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Psychologie évolutionniste et théories interdomaines Dialogue, 40(3), 453-486. Luc Faucher et Pierre Poirier Résumé Nous cherchons à expliciter les relations entre théories de domaines distincts présupposées par la psychologie évolutionniste. Nous montrons que les deux modèles traditionnels des relations entre théories de niveaux différents, soit l’autonomie et la réduction dans leur forme classique, sont inadéquats à cette tâche et proposons un modèle plus satisfaisant sur le plan empirique et théorique. Pour ce faire, nous critiquons d’abord le modèle de l'autonomie en expliquant que la réalisation multiple, invoquée pour la justifier, est tout autant compatible avec le réductionnisme puis, à la suite à Kim, expliquons qu’une lecture autonomiste de la réalisation rend la psychologie si générale et abstraite qu’elle ne peut plus prétendre formuler des lois prédictives. Mais puisque, suivant toujours Kim, toute réduction doit commencer par une étape de « fonctionnalisation » de la propriété à réduire, nous étudions tour à tour les notions de fonction et de réalisation qui conviendraient à la psychologie évolutionniste. Nous expliquons enfin pourquoi nous croyons l'explication des propriétés psychologiques évolutionniste ne sera pas uniquement réductionniste, mais également « augmentationniste ». Ce type d'explication nécessite un nouveau modèle qui fait place à une nouvelle forme de réductionnisme, mais également à l'augmentationnisme et à l'existence d'autres types de rapports explicatifs n'appartenant à aucune de ces deux classes. Nous présentons à cette fin un modèle des relations interdomaines puis identifions les problèmes qui guettent ce genre d'entreprise. Abstract Evolutionary psychology presupposes relations between theories of different domains that the two traditional models, reduction and autonomy, cannot properly account for. We aim to construct a model of relations between theories that succeeds where traditional models fail. We show that the multiple realizability argument, on which the autonomist model is thought to rest, is compatible with reductionism and, following Kim, that an autonomist reading of the argument deprives psychology of its scientific status. We therefore opt for a reductionist model compatible with functionalism and multiple realizability, but show that, within evolutionary psychology at least, the very application of the conditions of reduction requires strong interactions between psychology and various other adjacent disciplines. We also show that reduction must be preceded in evolutionary psychology by an “augmentation” of the reduction base, which brings yet other disciplines into play. Finally, we present a model of the interaction between disciplines we believe accounts best for these relations and discuss the problems facing this kind of enterprise.
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Psychologie évolutionniste et théories interdomaines (Faucher & Poirier)

Jan 26, 2023

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Psychologie évolutionniste et théories interdomaines

Dialogue, 40(3), 453-486.

Luc Faucher et Pierre Poirier

Résumé

Nous cherchons à expliciter les relations entre théories de domaines distincts présupposées par la psychologie évolutionniste. Nous montrons que les deux modèles traditionnels des relations entre théories de niveaux différents, soit l’autonomie et la réduction dans leur forme classique, sont inadéquats à cette tâche et proposons un modèle plus satisfaisant sur le plan empirique et théorique. Pour ce faire, nous critiquons d’abord le modèle de l'autonomie en expliquant que la réalisation multiple, invoquée pour la justifier, est tout autant compatible avec le réductionnisme puis, à la suite à Kim, expliquons qu’une lecture autonomiste de la réalisation rend la psychologie si générale et abstraite qu’elle ne peut plus prétendre formuler des lois prédictives. Mais puisque, suivant toujours Kim, toute réduction doit commencer par une étape de « fonctionnalisation » de la propriété à réduire, nous étudions tour à tour les notions de fonction et de réalisation qui conviendraient à la psychologie évolutionniste. Nous expliquons enfin pourquoi nous croyons l'explication des propriétés psychologiques évolutionniste ne sera pas uniquement réductionniste, mais également « augmentationniste ». Ce type d'explication nécessite un nouveau modèle qui fait place à une nouvelle forme de réductionnisme, mais également à l'augmentationnisme et à l'existence d'autres types de rapports explicatifs n'appartenant à aucune de ces deux classes. Nous présentons à cette fin un modèle des relations interdomaines puis identifions les problèmes qui guettent ce genre d'entreprise.

Abstract

Evolutionary psychology presupposes relations between theories of different domains that the two traditional models, reduction and autonomy, cannot properly account for. We aim to construct a model of relations between theories that succeeds where traditional models fail. We show that the multiple realizability argument, on which the autonomist model is thought to rest, is compatible with reductionism and, following Kim, that an autonomist reading of the argument deprives psychology of its scientific status. We therefore opt for a reductionist model compatible with functionalism and multiple realizability, but show that, within evolutionary psychology at least, the very application of the conditions of reduction requires strong interactions between psychology and various other adjacent disciplines. We also show that reduction must be preceded in evolutionary psychology by an “augmentation” of the reduction base, which brings yet other disciplines into play. Finally, we present a model of the interaction between disciplines we believe accounts best for these relations and discuss the problems facing this kind of enterprise.

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Libérons nos discussions de la réalisation, de la réduction, de l’émergence, de la survenance, et d’autres notions similaires,

de leur lien à des exemples et contre-exemples farfelus. Richard Boyd

La psychologie et la biologie ont toujours entretenu des rapports troubles. Si certains psychologues – Piaget, Skinner et Freud pour ne citer que ceux-là – ont bien perçu la nécessité d'asseoir leurs théories sur des bases biologiques, la plupart souhaitent leur assurer une certaine forme d'autonomie par rapport à la biologie. Nous croyons que la tension entre le désir d'établir des liens entre la psychologie et la biologie et celui d’assurer à la première une autonomie par rapport à la seconde résulte en grande partie de l'absence d'un cadre épistémologique adéquat pour penser les rapports entre domaines différents, cadre qui présenterait une option de rechange à la sempiternelle dichotomie réduction/autonomie. Nous nous intéresserons dans le présent article à la psychologie évolutionniste, et en particulier aux rapports interthéoriques qu’exige son existence. Nous verrons que ces rapports ne correspondent ni à l'un ni à l'autre de ceux proposés par les modèles traditionnels : les psychologues évolutionnistes rejettent le réductionnisme caractéristique de la sociobiologie, ce qui ne les empêchent pas de constater les effets désastreux qu’occasionne l’autonomie radicale de la psychologie ou des sciences sociales (voir Cosmides, Tooby et Barkow, 1992, p. 4). Ils proposent plutôt ce que Barkow nomme une « intégration verticale » des disciplines, soit « l’idée généralement acceptée en science que différents niveaux d'organisation exigent différentes théories [, …] que ces-dernières doivent être mutuellement compatibles, sans pour autant qu’un niveau se réduise à un autre [… et] [e]nfin qu'il est rarement utile de sauter des niveaux. » (Barkow, 1990, p. 341-2; nous traduisons.)

Nous rejetterons tant le programme d'unification globale de la science proposé, par exemple, par Oppenheim et Putnam (1958), que celui de désunion de la science défendu par Fodor (1974). Nous proposerons plutôt un programme « d’intégration locale » des disciplines (Bechtel, 1994). Contre le monisme qui a dominé et domine encore les travaux de certains philosophes des sciences, nous défendrons une conception pluraliste de la science, et ce tant au niveau de l’explication que de l’ontologie. Et contre la forme de pluralisme venant du programme de désunion, nous défendrons une forme modérée du programme d’unification, mettant l’accent sur les rapports épistémiques locaux entre « domaines de connaissances », telle que cette notion est définie par Darden et Maull (1978). L'image de la science qui se dégagera ressemblera étrangement à l'architecture de l'esprit proposée par la psychologie évolutionniste, soit un corps de connaissances fragmenté en modules localement intégrés. Avant de continuer, nous énoncerons les principales thèses de la psychologie évolutionniste, dont les principaux représentants sont Buss (1999), Cosmides et Tooby (1987, 1994a et b, 1995, 1997), Pinker (1997), Shepard (1987) et Symons (1987). Il convient de noter, cependant, que nous nous contenterons de présenter ici la variante principale de l’approche, telle que défendue par Cosmides et Tooby. Une analyse détaillée de la psychologie évolutionniste, qui exposerait les tensions internes qu’on y retrouve, devra attendre un moment plus approprié. Notre propos n’est pas lié, toutefois, à ce choix didactique.

1. La psychologie évolutionniste Trois thèses caractérisent l’approche évolutionniste en psychologie. Premièrement,

ses défenseurs reprennent de Fodor (1983) l’idée selon laquelle l’architecture cognitive

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serait composée en grande partie (mais pas nécessairement exclusivement) de « modules » de traitement d’information, qu'ils nomment parfois des « algorithmes darwiniens ». Ces derniers seraient autonomes, informationnellement encapsulés et neurologiquement câblés. Mais alors que ces modules sont, pour Fodor, relativement peu nombreux et exclusivement périphériques (en ce sens qu’ils ne servent qu’à l’input perceptuel ou l’output moteur), les avocats de l’approche évolutionniste font le pari d'une « modularité massive » : il y aurait de nombreux modules couvrant des domaines aussi centraux que le raisonnement ou la fixation des croyances.

Les psychologues évolutionnistes soutiennent également que l'architecture cognitive est principalement redevable du processus de sélection naturelle. Les nombreux modules variés composant l’esprit seraient l’expression phénotypique notre héritage génétique et cette architecture serait la même (à peu de chose près) chez tous les humains. Ceci n'implique pas que l’architecture soit uniquement constituée de mécanismes sélectionnés ou possédant une fonction biologique. Nous avons après tout affaire à une psychologie qui est évolutionniste, et qui peut en conséquence utiliser tous les outils de la biologie évolutionniste, lesquels ne sont pas limités à la sélection naturelle. La dérive génétique, l’auto-organisation, etc., pourrons eux-aussi expliquer certains des aspects de l'esprit. Il y a également place pour les produits non-fonctionnels (by-products) résultant de la sélection d'autres traits, ainsi que pour les « exaptations », c'est-à-dire les traits (sélectionnés ou non) recrutés au service de nouvelles fonctions (voir Buss et al. 1998). Malgré cette ouverture, la psychologie évolutionniste demeure franchement darwinienne et la sélection y joue un rôle prépondérant.

