Raconter la guerre techniquement, rendre la violence émotionnellement possible Par Christophe Wasinski Normalisation, grand récit et métaphysique de la présence Le point de départ de cette analyse consiste à considérer que l’emploi de la force militaire est conditionné par une représentation qui fait de celle-ci un moyen technique crédible, rationnel sur le plan instrumental et, partant de là, socialement acceptable. 1 Pour le dire autrement, le recours aux forces armées suppose la conviction selon laquelle, employée sur un mode stratégique, la violence est efficace. Même si cette représentation n’est certainement pas la seule à intervenir dans la décision d’engager les armées (entre autres choses, des représentations relatives à la moralité de cet usage, à la nature de l’adversaire, et plus encore au contexte politique, interviennent dans de nombreux cas), elle s’avère incontournable : accepterait-on volontiers de recourir à la force armée sur un mode stratégique s’il existait un consensus généralisé, ferme et définitif, sur l’inutilité technique de leur action ? La question qui est donc soulevée dans les pages qui suivent est de savoir comment ce que l’on peut considérer comme une forme de normalisation technique de l’activité violente a vu le jour dans nos sociétés modernes. 2 Pour ce faire, on se propose d’interroger la façon dont a été élaborée la légitimité de pratiques stratégiques classiques qui s’organisent historiquement, en grande partie, autour de l’idéal de la bataille structurant notre compréhension de ce qu’est la guerre. 3 En d’autres termes, la présente recherche consiste à se demander comment la bataille, au cœur de la guerre moderne, est parvenue à s’imposer dans les consciences en tant que phénomène ‘acceptable’ sur le plan technique. Pour aborder cette question, on s’intéressera ici à la façon dont les traités stratégiques, en tant que producteurs des grands récits englobants (Lyotard, 1979), sont à l’origine d’un effet de normalisation de l’activité guerrière. Au premier abord, on pourrait penser que ces discours stratégiques, écrits de la Renaissance à nos jours, sont très différents les uns des autres. Néanmoins, comme on le verra, lorsque l’on prend le temps de les considérer avec un minimum d’attention, on constate qu’ils sont nombreux à être structurés par une grammaire stable qui rationalise la violence au plan instrumental. 1 On pourra considérer cette représentation comme une culture stratégique. Voir : Johnston, 1995. 2 Sur la question de la normalisation et de l’anormalisation, voir : Foucault, 1972 ; Foucault, 2003. 3 Voir aussi : Keegan, 1993. Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net ), vol.2, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2012
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Raconter la guerre techniquement, rendre la
violence émotionnellement possible
Par Christophe Wasinski
Normalisation, grand récit et métaphysique de la présence
Le point de départ de cette analyse consiste à considérer que l’emploi de la force
militaire est conditionné par une représentation qui fait de celle-ci un moyen technique
crédible, rationnel sur le plan instrumental et, partant de là, socialement acceptable.1 Pour
le dire autrement, le recours aux forces armées suppose la conviction selon laquelle,
employée sur un mode stratégique, la violence est efficace. Même si cette représentation
n’est certainement pas la seule à intervenir dans la décision d’engager les armées (entre
autres choses, des représentations relatives à la moralité de cet usage, à la nature de
l’adversaire, et plus encore au contexte politique, interviennent dans de nombreux cas), elle
s’avère incontournable : accepterait-on volontiers de recourir à la force armée sur un mode
stratégique s’il existait un consensus généralisé, ferme et définitif, sur l’inutilité technique
de leur action ?
La question qui est donc soulevée dans les pages qui suivent est de savoir comment
ce que l’on peut considérer comme une forme de normalisation technique de l’activité
violente a vu le jour dans nos sociétés modernes.2 Pour ce faire, on se propose d’interroger
la façon dont a été élaborée la légitimité de pratiques stratégiques classiques qui
s’organisent historiquement, en grande partie, autour de l’idéal de la bataille structurant
notre compréhension de ce qu’est la guerre.3 En d’autres termes, la présente recherche
consiste à se demander comment la bataille, au cœur de la guerre moderne, est parvenue à
s’imposer dans les consciences en tant que phénomène ‘acceptable’ sur le plan technique.
