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Albert CAMUS philosophe et crivain franais [1913-1960]
(1945)
Remarque sur la rvolte.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 2
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 3
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 4
OEUVRES D'ALBERT CAMUS
Aux ditions Gallimard
L'ENVERS ET L'ENDROIT, essais. NOCES. L'TRANGER. Roman. LE MYTHE
DE SISYPHE. LE MALENTENDU suivi de CALIGULA. LA PESTE. Rcit. L'TAT
DE SIGE. Thtre ACTUELLES :
I. CHRONIQUES 1944-1948. II. CHRONIQUES 1948-1953 III.
CHRONIQUES ALGRIENNES, 1939-1958
LES JUSTES. Thtre. L'HOMME RVOLT. Essai. L'T. Essai. LA CHUTE.
Rcit. LEXIL ET LE ROYAUME. Nouvelles DISCOURS DE SUDE CARNETS
I. Mai 1935-fvrier 1941. II. Janvier 1942-mars 1951. III. Mars
1951-dcembre 1959.
Journaux de voyage. Correspondance avec Jean Grenier.
Adaptations thtrales
LA DVOTION LA CROIX, de Pedro Calderon de la Barca. LES ESPRITS,
de Pierre de Larivey. REQUIEM POUR UN NONNE, de William Faulkner.
LE CHEVEALIER DOLMEDO, de Lope de Vega. LES POSSDS, daprs le roman
de Dostoevski.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 5
Cahiers Albert Camus
I. La mort heureuse. Roman. II. Paul Viallaneiz : Le premier
Camus, suivi dcrits de jeunesse dAlbert Camus. III. Fragments dun
combat (1938-1940) Articles dAlger Rpu-blicain. IV. Caligula
(version de 1941), thtre. V. Albert Camus : uvre ferme, uvre
ouverte ? Actes du collo-que de Cerisy (juin 1982) VI. Albert Camus
ditorialiste LExpress (mai 1955-fvrier 1958).
Aux Calman-Lvy Rflexions sur la guillotine, in Rflexions sur la
peine de mort, de Camus et Koestler, essai.
lAvant-scne
Un cas intressant. Adaptation de Dino Buzzati. Thtre.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 6
Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay,
b-
nvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi et
fondateur des Classiques des sciences sociales, partir de :
Albert CAMUS [1913-1960] Remarque sur la rvolte. Un texte publi
dans louvrage collectif L'existence. Essais par Al-
bert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, tienne Gilson, J.
Gre-nier, Louis Lavelle, Ren Le Senne, Brice Parain et A. de
Waelhens, pp. 9-23. Paris : Les ditions Gallimard, 1945, 185 pp.
Collection : Mta-physique, no 1.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 7
Albert CAMUS philosophe et crivain franais [1913-1960]
Remarque sur la rvolte.
Un texte publi dans louvrage collectif L'existence. Essais par
Al-bert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, tienne Gilson, J.
Gre-nier, Louis Lavelle, Ren Le Senne, Brice Parain et A. de
Waelhens, pp. 9-23. Paris : Les ditions Gallimard, 1945, 185 pp.
Collection : Mta-physique, no 1.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 8
Albert Camus Remarque sur la rvolte. (1945)
Un texte publi dans louvrage collectif L'existence. Essais par
Al-
bert Camus, Benjamin Fondane, M. de Gandillac, tienne Gilson, J.
Gre-nier, Louis Lavelle, Ren Le Senne, Brice Parain et A. de
Waelhens, pp. 9-23. Paris : Les ditions Gallimard, 1945, 185 pp.
Collection : Mta-physique, no 1.
I
[9] Qu'est-ce qu'un homme rvolt ? C'est d'abord un homme qui dit
non. Mais s'il refuse, il ne renonce pas : c'est aussi un homme qui
dit oui. Entrons dans le dtail avec le mouvement de rvolte. Un
fonc-tionnaire qui a reu des ordres toute sa vie juge soudain
inacceptable un nouveau commandement. Il se dresse et dit non. Que
signifie ce non ?
Il signifie par exemple : les choses ont assez dur , il y a des
limites qu'on ne peut pas dpasser , jusque-l oui, au-del non , ou
encore vous allez trop loin . En somme, ce non affirme l'existence
d'une frontire. Cette ide se retrouve sous une autre forme encore
dans ce sentiment du rvolt que l'autre exagre , qu'il n'y a pas de
raisons pour , enfin qu'il outrepasse son droit , la frontire, pour
finir, fondant le droit. La rvolte ne va pas sans le sentiment
d'avoir soi-mme en quelque faon et quelque part raison. C'est en
cela que le fonctionnaire rvolt dit la fois oui et non. Car il
affirme, en mme temps que la frontire, tout ce qu'il dtient et
prserve en de de la frontire. Il affirme qu'il y a en lui quelque
chose qui vaut qu'on y prenne garde. D'une certaine manire, il
croit avoir raison contre
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 9
l'ordre qui l'opprime. En mme temps que la rpulsion J'gard de
l'intrus, il y a dans toute rvolte une adhsion entire et instantane
de l'homme a une certaine part de l'exprience humaine. Mais quelle
est cette part ?