Les psychologues évolutionnistes soutiennent enfin que les modules sont conçus pour résoudre des problèmes particuliers de l'environnement adaptatif évolutionniste (EAE). Ces problèmes se regroupent en domaines spécifiques (reproduction, prédation, interaction sociale, etc.) définis par leurs propriétés et structures récurrentes particulières (par exemple, les expressions faciales sont des indices relativement fiables des émotions, la direction des yeux est un indice relativement fiable de la présence de certains états mentaux comme l'attention, etc.). La sélection naturelle aurait tiré profit des récurrences au sein des domaines pour produire des mécanismes cognitifs capables de résoudre les problèmes qu’ils contiennent. Il s’ensuit que toute explication de l'architecture cognitive doit faire référence aux propriétés et structures de l'environnement adaptatif évolutionniste.

Bref, l’esprit serait composé de centaines de modules spécialisés dans la résolution de problèmes adaptatifs. Ces thèses exigent, bien entendu, justification mais, hormis les quelques remarques incidentes soulevées au moment de l'exposition de nos propres thèses, nous n'en ferons ici ni la défense ni la critique systématique, tâche que nous réservons pour un autre moment. Retournons plutôt au problème qui nous occupe, soit l'établissement d'un modèle capable de rendre compte des relations interthéoriques qu’exige ce domaine, à mi-chemin entre la biologie et la psychologie.

2. Réductionnisme et antiréductionnisme L’unité de la science et l’intégration des domaines se pensent traditionnellement en

termes de réduction et le réductionnisme, dans sa forme classique (Nagel 1961), intègre les théories d’une manière très étroite, impliquant co-extensivité des termes et dérivabilité des lois d’une théorie à partir de celles de l’autre. Dans le cas de théories de niveaux distincts (l’une étant plus macroscopique que l’autre) et de ce que nous pourrions appeler des réductions interniveaux, Nagel souligne qu’il faudra d’abord homogénéiser les vocabulaires des théories. En effet, des théories de niveaux distincts

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ne partageront pas, en général, de termes communs et il est formellement impossible de dériver une conclusion à partir de prémisses si les deux ne partagent pas de termes. Pour réaliser une réduction interniveau par dérivation des lois, il faudra par conséquent joindre à la théorie réductrice un ensemble de définitions connectives dont la fonction est d’établir un lien entre ses termes et ceux de la théorie appelée à être réduite, fonction qu’elles remplissent en précisant les identités référentielles (co-extensivité) entre les termes des deux théories. Une étape préalable au genre de réduction qui nous occupe exige ainsi l’établissement de ce que l'on a appelé des lois-ponts (ou règles de correspondance).

La critique la plus influente du réductionnisme est maintenant connue sous le nom « d’argument par la réalisation multiple » : il serait en pratique impossible de réduire une théorie de niveau supérieur à une théorie plus microscopique parce qu’il serait en pratique impossible d’établir les lois-ponts nécessaires (Putnam 1967, Fodor 1974). En particulier, les espèces psychologiques ne se réduiraient pas à des espèces neurologiques puisque, étant en essence des espèces fonctionnelles (c’est le fonctionnalisme en philosophie de la psychologie), leur extension contiendrait non seulement des états mentaux humains, mais aussi ceux d’artefacts intelligents ou d'extraterrestres au cerveau (voire « aux cerveaux ») entièrement différent du nôtre, bref tout état capable de remplir la fonction qui définit le type. Il serait donc virtuellement impossible qu'un terme provenant d'une théorie psychologique soit co-extensif à un terme (ou ensemble de termes) d’une théorie neurologique. Les antiréductionnistes s’attaquent ainsi à ce que Kim (1993) nomme la « thèse de la corrélation », apparemment présupposée par toute forme de réductionnisme psychophysique, soit l'idée qu'une espèce psychologique est toujours réalisée de la même façon chez tous les organismes qui la manifeste. Nos intuitions suggèrent toutefois qu’une même espèce psychologique peut, de fait, se réaliser dans différents types de structures et ces intuitions sont confirmées par les données provenant de la biologie (Goldsmith (1990) rapporte par exemple que l’œil aurait évolué indépendamment 13 fois, donnant chaque fois naissance à des structures passablement différentes). La thèse de la corrélation est donc empiriquement fausse et, par conséquent, les lois-pont liant des termes psychologiques et neurologiques (ou autres) seront composés d’un membre, celui provenant de la théorie réductrice, qui est une disjonction de termes hétérogènes (des neurones, des puces de silicone, et quoi encore). Puisqu’il est toujours possible en théorie d’identifier un nouvel état capable de remplir la fonction définissant le type, le membre disjonctif d’une loi-ponts n’identifiera jamais un prédicat projectible. Il s’ensuit que les lois contenant un membre disjonctif ne rendront pas le caractère contrefactuel des lois et généralisations scientifiques de la théorie réduite (Kinkaid 1990, p. 580). La théorie réduite perd ainsi la force qu’elle possédait avant la réduction, ce qui est inadmissible pour les partisans d’une psychologie scientifique.

Si le défenseur de la réalisation multiple croit avec le réductionniste que la co-extensivité des termes et la dérivabilité des lois sont les seuls types de rapports que peuvent entretenir des théories de niveaux distincts, alors la réalisation multiple établit une autonomie radicale entre ces théories (ou encore elle établie le caractère non scientifique de la psychologie, et de toutes les théories macroscopiques, voir Kim (1998) – thèse que nous n’étudierons pas davantage ici puisque tous les interlocuteurs du présent débat s’entendent pour conserver à la psychologie son caractère scientifique). La réalisation multiple montrant que les théories de la biologie et de la psychologie ne peuvent pas entretenir les seuls rapports qu’elles pourraient entretenir, celles-ci sont donc parfaitement autonomes les unes par rapport aux autres. C’est pourquoi, en général, le partisan du fonctionnalisme conclut de sa position et de la fausseté de la

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thèse de la corrélation que la psychologie est absolument indépendante des théories limitrophes, en particulier de la neurologie et de la biologie.

Le fonctionnalisme est cependant associé à une thèse dont les conséquences n'ont pas été pleinement perçues par les partisans de l’autonomie, soit la « thèse de la réalisation physique ». Selon Kim, les fonctionnalistes présument généralement (1) que les états psychologiques se réalisent dans un système quand, et seulement quand, certaines conditions appropriées sont présentes et (2) que les propriétés de ces états, particulièrement leurs propriétés nomologiques, résultent des propriétés des composantes du système et de leurs relations nomologico-causales et qu’elles sont en conséquence explicables en termes de ces propriétés et relations (Kim 1993, p. 322). Or, dans le contexte de la thèse de l’autonomie, ces deux thèses impliquent que la psychologie générale ou globale (c'est-à-dire une psychologie qui ne serait pas spécifique à une espèce ou un autre type bien défini de structure) n'est pas tout à fait une science : ses termes font référence à des disjonctions disparates d'espèces naturelles ayant des propriétés causales et nomologiques différentes (Kim 1993, p. 335). On ne peut pas donc espérer que les nouvelles généralisations de cette psychologie générale soient vraies de tous les membres de la disjonction. Les prédicats de cette psychologie ne sont pas projectibles d’une espèce ou d’un mécanisme à un autre à cause des microstructures variées qui les réalisent. Ainsi, la loi « on peut atténuer la douleur en utilisant des opiacés », laquelle est vraie chez les humains, ne vaudrait pas nécessairement chez nos amis extraterrestres (qui n’ont peut-être pas de récepteurs d’endorphine). Si la réalisation multiple rend la psychologie autonome, elle la prive aussi du statut de science, au sens où la psychologie n'aurait pas un sujet d'étude unifié.

Tant la réduction que l’autonomie privent la psychologie du statut de science, la première en réduisant ses prédicats à des disjonctions non projectibles, la seconde en admettant des prédicats non projectibles au sein de sa typologie. Il s’agit là, on le voit, des deux envers d’une même médaille : celle qui consiste à croire que la co-référentialité des termes et la dérivabilité des lois sont les seules relations que peuvent entretenir des théories de niveau distinct. Dès lors qu’on a accepté cette thèse, et la fausseté empirique de la thèse de la corrélation, le sort de la psychologie scientifique est joué.

3. Vers un modèle des relations interniveaux

3.1 Contre la désunion Une piste pour dépasser l’opposition réduction/autonomie et ses conséquences

désastreuses pour la psychologie scientifique se trouve dans la réponse réductionniste habituelle à l’argument par la réalisation multiple : la relativisation de la réduction à des domaines particuliers, c’est-à-dire la réduction locale. Nous développerons cette piste et montrerons qu’elle exige le remplacement de la notion abstraite et anhistorique de fonction préférée par les partisans de l’autonomie par une notion de fonction qui a l'avantage d'inviter à l'établissement de liens entre domaines, ce que nous cherchons justement. Il pourrait sembler que le passage de la « réduction globale » à des réductions locales clôt le dossier en faveur de l’option réductionniste : la psychologie ne se réduit pas en bloc mais elle se réduit néanmoins : à défaut de co-extensivité et dérivabilité globales, il y aurait co-extensivité et dérivabilité locales, ce qui est suffisant pour justifier l’option réductionniste traditionnelle. Pour répondre adéquatement à l’argument par la réalisation multiple, le partisan de la réduction locale en psychologie devra toutefois remplacer la notion de fonction habituellement présumée par le

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fonctionnalisme et ce remplacement n’est pas sans conséquences sur l’option réductionniste. La notion de fonction appelée à remplacer la première s’inscrit en effet dans un contexte évolutionniste qui s’accommode mal des visées d’intégration forte (co-extensivité et dérivabilité) propre au réductionnisme. Nous verrons en particulier comment la réduction doit être contrainte non seulement par des données provenant de la théorie réductrice mais aussi par des données provenant de théories de domaines limitrophes, à des niveaux supérieurs ou inférieurs, ou identiques, ce qui nécessitera en retour de revoir les relations qui existent entre théories de domaines adjacents.

