortunes Le reacutepublicanisme renvoie ici
agrave la participation de tout citoyen au corps politique la diffeacuterence de fortune ne suffisant
pas agrave justifier la domination drsquoun homme sur lrsquoautre676
Pour Locke la colonisation reacutesultait de cette neacutecessiteacute pour chaque individu de posseacuteder
une terre drsquoougrave pourra partir sa prospeacuteriteacute677 La comparaison avec la colonisation grecque
ougrave chaque colon recevait une terre agrave titre individuel est drsquoautant plus manifeste que drsquoun
point de vue lockeacuteen lrsquoindividu politiseacute est eacutegalement agrave mecircme drsquoassurer sa subsistance et
de faire fructifier ses possessions Agrave cet eacutegard la philosophie de Locke augurait de la
physiocratie du siegravecle suivant678
Le libeacuteralisme de Locke a influenceacute la maniegravere dont les penseurs des siegravecles agrave venir
envisagegraverent le colonialisme et la maniegravere de le rentabiliser Il a aussi influenceacute les
premiegraveres theacuteories de la deacutecolonisation comme nous le verrons dans le chapitre suivant
deacutedieacute aux theacuteoriciens de la reacutevolution ameacutericaine Agrave travers cette relecture du processus
colonial on assiste au tournant du siegravecle agrave une relecture de lrsquoHistoire des colonies Les
auteurs mentionneacutes ici recoururent principalement agrave Thucydide et agrave sa Guerre du
674 ARISTOTE Politique 1254a Trad J Brtheacutelemy-Saint-Hilaire Paris 1874 675 J LOCKE A letter concerning toleration latin and English texts revised Texte eacutediteacute par M MONTUORI La Haye 1963 cf Th L PANGLE The spirit of republicanism The moral vision of the American founders and the philosophy of Locke Chicago ndash Londres 1988 p 253 676 M P ZUCKERT Founder of the Natural Rights Republic in Thomas Jefferson and the politics of Nature Notre Dame 2000 pp 18-19 677 B ARNEIL Op cit pp 63-64 678 H PEUKERT Cameralism and physiocracy as the two sides of a coin Example of the economic policy of Johann Friedrich von Pfeiffer in Physiocracy antiphysiocracy and Pfeiffer Thuumlringen 2011 p 76
168
Peacuteloponnegravese pour eacutetayer leur thegravese679 Thucydide offrait le teacutemoignage de lrsquoextension de
la mainmise des Grecs sur le monde meacutediterraneacuteen mais aussi les raisons de sa
deacuteliquescence au profit drsquoautres reacutegimes Ce passeacute fut une source drsquoidentification pour les
auteurs drsquoun siegravecle qui sortait des guerres de religions et qui voyait srsquoaffirmer des exigences
coloniales antagonistes La colonisation grecque apparait derriegravere la question du
commonwealth Si les auteurs neacuteerlandais et britanniques argumentaient initialement en
faveur drsquoun eacutetat centraliseacute le deacutebat eacutevolua avec Locke et Pufendorf vers la constitution
drsquoune confeacutedeacuteration eacutegalitaire de colonies axeacutee autour de la meacutetropole qui ne conservaient
qursquoune supeacuterioriteacute morale La question de la proprieacuteteacute priveacutee des colons amena agrave une
reconsideacuteration des rapports agrave la meacutetropole
Par ailleurs la colonisation grecque inspira la perception que les theacuteoriciens du
commonwealth se faisaient des lois de la nature La majoriteacute drsquoentre eux consideacuterait la
colonisation comme un droit naturel inheacuterent aux hommes civiliseacutes au cas ougrave leur
subsistance serait menaceacutee Au contraire des colonies romaines qui reacutesultaient davantage
drsquoun impeacuterialisme politique et militaire les colonies grecques eacutetaient perccedilues par
lrsquoideacuteologie lockeacuteenne comme des espaces de liberteacute par des auteurs
679 H GROTIUS Le droit de la guerre et de la paix tome 1 Amsterdam 1724 pp281-282
169
d) Conclusion
Les influences classiques de la Renaissance eurent un impact sur lrsquoeacutelaboration des
premiegraveres penseacutees colonialistes en Europe En plein absolutisme les auteurs franccedilais
srsquoabritaient davantage derriegravere lrsquoimage drsquohommes importants de lrsquoAntiquiteacute speacutecialement
Alexandre pour illustrer les positions impeacuterialistes de la France La personnaliteacute
drsquoAlexandre perccedilue diffeacuteremment selon que lrsquoon soutienne ou conteste la politique des
rois de France permit la creacuteation drsquoun parallegravele avec lrsquoexpansion franccedilaise en Ameacuterique680
Cette theacuteorie connut un certain succegraves dans les milieux lettreacutes en Angleterre et dans les
Treize colonies681
Par la suite les penseurs modernes srsquoinspiregraverent des prises drsquooracles avant les fondations
coloniales des grecs pour deacutefinir une tradition critique vis-agrave-vis du discours religieux Les
Grecs eux-mecircmes nrsquoeacutetaient pas creacutedules Les meacutecanismes de la colonisation grecque
transparaissaient derriegravere un discours hostile agrave lrsquoobscurantisme du discours religieux du
XVIIe siegravecle
Mais crsquoest agrave travers les notions britanniques et neacuteerlandaises de commonwealth que la
reacutecupeacuteration politique du passeacutee antique eut le plus drsquoinfluence Le modegravele colonial propre
agrave la Gregravece antique connut des reacutecupeacuterations de plus en plus reacutecurrentes agrave mesure que le
modegravele impeacuterialiste fondeacute sur la conquecircte se voyait remplaceacute par un modegravele eacuteconomique
de type libeacuteral et libre-eacutechangiste Il fallut toutefois attendre le XVIIIe siegravecle et les theacuteories
drsquoAdam Smith pour qursquoune utilisation du passeacute grec deacutetrocircne le recours au modegravele
romain682 Les notions drsquoeacutetat de nature et de loi naturelle eurent un rocircle fondamental agrave jouer
dans cette logique En effet la majoriteacute des auteurs srsquoabritaient derriegravere les lois de la nature
pour leacutegitimer leur vision de la colonisation Agrave cet eacutegard le modegravele grec leur fut plus utile
notamment agrave travers lrsquoimage de la colonisation de survie par les franges les plus deacutesheacuteriteacutees
680 R ZUBER France 1640-1790 in Perceptions of the ancient Greeks Cambridge Mass 1992 p 167 681 G C BRAUER Jr Alexander in England the conquerorrsquos reputation in the late seventeenth and eighteenth centuries in The classical journal n 761 Chicago 1980 p 40 et L HANNETON Les meilleurs ennemis Nouvelle-France et Nouvelle-Angleterre au XVIIe siegravecle in La France en Ameacuterique Meacutemoire drsquoune conquecircte Chambeacutery 2009 pp 157-159 682 K KUMAR Op cit
170
(dont le droit eacuteleacutementaire eacutetait de survivre) de la socieacuteteacute meacutetropolitaine qui pourtant surent
srsquoeacuteriger en commonwealths coheacuterents
La colonisation grecque eacutetait connue principalement par lrsquointermeacutediaire de Thucydide dont
le reacutecit de la guerre du Peacuteloponnegravese eut un impact sur lrsquointerpreacutetation des conflits europeacuteens
tout au long du XVIIe siegravecle Si les utilisations du modegravele grec relevaient encore pour
beaucoup du discours artistique ou de la figure de style (la comparaison de Louis XIV agrave
Alexandre) elles outrepassegraverent bientocirct le simple topos litteacuteraire pour srsquoinscrire dans une
reacuteflexion politique plus pousseacutee Celle-ci fut agrave la base de nombreux changements non
seulement au XVIIe siegravecle (avec la Glorieuse Reacutevolution) mais aussi au siegravecle suivant avec
la Reacutevolution ameacutericaine qui devint le premier modegravele de guerre de deacutecolonisation
Lrsquoutilisation de la notion de commonwealth inspireacutee des penseurs antiques justifia le
recours agrave une abondante litteacuterature antique dans des buts sinon de comparaison au moins
drsquoinspiration rheacutetorique
Que lrsquoon se place dans le domaine de la contestation religieuse ou dans la lecture politique
la colonisation grecque beacuteneacuteficia drsquoune lecture moderne de lrsquoHistoire antique les
modernes eacutetant les continuateurs de lrsquoœuvre des anciens dont ils partageaient les qualiteacutes
mais aussi les travers683 Cette assertion preacutevaut en matiegravere coloniale comme en matiegravere de
contestation des preacuteceptes dogmatiques ou politiques
Enfin le XVIIIe siegravecle beacuteneacuteficia drsquoune redeacutecouverte importante des textes grecs et drsquoune
relecture plus scientifique de lrsquoHistoire grecque antique jusque-lagrave deacutelaisseacutee au profit du
modegravele romain ou drsquoune lecture plus litteacuteraire voire propagandiste des œuvres du passeacute
Cette redeacutecouverte eut un impact fondamental sur lrsquoemploi politique de lrsquoHistoire grecque
683 Notamment la creacuteduliteacute ou le sens critique Cf Cl POULOUIN LrsquoHistoire des Oracles de Fontenelle comme deacutenaturation du traiteacute de Van Dale in Revue Fontenelle vol 2 Mont-Saint-Aignan 2004 pp 135-152 et M RIOUX-BEAULNE Fontenelle Histoire et invention in Revue Fontenelle vol 5 Mont-Saint-Aignan 2007 pp 57-60
171
Chapitre IV le XVIIIe siegravecle
a) Rollin et Stanyan
Les premiegraveres deacutecennies du XVIIIe siegravecle virent les premiegraveres publications drsquoouvrages
historiques portant sur la Gregravece antique fondeacutes sur des sources drsquoeacutepoque et racontant les
eacutevegravenements historiques qui marquegraverent lrsquoAntiquiteacute grecque De fait lrsquoHistoire grecque
avait jusque-lagrave servi agrave des fins de propagande politique ou de descriptions ethnographiques
dans lesquelles le mythe et lrsquohistoire eacutetaient souvent utiliseacutes sans discernement684
LrsquoAntiquiteacute grecque moins connue et moins eacutetudieacutee que lrsquoAntiquiteacute romaine eacutetait selon
lrsquoabbeacute Charles Rollin en peacuteril685
Lrsquoeacutetude de lrsquohistoire profane ne meacuteriterait point qursquoon y donnacirct une attention seacuterieuse et
un temps consideacuterable si elle se bornait agrave la steacuterile connaissance des faits de lrsquoantiquiteacute et
agrave la sombre recherche des dates et des anneacutees ougrave chaque eacutevegravenement srsquoest passeacutehellip Mais il
est drsquoune grande importance de connaicirctre comment ces empires se sont eacutetablis par quels
degreacutes et par quels moyens ils sont arriveacutes agrave ce point de grandeur que nous admirons ce
qui a fait leur solide gloire et leur veacuteritable bonheur et quelles ont eacuteteacute les causes de leur
deacutecadence et leur chute686
Lrsquoouvrage encore axeacute sur une lecture theacuteologique de lrsquohistoire687 se preacutesentait comme un
manuel destineacute agrave lrsquoenseignement de lrsquoHistoire antique que Rollin souhaitait rendre plus
accessible agrave la jeunesse ce qui lui valut drsquoecirctre accuseacute par Voltaire de simplifier agrave outrance
de la matiegravere traiteacutee688 Si lrsquoauteur rejetait lrsquoidolacirctrie et mettait en garde contre ses dangers
son but eacutetait de permettre la compreacutehension des grands changements de lrsquoAntiquiteacute Son
ouvrage connut un important succegraves jusqursquoau XIXe siegravecle Rollin recourait aux sources
pour expliquer les fondations des colonies depuis les fondations des premiers
684 J T ROBERTS Athens on Trial The antidemocratic Tradition in Western Thought Princeton 1994 pp 154-155 685 Ch ROLLIN Histoire ancienne vol 1 Paris 1733 p9 686 Ch ROLLIN Histoire ancienne vol1 Paris 1846 p 23 687 Ch GRELL Le dix-huitiegraveme siegravecle et lrsquoAntiquiteacute en France 1680-1789 vol 2 Oxford 1995 p 882 688 G CESERANI Modern Histories of Ancient Greece Genealogies Contexts and eighteenth-century narrative Historiography in The Western Time of Ancient History Cambridge 2011 pp 145-146 Cf Fr HARTOG Anciens Modernes Sauvages Paris 2005 p102
172
eacutetablissements drsquoAsie par les Eacuteoliens jusqursquoaux deacutebuts de la Guerre du Peacuteloponnegravese
Lrsquoauteur se sert neacuteanmoins drsquoexplications mythiques pour justifier les eacutevegravenements reacuteels
Ceux des Acheacuteens qui descendaient drsquoEacuteolus et qui jusque-lagrave avaient habiteacute dans la
Laconie en ayant eacuteteacute chasseacutes par les Doriens qui eacutetaient rentreacutes dans le Peacuteloponnegravese avec
les Heacuteraclides srsquoeacutetablirent apregraves quelques courses dans le canton de lrsquoAsie Mineure qui
depuis fut appeleacute Eacuteolide ougrave se fondegraverent Smyrne et onze autres villes Mais la ville de
Smyrne passa dans la suite aux Ioniens Les Eacuteoliens occupegraverent aussi plusieurs villes de
Lesbos
Quant aux Acheacuteens de Mycegravenes et drsquoArgos comme ils se virent contraints drsquoabandonner
leur pays aux Heacuteraclides ils srsquoemparegraverent de celui des Ioniens qui habitaient comme eux
dans le Peacuteloponnegravese Ceux-ci se reacutefugiegraverent drsquoabord agrave Athegravenes qui eacutetait leur patrie
originaire drsquoougrave ils partirent quelques temps apregraves sous la conduite de Nileacutee et drsquoAndrocle
tous deux fils de Codrus et srsquoemparegraverent de cette cocircte de lrsquoAsie Mineure qui est entre la
Carie et la Lydie et qui de leur nom fut appeleacutee Ionie et ils y bacirctirent douze villes Eacutephegravese
Clazomegravene Samos etc689
Lrsquoauteur reprend aussi les querelles coloniales qui causegraverent le deacuteclenchement de la
guerre du Peacuteloponnegravese690 Enfin Rollin utilise les sources en indiquant les reacutefeacuterences aux
textes antiques en apparat critique (ce que ne faisait pas Stanyan)
En Grande-Bretagne Temple Stanyan eacutecrivit eacutegalement une histoire de Gregravece en deux
volumes (par rapport aux treize de lrsquoHistoire ancienne de Rollin) publieacutes en 1707 et 1739
Lrsquoauteur deacutedie plusieurs chapitres de son premier volume aux principales citeacutes grecques
Il deacutefinit Athegravenes et Corinthe comme des commonwealth (Kingdom and commonwealth of
Sparta et kingdom and commonwealth of Athens) mais traite drsquoautres citeacutes en des termes
diffeacuterents (Kingdom and Aristocracy of Corinth ou kingdom of Thebes)691
This severe treatment ofrsquoem occasionrsquod a saying that he who was free in Sparta was most
so and a slave there was the greatest slave in the world Such was theform of the
689 Ch ROLLIN Histoire ancienne vol2 Paris 1846 p 203 690 Ibidem vol3 pp 54-56 691 T STANYAN The Grecian History vol 1 Londres 1751 pp 111 et 120
173
commonwealth instituted by Lycurgus wherin his success answerrsquod or rather exceeded
his very wishes692
The foundation of the Areopagus is placrsquod under the reign of Cecrops or his immediate
successors thorsquos some bring it as low as Solon But this opinion cannot hold because Solon
in one of his own laws mentions mentions judgments passrsquod in this court before he had
reformrsquod the commonwealth The reason of the mistake moght be that Solon new-modellrsquod
it extending its power and privileges in opposition to the Ephetae another more rigorous
court improvrsquod if not instituted by Draco693
Chez Stanyan le concept de commoweath renvoie agrave lrsquoideacutee de citeacute doteacutee drsquoune constitution
qursquoelle ait eacuteteacute reacutedigeacutee par Lycurge ou Solon Il ne srsquoagit donc ni drsquoune reacutepublique ni drsquoune
deacutemocratie au sens antique du mot mais drsquoun reacutegime de type constitutionnaliste similaire
agrave lrsquoAngleterre drsquoapregraves le Bill of Rights
Par ailleurs Stanyan fait eacutegalement le parallegravele entre les fondations de colonies et la
maicirctrise des mers Selon lui crsquoest la supeacuterioriteacute navale des Corinthiens qui a rendu possible
lrsquoeacutetablissement de leurs colonies supeacuterioriteacute qui fut contesteacutee au Ve siegravecle par les
Atheacuteniens dans leur guerre en soutien agrave Corcyre
During which time Corinth began to exert its power by sea and plante its two famous
colonies of Syracuse and Corcyra the first under the conduct of Archias and the latter of
Chersicrates both of the posterity of Hercules694
Traitant de la victoire des Corcyreacuteens sur Corinthe Stanyan avance que
The Corcyreans had an hundred and twenty sail forty of which being left to carry on the
siege they made up to them with the rest near the promontory of Actium and defeated
them and to make it a complete victory Epidamnus was surrenderrsquod up to lsquoem to same
day Being now masters of those seas they infested the other colonies and confederates of
Corinth695
692 Ibidem p 85 693 Ibidem p 134 694 Ibidem p 115 695 Ibidem p 318
174
LrsquoHistoire grecque de Stanyan ne preacutesentait pas drsquointeacuterecirct theacuteologique mais insistait
davantage sur la colonisation et lrsquoexpansion territoriale des citeacutes grecques que lrsquoœuvre de
Rollin Le recours agrave la notion de commonwealth deacutejagrave observeacutee agrave la fin du XVIIIe siegravecle
permet drsquoeacutetablir la sensibiliteacute colonialiste de lrsquoauteur Le premier volume de son œuvre fut
publieacute en 1707 alors que faisait rage la guerre de succession drsquoEspagne qui eut de
nombreux eacutechos dans les colonies drsquoAmeacuterique du nord agrave une eacutepoque ougrave la Grande-
Bretagne cherchait agrave affirmer sa supreacutematie sur les mers Les deux histoires reacutepondaient
donc agrave un objectif similaire en insistant sur le deacuteveloppement et sur lrsquoavegravenement de
puissances antiques Lagrave ougrave Stanyan insistait sur lrsquoexpansion maritime lrsquoabbeacute Rollin
soulignait leurs succegraves accomplis en deacutepit de leur ignorance de la vraie religion696
Les œuvres de Rollin et Stanyan furent les premiegraveres agrave traiter de lrsquoHistoire geacuteneacuterale de la
Gregravece antique en tentant drsquoisoler les forces et les faiblesses des diffeacuterents reacutegimes de
lrsquoeacutepoque La publication de ces ouvrages marqua un important tournant dans la maniegravere de
visualiser lrsquoHistoire grecque ainsi que celle des colonies grecques pour le siegravecle agrave venir
puisque pour la premiegravere fois une histoire globale et concise de la Gregravece antique eacutetait
accessible en franccedilais ou en anglais Ces histoires permirent une compreacutehension du passeacute
qui outrepassa le seul recours rheacutetorique ou artistique Cette compreacutehension combineacutee agrave
une connaissance approfondie des langues et litteacuteratures antiques allait permettre aux
auteurs du XVIIIe siegravecle drsquoapporter une reacuteflexion novatrice sur divers sujet notamment le
colonialisme en tirant des sources grecques une source drsquoinspiration nouvelle qui aboutira
agrave la creacuteation dlsquoune nouvelle rheacutetorique speacutecialement dans les pays anglo-saxons
696 G CESERANI Op cit p 154
175
b) la Nouvelle-France et les deacutebuts de lrsquoethnographie Lafitau
Le premier inteacuterecirct de lrsquoœuvre du jeacutesuite eacutetait de tenter de montrer agrave travers une seacuterie de
comparaisons (vie en communauteacute religion alimentation guerrehellip) que les mœurs des
ameacuterindiens se rapprochaient de celles connues par les sources des Grecs et speacutecialement
des Grecs des temps archaiumlques De la sorte il devenait agrave la fois possible de comprendre
les origines des nations europeacuteennes (laborieusement eacutemergeacutees de la barbarie pour en
arriver agrave lrsquoeacutetat de civilisation contemporain) et de percevoir les Premiegraveres Nations comme
une nation civiliseacutee en devenir On donnait ainsi de lrsquoAntiquiteacute une image que lrsquoon jugeait
ressemblante agrave deacutefaut drsquoune repreacutesentation fidegravele que les sources de lrsquoeacutepoque ne
permettaient pas drsquooffrir697
Le second inteacuterecirct sans doute le plus important aux yeux de Lafitau eacutetait drsquoattester de la
religiositeacute des Ameacuterindiens Le jeacutesuite affirme ainsi qursquoil existe bien une penseacutee religieuse
chez les Indiens de mecircme qursquoune maniegravere de concevoir la diviniteacute similaire agrave celles des
anciens Grecs698 De la sorte si les autochtones eacutetaient impreacutegneacutes drsquoun sentiment religieux
quelconque et qursquoils eacutetaient voueacutes agrave terme agrave atteindre le niveau de civilisation des
Europeacuteens leur passage par le monotheacuteisme et par la religion chreacutetienne eacutetape ultime de
la penseacutee religieuse devenait une eacutevidence699
Tout le fonds de la Religion ancienne des Sauvages de lrsquoAmerique est le mecircme que celui
des Barbares qui occuperent en premier lieu la Grece amp qui se reacutepandirent dans lrsquoAsie le
mecircme que celui des peuples qui suivirent Bacchus dans ses expeacuteditions militaires le mecircme
enfin qui servit ensuite de fondement agrave toute mythologie payenne amp aux fables des
Grecs700
Lrsquoauteur srsquoinscrit dans une logique de contre-reacuteforme destineacutee agrave srsquoopposer aux critiques
rationalistes de lrsquoEacuteglise en deacutemontrant que les Iroquois sont un peuple religieux et que
697 Ibidem pp 265-268 698 J-Fr LAFITAU Mœurs des sauvages ameriquains Comparees aux mœurs des premiers temps vol1 Paris 1724 pp 111-115 Cf R LAUNAY Lafitau revisited American savages and universal history in Anthropologica vol 52 n 2 Ottawa 2010 p 340 699 W N FENTON and El L MOORE Customs of the American Indians compared with the customs of primitive times Edited and translated by W N F and El L M vol 2 Toronto 1977 pp LXXVI ndash LXXVII 700 J-Fr LAFITAU Op cit p 113
176
toutes les religions suivent une eacutevolution identique Il deacutefend laquo lrsquoideacutee qursquoils (les Iroquois)
puisent leur origine dans une creacuteation divine [hellip] et tout avantage que lrsquoEacuteglise aurait pu
tirer du consentement universel des peuples comme preuve de lrsquoimportance de la
religion raquo701
Lrsquoeacutetude de Lafitau centreacutee sur les populations autochtones en un lieu ougrave peu drsquoEuropeacuteens
ont peacuteneacutetreacute fait abstraction de tout contact direct avec les Ameacuterindiens Lrsquointeacuterecirct du jeacutesuite
fut de preacutesenter les Ameacuterindiens sous leur aspect le plus authentique le plus eacuteloigneacute de
toute influence europeacuteenne De la sorte la ressemblance avec les peuplades de la Gregravece
archaiumlque nrsquoen paraissait que plus vraisemblable Si lrsquoœuvre de Lafitau renvoie en effet agrave
une liste importante de comparaisons des mœurs ameacuterindiennes agrave celles des anciens grecs
(en ce compris les pratiques religieuses) crsquoeacutetait principalement dans le but de minimiser
les diffeacuterences entre ces deux peuples dans le but de les ramener agrave une origine commune
Lrsquoauteur compare ainsi les mœurs diplomatiques et commerciales des Iroquois agrave celles des
Anciens702
Le calumet ressemble en quelque chose au Caduceacutee pour la figure crsquoest un bacircton agrave peu
pregraves de la mecircme longueur il est toujours orneacute de grandes plumes ou quelques fois drsquoaicircles
entiegraveres comme le caduceacutee ainsi qursquoil est repreacutesenteacute dans une des planches de la nouvelle
Histoire de la Virginie Il ne manque ce semble au calumet pour la ressemblance parfaite
du hieacuteroglyphe que des serpens entortilleacutes qui ont toucircjours eacuteteacute conserveacutes au caduceacutee par
les Grecs amp par les Romains dans les statues amp dans les emblecircmes de Mercure703
Ainsi Andras Motsch dans son ouvrage destineacute agrave lrsquoanalyse de lrsquoœuvre de Lafitau affirme
que laquo dans ce monde investi par la religion agrave travers la Reacuteveacutelation divine il ne reste en
effet que tregraves peu de place pour une veacuteritable diffeacuterence Celle-ci se limite davantage agrave des
cas individuels et ne srsquoincarne donc que rarement ou jamais dans des peuples entiers La
veacuteritable alteacuteriteacute radicale nrsquoexiste finalement que dans le refus des atheacutees qui laquo srsquoaveuglent
au milieu de la lumiegravere raquo au lieu de reconnaitre la preuve logique et rationnelle de la nature
701 A MOTSCH Op Cit p 85 702 J-Fr LAFITAU Mœurs des sauvages ameriquains Comparees aux mœurs des premiers temps vol2 Paris 1724 pp 310-336 703 Ibidem pp 326-327
177
religieuse de lrsquohomme et de lrsquoexistence de Dieu raquo704 De fait Lafitau tentait de faire
remonter les origines des Iroquois aux Lyciens dont les peacuteripeacuteties les auraient ameneacutes agrave
srsquoeacuteloigner de la civilisation705 Se fondant sur Heacuterodote ou Nicolas de Damas lrsquoauteur
faisait ainsi reacutefeacuterence au matriarcat en vigueur chez les Lyciens
Nicolas de Damas confirme la mecircme chose tregraves expresseacutement au Livre des Mœurs des
Nations laquo Les Lyciens dit-il font plus drsquohonneur aux femmes qursquoaux hommes Ce sont
les meres qui donnent le nom aux enfans amp les filles y sont heacuteritiegraveres des biens non pas
les garccedilons raquo706