Pour aborder cette question, on s’intéressera ici à la façon dont les traités
stratégiques, en tant que producteurs des grands récits englobants (Lyotard, 1979), sont à
l’origine d’un effet de normalisation de l’activité guerrière. Au premier abord, on pourrait
penser que ces discours stratégiques, écrits de la Renaissance à nos jours, sont très
différents les uns des autres. Néanmoins, comme on le verra, lorsque l’on prend le temps
de les considérer avec un minimum d’attention, on constate qu’ils sont nombreux à être
structurés par une grammaire stable qui rationalise la violence au plan instrumental.
1 On pourra considérer cette représentation comme une culture stratégique. Voir : Johnston, 1995.
2 Sur la question de la normalisation et de l’anormalisation, voir : Foucault, 1972 ; Foucault, 2003.
3 Voir aussi : Keegan, 1993.
Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net ), vol.2, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2012
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Plus encore, on remarque que l’ensemble de ces traités participe, à travers la
répétition de cette grammaire, à la mise en place d’une “métaphysique de la présence” en
matière de technique violente (Heidegger, 1968, pp.159-194 ; Derrida, 1967). En effet,
plutôt que de considérer la représentation des phénomènes sociaux comme le résultat d’un
processus (éventuellement infini) de négociation entre des personnes qui confrontent des
points de vue potentiellement différents, la métaphysique de la présence essaie de capturer
l’essence du phénomène une fois pour toutes dans une seule narration. En d’autres termes,
la métaphysique investit beaucoup dans sa capacité de fixer la signification du “réel” dans
un certain type de représentations. La plupart du temps, elle l’a fait dans des textes qui,
mettant entre parenthèses leur nature socialement construite et la perception évolutive que
l’on peut en avoir, sont supposés contenir une signification inaltérable des phénomènes
sociaux.
Plus spécifiquement, cette narration insiste sur la localisation et les mouvements
des unités déployées sur le terrain. Les actions guerrières sont principalement narrées
comme des activités spatiales qui se déroulent sur des cartes géographiques. En fait, cette
grammaire fait de la guerre une activité bien ordonnée et nourrit l’illusion que le brouillard
de la guerre peut être levé définitivement. En ce sens, elle contribue à faire de la violence
militaire un outil qui paraît contrôlable, rationnel, légitime, et exerce des fonctions
déshumanisantes lorsqu’elle tait les sentiments qui agissent dans la guerre. L’objectif de
l’analyse qui suit consiste donc à s’interroger sur le développement de ce grand récit et sur
la manière dont il s’est historiquement imposé.
La perspective en tant que socle épistémologique
L’existence d’une grammaire narrative stratégique repose d’abord en large mesure
sur l’existence d’un socle épistémologique particulier (aussi nommé épistémè), responsable
de la métaphysique de la présence dans le champ militaire.4 Ce dernier était issu de la
découverte, ou plutôt d’une certaine redécouverte, en Europe, d’une façon particulière
d’appréhender l’espace dans le champ des techniques artistiques et visuelles (comme la
géométrie).5 Pour être plus précis encore, la capture évoquée reposait sur la (re)découverte
de la représentation en perspective.6
L’idée de la perspective était déjà présente, quoique dans une forme rudimentaire,
pendant l’Antiquité. Les artistes de l’époque, entre autres en Grèce, se demandaient
comment représenter graphiquement des objets en trois dimensions, sur des surfaces qui
n’en comportaient que deux, et ce, de manière à ce que l’image ressemble le plus possible
à ce que l’œil pouvait appréhender. Cet exercice impliquait, par exemple, de représenter ce
qui était éloigné pour l’œil en petit ou ce qui était proche en plus clair. Les règles
développées pendant l’Antiquité furent cependant quasiment oubliées au Moyen Âge.
