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Intellectica, 2013/2, 60, pp 7-47 © 2013 Association pour la Recherche Cognitive. Pragmatisme(s) et sciences cognitives : considérations liminaires Pierre STEINER INTRODUCTION La présente livraison d’Intellectica est consacrée aux rapports entre pragmatismes et sciences cognitives. « Pragmatisme(s) » et « sciences cognitives » englobent ici des entreprises intellectuelles variées qui peuvent être actuelles, mais aussi passées et en devenir. D’un côté vers l’autre, ou mutuellement, ces rapports sont-ils des rapports de fondation, d’orientation, d’enrichissement, de complémentarité, de critique ou encore d’exclusion ? Les articles que j’ai eu le plaisir de colliger dans ce volume pourront aider le lecteur à approcher cette question et à prendre connaissance de quelques voies de réponse, pas nécessairement convergentes, que l’on peut y apporter. Les auteurs des textes originaux ici rassemblés peuvent être des praticiens, dans certains domaines ou dans certaines disciplines, du pragmatisme, ou des spécialistes de l’histoire du pragmatisme ou de certaines thèses pragmatistes. Ils sont souvent les deux à la fois. Ce volume constitue aussi bien un instantané de recherches actuelles qui travaillent ou ont des implications pour la question des relations entre pragmatisme et sciences cognitives que le témoignage modeste d’un moment de l’histoire du pragmatisme, où l’identité de ce dernier est, depuis quelques années maintenant, questionnée et définie à partir de ses usages effectifs ou possibles en sciences cognitives 1 . C’est de ce double point de vue que ce numéro vise à contribuer à la redécouverte francophone récente du pragmatisme et de quelques-unes de ses conséquences 2 . Ce texte introductif procèdera par différentes étapes. Après avoir brièvement présenté le motif général qui a présidé à la réalisation de ce projet de publication (I), je tenterai de proposer – à l’adresse du lecteur novice sur ces questions – une caractérisation générale du pragmatisme (II), qui nécessite de revenir historiquement aux travaux de Peirce (III) et qui doit également être précisée au moyen de thèses auxiliaires (IV), sans pour autant passer – faute de Université de Technologie de Compiègne – Costech. Pierre.Steiner<at>utc.fr. 1 J’en profite ici pour remercier l’ensemble des lecteurs qui ont pris le temps d’évaluer ces textes, et souvent de contribuer à leur amélioration, formelle et/ou substantielle. 2 Parmi les publications francophones récentes, on citera notamment Tracés, n°15, 2008, « Pragmatismes » ; Revue internationale de philosophie, n° 245, 3, 2008, « John Dewey » ; Revue internationale de philosophie, n° 260, 2, 2012, « William James » ; L’art du comprendre- n° 16, Juin 2007, « W. James, C.S. Peirce, J. Dewey... - Tradition et vocation du pragmatisme » ; Critique, N° 787, décembre 2012, « Retour à Dewey » ; J.-P. Cometti (2010) ; plusieurs volumes (10, 13, 15) de la collection Raisons Pratiques (EHESS) ; ainsi que de nombreuses traductions des travaux de Peirce, de James, de Dewey, de Mead, de Rorty, de Putnam, de Shusterman et de Brandom (voir références dans la bibliographie). On citera enfin la création récente de l’European Journal of Pragmatism and American Philosophy (http://www.journalofpragmatism.eu/).
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Pragmatisme(s) et sciences cognitives. Considérations liminaires.

Feb 26, 2023

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Intellectica, 2013/2, 60, pp 7-47

© 2013 Association pour la Recherche Cognitive.

Pragmatisme(s) et sciences cognitives : considérations liminaires

Pierre STEINER�

INTRODUCTION La présente livraison d’Intellectica est consacrée aux rapports entre

pragmatismes et sciences cognitives. « Pragmatisme(s) » et « sciences cognitives » englobent ici des entreprises intellectuelles variées qui peuvent être actuelles, mais aussi passées et en devenir. D’un côté vers l’autre, ou mutuellement, ces rapports sont-ils des rapports de fondation, d’orientation, d’enrichissement, de complémentarité, de critique ou encore d’exclusion ? Les articles que j’ai eu le plaisir de colliger dans ce volume pourront aider le lecteur à approcher cette question et à prendre connaissance de quelques voies de réponse, pas nécessairement convergentes, que l’on peut y apporter.

Les auteurs des textes originaux ici rassemblés peuvent être des praticiens, dans certains domaines ou dans certaines disciplines, du pragmatisme, ou des spécialistes de l’histoire du pragmatisme ou de certaines thèses pragmatistes. Ils sont souvent les deux à la fois. Ce volume constitue aussi bien un instantané de recherches actuelles qui travaillent ou ont des implications pour la question des relations entre pragmatisme et sciences cognitives que le témoignage modeste d’un moment de l’histoire du pragmatisme, où l’identité de ce dernier est, depuis quelques années maintenant, questionnée et définie à partir de ses usages effectifs ou possibles en sciences cognitives1. C’est de ce double point de vue que ce numéro vise à contribuer à la redécouverte francophone récente du pragmatisme et de quelques-unes de ses conséquences2.

Ce texte introductif procèdera par différentes étapes. Après avoir brièvement présenté le motif général qui a présidé à la réalisation de ce projet de publication (I), je tenterai de proposer – à l’adresse du lecteur novice sur ces questions – une caractérisation générale du pragmatisme (II), qui nécessite de revenir historiquement aux travaux de Peirce (III) et qui doit également être précisée au moyen de thèses auxiliaires (IV), sans pour autant passer – faute de

� Université de Technologie de Compiègne – Costech. Pierre.Steiner<at>utc.fr. 1 J’en profite ici pour remercier l’ensemble des lecteurs qui ont pris le temps d’évaluer ces textes, et souvent de contribuer à leur amélioration, formelle et/ou substantielle. 2 Parmi les publications francophones récentes, on citera notamment Tracés, n°15, 2008, « Pragmatismes » ; Revue internationale de philosophie, n° 245, 3, 2008, « John Dewey » ; Revue internationale de philosophie, n° 260, 2, 2012, « William James » ; L’art du comprendre- n° 16, Juin 2007, « W. James, C.S. Peirce, J. Dewey... - Tradition et vocation du pragmatisme » ; Critique, N° 787, décembre 2012, « Retour à Dewey » ; J.-P. Cometti (2010) ; plusieurs volumes (10, 13, 15) de la collection Raisons Pratiques (EHESS) ; ainsi que de nombreuses traductions des travaux de Peirce, de James, de Dewey, de Mead, de Rorty, de Putnam, de Shusterman et de Brandom (voir références dans la bibliographie). On citera enfin la création récente de l’European Journal of Pragmatism and American Philosophy (http://www.journalofpragmatism.eu/).

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place, bien entendu – par une présentation des œuvres singulières des principaux philosophes pragmatistes3. Je rappellerai plutôt quelques grandes caractéristiques des prises (ou des revirements) de position de certains auteurs pragmatistes contemporains par rapport à l’entreprise des sciences cognitives (V), avant de conclure par une présentation des textes qui composent ce numéro (VI).

I – PRAGMATISMES ET SCIENCES COGNITIVES : QUELQUES QUESTIONS Dès les années 1960, le programme de recherche computo-

représentationnel (ou cognitiviste) a pu se développer en relation positive (fondation, orientation, élucidation critique) avec certains des meilleurs travaux de la philosophie analytique de l’époque, comme ceux de Jerry Fodor et d’Hilary Putnam (dont nous reparlerons plus loin) et, un peu plus tard, de Ned Block, de Daniel Dennett, de Fred Dretske, de Gilbert Harman ou de John Searle. Il aura cependant fallu passer par la critique effectuée en 1951 par W.V.O. Quine des dits « dogmes de l’empirisme » (et plus spécifiquement de l’empirisme logique), dont on a d’ailleurs souvent souligné le ton pragmatiste (cf. infra), pour que la philosophie analytique emprunte peu à peu la voie naturaliste qui l’amena à contribuer positivement au projet d’une science naturelle de l’esprit, souvent en confortant ou en explicitant les présupposés de sa version computo-représentationnelle (représentationnalisme symbolique, réductionnisme formaliste, internalisme individualiste, physicalisme fonction-naliste).

Dès les travaux séminaux d’Hubert Dreyfus4 au début des années soixante-dix, une critique d’inspiration phénoménologique (et plus spécifiquement heideggerienne) des présupposés et des limites de l’approche computo-représentationnelle de la pensée a néanmoins été proposée. La radicalité de cette critique, le fait qu’on ait pu la réduire à une critique de l’intelligence artificielle cognitiviste, et le (faux) débat, au milieu des années quatre-vingt entre les versions sub-symboliques (connexionnistes) et les versions symboliques de l’approche computo-représentationnelle, peuvent expliquer l’occultation, pendant toutes ces années, de la voie critique ouverte par Dreyfus5. Il faudra attendre le début des années quatre-vingt-dix pour assister au développement spectaculaire de nouvelles approches critiques du programme cognitiviste, parfois philosophiquement proches de Dreyfus, mais prenant aussi la forme d’alternatives constructives à ce programme cognitiviste, à des degrés de radicalité différents : rejet du représentation-nalisme symbolique voire rejet du représentationnalisme tout court, introduction de l’embodiement comme explanans ou comme explanandum, situation ou extension/distribution de la cognition dans l’environnement, surenchère ou déflationnisme concernant la supposée irréductibilité fondamentale de la conscience phénoménale, fondation de la cognition dans le 3 Sur ce point, on consultera avec profit le Companion to Pragmatism édité par John Shook et Joseph Margolis (2006). Au niveau des thématiques travaillées par le pragmatisme, on pourra également lire le Continuum Companion to Pragmatism édité par Sami Pihlström (2011). 4 Dreyfus (1972). 5 Voir toutefois l’ouvrage de Flores & Winograd (1986), postérieur à celui de Dreyfus, et situé dans sa lignée critique et théorique.

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vivant mais aussi biologisation de la computation par l’intermédiaire des neurosciences, culturalisation de la cognition par des voies sémiotiques et herméneutiques ou « cogniticisation » des sciences de la culture… la liste des alternatives post-cognitivistes est longue.

À lire certains ouvrages et essais récents6, on pourrait facilement se convaincre de l’existence, aujourd’hui, d’une opportunité pour les sciences cognitives d’emprunter une voie, voire un tournant, pragmatiste. Ce constat peut être justifié en prenant par exemple connaissance des nombreux travaux7 qui insistent sur les proximités frappantes qui semblent exister entre, d’une part, les approches contemporaines post-cognitivistes et post-connexionnistes, externalistes (incarnées, distribuées, situées, étendues), dynamiques, et/ou énactives8 des activités et des processus cognitifs et, d’autre part, les idées de pragmatistes classiques comme Peirce, James, Dewey et Mead. De manière relativement plus surprenante, on peut également constater que, pour certains défenseurs d’une approche classique de la cognition, le « pragmatisme » désigne désormais la principale menace et alternative théorique existante9. On notera, enfin, la mise en circulation récente sur le marché des projets et méthodes en sciences cognitives du concept de « neuropragmatisme »10, désignant une nouveau type d’approche, naturaliste et située, de la conscience, ou de conceptions « pragmatistes » de l’intentionnalité, visant à éviter les impasses du représentationnalisme classique, et liées aux développements récents des neurosciences de l’action11.

La pertinence et la justesse de ces opérations actuelles de rapprochement et d’alliance possible entre « le » pragmatisme et les ambitions réformistes, voire révolutionnaires, de nouvelles approches de la cognition sont à préciser et à évaluer à partir d’un certain recul, historique, théorique et disciplinaire. Quels sont précisément les éléments qui permettraient en effet de parler d’un éventuel tournant pragmatiste actuel en sciences cognitives et de définir les contours des recherches cognitives qui prendraient place à l’issue de ce tournant ? Historiquement, philosophiquement et stratégiquement, peut-on limiter l’intérêt du pragmatisme pour les sciences cognitives contemporaines à sa proximité apparente avec les références théoriques – parfois incantatoires – d’aujourd’hui aux dimensions incarnées, situées, énactées, pragmatiques, etc. de la cognition ? N’y aurait-il pas là un risque de simplification du cadre théorique

6 On citera notamment, sans prétendre à l’exhaustivité : Johnson (2006 ; 2010), Jung (2010), Rockwell (2005), Schukin (2004). 7 On citera notamment, en plus des références de la note précédente : Gallagher (2008), Skagestad (2004), Tiercelin (1993b, chap. 4 ; 1995), Menary (2011), Steiner (2013a). 8 On peut parler d’approche énactive de la cognition, mais aussi d’énactivisme pour désigner des théories spécifiques de la perception (Alva Noë), ou des théories générales de la cognition (comme celle de Dan Hutto & Erik Myin). Enfin, dans un sens plus fort et ambitieux, on peut aussi parler de paradigme énactif en sciences cognitives (Stewart, Gapenne & Di Paolo, 2010), centralement basé sur les travaux antérieurs de Francisco Varela et d’Humberto Maturana. 9 Fodor (2008). 10 Solymosi (2011). 11 Roy (2010), Gallagher & Miyahara (2012), Miyahara (2011). Signalons aussi les rapprochements récents entre la théorie de l’acte de Mead et les travaux autour des « neurones-miroirs » (Rizzolatti & Sinigaglia, 2008).

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général qui pourrait éventuellement être dégagé des travaux des pragmatistes classiques sur l’esprit (naturalisme culturaliste et émergentiste, conception non-mentaliste et sociale de l’esprit, critique du représentationnalisme, empirisme radical, pensée-signe peircienne…), en se privant ainsi de certaines de ses ressources les plus originales et peut-être les plus exigeantes pour penser la cognition et les conditions de son étude ? Mais comment définir ces ressources d’une manière rendant possible leur mise en œuvre effective dans le cadre des recherches cognitives actuelles ?

Il ne faut pas non plus sous-estimer combien les pragmatistes classiques ont participé aux développements des sciences de l’esprit qui leur étaient contemporaines. À la différence de la phénoménologie et de la philosophie analytique naissantes, les pragmatismes de Peirce, James, Dewey et Mead ont d’emblée prêté attention et même très souvent centralement contribué aux avancées de la psychologie de leur temps (bien avant l’avènement du programme de recherche des sciences cognitives), en associant systé-matiquement ces contributions à leurs propres philo-sophies de l’expérience et de la connaissance. Le geste baptismal de l’attitude et de la méthode pragmatiste, que l’on doit à Peirce, emprunte beaucoup, on le verra, à une psychologie naturaliste et fonctionnaliste de la croyance, et à l’attitude expérimentale pratiquée dans les laboratoires de sciences naturelles. Très tôt intéressé par les expérimentations menées par Wundt à Leipzig, James a fondé l’un des premiers laboratoires de psychologie expérimentale au monde en 1875. On lui doit aussi les monumentaux Principles of Psychology, parus en 1890, ouvrage unique pour bien des raisons dans l’histoire de la psychologie et de la philosophie12. Dewey a proposé en 1896 l’une des premières formes de psychologie fonctionnaliste, et a dès le départ13 et pendant longtemps élaboré sa philosophie de la connaissance et de l’expérience en relation directe avec des entreprises pédagogiques bien concrètes, aux États-Unis et à l’étranger. La philosophie sociale de Mead, composante fondamentale du développement de l’École de Chicago au début du XXe siècle, a également donné lieu à un héritage important en sciences sociales (interactionnisme symbolique) et en psychologie sociale (école de l’Iowa). Les premières formes de phénomé-nologie (chez Husserl) et de philosophie analytique (chez Frege) se sont constituées à partir d’un arrière-plan anti-psychologiste très clair. Le pragmatisme exemplifie lui la possibilité d’une philosophie positivement inspirée par et articulée avec des théories psychologiques qui lui sont contemporaines, sans néanmoins verser dans le psychologisme naïf, dans le scientisme ou dans le réductionnisme.