Les partisans du réductionnisme répondent à l’argument par la réalisation multiple qu’ils ne se sont jamais opposés au fonctionnalisme ou à la réalisation multiple des propriétés de haut niveau (Enç 1983; Churchland 1986; Hardcastle 1992; Kim 1993, 1998, Bickle 1998, Poirier 2000). Patricia Churchland précise par exemple que la réalisation multiple signifie simplement qu’une réduction adéquate doit toujours être relativisée à un domaine (domain relative reductions). Avec Enç (1983), elle illustre le caractère relatif des réductions au moyen de la réduction de la température. On le sait, la température d’un gaz est réductible à l'énergie cinétique translationnelle moyenne des molécules du gaz. Mais la température ne se réduit pas au même phénomène dans le cas des plasmas (qui ne possèdent pas de molécules) ou des solides (où les molécules sont trop fortement liées). À moins d’accepter la thèse forte voulant que, malgré les apparences et la publicité à cet effet, la température ne se réduit pas, puisqu’il y a là-aussi réalisation multiple, la réalisation multiple des espèces psychologiques ne constitue donc pas un obstacle majeur à la réduction en psychologie. Comme le remarque Churchland :

Bien que [ce phénomène] soit nommé « réalisation multiple » et drapé de noir par le fonctionnaliste, il est affaire courante en sciences. Le fait que les réductions soient relatives à un domaine ne signifie pas qu'elles soient bidons (phony) ou manquées, et encore moins que la psychologie puisse ainsi justifier son isolation méthodologique des neurosciences. (1986, p. 357, nous traduisons)

Les psychologues, et tout particulièrement les psychologues évolutionnistes, n’auraient pas à craindre le caractère local des réductions, souvent dénigré par les fonctionnalistes sous le nom de « chauvinisme ». Bien au contraire, le caractère local serait à priser ; les psychologues évolutionnistes s'attardant après tout à décrire l'architecture cognitive humaine au niveau de l'espèce (négligeant dans un premier temps les différences individuelles, que nous négligerons nous-même par conséquent ; voir Poirier (2000) pour une discussion).

Kim (1998) renforce l’argument de la compatibilité entre la réduction et la réalisation multiple fondée sur l’essence fonctionnelle des espèces psychologiques. Il rejette le modèle classique de la réduction, brièvement décrit ce-dessus, à la faveur d’un modèle fonctionnaliste, où la description fonctionnelle ne fait pas obstacle à la réduction mais en est une condition nécessaire, bien que non suffisante. Pour établir une telle réduction, il faut d’abord, selon Kim, déterminer le « rôle causal » associé à la propriété à réduire. Cette première étape de la réduction, qui consiste à apparier les propriétés des théories de niveau supérieur à des fonctions causales de type input-output, veut simplement préciser la nature fonctionnelle des prédicats de la théorie à réduire (les prédicats qui ne sont pas tout à fait « fonctionnalisables » devront être réformés de manière plus ou moins substantielle). Cette première étape de la réduction est donc purement conceptuelle. Dès lors qu’on aura correctement « fonctionnalisé » la propriété à réduire, il ne restera plus ensuite, c’est la seconde étape, empirique celle-là, qu’à identifier le ou

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les mécanismes réalisant cette fonction input-output dans une classe donnée de systèmes (Kim 1998, p. 17). Non seulement le réductionnisme serait-il compatible avec le fonctionnalisme : il le présupposerait.

Il existe toutefois différentes façons d'individuer plus précisément les fonctions des systèmes biologiques et le modèle de Kim ne spécifie pas quel type de fonction devraient préférer les psychologues faisant le pari de l’intégration avec la biologie (en extension, les fonctions résultant de ces individuations plus précises constituent des sous-ensembles de la fonction input-output). Deux approches se font traditionnellement compétition en théorie des fonctions : l'approche architecturale (Cummins 1975, 1983) et l'approche téléologique (Millikan 1984, 1989; Neander 1991). Nous croyons toutefois, avec plusieurs auteurs (Godfrey-Smith 1993; Griffiths 1993; Philip Kitcher, 1993), qu'il existe dans la pratique en biologie une forme de pluralisme résultant d’une certaine complémentarité entre ces deux notions.

Selon Cummins, les fonctions sont attribuées dans le cadre de l'analyse d'une capacité d'un système en termes de celles de ses composantes. On identifie la fonction d'une composante dans un système à sa contribution à une disposition ou capacité du système. Par exemple, dans le contexte d’une explication de la capacité d’un système à construire des images mentales, on décomposera cette capacité en capacités plus simples, exécutées par des composantes du système, par exemple emmagasiner des représentations iconiques, y accéder, les manipuler, les transformer, etc. Dès lors qu’on aura localisé les composantes S1,…, Sn contribuant respectivement à la construction d’images mentales les capacités plus simples C1,…, Cn, on dira que C1 est la fonction de S1 dans la construction d’images mentales, et ainsi de suite pour toutes les composantes. On pourra ensuite décomposer ces capacités en capacités encore plus simples, jusqu'à ce que l'on ait identifié des capacités correspondant aux dispositions fondamentales des espèces naturelles.

On a reproché à ce type d'analyse sa libéralité excessive. Ainsi, selon l'approche défendue par Cummins, n'importe quelle situation manifestant une certaine régularité pourrait être l'objet d'une analyse fonctionnelle, puisque le fait de considérer une situation comme un système complexe est une décision prise en fonction de nos intérêts de recherche. L'analyse de Cummins ne permettrait donc pas de départager les systèmes qui sont le fruit du hasard de ceux qui ont été conçus, soit par le processus de sélection naturelle ou de sélection artificielle, et qui, selon les opposants de Cummins, seraient les seuls auxquels on pourrait véritablement prédiquer des fonctions. L'analyse de Cummins serait trop libérale en un autre sens : elle ne permettrait pas de distinguer, à l'intérieur même d'un système, la fonction pour lesquelles les composantes auraient été conçues des fonctions qu'ils accomplissent accidentellement. Pour reprendre le vieil exemple du cœur, l’analyse ne permettrait pas de distinguer la fonction pour laquelle le cœur a été conçu (pomper le sang) des fonctions qui possède dans le cadre d’autres systèmes (servir à la détection des troubles cardiaques dans le cadre du système médical moderne).

La seconde approche tente d'éviter ces « écueils » en introduisant une composante historique dans la définition des fonctions. Selon cette dernière, on établit la fonction d'une composante dans un organisme dès lors qu’on a identifié lequel de ses effets a contribué dans le passé à l'adaptation (ordinaire ou inclusive, selon l’auteur consulté) des organismes de la même famille, c'est-à-dire l'effet pour lequel la composante fut sélectionnée par l’action de la sélection naturelle. Dans le cadre de l'analyse des organismes biologiques, on a nommé cette fonction la « biofonction propre » de la composante pour la distinguer des ses fonctions secondaires, dérivées ou accidentelles.

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Pour Mundale et Bechtel (1996), cette notion, appliquée à l'analyse des mécanismes psychologiques, a pour avantage d’encourager vigoureusement l'intégration de la psychologie et de la biologie. Elle offre également un cadre pour analyser la notion de dysfonction cognitive, ce que ne permettait pas l'approche architecturale. Dans un système donné, une composante ne fonctionne pas correctement (voire pas du tout) lorsqu'elle n'est pas en mesure d'amener l’effet que des composantes du même type ont historiquement contribués à l’adaptation de systèmes du même type, contributions expliquant partiellement sa présence actuelle dans l'organisme.

Dans le contexte de l’analyse d’une notion de fonction capable de jouer le rôle que nous voulons lui faire jouer en psychologie évolutionniste, quelques remarques s’imposent sur la notion de biofonction propre telle que définie traditionnellement. Premièrement, il faudrait introduire une référence explicite à l'environnement adaptatif évolutionniste (EAE), soit l'environnement où l'accomplissement de la biofonction donne lieu suffisamment souvent à un comportement adaptatif. Cette référence permet de distinguer les cas de dysfonction des cas où l’accomplissement de la biofonction est gêné ou même empêché par la présence d’un environnement distinct de l’EAE. Cette distinction est extrêmement importante pour la psychopathologie, par exemple, où il est crucial de distinguer les cas où une sous-composante est endommagée, et donc dysfonctionnelle, des cas où la composante fonctionne normalement dans un contexte différent de celui pour lequel elle a été conçue. Dans les deux cas, on a affaire à des effets non-adaptatifs, mais l’origine, et le traitement, de ces effets est différente. Les mécanismes qui nous font rechercher le gras animal pour sa valeur nutritive sont une des causes principales de l’embonpoint des nord-américains. Cependant ces mécanismes ne sont pas dysfonctionnels : c’est seulement qu’ils fonctionnent désormais dans un environnement fort différent de notre EAE où la consommation de viande était un événement rare (alors qu’aujourd’hui, presque tous les marchands de fast-food sont des revendeurs de gras animal sous une forme ou une autre – même la crème glacée!). Nous reviendrons à cette question dans un prochain article (Poirier et Faucher, ms) pour montrer comment un notion plus complète de fonction permet de réunifier les champs traditionnellement distincts de la psychologie que sont la psychiatrie et les sciences cognitives (plus généralement la clinique et la recherche fondamentale). Deuxièmement, il importe pour plusieurs auteurs (Godfrey-Smith 1993; Griffiths 1993; Philip Kitcher, 1993; Mayr 1988) de distinguer entre ce que Mayr nomme la « fonction d’origine » et la « fonction présente » de la composante d'un système. Cette distinction permet de rendre compte des cas d'ex-adaptation (Griffiths, 1993), notion qu’il faut comprendre par opposition à celle de pré-adaptation. Une pré-adaptation est un trait ne possédant pas de fonction particulière à l’origine, mais qui paraît bien adapté à l’exécution d’une certaine fonction, et qui est éventuellement recruté à cette fin. Une ex-adaptation est un trait qui possédait à l’origine une fonction mais l’a perdu au profit d'une autre. Les pressions sélectives expliquant la présence actuelle d'une ex-adaptation dans une population ne sont plus les mêmes que celles qui expliquaient sa présence à l'origine : comme pour la fonction d’origine, elles se retrouvent dans le passé mais celui-ci, dans le cas des ex-adaptations, est plus récent. Godfrey-Smith (1994) parle de l'histoire récente alors que Griffiths fait référence à la nécessité d'une explication sélective proximale pour ces traits. L'importance de cette distinction tient au fait qu'elle permet d'éviter la confusion entre la fonction propre d'une composante et sa conception naturelle (natural design). Selon Allen et Bekoff (1995) plusieurs scientifiques et philosophes commettraient l'erreur qui consiste à assimiler la notion de conception à celle de fonction (T est naturellement conçu pour faire X si faire X est la fonction biologique de T). Cette distinction donne à la psychologie évolutionniste la pouvoir de distinguer la fonction

