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dossier — 67
VisionLes jobs merdiques
Pour cesser de se dérober à la vieÀ propos de ce qu’on peut
faire, quand le travail provoque en nous une rage inouïe qui
devient partie prenante de notre vie, et que la solitude nous
isole, que la résignation nous guette. — Kristin Dombek Traduit par
Joëlle Landry
Bonjour Mademoiselle Dombek,J’ai une question à vous poser qui
englobe assez bien
l’essence même de ma vie adulte. À mes débuts sur le marché du
travail, l’insignifiance des emplois que j’oc-cupais me plongeait
dans un état de confusion qui m’amusait. Accomplir un travail
ennuyant et s’y sentir exploité était une caractéristique de la vie
moderne dont je me plaignais avec un certain plaisir, imitant ainsi
le genre de chose que dirait un vrai adulte. À l’aube de la
quarantaine, cette confusion s’est transformée en une rage inouïe
devenue partie prenante de ma vie.
Mademoiselle Dombek, y a-t-il quelque chose qui cloche à trouver
que le travail ordinaire est la plus grande aliénation imaginable ?
Comment arriver à res-sentir le spectre d’émotions et la
concentration essen-tiels à la création de quelque chose de beau —
d’une vie vraie et signifiante, même — tout en occupant le genre
d’emploi nécessaire à notre survie ? Ne sommes-nous pas tous
exploités à différents degrés dans des postes in-grats et futiles
(à part peut-être ceux d’une minorité au sommet de la pyramide) qui
ne servent qu’à faire fonc-tionner le système ? Comment puis-je
refuser de prendre part à cette farce tout en ayant de quoi manger
?
Sincèrement,Le Cambrioleur de Brooklyn
–
Cambrioleur de Brooklyn,D’abord, mon cher, Marx ne parlait pas
d’aliénation
du travail pour rien. On ne dit pas « gagner son pain à la sueur
de son front » parce que c’est plaisant. On ne dit pas « baisser la
tête » parce que c’est une bonne idée de la relever. Depuis
l’enfance, on vous a inculqué que
le travail était l’une des choses les plus importantes de votre
existence; on vous a appris que votre « carrière » était synonyme
de « ce que vous faites dans la vie ». Pourtant, les emplois qui
s’offrent à vous comme à la plupart des Américains sont banals,
rudes, ou tout ça à la fois. Et puisqu’ils sont de plus en plus
difficiles à trouver, ils sont censés vous remplir de gratitude :
si vous perdez votre job merdique, vous n’avez qu’une chance sur
cinq d’en trouver une nouvelle, et si vous restez sans emploi
pendant six mois ou plus, vos chances sont ré-duites à une sur dix.
Et il n’y a pratiquement pas de filet social pour vous soutenir
pendant que vous cherchez. La volonté de ceux qui sont « au sommet
de la pyramide » de faire des profits sur le dos de ceux qui
occupent les jobs merdiques participe de la même logique que
l’obs-tination à exploiter le gaz de schiste jusqu’à ce que la
Californie brule, et que La Nouvelle-Orléans et New York et Miami
soient submergés. Ce n’est plus un ave-nir inimaginable et ça se
produit en ce moment même : la calotte glaciaire de l’Antarctique
Ouest a commencé à se morceler.
Y a-t-il quelque chose qui cloche avec vous ? Ce qui vous
distingue est peut-être votre volonté de relever la tête pour
constater ce qui se passe. Pourquoi vous obstinez- vous à relever
la tête ? Il y aurait tant de sources de distraction et de
réconfort à votre portée, si vous res-tiez rivé à votre écran
d’ordinateur. Fixez l’écran; Solange Knowles a frappé Jay-Z dans un
ascenseur. Fixez l’écran; James Franco a deux millions d’abonnés,
il a enlevé son chandail et semble sur le point de baisser son
caleçon. Fixez l’écran; Ryan Gosling porte toujours son T-shirt,
mais sur celui-ci il y a une photo de Macaulay Culkin portant un
T-shirt sur lequel il y a une photo de Ryan
dossier
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68 — dossier
Gosling, un requin blanc de trois tonnes a été mangé par un
requin blanc encore plus gros, et Bill Murray a crashé un autre
mariage. N’êtes-vous pas diverti ?