En allant trop rapidement du pragmatisme vers les sciences cognitives, ne présuppose-t-on pas l’existence d’un pragmatisme ? Des sciences cognitives vers le(s) pragmatisme(s), ne pourrait-on pas simultanément envisager une redéfinition ou un affinement de la pluralité des projets et des théories pragmatistes à la lumière de leurs rencontres avec les dimensions théoriques, expérimentales, pratiques et techniques des sciences cognitives (dans la diversité de leurs disciplines et de leurs courants), et obtenir par-là

12 Voir Girel (2008). 13 Voir Mayhew & Edwards (1936).

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éventuellement plus de clarté sur les différences qui existent entre des approches pragmatiques (Engel, 2010, 2013) et des approches pragmatistes de la cognition ? Ces questions concernent le pragmatisme dit classique, mais aussi les pragmatismes contemporains d’auteurs comme R. Rorty, H. Putnam, ou R. Brandom qui ont, chacun à leur manière, proposé des réflexions et des critiques originales sur le naturalisme, le fonctionnalisme computationnel, le langage, la perception, ou les relations corps/esprit, et dont les effets gagneraient à être mis en relation avec les recherches et théories cognitives contemporaines.

Le fait que les sciences sociales aient pu récemment, dans une certaine mesure elles aussi, connaître l’opportunité d’emprunter une voie ou un tournant pragmatiste peut également servir de repère pour aborder ces questions, mais aussi éventuellement de contrainte lorsqu’il s’agit de repenser les rapports entre les sciences cognitives et ces mêmes sciences sociales.

II – UNITÉ ET PLURALITÉ DU PRAGMATISME14 Qu’est-ce que le pragmatisme ? Le pragmatisme est avant tout une tradition

de pensée, dont le développement et les premiers méandres sont inséparables de l’histoire des États-Unis (Menand, 2001 ; Cometti, 2010), et des développements de la philosophie américaine (Deledalle, 1993 ; Cometti & Tiercelin, 2003), qu’elle soit dite classique15 ou peu à peu transformée à la suite de l’arrivée des premiers empiristes logiques dès 193116. En tant que tradition de pensée, le pragmatisme est d’abord composé de personnalités et de générations, moins rassemblées par une éventuelle adhésion commune à un corps d’idées que par des contacts, des lieux de rencontre, des relations de

14 Certaines des idées ou des propositions que j’avance ici doivent beaucoup à celles et ceux auprès de qui j’ai pu récemment les présenter ou les débattre sous différentes formes, en particulier lors de séminaires, de colloques, ou de journées d’étude. Je remercie particulièrement Jean-Pierre Cometti, Claudine Tiercelin et l’équipe de la Chaire de métaphysique et de philosophie de la connaissance du Collège de France (en particulier Jean-Marie Chevalier et Benoit Gaultier), Roberto Frega et Albert Ogien, Mathias Girel, Stéphane Madelrieux, l’équipe du Knowledge and Action Lab (ENS Lyon – ECNU Shangaï) - en particulier Jean-Michel Roy, Yu Zhenhua et Emmanuel Renault, Gilles Dieumegard, Claudio Viale et le Centro de Estudios Dewey (Cordoba, Argentine), et les organisateurs du 13th International Meeting on Pragmatism (Pontificia Universidade Catolica de Sao Paulo, Brésil). 15 La période s’étalant de la fin de la guerre de Sécession au début de la Seconde guerre mondiale peut être dite « classique », si l’on considère qu’elle est marquée par la production de textes canoniques, qu’elle a pu avoir une influence durable, et qu’elle exprime les tendances générales d’une culture intellectuelle. Voir l’ouvrage classique de Fisch (1951). En plus des pragmatistes, on inclut généralement les œuvres de Royce, Santayana, Whitehead, et C.I. Lewis dans cette période classique. Comme Fisch l’a bien souligné, tous ces auteurs souscrivaient à un pragmatisme très global (rejet du cartésianisme, naturalisation de la pensée, pensée du processus, valorisation de l’avenir, importance d’une théorie des signes, conception coopérative du travail scientifique,…). 16 Le positivisme logique débarque aux États-Unis dans les années 30 : Feigl arrive en 1931, Carnap en 1935, Hempel en 1937 et devient l’assistant de Carnap à l’Université de Chicago, Reichenbach arrive en 1938 de Berlin. Ce positivisme logique émigré prend réellement son essor institutionnel à la fin des années 1940. Dewey prend sa retraite de Columbia en 1929, mais reste encore intellectuellement actif pendant une vingtaine d’années. Le pragmatisme était cependant très loin d’être la philosophie dominante dans les départements de philosophie aux États-Unis dans les années 1920.

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filiation intellectuelle (avec les nécessaires trahisons que cela comporte), des controverses et des intérêts communs, que nous présenterons plus loin.

Estimer qu’il y a ou qu’il devrait y avoir une essence du pragmatisme, ou qu’une définition du pragmatisme doit prendre la forme d’une spécification de conditions nécessaires et suffisantes relèverait presque d’un contre-sens sur ce qu’est et sur ce qu’a été le pragmatisme. Dans un article de 1908, Arthur Lovejoy distinguait déjà treize variétés de pragmatisme. Cette information n’est probablement pas anecdotique : elle illustre bien l’hétérogénéité fondamentale, ou du moins fondatrice, de la tradition pragmatiste.

Les pragmatistes et les historiens du pragmatisme aiment élaborer et raffiner des distinctions entre plusieurs pragmatismes. Au rang des pragmatistes classiques, on peut compter Charles Sanders Peirce (1839-1914), William James (1842-1910), Ferdinand Schiller (1864-1937), James Hayden Tufts (1862-1942), John Dewey (1859-1952), George Herbert Mead (1863-1931), et Jane Addams (1860-1935). Mais Peirce distinguait déjà en 1905 son pragmatisme – qu’il finit par appeler pragmaticisme, un terme « suffisamment laid », écrivait-il, « pour échapper aux kidnappeurs » –, avant toute méthode logico-linguistique de clarification du sens d’un énoncé, du pragmatisme dont se réclamaient James, Schiller et Dewey, plus proche à ses yeux d’une Weltanschauung pluraliste et humaniste, davantage intéressée par des questions vitales en morale ou en philosophie de la religion par exemple que par le développement d’une philosophie réaliste et scientifique.

Au rang des pragmatistes contemporains, on inclut généralement Richard Rorty (1931-2007), Hilary Putnam (né en 1926), Joseph Margolis (1924), Richard Bernstein (1932), Robert Brandom (1950), et Richard Shusterman (1949) – sans compter évidemment celles et ceux qui en plus de défendre des positions pragmatistes, contribuent à un travail de scholarship17 sur les pragmatistes classiques : Christopher Hookway, Cheryl Misak, Vincent Colapietro, Nathan Houser, Larry Hickman, Charlene Seigfried, John Shook… et dans l’Europe non-anglophone (en plus des auteurs figurant dans ce numéro) Jaime Nubiola, Claudine Tiercelin, Hans Joas, Sami Pihlström, BjØrn Ramberg… (on notera aussi le développement de centres d’étude du pragma-tisme au Brésil, en Argentine, en Chine…)… Mais, ici aussi, des distinctions axiologiques sont souvent proposées et défendues par la plupart des intéressés pour définir le pragmatisme contemporain : Susan Haack et Mark Migotti distinguent par exemple un pragmatiste réformiste (dont ils se réclament) d’un pragmatisme « révolutionnaire » (Migotti) ou « vulgaire » (Haack, 1995). Ces deux formes de pragmatiste partageraient un anti-fondationnalisme et un faillibilisme, et la thèse de la centralité de l’action (que nous présenterons plus loin) pour penser la connaissance, mais divergeraient fondamentalement sur le statut qu’il convient d’accorder à des questions philosophiques classiques portant sur la vérité, l’objectivité ou la valeur de la connaissance : le pragmatisme réformiste serait attaché à ces questions, auxquelles il propose de répondre à partir d’un pragmatisme en dialogue critique avec la philosophie analytique contemporaine (en partageant donc également avec elle certaines valeurs spécifiques concernant le statut de la philosophie et la nature de son

17 C’est-à-dire d’édition, de lecture, de traduction, de commentaire historique et critique…

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argumentation) ; le pragmatisme révolutionnaire (auquel on associe systématiquement et souvent confusément Rorty) estimerait qu’il convient de se débarrasser de ces questions. Cheryl Misak (2007, 2013) parle elle de « nouveaux pragmatistes » pour désigner celles et ceux qui, effectivement, visent à importer et à défendre des positions pragmatistes au sein de la communauté analytique en restant attachés à ces questions philosophiques classiques ; ces « nouveaux pragmatistes » sont distingués de « néo-pragmatistes » comme Rorty. Bien souvent, ce « nouveau pragmatisme » serait prêt à souscrire à une célèbre remarque formulée par Ralph Barton Perry en 1937 : le pragmatisme tel qu’il s’est déployé dans l’histoire résulterait largement de la mécompréhension de Peirce par James – il serait donc temps de reprendre et de prolonger ce pragmatisme à partir de là où il a commencé (et s’est arrêté) : chez Peirce.

Le « pragmatisme analytique » développé par Robert Brandom (2008) estime lui que le pragmatisme peut utilement compléter et complexifier le projet de base de la tradition analytique (une étude des relations logiques, sémantiques et pragmatiques qui peuvent exister entre ce que Brandom appelle des « vocabulaires »). Mais l’expression « pragmatisme analytique » peut aussi être un oxymore monstrueux pour un philosophe analytique comme Jerry Fodor (qui voit le pragmatisme comme la « catastrophe déterminante qu’a pu connaître la philosophie analytique du XXe siècle » (2003, pp. 73-74))… mais aussi pour des pragmatistes contemporains comme Putnam, Rorty et Margolis ! Ce que l’on appelle parfois « pragmatisme post-analytique » (qui serait une forme de pragmatisme « révolutionnaire », pour reprendre la terminologie de Migotti) relèverait d’un pragmatisme qui estime que la tradition (les problèmes, les méthodes, les thèses) analytique est dépassée (ou à dépasser), et que les problèmes philosophiques concernant la connaissance, la vérité, l’expérience ou les valeurs peuvent et doivent être abordés (et éventuellement déconstruits) à partir d’un pragmatisme nouveau ne faisant en fait que renouer avec les dimensions pluralistes, critiques et humanistes du pragmatisme classique18. Ce pragmatisme « post-analytique », ou encore « néo-pragmatisme », est aussi parfois appelé « pragmatisme continental », lorsque l’on estime qu’il est ou doit être assez proche, topiquement et stylistiquement, de la théorie critique, de la déconstruction, de l’existentialisme, de l’herméneutique ou de la phénoménologie (en particulier heideggerienne et merleau-pontyenne)19.

L’histoire et l’identité du pragmatisme, c’est donc notamment l’histoire de ces tensions et de ces différenciations, contestables et toujours contestées, entre plusieurs pragmatismes (Mounce, 1997 ; Misak, 2013) : pragmatisme et pragmaticisme, pragmatisme réformiste et pragmatisme révolutionnaire,

18 Hildebrand (2003) utilise par exemple l’expression « philosophie post-analytique » pour qualifier les travaux de Putnam et Rorty : les deux seraient des philosophes “post-analytiques”, mais leurs pragmatismes diffèreraient au niveau de ce qu’il devrait y avoir après ce moment post-analytique de la philosophie. 19 Voir par exemple Kestenbaum (1977) et Okrent (1988) pour les relations possibles entre pragmatisme et phénoménologie. Voir plus largement Egginton & Sandbothe (2004) pour les rapports entre pragmatisme et philosophie dite « continentale ». On pourra aussi consulter « Hegel pragmatiste », numéro spécial de Philosophie, 99, automne 2008.

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nouveau pragmatisme et pragmatisme continental, pragmatisme analytique et pragmatisme post-analytique… Ces tensions et ces tendances à la différen-ciation concernent deux générations de pragmatistes (les classiques et les contemporains), mais il serait naïf de penser qu’entre la mort de Dewey (1952) et les premiers travaux néo-pragmatistes de Rorty (en 1976), le pragmatisme a pu disparaître. Des figures intellectuelles comme Richard Bernstein, Isaac Levi, Sidney Morgenbesser, Nicholas Rescher ou Morton White ont toutes pu contribuer, par leurs enseignements et par leurs recherches, au maintien et à la continuité de la tradition pragmatiste, à tout le moins aux États-Unis. De manière plus controversée, il est possible de dégager, dans les œuvres de Quine, de Davidson, de Sellars, de Goodman et de Wittgenstein, des tendances ou des sympathies pragmatistes qui auraient d’ailleurs joué un rôle dans leurs critiques respectives de certains principes de l’empirisme et de l’atomisme logiques (cf. infra)20.

Génératrice d’ambiguïtés (de l’extérieur) et de dissensus (à l’intérieur), l’ouverture, de fait comme de droit, du pragmatisme vers d’autres traditions n’est cependant pas le signe d’un œcuménisme facile. Le pragmatisme est aussi une manière singulière de pratiquer la philosophie, et notamment, nous le verrons, de définir le sens et d’évaluer l’importance d’une question philosophique. Si, nous l’avons dit, il n’existe probablement pas de conditions nécessaires et suffisantes définissant ce qu’est le pragmatisme (ou ce qu’est être pragmatiste), on peut toutefois dégager quelques invariants généraux.

On définit parfois le pragmatisme comme étant une philosophie de l’action ou de la pratique. S’il s’agit par-là de soutenir que l’action ou la pratique sont des objets d’étude privilégiés pour le philosophe pragmatiste, cette définition est inappropriée : aucun pragmatiste ne soutient par exemple que la question de la définition des conditions nécessaires et suffisantes de l’action doit être la question fondamentale de la philosophie. On pourrait alors soutenir que l’action et la pratique sont plutôt des principes ou des exigences pour le philosophe pragmatiste. Mais c’est là une caractérisation très imprécise et possiblement fourvoyante. Le pragmatisme n’est pas, par exemple, une philosophie pratique21, pour laquelle le but et la valeur cognitive de la philosophie relèveraient fondamentalement de sa contribution aux domaines de la praxis (politique, morale) ou de la poeisis.

Même si le pragmatisme n’est pas une philosophie de l’action ou de la pratique dans ces deux sens, il serait hâtif de désolidariser complètement l’attitude pragmatiste d’une référence à l’action ou à la pratique (James, 1907, chap. II). À la suite notamment d’une proposition d’Hilary Putnam (1994, p. 152), mais en l’interprétant dans un sens différent, on pourrait affirmer que la thèse suivante est une thèse pragmatiste centrale, au sens où il serait

20 Il faut également mentionner le pragmatisme de l’anglais Frank Ramsey (1903-1930), véritable météore philosophique. Voir Dokic & Engel (2001). 21 Que l’on entende par « philosophie pratique » une philosophie qui a pour but de délivrer des propositions pratiques dans le domaine, par exemple, de la politique, de l’économie, ou encore du travail ou (comme chez Kant) une philosophie qui traite centralement de l’exercice de la liberté humaine. Voir Kant (1790, première introduction et introduction) pour ces distinctions classiques.