Enfin lrsquoauteur percevait le peuplement des Ameacuteriques comme une cause des mouvements
de populations ayant agiteacute le monde helleacutenique La colonisation du pays des Iroquois par
des ressortissants du monde grec lui semblait possible
Mon sentiment est donc que la plus grande partie des peuples de lrsquoAmeacuterique viennent
originairement de ces Barbares qui occuprent le contienent de la Grece amp ses isles drsquoougrave
ayant envoyeacute plusieurs colonies de tous cocirctez pendant plusieurs siecles ils furent obligez
drsquoen sortir enfin tous ou presque tous pour se reacutepandre de divers paiumls ayant eacuteteacute chassez
en dernier lieu par les Cadmoneacuteens ou Ageronides qursquoon croit ecirctre les peuples drsquoOg roy
de Bazan dont il est parleacute dans lrsquoEacutecriturehellip
Il est constant par les Auteurs que les Barbares ont occupeacute la Gregravece avant ces peuples
qursquoon a connu depuis sous le nom des Grecs amp quoique dans la suite les Auteurs amp sur-
tout les poeumltes ayent appliqueacute agrave ceux-ci les noms de ces premiers peuples barbares les
Grecs eacutetoient neacuteanmoins tregraves-diffeacuterentshellip707
Lrsquoauteur fait agrave plusieurs reprises reacutefeacuterence aux colonisations antiques qursquoil met en
parallegravele agrave la colonisation de lrsquoAmeacuterique par les Franccedilais les deux entreprises relevant
selon lui drsquoun processus identique708 Il convient de preacuteciser que dans ses Mœurs Lafitau
ne faisait que speacuteculer sur les origines des Ameacuterindiens Lrsquoauteur a eacutegalement tenteacute de
704 A MOTSCH Op Cit p 86 705 J-Fr LAFITAU Op cit vol 2 pp 69-81 Cf R LAUNAY Op Cit p 338 706 J-Fr LAFITAU Op cit vol 1 p 70 Cf A MOMIGLIANO Problegravemes drsquohistoriographie ancienne et moderne Paris 1983 p 185 707 J-Fr LAFITAU Op cit vol 1 pp 89-90Cf 708 J-Fr LAFITAU Op cit vol1 pp 82-101
178
comparer la langue iroquoise avec le Grec ancien709 Le jeacutesuite cherchait agrave creacuteer une
parenteacute entre les peuples iroquois et les peuples voisins de la Gregravece archaiumlque En
diminuant agrave lrsquoextrecircme les diffeacuterences entre les peuples au nom de leur appartenance agrave une
sorte de laquo cosmogonie raquo unique lrsquoauteur offre des indigegravenes un portrait ethnographique
conforme agrave lrsquouniversalisme catholique lrsquoobjectif de Lafitau eacutetant de renvoyer les hommes
agrave une essence commune qursquoil est possible drsquoisoler agrave travers une seacuterie de comportements
(sociaux politiqueshellip)710 Son analyse srsquoen trouve donc transformeacutee en œuvre politique
destineacutee selon Motsch agrave srsquoopposer aux ambitions des rationalistes lesquels auraient pu srsquoen
servir pour laquo annuler tout avantage que lrsquoEacuteglise (aurait) pu tirer du consentement universel
des peuples comme preuve de lrsquoimportance de la religion raquo711 En inteacutegrant les
Ameacuterindiens dans la Creacuteation on permettait leur reacutecupeacuteration non seulement comme
fidegraveles mais aussi comme une piegravece importante pour la construction drsquoune heacutegeacutemonie
catholique La comparaison aux anciens peuples drsquoEurope relegraveve donc chez Lafitau de la
pure construction rheacutetorique lui-mecircme se limitant agrave multiplier les theacuteories sur le
peuplement des Ameacuteriques coloniseacutees des siegravecles auparavant par une population
meacutediterraneacuteenne indeacutefinie
En revanche la comparaison des Ameacuterindiens aux Anciens grecs eut un eacutecho chez
plusieurs auteurs ulteacuterieurs Ainsi Turgot dans ses Discours sur lrsquoHistoire
universelle recourt agrave une theacutematique similaire pour deacutecrire lrsquoeacutevolution
intellectuelle des peuples
Lrsquoeacuteducation mit entre les parties drsquoune mecircme nation une diffeacuterence plus grande encore que
les richesses et il en fut de mecircme entre les nations
Le peuple qui eut le premier un peu plus de lumiegraveres devint promptement supeacuterieur agrave ses
voisins chaque progregraves donnait plus de faciliteacute pour un autre Ainsi la marche drsquoune nation
srsquoacceacuteleacuterait de jour en jour tandis que drsquoautres restaient dans leur meacutediocriteacute fixeacutees par
des circonstances particuliegraveres et que drsquoautres demeuraient dans la barbarie Un coup drsquoœil
jeteacute sur la terre nous met mecircme aujourdrsquohui sous les yeux lrsquohistoire entiegravere du genre
709 Ibidem p 207 Cf Br SEITZ et Th THORP The Iroquois and the Athenians Lanham 2013 pp 80-81 710 Ibidem pp 242-243 711 A MOTSCH Op cit p 85 Cf Fr HARTOG Anciens Modernes Sauvages Paris 2005 pp 208-212
179
humain en nous montrant les vestiges de tous ces pas et les monuments de tous les degreacutes
par lesquels il a passeacute depuis la barbarie encore subsistante des peuples ameacutericains jusqursquoagrave
la politesse des nations les plus eacuteclaireacutees de lrsquoEurope Heacutelas Nos pegraveres et les Peacutelasges qui
preacuteceacutedegraverent les Grecs ont ressembleacute aux sauvages de lrsquoAmeacuterique712
Lrsquoeacutetude des Ameacuterindiens et leur mise en parallegravele avec les populations primitives drsquoEurope
permit aux auteurs de lrsquoeacutepoque de donner un aperccedilu du mode de vie des premiers peuples
europeacuteens Lrsquoideacutee drsquoune eacutevolution identique des diffeacuterents peuples du monde srsquoeacutetait
implanteacutee dans la litteacuterature drsquoeacutepoque au point drsquoen surpasser la seule approche
theacuteologique pour en aborder drsquoautres aspects dont la culture ou la technologie La notion
mecircme de colonisation nrsquoeacutechappa pas agrave cette logique la progression ou la reacutegression drsquoun
peuple pouvant ecirctre imputeacutee agrave des mouvements de populations713
712 ARJ TURGOT Œuvres diverses vol 2 Paris 1844 p 646 713 Fr HARTOG Op cit p38
180
c) Lrsquoinfluence de lrsquoHistoire grecque sur la reacutevolution ameacutericaine
1) Avant la Guerre drsquoIndeacutependance
La reacutevolution ameacutericaine deacutebuta par un deacutebat drsquoauteurs sur la nature des rapports qui
devaient unir une meacutetropole agrave sa colonie Devant les pressions fiscales de plus en plus
pesantes exerceacutees par lrsquoAngleterre sur les Treize Colonies au lendemain de la Guerre de
sept ans un mouvement de contestation de plus en plus virulent anima les milieux
intellectuels ameacutericains auquel reacutepondirent les auteurs britanniques
Le caractegravere pousseacute de la formation classique des eacutelites de lrsquoeacutepoque adjointe agrave une
redeacutecouverte massive de lrsquoHistoire grecque antique devaient fournir aux divers auteurs un
large terrain de discussion Le modegravele ancien de colonisation allait servir de fondement agrave
une seacuterie de discours leacutegitimant ou contestant la mainmise britannique
Si lrsquoinspiration antique servit agrave appreacutehender des reacutealiteacutes bien anteacuterieures agrave celle des anneacutees
1770714 le recours aux reacutegimes politiques de la Rome antique ou de lrsquoAthegravenes classique
comme modegravele pour creacuteer un systegraveme politique original davantage tourneacute vers une
participation citoyenne fut une innovation des Reacutevolutions ameacutericaines et franccedilaises715 La
reacutevolution anglaise meneacutee par Olivier Cromwell srsquoinspirait davantage en effet drsquoune
interpreacutetation rigoriste de la Bible que drsquoune reacuteelle volonteacute drsquoeacutemancipation populaire
inspireacutee drsquoune quelconque maniegravere par le modegravele atheacutenien716 Du reste si lrsquoHistoire antique
fut reacutecurrente dans la penseacutee des auteurs du XVIIIe siegravecle717 son rocircle dans lrsquoeacutelaboration
drsquoune culture propre aux futurs Eacutetats-Unis demeure un sujet de controverse aupregraves des
Historiens718
714 Nous citerons ainsi lrsquoexemple deacutejagrave abordeacute supra de Lafitau 715 J A DABDAB TRABUSLI Liberteacute Eacutegaliteacute Antiquiteacute la Reacutevolution franccedilaise et le monde classique in Lantique et le contemporain eacutetudes de tradition classique et dhistoriographie moderne de lantiquiteacute Besanccedilon 2009 p 244 Cf H ARENDT On Revolution New York 1963 p 197 laquo Without the classical example shining through the centuries none of the men of the revolutions on either side of the Atlantic would have possessed the courage for what then turned out to be unprecedented action raquo 716 J A DABDAB TRABUSLI Ibidem 717 Cf Ch F MULLETT Classical influences on the American Revolution in The Classical Journal vol 35 ndeg2 Chicago 1939 p 94 718 ldquoWere references to the classics during the national founding ndashparticularly to the History institutions and personalities of the Roman republic- determinative of thought or merely illustrative of opinions already
181
Le XVIIIe siegravecle siegravecle vit une multiplication des reacutefeacuterences aux reacutegimes issus de la Gregravece
antique Des preacutemisses augurant de la creacuteation drsquoEacutetats de type reacutepublicain et parlementaire
furent observeacutes depuis le deacutebut du siegravecle avec lrsquoœuvre drsquoAndrew Fletcher Dans une lettre
deacutedieacutee au marquis de Montrose dateacutee du 1er deacutecembre 1703 lrsquoauteur vante les meacuterites de
la ligue acheacuteenne
ldquoAnd one would think that politicians who ought to be the best of all moral philosophers
should have consider what a citizen of the world is Tis true something like a consideration
of the common good of Mankind appeared in the constitution of the achaian leaguerdquo719
La reacutefeacuterence agrave une confeacutedeacuteration de citeacutes grecques ulteacuterieurement soumise par le pouvoir
romain le pousse agrave un rejet pour ce qursquoil nomme le Commonwealth romain voueacute agrave se
muer agrave terme en une monarchie de type absolue720 Lrsquoœuvre drsquoAndrew Fletcher publieacutee
quelque temps apregraves la Glorieuse Reacutevolution et la reacutehabilitation de la monarchie en
Angleterre atteste de lrsquointeacuterecirct chez les penseurs de lrsquoeacutepoque drsquoun systegraveme stable
preacutesentant des garanties de respect du droit humain point de vue heacuteriteacute de la Reacutevolution
elle-mecircme
Agrave cet eacutegard il est inteacuteressant de constater que la ligue acheacuteenne entre autres exemples de
ligues de citeacutes fut retenue au lendemain de la Reacutevolution de 1776 comme modegravele potentiel
pour le nouvel Eacutetat ameacutericain par certains membres du parti anti-feacutedeacuteraliste lesquels
preacuteconisaient la deacutecentralisation du pouvoir au niveau des Eacutetats Cette approche fut deacutecrieacutee
par nombre de feacutedeacuteralistes dont J Hamilton J Madison et J Dickinson Ce dernier insista
sur lrsquoimpuissance qursquoeurent ces confeacutedeacuterations grecques agrave lutter contre les envahisseurs
successifs qursquoils soient maceacutedoniens ou romains721
formed and therefore indicative of a superficial influence at bestrdquo Cf R A FERGUSON Reading the Early Republic Cambridge Mass Londres 2004 p 72 Cf aussi Ch F MULLETT Classical influences on the American Revolution in The Classical Journal vol 35 ndeg2 Chicago 1939 p93 qui vantait surtout les meacuterites de J Locke et A Sidney dans la constitution de la penseacutee reacutepublicaine en Ameacuterique 719 A FLECTHER Letter to the Marquis of Montrose in A FLETCHER An account of a conversation concerning a right regulation of governments for the good of Mankind in The political Works of A FLETCHER Londres 1737 p436 720 Ibidem p 437 721 J DICKINSON An essay on the constitutional power of Great-Britain over the colonies in America Philadelphie 1774 pp 45-46 et A HAMILTON et J MADISON in Ed M EARLE The Federalist A Commentary on the Constitutions of the United States New-York 1937 pp 82-87 Cf C J RICHARD The Founders and the Classics Greece Rome and the American Enlightenment Cambridge Mass-
182
Lrsquoappropriation de lrsquoHistoire coloniale grecque ancienne en cette premiegravere moitieacute de
XVIIIegraveme siegravecle fut marqueacutee par une interpreacutetation centralisatrice des rapports aux
colonies La meacutetropole dans certains argumentaires devenait le centre drsquoun empire
colonial hieacuterarchiseacute Cette perception fut souvent lrsquoapanage drsquoauteurs croyant aux vertus
drsquoune domination coloniale puissante de leur pays Citons agrave ce titre J-P de Bougainville
qui eacutecrivit en 1745 -soit agrave lrsquoeacutepoque ougrave la France posseacutedait toujours ses colonies nord-
ameacutericaines- un traiteacute sur les liens unissant les colonies grecques agrave leur meacutetropole Cette
approche se fonde sur lrsquoideacutee drsquoun rapport toujours privileacutegieacute entre une citeacute-megravere et ses
fondations en situation de deacutependance rapport qui primerait sur drsquoautres engagements
pouvant ecirctre conclus aupregraves de peuples eacutetrangers en ce compris les traiteacutes drsquoalliance qui
disparaissaient en cas de guerre de ces peuples avec la meacutetropole722
Apregraves une longue eacutenumeacuteration des diverses obligations qursquoune citeacute eacutetait senseacutee rendre agrave sa
meacutetropole lrsquoauteur reprenant la comparaison megravere-fille pour eacutetayer sa dissertation admet
que les rapports entre les deux parties aient pu ecirctre difficiles723 mecircme si en deacutefinitive il
semble ideacutealiser les liens les unissant724
Lrsquoauteur eacutevoque ainsi lrsquoexemple du feu sacreacute symbole de cette filiation entre citeacutes725 Cette
flamme importeacutee de la meacutetropole au moment du deacutepart des colons et entretenue apregraves la
fondation de la nouvelle citeacute symbolisait les origines de la colonie et theacuteoriquement le
caractegravere privileacutegieacute des liens avec la meacutetropole Lrsquoideacutee drsquoune relation de type megravere-fille
jusque dans les rituels de transfert du feu sacreacute reste une hypothegravese plausible726 Cette
relation a eacuteteacute reacutesumeacutee par Platon qui dans une constitution ideacutealeutopique estimait que si
une dissension pouvait se produire entre une meacutetropole et une colonie la force de leur lien
Londres 1994 pp 111-112 Cf A HAMILTON et J MADISON in Ed M EARLE The Federalist A Commentary on the Constitutions of the United States New-York 1937 pp 82-87 722J-P de BOUGAINVILLE Quels eacutetaient les droits des meacutetropoles grecques sur leurs colonies les devoirs des colonies envers les meacutetropoles et les arrangements reacuteciproques des unes et des autres Paris 1745 p 73 723 Ibidem pp 39-40 qui traite des tensions opposant Corinthe agrave Corcyre Cf THUC I 25 724 J-P de BOUGAINVILLE Op cit p 74 725 Ibidem pp 30-31 726 I MALKIN Religion and Colonization in ancient Greece Leiden ndash New-York 1987 pp 122-123
183
finissait toujours par les rapprocher au mecircme titre qursquoun enfant peut se brouiller un temps
avec ses parents727
Ce point de vue initieacute par Platon fut reacutecupeacutereacute par nombre drsquoauteurs au XVIIIe siegravecle qui
nrsquoignoraient pas les tensions pouvant exister entre une colonie grecque et sa meacutetropole Le
point de vue de Bougainville sur la colonisation grecque est nous le verrons aux antipodes
de celui deacutefendu lors de la reacutevolution ameacutericaine par certains auteurs franccedilais opposeacutes agrave
lrsquoimpeacuterialisme britannique Bougainville se fait ici le deacutefenseur drsquoun lien harmonieux entre
meacutetropole et colonie Agrave une eacutepoque de fortes preacutetentions franccedilaises sur lrsquoAmeacuterique du
Nord ougrave il convenait en outre drsquoassurer les rapports les meilleurs possibles non seulement
avec la colonie mais aussi avec les populations autochtones la deacutefense drsquoun lien fort avec
la meacutetropole eacutetait une option qursquoil eacutetait inteacuteressant de deacutefendre fut-ce au prix drsquoomissions
volontaires
Ainsi Bougainville consacre une large partie de sa thegravese aux tensions entre la citeacute de
Corinthe et sa colonie Corcyre situeacutee sur lrsquoactuelle icircle de Corfou Les meacutesententes entre
les deux citeacutes deacutejagrave cristalliseacutees par les reacutecits relatant lrsquoeacutepisode de la tyrannie des
Cypseacutelides728 connurent en effet leur paroxysme avec le ralliement drsquoAthegravenes aux
preacutetentions de la colonie contre Corinthe eacutepisode qui aboutit agrave la guerre du Peacuteloponnegravese729
Alors mecircme qursquoil deacutefend la thegravese drsquoun lien si eacutetroit entre meacutetropoles et colonies grecques
727 I MALKIN Ibidem Cf PLATON Les Lois 754 a-c φημὶ ταύτῃ τῇ πόλει ἣν οἰκίζειν μέλλομεν οἷον πατέρα καὶ μητέρα οὐκ εἶναι πλὴν τὴν κατοικίζουσαν αὐτὴν πόλιν οὐκ ἀγνοῶν ὅτι πολλαὶ τῶν κατοικισθεισῶν διάφοροι ταῖς κατοικισάσαις πολλάκις ἔνιαι γεγόνασίν τε καὶ ἔσονται νῦν μὴν ἐν τῷ παρόντι καθάπερ παῖς εἰ καί ποτε μέλλει διάφορος εἶναι τοῖς γεννήσασιν ἔν γε τῇ παρούσῃ παιδίας ἀπορίᾳ στέργει τε καὶ στέργεται ὑπὸ τῶν γεννησάντων καὶ φεύγων ἀεὶ πρὸς τοὺς οἰκείους ἀναγκαίους μόνους εὑρίσκει συμμάχους ἃ δὴ νῦν φημὶ Κνωσίοις διὰ τὴν ἐπιμέλειαν πρὸς τὴν νέαν πόλιν καὶ τῇ νέᾳ πρὸς Κνωσὸν ὑπάρχειν ἑτοίμως γεγονότα (Je dis que lEacutetat que nous allons fonder na pour ainsi dire pas dautre pegravere et megravere que lEacutetat qui se propose de le fonder Ce nest pas que jignore quentre les colonies et leur meacutetropole il sest eacuteleveacute souvent et il seacutelegravevera encore bien des diffeacuterends mais dans le cas preacutesent notre nouvelle ville est comme un enfant qui mecircme sil doit un jour ecirctre en deacutesaccord avec ses pegravere et megravere pour le moment du moins ougrave il na pas encore reccedilu une eacuteducation suffisante cheacuterit ceux qui lui ont donneacute le jour et en est cheacuteri et cherche toujours un refuge dans ses proches aupregraves de qui seuls il trouve les secours neacutecessaires Tels sont les sentiments qui selon moi doivent animer les Cnossiens et les disposer agrave prendre soin de la nouvelle ville et animer la nouvelle ville agrave leacutegard des Cnossiens) 728 HEacuteRODOTE III 48-53 Cf L ANTONELLI Kerkyraikaacute ricerche su Corcira alto-arcaica tra Ionio e Adriatico Rome 2000 729 THUC I 13 et suiv chap exacts
184
qursquoil lrsquoassimile agrave un lien de filiation Bougainville se trouve confronteacute agrave une guerre
coloniale pluriseacuteculaire qui entraicircna agrave terme un conflit majeur qui embrasa la Gregravece
entiegravere
Bougainville bien qursquoinformeacute des hostiliteacutes entre Corinthe et Corcyre ne fait toutefois que
peu de cas des motifs ayant pousseacute les deux citeacutes agrave se faire la guerre pour nrsquoinsister que
sur les renforts envoyeacutes agrave Corinthe par drsquoautres colonies dont Leucade ou Ambracie730
Son ambition demeure donc de faire la deacutemonstration de la loyauteacute existant entre colonies
et citeacutes-megraveres en passant sous silence les preacuteceacutedents qui le desservent
Les visions de la colonisation grecque de Fletcher et Bougainville nrsquoen demeurent pas
moins centrales agrave notre propos en ce qursquoelles sont le teacutemoignage preacutecis drsquoune reacutecupeacuteration
pratique de la laquo politique coloniale raquo en Gregravece archaiumlque
Si une confeacutedeacuteration de citeacutes comme la ligue acheacuteenne pouvait ecirctre ideacutealiseacutee par certains
drsquoaucuns croyaient en un lien stable entre meacutetropole et colonies Cette vision drsquoun lien
colonial relativement fort connut une rupture importante dans le courant des anneacutees 1770
date agrave laquelle les tentations indeacutependantistes se firent de plus en plus fortes aux
Ameacuteriques et ougrave il appartenait agrave la meacutetropole de reacuteaffirmer sa supreacutematie sur une
population de colons dans un climat insurrectionnel731
Attirons enfin lrsquoattention sur un preacuteceacutedent inteacuteressant Le reacuteveacuterend Mayhew732 qui en
octobre 1760 tenait un discours sur les succegraves remporteacutes par les armeacutees britanniques sur
les troupes franccedilaises de Nouvelle-France compara la chute de Queacutebec agrave celle de Carthage
citeacute rivale dont les ambitions menaccedilaient la prospeacuteriteacute de lrsquoEmpire romain et dont il fallait
se reacutejouir de la disparition733
Bien qursquoil renvoie agrave un eacutepisode de lrsquoHistoire romaine ce discours preacutesente lrsquointeacuterecirct drsquoavoir
eacuteteacute parmi les premiers connus depuis le deacutebut de la colonisation franco-britannique au
XVIIe siegravecle agrave comparer explicitement un eacuteveacutenement tireacute de lrsquoexpeacuterience coloniale
730 J P DE BOUGAINVILLE op cit pp 69-70 731 B KNOLLENBERG Growth of the american Revolution 1766-1775 Indianapolis 2003 pp 81-90 732 Johnathan Mayhew (1720-1766) pasteur de Boston connu pour ses prises de position libeacuterales notamment contre les taxations britanniques 733 J MAYHEW Two Discourses Delivered October 9th Boston 1760 p 64
185
moderne agrave une reacutefeacuterence preacutecise issue des guerres de lrsquoAntiquiteacute dans un objectif de
glorification ou simplement de justification drsquoune politique impeacuterialiste734 Lrsquoauteur
agissait dans lrsquoobjectif drsquoinclure une nouveauteacute geacuteopolitique (la soumission de la Nouvelle-
France) dans une politique de conquecircte Les Britanniques se perccedilurent donc comme les
heacuteritiers politiques des Romains Si dans les deacutecennies qui preacuteceacutedegraverent drsquoautres recoururent
agrave la reacutefeacuterence antique735 lrsquoideacutee de comparaison agrave un eacuteveacutenement preacutecis nrsquoavait pas de
preacuteceacutedent connu dans le theacuteacirctre nord-ameacutericain736
Enfin citons Montesquieu qui compara Athegravenes agrave la Grande-Bretagne737 Bien
qursquoadmiratif du reacutegime libeacuteral appliqueacute en Angleterre738 Montesquieu dresse un
comparatif des situations drsquoAthegravenes et de la Grande-Bretagne Se fondant sur Xeacutenophon
il eacutecrit
Il faut que je parle de cet empire de la mer qursquoeut Athegravenes laquo Athegravenes dit Xeacutenophon a
lrsquoempire de la mer mais comme lrsquoAttique tient agrave la terre les ennemis la ravagent pendant
qursquoelle fait ses expeacuteditions au loin Les principaux laissent deacutetruire leurs terres et mettent
leurs biens en sucircreteacute dans quelque lrsquoicircle la populace qui nrsquoa point de terre vit sans aucune
inquieacutetude Mais si les Atheacuteniens habitaient une icircle et avaient outre cela lrsquoempire des mers
ils auraient le pouvoir de nuire aux autres sans qursquoon put leur nuire tandis qursquoils seraient
les maicirctres de la mer raquo Vous diriez que Xeacutenophon a voulu parler de lrsquoAngleterre739
734 E SHALEV Empire transformed Britain and the American Classical Imagination 1758-1783 in Early American Studies Vol 4 ndeg1 Philadelphie 2006 pp 119-120 et Idem Rome reborn on Western Shores Charlottesville et Londres 2009 pp 45-47 Nous ne parlerons pas de lrsquoode du poegravete Maylem qui en 1758 assimilait la prise de Louisbourg agrave un acte heacuteroiumlque digne des Dieux de lrsquoOlympe Cf J MAYLEM The conquest of Louisbourg A poem Newport RI 1758 Bien qursquoanteacuterieure cette anecdote ne renvoie agrave aucun eacutevegravenement antique preacutecis 735 Cf LESCARBOT et LAFITAU qui recoururent agrave lrsquoAntiquiteacute dans un but davantage ethnographique 736 Mecircme si dans le cadre drsquoautres colonisations et agrave drsquoautres eacutepoques quelques preacuteceacutedents purent ecirctre noteacutes Ainsi Cortegraves agrave la veille de la Conquecircte du Mexique compareacute agrave Jules Ceacutesar Cf B DIAZ DEL CASTILLO Historia verdadera de la conquista de la Nueva Espantildea introduction et notes de Joaquin Ramiez Cabanas vol 2 Mexico 1968 pp 63-64 737 Ch De MONTESQUIEU Lrsquoesprit des Lois eacutedition par L VERSINI Paris 1995 pp 648-651 Cf P LIDDEL European Colonialist Perspectives on Athenian Power Before and After the Epigraphic Explosion in Interpreting the Athenian Empire Bodmin 2009 p 14 738 Ch De MONTESQUIEU Op cit pp327-342 Cf C P COURTNEY Morals and manners in Montesquieursquos analysis of the British system of liberty in Montesquieu and his legacy Albany 2009 pp 31-48 739 Ibidem p 648 Tireacute de XEacuteNOPHON La Reacutepublique des Atheacuteniens II 13-14
186
Le danger que repreacutesente la Grande-Bretagne pour les nations rivales est donc supeacuterieur agrave
celui drsquoune nation comme Athegravenes puisque la citeacute grecque eacutetait accessible par la terre Par
ailleurs lrsquoauteur traita drsquoAthegravenes au mecircme titre que drsquoune puissance coloniale de lrsquoeacutepoque
notamment Corinthe Il fustigea le reacutegime atheacutenien de la fin du Ve siegravecle avant J-C qursquoil