4 Notion que l’on retrouve chez Foucault, 1966.
5 En fait, il y a plusieurs siècles de cela, les champs techniques et artistiques n’étaient pas séparés comme ils
le sont de nos jours. 6 Les idées d’Erwin Panofsky (1991) ont largement inspiré les arguments qui suivent.
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À cette époque, en effet, de nombreuses représentations ont des significations qui
dépassent l’aspect visuel strict ou profit d’une composante plus symbolique. Par exemple,
tel artiste médiéval se voyait obligé de peindre le roi plus grand que les autres sujets car le
souverain était le personnage hiérarchiquement le plus important. En fait, les
représentations du Moyen Âge donnaient parfois des renseignements que l’œil seul ne
pouvait capter. Plus encore, la représentation moyenâgeuse ne respecte pas strictement les
règles de l’espace euclidien. De nombreuses images médiévales donnent l’impression que
l’artiste changeait de place lorsqu’il représentait une scène.7 Ainsi, l’artiste d’alors aurait
pu représenter des personnages correspondant à des plans différents et les placer sur un
même tableau. L’image qui aurait été élaborée n’aurait pas produit un espace cohérent et
unifié mais plutôt un patchwork d’espaces ou de points de vue assemblés.
Il faut finalement attendre la Renaissance pour voir (re)surgir des règles modernes de
la perspective. L’histoire traditionnelle de cette redécouverte insiste sur la place de l’Italie
au 15e siècle. Elle met en exergue le rôle des expérimentations de Brunelleschi, des
peintures bibliques de Massacio et des travaux théoriques d’Alberti (Argan & Robb, 1946 ;
Elkins, 1992). Aujourd’hui, on se souvient de ces trois personnages comme les héros de la
perspective centrale moderne basée sur l’existence d’un point de fuite où les lignes
convergent. Il s’ensuite que, pour les artistes à partir de la Renaissance, mettre quelque
chose en perspective signifiait représenter un objet proportionnellement à ce qui
l’environnait en prenant en compte la distance entre les objets mais aussi la place de
l’observateur et peintre. En fait, quelqu’un qui respectait les règles de la perspective
produisait une image proche de ce qu’un observateur pouvait voir à travers une fenêtre. En
d’autres termes, la représentation en perspective interdisait les ‘fantaisies’ graphiques du
Moyen Âge. Plus encore, pour représenter quelque chose en perspective, l’observateur ou
peintre devait ‘rester à la même place’ pendant tout son travail ; il ne pouvait multiplier les
points de vue dans son œuvre. Ce point est de la plus haute importance car il en découle un
espace unifié de type euclidien. Ajoutons que l’imposition d’une place spécifique pour
l’observateur n’a pas que des effets strictement esthétiques ; c’est une condition préalable
pour l’élaboration de plans architecturaux et de cartes géographiques modernes.
Tout ceci aura pour les soldats d’ immenses conséquences. Les armées européennes
font non seulement un usage intensif des cartes géographiques mais aussi des plans pour la
création de fortifications nouvelles et capables de soutenir les sièges organisés par des
combattants dotés d’artillerie (Duffy, 1979 et 1985). Plus encore, il se développe une
populaire perspective dite ‘militaire’ approximativement à la même époque que la
perspective centrale (Figure 1).8 Cette technique, qui permettait de visualiser des effets de
profondeur grâce à l’utilisation d’ombres sur le plan, sera codifiée dans les écrits des
ingénieurs et des artistes militaires (Pernety, 1757 ; Bélidor, 1768 ; Buchotte, 1722). On en
retrouvera la trace, à partir du 16e siècle, dans les gravures figurant dans les ouvrages de
7 Ceci est également typique de la façon dont les enfants représentent la réalité lorsqu’ils dessinent un objet
vu de face aux côtés d’un autre objet vu de haut sur une même feuille (Piaget & Inhelder, 1972). 8 De nos jours, on l’appelle parfois aussi “perspective isométrique”.