On pourrait avancer que le non du fonctionnaire rvolt reprsente
seulement les actes qu'il se refuse faire. Mais on remarquera que
ce non signifie aussi bien il y a des choses que je ne peux pas
faire que il y a des choses que vous ne pouvez pas faire . On voit
dj que l'affirmation de la rvolte s'tend [10] quelque chose qui
transcende l'individu 1, qui le tire de sa solitude suppose, et qui
fonde une valeur. On se bornera, pour le moment, identifier cette
valeur avec ce qui, en l'homme, demeure irrductible.
Prcisons au moins qu'il s'agit bien d'une valeur. Si confusment
que ce soit, il y a prise de conscience conscutive au mouvement de
rvolte. Cette prise de conscience rside dans la perception soudaine
d'une valeur laquelle l'homme peut s'identifier totalement. Car
cette identification jusqu'ici n'tait pas sentie rellement. Tous
les ordres et les exactions antrieurs au mouvement d'insurrection,
le fonction-naire les souffrait. Souvent mme, il avait reu sans
ragir des ordres plus rvoltants que celui qui dclenche son
mouvement. Mais il y appor-tait de la patience, incertain encore de
son droit. Avec la perte de la patience, avec l'impatience,
commence un mouvement qui peut s'ten-dre tout ce qui, auparavant,
tait accept. Ce mouvement est pres-que toujours rtroactif. Le
fonctionnaire, l'instant o il n'admet pas la rflexion humiliante de
son suprieur, rejette en mme temps l'tat de fonctionnaire tout
entier. Le mouvement de rvolte le porte plus loin qu'il n'tait dans
le simple refus. Il prend de la distance par rap-port son pass, il
transcende sa propre histoire. Install auparavant dans un
compromis, il se jette d'un coup dans le Tout ou Rien ; ce qui
1 Il s'agit bien entendu, dans toute cette remarque, d'une
transcen-
dance qu'on pourrait appeler horizontale par opposition la
trans-cendance verticale qui est celle de Dieu ou des Essences
platoni-ciennes.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 10
tait d'abord la part irrductible de l'homme devient l'homme tout
entier. L'homme prend conscience dans le mouvement de sa rvolte
d'une valeur o il croit pouvoir se rsumer. Mais on voit qu'il prend
conscience la fois d'un tout encore assez obscur et d'un rien qui
signifie exactement la possibilit de sacrifice de l'homme ce tout.
Le rvolt, veut tre tout, c'est--dire cette valeur dont il a soudain
pris conscience et dont il veut qu'elle soit dans sa personne
reconnue et accepte - ou rien, c'est--dire tre dchu par la force
qui le domine. la limite, il acceptera de mourir. Il met en balance
la mort et ce qu'il appellera par exemple sa libert. Il s'agit donc
bien d'une valeur et une tude dtaille de la notion de rvolte
devrait ti-rer de cette simple remarque l'ide que la rvolte,
contrairement une opinion courante, [11] et bien qu'elle naisse
dans ce que l'homme a de plus strictement individuel, met en cause
la notion mme d'individu. Car si l'individu, dans les cas extrmes,
accepte de mourir et meurt dans le mouvement de sa rvolte, il
montre par l qu'il se sacrifie au bnfice d'une vrit qui dpasse sa
destine individuelle, qui va plus loin que son existence
personnelle. S'il prfre la chance de la mort la ngation de cette
part de l'homme qu'il dfend, C'est qu'il estime cette dernire plus
gnrale que lui-mme. La part que le rvolt d-fend, il a le sentiment
qu'elle lui est commune avec tous les hommes. C'est de l qu'elle
tire sa soudaine transcendance. C'est pour toutes les existences en
mme temps que le fonctionnaire se dresse lorsqu'il juge que, par
tel ordre, quelque chose en lui est ni qui ne lui appar-tient pas
seulement, mais qui est un lieu commun o tous les hommes, mme celui
qui l'insulte et l'opprime, ont une solidarit toute prte. Il y a
une complicit des victimes qui n'est ni plus ni moins vidente que
la complicit qui unit la victime le bourreau.'
On trouvera une confirmation de cela dans deux observations
l-mentaires. On remarquera d'abord que le mouvement de rvolte n'est
Pas dans son essence un mouvement d'gosme. Car on se rvolte aussi
bien contre le bonheur, le poids de la gloire, lexcs des biens,
etc., etc... On se rvolte aussi contre soi-mme et ce mouvement o
l'hom-me se dresse contre l'homme lui-mme, et qui demanderait une
tude
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 11
prcise et tendue, montre au moins le caractre profondment
dsin-tress de toute rvolte. Remarquons ensuite que la rvolte ne nat
pas seulement et forcment chez l'opprim, mais qu'elle peut 'natre
aussi au spectacle de l'oppression. Il y a dans ce cas
identification l'autre individu. Il ne s'agit pas d'identification
psychologique, subter-fuge par lequel l'individu sentirait en
imagination que c'est lui que l'offense s'adresse (car il arrive au
contraire qu'on ne supporte pas de voir infliges d'autres des
offenses que nous-mmes avons subies sans rvolte). Il y a seulement
identification de destines et prise de parti. L'individu n'est donc
pas lui seul cette valeur qu'il veut dfen-dre. Il faut tous les
hommes pour la composer. C'est dans la rvolte que l'homme se dpasse
dans autrui, et, de ce point de vue, la solidari-t humaine est
mtaphysique.
