2.3. Du projet dautonomie individuelle et sociale: dmocratie et
activit politique.
Nous pouvons donc nous demander: Comment pouvons-nous penser un
projet politique diffrent de celui que comportent les discours
nolibraux contemporains et les discours postmodernes? Voil
lincertitude de la pense. Castoriadis ne nous apprend des recettes
ou des instructions prcises: il propose des interrogations, il
esquisse des rponses et donne lieu laction. Car tre autonome
implique se crer soi-mme, tre autonome signifie se donner les
propres limitations.
Nous rencontrons ainsi la indtermination du sens positif de la
libert: autonomie veut dire auto-nomos, se donner les propres lois,
se donner des rgles pour agir, agir par soi-mme. Si les Grecs ont
invent la dmocratie et la politique, cela signifie que les lois ne
proviennent pas dun Autre inaccessible, mais de la propre
communaut, des propres individus social-historiques.
Dans les socits que Castoriadis conoit comme des institutions
htronomes, la socit dit delle-mme quelle nest pas une uvre humaine.
Dans ce type dinstitutions, les individus sont levs, dresss et
fabriqus de sorte quils sont compltement rsorbs par linstitution de
la socit:
Personne ne peut affirmer des ides, un vouloir, un dsir
sopposant lordre institu, et cela non parce quil subirait des
sanctions, mais parce quil est, anthropologiquement, fabriqu de
telle sorte, il a intrioris tel point linstitution de la socit quil
ne dispose pas des moyens psychiques et mentaux pour mettre en
cause cette institution (Castoriadis, 1985a: 118, le soulign est de
nous).
A loppos de linstitution htronome de la socit, une socit
autonome est celle-l qui accepte se donner des lois, est celle-l
qui accepte fond lide quelle-mme cre son institution et quelle la
cre sans pouvoir invoquer aucun fondement extra-social, aucune
norme de la norme, aucune mesure de sa mesure. Cela revient donc
dire quelle doit dcider ce qui est juste ou injuste, quelle doit
accepter les dfis de la vraie politique.
A cet gard, Castoriadis nous avertit: pour la rsurgence du
projet dautonomie, de nouveaux objectifs politiques et de nouvelles
attitudes humaines sont requis mais pour linstant, les signes sont
rares (Castoriadis, 1989b: 24). Cela signifie que lhistoire reste
faire, quelle nest pas encore faite comme le croyait Fukuyama- et
quelle restera toujours faire en tant quelle est histoire et quelle
est humaine. Parce que la cration continue est ce qui appartient
lessence de lhomme: cration de lhistoire et cration de la
dmocratie, de la justice, de la politique et mme de la philosophie.
Bien que tous les philosophes du pass aient tent de clore, sa faon,
la reprsentation institue du monde, la philosophie arrive toujours
tardivement pour repenser et rinterprter ce qui avait t pens.
Pour Castoriadis, une vritable politique dautonomie implique la
participation effective des citoyens hommes, femmes, jeunes- dans
les affaires de la communaut. Les Grecs ont cr la politique
prcisment parce quils ne croyaient pas lorigine extra-sociale de la
Loi et leur destin tait tragique (Castoriadis, 2004). En grec, le
terme nomos veut dire: institution/convention (ce qui soppose la
nature -physis) et, en mme temps, loi/norme (ce sans quoi les
hommes ne peuvent pas exister en tant qutres humains). Puisquil ny
a pas de polis sans lois, et il ny a pas dtres humains en dehors de
la polis, de la cit, de la communaut politique, il ny a pas dtre
humain qui ne soit pas humanis dans et par la polis, dans et par la
loi.
Malgr les rsonances rousseauniennes ou kantiennes du concept
occidental dautonomie, Castoriadis tente de sloigner de toute
conception individualiste de la libert, cest--dire, de toute
conception de la libert relie la conscience de soi de lindividu
isol. Pour lui, il ny a pas dindividus hors de linstitution de la
socit, pas plus quil ny a dindividus autonomes hors dune communaut
politique autonome.
Le projet dautonomie prsente donc deux faces: le ct individuel
et le ct social. Daprs Castoriadis, lautonomie comporte laltration
radicale du rapport la signification dans les deux plans. Ainsi, un
individu autonome est celui qui sait quil est lorigine de ce qui
sera, qui sait que ce qui sera dpend du sens de ses actes et de sa
vie -dun sens qui nest ni contingent ni ncessaire et qui nest
au-del ni ailleurs. Lanalogie est valide pour la socit. Une socit
autonome est celle-l qui se sait lorigine des significations quelle
cre, qui sait que les significations dans et par lesquelles elle
vit et quelle est comme socit ne sont pas ncessaires ni
contingentes, quelles sont humaines, quelles sont le rsultat de son
auto-institution.
Le premier germe de lautonomie consiste mettre en question les
reprsentations de la tribu, briser la clture des reprsentations et
des lois. La naissance dun espace public et la cration de
linterrogation illimite en Grce ancienne a fait possible une pense
de linstitution qui peut changer essentiellement linstitu, qui peut
modifier ce que les individus ont hrit. Daprs Castoriadis, cette
possibilit dlucidation de lordre institu lgal et reprsentatif- est
ne en Grce dans les poleis et a resurgi dans les cits de lEurope
occidentale aprs lapoge du Moyen-ge (Castoriadis, 1994a: 267).
Ce projet dautonomie va de pair avec la reconnaissance des
autres hommes en tant que sujets et leurs modes dtre: il est
ncessaire de reconnatre les signes dhumanit dautrui afin de pouvoir
rflchir et adopter une position critique sur notre propre
institution du monde. Cela fera possible daller au-del de la clture
de notre propre institution, cesser de considrer le monde clos de
notre propre reprsentation comme la seule pleine du sens, il faut
tre ouvert de nouvelles significations. Nous pourrons donc dcouvrir
que les institutions appartiennent au nomos et non pas la physis,
quelles sont des crations humaines et non pas donnes par Dieu ou
par la nature. Cela ouvrira la possibilit de questionner notre
propre institution de la socit et dagir pour la changer. Selon
Castoriadis, la naissance de la politique et de la philosophie en
Grce navaient pas dautre sens.
Dans nos efforts pour connatre les autres, indpendamment de
toute considration dintrt pratique, nous allons au-del de la clture
de la signification de notre propre institution. Nous cessons de
diviser le monde humain entre nous et eux -nous: les seuls vrais
tres humains; les autres: les sauvages, les barbares, les paens et
ainsi de suite. Nous cessons de considrer notre institution de la
socit comme la seule bonne, raisonnable, vritablement humaine et
les institutions des autres comme des curiosits, des aberrations,
des absurdits primitives (Engels) ou punition divine de leur nature
diabolique. Nous cessons aussi de considrer notre reprsentation du
monde comme la seule pleine du sens (Castoriadis, 1994a: 266).
Ainsi, une politique dautonomie doit se dgager de toute
ontologie unitaire et de toute conception de la thorie comme regard
inspectant. La politique, loin dtre un problme scientifique ou
technique appartient au domaine de laction, de la praxis. En
analysant les erreurs de limplmentation du projet dautonomie dans
les socits du XXe sicle, cest--dire la bureaucratie socialiste en
Russie et loligarchie nolibrale -tendue depuis les Etats-Unis jusqu
tous les coins de la plante aprs la chute du rgime communiste,
Castoriadis considre que ce nest pas le projet dautonomie qui est
chou, mais les programmes politiques qui ont associ la politique
ladministration du Parti ou des experts: La politique nest pas une
affaire de spcialistes. Il ny a pas de science de la politique. Il
y a une opinion, la doxa des Grecs, il ny a pas dpistm
(Castoriadis, 1998a).
Pour lui, le conflit central nest pas lexcessive centralisation
du march ou sa forme antinomique -lanarchie du march. Le conflit
nest pas non plus lopposition entre la production collective et
lappropriation prive, mais lantagonisme entre dirigeants et
excutants. Sous le capitalisme bureaucratique, la contradiction
insurmontable qui organise le dchirement de notre socit relve du
fait quil est ncessaire dexclure les hommes de la gestion de leurs
propres activits et quil nest pas possible dy parvenir. Lexpression
humaine et politique de cette contradiction est le projet des
bureaucrates de transformer les hommes en objets -par la violence,
la mystification, la manipulation, les mthodes denseignement ou les
carottes conomiques (Castoriadis, 1968: 170). Quand un petit nombre
dindividus contrle lorientation du projet social, tout en faisant
passer ses intrts pour lintrt gnral, ce petit nombre dindividus
sapproprie le destin collectif et forge la fiction dune conomie
rationnelle et toute puissante. Cest donc la structure
bureaucratique de la socit qui constitue une menace pour nous. Cest
lexcessive organisation de la socit qui se rvle comme
oppressive.
Organisation et rvolution, organisation et autonomie sont des
termes contradictoires. Tout ce qui permet aux directions
politiques de soccuper des affaires de la socit, comporte
lhtronomie de la socit. Cela ne signifie pas quil est ncessaire de
dtruire tout ordre tabli, mais de reconnatre que cet ordre provient
des individus eux-mmes, des individus autonomes dont laction et la
lgislation mergent deux-mmes. Tout projet dautonomie comporte ainsi
la reconnaissance des hommes comme sujets de leur propre action. Il
ne sagit pas de remplacer les bureaucrates actuels par dautres
bureaucrates ou mme de les remplacer par le dsordre, parce que la
vie humaine comporte toujours une institution pour rester humaine.
Mais les institutions, en tant que arbitraires, peuvent changer, et
les choses peuvent tre autrement.
Si lun des objectifs de la vraie politique consiste tre
autonome, cela veut dire quune renaissance de lactivit des gens est
ncessaire car la politique -malgr les dits des thoriciens et des
experts- comporte la participation active des gens. Etant donn que
la meilleure ducation en politique est la participation active, une
transformation radicale des institutions existantes est ncessaire
pour que les sujets social-historiques sengagent cette
participation. On ne peut pas tre libre tout seul, mais dans le
cadre de linstitution sociale. Si la dmocratie a du sens, ce nest
pas comme modle de gouvernement, mais comme forme de participation,
comme instance de dlibration et de dcision des citoyens. On ne peut
pas revenir en Grce ou la France du XVIIIe sicle, on ne peut pas
rcuprer un pass, mais relire le pass pour inventer l-venir.
En ce sens, la politique nest pas une question dexperts (soit
des philosophes, soit des techniciens), mais une forme dagir devant
les affaires de la communaut. Le projet dautonomie implique la
lutte contre lordre institu, spcifiquement contre la fatalit de
lordre institu auquel on devrait se soumettre sous peine de
tomber.