percevait comme un reacutegime cupide livreacute agrave une deacutemagogie oppressante
Athegravenes remplie de projets de gloire Athegravenes qui augmentait la jalousie au lieu
drsquoaugmenter lrsquoinfluence plus attentive agrave eacutetendre son empire maritime qursquoagrave en jouir avec
un tel gouvernement politique que le bas peuple se distribuait les revenus publics ne fit
point ce grand commerce que lui promettait le travail de ses mines la multitude de ses
esclaves le nombre de ses gens de mer son autoriteacute sur les villes grecques et plus que
cela les belles institutions de Solon Son neacutegoce fut presque borneacute agrave la Gregravece et au Pont-
Euxin drsquoougrave elle tira sa subsistance740
Montesquieu contestait les fondements de la deacutemocratie atheacutenienne agrave laquelle il reprochait
de nuire au commerce De mecircme Montesquieu condamnait une colonisation meneacutee par un
reacutegime illeacutegitime ougrave les inteacuterecircts de la nation nrsquoauraient pas eacuteteacute repreacutesenteacutes efficacement
Lrsquoauteur avance ici le peacuteril des ochlocraties ou des deacutemocraties sans contre-pouvoirs
illustrant ainsi sa theacuteorie de la reacutepartition des pouvoirs dont il traite au deacutebut de lrsquoEsprit
des Lois741 En revanche il attribua la prospeacuteriteacute et le rayonnement culturel de la Gregravece au
succegraves de ses entreprises coloniales
Les Grecs avant Homegravere nrsquoavaient guegravere neacutegocieacute qursquoentre eux et chez quelque peuple
barbare mais ils eacutetendirent leur domination agrave mesure qursquoils formegraverent de nouveaux
peuples La Gregravece eacutetait une grande peacuteninsule dont les caps semblaient avoir fait reculer les
mers et les golfes srsquoouvrir de tous cocircteacutes comme pour les recevoir encore Si lrsquoon jette les
yeux sur la Gregravece on verra dans un pays assez resserreacute une vaste eacutetendue de cocirctes Ses
colonies innombrables faisaient une immense circonfeacuterence autour drsquoelle et elle y voyait
pour ainsi dire tout le monde qui nrsquoeacutetait pas barbare Peacuteneacutetra-t-elle en Sicile et en Italie
elle y forma des nations Navigua-t-elle vers les mers du Pont vers les cocirctes de lrsquoAsie
mineure vers celles drsquoAfrique elle en fit de mecircme Ses villes acquirent de la prospeacuteriteacute
740 Ch De MONTESQUIEU Op cit p 649 741 Ibidem pp 114 et suiv Cf C J RICHARD The Founders and the Classics Greece Rome and the American Enlightenment Cambridge Mass-Londres 1994 pp 131-133
187
agrave mesure qursquoelles se trouvegraverent pregraves de nouveaux peuples Et ce qursquoil y avait drsquoadmirable
des icircles sans nombre situeacutees comme en premiegravere ligne lrsquoentouraient encore
Quelles causes de prospeacuteriteacute pour la Gregravece que des jeux qursquoelle donnait pour ainsi dire agrave
lrsquounivers des temples ougrave tous les rois envoyaient des offrandes des fecirctes ougrave lrsquoon
srsquoassemblait de toutes parts enfin le goucirct et les arts porteacutes agrave un point que de croire les
surpasser sera toujours ne pas les connaitre742
Lrsquoexpansion coloniale permit aux citeacutes grecques de srsquoenrichir tout en exportant leur culture
de maniegravere ineacutedite Montesquieu cite eacutegalement lrsquoexemple drsquoAlexandre qui a permis
lrsquounification de lrsquoOrient en y fondant des colonies et qui srsquoest assureacute la soumission de
lrsquoEacutegypte en y fondant Alexandrie
Pour lors il forma le dessein drsquounir les Indes avec lrsquoOccident par un commerce maritime
comme il les avait unis par des colonies qursquoil avait eacutetables dans les terreshellip Ce conqueacuterant
avait fondeacute Alexandrie dans la vue de srsquoassurer de lrsquoEacutegypte crsquoeacutetait une clef pour lrsquoouvrir
dans le lieu ougrave les rois ses preacutedeacutecesseurs avaient une clef pour la fermer et il ne songeait
point agrave un commerce dont la deacutecouverte de la mer des Indes pouvait seule lui faire naicirctre
la penseacutee 743
Montesquieu perccediloit donc la colonisation grecque comme un bienfait tant pour la Gregravece
elle-mecircme que pour les nations voisines Bien qursquoil critique lrsquoimpeacuterialisme exacerbeacute il
estime qursquoune colonisation meneacutee de maniegravere reacutefleacutechie a permis aux Grecs de srsquoimposer
sur tout le bassin meacutediterraneacuteen Par ailleurs Montesquieu accordait un grand inteacuterecirct agrave la
personnaliteacute drsquoAlexandre le Grand qursquoil consideacuterait comme un modegravele de prudence et
drsquoefficaciteacute Dans lrsquoEsprit des Lois Montesquieu opposait lrsquoempire drsquoAlexandre agrave toute
forme de conquecircte preacutecipiteacutee affirmant qursquoune conquecircte ne peut perdurer que si elle est
meneacutee de maniegravere organiseacutee744 En outre Montesquieu attribuait la stabilisation de
742 Ch De MONTESQUIEU Op cit pp 650-651 743 Ibidem pp 653 et 655 744 C VOLPILHAC-AUGER laquoMontesquieu et lrsquoimpeacuterialisme grec Alexandre ou lrsquoart de la conquecircteraquo in Montesquieu and the Spirit of Modernity Oxford 2002 pp 49-60 et P BRIANT Montesquieu Mably et Alexandre le grand aux sources de lrsquoHistoire helleacutenistique in Revue Montesquieu vol 8 Paris 2006 pp 151-185
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lrsquoempire drsquoAlexandre agrave lrsquoeacutetablissement de liens de commerce qui unirent les peuples grecs
et barbares liant entre elles des civilisations qui jusque-lagrave srsquoignoraient745
Les historiographes se sont pencheacutes sur la perception que Montesquieu avait de lrsquoempire
drsquoAlexandre qursquoil jugeait supeacuterieur aux empires atheacuteniens et romains dont il fustigeait la
deacutecadence perception influenceacutee par Machiavel746 Cette theacuteorie qui preacutedisait la rupture
interne de chaque reacutegime politique agrave mesure que sa puissance et sa richesse srsquoaccroissaient
Montesquieu lrsquoavait appliqueacutee agrave la monarchie franccedilaise dont il craignait la chute747 On a
cependant insisteacute sur lrsquoadmiration que Montesquieu avait voueacutee agrave la Gregravece antique agrave ses
philosophes ou agrave ses leacutegislateurs748 Bien que lrsquoauteur recourait freacutequemment aux textes
mythologiques pour traiter de la Gregravece (il admirait Homegravere)749 le preacuteceacutedent que constituait
lrsquoHistoire des colonies grecques lui semblait une reacutefeacuterence plus approprieacutee pour un Eacutetat
moderne que lrsquoHistoire romaine qursquoil utilisait davantage comme un contre-exemple agrave
lrsquoimage qursquoil se faisait drsquoun reacutegime libeacuteral750 Agrave lrsquoinverse lrsquoempire drsquoAlexandre tel que
deacutecrit dans lrsquoEsprit des Lois preacutesente les qualiteacutes drsquoun tel reacutegime puisqursquoil unit les peuples
par la culture et le commerce751 Il est lrsquoaboutissement le plus reacuteussi du processus de
colonisation grecque observeacute en Meacutediterraneacutee dans les siegravecles qui preacuteceacutedegraverent
Enfin ceci teacutemoigne de lrsquointeacuterecirct pour une nation comme la France drsquoeacutetendre son emprise
davantage par la conciliation que par la force ce qui nuirait agrave lrsquoefficaciteacute de son extension
Montesquieu deacuteceacutedeacute en 1755 nrsquoavait pas vu la chute du reacutegime franccedilais au Canada et en
745 PBRIANT Alexandre des Lumiegraveres Fragments drsquoHistoire europeacuteenne Paris 2012 pp 348-350 746 Ch De MONTESQUIEU Consideacuterations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur deacutecadence Paris 1734 Cf N MACHIAVELLI Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio Florence 1531 747 V De SENARCLENS Montesquieu historien de Rome Un tournant pour la reacuteflexion sur le statut de lrsquoHistoire au XVIIIe siegravecle Genegraveve 2003 pp 11-60 et Idem Des fragments du passeacute agrave lrsquoimaginaire historique les penseacutees de Montesquieu in Les philosophes et lrsquoHistoire au XVIIIe siegravecle Paris 2011 pp 43-60 748 S GOYARD-FABRE Montesquieu et la Gregravece in Diotima vol 17 Athegravenes 1989 pp 50-59 749 R TROUSSON Montesquieu et les Grecs in Bulletin de lrsquoassociation Guillaume Budeacute Vol 1 Paris 1968 pp 273-282 750 R MYERS Montesquieu and the cause of roman greatness in History of political thought vol 16 Exeter 1995 pp 45-47 Cf D HAMMER Roman political thought and the modern theorical imagination Norman 2008 pp132-179 751 C VOLPILHAC-AUGER laquoMontesquieu et lrsquoimpeacuterialisme grec Alexandre ou lrsquoart de la conquecircteraquo in Montesquieu and the Spirit of Modernity Oxford 2002 pp 49-60 et P BRIANT Montesquieu Mably et Alexandre le grand aux sources de lrsquoHistoire helleacutenistique in Revue Montesquieu vol 8 Paris 2006 pp 151-185
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Louisiane Sa theacuteorie du colonialisme par lrsquoinfluence culturelle faisait eacutecho aux reacuteseaux
drsquoinfluences que les Franccedilais avaient construits sur leurs territoires drsquoAmeacuterique du nord
en eacutetendant leur autoriteacute sur la plupart des tribus ameacuterindiennes vivant en peacuteripheacuterie des
colonies franccedilaises752 Neacuteanmoins la comparaison de la Grande-Bretagne agrave lrsquoAthegravenes de
lrsquoeacutepoque de la ligue de Deacutelos laisse transparaicirctre la crainte de Montesquieu pour une
puissance coloniale insulaire qursquoil serait difficile de contrer en cas de guerre En
reacuteaffirmant la cupiditeacute des Atheacuteniens livreacutes agrave lrsquoanarchie politique il avance la possibiliteacute
drsquoune deacutegeacuteneacuterescence du reacutegime britannique qui sombrerait dans un impeacuterialisme aussi
destructeur que celui des Atheacuteniens
Cette interpreacutetation des reacutegimes antiques et ce renvoi agrave des puissances modernes
(principalement lrsquoAngleterre) agrave titre de comparaison eut une influence majeure sur
lrsquohistoriographie du XVIIIe siegravecle753
752 Cf par ex G HAVARD La Grande Paix de Montreacuteal de 1701 Montreacuteal 1992 et M GOHIER Onontio le meacutediateur La gestion des conflits ameacuterindiens en Nouvelle-France 1603-1717 Sillery 2008 753 V De SENARCLENS Op citet M RICHTER Montesquieu theacuteorie et meacutethode de la meacutethode comparative in Actes du colloque international tenu agrave Bordeaux du 3 au 6 deacutecembre 1998 pour commeacutemorer le 250e anniversaire de la parution de lrsquoEsprit des Lois Bordeaux 1999 pp 127-138
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2) La controverse sur la colonisation au deacutebut de la guerre drsquoIndeacutependance
les points de vue britannique ameacutericain et franccedilais
La majeure partie du deacutebat concernant lrsquoeacutemancipation ameacutericaine se focalisa sur le niveau
de taxation imposeacute par la meacutetropole sur les Treize colonies et dont les premiegraveres
manifestations pesegraverent degraves le lendemain de la guerre de sept Ans754 Agrave cette taxation
perccedilue comme injuste srsquoajouta une politique mercantiliste qui imposa aux colonies
lrsquoimportation systeacutematique de produits fabriqueacutes en meacutetropole Les colonies furent
notamment forceacutees drsquoimporter des denreacutees alimentaires de base (viande de bœuf et de porc
beurre fromage etc) dont la quantiteacute srsquoaccrucirct de maniegravere exponentielle dans les anneacutees
1760-1770755
Cette politique de taxation des Britanniques fut agrave la base des reacuteflexions eacutemises sur le
caractegravere encore licite ou non de la colonisation britannique en Ameacuterique et laissait la porte
ouverte agrave un rapprochement avec les colonisations antiques Les Anglais imposaient en
effet lrsquoimportation de biens fabriqueacutes en meacutetropole aux Ameacutericains lesquels eacutetaient en
retour lourdement taxeacutes sur les transactions portuaires
Bien que cette taxation ne fut pas comparable agrave celles imposeacutees sous lrsquoAntiquiteacute grecque
certains auteurs au XVIIIe siegravecle mirent en avant une seacuterie de preacutelegravevements imposeacutes par
les Grecs les Carthaginois les Romains agrave leurs colonies voire comme dans le cas tregraves
particulier de la ligue de Deacutelos aux citeacutes placeacutees sous leur domination Ces exigences des
meacutetropoles antiques eurent des conseacutequences varieacutees sur les citeacutes taxeacutees et entraicircnegraverent
eacuteventuellement leurs soulegravevements contre un ordre de plus en plus perccedilu comme illeacutegitime
Notons qursquoau XVIIIe siegravecle la ligue de Deacutelos appliquant une politique dicteacutee par la seule
citeacute drsquoAthegravenes fut assimileacutee agrave une puissance colonisatrice En outre le tribut destineacute au
754 En commenccedilant par le Stamp Act qui imposait degraves 1765 une taxation sur les journaux publiciteacutes cartes agrave jouer et autres documents publieacutes dans les colonies ou les Acts de 1764 et 1766 qui levaient des taxes sur les importations dans les ports de la colonie B KNOLLENBERG Growth of the American Revolution 1766-1775 Indianapolis 2003 pp 1 et suiv et 41 755 Une grande partie des importations destineacutees aux villes de Philadelphie et New-York virent par ailleurs drsquoIrlande Cf Fr G JAMES Irish Colonial Trade in the eighteenth in The William and Mary Quarterly vol XX ndeg4 New-York 1963 pp 574-584
191
treacutesor de Deacutelos fut perccedilu comme une forme drsquoimposition speacutecialement degraves lors qursquoil fut
transfeacutereacute agrave Athegravenes756
Neacuteanmoins la pertinence drsquoune intervention militaire dans les Treize Colonies territoire
peupleacute drsquoune population proche de la population britannique fut deacutebattue dans les cercles
intellectuels de la meacutetropole elle-mecircme757 Les interventions souvent brutales des
meacutetropoles grecques contre leurs colonies allaient servir de contre-exemple aux opposants
de lrsquoenvoi de soldats dans les colonies
Lrsquoemploi de lrsquoAntiquiteacute dans les sources drsquoeacutepoque a fait lrsquoobjet de travaux depuis les
anneacutees 1960 notamment chez Bailyn Ce dernier soutenait ainsi dans les anneacutees 1960 que
si le modegravele de la litteacuterature antique affleurait partout dans les sources remontant agrave la
Reacutevolution il eacutetait davantage le reflet drsquoune certaine mentaliteacute propre aux auteurs de la fin
du XVIIIe siegravecle que constitutif drsquoune reacuteelle influence sur la politique de lrsquoeacutepoque758
Bailyn part de ce postulat pour avancer de maniegravere quelque peu peacuteremptoire une influence
supeacuterieure de la part des Lumiegraveres europeacuteennes (elles aussi abondamment citeacutees par
Franklin Adams etc) de la theacuteologie protestante similaire agrave celle de la Nouvelle-
Angleterre et des acquis de la Reacutevolution anglaise759 Lrsquoauteur insiste aussi sur
lrsquoimportance de la penseacutee des Whigs du deacutebut du XVIIIe siegravecle ainsi que de leurs
deacutenonciations de la corruption latente au parlement britannique agrave cette eacutepoque760
Les insuffisances dans lrsquoargumentation de Bailyn rendirent toutefois possible une seacuterie de
critiques dont celles que C J Richard lequel insista en 1994 sur le fait que mecircme les
Whigs beacuteneacuteficiegraverent des influences antiques du seul fait de leur eacuteducation En se focalisant
sur les Whigs Bailyn perccediloit la reacuteception de la litteacuterature antique agrave travers les points de
vue de ces derniers761 Lrsquoinfluence reacutepublicaine deacutecoulant drsquoauteurs romains comme Tacite
ou Ciceacuteron et transmise sous la Renaissance par lrsquointermeacutediaire des reacutepubliques italiennes
756 Cf par ex W BARRON History of colonization of the free states of Antiquity Londres 1777 pp 52-53 757 Dr WAHRMAN The English Problem of Identity in the American Revolution in American Historical Review 106 ndeg4 2001 pp 1236-1262 758 B BAILYN The Ideological Origins of the American Revolution Cambridge Mass 1967 pp 22-26 759 Ibidem pp 27-34 760 Ibidem pp 39 et suiv 761 C J RICHARD The Founders and the Classics Greece Rome and the American Enlightenment Cambridge Mass-Londres 1994 pp 2-5
192
aida les Whigs dans une critique de la Monarchie et des mœurs de Cour Agrave lrsquoinverse drsquoune
monarchie corrompue lrsquoideacutee drsquoun citoyen engageacute en politique constituait un veacuteritable
modegravele pour eux762
Au contraire de Bailyn Richard soutient une influence directe des auteurs classiques tout
au long du processus drsquoeacutemancipation de la nation ameacutericaine Agrave travers une seacuterie de
modegraveles (issus des abondantes citations drsquohommes politiques de lrsquoeacutepoque)763 et de contre-
modegraveles (tel celui de la ligue acheacuteenne qui enthousiasmait les anti-feacutedeacuteralistes)764 lrsquoauteur
tente de deacutemontrer que ces influences furent bien reacuteelles765 convaincu qursquoun grand nombre
de chapitres de lrsquoHistoire antique eurent un impact important sur la penseacutee des pegraveres
fondateurs766 Les mentions drsquoeacutevegravenements antiques eacutetaient preacutesentes dans les œuvres des
auteurs de lrsquoeacutepoque
Des comparaisons aux personnaliteacutes ou aux reacutegimes politiques de lrsquoAntiquiteacute furent eacutemises
par nombre drsquoauteurs agrave la fin du XVIIIe siegravecle deacutesireux drsquoinscrire leurs reacuteflexions dans un
schegraveme de reacutefeacuterence commune dans un objectif argumentatif voire de propagande
Richard traite ainsi de lrsquointeacuterecirct de Georges Washington pour Caton drsquoUtique Washington
admirait la piegravece Cato eacutecrite en 1713 par Joseph Addison et srsquoen inspirait pour ses
discours767 De mecircme lrsquoauteur cite des textes posteacuterieurs agrave la Reacutevolution ougrave Hamilton et
Adams comparaient Washington agrave Fabius ou agrave Epaminondas768 Enfin il cite les
preacutefeacuterences litteacuteraires de chaque auteur de lrsquoeacutepoque Adams renvoyant agrave Ciceacuteron ou
Jefferson agrave Tacite769 Ces reacutefeacuterences bien que reacuteveacutelatrices drsquoune culture antique eacutelargie
constituent davantage un topos de la litteacuterature ameacutericaine ougrave chaque personnaliteacute
srsquoinspirait drsquoun auteur ou drsquoune personnaliteacute antique selon un principe de reacutefeacuterence
litteacuteraire en vigueur agrave lrsquoeacutepoque Sa mention de lrsquoadmiration de Washington pour une piegravece
du deacutebut du XVIIIe siegravecle sans faire reacutefeacuterence aux sources litteacuteraires directes en constitue
762 P ALLITT The conservatives New Haven ndash Londres 2009 pp 10-11 763 CJ RICHARD Op Cit pp 53-84 764 Ibidem p 111 765 Ibidem pp 232-243 766 Depuis lrsquoadmiration que vouait Jefferson agrave Tacite jusqursquoagrave lrsquoattirance pour le modegravele social Spartiate C J RICHARD Greeks and Romans bearing gifts How the Ancients inspired the founding fathers Lanham 2008 pp 19 23 et suiv 767 CJ RICHARD The Founders and the Classics Cambridge Mass ndash Londrs 1994 pp 57-59 768 Ibidem pp 69-70 769 Ibidem pp 63 et 81
193
une bonne illustration Degraves lors lrsquoinfluence des sources antiques sur la penseacutee des hommes
politiques de lrsquoeacutepoque se reacutesumait souvent agrave une reacutecupeacuteration estheacutetique Neacuteanmoins
certains auteurs srsquoinspiregraverent de preacuteceacutedents issus de la politique antique pour argumenter
et eacutetayer leurs theacuteories sur le rapport agrave la meacutetropole
Certaines comparaisons agrave des eacutevegravenements de lrsquoHistoire grecque ne furent pas de simples
topoi en ce qursquoils renvoyegraverent agrave des preacuteceacutedents qui nrsquoavaient pas eacuteteacute observeacutes dans
lrsquoHistoire des Temps modernes Ces preacuteceacutedents inspiregraverent une partie de la litteacuterature de
lrsquoeacutepoque et firent lrsquoobjet de veacuteritables querelles devenant des arguments rheacutetoriques plus
que de simples lieux communs Agrave cet eacutegard le reacutecit du deacutebut de la guerre du Peacuteloponnegravese
par Thucydide770 conflit qui reacutesulta drsquoune dissension entre la citeacute de Corinthe et sa colonie
Corcyre fit lrsquoobjet drsquoune reacutecupeacuteration et drsquoun deacutebat de grande ampleur Il outrepassa le
cadre de la reacutecupeacuteration stylistique pour devenir le symbole de la tension entre meacutetropole
et colonie dans les anneacutees qui preacuteceacutedegraverent la guerre drsquoIndeacutependance des Eacutetats-Unis
Ce chapitre sur la crise entre Corinthe et de Corcyre demeure un des eacutepisodes les mieux
connus sur les relations entre les colonies grecques et leurs meacutetropoles Il transmet sur les
liens coloniaux de lrsquoeacutepoque classique des informations ineacutedites et constitue un preacuteceacutedent
unique de guerre ouverte entre meacutetropole et colonie guerre agrave laquelle fut mecircleacutee une
puissance exteacuterieure Athegravenes La pertinence de cette comparaison fut critiqueacutee selon que
les auteurs soutenaient ou contestaient la reacutevolte ameacutericaine Degraves lors la comparaison de
la guerre entre les deux citeacutes grecques aux tensions entre la Grande-Bretagne et les Treize
colonies771 servit de fondement agrave une controverse qui dura plus de dix ans Krishan Kumar
avait compris cet eacutetat de fait lorsqursquoil eacutecrivait
If ldquoGreecerdquo and ldquoRomerdquo were essentially tropes figurative or metaphorical symbols they
could be employed without drawing attention to and perhaps in obliviousness of the wider
significance of the choice Thus in the case of Greece as a model the idealisation of the
practice of creating autonomous colonies could hide the implication that this would leave
colonists free to treat their territories and its indigenous peoples as they liked without the
770 THUC I 13-55 771 Deacutebat initieacute par le gouverneur de Rhode Island Stephen Hopkins Cf St HOPKINS The rights of colonies examined in Pamphlets of the American Revolution Cambridge Mass 1965 p 500-509
194
interference of the metropolitan power ldquoGreecerdquo in other words could stand as a model
of non-intervention in the internal affairs of the colonies772
Selon Kumar lrsquoHistoire des colonies grecques eacutetait devenue une reacutefeacuterence que certains
auteurs de cette fin de XVIIIe siegravecle preacutesentegraverent comme le meilleur modegravele de
colonisation de lrsquoHistoire Certains efforts furent par ailleurs deacuteployeacutes pour contester la
pertinence de ces comparaisons qui degraves lors cessegraverent drsquoecirctre de simples figures de style
pour transcender les diffeacuterents courants de penseacutee773
Ce preacuteceacutedent deacutemontre le caractegravere adaptable de ces comparaisons En effet Athegravenes se
verra compareacutee successivement agrave la France et agrave la Grande-Bretagne jusqursquoagrave ce que les
Pegraveres fondateurs srsquoen inspirent pour eacutetablir leur modegravele reacutepublicain Cet emploi rheacutetorique
de preacuteceacutedents antiques dans une litteacuterature de propagande impliquait que les auteurs se
livrent agrave des choix en fonction des modegraveles les plus utiles agrave leurs causes774
Ainsi Kumar rappelle que les Britanniques eux-mecircmes puisegraverent une partie de leur
doctrine dans les sources traitant de lrsquoEmpire atheacutenien La fin du XVIIIe siegravecle vit la
publication de sommes historiques traitant du deacuteclin de lrsquoEmpire romain parmi lesquelles
lrsquoouvrage drsquoEdward Gibbon History of the Decline and Fall of the Roman Empire (1776-
1788)775 Bien que la comparaison drsquoempires modernes agrave lrsquoempire romain ait eacuteteacute observeacutee
dans les siegravecles qui preacuteceacutedegraverent (speacutecialement dans le cas de lrsquoEspagne et du concept de
monarchia universalis)776 les auteurs du XVIIIe siegravecle percevaient davantage les limites
drsquoune assimilation agrave un empire qui avait contribueacute agrave sa propre perte Cette eacutepoque vit la
reacutesurgence de lrsquoinfluence de Machiavel qui en 1531 avait attribueacute la chute de Rome agrave
lrsquoesprit de luxure qui avait gangreneacute la socieacuteteacute romaine degraves la prise de Carthage777 Les
772 K KUMAR Greece and Rome and the British Empire contrasting role models in Journal of British studies v51 ndeg1 Londres 2012 pp 82-83 773 J ABERCROMBY De Jure et Gubernatione Coloniarum in Magna Charta for America Philadelphie 1986 pp 189-190 774 K KUMAR Op cit p 81 775 Ibidem pp 76-77 Lrsquooeuvre de Gibbon faisait par ailleurs eacutecho agrave des ouvrages des Lumiegraveres Francaises comme les Consideacuterations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur deacutecadence de Montesquieu (1734) 776 A PAGDEN Lords of all the World Ideologies of Empire in Spain Britain and France c 1500 ndash C 1800 New Haven ndash Londres 1995 pp 29 et suiv 777 MACHIAVELLI The Discourses vol II 2 Translated by L J WALKER edited by B CRICK Harmondsworth 1970 p 279 Cf K KUMAR Op cit p 79 Cf J G A POCOCK The Machiavellian moment Florentine political thought and the Atlantic republican tradition Princeton 1975 pp 423-461