Vous ne semblez pas être diverti, Cambrioleur; votre rage
s’intensifie. Cela n’aide sans doute pas que vous viviez à
Brooklyn, où depuis dix ans les loyers ont aug-menté de 77 % alors
que le revenu médian a baissé, où les riches (le 10 % des mieux
nantis qui détient 80 % de la richesse) et leurs enfants côtoient
des gens parmi les plus pauvres aux États-Unis, où 20 % des
résidents vivent sous le seuil de la pauvreté, où l’écart qui se
creuse est de plus en plus pénible à observer. Je pourrais vous
conseiller de quitter Brooklyn. Mais je ne veux pas que vous
quittiez Brooklyn.
Le monde est sens dessus dessous. Votre vie est au service d’une
économie qui ne sert pas votre vie. Devriez-vous vous tourner vers
le crime, si ce n’est pas déjà fait ? Faire tout en votre possible
pour éviter de participer à cette « farce », au risque d’avoir
faim, d’être emprison-né ou de devenir dépendant de ceux qui
occupent de « vrais » emplois et qui ont appris à ne pas relever la
tête ? Devriez-vous tenter de mieux dissimuler aux oligarques ce
que vous êtes vraiment et consacrer vos soirées et vos weekends à «
ce qui est beau » (dans la mesure où vous arrivez à avoir congé, où
vous n’êtes pas trop fatigué, où vous n’avez pas bu jusqu’à
engourdir vos frustrations) ?
Ou devriez-vous sacrifier des années entières de votre vie et
vous endetter de manière substantielle pour vous éduquer, avec
l’objectif de décrocher un emploi qui vous permettra de créer «
quelque chose de beau », tout en ris-quant de transformer cette
beauté en « plus grande alié-nation imaginable », elle aussi ?
Devriez-vous essayer de travailler plus fort, d’épargner plus,
d’accumuler un peu de capital, même si les dés semblent pipés, de
sorte qu’il vous sera sans doute bien difficile d’arriver à dégager
un profit sans reproduire ce système qui vous enrage tant ?
Je n’ai jamais eu le courage de voler ne serait-ce qu’un raisin
mais, mis à part le crime, j’ai moi-même testé chacune de ces
stratégies. Je travaille depuis que j’ai 12 ans. J’ai eu 45 emplois
différents, je les ai comp-tés pour vous. Non, je n’ai pas 300 ans,
Cambrioleur; la
plupart du temps, j’occupais deux ou trois emplois en même
temps, en véritable patriote, puisqu’aucun d’eux ne suffisait à me
permettre de gagner convenablement ma vie. Je résumerais ainsi ce
que j’ai à vous dire : qui-conque a réussi à transformer sa colère
par rapport au travail en quelque chose de positif et à envisager
tout ça avec une certaine sérénité a appris à négocier avec deux
réalités contradictoires :
1. La plupart des emplois semblent conçus pour nous faire sentir
absolument seuls;
2. La majorité des gens, s’ils sont honnêtes envers eux-mêmes,
se sentent exactement comme vous par rap-port aux emplois qu’ils
occupent.
L’écart qui existe entre ces deux réalités est inté-ressant.
Mais c’est en considérant le lien qui les unit que vous pourrez
trouver, même à l’intérieur de cette « farce », un peu de place
pour « une vie vraie et signi-fiante ». Et l’une des étapes en ce
sens consiste à faire exactement ce que vous avez fait : révéler de
toutes les manières dont vous disposez — à vos amis et collègues,
au moyen de l’écriture ou de toute autre forme d’art ou de l’action
politique — ce en quoi consiste votre job mer-dique, et combien
vous êtes payé pour la faire, et l’im-pact de cette exploitation
sur votre esprit et votre corps, et combien il vous apparait
absurde de vivre au service d’une économie qui vous demande de
vendre votre la-beur pour bien moins que ce qu’il vaut. Je ne dis
pas cela comme si ce n’était rien, comme si c’était facile à faire;
je crois sincèrement qu’il s’agit de l’une des ré-pliques les plus
efficaces en réaction à ce qui se passe présentement. Vous avez
honte de pratiquer un travail où vous vous sentez exploité, et vous
avez honte lorsque vous avez du mal à en trouver un. Mais vous ne
devriez pas. Nous devons dominer cette honte de n’avoir pas su
trouver une carrière signifiante, de constater le fossé abyssal
entre ce que nous sommes censés vouloir et ce qui est possible pour
la majorité d’entre nous. Nous de-vons saisir toutes les occasions
qui se présentent à nous pour dévoiler le véritable visage de nos
jobs merdiques, les conséquences de la mainmise de la richesse par
ceux qui règnent « au sommet de la pyramide », et la nature
malsaine du travail. Pour exprimer encore et encore combien tout
est sens dessus dessous.