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d’origine d’une structure cognitive, chez nos ancêtres hominidés par exemple, de sa fonction actuelle chez l’humain. Il est possible qu’aucune mutation majeure ne soit survenue mais que, l’environnement, incluant les autres structures cognitives, ayant changé, la sélection ait recruté une structure cognitive pour l’exécution d’une nouvelle fonction (nous rappelons qu’en terme de structure, le cerveau humain est virtuellement identique à celui de nos cousins).

On présente souvent les approches architecturales et évolutionnistes comme étant en concurrence l’une avec l’autre. Nous croyons qu’il s’agit là d’une erreur car le terme n’est pas monosémique dans la pratique biologique. Chacune des approches correspond en effet à un usage particulier en biologie : l’approche architecturale est souvent utilisée en physiologie ou en neurosciences cognitives, alors que l’approche téléologique l’est plus souvent en éthologie. De plus, les deux types d’analyse sont complémentaires. Philip Kitcher (1993) soutient en effet que l’analyse architecturale d’un système biologique ne se pratique pas en général dans un vide évolutionniste, mais qu'on y pose un lien indirect entre les fonctions et la sélection naturelle en attribuant au système, pris dans sa totalité, la fonction de survivre et de se reproduire. Il souligne que l'analyse architecturale faite en biologie présuppose ainsi en arrière plan une image vague des pressions sélectives qui ont pesé sur l'organisme analysé. Dans ce contexte, on ne s'intéresse pas tant à montrer qu'une composante X produit un effet E mieux qu'une composante alternative Y et que c'est pour cette raison qu'elle a été sélectionnée, qu’à la façon dont elle contribue à la survie de l'organisme ou à son adaptation. De son côté, Cummins (communication personnelle) souligne que l’analyse évolutionniste d’un trait ne peut se faire à l’extérieur du cadre d’une analyse architecturale de la fonction du trait dans le système auquel il appartient. Pour établir qu’une composante X contribue ou a contribué E à l’adaptation d’un organisme, il faut préalablement déterminer la fonction mécanique de la composante en question au sein de l’organisme (ou de ses ancêtres). Nous savons par exemple que certaines imperfections de manufacture des premiers contrôleurs de la vitesse des moteurs à vapeur (contrôleurs de Watt) avaient pour fonction (inconnue à l’époque) d’adoucir les rétroactions au sein du système dynamique. Nous le savons parce que, dans les contrôleurs modernes, usinés selon des standards plus élevés, les imperfections ne causent plus autant de friction et il faut inclure des dispositifs (ressorts, etc.) visant à remplacer l’action de la friction dans les anciens contrôleurs, à défaut de quoi le système oscillera entre deux vitesses au lieu de d’adopter une vitesse unique stable. Il est impossible de comprendre le travail des ingénieurs sans une notion de fonction qui permette d’attribuer une fonction aux imperfections de manufacture dans les anciens contrôleurs. L’analyse architecturale permet en plus d’établir l’espace des conceptions possibles du système et de ses composantes (design space). La connaissance de l’espace des conceptions possibles permet d’apprécier le travail effectué par la sélection naturelle de même que ses limites. Dans ce contexte, la faiblesse présumée de l’analyse architecturale, sa libéralité, devient une force puisque le concept n’est pas lié aux faits mais aux possibilités. C’est l’analyse architecturale qui explique qu’il faut une surface portante pour voler mais c’est l’analyse évolutionniste qui expliquera pourquoi tel organe à été adapté chez telle espèce de façon à produire une surface portante, et ainsi actualiser la possibilité du vol.

Pour Paul Griffiths (1994, 1996a et b), les partisans de l’approche téléofonctionnelle, et ce qu’il dit vaut aussi pour l’approche architecturale, commettent cependant la même erreur que les fonctionnalistes traditionnels, bien qu’à un niveau moindre, en utilisant un niveau de description des fonctions qui est encore trop abstrait et qui leur fait en conséquence regrouper des structures différentes. L’erreur est particulièrement

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évidente, soutient Griffiths, dans les cas d'évolution parallèle, où une structure a évolué indépendamment chez plusieurs organismes (le cas de l’œil dont nous avons parlé tout à l’heure en est un bon exemple). Lorsqu’il y a évolution parallèle d’un trait, les pressions sélectives sont les mêmes et, par conséquent, la fonction du trait sera la même, et ce en dépit du fait que ceux-ci ne seront pas nécessairement structurellement identiques. En termes évolutionnistes, ces traits sont des analogues mais non des homologues. De ce fait, ceux-ci partageront certaines similarités superficielles, liées au fait que l’évolution convergente leur a conféré des fonctions similaires et que, les lois de la physique étant ce qu’elles sont, il existe un nombre limité de façons de réaliser une fonction donnée. Mais leur réalisation pourra ne partager aucune similarité structurelle pertinente : elles devront donc répondre à l’accusation de Kim voulant que ces fonctions ne soient pas projectibles. Millikan, qui selon Griffiths a déjà commis cette erreur, précisait récemment que le fait que des pressions identiques peuvent engendrer des organes ayant la même fonction explique simplement comment une propriété fonctionnelle peut en venir à être réalisée de façon multiple. Là n’est pas la question, précise-t-elle : « […] notre question n'est pas de savoir comment des objets différents peuvent en être venus à posséder la même fonction, mais plutôt celle de savoir si ces objets formeront alors une espèce naturelle propre, sur laquelle on pourrait fonder des inductions vers d'autres propriétés fonctionnelles. Le fait qu'une variété d'objets manifestent la même fonction, et ce pour des raisons évolutionnistes identiques, ne devrait pas, en soi, impliquer que ceux-ci sont semblables à d'autres égards » (1999, p. 59, nous traduisons). Comment s'assurer que nous avons toujours affaire à des espèces naturelles ? Griffiths, dans une récente série d'articles (1994, 1996a et b), propose une solution intéressante. Selon lui, les attributions téléofonctionnelles doivent tenir compte de ce qu'il nomme « l'histoire adaptative » particulière du trait : il faut qu’elles soient contraintes par l’histoire phylétique du trait lui-même. La cladistique est une façon de retracer cette histoire. Puisque la proposition de Griffiths repose essentiellement sur la notion de « clade », disons un mot à ce sujet.

La cladistique classe les organismes selon leurs relations de descendance. Un clade est un groupe d’organismes possédant un ancêtre commun : il peut recouper une seule espèce, mais aussi plusieurs espèces descendues d’une même espèce-mère. Intuitivement, toute branche de « l’arbre de la vie », que ce soit une brindille (H. Sapiens) ou une branche majeure (Animalia) est un clade. Selon Griffiths, la cladistique permet d'isoler des espèces naturelles parce que les clades sont, dans ses mots, maximalement prédictifs et projectibles : ils permettent d'identifier des ensembles de ressemblances qui passeraient autrement inaperçus. Les crocodiles possèdent par exemple un ancêtre commun avec les oiseaux et appartiennent donc au même clade. La connaissance de ce fait permet d'expliquer pourquoi les crocodiles manifestent des comportements que n'exhibent pas les autres reptiles : la construction de nids, la couvaison, leur vaste répertoire de vocalisations, etc.

