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Pour ne pas - Numilog

Jun 23, 2022

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Pour ne pas vous oublier

Prêtre en Afrique du Sud

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DANS LA MÊME COLLECTION

L'Ânesse de Balaam (Joseph Bouchaud et Frédy Kunz). Les Cabanes du Bon Dieu (Gilbert Le Mouël), 8e édition revue

et augmentée, 1988. Dieu dans le métro (Gilbert Le Mouël), 13e édition, revue et

augmentée, 1987. La Côte d'Adam (Gilbert Le Mouël), 3e édition, revue et

modifiée, 1988. Mon Dieu et moi (Gilbert Le Mouël), 2e édition revue et

augmentée, 1990. Chiffonnière avec les chiffonniers (Sœur Emmanuelle), édi-

tion revue et augmentée. Les Chemins du temps (Magda Hollander Lafon). Compagnons d'imprudence (Joseph Bouchaud). Vers la vraie vie (Gilbert Desnoyers). Sophie, ma fille, ou le combat pour la vie d'une enfant

handicapée (Chantal Jolly). Dieu m'aime comme ça (Louis Lochet). Désirer le désir (Marie-Abdon Santaner). Aveugle, je veux voir ! (Pierre le Clerc). Si l'oiseau reprenait son vol (Anne Déas). L'Évangile de la « Fosse à cochons » (Joseph Bouchaud). Soleil de justice, passions en Amérique latine (Arlette Welty-

Domont, Alain Dutertre). Benjamin, la nuit du matin (A.G.A. Cantenot). Au Chili, l'espoir quand même (J. Lancelot). La Sève de la vie (Hubert Dupin). Génération sans frontières (M.E.J.). Albert Decourtray, un évêque au fil des jours (Bruno Barril.

lot). En désespoir de justice (Françoise Weber) Au service de la Mission : Robert Frossard (Luc Perrin) Fredy Kunz, Alfredhinho et le peuple des souffrants (Michel Bavarel Leur silence est parole. La mémoire d'un prêtre ouvrier

(Jean Risse) Tous droits réservés

© Les Éditions Ouvrières, Paris, 1991 Imprimé en France Printed in France

ISBN 2-7082-2918-4

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Jean-Marie DUMORTIER

POUR NE PAS VOUS OUBLIER Prêtre en Afrique du Sud

Préface de Marcel RlVALLAIN

collection « À pleine vie »

LES ÉDITIONS OUVRIÈRES 12, avenue de la Sœur-Rosalie

75621 PARIS CEDEX 13

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« RE BATHO KA BA BANGWE » « Ce sont les autres qui nous font hommes »

(Proverbe Tswana)

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Préface Février 1991. La télévision française propose le re-

portage réalisé par une jeune journaliste sur la ségrégation de l'habitat en Afrique du Sud. Après quel- ques images sur l'expulsion de familles indiennes et la destruction de leurs maisons situées en zone « blanche », après l'interview d'une chanteuse noire qui a réussi à résider dans un quartier réservé aux blancs, nous voici rendus à Oukasie et mon attention est aler- tée. Oukasie ! depuis quelques semaines j'ai l'impression de connaître cette « location » par le livre de Jean-Marie Dumortier qui me parvient chapitre après chapitre.

Et voici que ce que j'ai lu se matérialise par l'image. Travelling sur les petites maisons, les baraques de Ou- kasie aux rues non goudronnées, sans électricité, avec sa dizaine de points d'eau pour quinze mille habitants. Un mouvement de caméra nous fait découvrir là, juste à côté, à travers les arbres, les premières maisons de la ville de Brits. Images banales, à première vue. Nous sommes habitués à ces bidonvilles qui jouxtent les villes du tiers monde. Mais ici la ségrégation que secrète la juxtaposition de la misère et de la richesse se double d'une autre : à Oukasie, on est noir, à Brits, on est blanc ! Oukasie... Brits... Vous les retrouverez tout au long de ce livre. Son auteur, Jean-Marie Dumoriter, est un homme du Nord. Prêtre, il a été aumônier de la JOC à Roubaix et aumônier national de ce mouvement. Voici douze ans qu'il est parti en Afrique du Sud pour se

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mettre au service de la jeunesse ouvrière de ce pays si particulier : celui de l'apartheid.