195
auteurs britanniques du XVIIIe siegravecle recoururent agrave drsquoautres modegraveles pour deacutecrire leur
colonisation agrave une eacutepoque de tension croissante en Ameacuterique du nord Le cas drsquoAdam
Smith qui compara la colonisation grecque aux empires commerciaux des Temps
modernes sera analyseacute ci-dessous en ce qursquoil constitua une des principales reacuteflexions sur
le colonialisme dans les anneacutees qui preacuteceacutedegraverent la guerre drsquoIndeacutependance
Il est exact que les Pegraveres fondateurs formeacutes aux classiques firent de nombreuses allusions
aux Anciens dans leurs eacutecrits 778 La formation agrave lrsquoAntiquiteacute classique et aux langues
anciennes fut par ailleurs freacutequente dans lrsquoAmeacuterique coloniale depuis lrsquoeacutetablissement des
premiegraveres eacutecoles779 et en deacutepit de lrsquoopposition puritaine780
Quoi qursquoil en soit lrsquoHistoire antique en ce compris le passeacute colonial entrevu par
lrsquointermeacutediaire drsquoHeacuterodote ou de Thucydide furent citeacutes par une seacuterie drsquoauteurs qui
pensegraverent y trouver une forme de reacutefeacuterence destineacutee agrave expliquer un pheacutenomegravene jusque-lagrave
encore inobserveacute de deacutecolonisation Il importait donc aux auteurs qui tentegraverent de justifier
cette derniegravere de faire preuve de creacuteativiteacute agrave une eacutepoque ougrave aucun preacuteceacutedent reacutecent
nrsquoexistait et ougrave les guerres antiques offraient une possibiliteacute de rapprochement qui soit
accessible dans un contexte ougrave la formation classique eacutetait reacutepandue781
Notons enfin que toute la querelle expliciteacutee ci-dessous nrsquoa fait lrsquoobjet agrave ce jour que drsquoun
court reacutesumeacute de la part de K Vlassopoulos782 Aucun ouvrage ne srsquoest en effet pencheacute sur
la question de la reacutecupeacuteration de lrsquoHistoire coloniale des Grecs agrave lrsquoaube de la guerre
drsquoindeacutependance des Eacutetats-Unis
778 Cf les articles publieacutes par ces derniers dans The Federalist A HAMILTON J MADISON et J JAY The Federalist or the New Constitution eacutediteacute par M BELOFF Oxford 1948 Cf aussi R M GUMMERE The Heritage of the Classics in Colonial North America An Essay on the Greco-Roman tradition in Proceedings of the American Philosophical Society Vol 99 ndeg2 Philadelphie 1955 pp 68-78 779 Dont Harvard Cf R M GUMMERE The Heritage of the Classics in Colonial North America An Essay on the Greco-Roman tradition in Proceedings of the American Philosophical Society Vol 99 ndeg2 Philadelphie 1955 pp 68-78 780 Lesquels voyaient dans la formation latine une initiation agrave la langue du paganisme Cf C J RICHARD The Founders and the Classics Greece Rome and the American Enlightenment Harvard 1994 781 B BAILYN Op Cit pp 22 et suiv 782 K VLASSOPOULOS Imperial Encounters in Classics and Imperialism in the British Empire Oxford ndash New-York 2010 cf pp 29-53
196
a) James Otis et le deacutebat de 1765
Moins connu que ne le furent Adams ou Jefferson lrsquoavocat James Otis (1725-1783)
influenccedila le deacutebat en ce qursquoil fut le premier agrave poser degraves 1761 une reacuteflexion sur la liberteacute
des colons de la Nouvelle-Angleterre et sur leur statut par rapport agrave la meacutetropole La
perception qursquoOtis avait des colonies grecques eacutetait inspireacutee des theacuteories drsquoeacutegaliteacute entre
membres drsquoun Commonwealth elles-mecircmes inspireacutees de Locke et de Pufendorf Lrsquoideacutee
drsquointroduire le concept de Commonwealth pour expliquer la colonisation grecque srsquoinscrit
dans cette logique de large autonomie Agrave cette notion srsquoajouta celle drsquoeacutegaliteacute entre les
citoyens drsquoune colonie concept interpreacuteteacute de maniegravere stricte par Otis
Ce dernier srsquoopposait aux Writs of Assistance imposeacutees par la cour suprecircme britannique
aux sujets vivant dans la colonie Cette mesure tirant preacutetexte drsquoune lutte contre la fraude
permettait aux agents de douane de perquisitionner sans preacutealablement comparaitre devant
un magistrat783 Y percevant les preacutemisses drsquoune logique autocratique Otis se fonda sur les
theacuteories de Locke784 Il les deacuteveloppa jusqursquoagrave concevoir une doctrine preacuteconisant une forte
autonomie des reacutesidents de la colonie allant jusqursquoagrave procircner lrsquoeacutegaliteacute en droit entre les
colons blancs et les sujets noirs jusque-lagrave reacuteduits en esclavage785 Favorable agrave une large
eacutemancipation des colonies drsquoAmeacuterique il entama en 1764 une reacuteflexion sur les droits des
colonies anglaises Il reprit pour eacutetayer son point de vue le preacuteceacutedent des colonies
grecques Il fit valoir le caractegravere diffus des liens entre les colonies grecques par rapport agrave
leurs meacutetropoles786 Cette comparaison lui valut des critiques de partisans du colonialisme
tel Abercromby
783 J M FARRELL The Writs of Assistance and Public Memory John Adams and the legacy of James Otis in The New England Quarterly vol LXXIX Boston 2006 pp 535 et suivPour le texte de loi voir J R FRESE James Otis and writs of Assistance in The New England Quarterly vol XXX Boston 1957 pp 496-508 784 J LOCKE Two treatises of government Londres 1689 785 T H BREEN Subjecthood and Citizenship The Context of James Otisrsquos Radical Critique of John Locke in The New England Quarterly Vol LXXI Boston 1998 pp 378-403 786 J OTIS The Right of the British colonies asserted and proved Londres 1764 pp 38-40
197
Otis se fondait eacutegalement sur les Lois de la Nature terminologie qursquoil interpreacutetait selon la
vision Locke la percevant comme garante de lrsquoeacutegaliteacute entre les hommes eacutegaliteacute passant
notamment par la protection de la proprieacuteteacute individuelle787
To understand political power right and derive it from its original we must consider what
state all men are naturally in and that is a state of perfect freedom to order their actions
and dispose of their possessions and persons as they think fit within the bounds of the law
of nature without asking leave or depending upon the will of any other man A state also
of equality wherin all the power and jurisdiction is reciprocal no one having more than
another there being nothing more evident than that the creatures of the same species and
rank promiscuously born to all the same advantages of nature and the use of the same
faculties should also be equal one amongst another without subordination or subjection
unless the lord and master of them all should by any manifest declaration of his will set
one above another and confer on him by an evident and clear appointment an undoubted
right to dominion and sovereignty788
Richard Gummere fait remonter ce concept au de Republica de Ciceacuteron
La veacuteritable loi cest la raison droite et conforme agrave la nature qui est reacutepandue dans le coeur
de tous les hommes qui est uniforme stable et eacuteternelle qui commande le bien et qui
deacutefend le mal On ne peut ni sy opposer ni y deacuteroger ni labolir Ni le seacutenat ni le peuple
nen peuvent accorder aucune dispense ll nen faut point chercher dexplication ni de
commentaire Il ny en a point une pour Rome et une autre pour Athegravenes une pour le temps
preacutesent et une autre pour le temps avenir Elle sera toujours la mecircme et dans tous les temps
elle gouvernera tous les peuples Celui qui la inventeacutee et publieacutee est un leacutegislateur un
seigneur et un Dieu eacuteternel duquel on ne peut seacuteloigner sans se perdre et auquel on ne
saurait deacutesobeacuteir sans renoncer agrave sa propre nature ce qui serait un chacirctiment fort terrible
quand mecircme on pourrait eacuteviter les autres789
787 J LOCKE Two treatises of government vol II Londres 1689 sect 4-15 Cf B ARNEIL John Locke and America The defence of english colonialism Oxford 1996 pp 132-167 et C J RICHARD The Founders and the Classics Greece Rome and the American Enlightenment Cambridge Mass-Londres 1994 pp 174-175 788 J LOCKE Ibidem 789 CICEacuteRON De Republica III 33 Voir LACTANCE Des Institutions divines VI 8 6-9 Cf R M GUMMERE American Colonial Mind Cambridge Mass 1963 p 97
198
Otis soutenait lrsquoexistence drsquoun droit naturel propre aux colons fondeacute sur cette conception
du bien commun qui affranchissait les Ameacutericains de toute autoriteacute de la meacutetropole du fait
qursquoils avaient fondeacute une nouvelle nation en srsquoeacutetablissant outre-Atlantique Ce droit
garantissait en outre lrsquoeacutegaliteacute des colons entre eux790 Lrsquoeacutegalitarisme drsquoOtis reposait
eacutegalement sur une vision particuliegravere de la Creacuteation
God Himself appears to us at some times to cause the intervention or combination of a
number of simple principles though never when one will answer the end gravitation and
attraction have place in the revolution of the planets because the one would fix them to a
center and the other would carry them off indefinitely so in the moral world the first simple
principle is equality and he power of the whole791
Srsquoinspirant eacutegalement des positions des juristes Hugo De Groot (Grotius) et Samuel von
Pufendorf au XVIIe siegravecle lrsquoauteur insiste sur lrsquoeacutegaliteacute en droits des citeacutes792 Dans un
chapitre consacreacute aux droits naturels des colons lrsquoauteur deacuteplore en outre qursquoaucune
recherche exhaustive plus reacutecente nrsquoait eacuteteacute produite sur le sujet
The sentiments on this subject have therefore been chiefly drawn from the purer fountains
of one or two English writers particularly from Mr Locke to whom might be added a few
of other nations for I have seen but a few of any country and of all I have seen there are
not ten worth reading Grotius bk I Chap 3 sec 21 discoursing of confederates on
unequal terms according to his manner says ldquoto the inequality in question may be referred
some of those rights which are now called mundiburgium as also that which mother cities
had over their colonies among the Grecians For as Thucydides says those colonies enjoyed
the same rights of Liberty with the other cities but they owed a reference to the city whence
they derived their origin and were obliged to render her respect and certain expressions of
honor so long as the colony was well treated793
Lrsquoautoriteacute de Grotius eacutetait importante Srsquoinspirant drsquoanciennes sources comme Thucydide
ou Denis drsquoHalicarnasse la perception que Grotius donna de la colonisation grecque lui
valut un succegraves consideacuterable dans lrsquoAmeacuterique drsquoavant la guerre civile James Otis lui
790 J OTIS Op Cit pp 38-41 CfT H BREEN Op Cit p 386 791 J OTIS Op Cit p 20 cf TH BREEN Ibidem 792 Ibidem Cf N P COLE America and Ancient and Modern Europe in Thomas Jefferson the Classical World an Early America Charlottesville-Londres 2011 pp180-181 793 J OTIS ibidem Cf H GROTIUS De jure belli Amsterdam 1636 livre 1 chap 3 sec 21
199
octroya une visibiliteacute qui devait influencer la penseacutee drsquoauteurs posteacuterieurs parmi les Pegraveres
fondateurs Notons eacutegalement une ideacutealisation marqueacutee de la citeacute grecque antique chez
Otis qursquoil opposait agrave drsquoautres colonies antiques dont les colonies romaines
Lrsquoeacutegaliteacute en droit entre meacutetropoles et colonies grecques garantissaient en effet une
indeacutependance de la colonie par rapport agrave la citeacute-megravere Selon Otis cette indeacutependance eacutetait
inconnue des colonies romaines qui eacutetaient controcircleacutees par Rome laquelle leur imposait ses
administrateurs qui srsquoy comportaient en oppresseurs794
Par ailleurs Otis se fondant cette fois sur Pufendorf795 insiste sur la notion de
Commonwealth Pufendorf renvoyait en effet agrave lrsquoAntiquiteacute grecque pour rappeler qursquoil
existait plusieurs sortes de Commonwealths En effet lrsquoauteur se fondant notamment sur
les ideacutees drsquoeacutegaliteacute et de consensus affirme que les citeacutes grecques coexistaient au sein de
Commonwealths ougrave les colonies ne devaient que respect agrave leurs meacutetropoles
But the colonies planted by the Greeks and after their method constituted particular
commonweatlths which were obliged only to pay a kind of deference and dutiful
submission to the mother commonwealth796
Selon Pufendorf citeacute par Otis les Commonwealths de la Gregravece antique srsquoeacutetablissaient par
consentement mutuel lors de la fondation de la colonie De la sorte cette derniegravere ne
souffrait pas agrave lrsquoeacutepoque grecque des immiscions de sa meacutetropole Cette perception de la
colonisation grecque comme reacutesultant drsquoun consensus entre citeacutes eacutegales en droit au sein
drsquoun mecircme Commonwealth fut deacutejagrave perccedilue chez Grotius797 Son apparition dans lrsquoœuvre
drsquoun auteur ameacutericain reacuteputeacute allait influencer la litteacuterature politique des deacutecennies
suivantes On sait ainsi lrsquoadmiration que John Adams vouait agrave Otis du fait de sa prise de
position contre les premiers abus du reacutegime anglais alors mecircme que la guerre de sept ans
nrsquoeacutetait pas termineacutee798
794 J OTIS Op cit 795 Ibidem Cf S von PUFENDORF De jure natural et gentium Francfort 1706 livre VIII Chap 11 sec 6 796 S von PUFENDORF Livre VIII Chap 12 sec 5 797 H GROTIUS Op Cit 798 J M FARRELL The Writs of Assistance and Public Memory John Adams and the legacy of James Otis in The New England Quarterly vol LXXIX Boston 2006 pp 535 et suiv Voir aussi J R FERGUSON
200
Lrsquointerpreacutetation que lrsquoauteur donne de la colonisation grecque antique ne conteste pas la
nature des liens ayant uni jusque-lagrave les Treize Colonies agrave la Grande-Bretagne En revanche
Otis fustige lrsquoautoritarisme de la meacutetropole Ce comportement eacutetait drsquoautant plus intrusif
que les colonies anglaises jouirent longtemps drsquoune large indeacutependance par rapport au
pouvoir britannique qui srsquoil avait reacutecupeacutereacute la relative mainmise sur la colonie agrave la fin du
XVIIe siegravecle ne manifestait drsquoautoriteacute reacuteellement contraignante que depuis le deacutebut de la
guerre de sept ans799
Otis fut donc lrsquoun des premiers agrave faire reacutefeacuterence agrave la colonisation grecque dans le cadre de
la lutte contre le pouvoir britannique Mecircme si cette lutte nrsquoen eacutetait encore qursquoagrave ses
balbutiements les plaidoyers drsquoOtis allaient marquer le deacutebut drsquoune querelle quant agrave la
deacutefinition du pouvoir colonial Cette querelle eacutetait partiellement fondeacutee sur lrsquoHistoire
grecque dont plusieurs auteurs allaient donner leur interpreacutetation800
En effet degraves 1765 lrsquoanneacutee suivant son pamphlet sur les droits des colonies Stephen
Hopkins Gouverneur de Rhode Island et futur signataire de la deacuteclaration drsquoindeacutependance
pour la mecircme colonie soutenait que les avantages perccedilus par les colons lors de leur deacutepart
devaient non seulement leur permettre la survie mateacuterielle sur les terres conquises mais
eacutegalement leur garantir une eacutegaliteacute en droit et en liberteacute par rapport aux sujets resteacutes en
Angleterre
ldquoNew England was first planted by adventures who left England their native country by
permission ok King Charles I and their own expense transported themselves to America [hellip]
Before their departure the terms of their freedom and the relation they should stand in to the mother
country in their emigrant state were fully settled they were to remain subject to the King and
dependant on the Kingdom of Great Britain In return they were to receive protection and enjoy all
the rights and privileges of freeborn Englishmenrdquo801
reason in Madness the political Thought of James Otis in William and Mary Quarterly Serie 3 vol XXXVI Williamsburg 1979 pp 194-214 799 E NELLIS An Empire of Religions A brief History of colonial British America Toronto 2010 pp 111 et suiv 800 JM FARRELL Op Cit pp 194-214 801 St HOPKINS The rights of colonies examined in Pamphlets of the American Revolution Cambridge Mass 1965 p 508
201
Lrsquoeacutegaliteacute en droit eacutetait centrale dans le pamphlet drsquoHopkins Reprenant agrave son tour
lrsquoexemple des Commonwealths de la Gregravece antique il outrepassa les positions drsquoOtis en
affirmant le caractegravere fallacieux de toute autoriteacute des meacutetropoles antiques sur leurs
colonies Se servant de lrsquoexemple de la guerre entre Corinthe et Corcyre citeacute par
Thucydide il nia la reconnaissance drsquoune quelconque supeacuterioriteacute de la meacutetropole par les
colonies en Gregravece antique fut-ce une autoriteacute symbolique
ldquoThucydides again tells us that the Corinthians complained of the Corcyreans ldquofrom
whom though a colony of their own they had received some contemptuous treatment for
they neither payed them the usual honor on their public solemnities nor began with a
Corinthian in the distribution of the sacrifices which is always done by other coloniesrdquo
From hence it is plain what kind of dependence the Greek colonies were under and what
sort of acknowledgment they owed to the mother staterdquo802
Les colonies selon Hopkins devenaient de plein droit des nouveaux Eacutetats ne reacutepondant
plus aux exigences de la meacutetropole
Les theacuteories drsquoOtis et de Hopkins reposaient sur des constructions rheacutetoriques partant du
postulat drsquoune eacutegaliteacute entre citeacutes relation deacutecoulant automatiquement du processus de
fondation et proche du concept de Commonwealth tel que deacuteveloppeacute au XVIIe siegravecle
Cette reacutecupeacuteration fera de la guerre pour Eacutepidamne un des eacutevegravenements les plus commenteacutes
de lrsquoHistoire antique pendant toute la querelle qui srsquoen suivit Il devint embleacutematique du
degreacute drsquoindeacutependance qursquoune colonie pouvait atteindre agrave lrsquoeacutepoque antique mais
eacutegalement pour les courants contestant la reacutevolution du peacuteril auquel une reacutevolution
pouvait conduire la meacutetropole et la colonie Notons que la guerre entre Corinthe et Corcyre
ne reacutesultait pas selon les sources drsquoune volonteacute de cette derniegravere de srsquoaffranchir de
lrsquoautoriteacute corinthienne qui nrsquoavait plus de reacuteelle influence sur lrsquoicircle de Corfou Elle deacutecoulait
en revanche drsquoune contestation autour drsquoEacutepidamne fondeacutee communeacutement par les deux
citeacutes et sur laquelle Corcyre cherchait agrave accroicirctre son autoriteacute Sans donc srsquoagir drsquoune
802 Ibidem p 509
202
guerre de deacutecolonisation elle teacutemoignait neacuteanmoins drsquoune guerre ouverte avec la
meacutetropole803
Cet eacutetat de fait servit drsquoargument aux auteurs soutenant la supeacuterioriteacute de la meacutetropole et
qui fustigegraverent la pertinence de toute comparaison agrave lrsquoHistoire antique Le pamphlet de
Hopkins reccedilut lrsquoanneacutee mecircme une critique de la part drsquoun certain Martin Howard Jr
personnaliteacute mal connue critique politique attacheacute aux preacuterogatives de la couronne et
opposant agrave la politique seacuteparatiste de Hopkins804 Argumentant peu sur la colonisation
grecque qursquoil dit mal connaitre il critique neacuteanmoins Hopkins sur la pertinence de sa
comparaison des colonies anglaises aux citeacutes grecques Partant de la supposition que ces
derniegraveres eacutetaient reacuteellement libeacutereacutees de la tutelle de leurs meacutetropoles et pouvaient choisir agrave
leur guise leur reacutegime Howard conteste toute similitude avec les Treize colonies soumises
au reacutegime britannique qui leur imposait son gouvernement805
Le cas de Martin Howard preacutesente lrsquointeacuterecirct drsquoecirctre lrsquoune des rares critiques de la mode
rheacutetorique de lrsquoeacutepoque qui recourait au passeacute antique pour appuyer ses arguments
There is something extremely weak and inconclusive in recurring to the Grecian and
Roman history for examples to illustrate any particular favorite opinion if a deference to
the ancients should direct the practice of the moderns we might sell our children to pay
our debts and justify it by the practice of the Athenians We might lend our wives to our
friends and justify it from the example of Cato among the Romans In a word my dear sir
the belly of a sow pickled was a high dish in Ancient Rome and I imagine as you advance
in the refinements of luxury this will become a capital part of a Rhode Island feast so fond
you seem of ancient customs and laws806
Howard renvoie en outre aux coloniae romaines dont les habitants ne jouissaient pas des
mecircmes droits que ceux de la meacutetropole notamment celui de suffrage Cette comparaison
803 THUCYDIDE I 13-55 804 M HOWARD Jr A Letter from a Gentleman at Halifax in Pamphlets of the American Revolution Cambridge Mass 1965 p 524 805 Ibidem p539 806 Ibidem pp 539-540
203
pour absurde qursquoelle lui paraisse preacutesente davantage de paralleacutelismes avec les relations
unissant les Grande-Bretagne agrave Athegravenes807
Agrave lrsquoinverse les auteurs qui par la suite contesteront les thegraveses drsquoOtis et de Hopkins en ce
compris sur la pertinence de leur recours au modegravele antique se serviront de sources
anciennes et de leur connaissance du passeacute pour eacutetayer leurs thegraveses Otis reacutepondit agrave Howard
lrsquoanneacutee mecircme ce dernier ayant eacuteteacute le seul jusque-lagrave agrave contester les thegraveses autonomistes
drsquoOtis et Hopkins808 Arguant des intentions neacutefastes de lrsquoAngleterre il eacutecrivit
I have ever pleased myself in thinking that Great Britain since the Revolution might be
justly compared to Greece in its care and protection of its colonies809
Otis fait le lien entre les valeurs de la reacutevolution anglaise de 1688 et la celles des meacutetropoles
grecques Cette comparaison qui refleacutetait ses tendances eacutegalitaristes810 lui servit agrave fustiger
le deacutedain de Howard pour les colons sujets britanniques deacuteposseacutedeacutes drsquoune partie de leurs
droits La colonisation grecque est donc interpreacuteteacutee par Otis comme un espace de liberteacute et
drsquoeacutemancipation similaire agrave celles qui ont deacutecouleacute de la Glorieuse Reacutevolution Cette
approche qui sur sa forme srsquoattira les critiques drsquoun Howard devait marquer le deacutebut drsquoune
construction rheacutetorique qui assimilait le reacutegime colonial en vigueur sous les Grecs agrave celui
qui aurait ducirc ecirctre apporteacute par une reacutevolution dont les colonies nrsquoont pas beacuteneacuteficieacute de tous
les apports
Sans faire de parallegravele avec la situation en Ameacuterique ougrave les tensions nrsquoeacutetaient pas encore
assez fortes pour deacuteclencher une guerre Otis apporte degraves 1765 une leacutegitimation du concept
de reacutevolution en cas de violation de ses obligations par la meacutetropole
Otis se servait donc du preacuteceacutedent des colonies grecques dont il soutenait lrsquoindeacutependance et
la gestion efficace Il les opposait agrave drsquoautres colonies notamment les colonies romaines
qui devaient soutenir la pression de leur meacutetropole par lrsquointermeacutediaire de fonctionnaires
malhonnecirctes811 arguant de ce que la reproduction drsquoun modegravele similaire par la Grande-
807 Ibidem pp 539-540 808 J OTIS Considerations on the behalf of the Colonists In a letter to a noble Lord Londres 1765 p 22 809 Ibidem p 570 810 T H BREEN Subjecthood and Citizenship The Context of James Otisrsquos Radical Critique of John Locke in The New England Quarterly Vol LXXI Boston 1998 pp 378-403 811 J OTIS The Right of the British colonies asserted and proved Londres 1764 p 40
204
Bretagne nuirait agrave la gestion efficace des colonies ameacutericaines Otis nrsquoeacutetait pas
antimonarchiste Ses emplois du preacuteceacutedent grec teacutemoignaient drsquoune volonteacute de voir la
Grande-Bretagne continuer agrave exercer la primauteacute sur le monde et les Treize colonies agrave
rester sous la souveraineteacute du Roi Il croyait aussi dans les bienfaits de la Glorieuse
Reacutevolution Il fustigeait cependant les taxations imposeacutees par la meacutetropole et lrsquoabsence de
repreacutesentation des colonies au parlement qursquoil jugeait contradictoire avec les principes
deacutefendus par la constitution britannique elle-mecircme812