Pour Griffiths, le type de fonctions attribuées par les partisans de l’approche téléofonctionnelle doit être relégué aux théories écologiques. Ces théories ont leur utilité puisqu'elles permettent de mettre au jour des régularités générales qui sont robustes, c'est-à-dire indifférentes aux types de structures qui les produisent; par exemple, la classe des « prédateurs », celle des « comportements agonistiques » (voir Sterelny 1996). Mais ces fonctions ne sont pas les espèces naturelles que devraient préférer les psychologues évolutionnistes puisqu’elles regroupent des structures partageant des ressemblances superficielles (elles regroupent des analogues, et non des homologues). Les attributions fonctionnelles des psychologues évolutionnistes devraient donc être contraintes historiquement et relativisées aux clades. L'adoption des explications

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« historiques adaptatives », comme les nomme Griffiths, risque de mener à la révision de certaines des attributions fonctionnelles propres au niveau des théories écologiques (elles remettent en cause l'argument abductif des évolutionnistes qui prétendent que les mêmes traits doivent avoir les mêmes causes adaptatives) :

Les yeux complexes des insectes diffèrent substantiellement [de ceux des humains], étant meilleurs à détecter les mouvements et plus mauvais en termes de résolution d'images. Peut-être, en termes évolutionnistes, jouent-ils un rôle plus proche de celui de oreilles de certains vertébrés. Alors le concept populaire d’œil est peut-être trop englobant. Il peut-être également trop restrictif. Sur le plan adaptatif, le sonar des chauves-souris pourrait bien avoir plus en commun avec l’œil humain [...] (Griffiths, 1994, p. 220; nous traduisons)

La perspective cladistique permet également de tester certaines explications adaptationnistes. Pour Shepard (1990, 1992), le système visuel trichrome des humains est une adaptation aux conditions lumineuses prévalant sur Terre. Or, lorsque l'on s’attarde à la phylogénie de la vision colorée, il appert que la trichromie n'est pas la norme dans le règne animal (Goldsmith 1990, p. 304). Plusieurs vertébrés (poissons, amphibiens, reptiles et oiseaux) possèdent quatre ou cinq types de pigment visuel. Chez les mammifères, en contrepartie, seuls quelques primates possèdent une vision trichrome, la dichromie étant la norme historique et contemporaine chez ces vertébrés. Ces observations suggèrent que le système de vision colorée des mammifères est probablement dégénéré sur le plan évolutionniste. Les ancêtres des mammifères possédaient probablement une capacité de discrimination des couleurs plus fine que celle de leurs descendants. Celle-ci s’est atrophiée à la suite, vraisemblablement, de l'adoption d'un mode de vie nocturne (avant la disparition des dinosaures) pour ensuite réapparaître partiellement chez quelques espèces de primates (sous l'influence de nouvelles pressions sélectives), mais avec les contraintes imposées par l'histoire évolutionniste récente des mammifères. Ces observations suggèrent aussi que les pressions écologiques qui ont conduit à la vision trichrome ne sont probablement pas celles que croyait Shepard. En ce sens, la phylogénie fournit un test aux explications adaptatives (Griffiths 1996b).

3.2 Émergence et systèmes étendus Le savoir que vise à produire la psychologie évolutionniste ne prend pas la forme de

lois, mais de modèles décrivant les composantes et l’organisation du système que l'on nomme esprit. Nous croyons que l'on peut continuer à parler de « réduction » dans le cadre d'une telle entreprise, mais ce que nous nommerons ainsi a peu à voir avec la notion classique de réduction. Une raison justifiant cette distance par rapport au concept traditionnel est l'idée que certaines propriétés des systèmes modélisés sont émergentes. Nous expliquerons ici ce que nous entendons par émergence et attirerons l'attention sur une forme d'émergence négligée jusqu'ici par les évolutionnistes.

Il convient d’abord de souligner que la notion d’émergence invoquée à l’occasion des discussions sur le réductionnisme doit être comprise dans le sens que lui donnent les scientifiques, c’est-à-dire comme le produit de l'interaction d'entités de niveau inférieur et/ou supérieur au niveau étudié, et non comme l'irruption soudaine de propriétés mystérieuses, soustraites aux lois de la nature. En ce sens, l'émergence implique une forme particulière d'interdépendance entre les composantes. Comme il est difficile de définir une condition nécessaire à l'émergence, Wimsatt (1997) propose de définir celle-ci par la négative, en l'opposant à « l’agrégativité ». L’émergence, en ce sens,

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correspondrait à la « non-agrégativité ». Les propriétés macroscopiques d’un système seront qualifiées « d’agrégatives » à proportion que sont rencontrées quatre conditions : (1) intersubstitution, (2) similitude qualitative des propriétés macroscopiques et microscopiques, (3) décomposition et ré-agrégation, (4) linéarité. Le degré de respect ou non de ces conditions définit un continuum de propriétés allant des propriétés purement agrégatives aux propriétés purement émergentes. Lorsque ces conditions sont parfaitement respectées, il fait sens de penser aux propriétés macroscopiques du système comme de simples agrégats des propriétés des composantes. Les propriétés macroscopiques d’une pile de livres, son épaisseur et sa masse par exemple, ne sont qu’un agrégat des propriétés individuelles des livres (leur masse et leur épaisseur). Comme le lecteur l’aura sans doute remarqué, il ne fait même pas vraiment sens de parler d’un « système » lorsque nous avons affaire à un pur agrégat (nous parlerons plutôt d’une collection, d’un groupe, etc.). Mais dès lors qu’une ou l’autre des conditions d’agrégativité n’est plus respectée, nous avons affaire à un système en bonne et due forme : l’interaction des composantes importe. Et à proportion qu’on s’éloigne davantage du pôle « agrégat », en enfreignant de plus en plus de conditions, et de plus en plus sévèrement, nous obtenons un système de plus en plus intégré jusqu’au point où l’on peut dire des propriétés macroscopiques du système qu’elles sont émergentes.

Malheureusement pour le réductionniste, les conditions définissant l’agrégativité représentent aussi une mesure de la facilité d’identifier le système responsable des propriétés inputs-outputs du système. Plus une propriété fonctionnalisée est émergente, plus il sera difficile de remplir la seconde condition de la réduction, soit d’identifier empiriquement le mécanisme responsable de la fonction input-output. Il est extrêmement facile d’expliquer la masse d’une pile de livres en termes de celle de ses constituantes. Mais lorsque chaque composante joue un rôle particulier et distinctif au sein du système, lorsqu’il n’est plus possible d’étudier le comportement de la composante hors du contexte du système car celle-ci change lorsque retirée ou abstraite du système, et lorsque les interactions entre les composantes sont peu linéaires, il devient à toute fin pratique impossible d’expliquer les propriétés macroscopiques en terme de l’interaction des propriétés microscopiques. Il faut alors idéaliser les propriétés du système et de ses composantes et linéariser les interactions entre les dernières. Mais alors nous ne réduisons plus les propriétés macroscopiques du système : nous en construisons un modèle abstrait et idéalisé.

Wimsatt (1997) soutient qu’il existe deux formes d'émergence. La première survient quand les propriétés d'un système dépendent en partie ou en totalité de l'arrangement de ses parties internes : on parle alors de sensibilité au contexte intra-systématique. La seconde survient lorsqu'un système est sensible au contexte extra-systématique. Les psychologues évolutionnistes reconnaissent la première forme de sensibilité, mais la réduisent considérablement au moyen du concept de module (ceux-ci fonctionnant presque indépendamment les uns des autres). Sur ce plan, les modèles évolutionnistes de l’esprit se situent donc à mi-chemin entre l’agrégat et le système intégré. La validité de ce type de modèle fait l’objet de discussions intenses dans les sciences et neurosciences cognitives, mais pour des raisons d’espace nous ne nous y attarderons pas aujourd’hui (voir Fodor 2000, pour une critique soutenue).

Concernant la dépendance extra-systémique, les psychologues évolutionnistes reconnaissent que l’environnement est la source des pressions sélectives à l’origine de la sélection, lesquelles assurent également le maintien au sein d’une population des propriétés macroscopiques des systèmes biologiques. Une explication complète des propriétés macroscopiques de ces systèmes ne peut par conséquent faire l'économie de

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l’environnement. Cette dépendance à l’environnement aura des répercussions sur la possibilité de réduire les propriétés macroscopiques des systèmes biologiques et sur la nature de ces réductions. Deux facteurs environnementaux, le premier diachronique le second synchronique, présentent un intérêt particulier pour ce qui nous occupe : (1) l’unité de sélection de plusieurs espèces psychologiques peut inclure autant le génotype de l’organisme que son environnement et (2) plusieurs espèces psychologiques nécessitent une interaction informationnelle constante avec l’environnement. Nous reprenons ces facteurs tour à tour.

Une idée profondément ancrée dans la culture scientifique et populaire veut que le développement des traits (psychologiques et autres) soit ou bien génétiquement déterminé (développement signifie alors maturation) ou bien acquis au terme d’interactions avec l'environnement (développement signifie alors apprentissage). La même image veut qu’il soit toujours possible de déterminer l'influence relative de chacun des deux facteurs sur le développement de l’organisme. Griffiths et Gray (1994) rejettent cette image dichotomique du développement des traits à la faveur d’une image plus unifiée des interactions entre les diverses sources du développement. Ils suggèrent de remplacer l’image dichotomique par ce qu'ils nomment le modèle de la « construction hétérogène », lequel est conçu « pour convier l'idée que le phénotype psychologique est construit à travers l'interaction de facteurs ‘biologiques’ traditionnels, de facteurs ‘culturels’ traditionnels et de facteurs qui sont difficiles à classer dans les termes de cette dichotomie » (Griffiths, 1997, p. 132, nous traduisons). Ils nomment « système développemental » l'ensemble structuré des ressources contribuant au développement des traits répliqués de manière stable à travers une lignée évolutive. Pour ces auteurs, toutes les ressources peuvent contribuer à part égales au développement d’un trait. Parmi les ressources appelées à contribuer au « processus de développement », il y a bien sûr les éléments génétiques, mais aussi des ressources environnementales permanentes (soleil, luminosité, gravité, etc.), des ressources parentales (cytoplasme maternel, protection), des ressources sociales (présence d’une hiérarchie sociale, système d’éducation) et des ressources générées par la population (langage, mathématiques) ou le système lui-même. Chaque processus de développement « commence par une période pendant laquelle les structures fonctionnelles caractéristiques d'une lignée doivent être reconstruites à partir de ressources relativement simples » (Griffiths et Gray 1994, p. 304, nous traduisons). L'ordre spatio-temporel dans lequel ces ressources sont présentées au système en développement est important : des fenêtres d'apprentissage s'ouvriront à certains moments précis et un type particulier d'information devra être présenté au système. Si cette information n'est pas présentée à ce moment précis, le processus de développement pourra être perturbé si bien que d'autres fenêtres ne s'ouvriront pas ou que certaines informations demeureront à jamais au-delà de la portée du système (pensez au cas des célèbres enfants-loups, qui n'ont jamais appris à parler). Selon Griffiths et Gray, c'est la série particulière d'interactions entre les ressources qui est l'objet de la sélection (comme ils le notent, cette idée n'est pas sans rappeler celle de « phénotype étendu » de Dawkins). L'évolution se produit parce qu'il y a des variations à l'intérieur des cycles développementaux, ainsi chaque interaction développementale devrait pouvoir recevoir une explication évolutionniste. Le phénomène d’imprégnation (imprinting) illustre bien la construction hétérogène des propriétés phénotypiques : certains oiseaux n’apprennent leur chant que s'ils sont exposés à un type de chant particulier pendant une période critique de leur développement (Gould et Marler 1987). La stabilité transgénérationnelle du chant chez ces oiseaux doit être expliquée en mentionnant leur « instinct d'apprentissage », bien sûr, mais également le fait que les conditions environnementales

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dans lesquelles grandissent les oisillons sont relativement constantes (par exemple, le fait qu’ils grandissent entourés d'oiseaux de la même espèce). Selon la théorie de Griffiths et Gray, cet environnement doit être considéré comme faisant partie du « phénotype étendu » puisqu'il est nécessaire à une interaction stable donnant lieu à un trait spécifique à l'espèce: pas de chant sans la présence des autres oiseaux.