Trop souvent oubliée par l'opinion publique en Eu- rope, l'Afrique du Sud est apparue de temps en temps sur le devant de la scène à l'occasion d'un boycott de produits en provenance de ce pays ou des banques qui y investissent, à l'occasion d'une tournée de joueurs de rugby, d'un match de tennis. Dans le cœur de beaucoup est inscrit le nom du prix Nobel de la Paix, l'évêque Desmond Tutu. Depuis quelques années, les premiers pas faits par le Président De Klerk semblent s'accélérer avec la libération de Nelson Mandela, le combattant pour la liberté, et avec l'engagement du Président de supprimer le « grand apartheid ». Mais l'avenir reste incertain.

Ce livre est un extraordinaire témoignage sur l'Afri- que du Sud, un témoignage au quotidien. Vivre au pays de l'apartheid nous apparaît d'abord comme une insécu- rité permanente à gérer, à négocier instant après instant, face à une avalanche de réglementations et d'interdits.

Ceux qui se sont tenus au courant de la situation de ce pays et de son évolution, ceux qui ont lu les romans d'André Brink ou de Breyton Breytenbach retrouveront ici ce que c'est que vivre — ou survivre — au quotidien, en Afrique du Sud. C'est à la fois la vie d'un quartier, d'un peuple, avec ses joies et ses douleurs, ses paroles et ses silences, et la vie d'une jeunesse ouvrière, souvent sans travail ni avenir, mais qui, avec la JOC, relève la tête, se prend en main, se met debout.

Deux éclairages ont retenu mon attention. Tout d'a- bord, l'apartheid est, bien sûr, une législation qui s'impose de l'extérieur, au besoin par la violence. Mais c'est aussi une perversion de l'esprit. C'est dans les consciences que veut s'infiltrer la justification d'une sé- grégation qui se traduit dans un vocabulaire parfois surréaliste qui camoufle l'expulsion et la déportation de

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toute une population sous le néologisme de « dépro- grammation ». On ne vout met pas à la porte, mais vous n'avez plus votre place dans le « programme » !

Le deuxième aspect que je voudrais relever, c'est l'humour : l'humour de l'auteur mais aussi celui de son peuple. Entendons-nous bien ! Ce livre nous parle de misère, d'injustice, de prison, de torture et de mort. Mais nous découvrons que, si souvent la violence seule répond à la violence, le combat est parfois celui de l'hu- mour, un humour ravageur qui démonte l'adversaire, qui le fait vaciller, qui détruit sa superbe en le ridiculi- sant. Face à la bêtise le rire est toujours dangereux.

Et ceci me renvoie à un souvenir personnel. Voici quelques années, j'accueillais en Bretagne, à la de- mande de Jean-Marie Dumortier, un jeune pasteur noir d'Afrique du Sud. Visitant avec lui la région, je m'éton- nais de son acharnement à collectionner les cartes postales de toits de chaume, de chapelles et de menhirs. Comme je lui en faisais la remarque il me répondit : « A l'école, là-bas, on m'a toujours appris que la Révolution française avait détruit toutes les églises. Ici je les vois ! On m'a dit que nous, les noirs, nous étions vraiment des sauvages pour habiter des cases au toit de paille et pour dresser de grandes pierres au milieu de nos villages. Ici je vois des maisons au toit de chaume et ce sont des maisons de riches. Auprès de vos menhirs et de vos dolmens je vois des panneaux qui indiquent que ce sont des monuments historiques placés sous la protection de l'État. Alors j'emporte ces cartes postales. Avec ça je vais combattre l'apartheid ! »

Le lecteur qui ouvre ce livre se laissera emporter par la vie qui foisonne dans un monde de mort, par l'espérance victorieuse de tant de désespoirs, par la foi de communautés chrétiennes qui nous redisent l'Évan- gile, une Bonne Nouvelle de vie, d'espoir et de liberté.