Malgré tout, je ressens moi-même de la honte lorsque je pense à
certains emplois que j’ai occupés, et aux rai-sons pour lesquelles
j’ai eu à les occuper. Pour ma fa-mille, la recherche d’emplois
signifiants et lucratifs s’est révélée un échec lamentable; mon
père était ma-lade et invalide, et ma mère partageait son temps
entre les rôles d’infirmière à son chevet et d’enseignante de
piano, un boulot qui lui rapportait environ 11 500 $ par année.
Nous joignions les deux bouts grâce aux pro-grammes Aid to Families
with Dependant Children (afdc, un programme que Clinton et le
Congrès républicain de 1996 ont coupé) et GrandmaCare.
L’accumulation du plus grand nombre de jobs merdiques possible, et
le tra-vail misérable qui venait avec, a donc débuté alors que
Marx ne parlait pas d’aliénation du travail pour rien. On ne dit
pas « gagner son pain à la sueur de son front » parce que c’est
plaisant. On ne dit pas « baisser la tête » parce que c’est une
bonne idée de la relever.
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dossier — 69
j’étais enfant. J’ai lancé des balles de foin sur des ca-mions
dans des champs brulants de l’Indiana, j’ai peint des appartements
et des granges, j’ai gardé des dou-zaines d’enfants. J’ai été la
nounou d’une rouquine de six ans titulaire d’une ceinture brune en
taekwondo et en proie à des sautes d’humeur impossibles, et d’une
paire de gamins déprimés d’une banlieue du Michigan, lanceurs
professionnels de crème glacée. J’ai fait le mé-nage dans les
maisons de douzaines de riches résidents de l’Indiana, du Michigan
et de Chicago, et j’ai fait leur lessive. J’ai vendu des
électroménagers et des vêtements dans les magasins à rayons de
centres commerciaux mi-nables. Pour 6,10 $ l’heure, j’ai plié des
chiffons chez National Dust Control, une buanderie industrielle où
il faisait 105 degrés Farenheit. Mon travail consistait à
placer chaque chiffon à plat sur la table, à le plier, à le
retourner sur le côté de la main droite tout en prenant le prochain
chiffon de la gauche, à le plier, à le retour-ner et à l’empiler
sur le précédent, à refaire ça 20 fois, à déplacer chaque pile sur
le côté, à faire dix piles comme ça, à contourner la table jusqu’à
la machine servant à les attacher, à positionner les piles et à
tirer sur un le-vier afin que la machine puisse les rassembler en
un paquet bien serré, puis à placer les piles dans un autre
charriot. J’ai fait ça des milliers de fois. J’ai décroché le
téléphone pour déranger des gens à l’heure du souper et les
convaincre de s’abonner à un journal auquel ils ne voulaient pas
s’abonner et auquel ils avaient refusé de s’abonner la semaine
d’avant, j’ai déposé le combiné, co-ché une case et repris le
combiné. Au moyen d’une pon-ceuse, j’ai poli les rebords d’un outil
de coupe, j’ai refait l’opération sur près de 800 outils, je suis
rentrée chez moi, je suis revenue et j’ai recommencé. Des milliers
de fois, pour des douzaines d’employeurs, j’ai produit des
documents Excel et des documents Word, j’ai traversé le bureau
jusqu’à l’imprimante pour les récupérer, je suis revenue à mon
bureau, j’ai placé des onglets de la bonne couleur sur chacun des
documents aux endroits où ils devaient être signés, j’ai répondu au
téléphone,
Le monde est sens dessus dessous. Votre vie est au service d’une
économie qui ne sert pas votre vie.