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nécessaire, mais pas suffisant, d’y souscrire pour défendre une forme de pragmatisme :

L’action, et plus généralement un ensemble de phénomènes qui y sont apparentés comme la pratique, l’acte, la conduite, les usages, l’habitude, et le savoir-faire font figure de référents centraux lorsqu’il s’agit de définir (a) la valeur cognitive (et plus généralement le sens) des concepts, des propositions, des idées, des valeurs, des modèles ou des thèses produits ou développés dans de larges domaines d’exercice de la rationalité (langage, raisonnement, arts, philosophie, sciences, politique, morale,…), et (b) la nature de phénomènes cognitifs comme la perception, la croyance, le doute, l’expérience, la connaissance, l’apprentissage, la conscience, l’imagination, le raisonnement ou la mémoire.

On pourrait appeler cette thèse « thèse de la centralité de l’action ». On aurait pu également l’appeler « thèse de la primauté de l’action », mais cette dernière dénomination peut parfois être comprise comme signifiant qu’il convient de partir de l’action pour expliquer ou définir les phénomènes considérés (l’action devenant une priorité), ce qui a des conséquences méthodologiques peut-être trop strictes, et présente le danger de faire de l’action quelque chose de donné ou d’inexpliqué (le privilège de l’action devenant alors un privilège fondationnel).

Pour la composante (a) de la thèse de centralité de l’action, l’action et ses variantes font figure de definientia (il peut s’agir des conséquences de X pour ou dans l’action, mais pas nécessairement : X peut aussi être défini à partir de son rôle dans l’action, ou des conditions de son usage). Dans la composante de (b), il s’agit de definientia et d’explanantia22 (ne portant plus sur des produits, mais sur des phénomènes, activités et processus à partir desquels ces produits émergent). Cette dernière composante intéressera particulièrement la communauté cognitive. Joas et Kilpinen défendaient récemment une variante de (b) en soutenant que, pour les pragmatistes,

« la perception, la cognition, les émotions, etc., prennent place en tant que phases dans l’action, plutôt que comme quelque chose situé hors de l’action ou la précédant » (Joas & Kilpinen, 2006, p. 324 ; souligné par les auteurs)23.

Cette thèse de la centralité de l’action reste cependant peu informative tant que l’on ne précise pas la nature de l’action dont il est question. D’autres

22 Brandom (2002) propose par exemple une distinction entre plusieurs pragmatismes, principalement basée sur un ensemble de déclinaisons de ce que j’appelle ici « thèse de la centralité de l’action ». Le pragmatisme sémantique considère que la signification doit être expliquée par l’usage ; le pragmatisme fondamental estime que le savoir-faire a une priorité explicative sur le savoir propositionnel ; le pragmatisme sur les normes, soutient que l’autorité cognitive d’un énoncé ou d’une théorie est instituée par des pratiques sociales ; le pragmatisme normatif est l’idée selon laquelle les normes qui ont la forme de règles (explicites) ne sont intelligibles et efficaces qu’à partir d’un arrière-plan de normes implicites ; le pragmatisme linguistique soutient qu’il ne peut y avoir de pensées sans pratiques linguistiques antécédentes (le jugement est une intériorisation de l’assertion). 23 Voir aussi par exemple Mathias Jung : « perception and cognition are phases of the feedback loops constituted by the activities of the organism in its environment » (2010, p. 154).

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philosophes et courants philosophiques ne défendent-ils pas d’ailleurs des variantes de (a) ou de (b), sans être des pragmatistes ou des héritiers du pragmatisme ? (on peut par exemple penser à Maine de Biran, à Blondel, à Merleau-Ponty ou à Bergson). Mais justement : cette thèse de la centralité de l’action se compose nécessairement de deux sous-thèses ((a) et (b)) ; l’adhésion à l’une de ces sous-thèses n’est donc pas suffisante pour impliquer une adhésion à la thèse générale. Cette précision n’est pas arbitraire : comme nous le verrons plus loin, le pragmatisme est né, sous la plume de Peirce, de l’articulation de (a) avec (b). Et cette thèse, rappelons-le, n’est pas suffisante pour définir le pragmatisme.

Pour aller plus loin, et répondre à l’objection légitime portant sur l’imprécision du concept d’action mentionné dans la thèse : on doit peut-être au pragmatisme tant la mise au premier plan de l’action qu’un déploiement de sa complexité, non pas sous la forme d’une analyse philosophique de l’action, mais à partir d’une prise en compte conséquente de son inscription environnementale, sociale et expérientielle, qui permet alors de mieux comprendre notamment en quoi la cognition pourrait être un type d’action. Pour le dire autrement : si Peirce, James, Dewey ou Mead ont insisté sur les relations constitutives qui existent entre la pensée et l’action, ils l’ont fait dans un contexte théorique non-dualiste (cf. infra) considérant l’action à partir de l’histoire continue des interactions entre un organisme et son environnement, à partir de la conduite socialement et culturellement située et techniquement instrumentée, ou encore à partir de l’expérience comme processus. L’« action » pragmatiste, à partir de laquelle, voire au sein de laquelle doivent être pensées et définies l’intelligence, la conscience, la communication ou la connaissance, est une action nécessairement plurielle. Les pragmata, étymologiquement, ce ne sont d’ailleurs pas les actions posées par un sujet ou les choses « objectives » (et encore moins les phainomena) : ce sont les choses dont nous parlons ou dont nous traitons, c’est-à-dire les comportements, les affaires (politiques, juridiques,…), et les choses en train de se faire dans ces affaires et, plus largement, dans ces activités. La concrétude des πράγµατα est une concrétude humaine – légale, technique, socio-politique, historique, discursive, en transformation permanente. Cela peut finalement amener à privilégier, dans une finalité descriptive et explicative, les termes de conduite, de transaction, d’habitude, ou d’acte sur celui d’action, ces concepts emportant avec eux une référence plus marquée à la situation, au processus, à l’histoire, et à la socialité24.

La thèse de la centralité de l’action doit notamment éviter deux écueils symétriques qui correspondent – de manière très simplifiée, convenons-en – à deux grandes traditions de conceptualisation de l’action : premièrement, une tradition regroupant les conceptions mentalistes et intellectualistes, définissant l’action et sa rationalité éventuelle comme l’effet, comme l’exécution ou comme le résultat d’une cause mentale, comme par exemple une intention, un raisonnement (y compris le syllogisme pratique), un motif ou un plan d’action. Ces événements ou processus sont indépendants dans leur déroulement ou dans

24 Voir par exemple Brassac (2007) pour le concept meadien d’acte, ou Steiner (2010) pour le concept deweyien de transaction et ses différences par rapport à celui d’interaction.

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leur logique de l’effectuation incarnée et située de l’action. Ils contrôlent de manière autonome cette effectuation. Cette effectuation vise à réaliser ou à atteindre un but ou une fin fixés avant l’action. C’est en se référant à cette tradition que Fodor (2008) estime que la sous-thèse (b) de la thèse de la centralité de l’action est fausse : pour le mentalisme représentationnaliste de Fodor, l’action est constitutivement un effet de la pensée, de l’intention et ultimement de la représentation ; elle ne peut donc les définir.

La deuxième tradition épouse les contours d’une conception purement motrice de l’action, l’assimilant à une décharge musculaire, mécaniquement coordonnée avec un flux de sensations. Pour éviter le réductionnisme de cette deuxième tradition, il ne s’agit pas d’ajouter quelque chose (la conscience, un caractère vivant ou vécu, une finalité, une liberté souveraine…) au mouvement : on risquerait finalement de rejoindre l’autre écueil, l’écueil mentaliste. C’est plutôt en contextualisant – spatialement, temporellement, culturellement, techniquement, normativement – l’action que le pragmatisme évite un réductionnisme physiologique ou comportementaliste et un mentalisme dévastateur. L’action, ici, n’est pas un événement ponctuel individuel. Parler d’action, c’est parler de pratiques (un tissu de pratiques partagées, culturellement et historiquement sédimentées, entrecroisement de faits comportementaux, de valeurs, de normes, de motifs et d’artefacts,…), de dispositions (l’action ne s’épuise pas dans une effectivité hic et nunc ; elle actualise et s’accompagne de virtualités), de règles (qui définissent le sens, la généralité et l’intelligibilité de l’action pour autrui)25, de conduite (l’action est située, temporellement et spatialement ; elle s’inscrit dans une histoire incarnée dans des habitudes et dans des régularités), d’interactions (l’action est (co-) ajustement continu avec l’environnement) et de savoir-faire (l’action est porteuse d’un ordre, d’une réflexivité et d’une intelligence, qui ne relèvent pourtant pas d’une connaissance intellectuelle ou propositionnelle).

La thèse de la centralité de l’action ne consiste donc pas à retourner le rapport hiérarchique classique entre théorie et pratique, ou entre pensée et action : ce retournement conserverait ou laisserait intactes les concep-tualisations traditionnelles de ces phénomènes. La thèse de la centralité de l’action se déploie à partir d’une redéfinition de l’intellect, de la théorie ou de la pensée et de l’action. Si la connaissance est une action, ou si la théorie est une pratique, il ne s’agit donc pas de l’action ou de la pratique telles qu’elles pouvaient être définies dans les hiérarchies classiques (intellectualistes, rationalistes, empiristes…) : non pas parce que maintenant la hiérarchie serait inversée (ce qui serait trivial… et faux (le pragmatisme n’inverse pas la hiérarchie)), mais parce que le pragmatisme va de pair avec une reconceptualisation de l’action et de la pratique. La critique pragmatiste de l’intellectualisme n’aboutit donc pas à un anti-intellectualisme, à un utilitarisme mercantile, ou à une absolutisation du succès, de la concrétude, ou de ce qui marche : ce ne serait là qu’inverser le couple d’oppositions dans une perspective toujours réductionniste. Une manière pragmatiste de procéder

25 La logique peircienne des relations, qui distingue soigneusement le triadique du dyadique, est ici fondamentale. Voir par exemple Tiercelin (1998) pour les effets de cette logique lorsque l’on s’interroge sur les conditions d’une naturalisation de l’intentionnalité.

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consiste plutôt (et par exemple) à faire de la pensée et de l’action classiquement conçues (par l’intellectualisme ou le réductionnisme) des types spécifiques d’action ou de pensée, ou des phases d’une activité ou d’une action première, qui n’est donc pas réductible à la motricité ou dérivée de la pensée, qu’elle abrite plutôt en tant que phases. Dans « The reflex arc concept in psychology » (1896), Dewey propose ainsi de considérer que l’unité première du comportement est l’interaction de l’organisme avec l’environnement. Stimulus et réponse ne sont que des phases abstraites de cette unité première, et non pas des éléments auto-subsistants qui seraient ensuite mis en relation26. Les concepts d’ « habitude » et de « conduite » sont aussi des concepts qui ont été significativement réinvestis par tous les pragmatistes classiques : une fois que nous les comprenons sans nous baser sur des dualités comme la dualité (pour l’habitude) entre répétition et nouveauté, ou la dualité (pour la conduite) entre individu et collectif, nous pouvons les exploiter pour faire tenir ensemble – en tant que phases ou aspects fonctionnellement distincts de l’habitude ou de la conduite – la pratique et l’intelligence, ou l’esprit et le corps27.

III – AUX SOURCES DU PRAGMATISME : PEIRCE Pour bien comprendre la nécessité et l’originalité de cette centralité et de

cet élargissement de l’action au profit de la conduite, de la pratique ou de l’habitude, il convient de revenir à Peirce. Si James fut le premier à parler de pragmatisme dans un texte publié en 1898, il revient à Peirce d’avoir proposé, plus de vingt ans auparavant (1877), une maxime dite pragmatique, que l’on s’accorde généralement à voir – comme le fit d’ailleurs Peirce peu de temps après – comme signant l’acte de naissance du mouvement pragmatiste. Cette maxime fut formulée par Peirce dans la Revue philosophique, en 1877 (5.388-410) 28 :

« considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l'objet de notre conception. La conception de tous ces effets est la conception complète de l'objet. » (5.402 ; voir aussi Peirce, 5.440, 5.18 et 5.9).

Ce passage est extrait de l’article nommé « Comment rendre nos idées claires », et précise donc la manière dont nous devons considérer les produits de notre esprit, afin d’éviter de possibles égarements et illusions qui seraient

26 Il faut ici citer Dewey, qui écrivait plus de 90 ans avant les « nouvelles » théories sensori-motrices de la perception : “upon analysis, we find that we begin not with a sensory stimulus, but with a sensori-motor co-ordination, the optical-ocular, and that in a certain sense it is the movement which is primary, and the sensation which is secondary, the movement of body, head and eye muscles determining the quality of what is experienced. In other words, the real beginning is with the act of seeing; it is looking, and not a sensation of light. The sensory quale gives the value of the act, just as the movement furnishes its mechanism and control, but both sensation and movement lie inside, not outside the act”. (EW 5, p.97). Nous citerons ici les œuvres complètes de Dewey selon les conventions usuelles : EW pour les Early Works, MW pour les Middle Works, LW pour les Later Works, suivis du numéro du volume et de la pagination (voir bibliographie). 27 Sur ce dernier point, à partir des ressources de Dewey, voir Steiner (2008a) et Garreta (2012). 28 Dans les références à Peirce, lorsque la référence est de format X.XXX, le premier chiffre précédant le point se réfère au numéro du volume des Collected Papers, les chiffres qui suivent au numéro du paragraphe.

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engendrés par certains concepts et tournures linguistiques, dont la seule existence peut nous laisser penser que, par leur usage, nous faisons nécessairement et clairement référence à des entités, propriétés ou processus distincts et déterminés. Cette définition était déjà annoncée en octobre 1871 par Peirce, dans une recension des œuvres de Berkeley (Peirce, 8.33), dont il critiquait (tout comme il le fera pour Hume, Comte, et Mill) le principe de réduction, d'obédience nominaliste, du sens d'un énoncé aux seuls phénomènes observables qu’il implique. Même si cette définition de Peirce établit elle aussi une technique de clarification logique de nos concepts et croyances, il est en effet crucial de remarquer qu’il s'agissait moins pour Peirce de naïvement réduire les produits de la pensée à la factualité de l'action, de la pratique ou aux sense data de l'expérience que de développer et d'associer (Peirce parle de considérer (et, ailleurs, de concevoir), et non pas d’observer ou de décrire !) ces concepts aux possibilités qui seraient produites par leur objet, dans certaines circonstances et, surtout – et indissociablement – aux conséquences de leur usage dans la conduite.