Marc RIVALLAIN

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RESTE BIEN Il fait nuit. Tout le monde est rentré chez soi. Je suis

descendu fermer la grille du jardin de l'église. Tout est calme dans la location. Une femme passe de l'autre côté du chemin qui nous sert de rue. Elle me fait : « Bonsoir Père ». Trop occupé à essayer d'enfiler la clé dans le cadenas qui pendouille au bout de sa chaîne, je ne relève même pas la tête et je réponds : « Bonsoir madame ». Comme toujours il y a un moment de silence avant que ne vienne la seconde partie de la salutation tradition- nelle. La femme poursuit sa route lentement, s'arrête, s'assied dans l'herbe de l'autre côté de la rue. Comme machinalement elle demande : « Comment ça va Père ? » Elle a employé cette curieuse formule qui en langue Tswana signifie textuellement : « Où es-tu Père ? » Comme en jouant sur les mots je dis : « Je suis ici » (Ça va...)... « Et toi où es-tu ? » ... « Je suis ici » ...

Maintenant je me suis redressé. Le cadenas a enfin accepté de nouer la chaîne. Je la regarde, assise au coin de la rue. Qu'est-ce qui lui arrive, qu'est-ce qu'elle fait là ? Elle a la tête posée sur ses genoux, je ne vois pas son visage. De toute façon ce n'est pas le pauvre éclairage de la rue qui me permettrait de distinguer ses traits. Je demande : « C'est qui ? Je ne te vois pas là-bas dans le noir ». Elle n'a pas bougé. J'entends un « Oh... » comme un reproche, puis : « C'est moi Père, c'est ton enfant ». J'attends un peu, puis à mon tour je fais « Oh... c'est toi mon enfant ? Bonsoir mon enfant ». Elle sait que je ne

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l'ai pas reconnue. Je devine qu'elle sourit tout là-bas dans l'ombre. Je lui demande : « Qu'est-ce qu'il y a mon enfant ? Tu as besoin de quelque chose ? » Elle me dit « Non, ce n'est rien, tout va bien ». De nouveau un mo- ment de silence et je conclus, selon l'usage : « Bon, c'est bien, pars bien mon enfant »... « Merci Père, reste bien ».

Il y a bientôt six ans que je vis dans cette petite location de Mothotlung située dans le Nord Transvaal à quelques cinquante kilomètres de Pretoria et quinze kilomètres de Brits. J'étais arrivé en Afrique du Sud quatre ans plus tôt. L'Église d'Afrique du Sud m'avait demandé de venir renforcer le clergé local et de travail- ler quelque temps dans le diocèse de Pretoria pour aider en particulier au développement de la « Jeunesse Ou- vrière Chrétienne » (JOC) parmi les jeunes travailleurs de la région.

Je suis originaire du diocèse de Lille. Au moment de mon départ pour l'Afrique du Sud j'avais déjà une lon- gue expérience d'aumônier de JOC en France. Je me suis laissé tenter. J'avais quarante-deux ans. Un peu tard pour me lancer dans une telle aventure. Mais je me disais : « Bon, je vais rester cinq ans. Ce sera assez pour réaliser quelque chose et ça me permettra ensuite de reprendre du service au pays. » C'était aussi une ma- nière de tirer profit de mon état de célibataire. Non pas que je croie que le célibat ecclésiastique prédispose à des engagements héroïques : ce que je vois en Afrique du Sud me montre assez que le clergé catholique n'est pas plus que les autres aux avant-postes de la lutte anti- apartheid. Mais j'avais acquis le sentiment, au fur et à mesure que les liens à la famille de mon enfance se distendaient, que la vie m'avait laissé pour ainsi dire sans domicile fixe ; sans autres attaches que mes enga- gements successifs au sein de communautés forcément mouvantes. Après tout c'était avec les jeunes travail- leurs de la JOC que je m'étais toujours senti le plus chez moi. Alors, pourquoi pas avec ceux de l'Afrique du Sud ?