Pour Castoriadis, la vraie politique aujourdhui, consiste
prserver et dvelopper lautonomie dans la socit et chez les
individus. Dans la socit, parce quelle doit reconnatre ses
institutions en tant quinstitues et historiques, et comme telles,
provisoires. Chez les individus, parce quelle doit donner lieu leur
action, cest--dire doit permettre la configuration dindividus
responsables de leurs actes, se tenant pour auteurs/crateurs de ce
quils font. Ce nest pas le temps de reposer, mais dtre libres. Si
une transformation radicale de la socit est possible, elle sera le
rsultat de laction des individus qui veulent leur autonomie lchelle
sociale et individuelle. En consquence, travailler prserver et
largir les possibilits dautonomie des individus et en accrotre le
nombre, cest dj faire une uvre politique, et une uvre aux effets
plus importants et plus durables que certaines sortes dagitations
superficielles et striles (Castoriadis, 1985a: 126).
De ce point de vue, lducation devient centrale dans tout projet
dautonomie. La paideia des individus doit viser la formation
dindividus qui intriorisent les lois et, la fois, la ncessit de la
loi et aussi la possibilit de la mettre en question et de crer
dautres. Des individus capables de rflexion, dlibration, libert et
responsabilit.
Lautonomie est donc le projet et maintenant nous sommes la fois
sur le plan ontologique et sur le plan politique- qui vise, au sens
large, la venue au jour du pouvoir instituant et son explicitation
rflexive (qui ne peuvent jamais tre que partielles); et, au sens
plus troit, la rsorption du politique, comme pouvoir explicite,
dans la politique, activit lucide et dlibre ayant comme objet
linstitution explicite de la socit (donc aussi, de tout pouvoir
explicite) et son opration comme nomos, dik, tlos lgislation,
juridiction, gouvernement- en vue des fins communes et des uvres
publiques que la socit sest dlibrment proposes (Castoriadis, 1988:
139, le soulign est de nous).
Si lunivers humain tait parfaitement ordonn, soit de lextrieur,
soit par son activit spontane; si les lois communautaires taient
dictes par Dieu ou par la nature, ou encore par la nature de la
socit ou par les lois de lhistoire, il ny aurait aucune place pour
la pense politique, aucun champ ouvert laction politique et il
serait absurde de sinterroger sur ce que cest quune bonne loi ou
sur la nature de la justice. Dailleurs, si les tres humains ne
pouvaient pas crer un ordre par eux-mmes en posant des lois, il ny
aurait aucune possibilit daction politique, instituante. Enfin, si
une connaissance sre et totale (pistme) du domaine humain tait
possible, la politique prendrait immdiatement fin, et la dmocratie
serait impossible et absurde, car la dmocratie suppose que tous les
citoyens auraient la possibilit datteindre une doxa correcte, et
que personne ne possderait une pistm des choses politiques
(Castoriadis, 1982-1983: 285). Pour Castoriadis, ce que la
naissance de la polis nous a rvl, cest le mouvement
dauto-institution explicite, le rythme vertigineux de limaginaire
partir duquel se dveloppe lhistoire humaine.
3. Politique, imagination et rflexion. Nous sommes arriv au
point o la politique a t envisage, au moins, sous trois points de
vue: a) comme technique administrative telle quelle est conue par
les discours nolibraux aprs laccomplissement de la Fin de lhistoire
(Fukuyama, 1989, 1992); b) comme illusion dsenchante aprs le
constat de la perte de sens de lHistoire dans les proclamations du
discours des postmodernistes(Lyotard, 1979; Baudrillard, 1993); c)
comme quelque chose de vivant qui prtend encore la r-institution
totale de la socit ancre sur le pouvoir instituant de limaginaire
(Castoriadis, 1975, 1988, 1996, parmi dautres textes).
Comme nous lavons vu, Castoriadis ne cesse pas de rpter que la
politique est associe la transformation radicale de la socit
institue. Et cela sans la surveillance et la garantie dun savoir
exhaustif ou complet, une sorte de savoir absolu. Au contraire,
elle est labri dune praxis rvolutionnaire qui ne laisse pas se
sduire par les promesses inaccomplies du destin historique de
lhumanit, un destin qui tendrait par lui-mme lmancipation ou la
libration des chanes qui nous attachent lhtronomie. La politique
comme telle est dfinie comme une activit sociale qui nest pas
rationnelle, pas plus quelle nest irrationnelle. Elle est, en tout
cas, invitable aux destins de lhumanit aprs la configuration
sociopolitique de lOccident.
On pourrait dire que la reprsentation de la politique comme
pouvoir instituant des individus et des collectivits, appartient au
magma des significations imaginaires propres au monde occidental.
Bien que cette reprsentation puisse tre qualifie dethnocentrique,
Castoriadis considre quil ny pas dethnocentrisme en ce constat:
linterrogation et la capacit de mettre en question les institutions
existantes sont coextensives la reprsentation du monde
grco-occidental (Castoriadis, 1985a: 117). Mme la reprsentation de
lindividu comme subjectivit rflchissante et de son rapport lEtat et
aux autres institutions seraient des conqutes de lhumanit europenne
bien que cette subjectivit soit, de nos jours, soulage par les
produits de sa propre cration: la techno-science, les media, la
rationalit instrumentale.
Ces significations nuclaires ont constitu le monde europen
moderne. Cependant, il faut noter que, dans lvolution du monde
capitaliste, le projet dautonomie a tendu reculer tandis que
lexpansion de la matrise rationnelle a tendu devenir le facteur
dominant. Ainsi, selon Castoriadis, ce nest plus lhorreur
dAuschwitz ou du Goulag le totalitarisme qui menace notre poque,
mais linversion du projet mancipateur et la mise en jeu dun projet
de rationalisation/ automatisation o linsignifiance et le
conformisme sont des monnaies courantes (Castoriadis, 1996c). Cest
pourquoi il faut donc renouveler limagination politique, sociale et
culturelle, afin de pouvoir revenir tre les matres et les auteurs
de notre propre histoire.
Pour Castoriadis, plutt que de penser tout simplement une
nouvelle figure du vivre ensemble, il sagit dimaginer un nouveau
type de socit -qui na ni la forme de la dmocratie athnienne, ni de
la ville bourgeoise, ni de la communede Paris. Sil y a histoire,
cest parce quil y a temps, et le temps est la trace de laltrit, de
linscription sur le corps de la socit de limagination et de la
cration humaine. En ce sens, lhistoire et la politique
appartiennent aux domaines de la fantaisie et non pas aux domaines
de la rationalit, parce que la rationalit notre poque est synonyme
de rptition et dautomatisation, de calcul mathmatique, et non pas
daction et de transformation. La rationalit est devenue adaptation
et, en certain sens, rsignation.
Luvre de Castoriadis nous convoque donc employer limagination
et, en mme temps, la rflexion pour dpasser lhtronomie et le
conformisme de notre poque. A notre avis, lappellation limagination
radicale et limaginaire social instituant ne signifie pas un loge
de labsence de la rationalit ou de lirrationalit mais la
reconnaissance du rle fondamental de lactivit cratrice de
limagination dans toutes les sphres de lactivit humaine.
Si les individus humains et les socits peuvent inventer
plusieurs faons de vivre dans le monde, alors ils jouissent dun
pouvoir symbolique et imaginaire qui fait possible de poser ou de
se donner, sous le mode de la reprsentation, une chose et une
relation qui ntaient pas donnes la perception. Ce pouvoir de
limaginaire, qui agit niveau de lindividu comme imagination
radicale et niveau de la socit comme imaginaire social instituant,
est llment qui donne la fonctionnalit de chaque systme
institutionnel son orientation spcifique, qui surdtermine le choix
et les connexions des rseaux symboliques, cration de chaque poque
historique, sa faon singulire de vivre, de voir et de faire sa
propre existence, son monde et son rapport lui (Castoriadis, 1975:
177).
De mme que Kant ou Freud ont soulign limportance de la
production dimages fantasmatiques dans le domaine de la
connaissance ou de la psych, Castoriadis remarque lexigence de se
rapporter limaginaire dans le champ sociopolitique. Dans ce qui
suit, nous essayerons de montrer comment est repris le rle de
limagination cratrice pour rendre compte de la connaissance chez
Kant et de lactivit psychique chez Freud, afin de comprendre la
conception castoriadienne de limaginaire et dinterprter son rapport
la praxis politique articule autour de lide dautonomie.
3.1. De Kant a Freud: un passage vers limaginaire. A notre avis,
la Critique de la Raison Pure dImmanuel Kant (1781-1787) marque une
coupure du champ pistmologique de la modernit inaugure par
Descartes. Descartes oppose limagination ou la facult dimaginer la
pure intellection ou conception pure (Descartes, 1641) tandis que
Kant sort limagination de la sphre du superflu, pour la placer dans
le noyau du ncessaire. Jusqu Kant, le champ lexical courant li
limagination tait plus proche du rve que de la science exacte et
rigoureuse. Ainsi, Descartes pensait que limagination troublait la
connaissance, tandis que Kant disait quil ny aurait tout simplement
pas de connaissance sans limagination luvre. Limagination, chez
Kant, a t enfin prise au srieux. Voyons donc brivement le
traitement de la question de limagination chez Descartes et chez
Kant.
D'aprs Descartes, lorsque jimagine un triangle, je ne le conois
pas clairement et distinctement comme une figure compose et
comprise de trois lignes, je considre ces trois lignes comme
prsentes par la force et lapplication intrieure de mon esprit. Pour
limagination, nous adhrons ce qui est prsent en nous dune manire
corporelle. Limagination se reprsente toujours les choses sous une
forme corporelle, cest--dire, obscurment et confusment.
Limagination ne va pas, en effet, sans une image et rend ainsi
prsents les objets quelle manifeste. Chez Descartes, image signifie
donc reprsentation sensible.
Descartes sefforce cependant de souligner la diffrence
entrelentendement qui conoit des ides pures et limagination qui
reprsente les choses sous une forme corporelle. Concevoir et
imaginer sont deux oprations trs diffrentes. Quand Descartes donne
lexemple du chiliogone (un triangle mille cts), que personne ne
peut se reprsenter mais qui peut comprendre, il tente dprouver que
limagination nest pas absolument ncessaire pour connatre, quoiquil
admette dailleurs quelle peut aider momentanment.
Descartes souligne que si je veux penser un chiliogone, je
conois quil sagit dune figure compose de mille cts aussi facilement
que je conois qu'un triangle est une figure compose de trois cts
seulement. Cependant, je ne peux pas imaginer les mille cts d'un
chiliogone, comme je le fais des trois d'un triangle, niles
regarder comme prsents avec les yeux de mon esprit. De sorte que je
me reprsente confusment quelque figure qui nest pas ncessairement
un chiliogone, puisqu'elle ne diffre nullement de celle que je me
reprsenterais, si je pensais un myriogone, ou quelque autre figure
de beaucoup de cts (Descartes, 1641, VI Mditation). Ce que
Descartes vient dire, cest que cette particulire contention de
lesprit est un effort qui dpasse les possibilits dattention et de
mmoire. En certain sens, il est donc plus facile de concevoir que
dimaginer, car imaginer comporte toujours la prsence (sensible) du
reprsent.