Par « conception » (première occurrence du terme dans la maxime), Peirce entend la portée rationnelle d’un mot ou d’une expression. « L’objet de notre conception » est donc un mot ou une expression. Suivant la maxime, cette portée rationnelle se définit à partir des effets pratiques concevables de l’usage (affirmation, négation,…) de ce mot ou de cette expression, notamment – dans le cas des concepts scientifiques – lorsque nous catégorisons ou qualifions un état de choses ou une entité par ce mot ou par cette expression. Même si ces effets pratiques, ultimement, sont ceux qui concernent nos attentes et nos attitudes par rapport à l’objet ainsi qualifié et à son comportement (5.406), ils se définissent d’abord via les effets observables que peuvent manifester ces objets et phénomènes dans des circonstances conditionnelles. Le sens du concept ou d’une expression est ainsi une autre expression, qui décrit les phénomènes expérimentaux que l’expression ou l’usage du concept prédisent virtuellement. Mieux encore : le sens d’un concept ou d’une expression est un ensemble d’énoncés conditionnels dont, à chaque fois, l’antécédent mentionne les opérations à effectuer, et le conséquent décrit ce que seront les résultats observables si les conditions sont effectives et si l’expression est vraie ou l’application du concept correcte. Pour prendre l’exemple de Peirce : lorsque nous disons ou pensons qu’un diamant est dur, le prédicat « dur » signifie un ensemble, indéterminé, d’effets comportementaux que le diamant pourra manifester dans certaines circonstances possibles (par exemple : résister à un coup de couteau), non nécessairement effectives ou réalisées, dans le passé, le présent et l’avenir. Ces effets possibles sont les objets de nos attitudes d’attente et de nos croyances envers l’objet. Peirce dira plus tard (1905), plus simplement, que la conception d’un mot ou d’une expression réside exclusivement dans ses effets concevables sur la conduite humaine, tout en soutenant que rien qui ne se prête à une expérimentation ne peut se voir attribuer de tels effets, si bien que définir les effets expérimentaux concevables qui suivent de l’affirmation ou de la négation d’un concept suffit à définir le concept (5.412). Et il y a plus : pour Peirce, le sens d’une idée, d’une pensée ou d’une croyance se définit également en concevant ses effets sur notre conduite, et plus précisément les habitudes que cette idée, pensée ou croyance peut produire (une habitude est une relation circonstanciée entre une croyance/idée

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et un ensemble d’actions). Ce sens ne réside donc pas dans une intuition, une représentation, une expérience ou une image quelconque, aussi vivante ou vécue soit-elle. Le travail philosophique passe donc par la clarification de problèmes, qui peuvent d’ailleurs devenir, après examen, de faux problèmes : si deux positions philosophiques vues comme distinctes, voire antagonistes, donnent lieu aux mêmes conséquences pratiques, il n’est pas sûr qu’il soit opportun de continuer à les considérer comme des positions différentes (« toute différence doit faire une différence », pour reprendre une expression de James (1907, chap. II)).

Peirce renvoie à Kant pour situer l’origine du terme « pragmatisme », contrasté par Kant avec « pratique ». De son propre aveu, Peirce n’aurait jamais pu appeler le pragmatisme « practicisme » ou « practicalisme » (5.412) : le pratique, chez Kant, renvoie à un domaine de l’agir dont les buts sont déterminés a priori, et à un domaine de légalité dont les principes sont eux aussi fixés a priori par la raison, et sont adoptés quels que soient les intérêts en jeu. Le domaine du pragmatique est lui un domaine expérimental qui renvoie à des règles de conduite et à des croyances qui dépendent des intérêts humains considérés, et dont l’adoption est elle aussi dépendante des contingences de l’expérience29. Les intérêts humains renvoient ici notamment au domaine grec des pragmata (cf. supra).

Dans le domaine pragmatique, à l’inverse du domaine pratique, les fins et les principes de l’agir sont faillibles, mais aussi révisables (collectivement) ; ils sont fixés et évalués dans le cours du déroulement de l’action. On retrouve bien ici les intuitions centrales de la maxime pragmatiste : évaluer nos concepts et principes à partir de leurs conséquences possibles dans le cours de l’action, dans une optique faillibiliste et expérimentaliste (Dewey, LW2, pp. 3-21)30.

Vincent Descombes (1991) a cependant raison de renvoyer à l’Anthropologie du point de vue pragmatique de Kant pour prendre connaissance d’un autre sens de « pragmatique » qui pourrait également convenir au pragmatisme. Dans la préface de cet ouvrage, Kant contraste deux types de connaissance de l’homme (deux types d’anthropologie) : la connaissance physiologique, qui s’attache à explorer ce que la nature fait de l’homme, et la connaissance pragmatique, qui étudie ce que l’homme, en tant qu’être de libre activité et de citoyen du monde , fait, ou peut et doit faire de lui-même (1798, pp. 15-16). Il n’est néanmoins pas certain, comme le suggère Descombes, que l’acquis principal de cette définition de « pragmatique » soit son orientation culturaliste (« pragmatique » étant contrasté avec « physiologique » et, plus largement, « naturaliste »). On connaît en effet la méfiance des pragmatistes vis-à-vis de la dualité nature/culture, et leur intérêt pour les tentatives de naturalisation au sens large (non-réductionniste, et non-monocausaliste) de la connaissance et de l’intelligence. Cette définition

29 Kant, 1787, pp. 540-541, pp. 551-555; 1785, p. 89. 30 Dans la Critique de la raison pure, Kant distingue également entre la foi pragmatique de la foi doctrinale et morale : la foi pragmatique sert de fondement à l’emploi réel des moyens pour certaines actions en étant contingente. Elle est produite en réponse à des circonstances et aux contraintes d’une situation donnée. Elle n’est pas tenue pour certaine, mais est suffisante pour servir de motif à l’action hic et nunc (1787, pp. 551-555).

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kantienne mentionne néanmoins l’importance de penser l’homme à partir de ce qu’il fait, peut et doit faire. Mettons ici de côté les dimensions déontiques de l’agir31. Par l’intermédiaire de la possibilité, on trouve ici une référence aux dimensions virtuelles de l’agir humain, qui jouent un rôle central dans la pensée de Peirce – notamment dans sa conception de ce qu’est une action, une habitude, et de ce qu’est la conduite.

Insistons en effet bien sur ce point : on aurait tort de voir dans le pragmatisme (peircien ou non) une philosophie qui concevrait l’habitude, l’action et la conduite comme de simples phénomènes factuels, définissables à partir du hic et nunc du comportement observé ou observable. Nous avons déjà eu l’occasion de nous en convaincre en prenant connaissance de la maxime pragmatiste, dans laquelle ce qui importe, pour définir le sens d’un concept et d’une idée, c’est moins le comportement, les faits, ou l’action effectifs, observés, vécus que l’action ou le comportement concevables et imaginables. Peirce dira d’ailleurs que la préoccupation fondamentale de son « pragmaticisme » est d’insister sur la réalité de certaines possibilités (5.453). Il faut ici prendre Peirce à la lettre : les comportements que le diamant ou qu’un agent peut manifester et qui définissent le contenu d’un concept et d’une croyance ne sont pas moins réels que leurs comportements effectifs. Même si ces comportements ne seront jamais manifestés parce qu’ils ne seront jamais provoqués dans les circonstances appropriées, leur possibilité restera réelle (5.457). Les concepts, la croyance et l’esprit, chez Peirce ne sont ainsi pas externalisés en étant rabattus ou écrasés sur un environnement et des comportements simplement donnés, présents et bruts. Ce sens du possible est fondamental : il permet d’instaurer un faillibilisme et un expérimentalisme en philosophie de la connaissance, mais aussi – nous l’évoquerons brièvement plus loin – en éthique et en politique.

Il faut ici rappeler deux éléments importants du contexte intellectuel de l’époque : le développement, en sciences, de l’idée que le hasard maîtrise l’ordre (« chance begets order » (6.297)) et, en 1871, la formation du Club métaphysique à Cambridge (Mass.). Pour Peirce, la théorie de l’évolution de Darwin (1859), la théorie statistique des probabilités de Quetelet (1846) mais aussi la physique statistique de Maxwell (sans parler du propre travail de Peirce sur les probabilités) nous permettent de mieux comprendre que la spontanéité, le hasard, et l’indéterminisme sont à l’œuvre dans la nature, et plus généralement, dans l’univers. Cela a des conséquences majeures pour nos conceptions de ce qu’est une loi de la nature, une nécessité, mais aussi de ce que l’on peut entendre par « cause », « certitude » mais aussi plus prosaïquement par des adjectifs comme « dur » ou « doux » : dans un univers en pleine évolution indéterminée et hasardeuse, ces concepts ne peuvent plus avoir comme référents des entités ou propriétés fixes, statiques, essentielles ou immuables. Ils dénotent plutôt des tendances, des propensions ou encore des « points sur une courbe de possibilités » (Menand, 2001, p. 222). C’est là justement une des caractéristiques de la maxime pragmatiste : définir notre conception d’un objet ou d’une propriété32 par les effets possibles et

31 Pour leur importance dans le pragmatisme, je me permets de renvoyer à Steiner (2008b). 32 Peirce prend en particulier les exemples de nos idées de « dureté », « poids », « force » et « réalité ».

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publiquement reconnaissables de cet objet ou de cette propriété. Peirce redéfinira clairement la maxime pragmatiste en 1903 en faisant référence aux dimensions expérimentales des pratiques de laboratoire (5.411-412).

Mais en tant que démarche méthodologique, on l’a vu, le pragmatisme peircien ne porte pas seulement sur nos conceptions des objets : il s’applique également, et indissociablement, aux contenus de nos pensées et de nos idées, qu’il s’agit de définir par leurs effets possibles dans notre conduite, ou encore par les habitudes qu’ils seraient amenés à produire. Sur ce point, Peirce caractérisait le pragmatisme comme n'étant que le corollaire d'une définition dispositionnelle de la croyance, là où cette dernière est comprise comme étant une habitude d'action, ou comme ce à partir de quoi un homme serait disposé à agir si telle circonstance se présentait (Peirce, 5.12, 5.27). Ces deux définitions de la croyance, qu'il emprunta au psychologue écossais Alexander Bain, Peirce en prit connaissance par le biais de Nicholas St.John Green, juriste adepte de Bentham et critique du formalisme légal, qui participait aux réunions du Club Métaphysique de Cambridge, là où furent élaborés (en présence, entre autres, de W. James) les premiers rudiments de la méthode pragmatiste. Les discussions qui prenaient place dans ce Club (dont la durée de vie s’étala de l’hiver 1871 à l'hiver 1872) étaient principalement consacrées à l'empirisme britannique (plus spécialement écossais) et à l'évolutionnisme mis au point par Darwin dans The Origin of Species. Chauncey Wright, autre membre influent de ce Club métaphysique, avait lui coutume d’y défendre des positions empirico-vérificationnistes afin d’établir une distinction nette entre les énoncés scientifiques et les énoncés métaphysiques. Le positivisme de Wright a ainsi probablement pu également influencer les réflexions pragmatistes de Peirce (même si, insistons là-dessus, la maxime pragmatiste n’est pas l’expression d’un positivisme).

Cette définition de la croyance qu'avait donnée Bain en 1859 dans The Emotions and the Will avait notamment pour but de critiquer la conception selon laquelle toute croyance relèverait exclusivement de l'intellect et des sentiments ; elle s'élevait plus généralement contre toute considération introspectionniste et représentationnaliste des croyances. Pour Bain, la croyance n'a aucune signification, si ce n'est en référence à nos actions ; elle est essentiellement un comportement, ou à tout le moins une disposition à, et non pas un jugement, un assentiment, un sentiment ou encore une idée déficiente. Elle indique ce que nous ferions dans certaines conditions ; ses critères d'existence et de validité ne sont corrélés qu'à l'action. Bain, lecteur de Darwin, n'interdisait pas de voir la croyance – en sa dimension dispositionnelle, et non pas assertive – à l'œuvre chez d'autres êtres vivants que l'être humain. Pour lui, en effet, « la croyance est une disposition primitive à avoir confiance en une séquence qui s’est produite une fois et à attendre le même résultat [...] L’animal qui fait un voyage pour gagner l’étang où il apaisera sa soif croit que l’objet signalé par l’apparence visible de l’eau désaltère » (Bain, 1885, pp. 489-519).

En reprenant cette conception de la croyance, Peirce rompait avec le représentationnalisme qui avait généralement caractérisé la considération de nos produits mentaux depuis la philosophie cartésienne. La définition dispositionnelle de la croyance la soustrait au régime de l’univers mental, de

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nos idées, ou de nos impressions ; elle la repose sur son socle naturel, dans la sphère de l'action, là où elle se consolide – et se reconnaît – continuellement par des habituations ou sédimentations. Pour Peirce, la fonction majeure de la pensée est la régulation de la conduite (8.199), fonction qu’elle remplit par la production de croyances/habitudes d’action, qui annulent ou apaisent le doute (5.394). Comme le soulignait souvent Rorty, le pragmatisme est l’un des premiers courants de pensée à considérer – à la suite de Darwin – que la croyance n’a pas pour fonction de copier la réalité, mais de nous aider à nous débrouiller (cope) dans l’environnement. On retrouve ici une première version de (b) : la définition d’une attitude intellectuelle en termes de pratiques et d’action.

Il n’est pas exagéré d’affirmer que, chez Peirce, le pragmatisme ne désigne qu’une méthode de clarification du sens des concepts, énoncés et pensées. James distingua cette méthode pragmatiste d’une théorie pragmatiste de la vérité, qu’il développera à partir de 1904 (la théorie de la vérité de Peirce est cependant solidaire de sa théorie pragmatiste de la croyance)33. Mais, dès 1898, James élargit considérablement la nature des conséquences qui doivent être considérées pour définir le sens des concepts, idées, et croyances. Les différences concevables et générales de Peirce deviennent des différences concrètes, particulières et éventuellement uniquement relatives à la conduite individuelle34. Dewey proposa, le premier, une théorie générale de l’intelligence et de la pensée qui mette explicitement en relation ces dernières avec la conduite et l’expérience située, aussi bien biologiquement que socialement, pédagogiquement, et politiquement. L’histoire de la philosophie et de la culture devient alors également un outil pour dénouer ou déconstruire certains problèmes philosophiques (cf. infra). L’expérimentalisme dont se réclamait Peirce dans la formulation de la maxime pragmatiste devient aussi, chez Dewey, un expérimentalisme moral et social. C’est précisément ici que se sont jouées les tensions et les premières distinctions au sein du pragmatisme auxquelles nous avons fait allusion plus haut. Plutôt que de revenir sur ces tensions historiques et doctrinales en les examinant de plus près, je préfère ici – dans le cadre d’une introduction – poursuivre la caractérisation générale du pragmatisme entamée plus haut. La thèse de la primauté de l’action, avons-nous dit, est une composante nécessaire du pragmatisme : il serait donc fallacieux de réduire le pragmatisme à cette thèse. Les philosophes pragmatistes, avons-nous également soutenu, déplient l’action, en l’inscrivant dans une temporalité, un environnement, une histoire, des usages, et un ethos. Cette opération de complexification est solidaire d’un ensemble de thèses auxiliaires qu’il nous faut maintenant présenter.

IV – LES AUXILIAIRES DE L’ACTION Nous soutiendrions volontiers que ce qui caractérise le plus proprement le

pragmatisme est l’articulation de la thèse de la centralité de l’action avec ces thèses auxiliaires. Pour reprendre et détourner une image que James (1907, chap. II) emprunte au pragmatiste italien Papini, l’on pourrait dire que la thèse

33 Voir Tiercelin (1993a). 34 Voir Madelrieux (2008), chap. IV. Cet élargissement, Peirce le prit pour une réduction inacceptable.

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de la centralité de l’action joue le rôle d’un corridor principal dans l’aile d’un hôtel : de nombreuses chambres partent de et aboutissent sur ce corridor, qui constitue en quelque sorte un point de passage obligé pour gagner une chambre à partir d’une autre chambre, mais aussi pour rentrer dans l’aile… et en sortir. Chaque chambre peut être ici définie par l’une de ces thèses auxiliaires. Être pragmatiste, ce n’est pas habiter dans l’une de ces chambres (ou dans plusieurs de ces chambres), ou encore arpenter sans fin le couloir : c’est emprunter ce corridor pour gagner ces chambres, pour les relier, les aménager, voire pour les unifier, ou évidemment construire et réaménager d’autres chambres.