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Durant les quatre premières années j'ai été l'hôte de communautés religieuses missionnaires qui, en plus de leur accueil fraternel, m'ont aidé à m'insérer dans la pastorale locale. N'appartenant pas à une communauté religieuse, je rêvais d'une habitation parmi les gens. Rêve insensé en Afrique du Sud où les blancs ne sont pas autorisés à résider dans les locations noires. C'est alors que l'un des pères italiens avec qui je logeais et travaillais me proposa Mothotlung : « Tu peux y aller, il y a un logement possible, des sœurs tout à côté. Ce n'est pas une paroisse trop lourde, cela te laissera du temps pour la JOC. C'est dans un « homeland », il n'y a pas de restriction de résidence. »

Mothotlung ? Oui je connaissais. Il y avait un petit groupe de JOC qui se réunissait là. Et puis je connais- sais un certain nombre de travailleurs qui en étaient originaires. Je les avais rencontrés à l'occasion des conflits qui avaient marqué la naissance du syndicat à Brits. Mothotlung ? Bien sûr c'était un peu perdu. En fait cela avait été la première tentative de déplacement de l'ancienne location de Brits. On avait pris une partie des gens qui vivaient dans la banlieue immédiate de la ville blanche. On les avait réinstallés à une quinzaine de kilomètres de là, au milieu de nulle part : c'est Mothot- lung. Plus tard le gouvernement avait tracé une « frontière » autour de la location et des villages envi- ronnants et les avait insérés dans l'État libre du Bophuthatswana ce qui du même coup enlevait à ses résidents toute prétention à obtenir un jour la citoyen- neté sud-africaine.

C'est la politique du Grand Apartheid : le projet insensé de rassembler tous les noirs, par ethnies, dans des poches territoriales indépendantes afin d'en faire des étrangers dans leur propre pays. « Les noirs ne résideront en territoire européen qu'à titre temporaire pour la période durant laquelle ils offriront leur force de travail. Dès qu'ils deviendront, pour une raison ou pour

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une autre, inaptes au travail ou en surnombre sur le marché du travail, ils devront retourner dans leur "pays d'origine" ou dans le territoire national qui a été accordé à leur ethnie. » (Circulaire gouvernementale N°25, 1967)

Dès 1913, lorsque le pays était encore sous domina- tion britannique, le « land Act » avait dessiné le contour de ces « territoires nationaux », de ces réserves aussi appelées Bantoustans ou homelands : le gouvernement de l'apartheid n'a jamais été à court de vocabulaire pour habiller sa politique. Il a souvent changé les mots rare- ment les réalités qu'ils recouvraient. Le Land Act de 1913, à peine retouché de nos jours, accordait environ 13 % du territoire national aux populations africaines représentant environ 80 % de la population d'Afrique du Sud. Le reste allait aux blancs. C'est sur cette base que le gouvernement nationaliste afrikaner a pu édifier sa politique de Grand Apartheid, rebaptisée plus tard poli- tique de « développement séparé ». Ainsi Mothotlung s'est-il trouvé en 1977, par la grâce du gouvernement sud-africain, incorporé en République indépendante du Bophuthatswana : réservoir de main-d'œuvre « immi- grée » pour les villes de Brits et Pretoria.