Descartes explique galement quon ne peut pas confondre la
comprhension des choses avec leurs reprsentations sensibles. Il en
rsulte que toutes les choses que jimagine ne sont que des rves ou
des chimres tandis que toutes les choses que je conois avec clart
et distinction sont ncessairement vraies (Descartes, 1641, II
Mditation). Ainsi, la modernit cartsienne se nourrit de lopposition
entre imagination et raison, opposition qui fait de la connaissance
le domaine du rationnel et de limagination le domaine des drives,
des rves et des leurres. Limage devient une dgradation de la pense,
une dviation qui fait obstacle la pure conception, la seule qui
nous conduit vers la connaissance authentique.
Quand Castoriadis parle dimagination, il fait allusion un type
dimagination qui vient avant la distinction entre le rel et lirrel
(fictif), cest--dire, il se place en de de la distinction
cartsienne entre le rel et le chimrique (Castoriadis, 1991: 228).
Limagination dont parle Castoriadis, cest limagination radicale et
non pas limagination seconde, limagination simplement reproductive
ou associative, combinatoire (Castoriadis, 1991: 228). Daprs
Castoriadis, dans luvre de Kant, limagination productive prend la
forme dun appui lentreprise de la connaissance. A son avis, Kant
est celui qui semble le plus proche de dcouvrir le rle radicalement
cratif de limagination parce quil accorde une place dans le
fonctionnement de lappareil thorique du sujet de la connaissance
limagination transcendantale. Daprs Castoriadis, Aristote est celui
qui a dcouvert, pour la premire fois dans lhistoire de la pense,
limagination premire ou cratrice, mais son rle a t cach par la
prsence de limagination seconde ou simplement reproductive
(Castoriadis, 1978-1980: 409 et s).
Chez Kant, limagination est le pouvoir de reprsenter un objet
dans lintuition, mme sans sa prsence (Kant: 1781-1787, B151, cit
par Castoriadis, 1991: 232). Au-del de la distinction sensibilit
(pure rceptivit)/ entendement (pure spontanit), limagination
apparat comme un pouvoir de reprsentation. Daprs Kant, il ny a pas
de pures impressions, mais des perceptions qui sont elles-mmes des
reprsentations (Vorstellungen) en tant que prsentations pour un
sujet, le sujet de la connaissance.
Puisquil nest pas possible de composer des reprsentations
perceptives par la simple juxtaposition des donnes sensorielles,
une reprsentation a toujours une unit donne par les formes de
lintuition et les formes de lentendement (Kant, 1781-1787; A19,
B33). Cela veut dire, selon Castoriadis, quil y a une sorte de
travail logique contenu dans toutes les reprsentations, voire les
plus simples. Lhomme est muni dun appareil sensoriel configurant
les perceptions en certain sens indpendamment des impressions
externes. Cependant, cela ne signifie pas que le sujet connaissant
soit capable de se reprsenter les choses par lui-mme sans une chose
qui laffecte.
Or, comme toute reprsentation est dote dune certain unit, ordre
ou organisation, laction de se reprsenter une chose extrieure nest
jamais la reprsentation dune multiplicit amorphe. La reprsentation
est ainsi le rsultat de laction structurante de limagination
productive qui donne des formes aux impressions et les met en
relation. Daprs Castoriadis, dans cette activit propre limagination
transcendantale, on peut reconnatre le travail de limagination du
sujet qui devient radical parce que toute formation implique des
mises en relation multiple selon des rgles (Castoriadis, 1991:
241).
En ce sens, llmentlogique ou ensembliste-identitaire suivant les
termes de Castoriadis, constitue une composante essentielle pour
toute reprsentation (scientifique ou non scientifique) du monde. En
outre, cette combinaison entre lment logique et impressions nest
possible que par laction de limagination (Kant, 1781-1787: A137,
B176).
La distinction (kantienne) entre catgories, schmes
transcendantaux et reprsentations empiriques ne peut pas videmment
tre prise comme une distinction in re (et elle nest pas pose comme
telle par Kant). Mais on peut tre plus prcis. Toute reprsentation
(je fais ici abstraction des affects et des intentions) contient
des qualia et une organisation de ces qualia. Cette organisation,
son tour, comprend des figures et des traits gnriques et des schmes
catgoriaux. En dautres termes, la gnricit et la catgorialit sont
intrinsques la reprsentation et immanentes celles-ci (Castoriadis,
1991: 244).
Daprs Castoriadis, ce quon doit relever de luvre de Kant, cest
prcisment la reconnaissance du rle structurant de limagination,
parce que toutes les sphres de lactivit humaine (la connaissance ou
la technique, la politique, lducation ou la philosophie) sont le
rsultat de la cration et de ce quil appelle limagination radicale
du sujet.
3.2. Sigmund Freud et limagination du sujet.
De mme que luvre de Kant montre le rle cognitif de limagination
du sujet, luvre de Freud souligne lactivit de la fantaisie qui mne
la constitution du sujet humain. Castoriadis considre que la
fonction de la fantaisie ou imagination (Einbildung), chez Freud,
va plus loin que la simple recombinaison inconsciente des choses
vcues et entendues. Ce que nous appelons imagination est quelque
chose de diffrent une simple activit drive ou secondaire.
Quand Castoriadis analyse les mcanismes de linconscient
(manifests par les rves, les actes manqus, etc.) dans luvre de
Freud, il affirme que, malgr les apparences, il y en a une logique
stricte. En consquence, on peut dire que le travail du rve ne pense
pas si par pense on entend ou bien une pense maniant des
abstractions (des concepts) ou bien une pense soumise de part en
part aux lois de la logique habituelle: Le travail du rve, pour
lessentiel, image, figure, prsentifie, sous les contraintes connues
et avec les moyens dont il dispose (Castoriadis, 1991: 248). Et,
bien que le travail du rve ne pense, ne calcule et ne juge pas,
certains gards, il pense, calcule et juge car on ne peut pas
transformer sans penser, calculer et juger (Castoriadis, 1991:
248).
Dune part, le travail du rve est celui qui figure une pulsion
indterminable au moyen de la reprsentation. Cependant, il ne
transforme pas nimporte quoi en nimporte quoi dautre (Castoriadis,
1991: 248). Ainsi, lessentiel du dplacement (linversion des
intensits psychiques) porte la trace de quelque chose comme un
calcul. Dautre part, la mise en images du travail du rve nest pour
Castoriadis que le travail crateur de limagination, la prsentation
ou la prsentification comme visible et audible de ce qui en lui-mme
nest ni visible ni audible (Castoriadis, 1991: 248).
Il sensuit que, chez Freud, limagination est la capacit de poser
une image partir tout simplement dun choc et mme partir de rien:
car aprs tout le choc concerne nos rapports avec quelque chose de
dj donn, externe ou interne, alors quil y a un mouvement autonome
de limagination (Castoriadis, 1991: 248-249). Limagination doit, en
outre, tenir ensemble, runir des lments dtermins. Une image
implique des lmentsprsentables qui se trouvent pris dans une
certaine organisation et dans un certain ordre. Autrement, il ny
aurait pas dimage, mais simplement chaos. Imaginer est donc figurer
ou reprsenter une pulsion qui nest pas ncessairement
reprsentable.
Ainsi, le rve est la concrtisation en images de lactivit
psychique de celui qui rve. Le rve est un groupe de reprsentations
dont linterprtation passe par les associations entre
reprsentations. Dans le rve, il ny a pas de correspondance terme
terme entre les signifiants et les signifis du rve pour emprunter
une terminologie provenant de la Linguistique structurale. Le rve
traduit la surdtermination et en mme temps la sous-dtermination des
mcanismes produisant des symboles. Dune part, un signifiant (une
reprsentation du contenu manifeste) est l pour plusieurs signifis
(les reprsentations latentes et les dsirs quelles ralisent). Voil
la surdtermination dont parle Freud. Cependant, ce signifiant nest
pas le seul possible pour ces signifis. Voici la sous-dtermination.
En ce sens, un signifi peut tre indiqu par plusieurs signifiants
(sur-symbolisation) ou ntre indiqu quen partie (sous-symbolisation)
(Castoriadis, 1991: 251).
Il en rsulte donc une correspondance multivoque ou mieux,
indtermine suivant les termes de Castoriadis, parce que
linfigurable (le dsir, les pulsions) doit devenir figurable et
figur. Cela est possible, selon Castoriadis, partir du travail
crateur de limagination qui instaure le symbolisme du quid pro quo
(Castoriadis, 1991: 251-252). A son avis, Freud voque ainsi ce qui
est, pour lui, limagination radicale, cest--dire la fonction qui
rend compte de lactivit psychique du sujet. Convenons quil sagit
dune lecture particulire de luvre de Freud. Toutefois, bien que
Freud nait pas fait allusion manifeste la question de limagination,
il existe dans ses crits une abondante rflexion des mcanismes de
linconscient qui conduiraient Castoriadis dire: la totalit de luvre
de Freud na affaire qu limagination (Castoriadis, 1991: 246).
Dans le chapitre VI de Linterprtation des rves (1900), le plus
long de cette uvre, Freud expose le mode daction de linconscient
sur les penses latentes qui aboutit la formation du rve manifeste.
Il sagit dun transfert (bertragung) analogue la rcriture de la
langue de linconscient dans un systme pictographique qui va des
premires au second. Cest pourquoi le rve est un rbus comprendre
comme une totalit de signes chacun emprunt divers codes et non pas
comme une suite dimages immdiatement reprsentatives.
Castoriadis souligne encore deux questions rpondre pour
comprendre le rle de limagination dans luvre de Freud. Si le rve
apparat comme un groupe de reprsentations produit par des mcanismes
situs au-del de la conscience et hors de son atteinte, le contenu
manifeste du rve parat rductible la simple combinaison dlments dj
fournis par lappareil perceptif moyennant les procds tropiques
mtaphore, mtonymie, antonymie et symbolisme au sens troit
(Castoriadis, 1991: 252). Castoriadis se demande: a) en voie de
quoi cette combinatoire? et b) partir de quoi, cest--dire de quels
composants premiers ou ultimes ldifice est-il bti? (Castoriadis,
1991: 252)
La rponse freudienne la premire questionconduit au souhait
(dsir) ralis par le rve, le souhait ou dsir sexuel. Ces dsirs
renvoient des phantasmes plus originaires partir desquels Freud
essaiera de reconstruire la ralit prhistorique et phylogntique.