Ces thèses sont au nombre de sept. Certaines sont négatives ; d’autres sont positives. Certaines sont méthodologiques ; d’autres plus substantielles. La thèse de la centralité de l’action permet de travailler et de développer d’une certaine manière les thèses ; ce travail profite en retour à la thèse de la centralité de l’action. La thèse de la centralité de l’action, ou chacune des thèses ci-dessous peuvent être et ont été défendues par des philosophes ou des philosophies qui ne sont pas pragmatistes. S’il est difficile d’imaginer un pragmatisme qui n’adhérerait pas à la thèse de la centralité de l’action, on peut facilement trouver des pragmatismes ou des pragmatistes peu intéressés ou peu convaincus par certaines de ces thèses auxiliaires (en particulier des versions radicales de (1) et (4)). Le pragmatisme ne se définit donc pas par la conjonction de ces sept thèses, ajoutées à la thèse de la centralité de l’action. Mais il est typique du pragmatisme, pensons-nous, d’articuler la thèse de la centralité de l’action avec au moins certaines de ces autres thèses. Cette articulation peut prendre la forme d’une justification (d’autres thèses vers la thèse de la centralité de l’action) ou d’une relation d’implication (de la thèse de la centralité de l’action vers d’autres thèses).

J’emprunte volontairement certaines de ces thèses, et leur caractérisation, à Rorty (horresco referens de certains pragmatistes contemporains), non pas dans un souci de réhabilitation (le pragmatisme de Rorty n’a nullement besoin de ce type de démarche), mais à partir de la conviction que cette caractérisation rortyenne du pragmatisme est d’une pertinence toujours actuelle – la question étant alors d’évaluer justement la radicalité de ses conséquences pour le pragmatisme et, plus généralement, pour la philosophie.

Voici ces sept thèses : 1. Une critique du représentationnalisme 2. Une critique de l’analyse réductive 3. L’immanence de la recherche, le faillibilisme et l’impossibilité du

scepticisme 4. L’anti-fondationnalisme et l’anti-essentialisme 5. L’anti-dualisme 6. L’extension de l’expérience hors de la conscience individuelle 7. L’historicité de la philosophie

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Détaillons chacune de ces thèses. 1. Une critique du représentationnalisme Le représentationnalisme critiqué par le pragmatisme est protéiforme. Il

peut s’agir de la thèse selon laquelle la fonction première ou essentielle de la connaissance, du langage, ou de la pensée est d’être ou de fonctionner comme une représentation d’un certain ordre de phénomènes donnés ou essentiels. Ce représentationnalisme est également présent dans la thèse de la vérité comme correspondance, pour laquelle la vérité d’un énoncé ou d’une pensée consiste en un rapport de représentation adéquat entre le représentant et le représenté. La conception peircienne de la croyance comme habitude d’action, la critique jamesienne des théories-copie de la vérité, ou encore la critique deweyenne des théories « spectateur » de la connaissance au profit d’une théorie instrumentale ou expérimentale de la connaissance consistent toutes en des assauts contre ce représentationnalisme. Cet anti-représentationnalisme pragmatiste (Rorty, 1994) ne nie pas l’existence et l’usage de représentations dans nos pratiques épistémiques, linguistiques, artistiques ou encore techniques. Il remet en question la nécessité de faire de ces dimensions représentationnelles les fonctions premières de ces phénomènes. L’autorité épistémique d’un énoncé, la signification d’une phrase, ou encore le contenu d’une pensée ne relèvent pas non plus de propriétés représentationnelles : le pragmatisme dérivera plutôt ces faits des fonctions d’usage et des modes d’implémentation de ces énoncés ou pensées dans une communauté. Il convient d’ailleurs de définir et de penser les représentations elles-mêmes à partir de leurs usages institués dans des pratiques partagées. Le rejet du représentationnalisme est donc étroitement solidaire de la thèse de la centralité de l’action. Dit autrement, pour cet anti-représentationnalisme, les relations entre les représentations et le monde ne sont pas sémantiques ou épistémiques ; elles sont simplement causales (les représentations nous aident à faire certaines choses). C’est ici que le prag-matisme peut se montrer très sceptique, voire éliminativiste, quant à l’existence de représentations qui représenteraient d’elles-mêmes, intrinsèquement, c’est-à-dire indépendamment de, voire antérieurement à, des pratiques collectives d’usage. Dans la tradition philosophique, l’idée ou la représentation mentale ont souvent été – et sont encore souvent – considérées comme des représentations de ce genre, en étant par exemple des interfaces nécessaires entre le sujet connaissant et le monde. Rompre avec le cartésianisme, c’est, pour Peirce, renoncer au modèle de l’idée comme simple représentation du monde en faveur du modèle voyant dans l’idée un signe, définie à partir de ses relations avec d’autres signes. Comme le souligne avec justesse Descombes (1992, p. 65), le représentationnalisme critiqué par le pragmatisme, dès Peirce, est surtout un représentationnalisme nominaliste: une théorie de la représentation qui souhaite fonder le régime de fonctionnement de cette dernière (dans le langage, dans la connaissance, dans la pensée) sur des éléments et des processus élémentaires qui seraient situés en dehors des conditions polyadiques et publiques du sens – par exemple, sur que l’on entend encore aujourd’hui par « représentation mentale », c’est-à-dire des entités subpersonnelles et intracrâniennes qu’il serait possible de naturaliser en réduisant leurs propriétés sémantiques à des processus non-représentationnels (indication, covariation…), en laissant entendre par là que leur pouvoir

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représentationnel ne devrait rien à nos activités et normes représentationnelles. De la sémiotique de Peirce à l’inférentialisme de Brandom (2000), en passant par le fonctionnalisme de Dewey et de Sellars, le pragmatisme a toujours été soucieux de définir la nature de la signification à partir des relations normées qui peuvent exister entre les entités considérées. Cette question – quelle est la portée de la critique pragmatiste du représentationnalisme ? – n’est pourtant pas close. Le lecteur de ce numéro d’Intellectica pourra très facilement s’en convaincre.

2. Une critique de l’analyse réductive L’analyse comme pratique philosophique ou explicative qui est critiquée

par le pragmatiste repose sur la conviction que des phénomènes comme la connaissance, la conscience ou le langage – voire, plus fondamentalement, le réel – peuvent être définis et compris en étant décomposés en unités premières, simples, données et autonomes (atomes mentaux, sense data, faits atomiques, propositions de base…). La psychologie de James s’est par exemple longuement confrontée aux théories associationnistes de l’esprit. Dewey parlait lui de « sophisme analytique » pour dénoncer l’attitude qui suppose que l’objet d’étude est donné et isolé (ou qu’il doit en tout cas l’être par le théoricien afin d’être adéquatement étudié), qu’il n’entretient pas de rapports constitutifs avec un contexte et un environnement ou encore que l’unité qui le caractérise est simplement réductible à la somme de ses parties (LW6, p.7). La critique du cartésianisme, pour Peirce, est une critique plus générale du nominalisme, de la tentation de fonder (et/ou de réduire) la connaissance, la signification ou la compréhension sur des faits ultimes et donnés, qu’il s’agisse de principes, d’intuitions, de sensations simples et atomiques, d’états ou de relations élémentaires et brutes, ou inversement de telos inatteignables ou inconnaissables (chose en soi par exemple). Il serait toutefois simpliste de penser que le pragmatisme substitue la mise en relation à la réduction : ce serait par exemple faire bon marché des critiques émises par James et par Dewey à l’égard de la doctrine des relations internes (Bradley), assertant que toute chose entretient des relations constitutives avec toute chose. Dewey parlera d’ailleurs plus volontiers de connexions dynamico-fonctionnelles (MW10, pp. 11-12). Mais, surtout, en soutenant que l’élément premier dont nous devons partir pour définir et comprendre la conscience, le vivant, la connaissance, ou l’individu prend la forme d’un flux, d’une situation de transaction, de relations irréductiblement triadiques, d’une situation d’enquête, ou encore d’une communauté, le pragmatisme élargit de manière significative et peut-être salvatrice (par rapport aux limites du réductionnisme) nos ressources et les exigences descriptives ayant trait à ces phénomènes. Rappelons par exemple que l’on trouve, dans l’œuvre de Dewey, un naturalisme émergentiste, s’efforçant justement de penser de manière intégrée et dans une optique continuiste les phénomènes biologiques, les phénomènes mentaux et les phénomènes sociaux. Le pragmatisme ne s’oppose pas au naturalisme, mais aux versions réductionnistes et monocausalistes du naturalisme.

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3. L’immanence de la recherche, le faillibilisme et l’impossibilité du scepticisme

La recherche philosophique, et plus généralement toute forme d’enquête, ne peut pas partir de nulle part. Le doute absolu cartésien est, à cet égard, pour Peirce, une fiction gratuite. Le doute est parasitaire sur un fond premier de certitudes, de croyances et de convictions. De même, la finalité de l’enquête n’est pas de parvenir à une espèce de point de vue de nulle part, ou d’atteindre des évidences ou des données qui s’imposeraient d’elles-mêmes, indépen-damment des critères et des valeurs de nos pratiques épistémiques. Ce n’est pas la finalité de l’enquête car, plus fondamentalement, c’est une impossibilité : comme le disait James, il n’est pas possible d’éliminer la contribution humaine lorsque nous soumettons nos valeurs morales, épistémiques, ou politiques à un examen critique ou constructif (1907, chap. VII). Cette immanence inévitable n’implique aucunement un enfermement dans nos perspectives respectives – qu’elles soient disciplinaires, culturelles, ou encore morales. Au contraire, et Rorty insistait sur ce point avec vigueur : accepter cette immanence, c’est prendre congé de l’idée qu’il existerait quelque part – dans les cieux, dans la conscience, dans la logique du discours, ou dans la science, par exemple – des principes ou des faits absolus, dont la monstration ou la manifestation pourraient suffire pour clore l’enquête, et donc la discussion. Ce constat d’immanence nous amène au contraire à réaliser que les seules ressources dont nous disposons pour argumenter, démontrer ou critiquer certaines positions sont nos ressources, toujours faillibles, toujours ouvertes à la discussion et à la critique. Ces ressources sont relatives à notre ethos et donc à ce que nous faisons et à ce que nous avons pu hériter de nos prédécesseurs, et c’est pour cette raison qu’elles ne sont pas relatives tout court et donc finalement indignes d’être défendues ou discutées35.

Au scepticisme, le pragmatisme substitue donc un faillibilisme : nos idées, nos principes, nos théories sont provisoires – ils pourraient toutes être abandonnées, mais pas tous ensemble en même temps (Sellars, 1956, § 39). Elles sont faillibles car elles sont nôtres. Le faillibilisme se retrouve par exemple – et à nouveau sous des formes très différentes - dans la conception peircienne de la recherche comme activité collective, ne pouvant se satisfaire de réponses toute faites entravant la voie de l’enquête, mais aussi dans la théorie de la vérité comme assertabilité garantie développée par Dewey. Refusant le scepticisme, ce faillibilisme est plutôt solidaire d’un méliorisme : c’est parce qu’il est toujours possible de réviser ou d’abandonner certains de nos principes qu’il est toujours possible et souhaitable d’améliorer nos pratiques (scientifiques, éthiques, politiques…).

4. L’anti-fondationnalisme et l’anti-essentialisme Pour le philosophe fondationnaliste, la rationalité, la connaissance, la

justice, la communication ou la vertu morale ne peuvent exister qu’en reposant sur des fondements auxquels nous ne devons rien, mais que la démarche

35 Rorty se réclamait à ce sujet d’un anti-anti-ethnocentrisme. Cette position consiste à critiquer les diverses démarches théoriques qui estiment qu’il est possible, souhaitable et nécessaire, en matière de morale et de politique, de s’abstraire de notre ethos, afin de fonder les valeurs et pratiques de ce dernier à partir de critères et de repères qui ne doivent rien à ce que nous faisons et pensons.

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philosophique se doit de défendre et de dégager (notamment en les représentant), afin de consolider les phénomènes dès lors fondés. L’anti-fondationnalisme est partagé par tous les pragmatistes, mais ne définit pas leur originalité36 (de nombreux philosophes ont renoncé à l’idée qu’il devait exister des fondements, ou du moins certains types de fondements, pour certains phénomènes et pour les théories explicatives de ces phénomènes). Le pragmatiste rejette d’ailleurs moins la nécessité de poser des fondements pour établir des théories, des valeurs, ou des discours que l’idée que ces fondements doivent être absolus, indépendants de nos pratiques. L’originalité pragmatiste est plutôt relative à ce que les pragmatistes souhaitent substituer aux fondements (intuitifs, correspondantistes, introspectifs) de la signification, de la connaissance, de l’éthique, de la recherche, ou de la vérité : inférences, pratiques et constructions sociales, apprentissages, attributions d’états mentaux, doute situé sur un arrière-plan de certitudes pratiques,… Les bases de la connaissance ou de la signification sont ainsi très souvent sociales, par nécessité génétique, si l’on peut dire, mais aussi, pour certains auteurs, par nécessité théorique (relative au caractère intrinsèquement normatif de ces phénomènes). L’originalité de l’anti-fondationnalisme pragmatiste se situe aussi sur un autre plan : à la différence de certains penseurs post-modernes, le pragmatisme ne voit pas de drame dans le constat que notre culture, nos valeurs ou nos pratiques scientifiques ne reposent pas sur des fondements. Ce constat ne doit pas amener à une remise en cause radicale de nos théories, pratiques et institutions (philosophiques, éthiques, politiques) (Cometti, 1997, chap. IX).

L’anti-fondationnalisme pragmatiste peut notamment se retrouver dans le refus du philosophe pragmatiste de considérer le passé, le présent, le donné ou le nécessaire comme bases d’évaluation de la connaissance, de la signification ou de la décision politique, et dans son choix de favoriser le futur, le conditionnel, le ce qui arriverait si ou encore l’expérimentation pour évaluer nos intuitions théoriques (Descombes, 1992, p. 61). Si l’on voit dans le fondationnalisme une forme de réductionnisme, en ce que le fondationnalisme tend souvent à expliquer l’occurrence ou la durée du complexe en le réduisant à ou en le comprenant par rapport à une origine, un sommet, ou une synthèse finale, alors une philosophie de l’esprit naturaliste, par exemple, sera fondationnaliste, par son projet de rabattre vers l’intérieur et vers des formes d’efficacité dyadiques ce qui n’est concevable que sous une forme triadique et externalisée.

Même sans fondements situés hors d’elles, nos pratiques épistémiques ou morales peuvent-elles ou doivent-elles répondre à quelque chose qui leur serait extérieur ? La nature (même techniquement modifiée ou augmentée) contraint causalement l’espace des possibles de nos pratiques et théories – aucun pragmatiste ne remet ce constat en question. Mais certains peuvent vouloir aller plus loin : ne peut-il pas y avoir une réalité qui ne soit pas déterminée par nos standards et critères, et vers laquelle nos pratiques notamment épistémiques tendent (ou devraient tendre), c’est-à-dire une objectivité ? C’est

36 Il en va, du reste, de même pour la méfiance des pragmatistes à l’égard du substantialisme et de l’objectivisme.

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notamment sur ce point que se (re)joue encore aujourd’hui un débat entre différents pragmatismes37, en relation étroite avec la question de la vérité (le vrai transcende-t-il le justifié-pour-une-communauté ?).