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nombreux auteurs intéressés par les fortifications (Menno Coehorn, Pierre Bourdin, Jean
Dubreuil, Jean Errard, Albrecht Dürer, Allain Manesson Mallet, Nicolas Tartaglia, etc. :
Pollack, 1991).
Figure 1
Ces deux gravures montrent des exemples d’un plan de
fortification (à gauche) et d’une représentation suivant
les règles de la « perspective militaire » (à droite). Jean
Errard, La fortification démonstrée et réduitce en art,
Paris, 1622 (consulté sur gallica.bnf.fr).
Dans un second temps, comme on va le voir ci-dessous, ce type de représentations
figurera de manière de plus en plus systématique dans des traités généraux sur la conduite
de la guerre. En tous les cas, on retiendra d’ores et déjà que la technique de la perspective
est à l’origine d’une métaphysique de la présence dans le domaine militaire. Grâce à cette
technique, ce que le peintre et l’ingénieur espèrent, c’est de représenter la réalité “une
bonne fois pour toutes”, de faire en sorte que “l’image soit la réalité”. En agissant de la
sorte, ils incitent le spectateur à oublier comment la réalité apparaît, c’est-à-dire à travers
une structure de représentation historiquement construite.
Le formatage des hommes
Comme on va le voir, la narration de la bataille commence par la narration des
hommes au cœur de celle-ci selon un cadre narratif structuré par le socle épistémologique
évoqué. En fait, historiquement, on assiste en Europe au développement d’un discours
militaire disciplinaire qui se renforce sur un mode intertextuel. D’après cette dynamique,
les textes tirent leur substance d’autres textes qui, à leur tour, se fondent sur d’autres textes
(Kristeva, 1969). L’ensemble forme finalement un édifice solide qui donne du sens. Dans
le cas spécifique qui nous occupe, cependant, la passation ne concerne pas uniquement du
texte mais encore des représentations qui inspirent d’autres représentations qui, à leur tour,
inspirent d’autres représentations. Au final, il existe un véritable réseau de traités militaires
qui s’inspirent les uns les autres en termes textuels et graphiques. La validité et l’accep-
tation de chacun de ces textes repose en définitive sur leur intégration au sein du réseau. Et
cette intégration est elle-même conditionnée par le respect de la grammaire graphique.
Plus précisément, à partir des 16e et 17
e siècles, plusieurs vagues de textes militaires
techniques, s’inspirant les uns des autres, furent publiés en Angleterre, à Venise, aux Pays-
Bas, en Espagne, en Allemagne, etc. (Hale, 1985 ; González de León, 1996 ; Kleinschmidt,
1999 ; Coutau-Bégarie, 1999, pp.160-170).
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Fernando González de León donne une excellente idée de cette dynamique lorsqu’il
écrit qu’entre 1492 et 1570, 67 livres de science militaire seront publiés à Venise et 64
dans le reste de l’Europe. Plus tard, toujours selon cet auteur, entre 1567 et 1621, 60 traités
militaires de plus seront publiés aux Pays-Bas et dans le monde espagnol (González de
León, 1996, p.64).
Ces traités contenaient d’importants éléments concernant la gestion des formations
militaires au niveau tactique. Certains décrivaient textuellement le nombre de rangs et de
files des différents ordres de bataille, ainsi que la manière de les déplacer sur le terrain.
Quoi qu’il en soit, les soldats reconnaissaient que la lecture n’en était pas toujours des plus
aisées pour comprendre la conduite de la guerre. Les militaires étaient alors encouragés à
assister à des exercices de campagne, à employer de petites figurines représentants des
soldats ou à ajouter des dessins dans les ouvrages (Machiavel, 1991 ; Puységur, 1748,
p.47). Cette dernière pratique s’imposa assez rapidement dans les textes du 17e siècle
(Figures 2 et 3). Finalement, ce qui dans cette évolution pose parfois plus question, c’est la
survivance de textes fastidieux là où l’image paraît bien plus adaptée à une compréhension
facile. En fait, il est possible que le maintien du texte s’explique par les opinions encore
souvent péjoratives à l’égard des images dans les sociétés européennes de l’époque. Pour
beaucoup, les images étaient supposées être destinées aux analphabètes. Elles étaient aussi
parfois considérées comme une survivance d’un imaginaire religieux incompatible avec
une activité technique des plus modernes.