Mais en vrit -crit Castoriadis-, ce qui est en jeu est ici la
capacit originaire de la psych de poser et dorganiser des images et
des scnes qui sont pour elle source de plaisir, indpendamment de
toute ralit et de toute reprsentation canonique correspondant un
plaisir dorgane (Castoriadis, 1991: 252, le soulign est de
nous).
La rponse la seconde question: do proviennent les lments
composants des reprsentations dans les rves et comment se sont-ils
constitus? exige, selon Castoriadis, une distinction deux niveaux.
Le premier niveau de la rponse freudienne cette question dpasse,
aux yeux de notre auteur, le domaine de la Psychanalyse:
Ce niveau, capital tous gards, concerne la capacit de la psych
humaine, et quelle partage sans aucun doute avec tout le vivant, en
tout cas certainement avec le psychisme animal, de crer des images
et de les mettre en relation partir de stimuli qui nont aucun
rapport qualitatif avec ces images (Castoriadis, 1991: 253).
Si, comme le souligne Freud dans lEsquisse de 1895, lappareil
psychique transforme les quantits, les masses et les mouvements en
qualits (Freud, 1895), on peut dire que cette transformation est
une sorte de cration. Dailleurs, dit Castoriadis, dans
linconscient, cette exigence de figurabilit va plus loin que le
rve: Cest lobligation, et le travail, permanents de la psych que de
donner figurabilit ce qui, en lui-mme, na pas de figure pour la
psych quil sagisse des masses de matire et dnergie externes ou des
pulsions internes (Castoriadis, 1991: 253).
Et cela nous conduit au deuxime niveau beaucoup plus spcifique
de la Psychanalyse, un niveau inattendu, nigmatique et fcond,
thmatis par Freud partir de 1915. Dans Les pulsions et leurs
destins, Le refoulement et Linconscient Freud (1915) dfinit le
rapport entre le somatique et le psychique en introduisant un moyen
terme: les pulsions qui sont la frontire du somatique et du
psychique:
Provenant, si lon peut dire, des trfonds de lorganisation et du
fonctionnement somatiques, elles doivent agir sur le psychisme,
alors quelles ne possdent pas la qualit du psychique. Elles doivent
donc, afin dacqurir une sorte dexistence pour la psych, devenir
prsentes dans celle-ci, lui tre prsentes donc reprsentes, trouver
un reprsentant, un dlgu, un ambassadeur, un porte-parole, un
Vertreter Mais rien na dexistence pour la psych qui ne soit pas
reprsentation, Vorstellung. Ce qui est donc au dpart une pousse
dorigine somatique doit tre transform en quelque chose de
reprsentable par et pour la psych(Castoriadis, 1991: 253-254).
Freud emploie le terme de Vorstellungsreprsentanz des Triebes,
pour rendre compte de la Vorstellung reprsentation- comme
reprsentant de la pulsion.
La pulsion nest pas du psychique; elle doit envoyer dans la
psych des ambassadeurs qui, pour tre compris, doivent parler un
langage reconnaissable et comprhensible par le psychique doivent
donc se prsenter comme des reprsentations (Castoriadis, 1991:
254).
Daprs Castoriadis, on peut aborder cette question mme partir du
texte sur Les deux principes du fonctionnement mental (1911) o
Freud prsente le mode propre au fonctionnement de lappareil
psychique et les lois qui organisent la vie psychique: le principe
de plaisir et le principe de ralit. Des principes selon lesquels
les reprsentations qui nont pas affaire la ralit se forment sous
lgide du principe de plaisir.
Quand Freud tente de reconstruire la logique de lappareil
psychique, il considre dabord quil y a toujours une origine relle
de la reprsentation soit plaisante, soit traumatique. Puis, il sera
rapidement oblig abandonner cette thse. Enfin, il essaiera de faire
driver les phantasmes, dans la mesure o il ne peuvent pas rsulter
des expriences rellement vcues du sujet, de certains phantasmes
originaires phylogntiquement constitus (Castoriadis, 1991:
255).
Ainsi, selon Castoriadis, Freud travaille le long de son uvre la
question de limagination, bien quil ne la nomme pas ni ne la
reconnaisse comme telle. Daprs Castoriadis, ce quil appelle
lomnipotence magique de la pense est en effet une omnipotence
relle, du point de vue de la ralit psychique. Freud souligne que,
avec linstauration du principe de ralit, une espce dactivit de
pense, qui reste libre lgard de lpreuve de ralit et qui et soumise
au seul principe de plaisir se dtache. Freud parle dun fantasmer,
qui commence avec le jeu des enfants et qui continue comme rverie
diurne, en abandonnant ltayage sur des objets rels (Freud,
1911).
Le fonctionnement psychique est ainsi prsent par Freud, selon
Castoriadis, comme pure fantasmatisation satisfaisant le principe
de plaisir (Castoriadis, 1991: 256). Freud expose une thorie o
linconscient ne distingue pas entre une perception effective et une
reprsentation fortement investie daffect, cest--dire, linconscient
ne reconnat pas dindices de ralit. Le rel, dans et pour
linconscient est purement imaginaire. Cest de l que dcoule cette
consquence capitale, que pour les humains le plaisir de
reprsentation domine le plaisir dorgane, et cette autre consquence,
que reprsentation et plaisir sont dfonctionnaliss dans ce cas
(Castoriadis, 1991: 256).
Castoriadis conclut que toute la thmatisation du psychisme
humain chez Freud ne devient comprhensible et cohrent qu partir de
cette ide:
loppos du caractre fonctionnel de limagination animale,
limagination humaine est dchane, libre de lasservissement au
fonctionnement biologique et ses finalits, crant des formes et des
contenus qui ne correspondent aucun besoin simplement taye sur la
dimension animale de lhumain (Castoriadis, 1991: 257).
Cependant, partir de la socialisation de lindividu, ce donn
premier de limagination est model et dompt, mais jamais
compltement.
La socialisation est le processus moyennant lequel la psych est
force dabandonner (jamais compltement) son sens originel monadique
pour le sens particip fourni par la socit, et de subordonner ses
crations et ses pousses aux exigences de la vie sociale. La
mdiation essentielle dans cette opration est lintrojection.
Lintrojection va beaucoup plus loin que la mimsis animale, car elle
est toujours rintriorisation de ce qui est introject, et cette
rintriorisation ne peut avoir lieu que sur la base des schmes
propres dj disponibles (Castoriadis, 1991: 257).
De sorte que limagination radicale ou la capacit de se donner
des images ce qui nest pas imaginable devient lactivit propre au
psychisme humain. Castoriadis affirme, quon peut trouver, chez
Freud, la mise en uvre de la capacit dimaginer ou de fantasmatiser,
cette capacit de poser des images en scne qui peut tre pense comme
une autre expression de la cration humaine.
3.3. De lindividu au sujet de la pratique politique.L'homme est
un sujet social-historique qui ne peut pas survivre sans un
processus de socialisation qui lui confre des normes et lui impose
des limitations. Or, lindividu lui-mme et le social sont des
institutions de limaginaire.
Dans un entretien de juin de 1991, Castoriadis (1991-1992: 85 et
s) compare la dimension instituante de la socit et de lhistoire
avec la cration de lindividu social-historique. La dimension
instituante de la socit est la capacit des collectifs humains de
faire surgir de faon immotive bien que conditionne- des formes,
figures, schmes organisateurs et crateurs de mondes. Chez
lindividu, cette dimension instituante sexprime par la cration dun
monde propre, le monde du pour-soi:
De mme que rien ne peut entrer dans une cellule qu condition de
traverser le filtre que lenveloppe de celle-ci, et une fois quil y
est entr tre mtabolis par la cellule- ou bien il la tue-, de mme
rien ne peut entrer dans une psych singulire qu condition dtre
mtabolis par elle. Et rien ne peut entrer dans une socit, qui ne
soit rinterprt, mais en fait rcre, reconstruit, pour prendre le
sens que cette socit-l donne tout ce qui se prsente pour elle
(Castoriadis, 1991-1992: 87).
Castoriadis tablit deux modes dtre pour soi: lindividu et la
socit, et distingue tous deux de lorganisme vivant parce que
seulement dans les domaines de lhomme il est possible de rompre ce
quil appelle la clture de la reprsentation du monde. Nanmoins, le
vivant tmoigne la puissance formatrice de ltre-tant global: il est
une mergence, il nest pas explicable et encore moins comprhensible
partir de lois strictement physiques (Castoriadis, 1991-1992:
97).
Ltre humain, son tour, tmoigne qutre est toujours tre-autre et
faire tre lautre. La dimension potique de ltre humain est cratrice,
et encore inexplicable et imprdictible: elle est lorigine de la
socit et du sujet social-historique, des modes dtre qui sont
fortement lis lun lautre.
En certain sens, Castoriadis considre quelindividu comme tel
nexiste pas. Et cela parce quil y a une psych socialise qui
sapproprie le magma des significations institues et construit son
propre monde de significations: et, dans ce rsultat final, il ny a
presque rien dindividuel au sens vrai du terme (Castoriadis,
1991-1992: 104). Toute socit cre donc ses propres individus humains
qui se crent et, en se crant, rcrent les institutions dont ils sont
nourris.
Ainsi, la psych nest pas lindividu: la psych devient individu
aprs quelle a subi un processus de socialisation. Cette psych,
porte sur la strate biologique de lindividu humain, est
essentiellement alogique, ambivalente, et contradictoire. Le
processus de socialisation est, certes, une activit sociale, et
comme tel, il est mdiatis par des individus en principe reprables
(comme cest le cas de la mre, par exemple). Ces individus sont
toujours dj socialiss eux-mmes, et ils fournissent les moyens daccs
la totalit du monde social chaque fois institu (au moins de forme
virtuelle). La socialisation des individus implique un processus
ouvrant un monde de significations imaginaires sociales dont
linstauration et lincroyable cohrence ne pourraient pas procder dun
ou de plusieurs individus. La sublimation est donc la face
psychique du processus dont la face sociale est la fabrication de
lindividu (Castoriadis, 1988c: 53).
De sorte que lindividu est plutt le rsultat dun processus
dindividuation que lorigine de toute pratique sociale et politique
qui permettrait de revendiquer lgalit individuelle naturelle comme
le croyait la philosophie politique moderne de Hobbes Kant. La
monade psychique qui cre un nouveau cosmos partir de la
mtabolisation du social-historique dj prsent et dj donn et qui
exprime la force de linconscient en tant instance de dsir, daction
et de fantasmatisation est la base de lanthropologie politique de
Castoriadis et non pas une multitude dindividus libres et gaux.
En revanche, lindividu est socialis dans et par les institutions
donnes: la cration dindividus individus est possible par le biais
de la puissance de limagination radical de la psych et de
limaginaire social instituant: Mais pour crer des individus
individus, il faut une socit individuante. Les socits htronomes et
traditionnelles ne sont pas individuantes. Elles sont
uniformisantes, collectivisantes (Castoriadis, 1991-1992: 104).