Du moins, voici un premier progrs que l'esprit de rvolte fait
faire une rflexion d'abord pntre de l'absurdit et de l'apparente
st-rilit du monde. Dans l'exprience absurde, la tragdie [12] est
indivi-duelle. partir du mouvement de rvolte, elle a conscience
d'tre col-lective. Elle est l'aventure de tous. Le premier progrs
d'un esprit sai-si d'tranget est de reconnatre qu'il partage cette
tranget avec tous les hommes et que la ralit humaine dans sa
totalit souffre de cette distance par rapport soi et au monde. Le
mal qu'prouvait jus-que-l un seul homme devient peste collective.
De cette solidarit re-connue, il est possible de tirer ceci : il
n'y a que l'homme qui mrite que l'homme lui soit sacrifi. C'est la
morale des complices. Une telle affirmation, bien entendu, ne peut
tre fonde que par la dcouverte, dans la rvolte, de cette valeur
qu'il faut encore prciser.
* * *
Cette valeur n'est pas ngative. On peut clairer son aspect
positif par rapport une notion comme celle du ressentiment. En
effet, et toujours l'origine, le mouvement de rvolte n'est qu'
peine un mou-vement de revendication, au sens fort du mot. La
rvolte n'est pas le ressentiment. Elle vise faire respecter quelque
chose, ce qui im-
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 12
plique que cela qu'on veut faire respecter est le plus
important, a t reconnu d'abord.
C'est pour cela qu'il est impossible de l'identifier au
ressentiment comme le fait Scheler dans ses observations. Sa
critique du ressenti-ment dans l'humanitarisme (dont il traite
comme de la forme non chr-tienne de l'amour des hommes)
s'appliquerait peut-tre, avec beau-coup de nuances, certaines
formes, bien dfinies, d'humanitarisme ou de doctrine
rvolutionnaire. Mais elle tombe faux dans ce qui concerne la rvolte
humaine contre sa condition, le mouvement qui dresse l'individu
pour la dfense d'une dignit commune tous les hommes. Scheler
dmontre en effet que l'humanitarisme s'accompa-gne de la haine du
monde. On aime l'humanit pour ne pas avoir aimer les tres. Cela est
juste dans quelques cas, et on comprend mieux Scheler lorsqu'on
voit que l'humanitarisme pour lui est reprsent par Bentham et
Rousseau. Mais la passion de l'homme pour l'homme peut natre
d'autre chose que du calcul arithmtique du plaisir ou d'une
confiance thorique dans la nature humaine. En face des
utilitaristes ou d'mile, il y a Nietzsche et Ivan Karamazov. Il y a
le choix de l'or-dre humain contre l'ordre de Dieu, cette logique
en existence qui va du mouvement de rvolte la rvolte mtaphysique.
[13] Scheler, qui le sent aussi, rsume cette conception en
affirmant qu'elle consiste dire qu'il n'y a pas au monde assez
d'amour pour qu'on le gaspille sur d'autres que sur l'tre humain.
Mais la rvolte amne seulement dire qu'on ne voit pas qui, en dehors
de l'tre humain, est digne de J'amour - et de cet amour suprieur
qui nat d'une condition partage. On n'lit pas dans ce cas un idal
abstrait par pauvret de coeur, dans une ide de revendication
strile, mais on choisit, au contraire, la part la plus concrte de
l'exprience pour la dfendre contre ce qui l'opprime. On affirme
qu'il est une part de l'homme suprieure la condition qui lui est
faite. Lorsque Heathcliff prfre son amour Dieu et demande l'enfer
pour tre runi celle qu'il aime, ce n'est pas le ressentiment
abstrait qui parle, mais l'exprience brlante de toute une vie.
C'est le mme mouvement qui fait dire Matre Eckhart, hors de toute
ortho-doxie et dans un accs surprenant d'hrsie, qu'il prfre
l'enfer
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 13
avec Jsus au ciel sans lui. C'est le mouvement mme de l'amour.
On ne saurait donc trop insister sur ce caractre singulier du
mouvement de rvolte qui dit oui aussi bien que non. En mme temps
qu'il est appa-remment un mouvement ngatif puisqu'il ne cre rien,
il est profond-ment positif puisqu'il rvle en l'homme ce qui est
dfendre, donc ce qui est pour tous les hommes. Dans l'ordre de
l'exprience humaine, la rvolte a le mme sens que le cogito 2 dans
l'ordre de la pense. Elle est la premire vrit et elle cre la
premire valeur.