Figure 2
Le o représente les mousquetaires, le u les piquiers, le 4 les chefs de file, le 3 les chefs de demi-files
et le 2 les soldats responsables de la fermeture des files. Jérémie de Billon, Les principes de l’art
militaire, Rouen, Berthelin, 1641, p.21 (consulté sur gallica.bnf.fr).
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Figure 3
Gravure représentant un carré de piquiers. Johann
Wallhausen, L’art militaire pour l’infanterie, (trad. de
l’allemand), Franeker, Balck, circa 1615 (consulté sur
gallica.bnf.fr).
Il faut bien entendu souligner le fait que l’existence de ces images repose
primordialement sur l’existence préalable de la perspective. La production de cette sorte
d’images n’est effectivement rendue possible que par la généralisation de la perspective en
tant que moyen d’appréhender la ‘réalité’ et de fixer la position de l’observateur. La
perspective ne rend pas uniquement possible la réalisation de cartes géographiques et de
plans ; elle fonde aussi la crédibilité des représentations militaires vue de haut. Finalement,
de l’accent mis sur la dimension spatiale de la guerre et sur les dessins des ordres de
bataille résultera une sorte d’idéologie de la transparence et, à partir de là, de fantasme de
contrôle absolu. Sa toute première caractéristique est de faire en sorte que les soldats
apparaissent totalement visibles et contrôlable dans les formations militaires représentées.
La seconde grande caractéristique de ces représentations est liée à la logique de la
métaphysique de la présence reposant sur le socle épistémologique évoqué.9 La perspective
et ses applications militaires pourvoient un schéma narratif qui permet de raconter les
déploiements militaires (et ce rôle sera également détectable dans la structure narrative
opérationnelle et historique de l’entièreté des guerres). Le recours à cette structure sera
même considéré comme essentiel pour raconter la ‘vérité technique’ de la guerre. Elle
participera donc à la mise sous silence des nombreuses autres narrations. Plus encore, cette
structure sera particulièrement puissante en termes d’exclusion narrative ; elle jouera un
rôle central dans la séparation entre ce qui constitue les histoires militaires ‘sérieuses’ et les
autres narrations (comme les récits personnels, artistiques, ‘psychologisants’, etc.). Ces
dernières seront dès lors considérées comme subjectives et souvent appréhendées comme
moins pertinentes pour comprendre la guerre.
9 Ajoutons par ailleurs que, de façon générale, les techniques des ingénieurs sont appréciées par les militaires
pour leur rigueur (Mesnil-Durand, 1774, p.vi ; Puységur, 1748, pp.61-62).
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Diffusion et traduction de la représentation classique
Le nouveau cadre narratif spatial et géométrique qui s’impose au sortir du Moyen
Âge se diffuse rapidement à travers l’Europe, puis dans le reste du monde lorsque les
armées européennes deviennent le modèle à imiter à tout prix (Ralston, 1990).
À ce moment, le modèle du soldat formaté par la perspective a déjà gagné une
grande légitimité. En capitalisant sur le crédit acquis pendant les 16e et 17
e, les auteurs
militaires purent récupérer le cadre narratif et l’adapter à des espaces de combat de plus en
plus dilatés.10
Ils réalisèrent une véritable traduction de leur modèle de manière à le rendre
valable dans la narration de batailles, de campagnes et mêmes de guerres menées par des
armées de plus en plus nombreuses. Ce processus est, par exemple, décelable dans l’Essai
théorique et pratique sur les batailles, publié en 1775, où le chevalier de Grimoard évalue
l’ordre de bataille oblique, souvent considéré comme une spécialité de l’armée prussienne,
et en donne une série de représentations graphiques, comme cela peut-être vu sur la
gravure suivante (Grimoard, 1775) :
Figure 4
Chevalier de Grimoard, Essai théorique et pratique sur les batailles,
Paris, Dessaint, 1775, sans numéro de page (consulté sur gallica.bnf.fr).