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70 — dossier
j’ai placé les documents dans les chemises appropriées, déposé
les chemises dans le bureau de mon patron, sur sa chaise ou dans
son pigeonnier selon sa préférence ou le degré de priorité des
documents, et j’ai pris d’autres dossiers. De retour à mon
cubicule, j’ai répondu au télé-phone, j’ai pris les documents
signés d’autres chemises, je les ai placés dans les enveloppes
prévues pour le cour-rier interne et je les ai déposés dans ma
boite d’envoi, j’ai répondu au téléphone et j’ai produit d’autres
docu-ments et j’ai tout recommencé, encore. Vous êtes tou-jours là
? Imaginez ce paragraphe s’étendre sur 20 ans. J’ai déplacé des
meubles, j’ai mené un service de démé-nagement dédié aux handicapés
et aux moins nantis, j’ai codé des documents certifiés pour les
services parajuri-diques d’une entreprise. Et sur l’heure du lunch,
quand j’en ai eu assez de coder des documents certifiés, plu-tôt
que d’aller chercher un sous-marin chez Blimpie, j’ai convaincu un
collègue de prendre la route pen-dant 24 heures pour descendre
du Michigan jusqu’à La Nouvelle-Orléans. Jour après jour, je me
réveillais, je me défonçais et je callais malade jusqu’à ce qu’un
matin je me réveille, je me défonce et je démissionne. Et lorsque
la paie de la semaine précédente s’est épuisée, j’ai fait du pouce
vers le nord pour trouver un nouvel emploi et tout recommencer.
Comment les gens arrivent-ils à vivre ? Comme le corps souffre
d’être debout et qu’il souffre de rester as-sis, j’ai suivi des
classes de yoga, et le professeur nous a ordonné de faire un saut
vers l’arrière et de relever nos derrières dans les airs et c’est
ce que j’ai fait. J’ai fait un push-up, j’ai relevé mon derrière et
j’ai médité le fait que tout n’est qu’illusion, j’ai tenté
d’apprendre à me détacher de mon ennui en me penchant vers l’avant,
en faisant un saut vers l’arrière, en relevant mon der-rière
encore. J’ai essayé de chasser de mon esprit l’idée que l’une des
grandes fonctions du yoga ait été d’aider le peuple à accepter le
système de castes mis en place lors de l’invasion aryenne en Inde,
en 1500 av. J.-C. Un système institutionnalisé par les envahisseurs
anglais aux 19e et 20e siècles, un système comme celui qui ré-gnait
en Afrique du Sud pendant l’apartheid, un système au sein duquel la
couleur de la peau allait de pair avec la classe sociale et le type
de travail à effectuer. Arriver
à croire que l’on doive travailler comme domestique et le
demeurer jusqu’à la prochaine réincarnation parce qu’on est né avec
la peau foncée est possiblement plus facile à faire lorsqu’on a
appris à se soumettre à des mouvements répétitifs. Spécialement
lorsque le mouve-ment principal consiste à ce que nous nous
prosternions avec le derrière relevé tout en nous détachant de nos
dé-sirs. J’ai tenté de ne pas penser au fait que de plus en plus
d’Américains trouvent la pratique du yoga grande-ment bénéfique, et
même essentielle, pour arriver à aller de l’avant. Si vous n’êtes
pas du genre à porter des leg-gins et à relever votre derrière pour
apprendre à mieux gérer les tâches répétitives, il existe d’autres
moyens permettant de reproduire ce que ça fait que de deve-nir un
pantin qui répète la même chorégraphie sans ré-fléchir, et qui
arrive même à trouver quelque chose de mystique dans le simple fait
de se prosterner à répéti-tion. Des moyens comme la cigarette, les
jeux vidéos, les shooters de whisky, l’entrainement sur
l’elliptique, les vidéos pornos qu’on trouve sur l’internet, et ce
qu’y font James Franco et le requin géant et le bébé chat et
hotforyrcock97. Mais toutes ces façons de vous étourdir ne pourront
rien à la situation dans laquelle vous vous retrouverez encore
lundi matin.