Cette vision de lrsquoindeacutependance des colonies grecques conditionneacutee par les notions de
Commonwealth et de droit naturels ne reposait sur aucune source drsquoeacutepoque lrsquoauteur ne
citant que Grotius et Pufendorf comme reacutefeacuterence Otis ne veacutehiculait sa vision ideacutealiseacutee de
la colonisation grecque que comme argumentaire pour un systegraveme qui lui paraissait le plus
efficace pour assurer des relations harmonieuses entre la Grande-Bretagne et ses colonies
ameacutericaines
La reacuteponse drsquoOtis agrave Howard clocirct le deacutebat pour les anneacutees 1760 Le recours agrave la colonisation
comme meacutethode de comparaison entre deux reacutegimes coloniaux deacutejagrave heacuteriteacutee de Grotius et
de Pufendorf au XVIIe siegravecle allait faire lrsquoobjet de reacuteflexions approfondies dans le courant
des anneacutees 1774-1776 La premiegravere drsquoentre elles produite par James Abercromby
constituait une reacuteponse aux textes drsquoHopkins neuf ans plus tard Cette absence de
consensus autour des comparaisons agrave lrsquoAntiquiteacute augurait drsquoun deacutebat sur la symbolique
mecircme de la colonisation et de sa perception
812 Ibidem pp 98-99
205
b) James Abercromby
Quand il publia en 1774 son De Jure et Gubernatione Coloniarum James Abercromby
faisait eacutecho agrave une actualiteacute mouvementeacutee peu apregraves la Boston Tea Party
Lrsquoauteur reacuteagit au mouvement seacuteditieux qui commenccedilait agrave agiter les colonies anglaises agrave
cette eacutepoque arguant que toutes les colonies europeacuteennes drsquoAmeacuterique relevaient du mecircme
modegravele la soumission en mecircme temps que leur meacutetropole agrave une seule nation de laquelle
il serait illeacutegitime de vouloir sortir
And so with regard to the New England system of government when applied to colonys
of English subjects who went to America under the licence permission and authority of
the State not like Grecian colonys that they should cease any longer being member
thereof but remain subject to and under the power and dominion of the Kingdom of
England therefore in such their situation their system of subjection in New England is
[by what they call a necessary and voluntary subjection as altogether] likewise speculative
and foreign to their condition as English subjects in colonys who as such are bound by a
threefold jurisdiction and Obedience primary secondary and thirdly by a temporaneous
or what is otherwise called territorial or local obedience813 [hellip] I may take upon me to
maintain in Opposition to American Lawyers and their Adherents that whilst this Kingdom
exists as a State Her Colonys by the Law of Nature are bound to the Supreme Magistracy
of the Nation from whence they derive their Birth and that they are bound in the highest
Degree by what Lord Cook calls Altia Ligentia a Degree higher than that of Ligentia
Acuisitia or Local and Temporaneous Obedience which last comes under and rests upon
another Principle and on this Principle only The Doctrine then of being at Liberty to
renounce their Allegiance as heretofore and still held in the Colonys by Lawyers and
others and as well here as in America is not warranted upon Principles of the Law of
Nature814
Faisant allusion aux colonies grecques il deacutenonce le caractegravere fallacieux drsquoune
comparaison trop stricte avanccedilant en outre le risque drsquoune trop grande indeacutependance des
colonies Ce faisant Abercromby srsquooppose aux thegraveses de Pufendorf et drsquoOtis et agrave leur ideacutee
813 J ABERCROMBY De Jure et Gubernatione Coloniarum in Magna Charta for America Philadelphie 1986 p180 814 Ibidem p 181
206
drsquoun Commonwealth heacuteriteacute des colonies grecques815 Abercromby renvoie au preacuteceacutedent de
Corcyre pheacutenomegravene le plus connu de guerre coloniale de lrsquoAntiquiteacute grecque Lrsquoexemple
de la citeacute de Corfou fut en effet souleveacute degraves 1765 par Stephen Hopkins pour alleacuteguer du
peu drsquoautoriteacute qursquoune meacutetropole grecque pouvait avoir sur ses colonies816
The example therefore of the Corcyrian colony makes rather against than for the Colony
Cause for if Corcyra had a right to threat Epidamus as rebels certainly Corinth had the
same right to treat Corcyra and upon what grounds could Corcyra claim superiority and
government over Epidamus as being their colony and at the same time deny that to
Corinth over Corcyra a colony from Corinth The colony advocates could not have hit
upon a more unfavourable example of colony defectionhellip817
Dans ce cas-ci lrsquoauteur cite lrsquoexemple des abus commis par certaines colonies agrave lrsquoencontre
de leurs meacutetropoles respectives Se servant ainsi de lrsquoexemple de la guerre entre Corinthe
et Corcyre il attire lrsquoattention sur les dangers drsquoune guerre coloniale speacutecialement quand
elle impliquait lrsquointervention drsquoune puissance eacutetrangegravere Il fait ainsi reacutefeacuterence agrave lrsquoarbitrage
puis agrave lrsquointervention drsquoAthegravenes dans le conflit
Thucydides remarks that the Athenians foreseeing that all Peloponese might become
parties of the Quarrel did not therefore incline totally to abandon Corcyra a people
powerful at sea but rather let them weaken each other by a long and expensive war on
purpose that in the end they of Athens might be able to crush the weakest if not the
whole and mereover that having a view and regard to the situation of Corcyra as
particularly well adapted to their affairs of Italy and of Sicily that from such Political
Considerations and motives the Athenians in the end did receive Corcyra into their
alliance and hereon may be observed that France or any other ambitious power upon the
same principles would encourage our colonys was England weak enough to make them
arbiters between the Mother country and the colonys in the present or any future
contest818
815 J OTIS Op Cit p 437 et S von PUFENDORF Op Cit Livre VIII chap 12 sec 6 816 St HOPKINS Rights of colonies in Pamphlets of the American Revolution Cambridge Mass 1965 p509 817 J ABERCROMBY Op Cit p 190 818 Ibidem pp 189-190
207
Lrsquoauteur justifie ainsi drsquoeacuteventuelles guerres coloniales en les attribuant le plus souvent agrave
une faute de la colonie Ainsi Abercromby compare-t-il la guerre que Corcyre a meneacutee
contre Corinthe avec les nombreuses implications qursquoelle eut en Gregravece agrave la fin du Ve
siegravecle avant J-C avec la reacutevolte organiseacutee agrave Boston contre le pouvoir britannique819 Son
ouvrage se fonde sur un scheacutema de comparaison agrave la Gregravece freacutequent agrave lrsquoeacutepoque
speacutecialement chez les deacutefenseurs des inteacuterecircts ameacutericains Reprenant cette rheacutetorique
Abercromby traite en deacutetails drsquoun eacutepisode de lrsquoHistoire coloniale drsquoune citeacute grecque (en
lrsquoespegravece Corcyre) pour la comparer ensuite agrave la situation contemporaine dans le but de
deacutemontrer lrsquoineptie drsquoune assimilation aveugle drsquoun exemple antique agrave un eacutevegravenement
contemporain820
Srsquoil ne conteste pas le peu de pouvoir que pouvait avoir une meacutetropole grecque lrsquoexemple
de Corcyre illustrant trop lrsquoimpuissance de Corinthe il affirme qursquoun tel manque drsquoautoriteacute
ne peut avoir que des conseacutequences neacutefastes dont seule une puissance eacutetrangegravere (Athegravenes
ou la France) pourrait profiter
Notons que lrsquoassimilation des Britanniques et des colons ameacutericains comme relevant drsquoune
seule nation supeacuterieure agrave tout particularisme ne constituait pas initialement un sujet de
controverse au sein des colonies drsquoAmeacuterique Ainsi lors du Stamp Act Congress de 1765
congregraves tenus par des repreacutesentants des Treize colonies agrave New York au lendemain de
lrsquoadoption du Stamp Act les colons reacuteaffirmaient leur loyauteacute agrave la Couronne Britannique
en eacutechange de quoi ils souhaitaient un traitement eacutegal agrave celui des meacutetropolitains et le droit
agrave consentir aux taxes que le gouvernement leur reacuteclamait821
Lrsquoargumentation drsquoAbercromby repose donc davantage sur un lien politique fort entre
meacutetropoles et colonies lien seul capable de preacutevenir des deacuterives de lrsquoAntiquiteacute
819 Ibidem pp 190-191 820 Ibidem pp 190-191 821 PDG THOMAS The Stamp Act Crisis and its Repercussions including the Quartering Act Controversy in The Blackwell Encyclopedia of the American Revolution 1991 pp 113-125 et DS LOVEJOY Rights Imply Equality The Case Against Admiralty Jurisdiction in America in William and Mary Quarterly 3rd Serie vol 16 New-York 1959 pp 459-484 FrD COGLIANO Revolutionary America 1763-1815 New-York 2009 pp 56 et suiv
208
c) La vision de William Barron
Dans les anneacutees qui preacuteceacutedegraverent la guerre drsquoIndeacutependance des Eacutetats-Unis se tint un deacutebat
qui opposa les partisans drsquoun maintien des colonies nord-ameacutericaines sous le joug
britannique agrave ceux qui critiquaient une trop grande mainmise de la Grande-Bretagne sur
les colons
Agrave cet eacutegard je souhaiterais clarifier un concept Je ne rejoindrai en effet pas K
Vlassopoulos dans lrsquoideacutee que la reacutecupeacuteration de lrsquoHistoire antique comme aide agrave
appreacutehender la colonisation nord-ameacutericaine fut un particularisme de cette fin de XVIIIe
siegravecle822 Cela irait agrave lrsquoencontre des deacutemonstrations deacutejagrave preacutesenteacutees ci-dessus selon
lesquelles les auteurs ont toujours recouru agrave des comparaisons similaires pour eacuteclairer leurs
discours quant au colonialisme ou aux nations indigegravenes823 En revanche il est exact que
la plupart des deacutemonstrations du XVIIIe siegravecle qui se fondegraverent sur lrsquoHistoire antique (que
toute personne eacuteduqueacutee de lrsquoeacutepoque maicirctrisait) pour prouver la soumission ou
lrsquoindeacutependance drsquoune colonie se firent en rupture avec les reacutealiteacutes que les sources
eacutenoncent824 Ainsi Barron assimilait presque totalement les colonies atheacuteniennes et la ligue
de Deacutelos825 organisation composeacutee de citeacutes drsquoorigines diverses et srsquoeacutetant rallieacutees agrave Athegravenes
sur une base volontaire en vue de la lutte contre la Perse
Barron admet cependant au deacutebut de son ouvrage le peu de devoirs reacuteels qursquoavaient les
colonies antiques vis-agrave-vis de leurs meacutetropoles dans les premiers temps de la
colonisation826
Au regard de nos connaissances actuelles les citeacutes qui composaient la ligue de Deacutelos ne
furent pas des colonies Il ne srsquoagissait pas non plus drsquoun reacuteseau drsquoalliance En effet la
822 K VLASSOPOULOS Op Cit pp 31-33 823 Ainsi lrsquoexemple de lrsquoavocat Lescarbot qui degraves le deacutebut du XVIIe siegravecle preacutesenta une comparaison des Ameacuterindiens aux peuples drsquoEurope dont les Grecs Cf M-Ch PIOFFET M Lescarbot Voyages en Acadie (1604-1607) suivis de la description des meours souriquoises compareacutees agrave celles drsquoautres peuples eacutedition critique de M -Ch Pioffet Leacutevis 2007 Cf aussi A FLECTHERLetter to the Marquis of Montrose in A FLETCHER An account of a conversation concerning a right regulation of governments for the good of Mankind in The political Works of A FLETCHER Londres 1737 pp436 et suiv ougrave lrsquoauteur dans une lettre dateacutee de 1703 vante les meacuterites de la ligue acheacuteenne comme modegravele pour le progregraves du genre humain Ce type de comparaison ne fut pas une invention de la fin du XVIIIegraveme siegravecle 824 K VLASSOPOULOS Op Cit pp 31-33 825 W BARRON Op Cit pp 74-76 826 Ibidem pp 31-33 Cf K VLASSOPOULOS Op Cit p 16
209
participation agrave la ligue impliquait une contribution au treacutesor de Deacutelos (qui fut finalement
rapatrieacute agrave Athegravenes) un apport logistique et un lien de subordination agrave lrsquoeacutegard drsquoAthegravenes
qui se fit de plus en plus pesant agrave mesure que lrsquoon avanccedilait dans le Ve siegravecle avant J-C Il
est impossible drsquoattribuer cette erreur drsquointerpreacutetation agrave la simple incompeacutetence ou agrave une
manipulation des sources de la part des auteurs la plupart des theacuteories de lrsquoeacutepoque
preacuteconisant depuis le deacutebut du XVIIIe siegravecle une supreacutematie theacuteorique de la meacutetropole sur
sa colonie827 Et par ailleurs Barron nrsquoa pas ceacutedeacute agrave cette tentation lui qui affirmait en
exergue de lrsquoanecdote de la guerre entre Corinthe et Corcyre relateacutee par Thucydide828 que
lrsquoexemple drsquoun lien megravere-fille nrsquoeacutetait pas satisfaisant pour justifier une colonisation
grecque829
En outre si des erreurs manifestes ont eacuteteacute commises un auteur comme Barron mecircme srsquoil
agissait en amateur ne pouvait se fonder que sur les sources litteacuteraires seules disponibles
en cette fin de XVIIIe siegravecle Degraves lors il pouvait interpreacuteter les sources comme il
lrsquoentendait Le fait que Barron fasse un amalgame entre colonies atheacuteniennes et citeacutes
membres de la ligue de Deacutelos est certes reacuteveacutelateur drsquoune sensibiliteacute impeacuterialiste Toutefois
cette assimilation repose sur le postulat que les citeacutes de la ligue se seraient retrouveacutees dans
un lien de sujeacutetion tel qursquoelles auraient eacuteteacute plus eacutetroitement lieacutees que si elles avaient eacuteteacute des
colonies stricto sensu Barron mecircme srsquoil contestait le systeacutematisme dans la lecture de la
colonisation procircnait toutefois une supeacuterioriteacute de la meacutetropole Il convient toujours de partir
de ce postulat pour analyser son œuvre Degraves lors en deacutepit des eacuteventuelles justifications aux
distorsions qursquoil commet dans son analyse lrsquoampleur de ces derniegraveres ne doit pas ecirctre
meacutesestimeacutee
Il entame son œuvre en traitant des diverses crises qui impliquegraverent les colonies grecques
en les seacuteparant de leurs meacutetropoles depuis lrsquoinvasion perse des colonies drsquoAsie jusqursquoaux
origines de la guerre du Peacuteloponnegravese Il srsquoattarde ensuite sur les premiegraveres contestations au
827 D RAOUL-ROCHETTE Histoire critique de lrsquoeacutetablissement des colonies grecques v 1 Paris 1815 p 828 THUCYDIDE I 13-55 829 Cf W BARRON Op Cit p 65 ldquoNo less vague and unsatisfactory are the maxims employed on the other side that the colony owed all marks of honour and respect to the mother-country and ought not instead of these to offer her injury and insult that the relation between the former and the latter resembled that between a parent and a child and that all the duties and attention honour submission and assistance were included in this relationrdquo
210
sein de la ligue de Deacutelos Pour ce faire il ne se centre que sur quelques sources litteacuteraires
parmi les plus repreacutesentatives voire les plus eacutevidentes disponibles agrave son eacutepoque830
Barron deacutenonce ensuite la situation de crise en Ameacuterique agrave son eacutepoque comme deacutecoulant
de la pusillanimiteacute des autoriteacutes britanniques auxquelles il reproche drsquoavoir conceacutedeacute trop
de privilegraveges aux coloniseacutes831 Srsquoil insiste sur la neacutecessiteacute pour une meacutetropole drsquoagir
eacutequitablement aupregraves de sa colonie il fustige lrsquoattitude des Ameacutericains assimilant leur
comportement agrave une deacutesertion Il compare de mouvement de seacutedition en Ameacuterique agrave ceux
qui ont permis agrave certaines colonies des Carthaginois ou agrave des citeacutes de la ligue de Deacutelos de
srsquoaffranchir de leur autoriteacute respective832 Affirmant les similitudes de la politique de la
Grande-Bretagne et justifiant le point de vue du gouvernement britannique par rapport aux
actions de Sparte et drsquoAthegravenes il justifie les preacuterogatives de la meacutetropole se fondant sur
le preacuteceacutedent des citeacutes grecques
Pour remeacutedier agrave la crise Barron suggegravere deux solutions soit le maintien de lrsquooccupation
militaire en Ameacuterique ou lrsquoadmission des colonies au parlement833 en admettant lui-mecircme
qursquoaucune de ces deux solutions nrsquoest exempte drsquoinconveacutenients Cette absence de solution
politique efficace permit une seacuterie de critiques de la part des opposants au colonialisme en
Angleterre et dans les colonies
Cette impossibiliteacute agrave formuler une alternative viable permettra agrave la contestation de
srsquoaffirmer en reprenant agrave son compte une argumentation fondeacutee sur lrsquohistorique colonial
de lrsquoAntiquiteacute De mecircme ses renvois agrave la colonisation grecque dans une optique presque
toujours favorable la meacutetropole furent agrave la base de critiques ulteacuterieures Lrsquoauteur insiste
pour cette eacutepoque sur le caractegravere impeacuteratif des taxations et sur la neacutecessiteacute de les exercer
Degraves lors ses allusions agrave Athegravenes (ou eacuteventuellement agrave Sparte) se comprennent puisqursquoil ne
830 Heacuterodote pour lrsquoinvasion perse de lrsquoAsie mineure Thucydide pour la lutte entre Corinthe et Corcyre pour Eacutepidamnehellip Ibidem pp 40 et suiv 831 Ibidem p 127 832 Ibidem pp 128-129 833 W BARRON Op Cit pp 154 et suiv Lrsquoauteur envisage le chaos qui pourrait envahir le parlement si les Ameacuteriques obtenaient une repreacutesentation et lrsquoagitation qui pourrait secouer les colonies non encore repreacutesenteacutees Il illustre son propos par des renvois aux moments tumultueux des assembleacutees romaines ou atheacuteniennes les seacutecessions potentielles les deacutemagogues etchellip Tout en doutant des avantages que cela apportera aux colons Ibidem pp 158 et suiv
211
conccediloit la colonisation qursquoen matiegravere de preacuterogatives fiscales834 Lrsquoassimilation totale
drsquoAthegravenes agrave une meacutetropole est logique dans son argumentation
Ainsi Barron justifie-t-il la politique de soutien drsquoAthegravenes agrave Corcyre par le fait qursquoen
appuyant les Corcyreacuteens dans leur lutte pour priver Corinthe de leurs avantages sur
Eacutepidamne les Atheacuteniens privaient les Corinthiens de tout revenu eacutemanant de cette citeacute835
Lrsquoassimilation drsquoAthegravenes agrave une puissance coloniale se justifie en partie du fait de plusieurs
preacuteceacutedents renseigneacutes par les sources de lrsquoeacutepoque La conquecircte de citeacutes rebelles par
Athegravenes et le remplacement des populations locales par des citoyens atheacuteniens laissent en
effet songer agrave une politique de type colonialiste836 De plus la comparaison drsquoAthegravenes agrave
des puissances coloniales mercantiles comme la Grande-Bretagne fut reacutecurrente au XVIIIe
siegravecle837
Indeacutependamment drsquoune reacuteflexion novatrice sur la question (le rejet de lrsquoimage megraverefille
pour les rapports entre colonies et meacutetropoles) Barron preacutesente une recherche destineacutee agrave
apporter des solutions agrave un problegraveme politique concret Agrave ce titre il prend de nombreuses
liberteacutes avec les sources
Lrsquoauteur cherchant agrave faire valoir son point de vue srsquoinspire drsquoun systegraveme qui ne constituait
pas une colonisation stricto sensu de sorte agrave lrsquoassimiler au modegravele qursquoil cherche agrave deacutefendre
Car mecircme si la comparaison drsquoAthegravenes agrave une meacutetropole et partant agrave une puissance des
Temps modernes fut une construction rheacutetorique freacutequente au XVIIIe siegravecle le renvoi trop
restrictif agrave la taxation comme unique enjeu drsquoune relation avec les colonies speacutecialement
834 Ibidem p 76 835 Ibidem p 66 Lrsquoeacuteventuelle contribution de Corcyre et drsquoEacutepidamne au treacutesor corinthien nrsquoest attesteacutee par aucune source Du reste il est notoire que les liens entre Corinthe et Corcyre eacutetaient des plus tendus depuis des siegravecles Lrsquoauteur commet ici une entorse majeure qui lui sera reprocheacutee Cf J SYMONDS Remarks upon an essay intituled The history of the colonization of the free states of antiquity applied to the present contest between Great Britain and her American colonies Oxford 1778 p 60 836 Cf lrsquoexemple de la conquecircte drsquoHistieacutee relateacutee par DIODORE I 12 7 ou le siegravege de Potideacutee dans THUCYDIDE II 31 et DIODORE XII 46 837 Ch De MONTESQUIEU Lrsquoesprit des Lois eacutedition par L VERSINI Paris 1995 pp 648-651 Cf E SHALEV Empire transformed Britain and the American Classical Imagination 1758-1783 in Early American Studies Vol 4 ndeg1 Philadelphie 2006 p 132 Nous reviendrons sur la question de lrsquoassimilation de puissances commerciales agrave lrsquoimagerie atheacutenienne infra Cf K KUMAR Greece and Rome and the British Empire contrasting role models in Journal of British studies v51 ndeg1 Londres 2012 pp 80-86
212
dans un contexte antique srsquoassimile agrave une deacuteformation des sources dans un objectif
politique Ces eacutegarements lui furent reprocheacutes degraves lrsquoanneacutee qui suivit
Lrsquoopinion de Barron est reacuteveacutelatrice drsquoune volonteacute de justification drsquoun reacutegime colonial au
risque non seulement drsquoinexactitudes mais aussi drsquoun danger drsquoanachronisme comparant
entre eux des systegravemes ne preacutesentant en deacutefinitive que peu de liens Cette attitude poussa
certains auteurs agrave critiquer cette assimilation systeacutematique de reacutegimes diffeacuterents Lrsquoideacutee
drsquoune comparaison peu pertinente aux eacutevegravenements antiques eacutetait donc vive agrave cette eacutepoque
213
d) Les critiques de Symonds et Meredith
Les mesures taxatoires reacutecemment prises par les Britanniques furent contesteacutees en
Angleterre par plusieurs personnaliteacutes Ainsi des membres eacuteminents du Parlement
britannique dont William Pitt lrsquoancien furent parmi les premiers agrave srsquoinsurger contre le
Stamp Act838
Les insuffisances de lrsquoanalyse de Barron laquelle reposait presque exclusivement sur une
vision ideacutealiseacutee des politiques des grandes citeacutes antiques et trop eacuteloigneacutees des
preacuteoccupations reacuteelles du temps permit une contestation rapide de ses thegraveses y compris
en Angleterre
Citons pour commencer lrsquoouvrage de John Symonds publieacute en reacuteaction au livre de Barron
degraves lrsquoanneacutee suivant la parution de ce dernier
Symonds insiste drsquoabord sur la difficulteacute qursquoil y a agrave assimiler plusieurs formes de
colonisations diffeacuterentes tout en insistant sur lrsquoideacutealisation que fait Barron de lrsquoAntiquiteacute
Les diffeacuterentes exactions meneacutees par Athegravenes ou Sparte sur leurs citeacutes allieacutees constituent
selon lui un piegravetre exemple pour une meacutetropole telle que lrsquoAngleterre839
It hath been often observed that nothing is more dangerous than to guide ourselves by
particular examples unless we are precisely in the same circumstances as the models
proposed for imitationhellip Will our author say that there is such a resemblance between
Great Britain and the States of Antiquity that she runs no risk in conforming herself to
their conduct840
Symonds critique ensuite les positions de Barron lequel reacutesume exclusivement les rapports
entre colonies et meacutetropoles du seul point de vue de la taxation et des interactions
eacuteconomiques Ces derniegraveres ne suffisent cependant pas agrave reacutesumer lrsquoensemble de leurs
838 Cf B KNOLLENBERG Growth of the American Revolution 1766-1775 Indianapolis 2003 p 7 839 J SYMONDS Remarks upon an essay intituled The history of the colonization of the free states of antiquity applied to the present contest between Great Britain and her American colonies Oxford 1778 pp 4 et 37 840 Ibidem p4
214
relations degraves lors que lrsquoon traite de colonisation grecque Barron srsquoeacutetant principalement
inspireacute du modegravele carthaginois841
He (Barron) has indeed attempted to shew that Carthage superintended the commerce of
her colonies and established such regulations concerning it as might secure most
effectually the benefit of it to the parent state (p 131) but he scarce says a syllable of any
commercial intercourse between the Greeks and the Romans with their colonies though
he has drawn out his account of them to the formidable length of a hundred pages842
Symonds conteste en outre la validiteacute de ce modegravele pour la colonisation britannique qui ne
reacutesultait pas uniquement drsquoune volonteacute drsquoeacutetendre les reacuteseaux de commerce de lrsquoAngleterre
He has likewise been very sparing in his remarks upon the plans of the british colonization