Il est intéressant de noter que les lignes pointillées suggèrent le mouvement des
troupes sur le champ de bataille. Autrement dit, ce type de représentations devenait un
véritable moyen de raconter le déroulement mouvant d’une bataille. Un autre point
important est le fait que ces représentations ne se préoccupent plus de représenter chaque
10
En guise d’introduction sur l’histoire de la pensée stratégique : Paret, 1986 ; Coutau-Bégarie, 1999 ; Colson,
1999 ; Gat, 2001.
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soldat individuellement (par une lettre ou un symbole). Grimoard, comme la plupart de ses
contemporains, utilise des carrés ou des rectangles noirs, blancs, ou en couleurs, pour
symboliser des groupes de soldats, ces derniers devenant de plus en plus anonymes. Leur
identité n’est plus individualisée mais devient collective. Bien entendu, ceci est rendu
possible par le maintien du système disciplinaire au niveau tactique, comme cela a été
présenté ci-dessus.
Le summum de cette évolution se retrouve dans les écrits stratégiques de ‘l’école
géométrique’ qui apparaît à la fin du 18e siècle. Son représentant le plus radical est sans
aucun doute l’Allemand Adam Heinrich Dietrich von Bülow, qui rédigea un étonnant Geist
des neueren Kriegssystems (Esprit du système de la guerre moderne) dans lequel il tenta de
trouver des formules mathématiques et géométriques pour gagner les batailles (Bülow,
1801). Peu importe le contenu précis de l’ouvrage de Bülow : ce qui compte avant tout,
c’est de saisir le niveau d’abstraction que l’on rencontre dans les schémas qu’il utilise. Par
exemple :
Figure 5
C est l’objectif. D est l’armée attaquante.
E est l’armée ennemie. La ligne AKB est
la base de départ. Etc. Adam Heinrich
Dietrich von Bülow, Esprit du système de
guerre moderne, (trad. de l’allemand),
Paris, Marchant, 1801, dessin 1 (consulté
sur gallica.bnf.fr).
À cause de ses excès positivistes, les contemporains de Bülow douteront de la
pertinence de Geist des neueren Kriegssystems lors de sa publication au début du 19e
siècle. Néanmoins, Bülow et quelques autres théoriciens “géométristes” de l’époque
(comme Georg Tempelhof, Humphrey Lloyd ou l’Archiduc Charles) auront une influence
durable sur la pensée stratégique. En effet, en dépit d’un certain radicalisme, ils offrent à la
pensée stratégique un cadre narratif maintenant bien sédimenté et lèguent même des
concepts encore utilisés de nos jours (comme celui de ‘ligne de communication’).
L’étape suivante de cette histoire intellectuelle est représentée par le travail du
Suisse Antoine Henri de Jomini qui, entre autres choses, analysa les campagnes
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napoléoniennes avec soin (Jomini, 1977).11
Jomini s’approprie le schéma narratif
géométrique et s’en sert pour rédiger ses analyses opérationnelles et ses études historiques.
Son travail théorique était également des plus abstraits (cf. Figure 6) mais débarrassé des
excès de Bülow en matière de formules. Finalement, l’influence de Jomini sera immense,
non seulement dans le domaine de la pensée stratégique théorique mais aussi dans
l’histoire militaire.12
Les historiens qui se sont spécialisés dans sa pensée ont souligné
qu’elle traversera la plupart des armées européennes ainsi que celle des États-Unis
(Colson, 1993 ; Langendorf, 2002).
Figure 6
Quelques représentations des ordres de bataille offensifs et défensifs tels qu’on peut les
retrouver chez Jomini. Chaque ligne symbolise une armée déployée. Antoine de Jomini,
Précis de l’art de la guerre, 2e partie, Paris, Anselin, 1838, pas de numéro de page
(consulté sur bnf.fr).