* * *
Cette valeur n'est pas relative. On pourrait en douter. Avec les
poques et les civilisations, en effet, les raisons pour lesquelles
on se rvolte changent apparemment. Il est vident qu'un paria
hindou, un guerrier inca, un primitif de l'Asie centrale, n'ont pas
la mme ide de la rvolte. On pourrait mme tablir avec une probabilit
extrme-ment grande que la notion de rvolte n'a pas de sens dans ces
cas pr-cis. Cependant, un esclave grec, un serf, un condottiere de
la Renais-sance, un bourgeois parisien de la Rgence, un
intellectuel russe des annes 1900 ou un ouvrier [14] moderne
pourraient diffrer sur les raisons de la rvolte, ils se
rencontreraient pour reconnatre sa lgiti-mit. Autrement dit, le
problme de la rvolte semble ne prendre de sens prcis qu' l'intrieur
de la pense europenne. Sur le plan social, on pourrait tre plus
explicite encore en remarquant avec Scheler que l'esprit de rvolte
s'exprime, difficilement dans les socits o les ingalits sont trs
grandes (castes hindoues) ou, au contraire, dans celles o l'galit
est absolue (certaines socits primitives). Sociale-ment parlant,
l'esprit de rvolte n'est possible que dans les groupes o une galit
thorique recouvre de grandes ingalits de fait. Cela re-viendrait
dire que le problme de la rvolte n'a de sens que dans no-tre socit
contemporaine. Et l'on serait tent d'affirmer avec Sche-ler lui-mme
qu'il est troitement li au dveloppement de la notion 2 On peut
d'ailleurs aller plus loin dans ce sens et dire prcisment
que le cogito est rvolte.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 14
d'individu, si les remarques prcdentes ne nous avaient dj mis en
garde contre cette conclusion.
Sur le plan de l'vidence, tout ce qu'on peut tirer de la
remarque de Scheler, c'est que, par la thorie de la libert
politique, il y a dans la socit accroissement dans l'homme de la
notion d'homme, et, par la pratique de cette mme libert,
insatisfaction correspondante. La li-bert de fait ne s'est pas
accrue proportionnellement la conscience que l'homme en a prise. De
cette observation, on ne peut tirer que ce-ci : la rvolte est le
propre de l'homme inform, qui possde une cons-cience largie de ses
droits. Mais rien ne nous permet de dire qu'il s'agit seulement des
droits de l'individu, puisque, par la solidarit que nous avons
signale plus haut, il semble bien au contraire qu'il s'agisse d'une
conscience que l'espce humaine prend de plus en plus d'elle-mme
dans son aventure commune. En fait, si l'Inca, le paria hindou,
etc... ne se posent pas le problme de la rvolte, c'est qu'il a t
rso-lu par eux dans une tradition et avant qu'ils aient pu se le
poser, la r-ponse tant le sacr. Si dans le monde sacr, on ne trouve
pas le pro-blme de la rvolte, c'est qu'en vrit on n'y trouve aucun
problme mtaphysique, toutes les rponses tant donnes en une fois. La
mta-physique est remplace par le mythe. Il n'y a plus
d'interrogation, il n'y a que des rponses et d'ternels
commentaires. Mais ds que l'homme se place en dehors des catgories
du sacr, il est interroga-tion et rvolte. L'homme rvolt, c'est
l'homme jet hors du sacr et appliqu revendiquer un ordre humain o
toutes les rponses soient humaines. Ds ce [15] moment, toute
interrogation, toute parole est rvolte alors que dans le monde du
sacr toute parole est action de grces. Il serait possible de
montrer ainsi qu'il ne peut y avoir pour un esprit humain que deux
univers possibles, celui du sacr (ou pour par-ler le langage
chrtien, de la grce) et celui de la rvolte. La dispari-tion de l'un
quivaut l'apparition de l'autre, quoique cette apparition puisse se
faire sous des formes dconcertantes. L aussi le Tout ou Rien se
pose dans son exigence la plus troite, le choix dans son
in-transigeance.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 15
La relativit apparente du problme de la rvolte tient ainsi dans
le fait qu'aujourd'hui des socits entires ont pris leur distance
par rapport au sacr et que le spectacle de la rvolte nous est donn
l'chelle historique. Cela prouve que mme sur le plan de l'histoire,
le problme est mtaphysique. L'extrme dnuement qui en rsulte pour la
pense contemporaine force l'individu l'entreprise incroyable qui
consiste en mme temps repenser le monde et recrer l'homme. Ainsi
c'est un principe d'activit qui est mis au coeur de toute
cons-cience. Si elle prend sa naissance dans un mouvement
individuel, la r-volte ne cesse de transcender ce mouvement. Dire
que le problme est relatif l'poque n'est donc nullement dire qu'il
n'est pas premier dans l'homme et qu'il n'a de valeur que dans le
cadre d'une morale in-dividualiste. C'est dire au contraire que
l'poque, force de contesta-tions, met au premier plan l'une des
dimensions essentielles de l'hom-me. C'est une valeur authentique,
c'est--dire une raison d'agir, qui nous est donc fournie par la
rvolte.