(hellip) That the british colonies were chiefly planted for the sake of trade no one who is
conservant in our history will affirm Many of them owed their existence to the folly of
hunting after gold some to the eagerness of private adventures and some to religion
persecution which of all poison is the most baneful that can taint society843
La contre-argumentation de Symonds ne prend pas le modegravele antique comme exemple ou
comme contre-exemple (bien qursquoil puisse en fustiger certaines caracteacuteristiques
condamnables en regard de ce qui est perccedilu comme une gestion eacuteclaireacutee)844 Elle explique
en revanche pourquoi le modegravele grec sur le fondement duquel il est difficile de se
prononcer (entreprise commerciale ou autre) nrsquoest pas assimilable au reacutegime colonial
britannique en Ameacuterique du nord Pour eacutetayer sa conclusion Symonds recourt agrave trois
arguments
En premier lieu Symonds attire lrsquoattention sur les origines souvent heacuteteacuteroclites des
fondateurs issus souvent de plusieurs citeacutes diffeacuterentes Degraves lors la deacutetermination exacte
de la meacutetropole srsquoaveacuterait impossible ce qui rend toute taxation drsquoautant plus hasardeuse845
841 Ibidem pp 6 et suiv Barron srsquoest en effet inspire du seul modegravele carthaginois pour affirmer sa thegravese de la colonie agrave but commercial W BARRON Op Cit p 131 Cf K VLASSOPOULOS Op Cit p 48 842 J SYMONDS Op Cit p 6 843 Ibidem 844 J SYMONDS Op Cit pp 47-48 845 J SYMONDS Op Cit pp 26-30
215
Whoever examines the History of the colonization of Greece as described by the best
writers will find it for the most part too ill vouched to command any considerable degree
of belief there was hardly any colony planted Which was not made up of inhabitants
collected from many different states by which means it was almost impossible to assign to
each colony the name of its proper founder846
Ensuite Symonds conteste cas par cas la pertinence du modegravele grec Il revient notamment
sur lrsquoexemple de la guerre entre Corinthe et Corcyre piegravetre exemple de soulegravevement
colonial aucune obligation manifeste nrsquoopposant les deux citeacutes agrave la veille de la guerre du
Peacuteloponnegravese847 Une colonie sans lien de sujeacutetion effectif par rapport agrave sa meacutetropole ne
pouvait pas selon Symonds ecirctre compareacutee aux Treize colonies qui se voyaient de plus en
plus taxeacutees
The Corinthians did not require of their colonies a monopoly of their trades they did not
compel them to levy taxes for the maintenance of their civil establishment much less did
they endeavour to extort from them a revenue for the support of the government of the
parent state they left them in possession of their own liberty and only asked of them the
common marks of respect and their alliance in time of war If Great Britain had fail to
America ldquo We ask nothing of you but the common and decent marks of respect and your
alliance in time of warrdquo does our Author think that a single drop of blood would have been
shed in this unhappy dispute Far am I from insinuating that it would have become Great
Britain to have been satisfied with such terms but I will take upon me to assert that had
she followed the example of Corinth (and I believe the custom generally established in
Greece) she would have made no other demands848
Enfin lrsquoauteur critique lrsquoassimilation que fait Barron entre les citeacutes membres de la ligue de
Deacutelos et des colonies Il insiste sur le fait que le tribut verseacute au treacutesor de la ligue eacutetait destineacute
tout entier agrave servir agrave la lutte contre les Perses et ne constituait pas (en principe) une taxe
conceacutedeacutee agrave la meacutetropole
I mean Isocrates who positively asserts that the Greeks were not assessed by order of the
Athenians but by a decree of their town when they gave them the command by sea And
846 Ibidem p 26 847 Ibidem pp 35-36 Voir THUCYDIDE I 38 848 J SYMONDS Op cit pp 35-36
216
now what has become of our author boasted refinements For if the confederates taxed
themselves with what shadow of reason can he compare them to our colonists who have
been taxed by the mother country849
Symonds conteste donc la pertinence de la comparaison aux colonies grecques fondeacutees
dans drsquoautres circonstances dans drsquoautres buts et dans une autre optique que les colonies
anglaises drsquoAmeacuterique Les colonies grecques plus cosmopolites et plus indeacutependantes ne
devaient aucune redevance agrave leurs meacutetropoles Pour Symonds la comparaison agrave la ligue de
Deacutelos elle-mecircme srsquoavegravere fallacieuse Athegravenes ne preacutelevant aucune taxe directe sur les citeacutes
membres De mecircme reprenant la comparaison par Barron de la Grande-Bretagne agrave une citeacute
comme Sparte850 Symonds eacutecrit
ldquoWhen the Spartans contended for their sovereignty of Greece in the Peloponnesian war
and when extended their conquests in Asia under Agesilaus they found it necessary to
grasp at every pretence for raising money while they seemed to maintain the spirit of their
constitution by imposing no taxesrdquo (p 47) What Did they seem to maintain it when they
were sapping its foundations Was it not a system of oppression in whatever words it was
coloured over or whatever evasive expedients were used
ldquoBut how did the Spartans raise this money Not by regular taxes indeed but by means
equivalent as to be effect though more disagreeable and destructive as to the manner by
heavy contributions demanded of their allies and colonies by depredation and
ignominious contractsrdquo (p76) An excellent model of imitation for the British parliament
851
Le modegravele antique nrsquoest donc pas seulement deacutepourvu de pertinence il preacutesente eacutegalement
des risques pour un Eacutetat libeacuteral et moderne Selon Symonds les citeacutes antiques exercegraverent
toutes des pressions fiscales politiques voire miliaires sur les citeacutes qui leur eacutetaient
soumises Ces tentations tyranniques des meacutetropoles antiques ne peuvent ecirctre compareacutees agrave
la politique coloniale de la Grande-Bretagne
849 Ibidem pp 40-41 850 W BARRON Op Cit pp 47 et 76 851 J SYMONDS Remarks upon an essay intituled The history of the colonization of the free states of antiquity applied to the present contest between Great Britain and her American colonies Oxford 1778 pp 4 et 37
217
Les thegraveses de Barron reccedilurent des critiques similaires de la part drsquoautres auteurs dont
William Meredith qui dans une lettre agrave un ami dateacutee du 30 avril 1778 tient pour
fallacieuse lrsquoideacutee du recours systeacutematique agrave un preacuteceacutedent issu drsquoune autre eacutepoque ou drsquoune
autre reacutegion du monde pour justifier une politique852 Selon Meredith Barron recourt agrave tort
au concept de colonie pour traiter de citeacutes qui eacutetaient dans un lien de soumission
quelconque avec Athegravenes ou Sparte Meredith avance lrsquoexemple des citeacutes de la ligue de
Deacutelos qui nrsquoeacutetaient ni des citeacutes allieacutes ni des colonies853 Ce faisant il agit agrave lrsquoinstar drsquoun
Symonds en critiquant les amalgames de Barron
The temper or habits of one age and one nation may be ill suited to the fashions of another
time and to the genius of another people and to derive equal success from a similarity of
measures not only the same wisdom and fortitude are necessary but what cannot be
ensured the same fortune854
Ses arguments concernent autant la forme que le fond de lrsquoargumentation de Barron les
erreurs commises par celui-ci les geacuteneacuteraliteacutes et les impreacutecisions quant agrave certains termes
(dont celui de laquo colonie raquo) sont systeacutematiquement critiqueacutees Les meacuteconnaissances de
Barron (reacuteelles ou feintes) concernant les politiques drsquoimposition des grandes citeacutes antiques
et les eacuteventuels refus de payer lrsquoeacutegaregraverent dans sa justification drsquoune reacutepression armeacutee dans
la colonie855
Cherchant agrave contester le systeacutematisme des thegraveses de Barron Meredith eacutevoque ensuite une
longue succession de taxations de la part de meacutetropoles voire simplement de citeacutes
dominantes nrsquoayant abouti en deacutefinitive qursquoagrave des reacutevoltes ouvertes de la part des citeacutes
taxeacutees Il arrive agrave la conclusion que les tentatives de reacutepressions nrsquoeurent drsquoautre reacutesultat
que de voir ces citeacutes srsquounir aux adversaires de la citeacute dominante856
852 W MEREDITH Historical Remarks on the taxation of free states Londres 1778 p 3 853 Il cite ainsi le cas des rapports entre Potideacutee colonie corinthienne et Athegravenes W MEREDITH Op cit pp 35-36 Cf K VLASSOPOULOS Op Cit p 50 854 Ibidem p 3 855 Ibidem p 3 Cf K VLASSOPOULOS Op cit p 50 856 W MEREDITH Op cit pp 9-17 ougrave il est question de la gestion deacutesastreuse de lrsquoempire carthaginois par Hannon dans le cadre de la guerre contre Rome et pp43 et suiv ougrave lrsquoon rappelle certains eacutevegravenements marquants de lrsquoHistoire des preacutetentions impeacuterialistes atheacuteniennes Lrsquoexemple de Miltiade le Jeune condamneacute pour avoir eacutechoueacute agrave imposer la tutelle atheacutenienne sur Paros en est un exemple marquant Idem p 44 Lrsquoauteur relate au contraire lrsquoexemple de Rome qui attendit la fin de la guerre contre Carthage pour sanctionner les
218
Les deux auteurs critiquent donc Barron sous un angle diffeacuterent Symonds lui contestant
toute pertinence lagrave ougrave Meredith le critique aussi sur le fond de sa reacuteflexion
Lrsquoargumentation de Symonds va agrave lrsquoencontre mecircme de la philosophie de Barron qui
nrsquoanalysait la colonisation qursquoen matiegravere financiegravere En deacutemontrant lrsquoabsurditeacute drsquoune
comparaison aux taxations des citeacutes antiques Symonds conteste les thegraveses de Barron
fondeacutees sur une vision anachronique de la fiscaliteacute grecque les preacutelegravevements fiscaux
imposeacutes par les citeacutes grecques ne trouvant pas drsquoeacutequivalant dans le reacutegime britannique du
XVIIIe siegravecle
Quant agrave Meredith il reprend le raisonnement de Barron fondeacute sur la trop forte taxation des
colonies et des mouvements de meacutecontentements srsquoen suivant Toutefois au contraire de
Barron qui srsquoen servait pour deacutemontrer la diffeacuterence de politique entre lrsquoAngleterre et les
meacutetropoles antiques Meredith lrsquoutilise pour deacutemontrer les effets pervers drsquoune mauvaise
gestion et drsquoun poids fiscal trop lourd imposeacute aux colonies Bien que conscient des limites
drsquoune telle approche du fait des diffeacuterences de reacutegime et drsquoeacutepoque il jugeait utile de
rappeler les erreurs qui causegraverent la perte de nombreuses colonies doutant que leur
reacutepeacutetition soit drsquoune quelconque utiliteacute agrave lrsquoAngleterre Terminant ainsi une lettre consacreacutee
agrave une seacuterie de reacutebellions des colonies de Carthage lors de la premiegravere guerre punique suite
agrave une taxation trop lourde lrsquoauteur conclut par ces mots
Whether the example of Carthage goes to the support either of the principle or practice of
taxing colonies I leave to your consideration and remain always yourrsquos etc857
La Reacutevolution ameacutericaine dans leur esprit fut manifestement due agrave un abus de la
meacutetropole abus que lrsquoHistoire grecque ne permet ni de justifier ni de solutionner drsquoune
quelconque faccedilon
e) Le baron de Sainte-Croix
cites reacutecalcitrantes en leur imposant une double taxation Ibidem pp 18-20 Cf K VLASSOPOULOS Op Cit p 50 857 W MEREDITH Op Cit p 17
219
Rollin avait marqueacute lrsquohistoriographie du deacutebut du XVIIIe siegravecle en eacutecrivant une premiegravere
Histoire de la Gregravece antique dont les influences furent rapidement perccedilues en Angleterre858
LrsquoHistoire antique fut ensuite deacutebattue par les Lumiegraveres859 Agrave nouveau les auteurs
srsquointeacuteressegraverent aux personnaliteacutes tel Alexandre le grand mais eacutegalement agrave des pheacutenomegravenes
plus globaux comme la colonisation grecque860
Cette influence des sources antiques devait conditionner en France un discours faisant
eacutecho aux deacutebats sur la colonisation anglaise en soutien de la cause indeacutependantiste Suite
agrave la deacutefaite de la France au Canada et agrave la cession drsquoune grande majoriteacute de ses possessions
drsquoOutre-Atlantique au profit de la Grande-Bretagne la vision de certains auteurs franccedilais
quant agrave la colonisation en geacuteneacuteral se modifia speacutecialement agrave mesure que lrsquoon srsquoimpliqua
au cocircteacute des reacutevolutionnaires ameacutericains
Depuis les eacutecrits de Bougainville qui vantaient lrsquoharmonie de faccedilade des relations
meacutetropole-colonie dans la Gregravece antique lrsquohistoriographie a eacutevolueacute pour en arriver agrave une
critique de plus en plus virulente de lrsquoautoriteacute des meacutetropoles antiques tendance qui
srsquoaccentua encore avec lrsquoentreacutee en guerre de la France aux cocircteacutes des insurgeacutes
Le cas du Baron de Sainte-Croix qui publia agrave Philadelphie en 1779 un traiteacute fustigeant la
politique drsquoAthegravenes au Ve siegravecle avant J-C avant drsquoentreprendre une condamnation en
regravegle de lrsquoautoriteacute anglaise en Ameacuterique en constitue le meilleur exemple861
Apregraves une critique de lrsquoœuvre de Bougainville et de Barron qursquoil accuse tous deux de
partialiteacute tout en preacutetendant agir lui-mecircme au nom de la Liberteacute Sainte-Croix entreprend
de reacuteveacuteler en quoi les comportements des anciens et des modernes sont identiques862
Lrsquoauteur rappelle une seacuterie de meacutefaits et drsquoabus commis par les Atheacuteniens Il critique
858 Ch ROLLIN Histoire ancienne 13 Vol Paris 1733-1739 et T STANYAN The Grecian History2 vol Londres 1707-1739 859 Ch GRELL et Ch MICHEL Lrsquoeacutecole des Princes ou Alexandre disgracieacute Paris 1988 pp 62 et suiv 860 J-P de BOUGAINVILLE Quels eacutetaient les droits des meacutetropoles grecques sur leurs colonies les devoirs des colonies envers les meacutetropoles et les arrangements reacuteciproques des unes et des autres Paris 1745 et Ch De MONTESQUIEU Lrsquoesprit des Lois eacutedition par L VERSINI Paris 1995 pp 648-651 Cf P BRIANT Montesquieu et ses sources Alexandre lrsquoempire perse les Guegravebres et lrsquoirrigation in Studies on Voltaire and the Eighteenth Century Genegraveve vol 5 2006 pp 243-262 et Idem Alexandre des Lumiegraveres Fragments drsquoHistoire europeacuteenne Paris 2012 861 G de SAINTE-CROIX De lrsquoeacutetat et du sort des colonies et des Anciens peuples Philadelphie 1779 862 G de SAINTE-CROIX pp ix-xii
220
systeacutematiquement leurs systegravemes social politique (en ce compris la deacutemocratie agrave laquelle
il reproche son caractegravere inacheveacute restrictif et en permanence susceptible drsquoecirctre deacutetourneacutee
pour servir les ambitions personnelles des deacutemagogues)863 de mecircme que leur politique
drsquoimplantation sur des terres relevant deacutejagrave drsquoautres citeacutes grecques864
Sainte-Croix srsquoattaque en outre agrave la politique commerciale des Atheacuteniens Il reproche agrave ces
derniers de pratiquer des tarifications exorbitantes pour les marchands et de condamner
avec une seacuteveacuteriteacute excessive toute livraison de bleacute en dehors des ports de lrsquoAttique
Cette deacutemonstration lrsquoamegravene agrave condamner le peu de sens commun des Grecs qui ruinaient
de la sorte leur propre eacuteconomie865 agrave lrsquoinstar sans doute des Britanniques lorsqursquoils
imposent aux Ameacutericains lrsquoimportation de produits originaires de la meacutetropole866
Lrsquoauteur se lance eacutegalement dans une description acharneacutee des divers meacutefaits commis par
drsquoautres meacutetropoles sur leurs colonies Il cite ainsi lrsquoanecdote puiseacutee chez Xeacutenophon des
taxations imposeacutees par Sinope sur Cotyore seule possibiliteacute pour les Cotyorites soumis
par les armes de conserver leur droit agrave habiter leurs terres867
Suite agrave son exposeacute sur la colonisation antique lrsquoauteur en vient agrave lrsquoeacutevocation des diffeacuterents
actes poseacutes par les Britanniques apregraves la soumission du Canada en commenccedilant par la
863 Ibidem p 143 864 Ibidem p 168 Comme la conquecircte et la deacuteportation de la population drsquoHistieacutee en Eubeacutee par les Atheacuteniens relateacutees par DIODORE I 12 7 Cette politique drsquoimplantation de citoyens atheacuteniens dans des citeacutes deacutejagrave existantes srsquoassimile par ailleurs plus aiseacutement agrave une pratique colonialiste que ce qui put ecirctre observeacute au sein de la ligue de Deacutelos 865 G de SAINTE-CROIX Op Cit pp 95-96 laquo les Grecs ignoraient les vrais principes drsquoadministration eacuteconomique fondeacutes sur la liberteacute de commerce raquo Il est agrave noter que Sainte-Croix renvoie pour cette assertion agrave un plaidoyer de Deacutemosthegravene Contre Phormion Dans ce plaidoyer dateacute de 32827 av J-C Deacutemosthegravene fait effectivement mention drsquoune somme de 5000 drachmes agrave rembourser par le marchand Phormion au cas ougrave il ne chargerait pas son navire en grain dans une ville du Bosphore Cf DEMOSTHEgraveNES Contre Phormion 33 MacDowell suggegravere qursquoil puisse srsquoagir drsquoune mesure visant agrave dissuader les marchands agrave se servir drsquoemprunts pour acheter autre chose que du grain D M MacDOWELL Demosthenes Speeches 27-28 Traduit par D M MacD Austin 2004 p 124 ndeg49 Il est exact que mecircme un siegravecle apregraves la fin de la guerre du Peacuteloponnegravese Athegravenes devait encore se fournir en quantiteacutes substantielles de bleacute 866 Lrsquoexemple du mercantilisme britannique des anneacutees 1760-1770 a rendu cette comparaison possible CfFr G JAMES Irish Colonial Trade in the eighteenth in The William and Mary Quarterly vol XX ndeg4 New-York 1963 pp 574-584 867 G de SAINTE-CROIX Op Cit pp 240-241 Par ailleurs Sainte-croix commet manifestement une erreur en renvoyant agrave la Cyropeacutedie une reacutefeacuterence qursquoil a emprunteacutee agrave XENOPHON Anabase V 5 3-7
221
deacuteportation des Acadiens dont il deacutepeint les eacutepisodes avec une intensiteacute dramatique
permettant ainsi une transition plus aiseacutee avec lrsquoAntiquiteacute868
Sainte-Croix rejette lrsquoideacutee qursquoune population puisse ecirctre ceacutedeacutee par un gouvernement agrave un
autre et soumise agrave la souveraineteacute drsquoun Eacutetat agrave lrsquoautoriteacute duquel elle ne consent pas Il
srsquoinsurge eacutegalement de ce que des proprieacuteteacutes leacutegitimement posseacutedeacutees par les colons
puissent leur ecirctre ocircteacutees par le nouveau gouvernement869 Ce faisant il se navre de ce que
les percepts de penseurs britanniques comme Locke soient bafoueacutes par leurs propres
compatriotes870
Il critique en outre la politique britannique vis-agrave-vis des Acadiens qui furent selon lui
automatiquement assimileacutes agrave des sujets britanniques au lendemain du traiteacute drsquoUtrecht et
dont le refus de soumission fut perccedilu comme une trahison Lrsquoauteur condamne lrsquoattitude
des Anglais de mecircme que toutes leurs tentatives de justification qursquoil juge ineptes871
Sainte-Croix traite eacutegalement de la soumission du Canada qursquoil attribue agrave William Pitt dont
il compare lrsquoambition agrave celle de Peacutericlegraves Il conteste lrsquointeacuterecirct que lrsquoinvasion anglaise de
1759-1760 pouvait repreacutesenter pour les colonies ameacutericaines qui non seulement nrsquoy
trouvegraverent aucun inteacuterecirct mais qui risquaient aussi de se retrouver encercleacutees leur
meacutetropole ayant stationneacute drsquoimportantes garnisons dans le bassin du Saint-Laurent872
Cette approche vise donc agrave deacutemontrer lrsquoilleacutegitimiteacute voire le danger de toute politique
colonisatrice dont les colonies ne pouvaient que souffrir agrave lrsquoinstar de ce que des habitants
drsquoEubeacutee ou de lrsquoAcadie avaient subi Les allieacutes mecircmes de la Grande-Bretagne et ses
propres colons se retrouvaient en position de faiblesse la puissance de leur meacutetropole
pouvant compromettre leur prospeacuteriteacute et leur seacutecuriteacute agrave lrsquoinstar de la politique qursquoAthegravenes
mena aupregraves des citeacutes membres de la ligue Une reproduction des mecircmes schegravemes par la
Grande-Bretagne ne pouvait arriver qursquoaux mecircmes conseacutequences
868 G de SAINTE-CROIX Op Cit pp 314 et suiv 869 Ibidem p 317 870 Cf la lecture des chapitres relatifs au pouvoir politique drsquoun despote et agrave la politique suivie en cas de conquecircte dans J LOCKE Deux traiteacutes du Gouvernement Traduit par B GILSON Paris 1997 pp 236 et 247 871 G de SAINTE-CROIX Op Cit pp 316-317 872 Ibidem pp327-332
222
Par ailleurs Sainte-Croix fait eacutegalement allusion agrave la guerre entre Corinthe et Corcyre Son
analyse de lrsquoeacutevegravenement deacutetonne avec celle drsquoAbercromby et de Barron En effet il deacutefinit
lrsquointervention de Corcyre comme une opeacuteration destineacutee agrave chasser une garnison de soldats
corinthiens de la citeacute drsquoEpidamne La deacutefaite finale des Corinthiens les forccedila agrave abandonner
la colonie bien qursquoils srsquoemparegraverent peu apregraves drsquoAnactorion fondeacutee en commun avec les
Corcyreacuteens 873 Sainte-Croix conclut son chapitre par la reacuteflexion suivante
Tel fut le commencement de la premiegravere guerre remarquable qursquoune colonie grecque eut avec sa
meacutetropole et dont les suites furent funestes agrave toute la Gregravece Elle se fit sans deacuteclaration entre les
Corinthiens qui eacutetaient les agresseurs et les Atheacuteniens qui venaient de srsquoallier avec les Corcyreacuteens
Ce manque de formaliteacute dont les particuliers sont toujours les innocentes victimes a eacuteteacute renouveleacute
de nos jours par une politique insidieuse et vindicative Le droit des gens ne serait-il donc plus un
lien sacreacute et inviolable entre les peuples de la terre La guerre commencera-t-elle deacutesormais par
un brigandage inhumain et les premiers exploits drsquoune nation voisine continueront-ils agrave ecirctre des
forfaits Puissent les injustes deacutepouilles dont elle srsquoenorgueillit ecirctre agrave lrsquoavenir les seuls tropheacutees
qursquoon eacuterigera sur son tombeau874
Corcyre nrsquoest plus ici deacutepeinte comme une colonie rebelle mais comme une concurrente
de Corinthe deacutesireuse drsquoeacutetendre son emprise agrave tout prix On assiste donc ici agrave une relecture
de lrsquoeacuteveacutenement qui nrsquoest plus preacutesenteacute comme une mutinerie mais comme une lutte de
pouvoir qui aboutit agrave une situation catastrophique
Cet ouvrage srsquoinscrit parfaitement dans une logique de propagande anticolonialiste en
accord avec le contexte de lrsquoeacutepoque et destineacutee agrave faire comprendre aux Ameacutericains
pourquoi le systegraveme qui les dominait jusqursquoici est voueacute agrave lrsquoeacutechec
Notons eacutegalement que cette image drsquoAthegravenes comme citeacute tyrannique exploitant ses citeacutes
allieacutees perdura dans lrsquohistoriographie des siegravecles qui suivirent au point qursquoaucune des
tentatives visant agrave nuancer ce point de vue ne parvint agrave percer875 Certains auteurs
pointegraverent agrave cet eacutegard le rocircle de Thucydide qui donna dans son compte-rendu de la guerre
873 Ibidem pp 169 et suiv 874 Ibidem pp 174-175 875 Cf G E M de SAINTE-CROIX The Character of the Athenian Empire in Zeitschrift fucircr alte Geschichte Vol 3 Wiesbaden 1954 p1 qui fait remonter ce genre de tentative agrave Grote
223
du Peacuteloponnegravese une vision de la politique atheacutenienne peu amegravene et sans doute biaiseacutee par
ses propres rancœurs876
Il nrsquoest par ailleurs pas surprenant de constater que Sainte-Croix srsquoabrite derriegravere des
concepts heacuteriteacutes de la tradition philosophique et eacuteconomique anglo-saxonne pour justifier
son rejet de la politique anglaise Son recours agrave Locke et agrave la theacuteorie du libre-eacutechange
(partiellement inspireacutee de la Richesse des Nations drsquoAdam Smith publieacutee trois ans plus
tocirct)877 eacutetait en effet susceptible de seacuteduire un public ameacutericain las de voir ses proprieacuteteacutes et
son commerce menaceacutes par les ingeacuterences de plus en plus intrusives de la meacutetropole