Selon Castoriadis, la vritable individuation commence quand les
socits annoncent un mouvement vers lautonomie, vers un projet
social et politique travers lequel il est possible dapprhender le
pour-soi dune socit qui rflchit sur elle-mme et le pour-soi dun
individu qui se cre soi-mme. A partir de lhypothse de la force de
limaginaire humain, Castoriadis tente de comprendre lmergence de
lhistoire comme possibilit permanente dtre-autre et de faire-tre
lautre, comme possibilit permanente toujours indtermine ou mme
indfinie.
4. Cornlius Castoriadis et la configuration dune imagination
politique.
Pour Castoriadis, la politique est l'activit lucide qui vise
l'institution de la socit par la socit elle-mme (Castoriadis,
2004), cest--dire, lactivit qui a du sens dans lhorizon de la
question: quelle socit et quelle institution devons-nous inventer?
Si la dmocratie est possible, elle lest seulement comme rgime
dautonomie et comme rgime dauto-institution imaginaire de la
socit.
Sil y a histoire, elle est possible parce quil y a des individus
capables de novation radicale. Plutt qu lordre de la prdiction
scientifique, lhistoire humaine appartient lordre de lvnement.
Lhistoire est le rsultat de la puissance cratrice des collectivits
humaines. Cela veut dire quil faut appeler limaginaire pour
inventer notre propre socit. Si la fin de lhistoire nest pas encore
arrive, cest justement parce quil faut imaginer la suite des
vnements.
Quest-ce que donc imaginer chez Castoriadis? Dans ce qui suit,
nous tenterons danalyser la signification de laction d imaginer
suivant Castoriadis. Dabord, il faut rappeler que Castoriadis
trouve les sources de sa rflexion sur limaginaire chez les
philosophes les plus classiques: Aristote, Kant. Cependant, il
saide de luvre de Freud et de Marx pour redfinir le concept
dimaginaire. Comme nous lavons dj vu, imaginer pour Freud signifie
reprsenter un fantasme, poser des images qui ne sont pas antrieures
lactivit elle-mme du psychisme humain. Maintenant, tentons dtablir
le concept d imagination quon peut dduire de luvre de Marx.
Convenons que Marx ne dfinit pas un concept dimagination.
Cependant, notre avis, il expose une conception de lactivit
politique qui permet de la qualifier dactivit imageante.
Avant danalyser ce concept, rappelons que, selon Castoriadis, le
commencement de lhistoire de lOccident sopre en Grce (Castoriadis,
2004), l o il y a eu une rupture: la rupture des reprsentations
institues, rupture entendue comme mise en question et comme
interrogation. Interrogation sur la justice des lois institues
(nomoi) et interrogation sur la vrit des reprsentations du monde et
de la vie (Castoriadis, 1982-1983: 325 et s). En Grce, le travail
de cette rupture est indissociablement li avec et port par un
mouvement politique, en Grce l'interrogation ne reste pas simple
interrogation mais devient position interrogeante, c'est--dire
activit de transformation de l'institution (Castoriadis, 2004). Or,
cette interrogation est possible grce la reconnaissance de la socit
comme origine perptuelle de ses institutions.
On pourrait donc dire qu lorigine de linstitution de la socit se
trouve la dimension politique de limagination, cest--dire,
lexprience de linstitution radicale de la socit. Chez Castoriadis,
cette exprience fondamentale des Grecs constitue la dcouverte de
limagination au sens de la dcouverte de la ncessit de clore au
moyen dun acte de cration lAbme qui est la base de toute
institution. Cela veut dire que les Grecs ont dcouvert le manque de
fondement, lorsquils ont reconnu que: Au commencement tait le
Chaos, lAbme ou le Sans-fond. A notre avis, cette exprience
fondamentale est en certain sens une exprience politique car ce qui
sinstitue, cest un espace public o se droule la vie humaine, un
espace de socialisation et dhumanisation o se constituent les
individus social-historiques.
Lexprience des Grecs, selon Castoriadis, cest lexprience de
lhumanit: elle constate sa carence, son manque et, en mme temps,
son surplus. La exprience grecque est le constat de linluctable
ncessit de faire et du destin de lhumanit comme faire. Si la Grce
est dabord et avant tout une culture tragique, cest prcisment parce
quelle dvoile le noyau de la condition humaine: la condition dtre
irrmissiblement jet lAbme du non sens et du non tre ou, du moins,
lAbme de non tre qu condition de faire (Castoriadis, 2004). En ce
sens, la Grce montre le destin de lhumanit toute entire: pour tre
quelque chose, quelque socit, quelque individu, il faut faire. Voil
le programme politique hrit des Grecs.
Or, en quel sens supposons-nous que Marx exprime le programme
politique des Grecs? A notre avis, il le fait quand il crit que le
commencement de la vritable histoire humaine nest pas encore arriv,
quand il parle de lachvement (Schlieung) de la prhistoire humaine
(Thibaut, 1998).
Comme nous lavons dj vu, chez Castoriadis, parler dimaginaire
implique parler de quelque chose qui a voir avec l invention. On
peut parler dinvention de la dmocratie athnienne et on peut parler
de la rinvention de la socit dmocratique partir de la novation
radicale quest la socit bourgeoise. Or, quand Marx affirme quil est
ncessaire de continuer de faire lhistoire parce que la socit
bourgeoise des citoyens libres doit tre remplace par la vritable
socit humaine, la socit des gaux, la socit communiste qui nest pas
encore dtermine, nous pouvons supposer que Marx nous invite
imaginer ou inventer une nouvelle figure socitale.
Ainsi, la dimension imaginaire de lactivit politique merge l o
la prdiction scientifique nest pas possible: quel est notre futur?
Quest-ce que ce que nous attend lavenir? Nous ne pouvons pas le
prdire a priori, parce quil nest pas enferm (envelopp) dans le
prsent: il faut limaginer. La dimension imaginaire de lactivit
politique est l o les individus dpassent la dimension du rel et du
rationnel, la dimension de ce qui les attache au donn et de ce qui
les attache au prdictible. Mme le rel et le rationnel, ce qui a du
sens pour les hommes, c est le rsultat de lactivit incessante de la
cration humaine (Castoriadis, 1981a).
Limaginaire social, tel que Castoriadis la conu, nest ni la
reprsentation dun objet ni la reprsentation dun sujet. Au
contraire, le magma des significations imaginaires sociales est
lincessante et essentielle indtermination de la cration
social-historique et psychique de figures, formes et images qui
fournissent des contenus significatifs aux individus et qui sont
tisss dans les structures symboliques de la socit. Ces
significations imaginaires sociales sont une sorte de conditions de
possibilit qui permettent de configurer limage du monde, des autres
et de nous-mmes. En ce sens, les significations imaginaires
sociales font possible la reprsentation de ce que nous sommes et de
ce que nous faisons, mme de ce que nous pouvons faire et de ce que
nous ne pouvons pas faire.
Laction dimaginer comporte ainsi la cration, en fonction de
lexprience acquise et actuelle, dautre chose diffrente de ce qui
tait dj l, diffrente de toute chose prexistante. Il sagit dune
vritable mise en acte de la capacit dinvention qui opre une rupture
avec lordre institu de la symbolisation courante. Cette capacit de
briser la clture de la reprsentation est lactivit propre aux
hommes. Elle est lorigine de lhistoire[footnoteRef:1]. [1: Voir:
Chapitre II, Identit, histoire et temporalit: lontologie du social
et la question de lhistoricit. ]
Cela veut dire que lactivit de la bourgeoisie expose par Marx na
pas t compltement dtermine par ltat des forces productives, car la
bourgeoisie sest construite comme bourgeoisie aussitt que son mode
de faire a transform la situation social-historique o elle tait
place au dpart, y compris non seulement les rapports de production
et les forces productives, mais le mode dexistence sociale de ces
forces productives, le mode de temporalit historique consubstantiel
leur bouleversement continu, et jusqu leur dfinition mme
(Castoriadis, 1974: 51).
Ainsi, toute socit, dans son mouvement historique, dans son
historicit, se cre par le biais dun magma de significations
imaginaires sociales qui comportent et donnent du sens au monde et
la propre historicit, au mode de faire lhistoire qui conditionne
son comportement dans chaque situation donne. Cette dimension
cratrice de lactivit humaine permet de faire des projets davenir et
de contribuer construire un futur, un futur aussi indtermin que
lhistoire humaine elle-mme.
Cela ne signifie pas quil ny ait dlments de ralit la base de la
composante fonctionnelle-relle de linstitution. Au contraire,
lhistoire humaine est faite sur des conditions socio-historiques de
possibilit, ltayage rel du donn. Cependant, on a oubli trop souvent
non seulement que cette composante est double par la composante
imaginaire et cratrice mais aussi que les individus, les
organisations et les groupes sont porteurs (producteurs et
reproducteurs) dinstitutions souvent de manire implicite. Nanmoins,
les individus ne les reproduisent pas tout entirement, mais dune
faon toujours paradoxalement indtermine car leurs pratiques
concrtes sappuient sur la part cratrice, sur les potentialits
novatrices de ltre humain. Les forces instituantes des tres humains
se manifestent l o les institutions (linstitu) chouent et les
individus introduisent de nouvelles pratiques de significations
(linstituant). La dynamique, la dialectique de linstituant et
linstitu permet donc de comprendre le cours de lhistoire.
Par consquent, on peut dire que la socit bourgeoise et la socit
dmocratique nolibrale actuelle ne sont pas le rsultat dune volution
naturelle, mais le rsultat des luttes et de plusieurs sicles
dhistoire. Mme le citoyen, en tant quinstitution de la socit
occidentale, est une cration historique, la cration dun type
dindividu inconnu ailleurs qui peut mettre en question la
reprsentation du monde institue, contester l'autorit, penser que la
loi est injuste et agir pour la changer. En ce sens, lindividu
autonome des socits modernes nest quune cration imaginaire de
lOccident. Cependant, cette image institue de lindividu a chang
autant que la socit actuelle. Aujourdhui, daprs Castoriadis, loin
dtre autonome, lindividu est devenu privatis. Comment doit-on
comprendre cette affirmation?
4.1. La dialectique de lindividu privatis. Si lon admet que
lindividu est un fragment ambulant de linstitution de la socit
(Castoriadis, 1981a), on peut sinterroger: quelle est la forme
dominante de lindividu daujourdhui? Cest--dire, quelle est la forme
de linstitution de lindividualit sociale daujourdhui? Quelle est la
forme du rapport entre les individus et leurs institutions?