II
Quand on veut donner un contenu plus prcis encore l'affirmation
du rvolt, on peut dire que l'histoire, ce stade de la description,
ne nous apprend pas grand'chose. Pourtant, si la rvolution est la
satis-faction que se donne le mouvement de rvolte commun beaucoup
d'hommes, son histoire devrait nous enseigner. la limite en effet,
la rvolution est un parti pris extrme en faveur de cette part de
l'homme qui ne veut pas s'incliner et un essai pour lui donner son
rgne dans le temps. Et, comme dans l'exprience qui est envisage
ici, rien ne peut tre considr en dehors de l'histoire, la
rvolution, pour un esprit [16] extrieur au sacr, est en principe le
seul acte lgitime et cohrent.
En thorie, le mot rvolution garde le sens qu'il a en astronomie.
C'est un mouvement qui boucle la boucle, qui passe d'un
gouvernement
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 16
l'autre aprs une translation complte. C'est par l qu'il se
distingue dj du mouvement de rvolte. Le mot fameux : Non, Sire, ce
n'est pas une rvolte, c'est une rvolution met l'accent sur cette
diff-rence essentielle. Il signifie exactement : C'est la certitude
d'un nouveau gouvernement . Le mouvement de rvolte, au contraire,
et son origine, tourne court. Il n'est qu'un tmoignage. C'est que
la rvo-lution commence partir de l'ide claire. Exactement, elle est
le pas-sage de l'ide dans l'exprience historique, quand la rvolte
au contraire est le mouvement qui mne de J'exprience individuelle
l'ide. Alors que l'histoire, mme collective, d'un mouvement de
rvol-te, est toujours celle d'un engagement sans issue dans les
faits, d'une protestation obscure qui n'engage ni systme ni
raisons, une rvolution est une tentative pour modeler l'acte sur
une ide, pour faonner le monde dans un cadre thorique. Mais en fait
et prcisment pour les mmes raisons, on peut dire qu'il n'y a jamais
eu de rvolution dans l'histoire, car il ne peut y avoir qu'une
rvolution et son caractre est d'tre dfinitive. Le mouvement qui
semble achever la boucle en enta-me dj une nouvelle et l'histoire
des hommes n'est que la somme de leurs rvoltes successives. S'il y
avait une fois rvolution, il n'y aurait plus d'histoire. Quand on
dit que les peuples heureux n'en ont pas, on s'oblige dire,
puisqu'il y a toujours histoire, que-les peuples ne sont jamais
heureux - ou que, du moins, il n'arrive jamais qu'ils le soient
toujours. Autrement dit, le mouvement de translation qui peut
trouver une expression claire dans l'espace n'est qu'une
approximation dans le temps. Ce qu'on appelait sans sourire au XIXe
sicle l'mancipation progressive du genre humain apparat seulement
comme une suite inin-terrompue de rvoltes qui se dpassent
quelquefois et tentent de trouver leur forme dans l'ide mais qui
n'arrivent pas la rvolution unique et dfinitive, celle qui
stabiliserait tout au ciel et sur la terre. Ainsi plutt que d'une
mancipation, il serait plus vrai de parler d'une affirmation
progressive et jamais acheve de l'homme par lui-mme. Cet
inachvement perptuel de toute rvolution devrait nous rensei-gner,
de faon ngative du moins, sur le caractre propre la valeur mme de
la rvolte. Si elle avait chance d'tre prcise, [17] elle
per-mettrait alors de donner un sens cette rvolution dfinitive,
qui
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 17
parat tre, toute philosophie tant action, le but idal de la
pense en lutte.
Si l'on se bornait dire que le contenu de la valeur affirme est,
en juger par l'histoire, justice et libert, on ne dirait pas
grand'chose. Car on trouvait dj dans le mouvement de rvolte, en mme
temps que la notion confuse d'un droit les ides connexes de justice
3 et de libert. Mais l'exprience montre qu'il s'agit d'une justice
et d'une libert sans cesse remises en question. L'histoire des
rvolutions mon-tre que ces deux notions sont au principe de toutes
les revendications et que cependant, pour finir, elles entrent
presque toujours en conflit comme si leurs exigences mutuelles se
trouvaient inconciliables. Il y a dans toute rvolution une tape o
elle suscite un mouvement de rvol-te oppos qui indique ses limites
et annonce ses possibilits d'chec. Assez rapidement les forces de
la libert se dressent contre celles de la justice ou inversement.
C'est le moment o la rvolte humaine enta-me une nouvelle boucle. De
mme un examen des grandes tentatives historiques de rvolutions
dfinitives telles que le Christianisme, les grandes rvolutions
mtaphysiques politiques modernes (mme lors-qu'elles semblent nier
la mtaphysique), la rvolution nietzschenne, devrait montrer en
clair cette opposition du mouvement de rvolte et des acquisitions
de toute rvolution.