Si on accepte cette théorie, deux dichotomies disparaissent : celle entre l'organisme et l'environnement et celle entre l'évolution biologique et culturelle. D'une part, le système développemental est plus étendu que ce l'on nomme habituellement le phénotype car il inclut aussi l'environnement. Si un animal choisit de vivre dans un environnement X, alors qu'un autre choisit Y, et qu’il s’avère que X s'est historiquement révélé avantageux pour celui-ci, alors son interaction avec X possède une explication évolutionniste. D'autre part, la théorie des systèmes développementaux maintient qu'il n'est pas possible de diviser les traits d'un organisme entre ceux qui possèdent une assise génétique et ceux qui possèdent une assise culturelle ou environnementale. Tous les traits stables d'une espèce sont sujets à une explication par sélection naturelle, laquelle montrera comment les processus développementaux se répliquent. Même les traits variant d’une culture à une autre peuvent recevoir une explication évolutionniste puisqu'ils peuvent refléter des différenciations entre lignées de systèmes développementaux.

Les propriétés macroscopiques des systèmes développementaux ne peuvent pas se réduire à un ensemble de propriétés internes d'un organisme et, a fortiori, leurs propriétés psychologiques ne se réduiront pas aux propriétés de leur cerveau. Ceci ne signifie pas que les propriétés de ces systèmes ne se réduiront pas à un ensemble plus englobant de propriétés physiques, incluant par exemple l’environnement de l’organisme et l’histoire de sélection de l’espèce à laquelle il appartient mais, de toute évidence, de telles réductions seront beaucoup plus difficiles à obtenir. Ceci nous laisse croire que les propriétés étudiées par la psychologie évolutionniste seront plus près du pôle émergence que du pôle agrégat du continuum définit par les conditions d’agrégativité de Wimsatt.

Alors que le premier facteur déterminant la possibilité et la nature de la réduction des propriétés psychologiques évolutionnistes est franchement diachronique, le second est plus synchronique. Il s’agit des interactions environnementales nécessaires à la réalisation des capacités cognitives individuelles. Les sciences cognitives et la philosophie (analytique anglo-saxonne) ont traditionnellement conçu l’esprit d’une manière isolationniste en comprenant les rapports entre le sujet et l'environnement comme une voie à sens unique allant de l'environnement vers le sujet, et en réduisant les déterminantes de l’action aux seules représentations internes de l’environnement. Cet isolationnisme présente une image appauvrie de la cognition et de ses rapports à l’environnement. Le système cognitif serait informé par l’environnement et se formerait, sur la foi de ces informations, une représentation interne de l’état actuel de l’environnement. Il traiterait ensuite ces représentations selon un programme interne et déterminerait à la lumière des nouvelles représentations ainsi construites quel est le meilleur cours d’action à suivre. L’action entreprise modifierait l’état actuel de l’environnement, le système en serait informé et le cycle recommencerait. Pour celui qui adopte cette image simplifiée des rapports entre l’esprit et l’environnement, il sera raisonnable de limiter la cognition au traitement des représentations et de réduire l’esprit au système dont la fonction serait d’effectuer ces traitements, soit le cerveau.

Plusieurs philosophes et chercheurs en sciences cognitives ont cependant attiré l'attention sur le fait que la dura mater n’est pas une frontière importante (ou ultime) sur

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le plan cognitif ou psychologique. L’esprit n’est pas le cerveau sous un autre nom, ou un autre niveau de description. En tant que système de traitement d’information doué de capacités cognitives, l’esprit n’est pas identique au cerveau : il l’inclut. Mais le système inclut aussi le corps et l’environnement (physique et culturel), et ce, de manière essentielle (quoique peut-être à titre de partenaires juniors). La frontière physique évidente entre le cerveau, le corps et l’environnement n’est pas reproduite sur le plan informationnel : à ce niveau les échanges entre le cerveau, le corps et l’environnement sont dynamiques et se font parallèlement sur plusieurs canaux dont la bande passante est élevée. Ces échanges sont si profonds et ancrés qu’il ne fait pas sens de limiter de la responsabilité de nos capacités cognitives au seul cerveau. Ces capacités reposent sur des échanges informationnels qui s’étendent bien au-delà du cerveau pour inclure des états, événements et processus qui se produisent dans le corps et l’environnement. Ils « s'étendent » dans l'environnement par exemple en utilisant des indices semés dans son milieu (par lui ou la communauté) ou en utilisant des artefacts sociaux conçus pour augmenter les pouvoirs du cerveau nu (pensons aux algorithmes formels des mathématiques qui doivent se faire crayon en main). Pour Clark, la cognition humaine

se produit à l'interface féconde entre une variété de ressources internes orientées vers l'action et un échafaudage plus vaste de structures, d'outils et de pratiques externes : un réseau de soutien agissant de façon à modifier substantiellement les espaces computationnels que notre raison biologique interne peut explorer. [...] Les artéfacts externes et les organisations sociales peuvent aussi modifier et transformer les tâches que les cerveaux individuels doivent accomplir. (1998, p. 48, nous traduisons)

Cette approche recommande de réintégrer la cognition dans des systèmes plus étendus ne respectant pas la frontière physique entre le cerveau, le corps et l'environnement. La psychologie évolutionniste intègre déjà certains aspects de cette position. Elle respecte, par exemple, le caractère concret ou corporel de la pensée, par opposition au côté abstrait habituellement étudié en sciences cognitives. Les travaux sur la rationalité limitée de Gigerenzer et al. (1999) exploitent justement l'idée que les systèmes de raisonnement sont conçus pour résoudre des problèmes particuliers, présentés dans un format rencontré dans l'environnement adaptatif, tout en respectant les contraintes liées à la nécessité de prendre des décisions rapidement. On y reconnaît également l'importance des outils culturels et la façon dont elles étendent les limites de notre esprit. En ce qui concerne l'insertion corporelle de la pensée, soit l’importance théorique et pratique des aspects matériels du corps des agents, les réflexions évolutionnistes sur les émotions expliquent comment celles-ci peuvent parfois modifier les hiérarchies de contrôle cognitif (la mémoire, la prise de décision, etc.) et préparer le corps à l'action (voir Griffiths 1997 pour un compte-rendu de ce type de position).

Rappelons les résultats obtenus avant de poursuivre notre discussion. La réduction est un processus s’accomplissant en deux étapes. Il s’agit d’abord de fonctionnaliser la propriété macroscopique à réduire, soit identifier l’ensemble de propriétés causales input-output que le psychologue évolutionniste utilise pour fixer la référence du terme dénotant cette propriété. La psychologie évolutionniste doit contraindre la « fonctionnalisation » des propriétés au moyen de contraintes téléologiques et cladistiques car, dans le contexte biologique, ce sont ces propriétés qui auront une efficacité prédictive maximale. Après avoir fonctionnalisé correctement la propriété macroscopique à réduire, il faut ensuite identifier le mécanisme réalisant la propriété fonctionnalisée, c’est-à-dire le mécanisme qui réagira aux inputs décrits par la fonction en produisant les outputs décrits par celle-ci. Lorsqu’il s’agit de systèmes simples,

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moléculaires par exemple, il est relativement aisé d’identifier le mécanisme responsable de la propriété fonctionnalisée. Dans le cas de l’eau, il s’agit simplement d’une interaction électrostatique entre deux atomes d’hydrogène et un atome d’oxygène. Nous avons soulevé les difficultés que rencontreront ceux qui cherchent à identifier de cette façon les mécanismes responsables des propriétés intéressant la psychologie évolutionniste. Celles-ci dépendent d’une manière essentielle de l’environnement historique et actuel de l’organisme, en plus des propriétés de ses composantes et de leurs interactions. Peut-on encore parler de réduction dans ce contexte ? Les principaux défenseurs de l'émergentisme pensent que oui ! Dans les cas qui nous intéressent, il faut bien sûr être d'abord « augmentationniste », c'est-à-dire étendre les frontières traditionnelles du système. Ce n'est qu’après avoir étendu notre système que l'on pourra chercher à réduire ses propriétés.