Ce point de vue est drsquoautant plus reacuteveacutelateur degraves lors que lrsquoon sait qursquoil ne correspondait pas
agrave la politique appliqueacutee par le reacutegime franccedilais en Ameacuterique du nord agrave lrsquoeacutepoque de sa
domination
Le public ameacutericain de lrsquoeacutepoque fut largement enthousiasmeacute par la sortie de lrsquoouvrage
Common Sense (1776) de Thomas Paine lequel theacuteorisait lrsquoindeacutependance de la colonie878
En effet Paine qui commence son ouvrage en fustigeant la monarchie anglaise illeacutegitime
agrave ses yeux critique la preacutesence mecircme de lrsquoAngleterre qui nuit au bon deacuteroulement du
commerce dans sa colonie notamment de par les guerres qursquoelle entreprend et qui
interdisent agrave ses ennemis lrsquoaccegraves aux ports ameacutericains879
Il est par ailleurs manifeste que la reacutevolte contre lrsquoAngleterre fut un mouvement initieacute par
les marchands ameacutericains lesquels srsquoeacutetaient mueacutes au fil du XVIIIe siegravecle en une classe
sociale annonccedilant la bourgeoisie capitaliste du siegravecle suivant880
876 Ibidem pp 2 et suiv 877 Cf A SMITH An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations Londres 1776 que Sainte-Croix ne cite cependant pas explicitement bien que lrsquoon sache que les eacutecrits de Smith connurent un retentissement aupregraves de certains Pegraveres fondateurs dont Washington et surtout Jefferson J R OTTESON Adam Smith New-York 2011 p 10 cf E ROTHSCHILD Economic Sentiments Adam Smith Condorcet and the Enlightenment Cambridge Mass 2001 p 4 878 Th PAINE Common Sense 1776 879 Th PAINE Rights of Man Common Sense and Other Political Writings eacutediteacute par M PHILIP Oxford ndash New York 1995 pp 23-24 Notons en outre que Paine reccedilut une influence directe de la part de Locke et Smith Cf J FRUCHTMAN Jr The Political Philosophy of Thomas Paine Baltimore 2009 p 23 et J R OTTESON Adam Smith New-York 2011 p 10 880 A KULIKOFF Was the American Revolution a Bourgeois Revolution in The transforming Hand of Revolution Reconsidering the American Revolution as a social Movement Charlottesville ndash Londres 1995 pp 68-69 ldquoA slow imperceptible transformation of merchant capitalists ndashwho had blended into the
224
Agrave la lumiegravere des influences de Locke Smith et Paine on peut concevoir lrsquoaversion
eacuteprouveacutee par cette classe proto-capitaliste agrave lrsquoencontre drsquoun systegraveme qui entravait son
eacutevolution logique Le baron de Sainte-Croix critique acerbe drsquoun impeacuterialisme territorial
qursquoil soit antique ou moderne profita de cette reacutepulsion pour reacuteiteacuterer ses points de vue
La sur-taxation britannique nuisible au libre fonctionnement de lrsquoeacuteconomie de la colonie
pouvait en effet ecirctre rapprocheacutee par les auteurs de la politique atheacutenienne deacutecrite par
Thucydide Bien que la ligue de Deacutelos agrave la veille de la guerre du Peacuteloponnegravese ne puisse
reacuteellement pas ecirctre assimileacutee agrave un empire colonial les comparaisons entre Athegravenes et la
Grande-Bretagne se transformegraverent en une sorte de topos Les atteintes de la citeacute atheacutenienne
aux droits de proprieacuteteacute agrave la liberteacute et au commerce des citoyens drsquoautres citeacutes firent lrsquoobjet
drsquoune reacutecupeacuteration qui ne laissa pas insensible une bourgeoisie ameacutericaine adepte des
nouvelles doctrines eacuteconomiques dont le libre-eacutechange et qui voyait dans le mercantilisme
britannique une reacutesurgence de principes presque liberticides881
Ces diffeacuterentes consideacuterations furent parmi les principales influences qui poussegraverent la
colonie agrave la reacutevolte plutocirct que nrsquoimporte quelle reacutefeacuterence antique bien trop eacuteloigneacutee des
reacutealiteacutes de lrsquoeacutepoque et ressasseacutee principalement par une eacutelite eacuteclaireacutee laquelle y vit une
comparaison inteacuteressante destineacutee agrave placer la Reacutevolution ameacutericaine en relation avec
lrsquoeacutepoque preacutesentant les preacuteceacutedents les plus eacuteloquents Agrave ce titre des œuvres comme celle
du Baron de Sainte-Croix eacutetaient destineacutees agrave trouver dans les colonies ameacutericaines un
public attentif
Sainte-Croix traite briegravevement des colonies franccedilaises agrave la fin de son ouvrage en les
repreacutesentant comme les derniegraveres victimes de lrsquoambition britannique deacutesireuse drsquoasseoir
sa domination sur le plus de territoires possibles au meacutepris de la simple survie eacuteconomique
des autres nations882 En conclusion de son ouvrage le baron deacuteclare
surrounding society serving farmers and artisans- into a class of capitalists probably began during the late colonial areahellip Political and economic events of the Revolutionary era accelerated the thrust of this incipient capitalist developmentrdquo 881 Cf B BAYLIN Op Cit pp 22 et suiv 882 G de SAINTE-CROIX Op Cit pp 334-335
225
Toutes ces entreprises si souvent reacuteiteacutereacutees eacutetoient de leacutegegraveres secousses qui preacutesageoient une
explosion drsquoautant plus vive et moins incertaine qursquoelles avoient eacuteteacute plus freacutequentes883
Les Franccedilais et les colons ameacutericains ont donc un inteacuterecirct commun agrave faire face agrave
lrsquoheacutegeacutemonie britannique qui nuit agrave la prospeacuteriteacute de tous Lrsquoauteur augure ainsi drsquoune
intervention franccedilaise prochaine aux cocircteacutes des Ameacutericains intervention ne pouvant
qursquoencourager ceux-ci dans leur reacutebellion
Lrsquoœuvre de Sainte-Croix preacutesente lrsquointeacuterecirct majeur pour notre propos de preacutesenter une
vision de lrsquoimpeacuterialisme antique dans les milieux intellectuels franccedilais agrave la fin des Temps
modernes884
Lrsquoavegravenement du libre-eacutechange cumuleacute agrave un rejet du colonialisme (speacutecialement
britannique la conquecircte du Canada eacutetant encore reacutecente) avait eu raison de la logique de
la richesse par la colonisation qui avait seacuteduit des auteurs comme Montesquieu
Le recours aux reacutefeacuterences antiques srsquoinscrivait dans le cadre drsquoune rheacutetorique eacutegalement
preacutesente en France Par ailleurs cette exacerbation de lrsquoAntiquiteacute trouva une place
importante dans lrsquoesprit de nombreux penseurs franccedilais place qui augura des influences
antiques de la Reacutevolution de 1789885
883 Ibidem p 335 884 K VLASSOPOULOS Op Cit p 52 885 Sur le sujet voir Cl MOSSEacute LrsquoAntiquiteacute dans la Reacutevolution Franccedilaise Paris 1989 Voir aussi P VIDAL-NAQUET La formation de lrsquoAthegravenes bourgeoise Essai drsquoHistoriographie 1750-1850 in Classical Influences in Western Thought A D 1650-1870 Cambridge 1979 pp 169-222
226
f) Adam Smith et le rapport au commerce
Kumar renvoie ainsi agrave la Richesse des nations drsquoAdam Smith publieacute agrave Londres en 1776
Ce dernier comparait les colonies europeacuteennes drsquoAmeacuterique avec les reacutegimes mis en place
par le Anciens Smith assimilait ainsi le rendement des cultures des colonies grecques qui
avait assureacute leur prospeacuteriteacute au rendement des colonies anglaises supeacuterieur agrave celui des
autres colonies des Temps modernes886 Smith attribuait les retards eacuteconomiques observeacutes
en Nouvelle-Espagne ou en Nouvelle-France agrave une coercition politique trop forte de la part
de la meacutetropole coercition deacutejagrave observeacutee aupregraves des colonies romaines887 Au contraire le
systegraveme britannique mecircme srsquoil preacutesentait ses propres inconveacutenients (notamment agrave travers
la politique mercantiliste imposeacutee apregraves 1760) avait permis aux colonies ameacutericaines
drsquoacqueacuterir une relative indeacutependance qui lui fut beacuteneacutefique au point de vue du
deacuteveloppement financier Ainsi Smith preacuteconisait-il la reconnaissance de lrsquoautonomie des
Treize colonies de mecircme que leur repreacutesentation au sein du parlement britannique
politique qui devait aboutir agrave un apaisement de leur relation avec la meacutetropole Lrsquoauteur
vante ainsi le modegravele des colonies grecques baseacute sur le respect mutuel et la dichotomie
citeacute-megravereciteacute-fille deacutejagrave observeacutee888 Le colonialisme britannique fut plusieurs fois compareacute
agrave celui des citeacutes grecques Toutefois la perception de Smith tregraves ideacutealiste preacutesente la
comparaison drsquoun point de vue positif et constructif
Kumar attire lrsquoattention sur lrsquointeacuterecirct majeur de lrsquointerpreacutetation de Smith laquelle permet
de clarifier lrsquoimage de la colonisation grecque en cette fin de XVIIIe siegravecle889
Si lrsquoidentification agrave lrsquoEmpire romain srsquoeffectuait geacuteneacuteralement dans des cas
drsquoimpeacuterialismes territoriaux identifiables (comme celui des Espagnols au Mexique) la
tentation de renvoi agrave la Gregravece antique et agrave ses colonies mecircme si elle eacutetait reacuteelle demeurait
plus probleacutematique En outre les auteurs de la fin du XVIIIe siegravecle percevaient souvent de
886 A SMITH Ibidem 887 A SMITH An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations eacutediteacute par R H CAMPBELL AS SKINNER et WB TODD vol II Oxford 1976 pp 566-574 888 Ibidem pp 113-120 Cf KUMAR Op Cit p 86 889 K KUMAR Op cit pp 86 et suiv
227
maniegravere neacutegative toute comparaison agrave lrsquoempire romain dont la deacutecadence avait entraineacute la
chute890
Le paralleacutelisme entre les importants beacuteneacutefices commerciaux des colonies grecques et des
colonies anglaises avait deacutejagrave eacuteteacute eacutenonceacute par Montesquieu Cette comparaison connut une
reacutecupeacuteration importante quelques deacutecennies plus tard891 Elle justifie par ailleurs la
reacutecupeacuteration maintes fois observeacutee de lrsquoexemple atheacutenien degraves lors qursquoil eacutetait question des
liens entre lrsquoAngleterre et les Treize colonies
Ces reacutecupeacuterations de la colonisation grecque pour deacutefinir la politique coloniale des Temps
modernes coiumlncident donc avec une reacuteinterpreacutetation du pheacutenomegravene colonial en cette fin du
XVIIIe siegravecle En outre cet aspect des colonisations grecques fondeacutees sur lrsquoenrichissement
mutuel des citeacutes correspondait mieux selon Kumar agrave lrsquoimage que les britanniques du
XVIIIe siegravecle se faisaient de leur propre empire colonial laquo protestant commercial
maritime and free raquo lagrave ougrave le modegravele de lrsquoimpeacuterialisme romain eacutetait laisseacute aux puissances
catholiques892
Lrsquoanalyse de lrsquoarticle de Kumar permet donc de concevoir agrave quel point lrsquoHistoire des
colonies grecques (en ce compris celle de la ligue de Deacutelos freacutequemment assimileacutee agrave une
colonisation au XVIIIe siegravecle) avait pu influencer la penseacutee colonialiste des Britanniques
eux-mecircmes qui se voyaient dans une large mesure comme les successeurs des Grecs893
Cette influence fut par ailleurs agrave ce point manifeste qursquoelle se reacutepercuta eacutegalement dans la
penseacutee de nombreux auteurs ameacutericains ou favorables agrave lrsquoindeacutependance Ainsi les
assimilations deacutejagrave maintes fois observeacutees du colonialisme anglais agrave la politique
expansionniste atheacutenienne agrave la fin du Ve siegravecle en sont-elles une bonne illustration Les
opposants au reacutegime britannique srsquoen prenaient agrave la politique de taxation imposeacutee par la
890 Voir par ex Ed GIBBON History of the decline and fall of the roman empire Londres 1776-1788 891 Ch De MONTESQUIEU Lrsquoesprit des Lois eacutedition par L VERSINI Paris 1995 pp 648-651 892 D ARMITAGE The Ideological Origins of the British Empire Cambridge 2000 p 173 Cf KUMAR Op Cit p 87 Les Anglais ne revinrent agrave lrsquoimagerie romaine qursquoau XIXe siegravecle avec des auteurs comme TB Macaulay Cf TB MACAULAY A speech of TB Macaulay esq M P on the second reading of the East-India Bill in the House of Commons 10th July Londres 1833 Notons que les ambitions franccedilaises furent eacutegalement compares agrave celle de Sparte Cf A ATAC Imperial Lessons from Athens and Sparta eighteenth Century British Histories of Ancient Greece in History of Political thought ndeg27 Exeter 2006 pp 642-660 893 K KUMAR Op cit pp 84 et suiv
228
meacutetropole nuisible agrave des relations commerciales harmonieuses894 Le recours agrave la
colonisation grecque srsquoinscrit donc agrave nouveau dans un contexte commercial mais pour en
deacutenoter les travers notamment lrsquoeacutetouffement par une politique trop intrusive
La thegravese de Kumar se veacuterifie mecircme si ce dernier nrsquoavait pas envisageacute la question du point
de vue des coloniseacutes Agrave lrsquoexception notoire de Montesquieu la lecture de sources franccedilaises
se rapportant agrave la colonisation grecque tel lrsquoouvrage de Bougainville (1745) nrsquoenvisageait
les liens entre meacutetropoles et colonies grecques que drsquoun point de vue politique
institutionnel voire diplomatique sans insister sur lrsquoeacuteconomie895 Cette perception eacutetait
davantage en accord avec le type de politique exerceacutee par la France dans ses colonies nord-
ameacutericaines fondeacutee sur une logique davantage impeacuterialiste Elle procircnait en effet
lrsquoassimilation eacutetroite du territoire de la colonie au domaine royal896
Pour le reste lrsquoimportante populariteacute drsquoAdam Smith en Ameacuterique897 devait achever agrave
terme drsquoy provoquer un comparatisme avec les colonies grecques qui jouissaient drsquoun
systegraveme plus libeacuteral La reacutecupeacuteration du passeacute colonial antique ne fut donc pas lrsquoapanage
des Britanniques
Ces derniers firent les frais des theacuteories de Smith et ce degraves les quelques anneacutees qui suivirent
leur publication le reacutepublicanisme ameacutericain ayant eacuteteacute influenceacute par les theacuteories du libre-
eacutechange de Smith898 Le renvoi agrave la prospeacuteriteacute du commerce antique cristallisa donc les
ambitions de la classe marchande ameacutericaine lasseacutee drsquoune imposition arbitraire de la part
drsquoune meacutetropole lointaine
894Cf par ex J SYMONDS Remarks upon an essay intituled The history of the colonization of the free states of antiquity applied to the present contest between Great Britain and her American colonies Oxford 1778 895 Lrsquoauteur insiste sur la place des meacutetropoles au sein des institutions des colonies Cf J-P de BOUGAINVILLE Quels eacutetaient les droits des Meacutetropoles grecques sur leurs colonies les devoirs des colonies envers les meacutetropoles et les arrangements reacuteciproques des unes et des autres Paris 1745 pp 58 et suiv 896 A PAGDEN Lords of all the World Ideologies of Empire in Spain Britain and France c 1500 ndash C 1800 New Haven ndash Londres 1995 pp 136 et suiv Cf Y ZOLTVANY Esquisse de la Coutume de Paris in Revue drsquoHistoire de lrsquoAmeacuterique franccedilaise ndeg25 Montreacuteal 1971 pp 365-384 Voir aussi A ATAC Imperial Lessons from Athens and Sparta eighteenth Century British Histories of Ancient Greece in History of Political thought ndeg27 Exeter 2006 pp 650 et suiv 897 R OTTESON Adam Smith New-York 2011 p 10 898 E NELSON The Greek Tradition in Republican Thought Cambridge-New York 2004 pp 206 et suiv
229
Les conseacutequences qui srsquoen suivirent devaient pousser les penseurs britanniques du siegravecle
suivant agrave modifier leurs opinions sur ce qui faisait la prospeacuteriteacute drsquoune colonie ainsi que de
sa meacutetropole899
Le point de vue de Smith connut par ailleurs une seacuterie de reacutecupeacuterations dans le courant du
XIXe siegravecle Citons ainsi lrsquoexemple de George C Lewis deacutefenseur dans la premiegravere moitieacute
du XIXe siegravecle drsquoune indeacutependance accrue des colonies dans lrsquoideacutee de les voir prospeacuterer
plus efficacement900
899 Cf G C LEWIS An Essay on the Government of Dependencies Oxford 1841 p 228 900 G C LEWIS An Essay on the Government of Dependencies Oxford 1841 pp 227-228 Cf K KUMAROp cit p 89 Cf E A BENIANS Adam Smithrsquos Projet of an Empire in Cambridge Historical Journal 1 ndeg3 Cambridge 1925 pp 249-283
230
g) Conclusion quant agrave la querelle sur le colonialisme Britannique
Si la colonisation grecque agrave lrsquoinstar de celles de Carthage ou des Romains eacutetait deacutesormais
preacutesente dans nombre drsquoesprits de lrsquoeacutepoque son inteacuterecirct comme illustration pour une
colonisation en cette fin de XVIIIe siegravecle connaissait des reacuteceptions variables En effet
cette multiplication drsquoouvrages relatifs agrave lrsquoHistoire grecque semble reacuteveacutelatrice drsquoun malaise
lieacute au concept mecircme de colonisation agrave une eacutepoque ougrave le modegravele antique eacutetait eacutegalement
deacutecrieacute comme vecteur drsquoinjustice et drsquooppression901
Le point de vue des auteurs europeacuteens sur la question eacutetait donc le plus souvent critique
non seulement agrave lrsquoeacutegard des sources mais eacutegalement agrave lrsquoeacutegard de leur reacuteutilisation dans un
contexte diffeacuterent de celui qui vit leur production Lrsquoemploi de ces preacuteceacutedents srsquoinscrivait
dans une logique rheacutetorique et la reacutecupeacuteration de ces reacutefeacuterences issues de lrsquoAntiquiteacute
grecque (particuliegraverement la guerre entre Corinthe et Corcyre) avait fait lrsquoobjet de
controverses srsquoeacutetendant sur plusieurs anneacutees
Agrave la lumiegravere des exemples eacutenumeacutereacutes ci-dessus il est possible de tirer deux conclusions
majeures agrave lrsquoinstar de celles que R Gummere avait tireacutees dans les anneacutees 1960
- Les auteurs citeacutes ci-dessus se preacuteoccupaient peu de veacuteraciteacute historique
nrsquoemployant les preacuteceacutedents antiques que srsquoils permettaient de soutenir leurs
positions politiques
- Parmi les auteurs qui traitegraverent des colonies ameacutericaines en reacutefeacuterence au
colonialisme antique il eacutetait majoritairement admis que les colonies grecques
eacutetaient eacutemancipeacutees de la tutelle de leurs meacutetropoles Agrave cet eacutegard il est exact que
lrsquoexemple de lrsquoindeacutependance de Corcyre par rapport agrave Corinthe citeacutee dans
Thucydide I 38 de mecircme que la guerre que les deux citeacutes se menegraverent pour
901 Cf le cas deacutejagrave analyseacute drsquoAlexandre le Grand P BRIANT Montesquieu et ses sources Alexandre lrsquoempire perse les Guegravebres et lrsquoirrigation in Studies on Voltaire and the Eighteenth Century Genegraveve vol 5 2006 pp 243-262 et P BRIANT Le thegraveme de la deacutecadence perse dans lrsquohistoriographie europeacuteenne du XVIIIe siegravecle remarques preacuteliminaires sur la genegravese drsquoun mythe in Chemin faisant Meacutelanges en lrsquohonneur de Pierre Bruleacute Rennes 2009 pp 19-38 Quant agrave lrsquoavegravenement de lrsquoHistoire grecque comme science au XVIIIe siegravecle voir G CESERANI Modern Histories of Ancient Greece Genealogies Contexts and eighteenth-century narrative Historiography in The Western Time of Ancient History Cambridge 2011 pp 138-155
231
Eacutepidamne influenccedila cette ideacutee drsquoautonomie des colonies grecques902 Notons
qursquoAbercromby Symonds et Sainte-Croix virent dans le soulegravevement de Corcyre
contre sa meacutetropole la preuve de lrsquoindeacutependance des colonies grecques903 Au
reste les exemples citeacutes des conquecirctes de Sparte ou des citeacutes membres de la ligue
de Deacutelos srsquoils eacutetaient assimileacutes agrave des colonisations eacutetaient davantage perccedilus
comme des soumissions illeacutegitimes et contre-nature de citeacutes par des puissances
tierces Et de fait si le cas de la guerre entre Corinthe et Corcyre fut citeacute par certains
comme un cas ouvert de trahison il deacutenotait dans la plupart des sources un
exemple de la vaniteacute voire des dangers des preacutetentions heacutegeacutemoniques drsquoune
meacutetropole904 Une entorse au principe de lrsquoindeacutependance des colonies pouvait donc
avoir de graves conseacutequences puisqursquoil srsquoagissait quasiment drsquoagressions entre
Eacutetats
- Il eacutetait eacutegalement reconnu que les liens unissant les deux parties eacutetaient reacutegis par
les Lois naturelles905 Cette terminologie renvoyait agrave des concepts opposeacutes qursquoil
srsquoagisse du devoir drsquoobeacuteissance des colonies906 ou du concept plus novateur de
droits naturels des colons droits inspireacutes par Locke et deacutefendus par James Otis907
Otis et ses successeurs utilisaient la notion de Lois de la Nature pour justifier le fait
que les colons naissaient libres et eacutegaux en droits A lrsquoinverse Abercromby recourait
agrave cette mecircme notion pour justifier la supreacutematie de la citeacute-megravere sur ses citeacutes-filles
en vertu de ce que la meacutetropole avait donneacute naissance aux colonies qui lui devaient
leur existence
Il srsquoagit donc drsquoun reacuteel deacutebat sans doute le premier de lrsquoHistoriographie quant agrave la
reacuteception de la colonisation antique dans un contexte lui-mecircme empreint de tensions
anticolonialistes
902 Cf R M GUMMERE American Colonial Mind Cambridge Mass 1963 p 97 903 Cf R M GUMMERE Op cit p 97 et C J RICHARD The Founders and the Classics Cambridge Mass ndash Londres 1994 p 76 904 Cf SAINTE-CROIX Op Cit pp 174-175 Vous dites dans le texte laquo dans la plupart des sources raquo et vous nrsquoen citez qursquoune 905 R M GUMMERE Ibidem 906 Cf J ABERCROMBY Op Cit p 181 907 Cf J OTIS The Right of the British colonies asserted and proved in Pamphlets of the American Revolution Cambridge Mass 1965 p 437
232
Agrave cet eacutegard lrsquooptimisme relatif drsquoun Barron quant aux liens entre meacutetropoles et colonies
(la colonie nrsquoayant qursquoagrave accepter son statut infeacuteodeacute agrave la meacutetropole) point de vue proche de
celui drsquoun Bougainville semble relever drsquoune doctrine obsolegravete
Agrave lrsquoexception drsquoAbercromby908 tous les auteurs affirmegraverent la relative autonomie des
colonies grecques par rapport agrave leurs meacutetropoles909 Barron lui-mecircme la tenait pour
responsable drsquoune seacuterie de crises antiques crises menaccedilant la Grande-Bretagne en cas de
revendications trop extrecircmes des Treize colonies910 Quant agrave Meredith et Symonds ils
fustigegraverent lrsquoattitude drsquoune Athegravenes classique trop ambitieuse qui avait bouleverseacute
lrsquoeacutequilibre des citeacutes en asseyant sa puissance sur drsquoautres citeacutes au point de se comporter
elle-mecircme comme une puissance colonisatrice
La principale faiblesse des arguments en faveur de la colonisation chez des auteurs comme
Abercromby et Barron eacutetait lrsquoemploi agrave mauvais escient drsquoune comparaison avec les
colonies grecques En effet les colonies et meacutetropoles grecques nrsquoeacutetaient pas unies par un
lien politique fort et ce lien nrsquoimpliquait pas de transferts financiers majeurs La faiblesse
de ces positions nrsquoavait eacutechappeacute agrave personne degraves cette eacutepoque
En outre la comparaison systeacutematique de la Grande-Bretagne aux puissances coloniales
de lrsquoAntiquiteacute avait renforceacute lrsquoassimilation que les Ameacutericains faisaient de leur nouvel Eacutetat
avec les anciennes citeacutes coloniales de lrsquoeacutepoque antique valorisant leur modegravele aux deacutepens
de celui de grands empires marchands911
Pour le reste nous verrons qursquoAthegravenes si elle fut largement assimileacutee agrave une puissance
coloniale agrave cette eacutepoque inspira certains Pegraveres fondateurs apregraves la guerre Son rocircle en tant
qursquoinstitution deacutemocratique fut agrave la base de ce succegraves
908 J ABERCROMBY Magna Charta for America eacutediteacute par JP GREENE Ch F MULLET et Ed C PAPPENFUSE Philadelphie 1986 p 185 909 A ROBERTS Op Cit pp 176 et suiv 910 W BARRON Op Cit p 65 911 A ROBERTS Op cit p 193
233
3) Le point de vue ameacutericain apregraves la Guerre drsquoIndeacutependance les Pegraveres
fondateurs
Introduction
Si la question de R A Ferguson quant agrave lrsquoinfluence reacuteelle de la penseacutee antique dans la
Reacutevolution ameacutericaine ne trouve pas de reacuteponse claire il est manifeste que la philosophie
et lrsquoHistoire greacuteco-romaine jouirent drsquoune place importante dans le deacutebat sur le reacutegime agrave
adopter par le nouvel Eacutetat ameacutericain Ainsi la place de lrsquoexemple atheacutenien dans