Il n'est pas question ici de donner cet chec ses raisons. Il est
particulier la ralit humaine que, dans une certaine mesure, il
sem-ble caractriser. Mais il est possible de voir en quoi il
consiste dans le temps. Il consiste dans la perte de la complicit
et la ngation de la solidarit humaine dcouverte dans la rvolte. Les
rvolutions
3 C'est en cela qu'une philosophie de la rvolte ne s'accommode
pas
de la pense chrtienne. Le Christianisme est d'abord une
philoso-phie de l'injustice. Le pote chrtien Gertrude von Le Fort
l'a ad-mirablement vu : Mais le monde n'a pas t rachet en faveur de
ceux qui prennent parti en faveur de l'innocence... Il a t rachet
par la douloureuse passion de l'innocence (et d'autres passages o
elle montre que la justice n'existe qu'en enfer).
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 18
chouent dans la mesure o elles oublient de maintenir cette
complici-t pour laquelle elles se sont mises en oeuvre. Car la
complicit peut se perdre ou dans le silence ou dans le mensonge.
Dans le premier cas, on pose le problme de la violence (ou silence
impos), dans le second ce-lui du ralisme [18] politique (ou
mensonge de principe). Qu'on se taise (et clans ce cas le chrtien
aussi se tait, mais c'est Dieu qui lui fait violence) ou qu'on
mente, la complicit est perdue et avec elle l'exi-gence propre la
rvolte. La rvolte se nie alors elle-mme et s'oblige du mme coup
prendre un nouvel lan. La valeur que nous cherchons dcrire est
donc, sous l'un de ses aspects, complicit active des hom-mes entre
eux. On comprend ainsi que le mouvement de rvolte se r-pte. Car
s'il est possible de vivre sans dsesprer dans un monde ab-surde. il
n'est pas possible de le faire dans celui du mensonge. On
re-connatra cette affirmation en revenant la solidarit mtaphysique.
Dans le monde absurde, le rvolt garde encore une certitude. C'est
la solidarit avec les hommes dans une mme aventure, le fait que
l'pi-cier et lui sont tous les deux frustrs. Il y a complicit
reconnue. partir du moment o les hommes se taisent ou ne sont plus
que le pas-sage et l'cho d'un verbe divin 4, partir du moment o les
hommes mentent (ralisme politique) la complicit est, non pas
perdue, cela n'est jamais possible, mais nie, et le dsespoir
commence avec la n-gation de la premire vrit apporte par la rvolte,
savoir que l'homme n'est pas seul.
Il serait possible encore de montrer que la perte de la
complicit vient toujours d'une prtention l'absolu. Quand la
rvolution vise la justice absolue ou la libert absolue, elle est
amene l'affirmation d'un rationalisme ou d'un dterminisme total qui
contredit la nature mme de l'affirmation rvolte. Car cette
affirmation contenue dans la rvolte est une prise de parti en
faveur de ce qu'il y a de plus limit et de plus relatif dans
l'homme. La part irrductible de l'homme, celle qui sert de base la
complicit, c'est la part opprime et perscute
4 J'insiste sur ce point qui me parat expliquer un sentiment
person-
nel puissant : le monde chrtien avec la foi me semble
dsesprant.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 19
qu'il doit toujours et par un effort incessant soutenir devant
ce qui l'crase. La complicit ne peut tre maintenue que dans le
relatif, Et de ce point de vue toute rvolution doit tenir compte du
caractre limit de l'exprience humaine, laisser cours la parole,
accepter l'ap-proximation. La rvolution dfinitive ne peut tre que
pessimiste 5. La seule rvolution la mesure de l'homme devrait
rsider dans [19] une conversion au relatif qui signifierait
exactement fidlit la condition humaine. La rvolte contre le pouvoir
absolu suppose toujours qu'on peut se passer de pouvoir absolu -
c'est--dire s'arranger des pou-voirs relatifs qui nous sont concds.
De l que toute attitude de r-volte, politique ou mtaphysique,
implique une action dans le relatif, un service l'homme. Dans ce
sens, tout geste humain qui ne vise pas l'ternel est rvolte.
L'action du secrtaire de syndicat qui tient ses fiches jour est
rvolte mtaphysique au mme titre que l'lan spec-taculaire qui dresse
Byron devant Dieu 6.
On pourrait dire ainsi, avec beaucoup de nuances, et en rservant
les dveloppements ultrieurs, que la rvolution dfinitive serait la
complicit totale. On voit qu'il s'agit l d'une limite idale. Mais
sur le plan humain, considr comme donne de fait, on peut admettre
des moyens termes et des approximations. C'est entre l'ternel et le
rela-tif par exemple que le foss est infranchissable. Hors de
l'ternit, il y a perfectionnement. On peut dire que dans la mesure
o l'homme aide la complicit, il aide la rvolution dfinitive. La
sincrit est ici le principe de sa libration. Elle est un effort
appliqu (conscient d'ailleurs des travestissements possibles) pour
renforcer la solidarit humaine.