4. Théories interdomaines Nous avons vu que le processus même de construction des réductions en

psychologie évolutionniste exige l’existence de rapports interdomaines qui échappent aux modèles développés par les programmes d’unification globale ou de désunion. Ces programmes font aussi fi de la tendance actuelle en science qui va vers l’intégration locale des disciplines (Fodor 1998, p. 6). Qui plus est, ni l’un ni l'autre ne semblent capables d’expliquer pourquoi les scientifiques eux-même font appel aux théories de niveaux différents. Enfin ni l’un ni l’autre ne semblent développés pour expliquer les résultats des interactions entre les domaines. L'établissement de liens interdomaines sert souvent à ce que Kitcher (1981) nomme « l'extension de l'explication » (explanation extension), c'est-à-dire le développement d'une explication plus complète d'un phénomène sans que le niveau inférieur appelé à l'aide n'ait une quelconque priorité métaphysique ou explicative sur le niveau initial. Darden et Maull (1977) furent parmi les premiers à s'intéresser au genre d'extension dont parle Kitcher. Ils reprochent aux philosophes des sciences de s'être trop intéressés aux relations logiques entre les théories et pas assez aux relations entre les phénomènes étudiés par des disciplines ou des domaines différents. Les philosophes auraient confondu « théorie » et « branche de la science » et commis une erreur de catégorie en croyant que les branches de la science peuvent entretenir entre elles des relations d’inférence. Pour corriger cette lacune, ils se sont intéressés aux « domaines » en science, lesquels, selon eux, comprennent:

[...] un problème central, un domaine d’application constitué de faits liés à ce problème, des facteurs explicatifs généraux et des objectifs déterminant des attentes sur la façon de résoudre le problème, des techniques et méthodes, et parfois, mais pas toujours, des concepts, lois et théories, liés au problème, ayant pour fonction de réaliser les objectifs d’explication du domaine. Un vocabulaire spécial est souvent associé aux éléments caractéristiques du domaine. Les domaines sont définis indépendamment des théories qu’ils contiennent. Ces dernières peuvent disparaître ou être éliminées sans que le domaine lui-même ne disparaisse.(Darden et Maul 1977, p. 44, nous traduisons)

Il arrive parfois qu’il faille établir des liens entre les domaines, non parce que cela constitue l'idéal scientifique ou parce que les scientifiques ont un désir particulier d'unification, mais parce que la solution d’un problème appartenant à un domaine demande de se tourner vers un autre domaine, lequel contient, pense-t-on, des outils, des concepts ou des données qui ne sont pas disponibles dans le premier. La création

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de tels liens interdomaines définit ce que nous appelons des « théories interdomaines » et établit ce que Bechtel (1994) nomme une « intégration locale » de la science (laquelle s’oppose à « l'unification globale » dont rêvaient les positivistes). Darden et Maull identifient quatre types de relations que peuvent entretenir deux domaines et qui pourraient conduire à une telle intégration :

1) Un domaine peut spécifier la localisation physique d'un processus ou d'une entité postulée dans un autre. La cytologie indiquera par exemple à la génétique que les gènes sont dans les chromosomes et quelles relations ils entretiennent entre eux.

2) Un domaine peut expliquer la nature d’une entité, ou le mécanisme réalisant un processus, décrit dans un autre domaine. La génétique classique postule la réplication des gènes mais il a fallu attendre la découverte des chaînes d'ADN par Watson et Crick pour connaître le mode de fonctionnement de ce processus.

3) Un domaine peut investiguer la structure d'entités ou de processus décrits fonctionnellement à un autre niveau (bref expliquer comment une fonction est réalisée). Une variante de cette relation est la « localisation fonctionnelle » proposée par Bechtel et Richardson (1992) et dont nous avons présenté un modèle pour la psychologie évolutionniste ci-dessus. Selon eux, les scientifiques sentent le besoin d'une théorie interdomaines lorsqu'ils ont identifié un système possédant certaines capacités et qu'ils veulent savoir quel(s) processus à l'intérieur du système en est (sont) responsable(s).

4) Les domaines peuvent enfin être liés au plan causal lorsque les entités postulées par un sont la cause d'effets investigués par l’autre. Ainsi, les caractéristiques psychologiques de la schizophrénie peuvent être expliquées par une hypersensibilité à la dopamine.

Ces quatre relations n'épuisent pas l’ensemble des relations possibles entre les domaines. Par exemple, les chercheurs d’un domaine où deux théories sont en compétition pourront parfois chercher dans un autre domaine les données qui permettraient de les départager. C'est le genre de travail que Kosslyn (1994, p. 297-8) assignait aux neurosciences dans le débat sur l'imagerie mentale. Le besoin de travailler simultanément dans des domaines limitrophes peut aussi provenir de la perception d'une incommensurabilité entre théories d'un même domaine. Dans ce cas, une solution possible serait d’insérer ces théories dans une interaction dialectique avec des théories d’autres domaines en espérant qu’on puisse ainsi résoudre l'incommensurabilité (Wimsatt 1976, Churchland 1986).

Il convient de souligner que les relations interdomaines posées par Darden et Maul ainsi que par Kitcher n'impliquent pas de jugements sur la valeur des théories de niveaux différents. Par exemple, la psychologie n'a pas moins de valeur explicative que la neurologie ou la biologie ; les entités postulées par celle-si ne possèdent pas un statut ontologique moindre que celles postulées par les secondes. Pour McCauley:

[l]es théories de niveaux supérieurs font plus que simplement procurer des catégories et des questions dans les contextes inter-scientifiques (cross-scientific). La psychologie cognitive ne génère pas simplement des problèmes que pourront résoudre les neurosciences. Dans la poursuite de ses objectifs propres, elle esquisse systématiquement les phénomènes qui servent de corps de données indépendantes auxquelles les modèles neurocomputationnels et neuroscientifiques doivent se montrer sensibles et à l'aune desquels ils peuvent être partiellement évalués. (1993, p. 94, nous

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traduisons)

Enfin selon Kitcher, il arrive parfois que l'extension de l'explication donne lieu à un nouveau découpage conceptuel d’un des domaines concernés. Dans une telle révision conceptuelle, un concept est parfois remplacé par un ou plusieurs nouveaux concepts qui sont plus cohérents avec les concepts de domaines de niveaux adjacents (à ce sujet, voir par exemple la transformation du concept d'émotion proposée par Griffiths 1997).

5. La psychologie évolutionniste comme théorie multidomaines Ce détour a été nécessaire pour établir la particularité du modèle de relations

interthéoriques qui sous-tend la psychologie évolutionniste : nous croyons en fait qu'elle constitue un bon exemple de théorie interdomaines. Le résultat espéré de la théorisation en psychologie évolutionniste n'est pas une théorie axiomatisée, ou même un ensemble cohérent de lois, mais un modèle des mécanismes qui composent l'esprit, modèle qui permettrait d'expliquer la fréquence et les caractéristiques des comportements humains. Les partisans de cette psychologie considèrent que la biologie évolutionniste peut jouer un rôle crucial dans cette entreprise. Ils proposent donc une intégration des deux domaines tout en reconnaissant leur autonomie respective. En appelant à ce qu'il nomme l'intégration conceptuelle ou verticale des domaines, Barkow, Cosmides et Tooby espèrent mettre fin à l'isolationnisme qui a caractérisé la psychologie et les sciences humaines depuis le début du siècle, tout en reconnaissant la spécificité des problèmes de chaque discipline:

Qui tente à l’heure actuelle de passer ces frontières rencontre souvent une forme de xénophobie, sous la forme familière des accusations « d’impérialisme intellectuel » ou de « réductionnisme ». En appelant toutefois à l’intégration conceptuelle des sciences comportementales et sociales, nous n’appelons ni au réductionnisme ni à la conquête et l’assimilation d’un domaine par un autre. Les théories des pressions sélectives ne sont pas des théories de la psychologie; ce sont des théories concernant certaines des forces causales à l’origine de notre psychologie. Pareillement, les théories de la psychologie ne sont pas des théories de la culture; ce sont des théories concernant certains des mécanismes causaux responsables des formes que l’on retrouve dans la culture [...]. Non seulement les principes d’un domaine ne se réduisent pas à ceux d’un autre : la définition de relations entre les domaines met souvent au jour de nouveaux principes (1992, p. 12, nous traduisons).

La psychologie et la biologie posent différentes questions au sujet des mêmes mécanismes : la psychologie cherche à expliquer leur fonctionnement alors que la biologie évolutionniste cherche à expliquer leur présence. La conjonction de ces deux intérêts d’explication conduit à ce que Shapiro (1998) nomme la « complétude explicative ». L'idée n'est pas nouvelle. Mayr (1983) souligne que les explications des organes physiques manifestent ces rapports de complémentarité explicative et, bien avant Mayr, Tinbergen (1963) soutenait déjà que l'explication complète d'un comportement exige que l'on comprenne le mécanisme qui le produit, son ontogénie, son adaptivité, et sa phylogénie. Les interactions ne s'arrêtent pas là. Même si en réalité chacune des explications se développe simultanément dans un processus d'ajustement réciproque, la biologie (au sens large incluant l'écologie béhaviorale, la théorie des jeux évolutionniste, etc.) peut servir d'heuristique en identifiant les biofonctions des mécanismes qui nous intéressent, ce qui permet de séparer le fonctionnel de

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l'accessoire, ainsi que les problèmes adaptatifs que doivent résoudre les membres de l’espèce humaine, ce qui en retour peut orienter la recherche vers des recoins sombres de notre esprit qui ne recevraient pas autrement l’attention qui leur est due (Cosmides et Tooby 1994a). L'heuristique comprend deux composantes: l'ingénierie inversée (la déduction des causes historiques d'un mécanisme déjà connu) et la pensée adaptative (l’utilisation de la biologie pour scruter le comportement humain). Comme le note Griffiths (1996b), chacune de ces pratiques présuppose une relation forte entre la forme biologique et les forces adaptatives.

Tout ceci laisse croire que la psychologie évolutionniste est une théorie interdomaines d'un genre bien particulier en ce sens qu'elle ne lie pas uniquement deux domaines ou deux disciplines, mais plusieurs. Pour cette raison, nous parlerons d'une théorie « multidomaines ». Elle tisse des liens complexes avec la biologie évolutionniste et la neurologie, mais également avec les sciences humaines comme l'anthropologie, la linguistique et l'économie. Ces liens ne sont pas réductifs au sens où l'entendait le positivisme logique, ce qui fait que les disciplines intégrées ne perdent pas leur priorité explicative et ontologique. Mais ils ont néanmoins pour effet d’intégrer localement tout un ensemble de disciplines dans un jeu de contraintes mutuelles.