L’anti-essentialisme que Rorty attribue au pragmatisme constitue une option singulière dans ce débat. Contre l’essentialisme, le pragmatisme rortyen soutient qu’il n’existe pas de nature intrinsèque des choses, nature qui serait indépendante de nos manières de décrire ces choses. La propriété d’objectivité, attribuée à une connaissance ou à une description portant sur des objets, ne survient pas sur une relation naturelle qu’auraient la connaissance ou le discours avec des caractéristiques intrinsèques des objets. Son attribution est plutôt « fonction de la facilité avec laquelle ceux qui observent ces objets parviennent à un consensus à leur sujet » (Rorty, 1995, p. 64). La solidarité (le régime public de production et de justification des connaissances et des croyances) se substitue à l’objectivité (un hypothétique rapport repré-sentationnel au monde) pour justifier nos énoncés, théories et valeurs. Étant donné qu’il n’est pas possible d’aller épistémiquement au-delà de nos descriptions, théories et vocabulaires (sauf pour rencontrer d’autres descriptions), il n’y a plus de sens à considérer nos théories et croyances comme de simples apparences épistémiquement inférieures et imparfaitement subordonnées à quelque chose de caché et d’atteignable qui nous serait externe (cf. infra), quelque chose d’intrinsèque auquel une description, pour être une description (vraie) de la réalité, et non plus une description (fausse) de l’apparence, devrait correspondre (Rorty, 1998, p. 2).

5. L’anti-dualisme Être anti-dualiste, c’est remettre en question l’étanchéité, la rigueur,

l’existence intrinsèque ou les bases théoriques des oppositions à partir desquelles la tradition philosophique a développé bon nombre de ses questions : essence/accident, substance/propriété, apparence/réalité, sujet/objet, fait/valeur, nature/culture, corps/esprit, science/technique, schème/contenu, formel/matériel, analytique/synthétique, subjectif/objectif, découvrir/inventer,… (Rorty 1995, p. 58 ; 1999). Il s’agit, pour le philosophe pragmatiste – exemplairement Dewey - de dissoudre et de dépasser ces dualismes (afin notamment de se débarrasser des questions qu’ils engendrent, ou des questions auxquelles ils sont supposés répondre), ou de les assouplir, en les considérant par exemple dans une optique transactionnelle, transformant des dichotomies ontologiques en distinctions fonctionnelles dans une unité première (expérience pure, transaction, conduite située,…)38. L’anti-dualisme motivera aussi le refus anti-représentationnaliste de l’idée que l’esprit ou le langage sont séparés du monde, et qu’ils doivent le figurer.

Nous avons pour l’instant présenté et quelque peu détaillé cinq thèses générales, souvent philosophiques, parfois également d’ordre méta-philosophique, qui peuvent devenir des thèses pragmatistes lorsqu’elles sont développées ou travaillées en relation avec la thèse de la centralité de l’action. Ces thèses sont également importantes pour comprendre une partie cruciale de l’histoire du pragmatisme, en relation directe d’ailleurs avec les questions

37 Voir Misak (2013), et les intéressants commentaires critiques de Madelrieux (2013) sur cet ouvrage. 38 Voir Steiner (2010).

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cognitives : la redécouverte et le réinvestissement de certains thèmes du pragmatisme classique par des philosophes issus de la tradition analytique, principalement et exemplairement Richard Rorty et Hilary Putnam. Très succinctement, cette histoire peut se raconter de la manière suivante39. L’empirisme logique, avons-nous signalé plus haut, débarqua aux États-Unis dans les années 1930, mais prit réellement son essor institutionnel à la fin des années 1940. Cet empirisme logique exilé élabora ou prolongea des thèses ou des distinctions héritées de ses cercles viennois et berlinois (parfois au prix de simplifications ou de déformations importantes, et en perdant également ses dimensions idéologiques et politiques), au nombre desquelles l’on retrouve la distinction entre énoncés analytiques et énoncés synthétiques, le réduc-tionnisme épistémique (possibilité de réduire les énoncés synthétiques à des énoncés observationnels et à des sense data), une conception vérificationniste de la signification, ou encore la distinction nette entre termes observationnels et termes théoriques.

Ces distinctions et ces thèses seront lourdement critiquées dans des textes ou des ouvrages comme « Les deux dogmes de l’empirisme » (Quine, 1951), Faits, fictions et prédictions de Nelson Goodman (1955), « Empirisme et philosophie de l’esprit » (Sellars, 1956), et « Sur l’idée même de schème conceptuel » (Davidson, 1974). Il faut également mentionner l’importance d’une tradition critique en philosophie des sciences, exemplifiées par les ouvrages de Toulmin (The Philosophy of Science, 1953), Hanson (Patterns of Discovery, 1958) et Kuhn (La structure des révolutions scientifiques, 1962) – sans oublier, cela va de soi, la publication posthume des Philosophische Untersuchungen de Wittgenstein en 1953.

Il serait naïf de penser que ces critiques étaient complètement nouvelles et radicales : les empiristes logiques les avaient souvent anticipées (c’est par exemple le cas de la thèse du holisme de la vérification, que l’on retrouve déjà chez Schlick), et un auteur comme Quine a bien longtemps conservé d’autres aspects de l’empirisme logique qu’il pensait avoir démantelé. Des élèves ou collaborateurs des pragmatistes classiques comme Sidney Hook, Charles Morris (futur collègue de Carnap à Chicago) ou Ernst Nagel avaient également voyagé en Europe centrale entre 1933 et 1935, et avaient pu nouer des contacts avec ceux qui allaient émigrer aux États-Unis quelques années plus tard. Certains historiens du pragmatisme (Misak, 2013) ont récemment soutenu que ces contacts – sur fond, notamment, d’un naturalisme partagé – avaient pu eux aussi jouer un rôle dans l’assouplissement progressif des dits « dogmes » de l’empirisme.

On a pu qualifier Quine et Davidson de pragmatistes logiques (Glock, 2003, pp. 22-23) : ils auraient critiqué les dualismes de l’empirisme logique à partir de motifs pragmatistes intégrés dans une méthode d’analyse logico-linguistique. Il convient pourtant de remarquer qu’aucun de ces auteurs (Quine, Goodman, Sellars, Davidson) ne mentionnait ou n’exploitait le pragmatisme classique pour déployer ces critiques (le « pragmatisme » mentionné par Quine dans « Les deux dogmes de l’empirisme » n’est pas le pragmatisme

39 Voir Misak (2013) et Cometti (2010), chap. III pour une complexification de cette histoire.

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classique)40. Ces auteurs ont en effet été élevés dans une tradition logico-empiriste pour laquelle le pragmatisme intéressant se limitait au pragmaticisme peircien, souvent assimilé d’ailleurs – et à tort – à un vérificationnisme de bon aloi41, et le pragmatisme inintéressant à une caricature de la théorie de la vérité de James (déjà critiquée par Russell en 1907) ou à l’épistémologie réputée confuse de Dewey42.

C’est seulement à partir de 1975 que Rorty et Putnam, déjà auteurs d’autres critiques du positivisme logique et de la tradition analytique (notamment en philosophie de l’esprit), redécouvrent le pragmatisme classique en constatant les relations d’analogie très fortes qui existent entre les critiques de l’empirisme logique proposées par Quine, Goodman, Sellars et Davidson, et les théories de la connaissance, du langage ou de la vérité défendues par Peirce, James, ou Dewey. Plus précisément, il s’agit de retrouver dans les motifs critiques du premier groupe d’auteurs quelques versions des cinq thèses présentées jusqu’à présent (en plus de la thèse de la centralité de l’action), qui sont des thèses potentiellement pragmatistes. Rorty, par exemple, n’hésitera pas à faire de Donald Davidson un philosophe du langage anti-représentationnaliste – l’anti-représentationnalisme de Davidson étant alors à la source de sa théorie déflationniste de la vérité et de sa critique du dualisme schème-contenu. Putnam verra dans l’entrenchment invoqué par Goodman pour expliquer l’acceptabilité de certaines projections inductives une référence à l’importance de l’immanence de nos pratiques épistémiques ; il verra également dans la critique effectuée par le même Goodman du réalisme cognitif le renouveau d’une forme d’anti-représentationnalisme. Rorty, encore lui, associera la critique sellarsienne du mythe du donné et le nominalisme psychologique du même Sellars à une critique du réductionnisme épistémique (critique que l’on retrouve aussi chez Quine), à un anti-fondationnalisme et à un anti-essentialisme.

Ce que l’on a pu appeler « néo-pragmatisme » trouve donc l’une de ses sources majeures dans le constat que les arguments de Quine, Goodman, Sellars et Davidson renouaient indirectement et involontairement avec des thèmes pragmatistes classiques et généraux comme ceux présentés plus haut. En unifiant et en rationalisant ces critiques, il est alors possible de reconsidérer et de développer les conséquences du pragmatisme pour la philosophie tout court : des conséquences critiques (pour le débat entre réalisme et anti-réalisme, pour le débat entre les théories de la vérité, ou dans les controverses sur la nature de la signification) mais aussi des conséquences positives : dépasser la tradition (Rorty, 1982), se débarrasser de problèmes, ou encore renouveler la philosophie (Putnam, 1992b) : le champ lexical utilisé par Rorty et Putnam pour qualifier la portée du pragmatisme est clair. Ces conséquences concernent également le statut de la philosophie comme discipline académique et donc ses relations avec d’autres discours, mais aussi sa place dans la culture (cf. par exemple l’idée rortyenne de culture « post-philosophique »). 40 Voir aussi Quine (1981). 41 Plus généralement, voir Chevalier (2012) pour une généalogie instructive de la réception et de la compréhension de l’œuvre de Peirce, et donc d’un certain pragmatisme. 42 Notons tout de même que C.I. Lewis, qui revendiquait un « pragmatisme conceptuel », fût l’enseignant de Quine, de Goodman, et de Sellars.

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6. L’extension de l’expérience hors de la conscience individuelle Cette ramification possible du pragmatisme est controversée. Tous les

pragmatistes – passés et présents – ont été des critiques de l’empirisme, principalement en philosophie de la connaissance. Certains en ont conclu que cette critique impliquait l’abandon du concept même d’expérience en philosophie, concept de toute façon trop chargé de connotations atomistes, sensualistes, fondationnalistes ou mentalistes, très justement critiquées par le pragmatisme. Brandom et Rorty – tous deux profondément marqués par la critique sellarsienne du mythe du donné – exemplifient cette tendance. Il n’y a (presque) pas de sens, pour eux, à étendre l’expérience (et à la conserver dans une philosophie pragmatiste de l’esprit ou de la connaissance), sauf trivialement à la transformer en croyance (état conceptuel et linguistique qu’une créature ne peut avoir qu’en participant activement à des pratiques normatives). L’expérience perceptive est ou bien une disposition au jugement causée par des changements physiologiques au niveau des organes sensoriels (Rorty, 1998, p. 113), ou bien un jugement obtenu non-inférentiellement (une croyance), dont la nature alors épistémique présupposerait néanmoins la maîtrise d’une batterie de concepts, et donc des capacités inférentielles. On ne peut pas faire de l’expérience quelque chose de plus qui, à côté de conditionner causalement la connaissance, la conditionnerait épistémiquement tout en étant elle-même inconditionnée épistémiquement43.

Les perspectives de Peirce (tiercéité et virtualité), James (empirisme radical) ou Dewey (expérimentalisme) sont différentes : critiquer la version empiriste de l’expérience, c’est refuser la réduction de cette dernière à des sense data, des qualia, de la sensibilité, des sensations, ou des vécus, et donc étendre le champ et la structure de l’expérience (en y incluant des relations, de la virtualité, de l’activité, des inférences,…), mais aussi inscrire l’expérience dans l’environnement : environnement biologique, mais aussi et surtout (spécialement chez Dewey) environnement culturel et politique. Étendre l’expérience, c’est aussi s’intéresser à l’expérience religieuse, à l’expérience commune de la démocratie, et penser ses conditions de développement dans des pratiques partagées44.

Par exemple, l’expérience, chez Dewey, inclut tout ce qui est fait, tout ce qui se fait, et tout ce qui est concrètement impliqué au sein d’une relation d’ajustement continu entre l’organisme et l’environnement. L’expérience est un processus unifié, continu et environnementalement étendu, et non pas un état d’esprit ou un phénomène pour l’organisme. Dewey soutient même – au

43 Richard Shusterman fait partie des pragmatistes contemporains qui questionnent cette alternative : « Bien que j’admette avec Sellars et Rorty que de telles expériences ne puissent fournir un fondement épistémologique ou une justification pour une compréhension supérieure, à moins qu’elles ne soient conceptualisées, et jusqu’à ce qu’elles le soient, elles peuvent tout de même fournir une base pratique et un arrière-plan qui oriente une telle compréhension […] Je plaide ici pour la reconnaissance d’une catégorie de pratique d’expérience qui soutient et oriente l’activité intelligente, mais qui ne se situe pas au niveau discursif et épistémologique de l’espace logique des raisons, pas plus qu’elle ne peut être réduite aux conditions et aux causes physiques que décrivent les sciences de la nature. » (1994, p. 78, n. 27) 44 Peirce écrivait, en 1877 : « « It is not “my” experience, but “our” experience that has to be thought of; and this “us” has indefinite possibilities » (5.402).

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nom des pragmatistes – que l’expérience est plus une affaire d’habitudes et d’ajustements actifs à l’environnement que d’états de conscience (MW6, p. 5). L’expérience recouvre en tout cas ce qui est expériencé et l’activité (non-nécessairement réflexive) d’expérience. Là où l’idéaliste et le réaliste supposent que le sujet et l’objet sont originairement séparés l’un de l’autre et que l’objet de la connaissance ne peut être que dans le sujet ou dans le monde, l’approche transactionnelle de Dewey défend l’idée que le sujet connaissant et l’objet de connaissance émergent à partir d’un processus commun : l’expérience comme faire, comme factum45. L’expérience n’est pas quelque chose de subjectif qui reproduit passivement ses objets. On pourra également trouver chez Mead, chez Peirce et chez James des plaidoyers – différents – pour une externalisation de la conscience hors des limites du cerveau et de l’organisme.

7. L’historicité de la philosophie46 Étendre l’expérience au-delà des sensations et de l’individu, c’est être en

mesure d’admettre que la philosophie elle-même s’inscrit au sein d’une expérience, non pas individuelle, mais relevant d’une communauté et, plus largement, d’une culture. Il y a une historicité de la philosophie et donc des problèmes philosophiques (historicité que l’on peut reconnaître, comme le fait Rorty, sans adhérer à la thèse de l’extension de l’expérience) : ces problèmes sont des problèmes qui ont été construits dans des circonstances particulières, traduisant des préoccupations ou des conflits dont l’origine n’est pas néces-sairement intellectuelle. Les réponses que l’on a pu y apporter, par exemple en termes de vocabulaires47, pour reprendre une expression de Rorty (le vocabulaire d’Aristote, le vocabulaire de Galilée, le vocabulaire de Descartes, le vocabulaire de Darwin, le vocabulaire de Chomsky, le vocabulaire de Rawls…), sont des réponses toujours situées, tentant si possible d’apaiser nos doutes ou nos angoisses causés par des conflits entre vocabulaires, ou par l’expérience de leur contingence.