Depuis que j’ai reçu votre question, Cambrioleur, je me suis
tapé des articles économiques et des documen-taires sur l’économie
du travail jusqu’à ce que j’aie en-vie de pleurer. Tout ça est
complexe et controversé et comme je rédige un courrier aux lecteurs
et non une chronique politicoéconomique, je ne devrais pas ten-ter
de synthétiser ce que je comprends des différentes prises de
position. Mais bon. Certains croient que la meilleure façon de
redistribuer la richesse et de rendre le travail plus équitable
serait d’imposer davantage les revenus les plus élevés, alors que
d’autres sont d’avis que c’est la fortune qu’il faut choisir
d’imposer plus. Et puis d’autres encore croient que nous devrions
rétablir la pratique de l’année jubilaire en annulant tout
simple-ment la dette. Il y a ceux qui croient que le capitalisme
doit mourir afin qu’une véritable équité économique puisse voir le
jour, et il y a ceux qui croient que notre oli-garchie gagnerait à
s’inspirer davantage du capitalisme, car ce n’est que l’appât du
gain qui permettra une véri-table amélioration des choses. La
formule que je préfère stipule qu’avec une réorganisation de la
perception et de la redistribution des impôts, il pourrait être
possible que chaque citoyen soit rétribué suffisamment pour
subve-nir à ses besoins de base, sans que cette rétribution ne soit
liée à un emploi. Si cela était mis à exécution, vous pourriez
choisir de ne pas prendre part à cette « farce », et vous pourriez
tout de même manger. Imaginez un monde dans lequel les décisions
entourant le travail ne seraient pas prises dans un contexte marqué
par la rage ou par la peur paralysante de ne pas arriver à vous
nour-rir. Perdre de vue la manière dont les choses devraient être,
c’est accorder plus d’importance à l’économie qu’à soi-même.
Nous devons dominer cette honte de n’avoir pas su trouver une
carrière signifiante, de constater le fossé abyssal entre ce que
nous sommes censés vouloir et ce qui est possible pour la majorité
d’entre nous.
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dossier — 71
Ces dernières années, j’ai pu gouter au réel plaisir que procure
un travail satisfaisant en donnant un cours d’écriture, un emploi
qui est habituellement incertain et mal rémunéré dans les
universités, mais que j’occupe au sein d’une institution qui en
reconnait la valeur. Et au cours du dernier mois, j’ai pu jouir
d’un privilège encore plus rare : je fais ce que je veux vraiment
faire, écrire, et je suis payée à temps plein pour ça, alors que
depuis 15 ans je devais le faire en marge d’autres emplois, en
étant peu ou pas payée. Bien sûr, ces emplois aussi sont exigeants
et parfois répétitifs — toujours plus de brouillons à com-menter,
encore un autre paragraphe à extirper de mon cerveau confus —, mais
je peux par contre affirmer que de pouvoir choisir un travail que
nous voulons faire et qui nous ressemble sans nous sentir exploité
vaut tout l’or du monde. Et nous place dans une situation
com-plètement différente. Il n’y a rien qui cloche avec vous,
Cambrioleur. Quelque chose clochait avec moi pendant toutes ces
années, alors que je contenais ma rage et que je n’arrivais pas à
imaginer une autre sorte de vie. J’étais trop épuisée par le
travail. Et c’est probablement l’une des pires conséquences des
jobs merdiques : la fatigue si grande qu’il ne reste plus de place
pour la colère. Si grande qu’il semble impossible d’imaginer un
monde où l’on pourrait faire ce que l’on a vraiment envie de faire
tout en arrivant à manger.
Je crois tout de même qu’il y a de l’espoir, et qu’il s’exprime
à travers un réflexe que l’on a déjà, à l’em-ploi de ces jobs
merdiques. Lorsque je travaillais en désamiantage, j’ai dû, pendant
environ un mois, mesu-rer l’amiante contenu dans l’air d’un
gratte-ciel en dé-molition, où une équipe de Polonais arrachait les
tuiles d’un vieux plancher. Tous les matins, je trainais mes pompes
à air dans le métro, je vérifiais la chambre de décontamination de
plastique, j’actionnais les pompes, et je m’assoyais pour regarder
les travailleurs se mettre à l’ouvrage. Un à un, ils passaient en
caleçons à travers
la chambre de décontamination, ils enfilaient leur uni-forme de
papier blanc et ils s’emparaient de leurs outils. Ils arrachaient
le plancher à l’aide de leurs pioches. Il faisait à peu près 110
degrés. Après environ une heure, ils commençaient à se reposer à
tour de rôle. Ils sor-taient des bouteilles de vodka de leurs sacs
à dos, et les faisaient circuler entre eux. Il devait être environ
9h du matin. Toute la journée, chacun leur tour, ils arrachaient le
plancher, puis se reposaient, jasaient, s’assoyaient avec moi.