Ainsi que la figure socitale dominante de lindividu du XVIIIe.
sicle tait le citoyen, la forme prpondrante du XIXe. et XXe. sicle
tait le travailleur, on peut dire que le rle dvolu la personne
humaine dans notre socit est ce quon appelle tout simplement
lindividu. Si la figure socitale de lindividualit pour une socit
donne est construite partir du magma des significations imaginaires
sociales qui laniment, alors on ne peut pas parler dune
individualit absolument indpendante dune culture donne. Il est donc
possible de sinterroger sur le type dindividus que nos socits
produisent et sur les effets politiques de cette institution.
A notre avis, puisque lindividu et les individus qui
appartiennent chaque socit font lhistoire -tel que Marx la dit dans
Le dix-huitime Brumaire (1852), ce nest pas naf de sinterroger sur
le rle politique de linstitution sociale de lindividu parce que la
construction dun type dindividu est lune des formes les plus
notables pour la production/reproduction de la socit (Castoriadis,
1981a: 277). Cela signifie-t-il quon doit parler des types-idaux au
sens wbrien? A notre avis, ce nest pas possible de parler de
types-idaux suivant les affirmations de Castoriadis.
Comme nous lavons dit, lidologie qui lgitime la fin de lhistoire
sappuie prcisment sur un constat: aujourdhui, il ny a plus
dhistoire parce que nous assistons tout simplement au droulement
d'un processus irrversible qui semble aller de soi. Ce processus ne
va pas vers un but ou vers un terme prcis puisque la fin elle-mme
est dj arrive. A notre avis, cela na rien de naf: chaque socit
produit un certain type dindividualit sociale pour se reproduire et
atteindre certaines objectifs qui sont politiques et collectives la
fois. Aujourdhui, au commencement du XXIe. sicle, il est possible
de sinterroger sur les finalits politiques et collectives qui
accompagnent la construction dun tre humain qui se place au-del de
lhistoire et de la politique.
Daprs Castoriadis, dans lpoque du conformisme gnralis
(Castoriadis, 1989b: 19 et s), on na pas besoin dindividus
autonomes, mais dindividus subordonns la force dune histoire
auto-rgle et auto-contrle, sans intervention dindividualits
capables dinstituer de nouvelles institutions socitales.
Lautonomie, cest--dire, la capacit des individus et des socits de
se donner un destin propre, est une notion politique que les
discours nolibraux croient avoir dpasse.
La tendance faire de la politique une activit tout simplement
technique ou administrative, a pour but dviter lindividu la
responsabilit politique de participer linstitution du monde
collectif. Lautonomie au sens nolibral comporte ainsi la croyance
lisolation de lindividu, la sparation des autres individus, et mme,
linluctable abandon lui-mme. De telle manire, linstitution sociale
de lindividu de notre socit, devient une institution faible devant
les structures du monde conomique et politique, national et
international, une sorte de grain de sable dans la mer du monde. Un
individu isol, spar, est plus manipulable et contrlable quun
individu engag dans une structure collective.
On pourrait dire que, entre lindividu autonome du XVIIIe. sicle
et lindividualisme contemporain, il y a une distance et une
translation de sens et, en outre, un prilleux dplacement vers
l'apathie sociale et politique. Renforcer lindividualisme na donc
pour effet daccrotre les valeurs de responsabilit et de rflexion,
tout au contraire, cela a pour effet daccrotre lalination de
lindividu et la mconnaissance de soi-mme comme acteur de
lhistoire.
4.2. Culture dmocratique et autonomie individuelle et
socialeComme nous lavons dit, lautonomie des socits va de pair avec
lautonomie des individus. Lautonomie sincarne, selon Castoriadis,
dans les lois. Une socit autonome est celle-l qui sauto-institue,
cest--dire, celle-l qui se donne ses propres institutions et ses
propres lois: une socit qui reconnat ses propres crations dans ses
rgles, ses normes, ses valeurs, ses significations(Castoriadis,
1994b). Dans ce cadre, lindividu peut son tour dfinir pour lui-mme
les normes, les valeurs, les significations moyennant lesquelles il
essaiera d'ordonner sa vie et de lui donner un sens (Castoriadis,
1994b).
Dans les rgimes htronomes, la source et le fondement de la loi,
comme toute norme, valeur et signification, sont poss comme
transcendants la socit. Ainsi, on pourrait dire quentre la parole
de Dieu et les lois de lhistoire il ny a aucune diffrence parce
lune et les autres sont indpendantes des volonts individuelles et
se trouvent au- del des actions conscientes et mme inconscientes
des hommes. Cela vaut mme pour les individus htronomes: le sens de
leur vie est donn, rgl d'avance et, en mme temps, leur destin est
assur. Dans ce cas, il ny a pas de discussion possible sur les
institutions effectives de la socit. Ce que lon doit faire est dict
sans appel par la loi de lHistoire, par le cours inluctable du
destin humain ou par la volont divine.
Daprs Castoriadis, cette manire de voir le rle de lindividu est
contraire une culture dite dmocratique, tenant par culturetout ce
qui, dans le domaine public d'une socit, va au-del du simplement
fonctionnel ou instrumental et qui prsente une dimension invisible
positivement investie par les individus de cette socit
(Castoriadis, 1994b). La culture est donc tout ce qui, dans une
socit, a trait l'imaginaire potique incarn dans les uvres
(matrielles et symboliques) qui dpassent le fonctionnel
(Castoriadis, 1994b).
Or, quel est le sens dune culture dmocratique? Selon
Castoriadis, le terme de dmocratie se prte videmment infiniment
plus de discussion, par sa nature mme et parce qu'il a t depuis
longtemps l'enjeu de dbats et de luttes politiques. Pour sortir de
cette cacophonie, Castoriadis nous invite revenir aux origines
historiques de la dmocratie. Pour lui, la cration de la dmocratie,
opre en Grce et reprise dans le monde occidental moderne, implique
labolition de toute source transcendante de la signification
(Castoriadis, 2004). La cration dmocratique est la cration d'une
interrogation illimite dans tous les domaines : elle est
linstitution dune rflexivit qui sinterroge sur le vrai et le faux,
le juste et l'injuste, le bien et le mal, le beau et le laid. Cette
rflexivit sexprime autant dans la socit que dans la vie prive,
puisqu'il sagit dune institution qui donne chacun la possibilit de
crer le sens de sa vie (Castoriadis, 1994b).
Cela prsuppose l'acceptation du fait qu'il n'y a pas de
signification dans les choses mmes. Cela signifie que nous crons la
signification sur fond de sans fond, que nous donnons forme au
Chaos par notre pense, notre action, notre travail, nos uvres et
que cette signification n'a donc aucune garantie extrieure elle
(Castoriadis, 1994b). Cela signifie que nous sommes seuls dans
l'tre et quainsi cette cration est gnralement phmre, parfois
durable, toujours risque et soumise la destruction, comme toute
cration historique. Les conditions de la cration culturelle
apparaissent donc charges dincertitudes. De mme que la collectivit
cre ses normes et ses significations en plein air, lindividu est
appel crer le sens de sa vie sans justification ou lgitimation.
Or, vivons-nous encore dans la situation dautonomie reprise par
les socits modernes occidentales? Daprs Castoriadis, on ne doit pas
se soustraire rpondre cette question risque et dangereuse. Au
contraire, il faut reconnatre les formes caches qui peuvent
recouvrir ou dissimuler les grands mouvements dmocratiques depuis
la fin de XVIIIe sicle. En premier lieu, parce que, sur le plan du
fonctionnement social rel, le pouvoir du peuple peut servir de
paravent nimporte quel dispositif de pouvoir: l'argent, la
technoscience, la bureaucratie des partis et de l'tat, les mdias.
En second lieu, parce que, sur le plan des individus, une nouvelle
clture est en train de s'tablir prenant la forme d'un conformisme
gnralis (Castoriadis, 1989b). Bien que les individus se disent et
se pensent libres, tous reoivent passivement le seul sens que
l'institution sociale leur propose et leur impose : la
tl-consommation, faite de consommation, de tlvision, de
consommation simule via la tlvision (Castoriadis, 1994b).
Daprs Castoriadis, lindividu tl-consommateur contemporain, tout
reu dans la passivit, dans linertie et le conformisme. Le triomphe
de lindividualisme nest pas synonyme de triomphe de la dmocratie.
Car lindividualisme implique la russite dune forme vide o les
individus seul apparemment- font ce quils veulent: la forme
individualiste socialement dominante nest que la figure remplie par
limaginaire social dominant, imaginaire capitaliste de lexpansion
illimite de la production et de la consommation (Castoriadis,
1994b). En consquence, ainsi que lindividu autonome de la vritable
socit dmocratique na rien voir avec la forme individualiste de
lindividualit sociale, la dmocratie ne doit pas tre confondue avec
les procdures dmocratiques des oligarchies contemporaines, revtues
de dmocratie (Castoriadis, 1994b).
Dailleurs, bien que le libralisme actuel prtende quon peut
sparer entirement le domaine public du domaine priv, Castoriadis
considre que cela nest pas possible, parce que les dcisions prises
dans lespace public atteignent tous. Aujourdhui, le pouvoir public
est identifi au pouvoir de lEtat. Ce quon a oubli, cest que le
pouvoir publique est le pouvoir de la communaut politique dont
lEtat nest pas le titulaire. Par consquent, ce ne serait que dans
un rgime vraiment dmocratique quon pourrait tablir une articulation
correcte entre la libert prive et la libert de lagora, en prservant
las activits publiques communes des individus pour que tout le
monde puisse participer au pouvoir public. Aujourdhui
(souvenons-nous que Castoriadis parle la fin du XXe. sicle mais on
peut se demander jusqu quel point laffirmation continue dtre en
vigueur), ce pouvoir public appartient une oligarchie et les
dcisions essentielles sont toujours prises dans la coulisse
(Castoriadis, 1998b: 23).
On pourrait donc dire quil est parvenu, dans nos socits dites
dmocratiques, la perte de sens de la cration dmocratique, parce que
le projet dautonomie qui animait toute tentative de dmocratisation
de linstitution de la socit a t oubli. Ainsi, lvolution de la
culture dmocratique de notre temps est, selon Castoriadis, une
sorte de mise en scne de lironie de lhistoire laquelle Marx faisait
allusion dans Le dix-huitime Brumaire. L o le projet dautonomie
laisse sa place, merge la passivit sociale et politique qui
caractrisent notre monde (Castoriadis, 1994b). Seule la renaissance
dune praxis politique autonome, fonde, notre avis, sur une sorte
dimagination politique donnera lieu la r-institution globale de la
socit.
Pour cela faire, il est ncessaire de refonder le type
dindividualit dominante. Devant une telle tche, le rle de lducation
(paideia) devient central. Parce que lindividu devra cesser dtre
serr par les significations dominantes de la socit nolibrale: il
devra reconnatre que toute clture peut tre brise et que cette
rupture de la clture constitue le vritable projet dautonomie et
daffirmation de la propre libert. Il semble que Castoriadis
demeurerait prisonnier des illusions de la modernit selon
lesquelles il est possible de dcider ce qui estvraide ce qui
estfaux.