Pour Rorty (à partir de 1980), par exemple, ce que l’on appelle « problème corps/esprit » (« quelles sont les relations entre les propriétés mentales et les propriétés physiques ? », et les enjeux anthropologiques, moraux, sociaux, scientifiques qui y sont associés) ne repose au fond que sur la dramatisation et l’essentialisation d’une distinction triviale entre deux types de vocabulaires. D’un côté les vocabulaires reposant sur l’usage de prédicats mentaux (prédicats intentionnels et prédicats phénoménaux), et de l’autre côté les vocabulaires développés dans les sciences de la nature depuis Galilée. Ces vocabulaires ont des propriétés logiques différentes (caractère holistique de l’attribution des prédicats intentionnels ; autorité épistémique liée à l’usage des prédicats phénoménaux), et fonctionnent surtout à partir de buts, de desseins différents, 45 Cette conception de l’expérience permet notamment de considérer de manière déflationniste la distinction épistémologique entre approches de la conscience « en première personne » et approches de la conscience « en troisième personne » (Steiner, 2011). 46 Je suis ici redevable à Mathias Girel d’une discussion intéressante. 47 Un vocabulaire, pour Rorty, est un ensemble historique de significations, de propositions, de descriptions, de théories, de croyances et de valeurs, intiment lié à ce que nous faisons et voulons faire dans un contexte donné. Il légitime, justifie et donne un sens à nos actions, nos croyances, nos vies. Il inclut aussi des métaphores, des images, des modèles. Voir Ramberg (2000).

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en permettant des choses différentes. Le contraste entre esprit et matière est une différence entre vocabulaires, sans conséquence ou sous-bassement ontologique. Ce contraste devient un problème lorsque nous pensons que le vocabulaire intentionnel, pour être fiable et fort, doit être en relation de correspondance ou de synonymie avec le vocabulaire physique, parce que ce dernier est supposé entretenir un rapport représentationnel avec la réalité. À côté d’une critique du représentationnalisme, le remède, ici, consiste notamment à suggérer pourquoi un vocabulaire comme le vocabulaire intentionnel n’a pas besoin de ces relations là – son implémentation pratique, ses relations avec d’autres vocabulaires, suffisent pour définir sa raison d’être et sa force. La possibilité qu’un type de vocabulaire puisse, un jour, ultimement supplanter un autre vocabulaire ne relève pas centralement de ressorts ou de raisons philosophiques ou scientifiques. Pour le dire rapidement, cela relèverait plutôt d’une évolution dans nos formes de vie.

Dans Reconstruction in Philosophy (1925), Dewey situe même l’origine de la naissance de la philosophie dans le conflit croissant entre une culture technique (culture de la matière, mais aussi de la contingence, partagée par les artisans) et une culture de la tradition (culture du passé, culture politique) : la philosophie devient, exemplairement chez Platon, le discours qui fondera et justifiera la culture de la tradition non pas en référence aux habitudes établies ou à la doxa, mais à partir d’une distinction essentialiste et hiérarchisante entre deux types de savoirs : le savoir issu du sensible et du rapport à la matière, et la connaissance des idées. La métaphysique se substitue alors, dit Dewey, à la coutume en tant que source et garante des valeurs sociales et morales48. De même, pour Dewey, le moment moderne de la science et de la culture s’accompagne de l’apparition d’un décalage croissant entre les sciences (et la technique) et la philosophie : cette dernière a maintenu et renforcé un ensemble de dualismes hérités de l’époque pré-moderne, pensant ainsi pouvoir protéger et isoler certaines images ou certains vocabulaires des modèles mécanicistes de la science moderne. Le cogito cartésien en est un bel exemple : la figure du cogito est déjà présente chez Saint-Augustin (De Trinitate, X). Descartes reprend cette figure pour fonder le dualisme des substances, et faire de la pensée un domaine dont l’activité ne peut être déductivement expliquée à partir du mouvement, de la grandeur ou de l’organisation des parties d’étendue49.

L’historicité de la philosophie et de ses problèmes a notamment la conséquence suivante : une description de la genèse culturellement située d’un problème philosophique peut être une partie de la solution (ou de la dissolution) que l’on peut y apporter.

48 On peut également lire, dans Démocratie et éducation : « la pensée philosophique se caractérise par le fait que les incertitudes qu’elle traite se situent dans des conditions et des objectifs sociaux généraux, consistant en un conflit des intérêts organisés et des droits institutionnels. Puisque la seule façon d’arriver à un rajustement harmonieux des tendances opposées est de modifier les dispositions affectives et intellectuelles, la philosophie est, en même temps, la formulation explicite des divers intérêts de la vie et la proposition de points de vue et de méthodes capables d’instaurer un meilleur équilibre de ces intérêts » (1975, pp. 392-393). 49 Voir Steiner (2013b).

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V – TOURNANT PRAGMATISTE EN SCIENCES COGNITIVES, OU TOURNANT COGNITIF DU PRAGMATISME ?

Les travaux de Putnam et de Rorty ont contribué de manière non-négligeable à une redécouverte du pragmatisme en philosophie (philosophie du langage, philosophie de la connaissance, philosophie des sciences…), permettant notamment de redécouvrir, de lire sous un nouvel angle et de prolonger un travail de scholarship sur le pragmatisme jamais complètement disparu. Sur le continent, l’œuvre de Karl-Otto Apel (1975) a pu également jouer un rôle dans la reconsidération du pragmatisme, principalement peircien.

À côté de la philosophie, les sciences cognitives ne semblent pas être le premier champ contemporain de recherches qui a pu être mis en contact avec le pragmatisme. Reconnaître l’existence d’un tournant « pratique » (Turner, 1994) ou d’une galaxie « pragmatique » en sciences sociales (Corcuff, 2007, p. 107), ou d’un tournant « pratique » en science des organisations (Simpson, 2011), n’est-ce pas déjà voir le pragmatisme à l’œuvre dans ces disciplines ? Mais il faut ici distinguer – en termes de traditions, d’auteurs, de méthodes et de finalités – ce qui relève d’un tournant50 pragmatique d’un engagement pragmatiste.

L’un des critères distinctifs d’un moment pragmatiste, à la différence d’un moment pragmatique, se situe peut-être dans le souci d’émanciper l’action de la litanie de dualismes qui accompagnent encore trop souvent les conceptions que nous en avons : sujet/objet, individu/société, mental/physique, fait/valeur, moyens/fins, notamment en faisant justice aux dimensions situées (Dewey), virtuelles et possibles (Peirce), normatives (Peirce, Dewey), expérientielles et processuelles (James, Dewey), sociales (Dewey, Mead), ou instrumentées (Peirce51, Dewey) de l’action – ce qui implique donc, paradoxalement, à chaque fois, qu’il soit nécessaire d’aller au-delà d’une référence à l’action (et à la plupart de ses dérivés) pour penser différemment l’objet d’étude ou le statut de la discipline concernée. À ce stade, comme suggéré plus haut, les exigences anti-dualistes mais aussi anti-essentialistes d’un pragmatisme à la Rorty jouent également un rôle fondamental, ainsi que la conception collective de l’expérience forgée par Dewey et par Mead. Considérer que la référence continue à l’action, aux activités, à ce qui se fait ou peut se faire (ou au point de vue des acteurs, par exemple) peut par exemple devenir le garant de la pertinence explicative de la mobilisation d’un concept ou d’une définition, ou constituer le domaine de mise à l’épreuve de la théorisation, de la description et de l’analyse52, et donc marquer une rupture ou une bifurcation avec des méthodes d’étude ou avec des appareils explicatifs que l’on juge être trop « intellectualistes », « déterministes » ou « logocentrés », ne paraît donc pas suffisant pour constituer un moment pragmatiste53. Rappelons d’ailleurs ici que

50 Sans que l’on sache réellement, du reste, si un tournant correspond à un moment révolutionnaire, de progrès, de transition, de bifurcation, de réforme, ou encore d’innovation conceptuelle ou méthodologique. 51 Voir notamment Innis (2002). 52 Voir par exemple Dodier (1993). 53

Récemment, Boltanski (2006, p. 10) a par exemple précisé que le pragmatisme américain ne figurait pas dans les références directes à partir desquelles la sociologie pragmatique a été conçue. La

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la pragmatique (domaine d’étude de la linguistique) ne se confond aucunement avec le pragmatisme, tout comme une théorie ou un projet pragmatique n’est pas nécessairement identique avec une théorie ou un projet pragmatiste (Steiner, 2008b).

Je souhaiterais maintenant revenir sur une figure intellectuelle évoquée au début de ce texte, et dont le pragmatisme et les rapports ambigus aux sciences cognitives sont malheureusement absents de ce recueil : Hilary Putnam. L’œuvre de Putnam (né en 1926 à Chicago) épouse étroitement les contours et le devenir de la philosophie américaine de ce siècle : élevé dans le giron du positivisme logique (il fut l’étudiant de Reichenbach), Putnam a d’abord travaillé en mathématiques et en logique, en philosophie des sciences, et en philosophie du langage et de l’esprit, en défendant notamment des positions réalistes fortes54. Dès la fin des années 1950, Putnam a proposé des arguments importants contre le béhaviourisme55 et contre les théories de l’identité esprit-cerveau : ces critiques ont crucialement contribué à la possibilité d’une étude de l’esprit relativement autonome par rapport au réductionnisme matérialiste56. Dans une conférence célèbre, « Minds and machines » (1960), Putnam développa les assises théoriques du fonctionnalisme, en étant le premier philosophe à défendre l’idée que l’ordinateur pouvait être le modèle adéquat de la pensée, et donc que les états mentaux pouvaient être des états computationnels, idée dont on connaît l’importance dans l’histoire des sciences cognitives. Peu à peu, Putnam devint pourtant l’un des critiques les plus justes et les plus féroces de la théorie computo-fonctionnaliste de la pensée. On lui doit une série d’arguments dévastateurs contre la thèse selon laquelle la pensée serait fondamentalement une manipulation désincarnée de symboles, et contre la thèse selon laquelle les états mentaux pourraient être identifiés avec des états fonctionnels, si bien que les dimensions intentionnelles de ces états surviendraient intégralement sur leurs propriétés fonctionnelles et compu-tationnelles57. Ces critiques reposaient sur une théorie holistique et normative de l’intentionnalité, et ont pu par exemple se déployer à partir de la désormais célèbre expérience de pensée « Terre-Jumelle »58 et du théorème moins familier pour lequel tout système physique ordinaire peut implémenter tout automate

pragmatique linguistique, la linguistique chomskyenne (et la notion de compétence) et la sociologie des sciences latourienne font partie de ces références directes, le pragmatisme n’étant rencontré que par le truchement de l’interactionnisme symbolique et de l’ethnométhodologie. En continuité avec cette sociologie pragmatique, D. Cefaï et L. Quéré ont récemment bien rappelé les contours de la sociologie pragmatiste, qui incluent une conception transactionnelle et processuelle des relations entre organismes et environnements, et une conception continuiste de l’enquête, qui ne la voit pas seulement à l’œuvre dans les affaires d’ordre intellectuel (Cefaï & Quéré, 2006, 87-90). 54 Pour une introduction accessible, en français, à l’œuvre de Putnam, on recommandera d’une part « Les voies de la raison (entretien avec Ch. Bouchindhomme) », in Putnam (1992a) et d’autre part Tiercelin (2002). 55 Putnam (1957). 56 Voir Putnam (1975), essais 14, 16, 17, 18, 19, 20, 21. 57 Voir Putnam (1988), (1997). 58 H. Putnam, “The Meaning of Meaning”, in Putnam (1975). Trad. fr. (partielle) “La signification de ‘signification’” in D. Fisette et P. Poirier (textes réunis par), Philosophie de l’esprit. Problèmes et perspectives, Paris, Vrin, 2003, pp. 41-83. Voir aussi Putnam (1988), chapitres 2 et 3 et l’essai “Is Semantics Possible?” (1967), repris in Putnam (1975). Voir enfin Pesin & Goldberg (1996).

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fini59, ce qui constitue une reductio ad absurdum du noyau du fonctionnalisme computationnel. Le « réalisme interne » qu’il élabora à partir de 197860 visait à dépasser le réalisme métaphysique classique et le relativisme au moyen notamment de références aux pragmatismes de Peirce, James et Dewey (il est également arrivé à Putnam de nommer cette position « réalisme pragmatique »61). À partir des années 1980, le pragmatisme a ainsi pris progressivement une place importante dans l’œuvre de Putnam (en particulier en philosophie de la connaissance) par le biais d’un travail indissociable d’histoire et de critique de philosophies apparentées à cette tradition, comme celles de Peirce, de James, de Dewey, mais aussi de Wittgenstein62. Les débats qui ont pris place entre Putnam et Rorty dans les années 80 et 90 sont également précieux pour prendre connaissance des diverses options qui se sont offertes au pragmatisme à la fin du XXe siècle63. L’ouvrage The Threefold Cord: Mind, Body and World (1999) est principalement consacré à des questions relevant de la philosophie de la perception. Au nom d’un « réalisme naturel » inspiré d’Austin (mais aussi de Dewey), Putnam y critique les modèles de la perception qui considèrent que la relation entre l’agent percevant et le monde est médiatisée par des interfaces (représentations, sense data, impressions, qualia) constituant ultimement ce qui est perçu ou expériencé par l’agent (le monde n’étant alors que la cause de l’occurrence de ces interfaces)64. On notera enfin les travaux récents de Putnam en éthique65 (défense d’un pluralisme pragmatiste) et en philosophie du judaïsme66.

Il est important de souligner que les critiques émises par Putnam à l’encontre du computo-représentationnalisme et du fonctionnalisme dans les années 70 n’empruntaient pour ainsi dire rien au pragmatisme – et cela même si l’on pouvait par exemple trouver dans la philosophie du langage et de l’esprit de Dewey des ingrédients, voire des arguments, anticipant ces critiques.

À la fin de son article « The meaning of "meaning" » (article dans lequel il proposait l’expérience de pensée de Terre-Jumelle), Putnam écrivait :

« Les erreurs grossières que comportent depuis toujours nos points de vue sur le langage reflètent deux tendances centrales en philosophie : la tendance à traiter de la cognition comme de quelque chose de purement individuel et la tendance à ne pas tenir compte du monde dans la mesure où il est davantage que les "observations" de l’individu. Négliger la division du travail linguistique, c’est négliger la dimension sociale de la cognition ; négliger ce que j’ai appelé l’indexicalité de la plupart des mots, c’est négliger la contribution de l’environnement. La philosophie du langage traditionnelle, comme presque toute la tradition philosophique, a exclu autrui et le monde ; une philosophie et une science du langage

59 Putnam (1988), appendice. 60 Putnam (1978), (1981). 61 Putnam (1987), (1990). 62 Putnam (1992), (1995). 63 Voir par exemple certains des échanges repris dans Cometti (dir.) (1992). 64 Putnam (1999). 65 Putnam (2002), (2004). 66 Putnam (2011).

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supérieures devra les comprendre tous deux » (Putnam, 1975, trad. p. 83).