Nous croyons que ce modèle des relations interdomaines décrit mieux que les modèles traditionnels les relations entre la psychologie et les théories provenant d’autres domaines. Cette précision accrue permettra, croyons-nous, la formulation en philosophie des sciences de normes et de prescriptions méthodologiques plus réalistes, par exemple sur la façon de mener à bien l’entreprise scientifique. Ainsi, tirant les leçons de l’échec de la psychologie freudienne, Patricia Kitcher (1993) identifie deux types de dangers qui guettent les théories interdomaines, soit la confiance excessive en certaines théories limitrophes ainsi que l’absence de confirmation réciproque entre les théories en interaction, puis propose des moyens d’y échapper. Pour terminer, nous verrons brièvement que la psychologie évolutionniste n’est pas à l’abris de ces dangers et indiquerons quelques moyens de les éviter.

La psychologie évolutionniste est avant tout l'affaire de psychologues et non de biologistes. Alors que plusieurs psychologues acceptent sans broncher une forme d'ultra-sélectionnisme, les biologistes semblent beaucoup plus réticents à l'égard de cette position. On n'a ici qu’à penser aux mises en garde de Gould et Lewontin (1984) contre le programme adaptationniste. D'autres reprochent à la psychologie évolutionniste de ne pas comprendre les exigences d'une explication adaptationniste complète (Lewontin 1990; Richardson 1996). Selon eux, il sera pratiquement impossible de fournir une explication adaptationniste de la plupart des traits postulés par cette psychologie. Ces critiques étant bien connues, nous ne les développerons pas plus ici. Penchons-nous plutôt sur un cas de confiance excessive en des données et hypothèses provenant d'un domaine différent, soit la description paléontologique de l'environnement adaptatif humain. Conformément à ce qu’affirment certains paléontologues, les psychologues évolutionnistes présument que les premiers humains ont vécu dans la savane. Plusieurs hypothèses psychologiques évolutionnistes dépendent de ce fait, par exemple les hypothèses de Orians et Heerwagen (1992) et de Kaplan (1992) sur l’attrait des paysages ressemblant à la savane (où l’on retrouvent des arbres et des étendues d'eau). On postule ainsi qu'une grande partie de l'histoire humaine s'est déroulée dans un environnement unique. Mais rien n'est moins sûr ! Ce scénario, que l’anthropologue Yves Coppens (1994) nomme « east side story », n'est qu'une hypothèse. Il se peut que la découverte, dans l’Est de la Vallée du Rift, d’ossements humains de 3 ou 4 millions d'années résulte uniquement des conditions particulières de fossilisation et des

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mouvements tectoniques propres à cet endroit, lesquels auraient produit une zone exceptionnellement propice à la recherche archéologique. On ne peut évidemment conclure que les premiers humains ont vécu dans cette zone avant d'avoir au moins exploré les autres (et même alors!). La découverte au Tchad d’un contemporain de Lucy, Abel, pourrait ébranler les certitudes de certains psychologues. Selon les anthropologues, le cadre de vie d’Abel « [...] correspond à des milieux de bord de lac, avec des rivières et une mosaïque de paysages allant de la forêt à galerie à la savane arborée avec des espaces plus ouverts de prairies de graminées. » (Dufour, 1995, p. B4)

La question de l’environnement humain d’origine n’est pas réglée, mais une chose est certaine : afin d’éviter d’établir leurs théories sur des sables mouvants, les psychologues évolutionnistes devront garder contact étroit avec les disciplines dont ils utilisent les données. Si leurs théories devenaient incompatibles avec celles des domaines limitrophes, ils devront alors ou bien amender, voire abandonner, leurs propres théories ou bien tenter de convaincre les scientifiques de ces autres domaines qu’ils sont dans l’erreur.

Le second problème, celui de la confirmation réciproque, guette également les psychologues évolutionnistes : si deux hypothèses fausses se soutiennent mutuellement, le fait qu’elles se soutiennent n'augmente pas leur valeur épistémique. Ce type de problème peut surgir par exemple dans l’hypothèse qui veut que la variation des capacité cognitives (visuelles) entre les sexes s’expliquent par la division sexuelle du travail (Silverman et Eals 1992). La division sexuelle du travail, rappelons-le, n'est pas un fait établi, mais une hypothèse paléoanthropologique. Qui plus est, les deux hypothèses se soutiennent mutuellement : l’hypothèse de la division sexuelle du travail explique certaines différences d’habiletés cognitives qui viennent en retour soutenir l'existence d'une division du travail en tant que pression sélective importante. De nombreux chercheurs ont toutefois mis en doute l'existence même de cette division du travail (voir Ross et Marshall 1996), ne voyant pas de raison a priori empêchant les femmes de participer à la capture ou à la récupération des proies. La question de savoir si cette activité peut avoir eu un impact sur la formation des capacités cognitives reste par conséquent ouverte. Même ceux qui acceptent l'idée d'une division sexuelle du travail font souvent l'hypothèse que les humains n'étaient pas des chasseurs, mais plutôt des récupérateurs (ou, moins poétiquement, des charognards, voir Isaac 1983; Andrews et Stringer, 1993). Si cela s'avère exact, au moins une des capacités généralement expliquées par le fait que les hommes étaient des chasseurs — leurs capacités balistiques supérieures — devra chercher une nouvelle explication. D'autre part, de nombreux psychologues féministes doutent de l'existence même des différences d’habiletés cognitives universelles, les mettant plutôt sur le compte des différences dans les processus de socialisation des garçons et des filles (Lips, 1988). Il est naturel en sciences que les hypothèses soient contestées mais il est irrationnel de les conserver lorsque falsifiées, simplement parce qu'elles sont cohérentes avec les données d'autres théories. Disons cependant à la décharge des psychologues évolutionnistes que, pour l'instant, ni l'une ni l'autre des deux hypothèses mentionnées n'a été falsifiée ou abandonnée par les spécialistes des domaines concernés, et qu’au moins l’une d’entre elles (l’explication biologique des capacités cognitives différentes) semblent recevoir une confirmation indépendante (Kimura, 1992; Silverman et Philips, 1993).

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6. Conclusion La psychologie évolutionniste exige la présence de rapports entre la psychologie et la

biologie dont ne peuvent rendre compte les conceptions traditionnelles des relations entre théories de niveaux différents que sont la réduction et l’autonomie. Contrairement à l’autonomie, qui pose l’absence de relations interdomaines, cette psychologie prend au sérieux l’idée que la connaissance des mécanismes cognitifs responsables du comportement humain dépend de manière essentielle de données, de concepts et de théories provenant de la biologie. Et contrairement à la réduction dans sa forme classique, qui pose l’existence des relations fortes de co-extensivité et dérivabilité, lesquelles ont pour effet de retirer toute valeur épistémique à la psychologie, lui laissant la seule valeur pratique des abréviations, la psychologie évolutionniste prend au sérieux l’idée que le domaine psychologique constitue un ordre de la nature dont la description adéquate exige l’usage d’un vocabulaire propre et intègre, dont les termes ne sont co-extensifs à aucun terme ou ensemble défini de termes des autres sciences de la nature.

Pour mieux comprendre les relations complexes entre ces deux domaines, nous avons développé la thèse voulant que la réduction, d’une part, et le couple fonctionnalisme/réalisation multiple, d’autre part, ne sont pas mutuellement exclusifs. Le modèle de Kim, où la réduction commence par une étape de « fonctionnalisation » de la propriété à réduire, convient pour nos besoins car son fonctionnalisme donne aux termes de la psychologie l’autonomie des catégories fonctionnelles alors que son réductionnisme tisse des relations étroites avec les disciplines limitrophes, notamment celles de niveaux inférieurs. Mais le modèle de Kim se veut un modèle général, applicable à toutes les sciences dites « spéciales », et nous avons vu comment l’adapter aux exigences de la psychologie évolutionniste, soit (1) en remplaçant la notion de fonction input-output par la notion plus restrictive de biofonction propre, qui, telle que comprise ici, doit tenir compte de l’adaptivité du mécanisme, de son rôle dans le système plus englobant qu’est l’organisme, et de son histoire évolutive, et (2) en augmentant la base de réduction traditionnelle des propriétés psychologiques pour inclure désormais l’environnement de l’organisme, tant dans ses dimensions diachronique que synchronique. La psychologie évolutionniste, ainsi conçue, est une théorie interdomaine, voire « multidomaine », dont nous avons présenté le modèle général. Nous avons enfin soulevé quelques-uns des écueils guettant ce genre d'entreprise.

Nous croyons que la psychologie évolutionniste pourrait nous aider à résoudre un autre problème épistémologique endémique en psychologie : celui de la désunion au sein même de la discipline. Dans un prochain article (Poirier et Faucher, ms), nous suggérerons que cette psychologie fournit le cadre méta-théorique permettant de venir à bout des défis posés par cette discipline éclatée. Nous avons expliqué, par exemple, que la notion de biofonction propre permet de comprendre les cas de dysfonction des mécanismes cognitifs (et autres, pensons notamment aux mécanismes conatifs), ce qui permet de rentrer la psychopathologie, voire la thérapie clinique, dans le giron des sciences cognitives. Nous avons aussi souligné qu’une notion de biofonction faisant référence à l'environnement adaptatif évolutionniste (EAE) de l’organisme permet de distinguer les comportements mal adaptés, dus au dysfonctionnement des mécanismes, de ceux où l’accomplissement de la biofonction est gêné, voire empêché, par un environnement trop différent de l’EAE. Cette distinction permettra, par exemple, de mieux cibler les interventions cliniques, certaines pathologies exigeant une intervention interne sur les mécanismes cognitifs eux-mêmes, ou leur réalisation neurologique, alors que d’autres exigent plutôt une intervention externe visant à modifier l’environnement du

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patient, lequel, trop éloigné désormais de l’EAE humain, impose les comportements mal adaptés.*

* Nous tenons à remercier R. Cummins, P. Dumouchel, P. Engel, F. Latraverse et S. Stich. La rédaction de cet article a bénéficié du soutien financier du FCAR, du CRSH et de la NSF.

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