À partir de là, les opérations et les campagnes militaires seront de plus en plus
systématiquement narrées par les officiers sur un mode géométriquement inspiré. Pour
raconter le déroulement des opérations, ils considèrent normal ou se sentent obligés de
recourir à ce mode d’exposition des événements. Bien entendu, il leur arrive régulièrement
de devoir ajouter des éléments politiques, sociaux, économiques, psychologiques, etc., à
leur récit géométrisant. Mais ces éléments seront très souvent simplement agrégés au cœur
du récit stratégique classique qui consiste à éclairer les déploiements et les mouvements
d’unités dans l’espace. Cette grammaire narrative est encore davantage fixée au cours du
11
Sur Jomini, on consultera : Howard, 1965 ; Langendorf, 2002. 12
Il influencera aussi la pensée militaire navale et, indirectement, via Alfred Thayer Mahan, une certaine
tradition géopolitique. Ceci ne sera cependant pas analysé ici.
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19e siècle avec la publication de manuels, de livres et de périodiques militaires toujours
plus nombreux (sans compter les visites de champs de batailles et autres simulations
réalisées à l’aide de cartes). La grammaire gagne aussi en force grâce à la multiplication
des écoles militaires où elle est enseignée.
Enfin, lorsque l’on considère également la réflexion menée par les stratégistes
célébrés de la seconde moitié du 19e et du 20
e siècle (celle d’officiers tels que Moltke ou
Schlieffen pour n’en mentionner que deux parmi les plus fameux), on reconnaît encore et
toujours l’impact de la grammaire narrative géométrisante (Bucholz, 1991 ; Echevarria,
2000). Plus encore, la plupart du temps, lorsque les soldats doivent narrer les plans
offensifs des deux guerres mondiales, ils le font en évoquant les mouvements spatiaux des
troupes. L’influence de cette grammaire géométrique ne s’arrête pas, bien entendu, en
1945. On trouvera aisément sa trace dans la pensée doctrinale militaire de la guerre froide
et de l’après-guerre froide (comme c’est le cas dans la figure ci-dessous, tirée du manuel
FM 100-5 de 1993 de l’US Army).
Figure 7
La grammaire militaire est également présente dans la doctrine officielle des forces
armées américaines. La carte ci-dessus illustre les opérations offensives dans la
version de 1993 du FM 100-5. Elle explique le déroulement des opérations
conduites en 1991 contre l’Irak. Les carrés les plus clairs symbolisent les forces de
la coalition. Les plus foncés représentant les unités irakiennes. Department of the
Army, FM 100-5, Operations, Washington, DC, June 1993, pp.6-18 (source :
Res Militaris, vol.2, n°2, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2012 13
Il contribue à ce que l’anthropologue Allen Feldman nomme l’anesthésie culturelle
(Feldman, 1994). Ce discours propose une narration très éloignée de la réalité de la guerre
telle qu’elle est décrite dans les souvenirs de ceux qui en ont été les témoins directs (qu’il
s’agisse de la Première Guerre mondiale, de la Seconde, de la guerre du Vietnam, etc.). Sa
revendication technique est un moyen pour ce discours d’exclure les considérations
subjectives. Pour finir, ce discours n’est plus une réflexion neutre de la réalité, tel qu’il le
prétend, mais plutôt un discours disciplinaire.
Pour terminer, il ne faut pas non plus oublier l’impact que ces représentations ont
dans la construction de l’altérité. Lorsque l’on pense à l’altérité en temps de guerre, le
racisme et le nationalisme sont souvent évoqués (Campbell, 1998). Le discours stratégique,
fondé sur une représentation technique plutôt que sur des discours politiques et populaires,
en est une autre source. Selon cette logique, l’autre est l’ennemi non pas parce qu’il parle
une autre langue, parce qu’il a une peau d’une autre couleur, ou parce qu’il pense
différemment, mais, plus prosaïquement, parce qu’il est spatialement situé de l’autre côté
de la ligne de front.
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