4.3. La politique: par- del le public et le priv
Si lautonomie est lauto-position dune norme, dune forme
socitale, la capacit dune socit ou dun individu dagir dlibrment et
explicitement par soi-mme en vue de modifier sa forme, sa loi, le
rtablissement dun projet historique va de pair avec la
r-institution de la critique: de la critique philosophique et de la
critique politique.
De mme que la philosophie peut tre dfinie comme interrogation
permanente, la pratique politique peut tre dfinie comme mise en
cause permanente des institutions tablies. Puisquil ny a pas de
socits autonomes sans individus autonomes, il nest pas possible de
parler en termes dopposition entre le public (la socit) et le priv
(les individus). La dialectique individu-socit[footnoteRef:2] doit
tre dpasse non seulement par la pense, mais aussi par la praxis. Il
en rsulte que lune des formes de la critique consiste dpasser le
divorce public/priv. [2: Voir: Chapitre I, 3. Aprs la sociologie
classique: Castoriadis et la notion dinstitution. ]
Selon Castoriadis, la lthargie, la passivit des individus
social-historiques des socits contemporaines constitue lune des
calamits de la fin du sicle. Si lon peut parler de la crise de la
modernit, celle-ci doit tre entendue comme la dception ou la
dsillusion fantastique devant la transformation des espoirs dune
grande partie de lhumanit (Castoriadis, 1999: 14-15). Lun des
effets de la dynamique sociale institue la fin du XXe sicle, cest
la privatisation de la vie quotidienne des individus, une
privatisation lie la mentalit qui fait de lconomie le centre de
tout (Castoriadis, 1999: 18). Le triomphe de cette mentalit
capitaliste comporte la retraite de lindividu au conformisme et le
retour de lindividualit sur soi-mme. Les rves dun futur partag par
tous et dune action politique engage avec lhumanit ont laiss sa
place aux rves de meilleures conditions de vie matrielle,
damlioration de lindividu isol et sa famille.
Daprs Castoriadis, lune des grandes difficults de la pense
politique actuelle, et surtout de lactivit politique, cest
prcisment la question du porteur des rves dautonomie individuelle
et sociale. Puisque nous sommes un moment dont on est sorti de
lpoque des classes privilgies, la rponse nest pas vaine: Je pense
que ce qui marque la fois la profondeur de la crise actuelle et
peut-tre la profondeur des espoirs quon peut avoir cest cette
disparition dun porteur privilgi. Cest--dire que le phnomne affecte
toute la socit, toutes les couches sociales, sauf peut-tre un petit
pourcentage de gens qui sont au sommet. .. (Castoriadis, 1999:
20).
Cela ne veut pas dire que Castoriadis tente de revenir au rve de
lacteur privilgi, car son relvement thorique et pratique comporte
linvitation laction autonome de tous les individus
social-historiques. Au-del des contenus concrets du projet
dautonomie: la rappropriation du pouvoir par la collectivit,
labolition de la division du travail politique, la circulation sans
entraves de linformation politiquement pertinente, labolition de la
bureaucratie, la dcentralisation la plus extrme des dcisions, la
souverainet des consommateurs, lautogouvernement des producteurs
les individus doivent se rapproprier le rle protagoniste de
lhistoire avec minuscules.
Devant la croyance aux forces impersonnelles et anonymes -des
mcanismes presque autonomes- et loppos de lacceptation passive de
cette situation, il faut rveiller les puissances autonomes et
cratives des individus social-historiques, le pouvoir instituant de
la collectivit et de lindividualit pour instituer de nouvelles
figures de la socialit.
4.4 Psychanalyse et PolitiqueCest pourquoi Castoriadis lie la
Psychanalyse la Politique. A ses yeux, la Psychanalyse peut librer
les hommes pour la vraie politique, celle qui cherche raliser
lautonomie. Il se demande: Quelle est la signification de la
psychanalyse elle-mme, comme thorie et comme pratique ? Quelles en
sont les implications, qui certainement nont pas t toutes explores
par Freud ? Na-t-elle rien voir avec le mouvement mancipatoire de
lOccident ? Leffort de connatre linconscient et de transformer le
sujet na-t-il aucun rapport avec la question de la libert, et avec
les questions de la philosophie ? La psychanalyse aurait-elle t
possible en dehors des conditions social-historiques qui ont t
ralises en Europe ? La connaissance de linconscient ne peut-elle
rien nous apprendre concernant la socialisation des individus, donc
aussi les institutions sociales ? Pourquoi la perspective pratique
qui est celle de la psychanalyse dans le champ individuel
serait-elle automatiquement frappe de nullit lorsquon passe au
champ collectif? (Castoriadis, 1989c: 141).
Pour Castoriadis, la fin de lanalyse consiste en lmergence chez
le patient dune subjectivit rflchissante et dlibrante, cest--dire
dune subjectivit la plus autonome possible. Ainsi que la vraie
politique et la vraie pdagogie, lanalyse authentique est une
praxis, cest-- dire une activit qui essaie daider aux hommes
parvenir lautonomie. La psychanalyse prpare les hommes la libert
politique, les libre pour les rendre capables de btir cette libert,
de mme quelle fournit un modle rduit, un prototype en chambre de ce
que lactivit politique pourrait tre (Redeker; 1997: 24).
Castoriadis interprte limpratif freudien (Wo Es war, soll Ich
werden) comme lmergence de limagination radicale cratrice de
nouvelles formes de la conscience sociale. Pour lui: lune des fins
de lanalyse est de librer ce flux du refoulement auquel [ltre
humain] est soumis par un Je qui nest dhabitude quune construction
rigide et essentiellement sociale (Castoriadis, 1989c: 144). Cest
ainsi quil propose de complter la formulation de Freud en ces
termes: Wo Ich bin, soll auch Es auftauchen, l o Je suis/est, a
doit aussi merger (Castoriadis, 1989c: 144).
Cela signifie que le Je (Ich) doit devenir une subjectivit
rflchissante, capable de dlibrer, de choisir et de dcider. Le but
de lanalyse est donc daltrer la relation entre instances
psychiques. En ce sens, le refoulement doit laisser sa place la
reconnaissance et la rflexion sur des contenus inconscients alors
que linhibition, lvitement ou lagir compulsifs doivent laisser leur
place la dlibration lucide. En consquence, la fin de lanalyse est
linstauration dune subjectivit rflexive et dlibrante, qui a cess
dtre une machine pseudo-rationnelle et socialement adapte et a
reconnu et libr limagination radicale au noyau de la psych
(Castoriadis, 1989c: 144).
Traduire le werden freudien par le verbe devenir signifie que la
subjectivit que Castoriadis tente de dcrire est essentiellement un
processus, cest--dire un tant permanent, un se-construire soi-mme
et non pas un tre, un tat atteint une fois pour toutes. En ce sens,
le projet dautonomie individuelle est un continufaire et un se
faire soi-mme. En ce sens, ce projet demeure aussi ouvert que le
projet dautonomie dans le champ social. De sorte que : La fin de la
psychanalyse est consubstantielle avec le projet dautonomie
(Castoriadis, 1989c: 145).
En consquence, Castoriadis affirme que la psychanalyse nest pas
une technique, mais une activit pratico-potique semblable la
politique. Il sagit dune activit pratique parce quil ne suffit pas
dlucider et de comprendre les dsirs inconscients, il faut laction
instituante. Et il sagit dune activit potique parce quelle est
cratrice, son issue doit tre lauto-altration de lanalysant,
cest--dire lapparition dun autre tre l o il tait Moi.
Lducation, la paideia, joue un rle analogue: il sagit daider le
nouveau-n devenir un tre humain. Du point de vue social-historique,
ltre humain de lhomme consiste sapproprier les institutions donnes
de la socit et, plus spcifiquement, les significations imaginaires
qui organisent, dans chaque socit particulire, le monde humain et
non humain, et lui donnent un sens (Castoriadis, 1989c: 147).
Le processus de socialisation consiste donc en linhibition
minimale de limagination radicale du sujet et le dveloppement
maximale de sa rflexivit parce que lindividu, pour devenir humain,
doit accepter les institutions existantes. On arrive ainsi,
remarque Castoriadis, une antinomie apparente et une question
profondeet difficile (Castoriadis, 1989c: 147): comment faire pour
que lindividu soit un sujet libre sur le plan social et individuel
la fois?
Freud lui-mme a dclar que la psychanalyse, la pdagogie et la
politique taient les trois professions impossibles, peut-tre parce
quil sagit dactivits qui tentent de changer ltat de choses
existant, peut-tre parce quelles semblent, au premier regard,
contradictoires. Le paradoxe de lducation, et mme de la
psychanalyse, peut tre exprim en ces termes: comment peut-on tre un
homme libre (autonome) et, la fois, absorber et intrioriser les
institutions existantes (les bornes du dsir) pour tre humain? Nous
y voyons une certaine tension entre le processus de socialisation
et les processus de subjectivation. Cest--dire, comment articuler
ces deux projets? Dun ct, il sagit de la fabrication sociale dun
individu autonome qui est membre dune communaut politique. De
lautre ct, il sagit de la constitution dune subjectivit
individuelle capable dagir et de penser par soi-mme.
La question est donc: comment faire de lhomme individuel, de la
subjectivit un citoyen, cest--dire comment faire du moi, de chaque
particulier, une partie de lunit collective? Comme le signale
Descombes (1996), mme si Castoriadis critique vigoureusement le
structuralisme, en entendant par l une combinaison de formalisme et
de causalisme structurale, sa critique de lindividualisme
mthodologique de Max Weber, lui renvoie proposer un holisme
structural dans la mesure o les relations sociales entre les
individus ont le caractre de relations intrieures un systme.
Cest--dire, Castoriadis prendrait parti pour la socit et contre
lindividu.
Revenons Castoriadis. Il interprte limpossibilit mentionne par
Freud de cette faon: Comment atteindre la fin de lanalyse, tche
toujours inacheve qui vise aider lindividu devenir capable dactivit
rflchie et de dlibration?
Dans le cas de la psychanalyse, la rencontre avec linstitution
existante est la rencontre avec le Je concret du patient. Ce Je
est, pour une part dcisive, une fabrication sociale : il est
construit pour fonctionner dans un dispositif social donn et pour
prserver, continuer et reproduire ce dispositif cest--dire les
institutions existantes. Celles-ci ne se conservent pas tellement
par la violence et la coercition explicite, mais surtout par leur
intriorisation par les individus quelles fabriquent (Castoriadis,
1989c: 148).
La psychanalyse, comme la pdagogie, doit faire face aux
institutions existantes de la socit. Et son but, faire de lindividu
un tre autonome, exprime son appartenance limmense courant
social-historique qui se manifeste dans les combats pour
lautonomie, son appartenance au projet mancipatoire duquel font
partie la politique et la philosophie.