5 Pessimiste en ce qui concerne la condition de l'homme, bien
enten-
du. Mais optimiste obstinment en ce qui concerne l'action
humaine. 6 L'ide qu'il faille des modles ternels pour faire mouvoir
les hom-
mes est une ide purile. La crature, toute relative qu'elle est
(et parce qu'elle l'est), suffit bien faire brler, et au del mme de
ce qu'un homme peut brler.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 20
Un examen philosophique des rvolutions devrait donc nous amener
prciser le contenu d'une valeur rvle par le mouvement de rvol-te.
Cette valeur nous permet dj d'affirmer que toute rvolution d-passe
le politique pour affirmer la rvolte de l'homme contre son des-tin,
que la solitude de l'homme n'est jamais que l'oeuvre des hommes et
que la rvolte est avant tout affirmation de la parole et de la
com-plicit, enttement dans la condition limite de la crature.
III
Sur le plan de la rvolte mtaphysique, cet ensemble
d'observa-tions peut encore se prciser. Le mouvement de la rvolte
[20] affir-me l'existence d'un droit de l'homme quelque chose,
dpasse l'indi-vidu dans cette affirmation et la gnralise toute les
consciences humaines. Mais en mme temps, il est bien vident que le
fonctionnaire dress contre son suprieur affirme expressment
l'existence de ce suprieur. Le non du rvolt met en vidence la
limite qu'il prtend tracer entre ce qu'il veut dfendre et ce qui
l'opprime. Mais, en de et au del de cette frontire, il affirme du
mme mouvement l'exis-tence de deux valeurs qui s'opposent. La
solidarit ici se gnralise. Et le rvolutionnaire sait au moins ceci,
que le pouvoir contre lequel il se dresse est dans la mme histoire
que lui. Dans le cas du fonctionnaire ou du rvolutionnaire, les
choses sont assez claires. Il s'agit de pou-voirs relatifs qui
s'opposent et leur coexistence peut tre affirme.
La difficult commence avec la rvolte mtaphysique, o l'homme
rvolt pose la fois la condition humaine et cette part de l'homme
qui se dresse contre la condition humaine. Le fonctionnaire en
effet, en mme temps qu'il tablit dans son mouvement de rvolte
l'existen-ce du suprieur contre lequel il se rvolte, montre que le
pouvoir de l'autre est continuellement dans sa dpendance, que
lui-mme a conti-nuellement le pouvoir de le remettre en question.
cet gard, l'autre est vraiment dans la mme histoire, c'est--dire
que sa royaut du
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 21
moment est aussi relative. que la soumission relative du
fonctionnaire. On voit ainsi que s'il y a rellement une double
affirmation contenue dans un mouvement de rvolte, cette affirmation
ne pose encore rien en absolu. De l, apparemment, qu'elle soit
difficile maintenir dans la rvolte mtaphysique. Car, en premier
lieu, il n'est pas possible d'tendre le raisonnement ci-dessus
l'affirmation de Dieu. Si l'on vient penser, en effet, que la
rvolte mtaphysique pose Dieu en mme temps que la part rvolte de
l'homme, il faut reconnatre que Dieu serait alors dans la mme
aventure humilie que l'homme, son vain pouvoir quivalant notre
vaine condition, soumis notre force de contestation, inclin son
tour devant la part de l'homme qui ne s'in-cline pas, engag enfin
dans l'histoire, sans espoir d'une stabilit ternelle qu'il ne
pourrait trouver que dans le consentement unanime des hommes, intgr
lui aussi par rapport nous dans une condition absurde. travers la
rvolte, considre comme une premire vrit, l'exprience de Dieu est
contradictoire. Il y a l matire dveloppe-ments. Mais l'important,
au dpart, serait de remarquer que [21] c'est moins ce pouvoir de
ngation de l'homme qui met Dieu en question, que son pouvoir
d'affirmation. Ce qui met Dieu en doute dans la rvolte mtaphysique,
ce n'est pas que l'homme puisse le nier, c'est qu'il puis-se
affirmer autre chose que Dieu. Ce n'est pas que le rvolt arrte le
pouvoir ternel la limite qu'il a fixe, c'est qu'il y ait quelque
chose en de de cette limite. Ce qui, en thologie, devrait rendre
contradic-toire la notion de Dieu c'est l'ide de l'enfer.
Mais si la gnralisation n'est pas possible, il reste qu'on peut
s'en tenir aux constatations d'vidence. La seule chance qui reste
aux pen-ses qui refusent l'hypothse, c'est d'arriver des
tautologies signi-ficatives. Ainsi, il est possible de dire que la
rvolte mtaphysique n'affirme rien de plus que ce contre quoi
l'homme se rvolte et, dans sa racine, c'est la situation humaine.