Lorsqu’ils ne me tenaient pas compagnie, je
lisais. Sinon, je leur posais des questions sur la Pologne, le
pays duquel mon grand-père était originaire, et je leur parlais de
ce que j’étais en train de lire. Ils me parlaient de leurs enfants,
de leurs impressions de la ville, des dis-tinctions entre le
gouvernement américain et celui qu’ils avaient laissé derrière, des
livres qu’ils lisaient et, c’était inévitable, de l’alcoolisme et
de la Pologne. À midi ils étaient tous souls, et à chaque nouvelle
tournée de la bouteille, ils devenaient plus méditatifs et leurs
his-toires, plus profondes. Ce n’est pas que je veuille dresser un
portrait romantique du travail de démolition, de mes ancêtres ou de
l’alcoolisme, mais jamais je n’oublierai leur volonté de rester
vivants et intéressés et unis et ou-verts et bons les uns avec les
autres et bons envers moi, à travers tout ça.
Cambrioleur, si le travail ordinaire vous apparait comme « la
plus grande aliénation imaginable », c’est probablement parce que
vous n’êtes foncièrement pas fait pour ce genre de travail.
Peut-être qu’il existe en vous une sensibilité qui aimerait
s’exprimer devant la beauté quotidienne. Vous arrivez à vivre
chaque mo-ment pleinement, avec une intensité que tout le monde
croit avoir perdue, et l’idée de retenir cet élan pour pas-ser à
travers une seule journée d’un emploi que vous trouvez vide de sens
vous écœure. La colère qui vous habite est la véritable réplique.
Si vous ne pouvez tolé-rer l’idée de vous appauvrir en enrichissant
ceux qui vous disent quoi faire, nourrissez votre colère jusqu’à ce
qu’elle explose. Gardez en tête que vous l’avez choisie, cette
colère. Que vous choisissez de demeurer conscient, d’observer ce
qui vous entoure, de réaliser que le monde est sens dessus dessous,
de vous rappeler tout ce qui est sacrifié dans une journée
consacrée à gagner sa vie dans une job merdique, alors que vivre
devrait être un droit acquis. Et faites-nous gouter un peu à votre
colère, nous qui sommes tellement nombreux à avoir baissé les bras.
Mais, Cambrioleur, je crois que ceci est d’une impor-tance capitale
: ne laissez pas la colère vous faire croire que vous êtes seul au
combat. Ne fermez pas les yeux sur la beauté de la solidarité, sur
le plaisir altruiste de se mettre au travail à tour de rôle quand
la tâche est ardue, sur la volonté grande de rendre signifiantes
les tâches les plus minables, ce que les Polonais m’ont appris. Si
nous souhaitons véritablement que les choses changent, la colère ne
doit pas empêcher la solidarité de se dé-ployer au-delà de nos
milieux de travail respectifs.
C’est probablement l’une des pires conséquences des jobs
merdiques : la fatigue si grande qu’il ne reste plus de place pour
la colère.
Si vous ne pouvez tolérer l’idée de vous appauvrir en
enrichissant ceux qui vous disent quoi faire, nourrissez votre
colère jusqu’à ce qu’elle explose.
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72 — dossier
Mais où devrait donc être canalisée votre rage ? À quoi
devrait-elle servir ? Il s’agit d’une question diffi-cile. Trop
souvent, les gens s’enragent contre les plus fortunés, comme s’ils
étaient des monstres. Envisager le « 1 % » comme s’il s’agissait
d’une conspiration vaste et abstraite, c’est frayer de trop près
avec l’impuissance généralisée qui caractérise ce système. Oui,
l’avarice et le désir d’exploiter les autres dont font preuve
certaines personnes sont l’incarnation même du mal. Oui, cer-tains
patrons sont des êtres manipulateurs et sadiques. Par contre, je me
doute que la situation est bien diffé-rente pour la plupart des
gens qui constituent le 10 % supérieur, et même le 1 %. C’est le
système qui est construit pour que certains en tirent profit d’une
ma-nière abusive, et ceux qui sont « au sommet de la py-ramide »
ont choisi de se battre pour faire partie de
ce système, pour arriver à obtenir une partie du pou-voir, ce
qui devrait être notre droit à tous. Croyez-vous que s’ils
n’étaient pas terrorisés à l’idée de dégringoler à notre place,
autant de gens choisiraient de travailler dans la finance, une
industrie qui repose sur l’exploi-tation des dettes ? Les emplois
issus du domaine de la finance sont une valeur sure lorsqu’il
s’agit de combler ses besoins primaires, d’envoyer ses enfants à
l’univer-sité (s’ils veulent bien y aller), de vivre où on en a
envie, de voyager à travers le monde, d’obtenir de bons soins
médicaux, tout ça sans s’endetter. Et ce n’est pas mal de vouloir
tout ça; seulement, tout le monde devrait y avoir accès. Parfois,
je me demande combien de grands climatologues, d’astrophysiciens,
de médecins, de bio-logistes moléculaires, de professeurs, de
compositeurs, d’hommes au foyer, d’architectes ou d’urbanistes
po-tentiels l’industrie de la finance nous a arrachés. Nous ne le
saurons jamais, tant et aussi longtemps que la fi-nance demeurera
le domaine le plus lucratif pour ceux qui ont la bosse des maths.