Comme nous lavons dj dit, une socit autonome est celle-l qui
reconnat explicitement lorigine historique -humaine- de ses
institutions, et qui sest institue de manire librer son imaginaire
radicale au moyen de laction dindividus autonomes. Et, quoique les
institutions et les significations imaginaires sociales soient des
crations de limaginaire radical et de limaginaire social
instituant, une fois cres, elles apparaissent la collectivit et aux
individus comme donnes. En ce sens, elles deviennent fixes,
rigides, sacres et les individus doivent saffirmer comme tres
autonomes.
Castoriadis parle donc dune homologie structurale entre la
psychanalyse et lactivit politique. La premire, inscrit le projet
dautonomie dans le champ individuelle, tandis que la seconde
linscrit dans le champ collectif. De mme quune socit htronome
institutions rigides et sacres occulte limaginaire instituant, de
limagination radicale de la psych se cache derrire la rigidit dun
individu socialement fabriqu.
Du point de vue du projet dautonomie, la psychanalyse pourrait
tre dfinie comme la tentative dinstauration dun autre type de
relation entre le sujet et son inconscient. De la mme faon, la
politique pourrait tre dfinie comme la tentative dinstauration dun
autre type de relation entre la socit instituante et la socit
institue. Dailleurs, de mme que la psychanalyse tenterait de librer
la capacit de faire des individus, de former leur propre projet de
vie et y travailler, la vraie politique comporterait la libration
de la crativit collective et permettrait la conscution de projets
collectifs aux buts collectifs (Castoriadis, 1989c: 149).
On pourrait comprendre en ce sens laffirmation selon laquelle
Castoriadis considre quil ne peut pas y avoir de socit autonome
sans individus autonomes: Une socit autonome, comme collectivit qui
sauto-institue et sauto-gouverne, prsuppose le dveloppement de la
capacit de tous ses membres de participer ses activits rflexives et
dlibratives (Castoriadis, 1989c: 150). Si la dmocratie peut tre
dfinie comme le rgime de la rflexivit collective, elle ne peut pas
exister sans individus dmocratiques et rciproquement: Cela aussi
est lun des aspects paradoxaux de l impossibilit de la politique
(Castoriadis, 1989c: 150).
Dans une socit htronome, lintriorisation de toutes les lois et
de toutes les normes de linstitution serait sans effet si elle
ntait pas accompagn par lintriorisation dune sorte de loi suprme:
tu ne mettras pas en question les lois (institues) (Castoriadis,
1989c: 150). De mme vaut pour une socit autonome dont la mta-loi
pourrait tre formule ainsi: tu obiras la loi mais tu peux la mettre
en question ; tu peux soulever la question de la justice de la loi
ou de sa convenance (Castoriadis, 1989c: 150). A notre avis, ce qui
y est remarquable est au noyau de la question politique: si les
individus deviennent humains en absorbant et en intriorisant les
institutions existantes, il ne peut y avoir dindividus autonomes et
dinstitutions htronomes. Cela ne signifie pas que lautonomie des
socits et mme des individus soient des phnomnes dont la
transparence est intgrale.
Nanmoins, nous pensons que la dialectique public/priv peut tre
redfinie, tel que nous avons dj tent de redfinir le rapport
individu/institution. Si les individus ne sont que lincarnation de
leurs institutions (ils pensent, agissent et donnent valeur leur
gard), les individus autonomes sont le rsultat dinstitutions
autonomes tandis que les individus privatiss sont le rsultat
dinstitutions htronomes. En consquence, au lieu de parler dun
domaine public des affaires communautaires et dun domaine
exclusivement priv de la conscience individuelle, isole des autres
individus et spare des institutions de la socit, il faut parler dun
domaine social-historique o se lient et se relient les individus
humains et leurs institutions humaines.
4.5. Rflexion, imagination et cration: les dfis de lactivit
politique.
Lautonomie est ainsi un objectif individuel et, en mme temps,
social. Dans le deux cas, le but est dtre autonome. Cependant, ces
objectifs sont dun ordre diffrent. Pour le sujet individuel, la
reconnaissance du fait quil doit tre autonome nimplique pas
llimination des dsirs ou des pulsions:
La fin bien conue de lanalyse va au-del de la liquidation du
transfert, elle va jusqu linstauration dune nouvelle instance de la
subjectivit: une subjectivit rflchissante et dlibrante, capable tan
bien que mal dtablir un autre rapport avec linconscient qui est son
fondement (Castoriadis, 1991-1992: 103).
Selon Castoriadis, il ne sagit pas dasscher linconscient, mais
de ntre plus son esclave, cest--dire de pouvoir arrter le passage
lexpression ou le passage lacte, tout en ayant conscience des
pulsions et des dsirs qui y poussent. Cest cette subjectivit qui
peut tre autonome et cest ce rapport-l quest lautonomie
(Castoriadis, 1991-1992: 104).
Pour la socit, le projet politique vise la cration dune
institution autonome, cest--dire dune socit qui a avec ses
institutions un autre rapport que le rapport traditionnel, le
rapport de lhtronomie (Castoriadis, 1991-1992: 104). Cela veut dire
que la socit pose ses institutions en sachant quelle le fait,
quelle peut les rvoquer et que lesprit qui anime ces institutions
doit tre celui dun individu autonome.
En dernire instance, la rvolution est le vritable projet.
Rvolution de la pense et rvolution de la praxis partir de la mise
en uvre de limaginaire radical et de limaginaire social instituant.
Tout cela comporte des dfis: questionnement des normes, valeurs et
mythes existants. Or, la cration sociale ne sera possible que si la
pratique de linterrogation permanente sur les institutions et sur
les reprsentations ne se perd jamais. Ainsi, Castoriadis
affirme:
Il ny aura jamais de fin de la politique au sens dachvement, pas
plus que dachvement de lanalyse. La fin de lanalyse, cest la
capacit du sujet, dsormais, de sauto-analyser. Dans le cas de la
politique, on ne peut pas parler de fin, il y aura toujours des
dbats sur les objectifs collectifs communs et toujours des problmes
dinstitutions. Il ne sagit pas dinstituer la socit parfaite une
fois pour toutes (Castoriadis, 1991-1992: 104).
Par ailleurs, dans le champ de la praxis, la possibilit de
lautonomie se dplie paradoxalement- sur des conditions rels cest-
dire matrielles, dautonomie. Ainsi, les rgles connues du dispositif
de lanalyse sappliquent pour la libration du patient:
Tout cela affecte aussi considrablement tout le processus
analytique proprement dit, le travail dinterprtation. La rgle dor
pour linterprtation est quelle doit faciliter au patient son
parcours ultrieur, quelle ne boucle pas les choses, quelle ne les
bloque pas, quelle ne donne pas de fausses rponses dfinitives,
quelle maintienne ouvert le processus, tout en largissant les
capacits du patient le poursuivre et lapprofondir (Castoriadis,
1991-1992: 106-107).Dans le plan social, pour que les gens soient
autonomes, on ne doit pas discuter de ce quil faut faire, mais
mettre en uvre un certain mode dagir: Il y a dj l une autonomie
embryonnaire qui se ralise et qui est la condition de son propre
dveloppement par la suite (Castoriadis, 1991-1992: 106).
En consquence, linspiration de lobjectif dautonomie est
visiblement double: psychanalytique et historico-politique.
Autonomie individuelle et sociale, collectivit souveraine et
individus libres et gaux:
Il est facile, sur le papier, den dtailler les consquences
institutionnelles. Une socit autonome, cela veut dire une socit
dans laquelle la rflexivit collective a atteint son maximum. La
dmocratie est le rgime de la rflexivit, cest le rgime o lon rflchit
et dcide en commun sur ce quon va faire, quil sagisse de la loi ou
des uvres collectives. On rflchit aussi en autre sens. On peut
revenir sur ce quon a dit, pens et dcid, pour le reprendre et le
modifier (Castoriadis, 1991-1992: 108).
Et, mme sil est facile de dire, il nest pas facile de faire,
parce que nous vivons dans une socit en grande partie htronome et
quil faut partir de la grande tradition organisationnelle qui
nourrit la tendance la bureaucratisation et la hirarchie. Cest
pourquoi nous devons inventer de nouveaux modes dtre ensemble, de
discuter ensemble et de dcider ensemble: voil les dfis de la socit
capitaliste contemporaine.
Lide de lautonomie pose par Castoriadis, entrane une vritable
liaison entre dmocratie, politique et philosophie. Cest pourquoi
nous avons choisi de relire ce penseur militant et originel, une
poque de dfis philosophiques et thico-politiques.
5. Activit politique, histoire et temporalit Si la politique est
lie limagination, on peut se demander: quel est le temps propre
laction politique selon les catgories proposes par Castoriadis? Si
limaginaire social instituant est ce qui forme le nouveau dans les
socits, au moyen de la production incessante de significations
imaginaires sociales autres, diffrentes de celles qui sont dj
institues, la temporalit mise en jeu dans les pratiques sociales ne
se correspond pas une lois, un mandat divin, une mission historique
ou nimporte quelle chose danalogue qui puisse tre comprise a
priori.
Partant de la catgorie d imaginaire qui est la base explicative
de toute production/cration humaine, on ne peut pas parler du temps
de la prdiction scientifique ou du temps de lactualisation des
possibilits dj prsentes lorigine, sans tomber dans le domaine de ce
que Castoriadis appelle lidentitaire, cest--dire, dans le domaine
de lidentique. Comme nous lavons dj dit, sil y a quelque chose qui
appartient prcisment aux domaines de lhomme, cest justement son
ouverture laltrit.
Loin de reprsenter lhistoire humaine sous la figure du progrs
linaire propre la modernit, Castoriadis introduit une nouvelle
figure de la temporalit: une temporalit lie au chaos, labyme ou au
Sans-Fond. On peut donc sinterroger sur le statut
thorico-pistmologique accord la temporalit politique.
Dune part, on pourrait dire que: quand Castoriadis parle de
projet, il semble parler de futur anticip. Nanmoins, notre avis, il
nest pas possible danticiper un futur quand limagination radicale
du sujet et limaginaire social instituant sont lorigine des
transformations socitales. Dautre part, Castoriadis ne cesse pas de
rpter que, dans les socits contemporaines, il est ncessaire de
reprendre les rves dmocratiques des Anciens et des Modernes. Mais
cela ne veut pas dire quil faille reprendre les programmes transmis
par les rvolutionnairesdhier. A notre avis, la temporalit mise en
jeu dans luvre de Castoriadis n'autorise pas ces interprtations.
Dans ce qui suit, nous tenterons dlucider la reprsentation du temps
en gnral et du temps de la politique en particulier lorsquelle est
entendue comme institution totale, toujours imaginaire, de la
socit.
1