Pourquoi à l'époque l'État n'a-t-il pas déplacé immé- diatement tous les habitants de la location de Brits vers Mothotlung ? Manque de crédits ? Hésitations sur la politique à suivre ? Peur de réactions violentes de la part de la population ? ou simplement tranquille assu- rance d'un gouvernement qui n'envisageait même pas qu'à l'avenir les résidents de la vieille location pour- raient s'organiser et résister ? Je ne sais pas. Toujours est-il qu'aujourd'hui Mothotlung ne compte guère plus de deux mille maisons. Maisons toutes semblables à celles des autres locations d'Afrique du Sud : un rectan- gle fait de quatre pièces de quatre mètres sur trois, un WC coincé entre la cuisine et la chambre à coucher. Une couverture en tôle ondulée. Pas de plafond, pas de plâtre

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aux murs. Les gens les appellent : les maisons « boîte d'allumettes ». Toutes alignées au cordeau avec un bout de terrain autour, comme un immense camp d'héberge- ment.

Pas de routes goudronnées, pas de trottoirs, des égouts sans cesse engorgés ou défoncés. Misérable en hiver, durant la saison sèche, lorsque le vent ou les bus soulèvent en nuage une poussière qui s'abat partout et décourage les ménagères. Affreux en été lorsque les pluies de la nuit transforment les rues en bourbier dans lequel au petit matin pataugent les travailleurs. Les chaussures enfilées dans des sacs de plastique, la tête rentrée dans les épaules sous l'orage qui gronde ils at- tendent les bus qui les emmèneront « offrir leur force de travail en territoire européen ». Ils vont à Brits, Preto- ria, voire Johannesbourg. Ils travaillent chez Firestone, BMW, Boesh, Nissan, Siemens... ou « dans les cui- sines », comme employés de maison dans les villas des blancs. Le soir quand ils rentreront après leur journée de neuf heures et les transports, il fera nuit. Seuls ceux qui en ont les moyens ont pu se faire installer l'électrici- té à leurs frais. Il n'y a pas de bureau de poste. Pas de médecin à demeure. L'hôpital, pour noirs faut-il le dire, est à vingt-cinq kilomètres. Les rares téléphones fonc- tionnent selon l'humeur de la standardiste. Et bien sûr, en dehors des épiceries de premières nécessités, pas de magasins : l'argent retournera là-bas, en ville blanche.

J'ai été voir le logement dans l'Église : une grande pièce de quatre mètres sur six, bâtie à l'étage de la sacristie, flanquée d'un WC avec douche : le confort. Je suis allé saluer les deux sœurs africaines logeant dans la « maison-boîte-d'allumettes » voisine. Le rire sonore de la « mère supérieure » m'a convaincu : oui, je reste.

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NI POLITICIEN NI CURÉ

Il n'a pas fallu longtemps pour que « ils » se mani- festent, trois mois peut-être après mon arrivée en Afrique du Sud, guère plus. Pourtant je m'en souviens comme si c'était d'hier. J'étais accompagné de Sam, le permanent jociste de Johannesbourg qui avait accepté de nous guider dans nos premiers pas, et Tlhokoza, un jeune de Oukasie, la vieille location noire de la ville de Brits dont on entendra souvent parler dans ce livre. Il s'agissait d'aller rendre visite à un copain de Tlhokoza qui habitait à une vingtaine de kilomètres de là, dans la vaste location de Ga Rankuwa située en territoire du Bophuthatswana. Tlhokoza lui avait parlé de la JOC et ce jeune s'était montré intéressé. Je ne l'ai pas vu assez longtemps pour me souvenir de son visage, mais curieu- sement son prénom m'est resté gravé dans la mémoire : Philémon.