Combien d’avocats qui au-raient pu changer le monde s’ils s’étaient
attardés à la justice sociale avons-nous perdu aux mains du droit
des compagnies ? Nous ne le saurons jamais. Si c’est l’éco-nomie
qui est débile et non ceux qui la mènent, si les riches et les
patrons et les gestionnaires sont des hu-mains qui se soucient
forcément de leurs semblables, et s’ils décident qu’ils préfèrent
s’en soucier plutôt que de
les exploiter, alors le véritable changement a une chance de
survenir. Vous feriez mieux de ne pas perdre votre temps à faire du
1 % votre bouc émissaire. Vous devriez plutôt déployer votre
énergie à décrire tout ça de la fa-çon la plus belle et la plus
convaincante possible, que ce soit à travers l’art, l’action
politique, l’écriture ou la parole, quel que soit votre don.
Déployer votre énergie à décrire ce qu’est vraiment une job
merdique, ce que c’est que d’être endetté, de se prostituer au
profit d’une éco-nomie absurde. Et peut-être cela nous
permettra-t-il de faire preuve de solidarité, au-delà de nos
milieux de tra-vail respectifs.
Votre pseudonyme était habile, « Cambrioleur », mais votre
syntaxe vous a trahi. Et puis personne d’autre que vous n’oserait
m’appeler « Mademoiselle ». Si vous êtes celui que je sais que vous
êtes, vous n’êtes pas fait pour ça, vous perdre dans un emploi
aliénant et répé-titif. Si vous êtes fait pour la répétition, c’est
pour celle de la musique qui vous habite. Pour les vibrations du
cœur et du son, pour tout ce qui vibre entre les êtres hu-mains,
dans les mots et au-delà. Rentrez à la maison, j’ai quelques jolies
idées en tête pour vous faire passer cette rage. Puis, avec toutes
mes prétentions de massothéra-peute amatrice, je vais m’appliquer à
délier le nœud de tension situé sous votre omoplate gauche. Nous
ferons tout ce que vous voudrez, nous irons là où vous le vou-drez.
Nous nous allongerons dans le silence le plus com-plet jusqu’à
votre prochain quart de travail, si c’est ce dont vous avez besoin.
Je ne serai pas de ceux qui, jour après jour, vous disent ce que
vous devez faire. Ce soir, j’aimerais que vous incarniez toute ma
rage, et j’aime-rais pouvoir être votre refuge. Que nous puissions
jouer ces rôles ensemble, avec nos amis, pour le bien de tous. Que
nous puissions, ensemble, apprendre à être autre chose que ce que
nous sommes individuellement. Que nous puissions être assez
responsables pour ne pas ab-sorber les conséquences du travail dans
la solitude, pour ne pas nous avouer vaincus quand la rage monte,
pour ne pas être nihilistes lorsque nous nous résignons. Que nous
incarnions la rage les uns pour les autres, que nous puissions être
des refuges les uns pour les autres. Je n’ai pas encore trouvé la
meilleure façon de dérober les banques pour permettre aux plus de
gens possible de vivre le mieux possible, mais je travaille
là-dessus et je sais que je ne suis pas la seule. J’ai l’impression
que ça commence un peu comme ça : en cessant de nous déro-ber à la
vie, à leur profit.
Bien à vous,Le Professeur ●
Être assez responsables pour ne pas absorber les conséquences du
travail dans la solitude, pour ne pas nous avouer vaincus quand la
rage monte, pour ne pas être nihilistes lorsque nous nous
résignons.
Kristin Dombek est une auteure américaine vivant à New York.
Elle enseigne aussi la création littéraire à l’Université de
Princeton. Son essai Comment arrêter est paru dans Nouveau Projet
04.
Ce texte est initialement paru en anglais dans le numéro 20
(automne 2014) du trimestriel américain n+1.
Photo : Sjoerd Lammers