lrsquoavegravenement drsquoEacutetats deacutemocratiques au XVIIIe siegravecle fut-elle abondamment deacutebattue dans
lrsquohistoriographie reacutecente912 On recourait agrave lrsquoexemple antique pour soutenir ou srsquoopposer agrave
une politique Sans qursquoil ne srsquoagisse drsquoune particulariteacute de la fin du XVIIIe siegravecle cette
logique de comparaison atteignit agrave cette eacutepoque une ampleur encore ineacutedite Citons ainsi
le cas de la thalassocratie atheacutenienne assimileacutee par la majoriteacute des auteurs de lrsquoeacutepoque agrave
un modegravele de luxure et drsquooppression et dont certains auteurs se saisirent dans une optique
de critique de lrsquoimpeacuterialisme anglais913
Drsquoaucuns tels Hamilton ou Madison critiquegraverent les aberrations ou les crimes commis par
des Spartiates les Atheacuteniens ou les Romains malgreacute le fait que le prestige de ces derniers
ait traverseacute les siegravecles jusqursquoen cette fin de XVIIIegraveme siegravecle914
Du reste Hamilton et Madison srsquoinspiraient de preacuteceacutedents issus lrsquoAntiquiteacute grecque degraves
lors qursquoil eacutetait question de prouver le peacuteril drsquoune constitution laissant trop drsquoautonomie aux
diffeacuterentes composantes drsquoun Eacutetat Ils traitegraverent ainsi de lrsquoexemple deacutejagrave abordeacute de la ligue
Acheacuteenne915 Madison fustige toutefois le recours au concept de deacutemocratie par certains
912 J T ROBERTS Athens on Trial The antidemocratic Tradition in Western Thought Princeton 1994 pp 175 et suiv et A ATAC Imperial Lessons from Athens and Sparta eighteenth Century British Histories of Ancient Greece in History of Political thought ndeg27 Exeter 2006 pp 642-660 913 E NELSON The Greek Tradition in Republican Thought Cambridge-New York 2000 pp 210 et 230 914 A HAMILTON et J MADISON in Ed M EARLE The Federalist A Commentary on the Constitutions of the United States New-York 1937 pp 47 80 81 et 85 Cf R A FERGUSON Op Cit p 177 Cf aussi S SYMONDS Op Cit pp 47-48 915 Cf Hamilton et MADISON in Ed M EARLE OpCit pp82-87
234
auteurs opposeacutes agrave la reacutepublique916 Lrsquoemploi de lrsquoexemple antique bien que toujours
freacutequent faisait deacutesormais lrsquoobjet drsquoun emploi diffeacuterent
Lrsquoessentiel des sources de ce chapitre date drsquoapregraves la guerre drsquoIndeacutependance Les
consideacuterations politiques sur la voie que devait emprunter la nouvelle nation lrsquoemportaient
deacutesormais sur une reacuteflexion de la notion de colonisation la question de la pertinence du
colonialisme nrsquoeacutetant plus drsquoactualiteacute Degraves lors on recouru agrave lrsquoAntiquiteacute selon une
perspective diffeacuterente puisqursquoil nrsquoeacutetait plus question de rejeter un modegravele perccedilu comme
illeacutegitime mais de creacuteer un systegraveme politique fonctionnel Le renvoi aux concepts de
deacutemocratie ou de feacutedeacuteration emprunteacutes aux reacutegimes politiques de lrsquoAntiquiteacute grecque917
faisaient lrsquoobjet de deacutebats animeacutes Lrsquoutilisation rheacutetorique de lrsquoAntiquiteacute avait changeacute
suivant lrsquoeacutevolution des circonstances politiques
La place de la colonisation grecque apparaicirct toutefois derriegravere les preacuteoccupations davantage
institutionnelles des auteurs ameacutericains En effet les faiblesses inheacuterentes aux reacutegimes de
la Gregravece antique et speacutecialement drsquoAthegravenes ou des confeacutedeacuterations de citeacutes eacutetaient au
centre de nombreuses reacuteflexions918
La compreacutehension de la notion de ligue eacutevolua eacutegalement ne preacutesentant plus la connotation
coloniale precircteacutee jusque-lagrave agrave la Ligue de Deacutelos En effet suite agrave lrsquoindeacutependance des Eacutetats-
Unis les ligues de lrsquoAntiquiteacute ne furent plus perccedilues comme le moyen de pression de
puissances commerciales sur des Eacutetats plus faibles (bien qursquoelles nrsquoempecircchent pas
systeacutematiquement lrsquoavegravenement de reacutegimes srsquoapparentant agrave des tyrannies)919 mais comme
des conglomeacuterats de citeacutes impuissants agrave contrer toute menace externe point de vue cher
aux feacutedeacuteralistes
916 MADISONOp cit pp 61-62 917 La nature exacte de la deacutemocratie atheacutenienne et ce qui en faisait le particularisme (droit de vote des citoyens macircles esclavage pouvoir de fait aux classes richeshellip) eacutetait ignoreacute J T ROBERTS Op Cit p 189 918 E NELSON The Greek Tradition in Republican Thought Cambridge-New York 2004 pp 195 et suiv Cf H BREWER Entailing Aristocracy in Colonial Virginia ldquoAncient Feudal Restraintsrdquo and Revolutionary Reform in The William and Mary Quarterly 54 New-York 1997 pp 307-346 et P BURKE Exemplarity and anti-exemplarity in early modern Europe in The Western Times in Ancient History Oxford 2009 pp 48-59 919 A HAMILTON J MADISON et J JAY The Federalist or the New Constitution eacutediteacute par M BELOFF Oxford 1948 p 87
235
Athegravenes fut critiqueacutee lors de la deacutecennie qui preacuteceacuteda lrsquoIndeacutependance On lui reprochait
drsquoecirctre une puissance intrusive et agissant en opposition avec les inteacuterecircts des citeacutes qui lui
eacutetaient infeacuteodeacutees Bien que cette perception fut encore preacutesente dans tous les esprits les
auteurs de cette fin de XVIIIe siegravecle cherchegraverent deacutesormais dans lrsquoHistoire atheacutenienne une
reacutefeacuterence positive ou neacutegative pour un reacutegime politique ougrave la participation citoyenne
serait incluse Si la colonisation grecque nrsquoeacutetait plus en principe le centre du sujet elle
apparaissait comme une sorte de repoussoir un contre-modegravele agrave eacuteviter car embleacutematique
de lrsquooppression920 bien que certains tel John Adams y aient perccedilu les preacutemisses
neacutecessaires agrave toute forme de deacutemocratie antique921
Les reacutefeacuterences preacutecises agrave la colonisation grecque bien que peu nombreuses permettront
drsquoenvisager la maniegravere dont les auteurs perccedilurent le processus de colonisation et son
eacutevolution eacuteventuelle vers des reacutegimes moins autoritaires Agrave ce titre il conviendra
drsquoanalyser les sources dont srsquoinspiregraverent les Pegraveres Fondateurs suite agrave une courte analyse
des formations classiques qui eacutetaient dispenseacutees agrave cette eacutepoque Les opinions politiques de
ces auteurs influencegraverent la perception qursquoils eurent des colonies antiques Agrave une eacutepoque
ougrave se dessinait le paysage politique ameacutericain et ougrave deux partis se formaient
progressivement la signification que chaque parti donna au passeacute grec reacutepondait agrave un
besoin drsquoaffirmation drsquoune ideacuteologie sur lrsquoautre
Ensuite les influences du parlementarisme anglais lui-mecircme furent centrales dans la
penseacutee des Pegraveres fondateurs Selon Eric Nelson les Britanniques importegraverent leurs
ideacuteologies reacutepublicaines au sein de leurs colonies drsquoAmeacuterique dans le courant du XVIIIe
siegravecle Le reacutepublicanisme anglais des Temps modernes aurait reacutesulteacute drsquoune inspiration
philosophique platonicienne922 Cette inspiration eacutetait centrale dans la penseacutee politique
anglaise selon une tradition heacuteriteacutee de lrsquoUtopia de Thomas More et des Discours sur la
premiegravere Deacutecade de Tite-Live de Machiavel qui influencegraverent lrsquoOceana de James
920 C J RICHARD The Founders and the Classics Greece Rome and the American Enlightenment Cambridge Mass-Londres 1994 pp85 et suiv 921 J ADAMS A defence of the constitutions of government of the United States of America vol1 Londres 1787 pp 260 et suiv 922 E NELSON The Greek Tradition in Republican Thought Cambridge-New York 2004 p 17
236
Harrington au XVIIe siegravecle923 Harrington suivant les preacuteceptes de Machiavel avait
expliqueacute la rupture du commonwealth de la reacutepublique romaine suite aux lois agraires qui
avaient ineacutegalement reacuteparti les terres conquises entre les citoyens924 Cet enrichissement
excessif des eacutelites avait conduit agrave la rupture de ce qursquoHarrington appelait laquo the balance of
the commonwealth raquo indispensable au fonctionnement harmonieux drsquoune reacutepublique
Their Agrarian Laws were such whereby their lands ought to have bin divided among the
people either without mention of a Colony in which case they were not obligrsquod to change
their abode and leaving the city to plant themselves upon the lands so assignrsquod The lands
assignrsquod or that ought to have bin assignrsquod in either of these ways were of three kinds
such as were taken from the enemy and distributed to the people or such as were taken
from the enemy and under color of being reservrsquod to the public use wre thro stealth possest
by the nobility or such as were bought with the public money to be distributed925
Cette rupture avait entraineacute de violentes tentatives du peuple romain pour retrouver
lrsquoeacutequilibre eacuteconomique et social auxquelles Harrington attribue la montreacutee de la tyrannie
favoriseacutee par une noblesse craignant pour sa survie
This is the Gracchi coming too late to perceive found the balance of the commonwealth to
bel ost but putting the people by forcible means upon the recovery of it did ill seeing it
neither could nor did tend to anymore than to shew them by worse effects that what the
wisdom of their leaders had discoverrsquod was true For (quite contrary to what happenrsquod in
Oceana where the Balance falling to the people they have overthrown the nobility) that
nobility of Rome under the conduct of Sylla overthrew the people and the commonwealth
seeing Sylla first introducrsquod that new balance which is the foundation of the succeeding
monarchy in the plantation of military colonys instituted by the distribution of the
conquerrsquod lands not now of enemys but of citizens to forty-seven legions of soldiers so
that how he came to be PERPETUAL DICTATOR or other magistrats to succeed him in
like power is a miracle926
923 Ibidem pp 16-17 Cf JGA POCOCK The political Works of James Harrington Cambridge 1977 Voir Th MORE Utopia Londres 1516 et N MACHIAVELLI Discorsi sopra la prima deca di Tito Livio Florence 1531 924 J HARRINGTON The Oceana and other works of James Harrington Londres 1737 p 61 Cf E NELSON Op cit 925 J HARRINGTON Op Cit p 61 926 Ibidem pp 61-62
237
Harrington deacutemontrait donc le danger drsquoun reacutegime ougrave le pouvoir serait confisqueacute par un
seul corps politique Harrington reprend eacutegalement le parallegravele introduit par Platon entre
lrsquoanarchie due agrave une trop grande liberteacute du peuple et la tyrannie Mecircme srsquoil nrsquoest pas
question de colonisation grecque chez Harrington sa penseacutee influenccedila les œuvres drsquoauteurs
du XVIIIe siegravecle au point de modifier leur vision de la colonisation antique ou moderne
La philosophie drsquoHarrington connut un retentissement important dans la penseacutee des Pegraveres
fondateurs et fut reacutecupeacutereacutee par John Adams dans son plaidoyer pour le bicameacuteralisme du
gouvernement feacutedeacuteral Enfin il convient de rappeler lrsquoimportance pour la penseacutee des Pegraveres
fondateurs de la notion de libre commerce deacuteveloppeacutee par Adam Smith ainsi que des droits
naturels lockeacuteens stipulant la libre proprieacuteteacute comme vecteur de liberteacute et drsquoeacutegaliteacute entre
citoyens Si la vision ameacutericaine du reacutepublicanisme fut en effet influenceacutee par lrsquoideacuteologie
libeacuterale naissante agrave cette eacutepoque927 la perception de la colonisation antique srsquoen trouva
eacutegalement modifieacutee
a) La formation classique dans les Treize colonies
En marge de cette reacuteflexion sur les influences antiques des Pegraveres fondateurs il faut cerner
quelles furent les formations ainsi que les sources de preacutedilection des grands acteurs de la
Reacutevolution ameacutericaine (notamment les Feacutedeacuteralistes) pour en comprendre le mode de
penseacutee Carl J Richard insiste sur lrsquoomnipreacutesence des formations classiques dans le
Massachussetts de lrsquoeacutepoque coloniale ougrave la School law de 1647 stipulait que chaque ville
de plus de cent familles devait avoir son eacutecole de grammaire afin de preacuteparer les eacutetudiants
agrave leur entreacutee agrave Harvard928
Lrsquoinstruction eacutetait fondeacutee sur le modegravele de la Repetitio et de la Disputatio On y reacutecitait les
modegraveles antiques en deacutebattant sur des points de doctrine du parlement britannique929 Agrave
927 J LOCKE Two treatises of government vol II Londres 1689 sect 4-15 Voir P A RAHE Republics Ancients and Modern Classical Republicanism and the American Revolution Chapel Hill 1992 p 569-570 M P ZUCKERT The natural Rights Republic Studies in the Foundation of the American Political Tradition Notre Dame 1996 et Idem Founder of the Natural Rights Republic in Thomas Jefferson and the politics of Nature Notre Dame 2000 pp 11-19 Cf A GIBSON Ancients Moderns and Americans The Republican-Liberalism Debate Revisited in History of Political Thought vol 21 Thorverton 2000 pp 283-288 928 C J RICHARD Op cit p 13 Cf Sh D COHEN A History of Colonial Eduction 1607-1776 New-York 1974 p 83 929 Cf R MIDDLEKAUFF Ancients and Axioms Secondary Education in Eighteenth-Century New England New Haven 1963 pp 76-77
238
lrsquoimage des programmes appliqueacutes en Angleterre930 les eacutetudiants des colonies eacutetaient tenus
agrave la connaissance de meacutemoire de plusieurs auteurs dont Ciceacuteron et Deacutemosthegravene Pour le
reste drsquoaucuns comme Adams ou Jefferson srsquoadonnaient agrave la lecture de textes grecs le
plus souvent en version originale931 Agrave cet eacutegard notons que la traduction de textes anciens
en anglais bien que globalement mal perccedilue dans les milieux acadeacutemiques tendait agrave se
geacuteneacuteraliser dans le courant du XVIIIe siegravecle De la sorte si toutes les personnes formeacutees
aux classiques connaissaient le latin le grec voire lrsquoheacutebreu lrsquoapparition de textes traduits
dans les bibliothegraveques priveacutees devenait la norme932 Si les textes anciens eacutetaient
omnipreacutesents dans les formations secondaires de lrsquoAmeacuterique du XVIIIe siegravecle leur place
dans la penseacutee de certains Pegraveres fondateurs lrsquoeacutetait tout autant Adams et Jefferson vouaient
aux sources grecques une admiration particuliegravere voyant dans le grec une langue drsquoune
qualiteacute exceptionnelle933 bien que drsquoautres personnaliteacutes de lrsquoeacutepoque (comme Benjamin
Franklin et Thomas Paine) aient vu la formation classique comme une perte de temps
nuisible au deacuteveloppement drsquoun esprit scientifique934
To elucidate this fact is a matter of considerable importance in respect to the memory and
character of Dr Franklin as a philosopher and as the friend and patron of learning and
science for notwithstanding what is expressly declared by him in the preamble to the
constitutions viz that the academy was begun for ldquoteaching the latin and greek languages
with all useful branches of the arts and sciences suitable to the state of an instant country
and laying a foundation for posterity to erect a seminary of learning more extensive and
suitable to their future circumstancesrdquo yet it has been suggested of late as upon Dr
Franklinrsquos authority that the latin and greek or the dead languages are an incumbrance
upon a scheme of liberal education and that the engrasting or founding a college or more
930 J L MAHONEY The classical tradition in eighteenth century rhetorical education in History of education journal vol 9 Ann Harbor 1958 pp 93-97 931 C J RICHARD Op cit p 27 Voir aussi D M ROBATHAN John Adams and the Classics in The New England Quarterly vol 19 New York 1946 p 91 Voir aussi B PRINDLE thought care and money in The libraries leadership and legacy of John Adams and Thomas Jefferson Golden-Boston 2010 p5 932 M REINHOLD Classica Americana Detroit 1984 p 31 Notons par ailleurs que le recours obligatoire aux versions originales fut graduellement contesteacute comme entrave agrave la geacuteneacuteralisation de lrsquoapprentissage des sources Cf Ibidem Voir aussi B PRINDLE thought care and money in The libraries leadership and legacy of John Adams and Thomas Jefferson Golden-Boston 2010 p 933 A BERGH and A A LIPSCOMB The Writings of Thomas Jefferson vol 11 Washington D C 1903 p 44 Notons une appreacuteciation particuliegravere drsquoHomegravere 934 W J ZIOBRO Classical education in colonial America in Classical Antiquity and the politics of America Waco 2006 p 15
239
extensive seminary upon his academy was without his approbation or agency and gave
him discontent935
Neacuteanmoins lrsquoinfluence des sources antiques sur certains des Pegraveres fondateurs eacutetait
fondamentale non seulement sur leur carriegravere politique mais eacutegalement sur leurs propres
conceptions de la vie ou de la morale936 Lrsquoessentiel des reacutefeacuterences attribuables aux Pegraveres
fondateurs sont donc principalement dues agrave une lecture que ces derniers firent des sources
primaires qursquoils lisaient dans le texte937 Ces derniers firent en outre grand cas des
reacutefeacuterences antiques qursquoils adaptaient selon la neacutecessiteacute aux situations qui leur eacutetaient
contemporaines
Par ailleurs certains ouvrages historiques plus reacutecents jouirent drsquoun prestige manifeste au
sein des eacutelites ameacutericaines Drsquoaucuns ont eacutegalement insisteacute dans les anneacutees 1970 sur
lrsquoimportance de certains ouvrages franccedilais sur la penseacutee intellectuelle du XVIIIe siegravecle938
Ainsi lrsquohistorien William Gribbin a traiteacute de lrsquoimpact qursquoeut Charles Rollin sur la penseacutee
de John Adams Ce faisant Gribbin attire lrsquoattention sur une seacuterie de points de vue chers
aux Pegraveres fondateurs que Rollin valorisait deacutejagrave dans son Histoire Ancienne Citons ainsi
les peacuterils de la luxure qui auraient assureacute la chute de Carthage et celle de Rome la place
de la Providence dans les affaires humaines ou la valorisation drsquoun Eacutetat geacutereacute avec
compeacutetence et sobrieacuteteacute939 Ces divers concepts permirent agrave plusieurs auteurs Ameacutericains
de la fin du XVIIIe siegravecle de fustiger la politique britannique tout en affirmant les inepties
du colonialisme Agrave cet eacutegard les Pegraveres fondateurs jouirent des influences de philosophes
politiques speacutecialement Machiavel Harrington et Montesquieu En effet si la perception
de la colonisation fut centrale dans les anneacutees qui preacuteceacutedegraverent lrsquoIndeacutependance (avec le cas
de Corinthe et Corcyre) les auteurs recoururent deacutesormais agrave drsquoautres figures pour justifier
leur vision du gouvernement Agrave cet eacutegard ils puisegraverent une partie de leur inspiration des
935 B FRANKLIN Works of the late Doctor Benjamin Franklin consisting of his life written by himself together with essays humorous moral amp literary vol 2 Londres 1793 pp 230-231 936 Cf M REINHOLD Op Cit p 95 et CJ RICHARD Op Cit p 38 937 P A RAHE Op cit p 570 938 W GRIBBIN Rollinrsquos Histories and American republicanism in William and Mary Quarterly 3rd Serie ndeg29 Williamsburg 1972 pp 611-622 939 Ibidem pp 616-619 Cf Ch ROLLIN Histoire Ancienne eacutediteacute par M Letronne vol V Paris 1822 pp 70 et 220 Voir aussi C M KENYON Republicanism and Radicalism in the American Revolution An Old-Fashioned Interpretation in The William and Mary Quarterly 3rd Serie vol 19 Williamsburg 1962 pp 177-178
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textes appris lors de leur parcours scolaire ou acadeacutemique Ainsi Platon dont on analysera
lrsquoinfluence sur John Adams fit partie du cursus scolaire du reacuteveacuterend Jonathan Mayhew en
mecircme temps que drsquoautres philosophes politiques antiques ou modernes
Having been initiated in youth in the doctrines of civil liberty as they were taught by such
men as Plato Demosthenes and Cicero and other renowned persons among the ancients
and such as Sidney and Milton Locke and Hoadley among the moderns I liked them
they seemed rational940
Mayhew et Adams veacutecurent agrave la mecircme eacutepoque dans le Massachussetts et suivirent une
formation classique similaire Mayhew affirme peut-ecirctre de maniegravere davantage rheacutetorique
lrsquoimportance que sa formation eut sur sa penseacutee ulteacuterieure De mecircme si lrsquoinfluence des
auteurs antiques sur la Reacutevolution ameacutericaine ne doit pas ecirctre surestimeacutee941 la plupart des
signataires de la Deacuteclaration drsquoIndeacutependance puisegraverent une large part de leur rheacutetorique
dans le discours antique Ils y trouvegraverent un enseignement substantiel qui cumuleacute agrave celui
de philosophes des Temps modernes devait teacutemoigner de leurs opinions politiques Quant
agrave Jefferson il fonda lrsquouniversiteacute de Monticello afin drsquoy encourager lrsquoeacutetude des classiques
Ses propres filles beacuteneacuteficiegraverent de ces enseignements alors qursquoil doutait de lrsquointeacuterecirct de
former les femmes aux eacutetudes antiques942
Par ailleurs Jefferson reccedilut lors de sa formation acadeacutemique au William and Mary College
en Virginie une formation en rheacutetorique en plus de sa formation en lettres anciennes943
940 J MAYHEW The snare broken Boston 1766 p 43 Cf M REINHOLD Op cit p 24 941 Cf A GIBSON Ancients Moderns and Americans The Republican-Liberalism Debate Revisited in History of Political Thought vol 21 Thorverton 2000 pp 283-288 Les auteurs du XVIIIe siegravecle percevaient les limites du reacutepublicanisme classique notamment agrave travers lrsquoexemple de la Polis entiteacute ougrave la citoyenneteacute eacutetait reacuteserveacutee agrave une caste drsquoindividus 942 C WINTERER Classical taste at Monticello in Thomas Jefferson the Classical World and Early America Charlottesville-Londres 2011 pp78-98 943 J L GOLDEN et A L GOLDEN Thomas Jefferson and the Rhetoric of Virtue Lanham 2002 p4
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b) Les Feacutedeacuteralistes
Le mouvement feacutedeacuteraliste principalement animeacute par James Madison et James Hamilton
devait grandement influencer la politique ameacutericaine en srsquoaffirmant comme la principale
mouvance politique des anneacutees preacuteceacutedant lrsquoadoption de la constitution en 1788944
Lrsquoargumentation apporteacutee par cette mouvance eacutetait toute entiegravere destineacutee agrave affirmer la
supeacuterioriteacute drsquoun reacutegime feacutedeacuteral disposant drsquoun pouvoir central fort sur un reacutegime
confeacutedeacuteral ougrave les Eacutetats auraient au contraire disposeacute de lrsquoessentiel du pouvoir
Les Feacutedeacuteralistes contestaient la vision confeacutedeacuterale en se servant drsquoexemples antiques
comme la ligue amphictyonique ou la ligue acheacuteenne lesquelles trop faibles pour assurer
leur propre seacutecuriteacute durent se soumettre aux Maceacutedoniens et aux Romains945 En outre
selon Madison et Hamilton au sein mecircme de ces ligues srsquoaffirmait toujours un membre
interne ou externe qui exerccedilait un pouvoir supeacuterieur agrave celui des autres Les auteurs citent
la tyrannie exerceacutee par Philippe V au sein de la ligue acheacuteenne dont les citeacutes lasseacutees
srsquoadressegraverent aux Romains preacutecipitant ainsi la chute de la Gregravece946
La meacutefiance des Feacutedeacuteralistes quant aux ligues et confeacutedeacuterations srsquoalimentait drsquoune
inquieacutetude similaire agrave celle qui animait avant la guerre les opposants au reacutegime
britannique En effet dans la perception drsquoHamilton ou Madison un Eacutetat trop diviseacute ne
peut aboutir qursquoagrave une tyrannie exerceacutee de lrsquointeacuterieur voire en dernier recours agrave un risque
de soumission par une puissance externe Seule variait la signification attacheacutee agrave la notion
de ligue assimileacutee soit agrave une colonisation directe soit agrave une association drsquoEacutetats que des
querelles intestines rendaient vulneacuterables agrave une invasion
944 M BELOFF Introduction in The Federalist or the New Constitution Oxford 1948 p vii Cf I HAMPSHER-MONK A history of modern political thought Major political thinkers from Hobbes to Marx Cambridge Mass 1992 pp 197-260 945 A HAMILTON J MADISON et J JAY The Federalist or the New Constitution eacutediteacute par M BELOFF Oxford 1948 pp 82-85 Voir aussi J DICKINSON An essay on the constitutional power of Great-Britain over the colonies in America Philadelphie 1774 pp 45-46 946 Ibidem p 87 Cf C J RICHARD Op Cit pp 104-116