Le rvolt l'origine ne juge in-supportable que la situation des
hommes ( a ne peut pas continuer, etc... ). L'ide, plus tardive,
que celle-ci a pu lui tre faite , rentre dans un systme
d'explications et d'hypothses, de mtaphores et d'analogies qui
n'est pas envisag ici et qu'on ne peut confronter
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 22
l'exprience. C'est donc la situation humaine qui est mise en
question en mme temps qu'elle est affirme par la rvolte. Mais dans
le mme moment o elle s'affirme, la part irrductible de l'homme
montre qu'elle aussi, dans la mesure o elle lui est soumise, est
mise en doute par la situation o elle se trouve. Rien n'est ainsi
pos en absolu et toute la ralit humaine est dans cet aller-retour
incessant. On en trouvera l'quivalent sur le plan de la conduite
dans ce balancement perptuel qui mne l'homme rvolt de la volont du
sacrifice l'exi-gence du bonheur. C'est alors exactement
l'aller-retour du oui au non, de l'affirmation la ngation. On
affirme d'abord la part irrductible de l'homme et la concidence de
tous les hommes dans cette dignit commune et l'on accepte alors de
mourir ou de s'effacer devant cette premire valeur. Mais on
repousse en mme temps la situation humaine et l'on aspire au
bonheur. On voit ainsi que l'affirmation dans ce cas est lie la
possibilit de destruction tandis que le bonheur est fond sur le
principe d'une ngation. Tout est ainsi mis en doute la base, et
deux fois. Et l'on peut en tirer que la valeur contenue dans
l'affirma-tion rvolte n'est jamais donne une fois pour toutes et
qu'il faut la soutenir sans cesse.
Pour finir, la rvolte ne nous apprendra donc rien de plus [22]
quant la solution dernire que l'analyse absurde. Le monde est
toujours ferm. Nous sommes toujours dans le cercle, avec ceci de
plus, toute-fois, qu'il nous est possible de rpondre
affirmativement la seule question qui nous paraisse de quelque
importance : l'homme peut-il, lui seul et sans le secours de
l'ternel, crer ses propres valeurs ? Suggrons encore qu' la limite
on pourrait entrevoir un absolu d'vi-dence qui ne serait ni dans
l'irrductibilit de l'homme ni dans la si-tuation contre laquelle il
est en lutte, mais dans le rapport que l'un et l'autre soutiennent
entre eux, et qui est proprement parler la condi-tion humaine.
C'est le relatif absolu. La rvolte permet au moins d'af-firmer que
la condition humaine est, ce qui n'est pas si vident qu'il le
parat. C'est exactement la plus relative des expriences qui est
ri-ge en absolu. On a pu dj en apercevoir quelques consquences sur
le plan de la conduite humaine. Mais on voit en tous cas par o une
r-
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 23
flexion rvolte se spare de certaines formes de philosophie
existen-tielle. Dans la mesure o elle fait entrer la part
individuelle de l'hom-me dans la communaut en lutte, dans la mesure
o elle l'assure d'une condition o l'action demeure possible, la
rvolte dpasse l'angoisse. Il y a en effet dans la philosophie
existentielle une tendance mettre en scne une existence sans action
et sans raction, o l'homme angoiss ne dpasse jamais l'angoisse qui
est son plus haut sommet. L'angoisse est considre comme la limite
de l'homme, celle o il revient inter-valles rguliers, port par des
vagues successives sur une grve tou-jours la mme d'o il attend
seulement que le flot le retire. Or il y a un au-del de l'angoisse
hors de l'ternit et c'est la rvolte. Au lieu de se replier sur
lui-mme, l'esprit se met en marche grce elle, mais l'intrieur du
cercle troit de la condition. Dans quel but et avec quel-les
chances, c'est un problme de libert qui devra tre examin. Je
l'indique seulement, ce problme pourrait tre prcis par une tude
compare de la cration artistique et de l'action politique considres
comme les deux manifestations essentielles de la rvolte humaine
7.
Retenons en tous cas ce premier pas que la rvolte fait faire un
esprit laiss dans un monde absurde. Ce progrs est inestimable. [23]
Car l'absurde est contradictoire en existence. Il exclut en fait
les jugements de valeur et les jugements de valeur sont. Ils sont
parce qu'ils sont lis au fait mme d'exister. Il faut donc dplacer
le raison-nement de l'absurde dans son quivalent en existence qui
est la rvol-te. Par elle, on trouve affirmer en mme temps une
certaine part de l'homme place au-dessus de tout et une condition
humaine qui lui don-ne la fois son vidence et sa relativit. Car le
rvolt trouve ainsi en lui la valeur qui l'autorise (et qui le
force) parler et agir. Cette part de lui-mme qui lui donne dsormais
ses raisons dnonce seulement son origine absurde dans la mesure o
elle est faite la fois pour tout le monde et pour personne. C'est
la valeur en lui qui sera tue, c'est la
7 Le but de l'effort artistique tant une oeuvre idale o la
cration
serait corrige.
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Albert Camus, Remarque sur la rvolte (1945) 24
part du malentendu, mais c'est aussi cette vrit d'innocence qui
nie que les hommes soient coupables et qu'il leur faille un
Juge.
Albert CAMUS.