Que s'est-il passé au juste, je ne sais pas. J'étais trop neuf dans le pays pour flairer quoi que ce soit d'insolite ou même pour comprendre vraiment la situation où je me trouvais plongé. À peine nous étions-nous assis avec un petit groupe de jeunes dans la maison de Philémon que deux messieurs en costume gris ont fait leur appari- tion dans la salle où nous nous tenions. L'un d'eux s'est placé à la porte la main bien en évidence sur la poche-re- volver de son pantalon, l'autre s'est positionné dans notre dos : « Pardon messieurs, vos papiers ». Je me

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souviens avoir été tellement interloqué que j'ai deman- dé à Tlhokoza, comme pour nier l'évidence : « Qu'est-ce que c'est ?... » Dans un souffle il m'avait répondu : « SB » (Special Branch, Renseignements Généraux). J'avais dans mon sac toute la paperasserie de la JOC : un fasci- cule de schémas de réunions sur les problèmes d'hygiène et de sécurité, quelques documents explicatifs sur le rôle du mouvement. J'avais gardé par malchance quelques tracts que quelqu'un m'avait passés à Johan- nesbourg et qui appellaient à un boycott de soutien en faveur des grévistes des abattoirs de la région du Cap. C'était plus qu'il n'en fallait pour être repéré comme un dangereux agitateur. D'autant plus que la JOC sortait tout juste d'un procès spectaculaire qui avait suivi l'ar- restation d'une trentaine de ses dirigeants en 1978. Tlhokoza, Sam et moi avons passé le reste de la journée à nous faire cuisiner dans les locaux de la police. Per- sonne d'entre nous n'en menait large. Je me demandais comment Tlhokoza allait accuser le coup. Il a continué comme si de rien n'était.

Nous nous étions rencontrés aux tout débuts de mon arrivée en Afrique du Sud. J'avais été invité à célébrer la messe paroissiale à Oukasie en l'absence du curé en congé. Tlhokoza m'a rappelé il n'y a pas bien longtemps que, commentant le texte de la « pêche miraculeuse » proposé par la liturgie du jour, j'avais évoqué les mil- liers de travailleurs se rendant chaque jour dans la récente zone industrielle de Brits. J'avais encouragé la communauté paroissiale à regarder au-delà des pro- blèmes internes de la paroisse et à se risquer « en haute mer », comme le dit le texte de l'Évangile. J'avais aussi rapidement présenté la JOC me souvenant que ce texte que je commentais avait autrefois inspiré la première génération de Jocistes français, comme l'a si bien im- mortalisé Maxence Van Der Meerch dans son livre Pêcheurs d'hommes.

Tlhokoza était venu me voir à la sortie. On s'était mis d'accord pour organiser une première rencontre

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avec des jeunes travailleurs qu'il devait inviter. On avait décidé d'utiliser ce fascicule sur les conditions d'hygiène et de sécurité qui, quelques semaines plus tard, devait tant intriguer les Renseignements Géné- raux de Ga Rankuwa. On avait cru bon de mettre Sam, le permanent de la JOC de Johannesbourg, dans le coup pour nous aider à diriger les débats.

Il n'est jamais arrivé. On l'attendait dans une petite salle adossée au presbytère de la paroisse qui allait devenir le quartier général des activités jocistes et syn- dicales de Oukasie pour des années. Tlhokoza avait bien fait les choses. Une quinzaine de personnes se pres- saient autour de la table. Après quelques hésitations on a décidé de se risquer comme on le pouvait dans notre programme. Les filets étaient jetés.

Je parlerai beaucoup de la JOC dans ce livre. Ce n'est pas que je veuille entreprendre une campagne de propagande en faveur de ce mouvement auquel j'ai consacré tant d'années de ma vie. Je sais qu'il y a bien d'autres organisations qui œuvrent très efficacement pour la cause de la libération des opprimés. Simplement cela a été pour moi le chemin sur lequel j'ai pu ren- contrer la plupart des gens auxquels je me suis lié en Afrique du Sud. Pour ceux qui ne sont pas familiers du mouvement je pense qu'il est utile à ce point de notre histoire de donner une courte explication qui les éclaire- ra pour la suite du récit. La « Jeunesse Ouvrière Chrétienne » a été fondée en 1925 en Belgique par un prêtre préoccupé par le sort des Jeunes Travailleurs de la banlieue bruxelloise où il exerçait son ministère : le père Joseph Cardijn, promu à la fin de sa vie Cardinal par le Pape Paul VI en reconnaissance des services qu'il avait rendus à l'Église et aux travailleurs. La JOC consiste essentiellement en des petits groupes de jeunes de familles ouvrières qui se rencontrent régulièrement pour partager leurs conditions de vie, au travail, dans le quartier ou à l'école. A partir de leurs expériences quoti-