Ces lignes sont écrites en 1975, dans le cadre d’une discussion philosophique portant sur la signification linguistique (Putnam critique les modèles intensionnalistes et mentalistes de la signification). L’externalisme revendiqué par l’auteur – comme les externalismes de Donnellan et de Kripke, antérieurs à celui de Putnam – a ensuite été étendu pour s’appliquer aux contenus mentaux et, plus récemment, aux véhicules ou supports de la cognition (Clark & Chalmers, 1998). Pour nous qui connaissons la suite de l’histoire et qui considérons encore souvent aujourd’hui le langage comme une partie de la cognition, il peut paraître réducteur de penser – comme le faisait Putnam – que la meilleure manière de souligner les dimensions environne-mentales et les dimensions sociales de la cognition est d’insister sur l’importance de l’indexicalité et de la division du travail linguistique. Mais prenons garde au présentisme. Il convient plutôt positivement de remarquer à quel point le souhait de Putnam exprimé à la fin de l’article a pu être, près de 40 ans après, (imparfaitement) exaucé par certains programmes de recherche cognitifs. Cognition distribuée, cognition située, cognition « 4E» (embodied, embedded, extended, enactive) : à chaque fois, un souci majeur de ces programmes de recherche est de prendre en compte – soit en tant qu’explanans, soit en tant qu’explanandum – les dimensions corporelles, techniques, sociales, vivantes et collectives des processus cognitifs, ce qui permet, en quelque sorte, de donner une chair empirique à l’idée exprimée par Putnam en 1981 : “the mind and the world jointly make up the mind and the world”67. Mais cette situation contemporaine est pour le moins doublement paradoxale eu égard à Putnam, au pragmatisme, et au pragmatisme de Putnam. D’une part, comme nous avons pu le voir, cette conjoncture résulte de critiques de théories classiques et d’un intérêt croissant pour des dimensions jusque-là négligées de la cognition, et Putnam a été l’un des premiers à proposer ces critiques et ce besoin d’un élargissement de la cognition (et des sciences de la cognition), sans pour autant se réclamer d’un pragmatisme qu’il découvrira plus tard. Voire peut-être trop tard. En effet, et c’est là le deuxième paradoxe : c’est aujourd’hui, au moment où les sciences cognitives sont entrées dans une phase de débats fondationnels dont l’issue incertaine pourrait prendre la forme d’un tournant « pragmatiste » que Putnam (1997) exprime des doutes fondamentaux sur la possibilité même du projet des sciences cognitives68. Comme si, au fond, l’abandon critique d’une théorie dominante et de son naturalisme, de son internalisme et de son représentationnalisme (à partir de critiques anticipées 67 Putnam (1981), p. ix. 68 Rorty, lui, comme à l’accoutumé, se veut plus ironique, en relativisant de manière bienvenue l’importance des sciences cognitives (2004) dans le projet scientifique d’une compréhension de l’esprit. Dans un article récent intitulé « How analytic philosophy has failed cognitive science », Brandom (2010) exprime une position également plus nuancée : la philosophique analytique classique (qui n’est pas pragmatiste) aurait raté l’occasion de jouer le rôle critique d’une philosophie dans l’entreprise cognitive, étant donné qu’elle n’a pas voulu ou pu importer dans cette entreprise les leçons de Frege ou de Sellars concernant les conditions exigeantes de l’usage de concepts et, plus généralement, des distinctions entre plusieurs niveaux de conceptualité (de la classification à l’usage propositionnel). Il n’est pas sûr que, pour Brandom, le salut passe sur ce point par l’introduction du pragmatisme en sciences cognitives.

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par le pragmatisme) signait l’abandon du projet général des sciences cognitives. Contre ce raccourci fallacieux, un pragmatisme qu’il est alors urgent de (re)développer aujourd’hui ne doit pas seulement (voire d’abord) prendre la forme d’une philosophie de la cognition : il doit également être une philosophie de la recherche cognitive, accompagnant l’élaboration et la discussion – dans un esprit faillibiliste et anti-fondationnaliste – de nouvelles questions, de nouveaux enjeux, et de nouvelles cultures disciplinaires.

VI – PRÉSENTATION DES TEXTES Je souhaiterais à présent conclure, en introduisant les textes qui composent

ce recueil. Après avoir évoqué quelques raisons historiques permettant d’expliquer

l’éclipse subie par le pragmatisme en sciences cognitives, Richard Shusterman suggère dans son texte « Affective Cognition : from Pragmatism to Somaesthetics », que le pragmatisme classique peut avant tout être mobilisé pour compléter la définition quaternaire de la cognition comme enchâssée, incarnée, énactive et étendue, en y ajoutant des dimensions affectives et esthétiques. Cela passe évidemment par un travail de reconceptualisation de ces dimensions, travail que l’on peut déjà retrouver chez les pragmatistes classiques, et qui appelle également des innovations méthodologiques présentes dans le programme de somaesthétique développé par l’auteur.

Dans son article « Pragmatisme cognitif et énactivisme », Jean-Michel Roy aborde centralement la question des conditions à partir desquelles il est possible, de fait et/ou de droit, de parler aujourd’hui d’un pragmatisme cognitif en sciences cognitives. Afin de répondre précisément à cette question, l’auteur se concentre sur le cas des théories de la perception, et en particulier sur l’énactivisme revendiqué d’Alva Noë, qui accorde en effet un rôle central à l’action dans la définition et l’explication de la perception. Le lecteur trouvera donc notamment dans ce texte une lecture serrée et singulière d’une variante de la thèse de la centralité de l’action évoquée plus haut, et des exigences qu’impose sa défense lorsque l’on s’intéresse à la perception ou lorsque l’on se réclame d’un pragmatisme cognitif69.

Louis Quéré, dans son texte « Le naturalisme social de Dewey et de Mead », illustre combien le pragmatisme permet de dépasser le débat stérile entre naturalisme et anti-naturalisme. Bien souvent, les deux parties raisonnent 69 L’auteur évoque, à la fin de son texte, une distinction que j’avais commencé à élaborer en 2008 entre tournant pragmatique et tournant pragmatiste, et propose d’autres critères pour définir cette distinction. Un tournant pragmatique consisterait à donner à l’action une place centrale dans l’analyse de la cognition : toute théorie de la cognition doit inclure une théorie de l’action ; l’action deviendrait un explanandum central. Dans le tournant pragmatiste, plus large, l’action deviendrait un explanans fondamental. Dans les deux cas, une référence au pragmatisme ne serait pas nécessaire ; ce qui ne signifie nullement que ces tournants seraient « faciles » ou « évidents » (cf.l’analyse faite par J.-M. Roy du possible « pragmatisme cognitif » de Noë). La distinction faite par l’auteur et relative (me semble-t-il) au statut de l’action comme explanans ou comme explanandum est importante ; je m’interroge cependant – et m’interrogeais déjà à l’époque – sur la nécessité de parler ici de pragmatisme lorsque l’on rencontre des conceptions « motrices » ou « intentionnalistes » de l’action, qui définissent rarement cette dernière (en tant qu’explanans ou en tant qu’explanandum) en relation avec la conduite, la situation, ou la culture.

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à partir d’un concept extrêmement pauvre de « nature », et ne parviennent pas à envisager l’existence d’autres possibilités permettant de penser la continuité qui existe entre phénomènes biologiques, phénomènes cognitifs et phénomènes sociaux, sans adopter un fondationnalisme réductionniste ou une perspective monocausaliste. C’est à partir des philosophies de l’esprit (et donc la culture et de la société) de Dewey et de Mead (qu’il différencie sur certains points) que l’auteur dégage ainsi les éléments d’un naturalisme social, qu’il met simultanément en dialogue critique avec des revendications « naturalistes » contemporaines dans le champ de la cognition sociale.

L’article d’Alain Muller « Pratiques et compétences en éducation : quelques apports possibles et actuels du pragmatisme » expose le potentiel et les usages concrets, en sciences de l’éducation, de ce que l’auteur appelle une « attitude pragmatiste ». Cette attitude est ici décrite et comparée aux approches classiques lorsqu’elle prend pour objet de description les pratiques d’enseignement et les compétences des travailleurs ou des apprenants. Ce texte nous permet notamment, si je puis parler ainsi, de prendre concrètement la mesure des défis descriptifs, méthodologiques et explicatifs que doit naturellement rencontrer le chercheur pragmatiste qui souhaite accorder une centralité à l’action ou à la pratique dans un champ d’étude particulier.

Dans leur « Neuropragmatism and the Culture of Inquiry: Moving beyond Creeping Cartesianism », Tibor Solymosi et John Shook partent du constat que, contrairement aux apparences, il n’y a pas trop de pragmatisme dans le champ des études cognitives contemporaines : il n’y en a plutôt pas assez. En témoigne notamment l’usage encore important et non questionné du concept d’information pour qualifier ou décrire un grand nombre de fonctions cognitives, et plus généralement la conservation de nombreux réflexes cartésiens (internalisme, dualisme esprit-monde, mystère de la conscience,…). Les auteurs critiquent le maintien de ces réflexes et de ce vocabulaire (notamment chez Daniel Kahneman), en précisant l’appareil conceptuel et les buts nouveaux de leur neuropragmatisme en sciences cognitives, buts qui incluent notamment la prise en compte – à leur juste mesure – des dimensions socio-culturelles de l’expérience cognitive.

Le texte de Stéphane Madelrieux « Conceptions psychologiques et résultats pratiques » aborde à nouveaux frais la question des rapports entre la psychologie de James et son pragmatisme : l’auteur, en se concentrant, sur la période antérieure aux premiers écrits de James sur le pragmatisme, parvient à rendre compte de la continuité entre le travail multiforme de James en psychologie et son pragmatisme. Le texte révèle bien que cette question n’est pas seulement une question de scholarship : ses enjeux rejoignent des préoccupations toujours actuelles sur l’origine du pragmatisme, sur les spécificités du travail de James par rapport à ceux de Peirce et de Dewey, et sur le statut de la psychologie comme science et comme pratique.

Le titre de l’article de Benoit Gaultier – « Le pragmatisme et les concepts de la perception : l’iconicité en action » – signifie clairement la double perspective adoptée par son auteur : reposer clairement la question difficile des rapports entre les concepts et la perception chez Peirce, notamment dans l’imagination, et travailler cette question en l’intégrant activement dans les débats contemporains consacrés aux formats des concepts dans la perception et

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dans l’imagination. L’auteur parvient ainsi à faire valoir l’originalité et la fécondité de Peirce dans ces débats actuels concernant les modalités (ou l’éventuelle amodalité) de la conceptualité, tout en reconsidérant les thèses peirciennes à la lumière d’objections contemporaines. Le jalon de Simone Morgagni complexifie davantage l’entreprise développée par Gaultier, en suggérant qu’une saisie davantage interdisciplinaire de la question de l’iconicité permettrait l’éclosion de nouvelles approches faisant radicalement droit au caractère sémiotique de la perception et de l’imagination, ou permettrait du moins leur émancipation par rapport à la tradition cognitiviste.

Jean-Pierre Cometti, dans son texte « Y a-t-il un problème de l’esthétique ? Esthétique, arts et cognition », propose une analyse pragmatiste de débats actuels consacrés à la possible naturalisation des propriétés et de l’expérience esthétiques. L’auteur dégage les nombreux dualismes et les présupposés essentialistes et fondationnalistes qui sont souvent partagés par les deux parties : tout comme les approches classiques qui proclament l’irréductibilité de principe d’un reste – ineffable, phénoménal,… – essentiel à l’expérience esthétique, les thuriféraires d’une « naturalisation de l’esthétique » par l’intermédiaire de certaines sciences cognitives tiennent pour acquis que l’art constitue un domaine séparable de nos usages et de nos pratiques, et plus généralement de nos formes de vie. Dans cette perspective pragmatiste, ce « problème de l’esthétique » serait dès lors tout aussi artificiel que les fameux « problème corps-esprit » ou « problème de la conscience ».

Le « Representation and Radical Empiricism » de Teed Rockwell se base sur des ressources pragmatistes pour critiquer les rejets radicaux et contemporains du représentationnalisme cognitif, et en particulier la stratégie anti-représentationnaliste récente d’Anthony Chemero (stratégie qui, elle, ne doit rien au pragmatisme). L’auteur défend ainsi une forme modérée de représentationnalisme cognitif, pour laquelle les représentations cognitives sont de format analogique, et non pas digital ou symbolique. L’interprétation qu’il propose de la théorie deweyienne de l’enquête l’amène à décrire les circonstances pratiques à partir desquelles une description représentationnaliste d’une activité cognitive apparaît légitime.

Les textes de Louis Quéré et de Tibor Solymosi & John Shook présup-posent et/ou développent clairement une posture non-représentationnaliste sur les phénomènes cognitifs à partir du pragmatisme. Le texte de Teed Rockwell se réclame lui du pragmatisme pour nuancer les critiques contemporaines du représentationnalisme cognitif. Le propos de Benoit Gaultier, dans son texte sur les rapports entre concepts et perception chez Peirce, me semble également solidaire d’une forme de représentationnalisme cognitif. Il était donc inévitable que des jalons abordent cette question : pas moins de trois jalons (Stewart, Winters & Swan, Martin & Chemero) portent ainsi sur le texte de Rockwell et de sa défense d’une forme particulière du représentationnalisme cognitif en relation avec le pragmatisme. Le jalon de John Stewart repose clairement le problème, en relation avec les exigences d’un paradigme énactif de la cognition : minimalement, les usages divergents du pragmatisme en sciences cognitives nous permettent de constater que la question du représentationnalisme constitue encore à bien des égards une question fondationnelle centrale en sciences cognitives, en particulier à une époque

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marquée par la diversité revendiquée des programmes de recherche (comme le remarque également Simone Morgagni dans son jalon consacré au texte de Gaultier). Jonathan Martin et Anthony Chemero répondent au représen-tationnalisme de Rockwell de deux manières : en suggérant que les critiques émises par ce dernier à l’encontre de l’anti-représentationnalisme de Chemero reposent sur certaines confusions conceptuelles et/ou textuelles, et en exemplifiant, au moyen d’études empiriques, comment il est pratiquement possible de produire des explications de phénomènes cognitifs sans faire l’hypothèse de l’existence de représentations mentales – qu’elles soient de format digital ou de format analogique. Andrew Winters et Liz Swan, quant à eux, reviennent de manière critique mais également constructive sur le statut des représentations analogiques dans le texte de Rockwell, sur la manière dont l’enquête peut s’accompagner de discontinuités, et sur les relations entre l’argument de Rockwell et certains résultats produits dans les neurosciences.

Le jalon de Yu Zhenhua ne s’élabore pas par rapport à un texte en particulier, mais par rapport au projet général de ce numéro d’Intellectica. Le texte de l’auteur enrichit de manière bienvenue les perspectives diverses adoptées par les auteurs, en présentant dans ses grandes lignes un programme de recherches déjà bien entamé et consacré à la nature pragmatique de la connaissance. Cette recherche actuelle emprunte ses sources à Michael Polanyi, au pragmatisme scandinave, et à Rorty (et ses critiques, comme Charles Taylor et Barry Allen).

Modalités de naturalisation et/ou de socialisation de la cognition, débats méthodologiques en sciences de l’éducation, en psychologie et en sciences sociales, représentationnalisme cognitif vs.anti-représentationnalisme, modes de définition et/ou d’explication des dimensions pragmatiques, conceptuelles, affectives et esthétiques de l’expérience et de la cognition… : la liste des points de recoupement topiques (et pas doctrinaux) entre les articles qui composent ce numéro est longue. J’espère avoir montré, dans cette introduction, que la pluralité des perspectives épousées par les auteurs pour aborder ces questions (et pas seulement elles, évidemment) n’est aucunement hasardeuse ou opportuniste, mais reflète plutôt avec vigueur les histoires et les devenirs possibles des pragmatismes.

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