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diennes ils essayent de comprendre les causes et consé- quences des situations auxquelles ils sont confrontés et élaborent ainsi progressivement une analyse de la socié- té dans laquelle ils vivent. Ils comparent leur expérience au message et aux appels de l'Évangile. Ils s'efforcent d'entreprendre à leur niveau les actions qui orienteront cette société vers la perspective du royaume de justice annoncé par Jésus. Comme aiment à le répé- ter les militants jocistes : la JOC est un mouvement de jeunes travailleurs, « entre-eux, par eux, pour eux ». Ces petits groupes de base sont reliés entre-eux au niveau régional et national. Un bureau international situé à Bruxelles assure la cohésion de ce mouvement qui s'est développé dans plus de cinquante pays. Dès l'origine le mouvement a été ouvert à tous les jeunes travailleurs qui se sont reconnus dans son projet et sa méthode, sans discrimination de race ou de religion.

Je parlerai aussi pas mal dans ce livre de l'Église Catholique. Là encore ce n'est pas que je prétende qu'elle soit la seule Église engagée dans l'aventure de la libération des opprimés d'Afrique du Sud. Chacun sait que ce n'est pas le cas. Simplement, c'est à partir de ma tâche de prêtre de l'Église catholique que j'ai été intro- duit à la réalité de la vie des habitants de ce pays.

Revenons à notre petite salle adossée au presbytère de la paroisse de Oukasie. Fidèle à la tradition jociste, le petit fascicule que nous avions décidé d'utiliser pour notre première rencontre appelait les participants à partager leurs expériences : cette fois-ci il s'agissait pré- cisément des accidents de travail dont ils avaient été personnellement témoins ou victimes. Tlhokoza diri- geait les débats. J'ai le souvenir d'une vague prête à m'engloutir. Les faits succédaient aux faits. A chaque fois les gens se tournaient vers moi : « Et maintenant, qu'est-ce que vous allez faire ? ». Et à chaque fois je reprenais : « Mais non, c'est vous qui allez faire quelque chose. Nous allons trouver ensemble, nous allons cher-

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uin 1991. Les députés d'Afrique du Sud ont aboli la « loi sur la classification de la population » qui étiquetait dès la naissance les

Sud-Africains en fonction de la couleur de leur peau. Est-ce la fin de l'apartheid ? La population noire n'a toujours pas le droit de vote. Depuis deux ans, en particulier avec la libération de Nelson Mandela et la recon- naissance de l'A.N.C., l'Afrique du Sud a retrouvé le devant de la scène. Mais l'évo- lution en cours ne peut faire oublier ce qu'a vécu et vit encore le peuple. Voici la vie quotidienne de la population noire dans les « homelands » d'Afrique du Sud. Un peuple qui a été privé de tous ses droits : droit de vote, droit de circulation, droit de posséder la terre. Jean-Marie Dumortier se situe à la char- nière historique que connait l'Afrique du Sud, passant de l'Apartheid violent à une libéralisation lourde d'incertitudes. Il nous livre un témoignage unique sur des situations où la violence, paradoxale- ment, laisse place à l'humour. L'auteur : Jean-Marie DUMORTIER, prêtre français ori- ginaire du Nord vit en Afrique du Sud depuis 1979. Après avoir été aumônier de la JOC à Roubaix et aumônier national en France, il poursuit cette responsabilité auprès de la JOC d'Afrique du Sud.

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